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Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 1 1/8 Economie informelle, évasion fiscale et corruption rongent l'Algérie PAR PIERRE PUCHOT ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 23 AVRIL 2014 Le port d'Alger, au petit matin, avril 2014. © Pierre Puchot Les rares analystes algériens indépendants avaient prévenu : le quatrième mandat de Bouteflika sera celui de la prise du pouvoir de l’économie mafieuse et informelle. Du trafic de devises au commerce international, comment cela marche ? De notre envoyé spécial à Alger. Il ne souhaite pas communiquer son véritable prénom, nous l’appellerons donc Djamel. Pour le reste, sa boutique est ouverte à tout le monde, en plein centre- ville, à deux minutes de la rue Didouche Mourad dans le marché couvert Clauzel, l’un des plus fréquentés d'Alger. Officiellement, il vend des vêtements. Mais ce n’est pas cela qui le fait vivre. « Les trois quarts de mes revenus viennent du change », affirme Djamel, qui refuse de révéler le montant de sa commission quotidienne. Chaque jour, des dizaines de clients défilent dans son échoppe, munis de devises étrangères et souhaitant se procurer des dinars algériens, officiellement inconvertibles. Il les reçoit, et dispose de suffisamment de petites coupures pour changer plusieurs milliers d’euros d’un seul coup. Quatre « amis » l’entourent, autant pour assurer sa sécurité que pour transférer régulièrement les fonds récupérés vers un intermédiaire moins visible, situé à proximité. Pourquoi aller changer au marché Clauzel plutôt qu’à l’aéroport, dans un bureau de change, ou tout simplement en utilisant sa carte de crédit ? Mi-avril, le taux en banque affiché à l’aéroport ou appliqué lors des retraits était de 110 dinars pour 1 euro. Il est de 154 dinars pour 1 euro à Clauzel, comme au square Port-Saïd, à deux pas du théâtre national, où les « changeurs » sont postés à même la rue. « Et c’est là le vrai taux, au prix du marché, affirme Abderrahmane Hadj Nacer, ancien gouverneur de la banque d'Algérie de 1989-1992. Le reste, les banques, on oublie. » Marché Clauzel, Alger, avril 2014. © Pierre Puchot Comment ce système fonctionne-t-il, et pourquoi l’État algérien le tolère-t-il ? Le mécanisme qui permet de fixer le cour du dinar est simple. Dans les années 1980, les Algériens détenaient 30 milliards d’euros à l’étranger. Les estimations transmises par les économistes se situent aujourd'hui autour des 100 milliards (devises, appartements, etc.). Un flux rentre, celui des émigrés. Un autre sort, celui des petits commerçants que le système bancaire algérien fait fuir par sa complexité, et celui des capitaux. C’est ce jeu d’entrée et de sortie qui crée l’équilibre et fixe le taux de change du dinar algérien. « Le système bancaire public algérien ne cherche pas à gagner de l’argent, explique Abderrahmane Hadj Nacer. Vous avez en face un secteur privé, constitué principalement de banques françaises qui ont été favorisées en conseil des ministres. On a cassé même des banques publiques pour donner un coup de pouce à la Société générale. Et l'on a interdit au secteur privé algérien de devenir banquier. » [[lire_aussi]] En 1992, un des derniers textes que Abderrahmane Hadj Nacer rédige en tant que gouverneur de la banque centrale algérienne porte sur le change, afin de le libéraliser et permettre l’installation de bureaux de change. La banque centrale a alors programmé la convertibilité du dinar pour fin 1992. Le texte n’est pas publié au journal officiel. Mais le gouverneur de

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Economie informelle, évasion fiscale etcorruption rongent l'AlgériePAR PIERRE PUCHOTARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 23 AVRIL 2014

Le port d'Alger, au petit matin, avril 2014. © Pierre Puchot

Les rares analystes algériens indépendants avaientprévenu : le quatrième mandat de Bouteflika seracelui de la prise du pouvoir de l’économie mafieuseet informelle. Du trafic de devises au commerceinternational, comment cela marche ? De notre envoyéspécial à Alger.

Il ne souhaite pas communiquer son véritable prénom,nous l’appellerons donc Djamel. Pour le reste, saboutique est ouverte à tout le monde, en plein centre-ville, à deux minutes de la rue Didouche Mourad dansle marché couvert Clauzel, l’un des plus fréquentésd'Alger.

Officiellement, il vend des vêtements. Mais cen’est pas cela qui le fait vivre. « Les trois quartsde mes revenus viennent du change », affirmeDjamel, qui refuse de révéler le montant de sacommission quotidienne. Chaque jour, des dizainesde clients défilent dans son échoppe, munis dedevises étrangères et souhaitant se procurer des dinarsalgériens, officiellement inconvertibles. Il les reçoit,et dispose de suffisamment de petites coupures pourchanger plusieurs milliers d’euros d’un seul coup.Quatre « amis » l’entourent, autant pour assurer sasécurité que pour transférer régulièrement les fondsrécupérés vers un intermédiaire moins visible, situé àproximité.

Pourquoi aller changer au marché Clauzel plutôt qu’àl’aéroport, dans un bureau de change, ou toutsimplement en utilisant sa carte de crédit ? Mi-avril,

le taux en banque affiché à l’aéroport ou appliqué lorsdes retraits était de 110 dinars pour 1 euro. Il est de154 dinars pour 1 euro à Clauzel, comme au squarePort-Saïd, à deux pas du théâtre national, où les «changeurs » sont postés à même la rue. « Et c’est là levrai taux, au prix du marché, affirme AbderrahmaneHadj Nacer, ancien gouverneur de la banque d'Algériede 1989-1992. Le reste, les banques, on oublie. »

Marché Clauzel, Alger, avril 2014. © Pierre Puchot

Comment ce système fonctionne-t-il, etpourquoi l’État algérien le tolère-t-il ? Le mécanismequi permet de fixer le cour du dinar est simple. Dansles années 1980, les Algériens détenaient 30 milliardsd’euros à l’étranger. Les estimations transmises parles économistes se situent aujourd'hui autour des 100milliards (devises, appartements, etc.). Un flux rentre,celui des émigrés. Un autre sort, celui des petitscommerçants que le système bancaire algérien faitfuir par sa complexité, et celui des capitaux. C’est cejeu d’entrée et de sortie qui crée l’équilibre et fixele taux de change du dinar algérien. « Le systèmebancaire public algérien ne cherche pas à gagner del’argent, explique Abderrahmane Hadj Nacer. Vousavez en face un secteur privé, constitué principalementde banques françaises qui ont été favorisées en conseildes ministres. On a cassé même des banques publiquespour donner un coup de pouce à la Société générale.Et l'on a interdit au secteur privé algérien de devenirbanquier. »

[[lire_aussi]]

En 1992, un des derniers textes que AbderrahmaneHadj Nacer rédige en tant que gouverneur de la banquecentrale algérienne porte sur le change, afin de lelibéraliser et permettre l’installation de bureaux dechange. La banque centrale a alors programmé laconvertibilité du dinar pour fin 1992. Le texte n’estpas publié au journal officiel. Mais le gouverneur de

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l’époque contourne l’obstacle en s'appuyant sur unarticle qui stipule que la publication d’un règlementdans deux quotidiens nationaux suffit à le mettre enapplication. Malgré cette astuce, le texte n’est pasmis en œuvre, et en juillet 1992, Abderrahmane HadjNacer quitte ses fonctions. « Il pourrait y avoir desbureaux de change, ce serait légal, mais personnen’en installe, affirme l’ancien gouverneur. Pourquoi ?Si vous ouvrez un bureau de change, vous n’aurezpas droit à la commission qui vous permet de vivreconvenablement, car l’État ne vous l’octroie pas.Et pour quelle raison ? Pour rendre l’économieinformelle. »

L’autre réglementation contenue dans le texted'Abderrahmane Hadj Nacer qui n’a pas été miseen œuvre, est la légalisation de la possession dedevises étrangères. Aujourd’hui encore, il est possibled’ouvrir en Algérie un compte en devise dans unebanque publique, plus rapidement qu’en s’adressantaux banques privées qui disposent d’une législationmoins favorable en la matière. Mais le fait, pour unAlgérien, de détenir un compte à l’étranger demeureillégal, de même que de détenir des devises étrangèresen Algérie, sauf placées dans un compte public et dansdes conditions strictement encadrées par la loi.

Dans le même temps, du marché Clauzel au squarePort-Saïd, tous les jeunes Algériens qui ont chaquejour dans leurs poches plusieurs milliers d’euros dedevises exercent leur activité sous la protection depoliciers, qui patrouillent à quelques mètres d’eux.Une manière de pousser les Algériens à fuir lesbanques pour s’adresser à ces jeunes. Un effetd’entonnoir qui pousse une société tout entière dansl’illégalité et la précarité de l'informel. D’autant quele système de change à Port-Saïd ou Clauzel est sûret fiable, quand la plupart des receleurs reçoivent tousles deux jours la cotation exacte sur leur téléphoneportable.

Le phénomène du trafic des devises n’est certes pasnouveau en Algérie, où il fonctionne d'ailleurs dans lesdeux sens. Mais en 2014, c’est l’ampleur de ce secteurinformel qui affole les économistes algériens.

« L’informel, c’est 40 à 60 % de l’économiede ce pays »

Le 2 avril 2010, une enquête publiée par le quotidienalgérien francophone El Watan racontait comment lechange se faisait en direct entre le square Port-Saïdet… Dubaï, pour permettre aux Algériens de convertiren toute illégalité leurs dinars en devises, puistransférer, toujours de manière illégale, ces devises àl’étranger : « Mon agent au square (Port-Saïd) reçoit leclient, explique Hichem, un trafiquant de devises citédans l’enquête d’El Watan. En temps réel, après unappel téléphonique, je donne l’équivalent en dirhamsà son représentant à Dubaï. »

Un système plus que jamais d’actualité, et qui donnele vertige si l’on songe à ce qu’il représente entermes d’évasion fiscale et de manque à gagnerpour l'État algérien. « C’est épuisant, on publie,on publie, mais rien ne change, soupire aujourd’huile journaliste Zouhair aït El Mouhoub, auteur del’enquête. Le phénomène a aujourd’hui pris uneampleur considérable, c’est sans doute le premierenjeu pour le pays. »

Le port d'Alger, au petit matin, avril 2014. © Pierre Puchot

Le change n'est que la face émergée de l'ensembledes secteurs d'activités informels. Fin 2013, l’ONSpubliait une étude montrant que 43 % des salariésalgériens n’étaient pas affiliés à la sécurité sociale.« L’informel, c’est 40 à 60 % de l’économie de ce pays,estime Abderrahmane Hadj Nacer. Mais pourquoiun État fabrique-t-il et/ou laisse-t-il s’installerautant d’informel ? Pourquoi surtout pousse-t-il les Algériens, par une législation complexe,à se diriger vers l’informel ?» Pour l’anciengouverneur, l’explication n’est ni bureaucratiqueni technique : « Deux logiques économiquess’opposent dans le monde, explique-t-il. Le dollar

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internationaliste avec la finance et les oligarques ;et celle de l'euro ou du yuan, la territorialisationdes intérêts et la primauté de la régulation.Les barons de l'informel et les chefs de clans,les nouveaux riches en Algérie n’ayant pas delégitimité populaire, institutionnelle ou même liéeà l’origine des ressources, s’achètent une autrelégitimité internationale avec le rêve d'être admis dansl'oligarchie mondiale, avec en outre la précarisationd’une grande partie de la population poussée à lamobilité géographique et sociale. En Algérie, il y aencore une autre logique qui se superpose et renforcecelle de ces barons : depuis vingt-cinq ans, le pouvoirn’est plus un pouvoir formel, il prend de plus en plusde liberté avec le droit, et il a donc besoin de fabriquerune classe sociale qui le soutienne en permanence. »

Ce soutien, l’État va notamment le chercher chezles jeunes, quand les trois quarts des 38,7 millions

d'Algériens avaient moins de 40 ans au 1er janvier2014.

Centre-ville d'Alger, avril 2014. © Pierre Puchot

« C’était mon rêve, mais l’administration et lesdouanes en ont fait un cauchemar » : MohammedSabah Lamri est né à Marseille, il y a 35 ans, d’unemère oranaise et d’un père chaoui issu des hautsplateaux des Aurès. Il a grandi en France, avantde s’installer en Algérie, par « défi » autant quepour étancher sa soif de découverte. À partir de2001, il passe de plus en plus de temps en Algérie,et s’installe définitivement à Oran quand sa mèreentame un projet pour devenir armatrice. C’est ledébut d’un parcours chaotique, face au « mur del’administration algérienne » pour tenter d'achever lechantier d'un bateau aujourd’hui à l’abandon dans unport en Espagne.

Après des années de procédures, Mohammed changed’orientation en 2007 et décide de monter sasociété dans un tout autre secteur. « Enfant de latechno », il choisit d’apprendre un nouveau métier, «ingénieur son système », spécialisé dans le réglage de« façades », dans les concerts, les boîtes de nuit, lesmosquées, les aéroports… Son système, il l’élaboreet souhaite le mettre en place par le biais de l’Ansej,l’organisme public algérien qui aide les moins de 35ans à créer leur entreprise. En 2009, Mohammed luisoumet son projet. C'est le début de quatre années decauchemar administratif.

« La règle est simple : à pouvoir informel,économie informelle, base populaireinformelle »

Pour obtenir un financement de l’Ansej, le candidatdoit présenter son projet devant un agent qui autoriserala poursuite des démarches. Il faut ensuite fournir unprojet complet, avec notamment les factures pro formarelatives à l’achat du matériel nécessaire. « De 2009à 2011, c’était la période où il suffisait de détenir unpermis pour pouvoir obtenir le financement d’achat decamions, se rappelle Mohammed. Et entre les salonsde coiffures, les bureaux d’architectes, les entreprisesde transports, à Oran, il y avait tellement de mondeque la police était obligée d’assurer la sécurité àl'intérieur et autour de l’agence Ansej. J’arrivais à

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7 heures du matin pour avoir l’espoir de passer à4 heures de l’après-midi. Les employés de l’agenceétaient tellement stressés… »

Mohammed Lamri © PP

Une fois le dossier prêt, le « candidat Ansej »passe devant une nouvelle commission composée dela direction de l’antenne locale de l’organisme etde plusieurs directeurs des banques susceptibles definancer le projet. « Cela s’est très bien passé, ledirecteur a été très réceptif, raconte Mohammed. Ausein de cet organisme, dans les moments compliquésde la procédure, il y a vraiment des gens qui m’ontdonné des coups de pouce, comme celui d’acceptermon dossier alors que je dépendais encore du consulatde Marseille, car l’obtention de ma carte d’identitéalgérienne m’a pris un an et demi. » Outre la résidenceen Algérie et des documents d'identité émanant desautorités compétentes basées sur le territoire algérien,doivent également figurer dans le dossier le registrede commerce (qui prouve que l’entreprise a bien étéenregistrée auprès de l’État algérien) et une longuesérie de documents, comme la carte fiscale obtenueauprès du service des impôts.

En avril 2013, la commission de l’Ansej rendfinalement sa décision et Mohammed obtient unprêt de 72 000 euros (financé à moitié par l’État,moitié via la banque BNA), soit 100 % des fondspropres et du budget de démarrage de son entreprise,

avec une contrepartie minimale : au-delà de 50 000euros, tout candidat doit financer lui-même 2 % duprojet. Le remboursement est différé sur huit ans,et l’entrepreneur est exonéré de toutes cotisations etimpôts (sur le revenu, sur les sociétés, à la sécuritésociale…) hormis la TVA pendant les trois premièresannées. Et les fonds apportés peuvent aller jusqu’à10 millions de dinars, soit environ 90 000 euros. «C’est extraordinaire, souffle Mohammed : où ailleursdans le monde trouve-t-on un État qui accorde desprêts à taux zéro pour monter votre entreprise, sansgarantie de votre part ou presque ? Sur le papier,c’est merveilleux, d’autant que si vous justifiez devotre activité, mais que ça ne marche pas, la banquerécupère votre matériel, et vous recommencez à zéro,sans dette. Mais dans les faits, c’est un gouffre pourl’État algérien. D’après ce que m’a dit ma banque,70 % à 80 % des projets ne sont pas remboursés. »

Trafic de camions, de Clio et Seat blanches très envogue... L’argent de l’Ansej nourrit tous les trafics, ycompris celui des passeurs qui revendent le matérielacquis via l'Ansej pour acheter des barques et lesrevendre ensuite aux candidats à l'exil. Et que risquent-ils ? Avant l’élection présidentielle, les candidatsAbdelaziz Bouteflika et Ali Benflis s’étaient tousles deux engagés à ce que les prêts de l’Ansejdéjà octroyés ne fassent plus l’objet de demandesde remboursement ! Résultat: l’Ansej coûte, chaqueannée, 20 à 30 milliards d’euros à l'État algérien, selonune enquête du journal El Watan parue en 2011, etles estimations d’économistes algériens consultés parMediapart. « L’État s’en fiche, affirme Mohammed.Une personne me disait : “Je prends deux camionsgrâce aux fonds de l’Ansej, je les revends, et avecça je pars à l’étranger.” Et c’est ce qu’il a fait !Et il y a encore pire que ça : certains achètent desmachines industrielles, vont voir des revendeurs deproduits d'occasion, et leur disent : “La facture està 30 000 euros ? Mets-la à 100 000, et on partage.”» « C’est toujours pareil,juge Abderrahmane HadjNacer, ancien gouverneur de la banque d'Algérie,de retour dans son pays où il peine aujourd'hui àrelancer ses activités après avoir monté son entreprisede consulting en France. Avec l’Ansej, on a d’abord

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fait des taux bas, puis nuls, puis on annonce qu’il n'y aplus besoin de rembourser. De même, cela fait 50 ansque les agriculteurs ne remboursent pas leurs prêts, etdieu sait pourtant que l’on produit de moins en moins.Au final, on a une large partie de la population quise retrouve corrompue, clientélisée, et qui ne sait pasbosser. Qu’ont-ils fait de ce pays… »

Travaux devant la Grande Poste, Alger, avril 2014 © Pierre Puchot

Comment en est-on arrivé à un tel gaspillage,sans qu'aucune autorité de l'État en capacité dedécision ne s'en alarme ? « Lorsque j’ai étégouverneur, je suis venu avec une loi qui donnaitl’indépendance à la Banque centrale, avec despouvoir supérieurs à ceux de la Bundesbank, poursuitAbderrahmane Hadj Nacer. Tout le monde, du chef del’État Chadli (Bendjedid, président de l'État algériende 1979 à 1991), à mon chef de gouvernement(Mouloud Hamrouche, 1989-1991), ont respecté cetteindépendance, mais aussi les militaires. Commentpeut-on passer d’un si grand formalisme, à cecaractère informel de l’économie ? En 1991-1992,après avoir viré le FIS (Front islamique du salut), ona ramené les délégués exécutifs communaux, dont lenoyau dur était composé de petits voyous, pour lesmettre à la tête des mairies. Ces gens ont fait fi detous les textes. Alors qu’il était interdit de distribuerdes terrains, ils l'ont fait pour leur entourage. On atesté la nouvelle mécanique administrative par le plusbas, au niveau de la commune, du service des impôtsd’une wilaya loin d’Alger, le contrôle de qualité, etc.On a commencé à créer une machine où l’on pouvaitdoubler l’État, ce qui permettait de gagner beaucoupd’argent. C’est avec cette sous-bureaucratie que l’ona commencé à construire une légitimité, celle del'argent, parce que celle des urnes ne permettait pasde proroger le système. C’est cela qui explique le

démarrage de cette machine du tout informel. La règleest simple : à pouvoir informel, économie informelle,base populaire informelle. »

Paradoxe et nerf du système économique algérien :pour s’assurer une clientèle, le système informel peutégalement s’appuyer sur une législation algérienned’un rare formalisme.

Un espace économique qui s’étend de laLibye à l’Afrique équatoriale

Depuis l’ouverture de son registre de commerce en2011, Mohammed peine à acquérir des contrats, mêmes’il a déjà emporté celui de la rénovation de la boîtede nuit de l’hôtel Sheraton à Oran en 2013. S’ilparvient à équilibrer ses activités, il ne peut payerla TVA, et accumule 287 000 dinars d’impayés,sans que l’État algérien n'y trouve à redire. « J’irailes payer dès mon prochain contrat, parce que lesimpôts m’ont expliqué qu’il faudrait régulariser souspeu, explique le jeune entrepreneur. L’Algérie est unparadoxe complet : un grand formalisme, et en mêmetemps une grande flexibilité quand l’administrationle décide. En même temps, nous n’avons pas ici destatut d’intermittent du spectacle, et il y a très peu deformation, c’est compliqué d’exister pour des petitesentreprises qui travaillent dans le spectacle. Mêmeavec des références : j’ai quand même notammentrénové avant de m’installer ici une partie du systèmeson de l’Amnésia à Ibiza, ce n’était pas une petiteaffaire. »

L’enfer, pour Mohammed, vient de sa décisiond’acquérir son matériel à l’étranger, et donc del’importer. Parce qu’il est un projet Ansej, le jeunehomme paie certes 5 % de taxe douanière au lieude 30 %, et se voit exonéré de TVA. Mais lalongueur des démarches, de l’ouverture des lettresde crédit (quatre mois de démarches pour ouvrir lapremière, alors que Mohammed a pourtant à son actifune formation en commerce international effectuée àMarseille), des différents bureaux d’impôts, est telle – « vous connaissez les 12 travaux d’Astérix et Obélix ?C’est exactement ça » – qu’entre les formulaires etles tentatives d’extorsion de fonds de la part desservices de douane, Mohammed a perdu trois ans. Et

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il attend toujours plus de 10 000 euros de matérielqu’il a commandé en ouvrant ses lettres de crédit, le 5décembre 2013.

« Importer en Algérie, c’est l’enfer, si vous ne voulezpas payer le bakchich, explique-t-il. Enfin, pour lespetits, pour ceux qui ne sont pas importateurs etqui achètent pour exploiter eux-mêmes leurs produits.Quand j’ai eu ce problème à la douane, j’ai attendu.Le douanier cherchait en fait à gratter tout cequ’il pouvait. Mais c’était ridicule. Pensez donc,sur 400 000 dinars (3500 euros) de matériel !Cela vous donne quand même une idée de leuracharnement. Sans cesse, on vous propose, dans toutesles administrations, de verser le petit bakchich pouraccélérer la procédure. Tout vous pousse à aller dansl’informel. »

Centre-ville d'Alger, avril 2014. © Pierre Puchot

Pour importer « si vous avez accès à la prébende,pas besoin des banques, explique Abderrahmane HadjNacer. Sinon, si vous voulez acheter par exempledes voitures contre une base 100, on vous oblige àdéposer en banque 110 en dinars, pour se couvrirde la fluctuation de la monnaie. La banque, qui abeaucoup d’argent, ne va pas vous aider à importer,c’est le contraire, c’est vous qui déposez de l’argent.Non seulement la banque ne vous prête pas, mais ellevous prélève le même type de commission qui si ellevous prêtait de l’argent. Puis, comme il s’agit d’uncrédit documentaire, d’autres commissions se greffentdessus. Bref, vous vous retrouvez avec un surcoût de4 %, en ayant déjà mobilisé à l’avance 110 %. Cesystème a été mis en place au profit des banquesfrançaises, une manière de les encourager. Encore unefois, c’est la logique de reconnaissance permanentepar l’étranger. Avec la légitimité étrangère, onpeut mépriser le peuple, en l'occurrence le petitentrepreneur ».

Sur ce plan, Abdelaziz Bouteflika n’a aucun souci àse faire : pendant la campagne électorale, John Kerry(le secrétaire d'État américain), l’émir du Qatar etle ministre espagnol des affaires étrangères se sontrendus en Algérie pour rencontrer le président. Etavant même la validation de sa victoire par le conseilconstitutionnel algérien, la France s'est empressée delui souhaiter un « plein succès ».

Dans le même temps, en dehors de toute légalité etgrâce au trafic de devises et à l’informel, le coût del’importation est réduit de près d’un tiers pour lesimportateurs algériens, puisqu’au lieu de payer 154dinars pour un euro, l’importateur paie 110 dinars !Le pouvoir algérien accroît ainsi le pouvoir d’achatde ses clients, c’est-à-dire les citoyens algériens, maisaussi les importateurs qui s’octroient le monopole surdes secteurs de l’économie entièrement dépendantsdes importations (blé, véhicules, essence raffinée…).Fort de ces avantages comparatifs décisifs – jeu sur ledinar, sur les droits de douanes, accords avec l’Unioneuropéenne qui les exonèrent de taxes pour un certainnombre d’importations –, les importateurs algérienspeuvent acquérir un volume de marchandises dontla quantité dépasse les besoin de l'Algérie, pour lesrevendre ensuite sur les marchés des pays voisins etrégner sur un espace économique qui s’étend de laLibye jusqu’à l’Afrique équatoriale.

La subvention sur l’essence (le prix du litre de superest de 23 dinars, 20 centimes d’euro) vient encoreaccroître cette capacité à importer. « Tout ce systèmeest une des raisons pour lesquelles je voulais aller versla convertibilité, explique Abderrahmane Hadj Nacer,l'ancien gouverneur de la Banque centrale algérienne.Cela explique aussi pourquoi nous n’avons pas pualler jusqu’au bout. »

À terme, l’équation est pourtant intenable pourl’Algérie, menacée par un scénario à l’égyptienne : undécrochage des prix dû à une subvention des denréesde base hors de proportion avec la valeur d’usagede ces produits, et un État incapable de relancer sonéconomie faute de ressources fiscales et du fait d'unediversification suffisante de l'économie locale.

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Vers un scénario à l'égyptienne ?

« Pourquoi les gens ont-ils senti le dangerdu quatrième mandat (de Bouteflika) ? interrogel’économiste Abderrahmane Hadj Nacer. Parce qu’ilreprésente la prise du pouvoir de l’argent sale, del’informel, de ceux qui ne paient pas d’impôts...Je ne veux nommer personne, parce que c’est lepiège : Bouteflika, toute sa clique, ça n’est pasl’essentiel. Benflis, cela ne changerait rien au système.Avant, le pouvoir était concentré dans les mains desmilitaires, quelques hauts fonctionnaires, et puis devieux politiques. Aujourd’hui, il y a les puissances del’argent. Et les puissances de l’argent qui décident, cen’est pas Issad Rebrab (industriel algérien, huitièmefortune d’Afrique) qui a au moins le mérite de laisserapparaître une partie de sa fortune et de créerdes emplois. Ce sont des gens qui ont amassé desrichesses colossales, dont on ne sait pas d’où ellesviennent. Comment se sont-ils retrouvés députés, ousénateurs pour certains ? (lire sur ce point notreentretien avec le chercheur Mohammed Hachemaoui,qui étudie le clientélisme et la politique d’implantationdu FLN depuis 2002). Au final, ce n’est pas unmariage, mais la mainmise de l’argent sur l’exécutifet législatif. Et aujourd’hui, les dirigeants n’ont plusde technocrates qui leur permettent de faire face auxbesoins d’évolution. »

Les retours accusés par la Banque centrale actuellesont par ailleurs souvent les mêmes : « Nos rapportsannuels, digérés par la hiérarchie, ne sont pas pris encompte par le gouvernement », nous confie un cadreconscient de l'impasse dans laquelle est engagée sonpays.

La madrague, Alger, avril 2014. © Pierre Puchot

L’économie algérienne marche désormais sur un fil :comment l’Algérie, dépendante pour 98 % de sesexportations d'hydrocarbures, peut-elle continuer de

vendre le litre de super à 23 dinars (le prix d'unebouteille d’eau), sur-subventionner l’énergie (lirenotre analyse ici) et dilapider l’argent via l’Ansej ?Comment faire pour couvrir une demande intérieurequi explose, sans scier la branche sur laquelle l’Algérieest assise, c’est-à-dire la rente pétrolière ?

« Il n’y a plus d’équilibre, et personne au sommet dupouvoir ne se dit : “ Attention, le prix est si bas et legaspillage est tel qu'on ne peut plus rien contrôler.”Ce sont des gens qui sont occupés à maximiser leursprofits sur du très court terme pour s’expatrier ensuite.Or tout ça va exploser, on le sait. Un certain nombrede prix de base doivent être multipliés par dix, dontcelui de l’essence, qui doit être au niveau de celuides pays voisins. À force de casser le rapport entrela réalité de la valeur d'usage des produits et leprix que l'on demande à la population, on va seretrouver comme en Égypte, un pays appauvri pourdes décennies, où il est impossible de vendre un biende consommation primaire à une valeur proche decette valeur d’usage. On a ainsi fini par faire de cegrand peuple égyptien un peuple de mendiants, dontla majorité survit tout juste au-dessus du seuil depauvreté, ne se révolte pas car elle ne pense qu’au prixdu pain qu’elle ne veut pas voir augmenter. »

Outre la résistance évidente des importateurs, laréorientation de l’économie algérienne se confronterapourtant à un second problème : l’habitude dela population de jouir des avantages du secteurinformel. « C’est un cercle vicieux : aujourd’hui,s’il n’y avait pas l’informel, beaucoup d’Algériensse retrouveraient en grande difficulté, expliqueMohammed Sabah Lamri, venu en Algérie pourmonter son entreprise grâce aux fonds de l’Ansej.Pendant la décennie noire, quand l’État n’importaitplus, tout le monde est parti dans l’informel. C’estdifficile de perdre cette habitude. Aujourd’hui, à Oran,la grande majorité des boutiques, c’est de l’informel.Les marques, les fins des séries à Milan, on les importetoujours dans des valises. Ça va, ça vient, et à ladouane, “ combien tu veux, 10 000 dinars ?” Et çapasse. À plus petite échelle encore, j’ai un ami quitient une alimentation générale dans mon quartier àOran. Il n’a pas de registre de commerce, mais il

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fait vivre sa mère, sa sœur. Ça fait cinq ans qu’iléconomise pour acheter un véhicule… Et en plus deça, il est illettré. S’il devait payer les taxes et remplir

une comptabilité dans les normes, ce serait fini pourlui. Du coup, l’administration le laisse tranquille. » Lescénario égyptien, l’Algérie s’y dirige tout droit.

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