Economie de La Connaissanceet de l’Immatériel

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1 David Flacher et Dominique Plihon – 25/05/07 Chapitre 3 : Economie de la connaissance et de l’immatériel Le capitalisme contemporain se caractérise par la coexistence de plusieurs modes de production. D’une part, le capitalisme moderne, centré sur l’utilisation de grandes masses de capital matériel, est l’héritier des premières révolutions industrielles. D’autre part, le capitalisme postmoderne, qui prend une place centrale, se développe sur l’exploitation du « capital immatériel » qualifié aussi de « capital humain » ou de « capital connaissance ». Les Anglo-saxons parlent de la naissance d’une knowledge economy, c'est-à-dire d’une économie de la connaissance, dans lesquelles le poids des emplois intensifs en connaissance s’est considérablement accru, et la part du capital immatériel a dépassé celle du capital matériel dans l’appareil de production. L’économie de la connaissance (et de l’immatériel) correspond aujourd’hui à une nouvelle discipline en économie. Elle a donné lieu à de nombreux travaux menés par des historiens, des économistes, des philosophes dont ce chapitre tente de donner une vision d’ensemble. Ce chapitre cherche également à présenter les enjeux considérables liés à l’économie de la connaissance et de l’immatériel. Le premier défi est théorique : il est de forger un nouveau cadre d’analyse adapté à la connaissance, qui est un bien économique très particulier. Le deuxième un défi majeur est politique et concerne les décideurs publics et privés : dans la mesure où la connaissance a un caractère cumulatif, le moindre retard dans la production et la diffusion de celle-ci risque d’avoir des effets difficiles à rattraper. Les développements du chapitre sont organisés en cinq parties. Tout d’abord, nous présenterons les « faits stylisés » qui illustrent le développement de l’économie de la connaissance et de l’immatériel. Ensuite seront abordées les analyses théoriques qui permettent d’éclairer le fonctionnement de cette nouvelle économie fondée sur la connaissance et l’immatériel. Les parties III et IV présentent les stratégies et les politiques des entreprises et des pouvoirs publics, qui sont deux groupes d’acteurs majeurs pour le développement de cette économie. La dernière partie est consacrée à la propriété intellectuelle, institution centrale de l’économie de la connaissance. Elle montrera les difficultés des sociétés modernes à trouver un équilibre satisfaisant entre la nécessaire rémunération des entreprises innovantes et la non moins nécessaire diffusion des connaissances, bien public en principe à la disposition de tous. I/ Le développement des économies fondées sur la connaissance et l’immatériel Les économies fondées sur la connaissance se sont constituées historiquement à partir d’un double phénomène 1 : d’une part, une tendance longue, caractérisée par une augmentation des 1 L’analyse présentée dans ce chapitre s’inspire en partie des travaux de Dominique Foray, un des spécialistes français. Voir en particulier « L’économie de la connaissance » La Découverte, Repères n° 302, 2000.

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L’économie a changé. En quelques années, une nouvelle composante s’est imposée comme un moteur déterminantde la croissance des économies : l’immatériel. Durant les Trente Glorieuses, le succès économique reposaitessentiellement sur la richesse en matières premières, sur les industries manufacturières et sur le volume de capitalmatériel dont disposait chaque nation. Cela reste vrai, naturellement. Mais de moins en moins. Aujourd’hui, lavéritable richesse n’est pas concrète, elle est abstraite. Elle n’est pas matérielle, elle est immatérielle. C’est désormaisla capacité à innover, à créer des concepts et à produire des idées qui est devenue l’avantage compétitifessentiel. Au capital matériel a succédé, dans les critères essentiels de dynamisme économique, le capitalimmatériel ou, pour le dire autrement, le capital des talents, de la connaissance, du savoir. En fait, la vraie richessed’un pays, ce sont ses hommes et ses femmes.

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David Flacher et Dominique Plihon – 25/05/07

Chapitre 3 : Economie de la connaissance

et de l’immatériel

Le capitalisme contemporain se caractérise par la coexistence de plusieurs modes de production. D’une part, le capitalisme moderne, centré sur l’utilisation de grandes masses de capital matériel, est l’héritier des premières révolutions industrielles. D’autre part, le capitalisme postmoderne, qui prend une place centrale, se développe sur l’exploitation du « capital immatériel » qualifié aussi de « capital humain » ou de « capital connaissance ». Les Anglo-saxons parlent de la naissance d’une knowledge economy, c'est-à-dire d’une économie de la connaissance, dans lesquelles le poids des emplois intensifs en connaissance s’est considérablement accru, et la part du capital immatériel a dépassé celle du capital matériel dans l’appareil de production.

L’économie de la connaissance (et de l’immatériel) correspond aujourd’hui à une nouvelle discipline en économie. Elle a donné lieu à de nombreux travaux menés par des historiens, des économistes, des philosophes dont ce chapitre tente de donner une vision d’ensemble. Ce chapitre cherche également à présenter les enjeux considérables liés à l’économie de la connaissance et de l’immatériel. Le premier défi est théorique : il est de forger un nouveau cadre d’analyse adapté à la connaissance, qui est un bien économique très particulier. Le deuxième un défi majeur est politique et concerne les décideurs publics et privés : dans la mesure où la connaissance a un caractère cumulatif, le moindre retard dans la production et la diffusion de celle-ci risque d’avoir des effets difficiles à rattraper.

Les développements du chapitre sont organisés en cinq parties. Tout d’abord, nous présenterons les « faits stylisés » qui illustrent le développement de l’économie de la connaissance et de l’immatériel. Ensuite seront abordées les analyses théoriques qui permettent d’éclairer le fonctionnement de cette nouvelle économie fondée sur la connaissance et l’immatériel. Les parties III et IV présentent les stratégies et les politiques des entreprises et des pouvoirs publics, qui sont deux groupes d’acteurs majeurs pour le développement de cette économie. La dernière partie est consacrée à la propriété intellectuelle, institution centrale de l’économie de la connaissance. Elle montrera les difficultés des sociétés modernes à trouver un équilibre satisfaisant entre la nécessaire rémunération des entreprises innovantes et la non moins nécessaire diffusion des connaissances, bien public en principe à la disposition de tous.

I/ Le développement des économies fondées sur la connaissance et l’immatériel Les économies fondées sur la connaissance se sont constituées historiquement à partir d’un double phénomène1 : d’une part, une tendance longue, caractérisée par une augmentation des

1 L’analyse présentée dans ce chapitre s’inspire en partie des travaux de Dominique Foray, un des spécialistes français. Voir en particulier « L’économie de la connaissance » La Découverte, Repères n° 302, 2000.

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ressources consacrées à l’accumulation de capital immatériel, en particulier dans le domaine des connaissances (éducation, recherche et développement, notée R&D) ; d’autre part, un changement technologique majeur, que certains observateurs qualifient de « troisième révolution industrielle », avec l’avènement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC). L’objet de cette première partie est de présenter ces deux dimensions de l’économie de la connaissance, à savoir la place croissante de l’immatériel (1) et la vague des TIC (2).

A/ Une tendance longue à l’augmentation de l’immatériel

1./ Le poids croissant du secteur des services Les économies peuvent être décomposées en trois secteurs – agriculture, industrie et services – dont le poids dans la production et l’emploi a considérablement évolué en longue période. Les deux siècles qui viennent de s’écouler se caractérisent par une montée en puissance de l’économie des services. Au début du 19ème siècle, la part des services s’élevait à 15 %, celles de l’industrie et de l’agriculture à respectivement 20 % et 65 % (Jeanneney, 1985). A la fin du 20ème siècle, les services emploient 72 % de la population active en France (cette proportion est de 80 % aux États-Unis), l’industrie 23,5 % et l’agriculture 4,5 %. Cette importance aujourd’hui dominante du secteur des services par rapport à ceux de l’agriculture et de l’industrie fournit une première illustration de la montée en puissance de l’immatériel en longue période.

Cette « tertiarisation » de l’économie se retrouve dans l’importance prise par l’emploi dans les services (Figure 1).

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Figure 1 – Part des emplois dans les services.

2./ La montée du capital intangible Alors que le progrès au 19e siècle se caractérise par un accroissement de la part du capital tangible au sein des facteurs de production, la croissance a changé de nature dans les dernières décennies. Celle-ci s’explique désormais en grande partie par le développement du capital immatériel (ou intangible) dont le stock en volume, a dépassé celui du capital matériel depuis 1973 aux États-Unis (Figure 2).

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Capital tangible Capital intangible Figure 2 – Stock de capital réel brut domestique aux États-Unis (en milliards de dollars, année de

référence 1987). Source : Kendrick (1994).

Que représente le capital immatériel ? Celui-ci est composé d’un ensemble d’actifs qui incluent le capital humain (éducation, formation, santé, compétences), les dépenses de R&D, les droits de propriété intellectuelle, les logiciels ou encore les dépenses organisationnelles. Ces investissements immatériels sont devenus essentiels dans une économie fondée sur la connaissance et les compétences, le capital immatériel explique une part croissante des gains de productivité et donc de la croissance économique. Selon les travaux de Abramovitz et David, la croissance du capital matériel (qui expliquait 2/3 des gains de productivité au 19e siècle) ne représenterait plus que 1/4 voire 1/5 des gains de productivité au 20ème siècle. Une étude réalisée par l’OCDE en 2006 montre que le capital humain serait devenu le principal moteur de le croissance, que le rendement de la R&D serait élevé et que l’investissement en logiciel contribue fortement à l’accroissement de la productivité du travail.

3/ La connaissance au cœur du capitalisme moderne Le succès des entreprises et des économies modernes est plus que jamais dépendant des capacités à produire et à utiliser la connaissance. Les objectifs prioritaires des sociétés modernes est de promouvoir l’éducation de leurs membres, de développer la recherche de développement (R&D) afin de favoriser les innovations, particulièrement importantes aujourd’hui dans les domaines des biotechnologies et des technologies de l’information et de la communication (TIC).

a/ L’importance croissante de l’éducation Le développement d’une économie de la connaissance conduit à donner une place centrale au capital humain et notamment à l’éducation et à la formation tout au long de la vie. Tous les pays développés, certains pays d’Asie en tête, ont intégré le rôle de la formation initiale de niveau universitaire dans une économie du savoir puisque que près de la moitié de la population des 25-34 ans est titulaire d’un diplôme de l’enseignement supérieur (Figure 3). Tous les pays progressent dans ce domaine ainsi que dans celui de la formation continue, les États-Unis faisant la course en tête avec 35% des 34-64 ans obtenant un diplôme de l’enseignement supérieur. Des pays comme la Corée du Sud ont bien compris le rôle de l’éducation et ont largement misé sur cette dimension pour rattraper leur retard. Ce pays dispose désormais d’une des populations les mieux formées en général et dans les TIC en particulier.

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1991 2003 Figure 3 – Taux d'obtention d'un diplôme de l'enseignement supérieur2

Ainsi, pour s’insérer dans l’économie de la connaissance, deux compétences apparaissent nécessaires : savoir utiliser les TIC d’une part, et acquérir les capacités d’anticipation et d’adaptation aux changements rapide de son environnement, d’autre part. L’acquisition du premier type de compétences dépend de la capacité du système éducatif à fournir les connaissances de bases (lectures, écritures, mathématiques élémentaires) et une initiation précoces (et tout au long de la vie) aux outils informatiques encore très largement dominés par l’autoformation. Elle pose donc le problème de la fracture numérique qui touche certaines populations (en particulier celles exclues du monde du travail). Elle pose de surcroît le problème du développement des infrastructures et de l’équipement dans les pays en développement.

L’acquisition du second type de compétences renvoie à des capacités d’apprentissage (compréhension, mémorisation, raisonnement) essentielles dans l’économie de la connaissance. Elles sont principalement dispensées au sein des systèmes d’enseignement traditionnel (et en particulier de l’enseignement supérieur).

b/ Le rôle stratégique de la R&D et des brevets

>> Le développement des dépenses de R&D Dans une économie fondée sur la connaissance et l’innovation, la R&D occupe une place croissante et stratégique, de même que l’acquisition de droits sur les fruits de cette recherche.

En premier lieu, il convient de noter que la R&D a crû de manière très importante dans les pays développés depuis le début des années 1980 : +100% dans l’UE, +130% aux États-Unis, +150% au Japon en 25 ans. Elle représente 2 à 3% du PIB dans ces pays (Figure 4).

En deuxième lieu, il faut souligner les importantes disparités qui existent entre les pays. Ainsi, la Corée du Sud et surtout la Chine, sous l’effet d’un rattrapage et de politiques volontaristes, connaissent des taux de croissance annuels moyens impressionnants des dépenses en R&D à côté des pays plus développés. Il existe aussi des différences importantes parmi ces derniers pays alors qu’elles se justifient moins, ce qui est d’autant plus important à observer que l’activité de production de connaissance revêt un caractère cumulatif : un pays qui sous-investit en R&D par rapport à un autre accumule un retard qui s’amplifie, même si les écarts d’investissement restent constants. Il en va ainsi des écarts d’investissement croissants en R&D (0,5 à 1 point du PIB) entre l’UE15 et la France d’une part, les États-Unis, la Corée et le Japon, d’autre part. Nous verrons plus loin (p. ) que ces écarts s’expliquent en partie par les différences entre financement public et privé de la recherche.

2 Sauf indication contraire, les graphiques et tableaux qui suivent ont pour source l’OCDE.

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Taux de croissance

moyen (1981-2005)

Taux de croissance

moyen (1995-2005)

France 2,6 1,4

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Japon (ajus.) 4,1 2,9*

États-Unis 3,7 4,0*

Corée 6,9

Chine 18,7 Figure 4 – a) Dépense internes en R&D en millions dollars (prix constant – année de référence : 2000 et PPA) (États-Unis et France : 2004 au lieu de 2005) et b) Taux de croissance de la dépenses internes en

R&D, en dollars (prix constant – année de référence 2000 et PPA) (* : 1995-2004)

>> Les dépôts de brevets Les écarts en termes de R&D se retrouvent au niveau des dépôts de brevets. Or les dépôts de brevets constituent l’un des indicateurs du dynamisme d’une économie, de sa capacité à innover. Cet indicateur est néanmoins imparfait : les brevets correspondent-ils à des innovations mineures ou majeures ? Comment tenir compte du fait que les innovateurs nationaux privilégient des dépôts de brevets dans leur pays et donc dans un système spécifique à ce pays. Pour assurer une meilleure comparabilité des dépôts de brevets, l’OCDE comptabilise des familles triadiques de brevets, en regroupant des brevets déposés à la fois aux niveaux européen, américain et japonais et relatifs à une même innovation et en filtrant les innovations les plus significatives. Que nous permet de constater un tel indicateur (figure 5) ?

Les États-Unis, qui ont particulièrement accru leur effort d’innovation, ont également favorisé une appropriation privée de ces innovations. Ces derniers distancent ainsi l’Europe et le Japon. Si l’on considère les secteurs très innovants des TIC et des biotechnologies (figure 6 et figure 7), à travers les dépôts réalisés sur les deux principaux marchés mondiaux (Europe et États-Unis), on constate que l’Europe résiste mal face aux États-Unis dans le premier domaine et très mal dans le second : même à l’Office Européen des Brevets (OEB), les américains sont de très loin en tête. Cette situation est d’autant plus inquiétante que les biotechnologies constituent l’un des réservoirs majeurs en termes d’innovation des prochaines décennies.

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Nombre de familles triadiques

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1985 1990 1995 2000 2003 Figure 5 – Familles triadiques de brevets.

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Etats-Unis Japon (ajust) UE15

1981 1990 1995 2000 Figure 6 – Nombre de brevets déposés pour le secteur des TIC (à l’OEB à gauche et à l’USPTO à droite)3

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Figure 7 – Nombre de brevets déposés pour le secteur des biotechnologies (à l’OEB à gauche et à l’USPTO à droite)

B/ Le développement des TIC dans l’économie Le deuxième facteur structurant de l’économie de la connaissance est l’émergence de la vague des TIC, comme on l’a indiqué plus haut. Cette vague technologique s’est accélérée à la fin des années 1990 aux États-Unis pendant la phase de « la nouvelle économie ». Malgré le 3 L’OEB et l’USPTO sont les offices de brevets respectivement européens et américains.

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krach des valeurs technologiques début 2000, la montée en puissance des TIC n’a pas été remise en cause.

1/ L’investissement en TIC Le développement des TIC se traduit d’abord par un accroissement significatif des investissements en TIC (figure 8). La part des investissements en TIC dans l’ensemble des investissements est ainsi passée de 12,7 à 27,8% entre 1980 et 2005 aux États-Unis et de 7,4 à 16,4% en France.

Total

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France Japon Etats-Unis

1980 1990 1995 2000 2005 Figure 8 – Part des investissements en TIC dans l’investissement total

Le secteur des logiciels n’a cessé de croître fortement. Les équipements TIC et de télécommunications ont également progressé de manière importante, avec néanmoins une légère régression sur la dernière période.

Le même phénomène peut être constaté sur l’évolution des investissements en TIC rapportés au PIB (figure 9). Elles s’expliquent par un surinvestissement en TIC pendant la période d’euphorie de la nouvelle économie qui se résorbe sans pour autant remettre en cause la tendance de fond du développement des TIC. Existe-t-il un lien entre cette montée en puissance des TIC et le développement économique ?

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France Japan Korea United States

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Figure 9 – Part des investissements en TIC dans le PIB

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2/ Le développement de l’usage des TIC dans les entreprises4 Les TIC ont pris une place majeure dans l’économie : 90% des entreprises ont désormais accès à Internet alors que le Web grand public a seulement 10 ans. Les usages de cette connexion ne cesse de s’étendre. Les entreprises développent Intranet, Extranet (20 % des entreprises ont possèdent un) et site Web. La part des salariés utilisant le télétravail en relation avec les systèmes informatiques de l'entreprise s’est considérablement accrue pour toucher désormais 24% des salariés en 2006 (18% en 2003).

a) Nouvelles formes d’organisation permises par les TIC

Le développement d’Intranet, d’Extranet, de sites marchands et, plus généralement, d’une économie en réseau, a conduit les entreprises à se réorganiser. Celles-ci peuvent externaliser plus facilement certaines activités qui ne sont pas dans leur cœur de métier, travailler ensemble et profiter de coûts de transaction plus faibles du fait du développement des TIC. Par exemple, les entreprises procèdent, pour leur compte, à des achats en ligne. L’activité de B2B (business to business) a ainsi pris son essor : alors qu’elle ne concernait qu’environ 10% des entreprises de l’UE15 en 2003, il concerne en 2006 plus de 30% des firmes.

b) Les TIC comme outil de formation

Les TIC sont de plus en plus utilisées comme outil de formation : 20% des entreprises (et 10% des particuliers) se servent des TIC à cet effet en 2006 dans l’UE15. La tendance à l’usage des TIC à des fins de formation, du moins dans les entreprises, apparaît nettement croissante.

c) Les TIC pour interagir avec les administrations

Les TIC permettent également d’optimiser les relations entre l’administration et les entreprises qui profitent d’une meilleure qualité de l’information et gagnent en efficacité. C’est ainsi que près de la moitié des entreprises de 10 salariés ou plus utilisent les TIC depuis l’information jusqu’à la transmission en ligne de formulaires administratifs (figure 10).

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Informations Téléchargement deformulaires

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2003 2006 Figure 10 – Pourcentage des particuliers (à gauche) et des entreprises (à droite) ayant utilisé Internet, au cours des trois derniers mois, pour obtenir des informations à partir de sites Web des pouvoirs publics

dans l’UE15.

4 Dans les graphiques d’Eurostat, il faut lire, pour « entreprises » les entreprises de 10 salariés ou plus.

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3/ L’adoption des TIC par la société civile Les TIC ont non seulement irrigué l’économie mais également l’ensemble de la société.

Certains aspects sont aujourd’hui particulièrement impressionnants et symptomatiques du développement d’une économie fondée sur l’information. Il en va ainsi du développement de la téléphonie mobile qui a décollé depuis le milieu des années 1990 (figure 11) comme de celui d’Internet qui a déjà franchi une génération technique (celle du bas débit) pour aborder celle du haut débit (ADSL, câble) et bientôt du très haut débit (fibre optique à domicile).

La croissance forte des connexions Internet à haut débit dont témoigne la figure 12 montre cependant d’importantes disparités entre les pays. Certains, comme les États-Unis, et surtout comme la Corée, distancent les autres pays développés. Ces différences s’expliquent par les préférences des consommateurs et, dans une certaine mesure, par les politiques volontaristes mises en œuvre.

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France Japon Corée (République de) Etats-Unis

Figure 11 – Taux de pénétration de la téléphonie mobile dans la population.

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Figure 12 – Nombre d’abonnés pour 100 habitants d’après l’OCDE (à gauche) et pourcentage de

personnes ayant eu accès à Internet, en moyenne, au moins une fois par semaine d’après Eurostat (à droite).

La diffusion d’Internet à haut débit s’accompagne de celui de services et de pratiques nouvelles que ne permettaient pas les connexions à bas débit, en particulier toutes les applications de diffusion de vidéos, d’échanges de fichiers (de musique, de photo…) qui sont

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à l’origine du succès de ce que l’on appelle le « Web 2.0 ». Cette nouvelle peau d’Internet donne d’avantage d’espace à la créativité et à l’interactivité (blogs, par exemple). Le réseau stimule aussi une diffusion de la connaissance : à titre d’exemple, dans l’UE15, le pourcentage des particuliers ayant utilisé Internet pour rechercher des informations médicales s’élève à 21,4 % en 2006 selon les chiffres d’Eurostat. Il en va de même dans de nombreux autres domaines.

Enfin le développement d’Internet et du haut débit ont permis le décollage du commerce électronique. Aux États-Unis, par exemple, les dépenses en ligne des ménages ont été multipliées par 10 en moins de 10 ans et la croissance de cette activité ne semble pas connaître de ralentissement (figure 13).

Dépenses en ligne (en milliards de dollars)

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Figure 13 – Dépenses en ligne aux États-Unis. Source : US Census Bureau.

II/ Economie de la connaissance : concepts et théories L’économie de la connaissance s’est constituée en un champ disciplinaire de la théorie économique contemporaine. Ce qui a donné lieu à un grand nombre de travaux et de débats dont les développements qui suivent donnent un aperçu. On commence par une définition des concepts centraux du savoir, de la connaissance et de l’information (1). Puis on montre que la connaissance est un bien très particulier, qui remet en cause les analyses traditionnelles (2) et oblige à raisonner en terme de nouveau paradigme (3). Enfin, on propose une présentation critique des principales analyses menées par des économistes et des sociologues sur les questions des TIC et de l’économie de la connaissance (4).

A/ Connaissance, information et TIC Un préalable à l’analyse du capitalisme contemporain, souvent qualifié d’économie de la connaissance ou de l’information, est de distinguer deux notions clés liées entre elles mais différentes,et qui sont souvent confondues : la connaissance et l’information. Puis on montrera qu’il est également important de ne pas confondre connaissance et information avec les TIC.

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La connaissance est le fruit d’un travail théorique et/ou pratique visant à améliorer la compréhension des faits naturels ou sociaux. L’information décrit et diffuse les connaissances produites par le travail intellectuel. L’information est une description qui peut être écrite, visuelle ou sonore de connaissances tacites ou codifiées. Le mot information vient du latin informare qui signifie donner une forme, une signification.

Toute connaissance ne deviendra pas information, soit parce qu’elle n’a pas atteint un degré de formalisation suffisant pour être diffusable, soit parce qu’elle est sans utilité immédiate dans un but mercantile.

La citation suivante de D. Foray pointe les différences essentielles entre connaissance et information : « La connaissance est fondamentalement une capacité d’apprentissage et une capacité cognitive, tandis que l’information reste un ensemble de données structurées, d’une certaine façon inerte ou inactive, ne pouvant par elle-même engendrer d’autres informations »5.

Une autre façon de différencier information et connaissance réside dans la façon de comptabiliser ces dernières. Ainsi, la plupart des économistes s’accordent à considérer l’information comme un flux qui circule, et la connaissance comme un stock résultant de l’accumulation de savoirs. D’où la notion de capital-savoir (ou capital cognitif), essentielle dans l’analyse économique moderne.

La connaissance a une autre caractéristique particulière tout à fait essentielle : dans la mesure où elle est le fruit de processus intellectuels de compréhension et d’apprentissage, la connaissance est incorporée dans les individus et dans la mémoire commune de l’ensemble social. Dans le cas des entreprises, les connaissances scientifiques et techniques sont incorporées dans les individus (chercheurs, ingénieurs) et dans la mémoire commune de l’entreprise, par exemple sous forme de procédés techniques de production. Les connaissances scientifiques et techniques de l’entreprise forment ainsi un stock de capital productif.

L’information scientifique et technique, en tant que flux circulant entre les entreprises, apparaît à la fois comme un input et un output de la connaissance. C’est un output lorsque l’information sert à diffuser les connaissances. En revanche, l’activité d’intelligence économique, qui permet de nourrir le processus de production de connaissances, constitue un flux entrant, c’est-à-dire un input.

Autre confusion à éviter : l’assimilation de l’économie de la connaissance aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC). Il est clair que la diffusion spectaculaire des TIC a joué un rôle déterminant dans le développement de l’économie de la connaissance. En permettant une baisse des coûts de transmission de l’information, et en favorisant la codification de connaissances plus complexes, les TIC constituent un facteur puissant de croissance et de diffusion des connaissances. Mais l’économie de la connaissance ne peut se réduire ni aux TIC, ni à l’information seule. Les TIC sont un support important, mais un support seulement, parmi d’autres (l’éducation ou la formation en sont d’autres, tout aussi fondamentaux) d’une production plus collective et plus interactive du savoir et des connaissances.

B/ Les lois singulières de l’économie de la connaissance et de l’immatériel 1. L’ère des rendements croissants … et incertains

5 D. Foray, op. cité, p. 9.

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L’innovation est l’une des forces motrices du capitalisme, comme l’a bien montré le grand économiste autrichien, Joseph Schumpeter6. La créativité, les forces de l’invention et de l’innovation sont les principales sources du changement et de la création de richesse. Cela est particulièrement le cas de l’économie de la connaissance où la réussite des entreprises est d’abord liée à leur capacité à innover et à développer des compétences spécifiques. L’avantage concurrentiel des entreprises dépend également de leur capacité d’apprentissage, de l’interface avec les clients, de l’image de marque. C’est-à-dire d’un ensemble complexe d’actifs immatériels qui constitue le capital immatériel ou intangible de l’entreprise, avec ses quatre dimensions principales : formation, publicité, recherche et développement (R&D), réalisation et acquisition de logiciels.

Ces investissements en actifs immatériels ont des caractéristiques qui ont pour effet de leur donner un rendement incertain (Batsch, 2002)7. Ce sont, en premier lieu, des investissements « irrécupérables » au sens où il n’existe généralement pas de marché de l’occasion pour les actifs immatériels : les dépenses de publicité ou pour élaborer des logiciels sont propres à une entreprise et ne peuvent donc être revendus à une autre entreprise. En d’autres termes, les investissements immatériels sont le plus souvent des dépenses dédiées à un produit ou plus généralement un actif donné qui ne pourront être récupérées sur un autre projet. L’industrie cinématographique illustre ce cas : les décors, les cachets des acteurs, les dépenses de promotions engagées pour un film lui sont spécifiques, et donc, pour l’essentiel non réutilisables pour une autre production. Le risque est maximal dans la mesure où l’échec commercial du film entraîne la perte pure et simple du capital engagé. Il y a donc dans la production de biens fondés sur la connaissance et l’innovation, par exemple dans les secteurs culturels et de la mode, une incertitude fondamentale très différente de celle rencontrée dans les activités traditionnelles, telle que l’incertitude liée aux aléas météorologiques dans l’industrie du bâtiment ou dans l’agriculture : même si une culture est dévastée par les intempéries, les tracteurs et la terre sont réutilisables.

Une deuxième caractéristique du capital immatériel réside dans les rendements croissants des investissements. Les investissements immatériels correspondent en effet à des coûts fixes (le coût de produire un disque ou, plus généralement, une information), indépendants de la quantité produite alors que le coût marginal de reproduction de l’information est proche de zéro. Le coût de revient ne dépend que du coût de distribution et le prix de chaque unité supplémentaire vendue représente donc un profit net. Il y a donc, dans ce cas, un « effet de levier » considérable, en cas de réussite de l’investissement. D’autant que, s’agissant de biens immatériels, il n’y a pas de limite physique à leur reproduction car les équipements et matériaux nécessaires à la production ont peu de chances d’être saturés. L’offre dépend exclusivement de la force de vente, d’où l’importance stratégique prise par le marketing.

En fin de compte, les investissements immatériels obéissent à une logique du « tout ou rien ». S’ils échouent, ils sont intégralement perdus car ils sont irrécupérables ; s’ils réussissent, les profits peuvent être considérables grâce à un effet de levier important. L’un des défis majeurs auquel sont confrontées les entreprises dans l’économie de la connaissance et de l’immatériel est de trouver des financements pour ces investissements dont le rendement potentiel est élevé mais incertain.

6 Joseph Schumpeter, Theory of economic development, Oxford University Press , New York, 1912. 7 Laurent Batsch, Le capitalisme financier, La Découverte, coll. Repères, 2002.

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2/ La connaissance, un bien particulier En tant que bien économique, la connaissance a des propriétés spécifiques bien connues, notamment par comparaison avec les biens tangibles. La connaissance a en effet deux qualités remarquables : sa non-rivalité, et sa non-exclusivité. La première vient de ce que son usage par quelqu’un n’empêche pas l’utilisation du même savoir par quelqu’un d’autre. La seconde signifie que chacun peut faire usage librement d’un savoir relevant du domaine public. Ces propriétés font de la connaissance un bien public dont le « rendement social » est très élevé car il est porteur d’externalités positives : les avantages procurés par la connaissance échappent à la logique du marché. La connaissance a une valeur d’usage, mais sa valeur d’échange est indéterminée.

Par ailleurs, selon la théorie, le bien-être de la société est maximisé lorsque les usagers ont la possibilité de payer les biens et les services à leur coût marginal, c’est-à-dire au coût de la dernière unité produite. Cela signifie que les biens informationnels, dont le coût marginal est pratiquement nul, devraient être cédés quasi gratuitement. Si cette règle était appliquée, le producteur, incapable de recouvrer le coût fixe de conception, ferait faillite, ce qui démontre l’inadéquation du raisonnement économique traditionnel à ce nouveau contexte. Ainsi, les caractéristiques des TIC et de l’économie de la connaissance remettent en question l’hypothèse de la fameuse « main invisible » selon laquelle les mécanismes de marché conduisent spontanément les acteurs vers une situation optimale, c’est-à-dire satisfaisante pour tous. En effet, à partir du moment où l’essentiel des coûts est fixe, on se trouve en présence de monopoles naturels et de biens publics, ce qui est contraire à la logique du modèle de concurrence parfaite. Se pose ainsi le problème de la régulation des marchés et du rôle des pouvoirs publics dans l’économie contemporaine.

Dans ce contexte, pour écarter le risque d’une ruineuse guerre des prix, les entreprises cherchent à se différencier les unes des autres, notamment à travers une personnalisation de leur production. Sur chaque variété de biens ou de services, les entreprises érigent un monopole particulier aux frontières duquel elles sont en concurrence avec les fournisseurs de variétés voisines. L’objectif des entreprises de la « nouvelle économie » est de bénéficier d’une rente de situation pour amortir leurs coûts de recherche et développement sur une masse importante de consommateurs. Elles font preuve de beaucoup d’imagination pour se protéger de la concurrence : elles s’efforcent de dresser des « barrières à l’entrée » de leur marché afin de tenir l’adversaire à distance. L’une des stratégies les plus efficaces étant de coupler deux prestations complémentaires. Ainsi, Microsoft s’est assuré le contrôle du marché des logiciels, aux dépens de son concurrent Word Perfect, en intégrant son propre traitement de texte au tableur Excel, via la maîtrise de son système d’exploitation. Il a répété l’opération avec son navigateur Explorer.

Dans ce champ de bataille, les entreprises utilisent toutes les armes dont elles disposent pour atteindre leurs objectifs, y compris la corruption ou l’abus de position dominante, comme le démontrent certaines affaires judiciaires récentes telles que le procès intenté à Microsoft aux États-Unis. La concurrence est mondiale et violente, bien loin du modèle idéal de concurrence parfaite.

C/ Un nouveau paradigme technologique 1/ Une troisième révolution industrielle

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Les nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC) sont un rouage essentiel de l’économie de la connaissance. Les TIC participent à une de ces vagues technologiques de grande ampleur qui ponctuent l’histoire du capitalisme, et que les historiens qualifient de révolution industrielle. Ainsi, selon l’historien François Caron8, les TIC s’inscriraient dans une troisième révolution industrielle. La première révolution industrielle (1760-1875) est née en Grande-Bretagne avec la sidérurgie, la machine à tisser et la machine à vapeur. La deuxième révolution industrielle (1890-1965) est associée à l’expansion de l’électricité, du moteur à combustion et de l’industrie chimique. Le progrès des TIC obéit à des « lois » d’accélération uniques dans l’Histoire : • la « loi de Moore » pour les microprocesseurs (leur puissance double tous les dix-huit mois à prix constants) ; • la « loi d’Amdahl », qui est l’équivalent de la précédente pour les progrès de la télétransmission ;

• la « loi de Metcalfe » pour la montée en puissance des réseaux (leur attractivité croît au rythme du carré du nombre des utilisateurs) (Curien, 2000). Ces lois sont largement vérifiées dans les faits. Ainsi, comme l’a prédit Gordon Moore, ingénieur en électricité et fondateur d’Intel, la capacité de traitement des ordinateurs continue à augmenter tandis que leur prix ne cesse de baisser. En une génération, le prix des ordinateurs (à qualité égale) a été divisé par plus de 10 000. Les prouesses ont été tout aussi spectaculaires dans le domaine des télécommunications : sur les deux dernières décennies du 20ème siècle, la vitesse de transmission des données par ligne téléphonique ordinaire a été multipliée par 22. 2/ Un monde à grande vitesse La convergence de ces trois accélérations, qui augmentent les potentialités d’Internet, explique l’évolution fulgurante de certaines entreprises. Les opérateurs de télécommunication et de l’audiovisuel sont également entraînés dans cette accélération, d’autant que les frontières entre ces trois secteurs deviennent de plus en plus floues. Cette rapidité d’innovation se traduit par un raccourcissement de la durée de production et de la durée de vie des produits, dans tous les secteurs. Ainsi, il a fallu à Chrysler quatre ans et demi et l’intervention de 3 000 travailleurs pour élaborer et fabriquer son modèle K à la fin des années 1970. Quelques années plus tard, la même entreprise réussissait à produire la Chrysler Neon en deux ans et demi, avec une équipe de 700 hommes. Dans la « nouvelle économie », on assiste à une vertigineuse prolifération de nouveaux produits éminemment éphémères : les produits de grande consommation fabriqués par l’électronique japonaise ont désormais une durée de vie moyennne de trois mois (Rifkin, 2000). Avec les TIC, la variable essentielle n’est plus l’espace, en voie d’être maîtrisé, mais le temps. Sur les marchés devenus hyperconcurrentiels, les économies de temps deviennent aussi importantes que les économies d’échelle. Les entreprises qui arrivent les premières sur un marché peuvent fixer des prix plus élevés et augmenter leurs marges de profit. À ce raccourcissement du cycle de vie des produits correspond une plus grande versatilité des consommateurs, leur impatience étant attisée par l’avalanche continuelle de nouveaux produits.

8 François Caron (1997), Les deux révolutions industrielles du XX ème siècle, Albin Michel, Paris.

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D’après M. Volle (2000)9 Pour résumer, les TIC entraînent des changements majeurs dans le fonctionnement des entreprises, de l’économie et de la société. Elles donnent naissance à un nouveau « paradigme technologique » décrit de manière convergente par des sociologues tels que Manuel Castels et des économistes tels que Robert Reich et Jeremy Rifkin aux États-Unis (cf le paragraphe suivant), ou Michel Volle en France. Les principaux aspects de cette mutation technologique, décrits par le schéma p. , sont les suivants : - la connaissance devient un facteur clé de la croissance ; - les entreprises subissent une transformation profonde ; - la mondialisation s’accélère - le paradigme économique standard est remis en question.

Enfin, il apparaît évident que les rapports sociaux comme les institutions sont bouleversées par l’avènement des TIC. Parce qu’elles offrent de multiples moyens de communiquer à des prix abordables, les TIC sont désormais très largement adoptées dans la vie quotidienne, que ce soit dans les communications interpersonnelles, la vie citoyenne ou les activités marchandes. En mettant plus que jamais l’information et la connaissance au cœur de l’activité économique, les TIC et l’économie de la connaissance ont poussé au développement de nouvelles normes de propriété intellectuelle, ont appelé à un développement des qualifications tout au long de la vie, à des évolutions professionnelles plus fréquentes et à une adaptation des administrations. Elles ont aussi contribué à l’émergence de contre-pouvoirs citoyens (notamment à travers les blogs, sites Internet, forums et autres listes de discussion), à l’émergence d’organisations économiques originales, à l’image de communautés (largement bénévoles), de développement des logiciels libres mais aussi à l’accroissement des inégalités entre ceux qui sont dans le « train » de l’économie de la connaissance et ceux qui n’y sont pas.

9 Michel Volle (2000), E-économie, Economica, Paris.

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D/ Les principales analyses de l’économie de la connaissance et leurs limites

1/ Des visions optimistes qui tendent à s’imposer Le rôle considérable pris par la connaissance et par les TIC dans la période contemporaine a suscité un grand nombre d’analyses, parmi les économistes, les sociologues, et dans les organisations internationales telles que l’OCDE qui a développé le concept de « knowlege economy ».

Ces analyses ont une caractéristique commune : elles attribuent un rôle dominant et le plus souvent bienfaiteur à la technologie et à la connaissance – deux concepts qu’elles tendent souvent à confondre - dans l’explication des transformations des économies et des sociétés modernes.

Une première approche, très populaire aux États-Unis, et défendue dans « L’économie mondialisée » par Robert Reich ancien conseiller du président Clinton10, donne un rôle prépondérant aux TIC. Ces dernières abolissent les distances et transforment la planète en « un monde plat », selon l’expression de Thomas Friedman11, journaliste au New York Times : les TIC conduisent à de nouvelles formes d’organisation de la société et des entreprises en réseau donc moins verticales, c'est-à-dire moins hiérarchiques. Selon cette vision technologique, les TIC expliquent la plupart des transformations qui ont conduit à la mondialisation et à ses bienfaits pour l’humanité. Cette vision optimiste conclut à la convergence des systèmes productifs vers un modèle standard qui serait universel en raison de son efficacité supérieure aux formes antérieures d’organisation. Cette conception s’oppose à l’approche en terme de diversité des capitalismes développée dans le chapitre 1.

Une analyse voisine et complémentaire, qui a aussi reçu une large audience, a été développée par Jeremy Rifkin dans « L’âge de l’accès » publié en 200012. Pour cet économiste américain, dans les phases antérieures du capitalisme, l’institution centrale était la propriété : le marché était le lieu où les vendeurs échangeaient des biens qu’ils possédaient pour en acquérir d’autres. Aujourd’hui, l’explosion des TIC est à l’origine d’une mutation sans précédent : les marchés laissent la place aux réseaux, les biens aux services, les vendeurs aux prestataires et les acheteurs aux utilisateurs. Le recours au leasing et aux abonnements sonne le glas de la propriété et constitue la matrice d’un nouvel âge de l’économie.

Une troisième approche, qui va encore plus loin dans ses conclusions, est fondée sur la notion de « capitalisme cognitif », ce qui correspondrait à une nouvelle et ultime étape dans l’évolution historique du capitalisme. Selon ses défenseurs, le capitalisme cognitif conduirait à un dépassement du capitalisme et des ses principales limites grâce à la mise en oeuvre collective du travail cognitif (ou immatériel)13. Par exemple, dans leur ouvrage au titre évocateur Empire, Hardt et Negri défendent l’idée selon laquelle la nouvelle économie de l’information et l’économie numérique ont transformé le capitalisme post-fordiste en capitalisme cognitif. Ce qui les amène à conclure au développement inexorable d’une spectaculaire décentralisation de la production dans les activités industrielles et de services. Le capitalisme industriel avait provoqué la concentration intense des forces productives et des migrations massives de main d’œuvre dans les centres urbains devenus des cités usinières comme Manchester, Detroit… Avec le passage à l’économie informationnelle, la chaîne de 10 Robert Reich, L’Economie Mondialisée, Dunod, 1997. 11 Thomas Friedman, The World is flat – A Brief History of the Twenty-First Century, Farrar, Straus and Giroux, New York, 2005 12 Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès – La révolution de la nouvelle économie, La Découverte, 2000. 13 Carlo Vercellone (sous la direction de), Sommes-nous sortis du capitalisme industriel ?, La Dispute, 2003.

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montage serait remplacée par le réseau comme modèle organisationnel de production transformant les formes de coopération et de communication à l’intérieur de chaque site de production entre les différents sites. A l’image d’Internet, il n’y aurait pas de centre. Certes, la déconnexion géographique entre la production et la consommation, phénomène ancien dans l’industrie lié à la fragmentation des processus productifs, affecte aujourd’hui aussi les activités des services (centres d’appel, saisie informatique, comptabilité…). Mais faut-il en conclure au caractère totalement décentralisé et déterritorialisé de la production organisée en réseau qui s’opposerait à la concentration spatiale des activités ?

2/ Des analyses plus critiques Certains auteurs présentent une vision moins idyllique de l’économie de la connaissance et des TIC. C’est le cas du sociologue Manuel Castells14 qui analyse l’économie de la connaissance et des TIC comme une remise en cause de trois piliers essentiels de l’ère fordiste : des institutions centralisées, des relations sociales stables et des valeurs collectives fortes. Ainsi, le caractère hiérarchique et la centralisation qui caractérisaient l’entreprise ou l’État sont remplacés d’une part, par une organisation en réseau, horizontale et décentralisée et, d’autre part, par une prise de pouvoir des citoyens mieux informés et organisés. Les relations sociales se transforment avec l’évolution, la « vie » des réseaux, bousculant les valeurs fordistes de solidarité et d’entraide avec d’autant plus de force qu’existe une fracture numérique (voir l’encadré). Cette fracture numérique, même si elle tend à se réduire, oppose les plus éduqués (capable de maîtriser les abstractions de l’outil informatique) aux autres, démontrant à nouveau l’importance croissante prise par la connaissance dans nos sociétés. Ce fossé entre les populations existe également entre les pays et, à l’exception de quelques pays (Chine, Corée du Sud), il se creuse entre les pays développés et en développement.

L’économiste El Mouhoub Mouhoud15 propose une grille de lecture de l’économie mondiale à partir de la notion de division internationale du travail fondée sur la connaissance. Ce qui l’amène à constater que se met en œuvre un mode sélectif de division du travail fondé sur des bases d’excellence technologique. On utilise de moins en moins de main-d’œuvre standardisée pour sur-utiliser les compétences, les surpayer, ce qui crée évidemment des inégalités fortes entre les salariés. Apparaissent des mécanismes de sélection féroce entre les entreprises, mais aussi entre les pays qui participent à cette division internationale du travail. Simultanément, les firmes ont besoin de réactiver les logiques traditionnelles de division du travail tout en les modernisant par les TIC. Les transports et les télécommunications les plus modernes peuvent en effet servir à réhabiliter le taylorisme et à le rendre compétitif. Les firmes combinent ainsi les deux logiques de division du travail pour pouvoir obtenir plus de valeur, plus d’efficacité. C’est le cas de Nike , par exemple, qui va concentrer au niveau de la tête du groupe ses compétences sur la recherche-développement, la conception et le marketing, tout en mettant en œuvre une division taylorienne du travail à l’échelle mondiale pour les segments de production standardisables et facilement délocalisables.

La combinaison de ces deux modes de division du travail caractérise le fonctionnement de l’économie capitaliste contemporaine. Ce qui est très différent de l’image qu’en donnent les tenants du capitalisme cognitif ou des auteurs qui, comme Négri, estiment que le travail immatériel s’autonomise complètement par rapport à la production, que tous les travailleurs de tous les pays participent à ce mouvement de mondialisation, peuvent être connectés entre 14 Manuel Castels, La société en réseau, Fayard, Paris, 2001. 15 El Mouhoub Mouhoud, Mondialisation et délocalisation des entreprises, La Découverte, Repères n° 413, 2006.

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eux et devenir indépendants du capital fixe et se préparer à la transformation du capitalisme par lui-même, une sorte de communisme du capital.

Encadré : fracture numérique et exclusion cognitive Loin de se diffuser et de s’étendre aux pays en développement, les TIC restent l’apanage des pays riches. Comme le montre un rapport du Bureau international du travail (BIT), seuls certains pays émergents d’Asie (Chine, Corée du Sud) ont pu maintenir leur position en équipements informatiques par rapport aux pays industriels dans les années 1990. Mais leur retard reste constant (Campbell, 2000). Quant aux autres pays en développement, le fossé ne cesse de se creuser par rapport aux pays développés. Mais ce gouffre technologique ne se contente pas de séparer les pays riches des pays pauvres, il existe également au sein des États les plus industrialisés. En France, seuls 10 % de la population étaient équipés d’Internet au début des années 2000, les ouvriers ne représentant que 2,7 % des internautes, contre 35,8 % pour les cadres et les professions libérales. Internet ayant pour locomotive le commerce électronique, son développement s’oriente naturellement vers les classes sociales les plus aisées et les mieux éduquées. En outre, le facteur le plus important de la fracture numérique est davantage lié au niveau d’éducation qu’à un manque de ressources financières et technologiques : de nouveau, on constate le rôle que jouent les connaissances et la formation dans les mécanismes de création des inégalités sociales. Les travaux existants démontrent tous que, dans la société de l’information, les principales sources d’exclusion sont les difficultés à maîtriser l’abstraction informatique, l’interactivité, la gestion de l’espace et du temps.

III/ Stratégies des entreprises Dans l’économie moderne, l’efficacité des entreprises dépend leur capacité à maîtriser la connaissance et les nouvelles technologies. Les entreprises doivent résoudre trois séries de problèmes : (1) se réorganiser pour profiter des nouvelles technologies, (2) trouver des formes de financement adaptées au financement de l’innovation et (3) maîtriser les connaissances dont elles ont besoin et qu’elles sont amenées à produire. A/ La réorganisation des entreprises et ses impacts sociaux Le développement des systèmes d’information performants est devenu une clé de la réussite des entreprises. Cela nécessite des investissements significatifs en TIC mais aussi en formation, une réorganisation des entreprises et une veille technologique afin de repérer les innovations susceptibles de faire évoluer le système d’information. Celui-ci doit en effet être capable de gérer la communication entre les individus et entre les services, d’intégrer, stocker et réutiliser au mieux les connaissances et compétences internes et externes à l’entreprise ou encore de favoriser, si nécessaire, un élargissement du champ d’intervention de l’entreprise dans une économie en réseau et mondialisée.

Pour ce faire, on peut généralement identifier quatre grandes fonctions des systèmes d’information :

• le STT (système de traitement des transactions) se charge du traitement des transactions et plus généralement des activités et processus opérationnels courants ;

• le SIG (système d’information de gestion) fournit des indicateurs et rapports réguliers permettant de suivre et d’analyser les différentes activités de l’entreprise ;

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• le SAD (système d’aide à la décision) s’appuie sur la masse des informations disponibles en vue de préparer des études et analyses spécifiques ;

• le SID (système d’information décisionnel) analyse les données internes et externes à l’entreprise pour éclairer les choix stratégiques.

L’organisation et la gestion en réseau des connaissances et compétences de l’ensemble des personnels et des différentes composantes de l’entreprise apparaissent donc essentiels, source de différenciation et donc d’avantages comparatifs.

L’informatisation et la structure réticulaire concourent très largement à cette gestion efficace en accélérant le rythme de circulation de l’information et donc du travail : elles réduisent en effet le nombre d’échelons hiérarchiques et donnent davantage d’espace aux modes de coordination horizontaux et transversaux plutôt que verticaux. Ce type d’organisation accroît la flexibilité du travail et de l’entreprise et valorise les compétences plus facilement identifiables et mobilisables par le management pour répondre aux besoins des clients : la division cognitive du travail visant à valoriser le capital intellectuel prend alors le pas sur la division purement technique du travail (nous y reviendrons plus bas). Dans l’idéal, une telle organisation inclue au sein d’un même réseau l’ensemble des maillons de la chaîne de valeur (production) et des activités support (activités logistique, commerciales, financières, de gestion des stocks et des achats, de ressources humaines, de management…). Elles rapprochent, au sein de grands réseaux, les partenaires de l’entreprise en mettant en place des solutions efficaces de B2B (Intranet, Extranets, progiciels de gestion intégré (ERP), Workflow, Wiki…). Ces évolutions abaissent les coûts de transaction et rendent ainsi naturelles les coopérations entre firmes mais aussi l’externalisation d’une partie des activités de l’entreprise, depuis le support et la production jusqu’à la conception même de certains produits. Enfin, l’informatique et les réseaux permettent de rapprocher l’entreprise des clients (B2C) voire les clients entre eux (C2C). Pour reprendre les termes du journaliste Thomas Friedman, le monde est devenu « plat » sous l’effet d’une réduction des distances (entre acteurs socio-économiques, entre pays, entre modèles organisationnels et institutionnels…) et d’une accélération du progrès technique et des changements qu’ils induisent.

L’exemple de la relation aux clients est à ce titre tout à fait exemplaire : elle a fondamentalement changé de nature dans de nombreux secteurs : d’une part, certains activités de pure intermédiation entre consommateurs, sont nées grâce aux TIC : sur le site de vente aux enchères « e-bay », les clients sont à la fois producteurs et consommateurs, le site ne jouant que le rôle d’intermédiaire et de tiers de confiance. D’autre part, des activités plus traditionnelles ont évolué pour laisser davantage de place aux consommateurs dans la définition et la critique des produits mis sur le marché : les possibilités de laisser des évaluations (des films de cinéma, par exemple), de créer des communautés autour d’un centre d’intérêt (sortes de mini-associations de consommateurs), de construire et d’utiliser des bases de données sur ses clients pour leur donner des conseils personnalisés sont autant d’exemples des mutations introduites par les TIC. Elles valorisent l’information et les connaissances et leur donnent une place beaucoup plus centrale que par le passé. La créativité technique (notamment la conception de nouveaux produits et de nouveaux processus de production) et les innovations commerciales (parce qu’elles permettent de mieux connaître et fidéliser les clients) deviennent ainsi fondamentales.

Ces mutations ne sont évidemment pas sans poser des problèmes de sécurisation des échanges (moyens de paiement, confidentialité, authentification…) mais aussi et surtout des problèmes éthiques et sociaux. Le respect de la vie privée des clients comme des salariés doit ainsi être préservée et la surveillance de ces derniers limitées. Même si le travail change de nature, en se recentrant sur la production et l’exploitation de connaissances et compétence, l’accroissement

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du volume de travail autorisé par les TIC pose aussi un problème. Inversement, les phénomènes d’exclusion s’accroissent du côté des citoyens, pour des raisons de formation, ont des difficultés s’adapter à ces changements : les premiers touchés sont moins qualifiés qui travaillent sur un processus de production de plus en plus automatisé.

Le paradoxe de Solow : l’importance de réorganiser le travail pour bénéficier des TIC Certains économistes se sont interrogés sur l’impact réel des TIC sur les entrepriese et l’économie : c’est le « paradoxe de la productivité », formulé en 1987 par l’économiste américain Robert Solow, prix Nobel d’économie : « On voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques ». Cette absence de corrélation, du moins jusqu’à la fin des années 1990, entre le degré d’informatisation et les gains de productivité trouve essentiellement trois sources d’explication : des problèmes de mesure de la productivité (surtout dans les services), une lenteur dans la diffusion et l’application efficace des TIC (en particulier, mais pas seulement, pour des questions de formation à leur usage) et surtout la nécessaire réorganisation des entreprises pour que celles-ci puissent bénéficier de ses investissements en TIC.

Cette dernière explication, proposée par Philippe Askenazy16, est particulièrement intéressante pour comprendre le lien entre le développement des TIC et les stratégies d’entreprise. Que nous dit cette thèse ?

D’abord, il apparaît que de grands changements organisationnels se sont opérés dans l’industrie manufacturière au milieu des années 1980. Si ces changements sont protéiformes, une tendance se dessine néanmoins en faveur des modèles de production « au plus juste » qui présentent les caractéristiques suivantes : à l’opposé de la standardisation des produits, des tâches et des compétences ainsi que de l’exploitation des économies d’échelle (qui caractérisaient le fordisme), le modèle « au plus juste » se caractérise par une personnalisation des produits et la recherche de flexibilité, de rapidité et une valorisation des compétences individuelles. Le modèle « au plus juste » encourage également une démarche de qualité totale, réduit les échelons hiérarchiques, favorise un travail flexible, en équipes autonomes et en réseau (y compris avec les fournisseurs), la rotation des postes et la formation continue. Il réduit les stocks et recentre l’entreprise sur son cœur de métier plutôt que de chercher une intégration verticale systématique.

Ce type d’organisation caractérise assez bien le secteur des TIC (qui, contrairement au reste de l’économie, jusqu’à la fin des années 1990 connaît d’importants gains de productivité), mais pas nécessairement les autres secteurs. Il apparaît également que dans les secteurs qui ont mené ces transformations, le degré d’informatisation s’accompagne de gains de productivité significatifs alors que cette corrélation n’apparaît pas dans les autres secteurs. Pire, dans les entreprises qui se sont informatisées sans se réorganiser ou qui se sont réorganisées sans réel recours aux TIC, la productivité des facteurs a significativement baissé. Le développement des TIC apparaît donc source de gains de productivité si et seulement si une réorganisation adéquate des processus de production est mise en œuvre par l’entreprise.

16 P. Askenazy, La croissance moderne, Economica, 2002.

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B/ Le financement des actifs immatériels et le capital-risque L’économie de la connaissance soulève des problèmes de financement particuliers aux entreprises, liés notamment à la spécificité des actifs immatériels, d’une part, et à la difficulté de gérer les risques inévitables qui entourent l’activité d’innovation, d‘autre part. La finance bancaire traditionnelle se heurte à des difficultés pour le financement des actifs immatériels. Tout d’abord, les actifs immatériels étant généralement spécifiques et non récupérables, comme on l’a vu, leur valeur liquidative est incertaine ; ils ne peuvent donc constituer des garanties tangibles (les « collatéraux »). Or le banquier a besoin de se protéger contre le risque par des prises de garanties. En second lieu, le rendement des investissements immatériels étant aléatoire, les entreprises ne peuvent s’engager à honorer la charge de leur dette bancaire sur la base d’échéances fixées à l’avance, comme c’est le cas pour les crédits traditionnels. Par ailleurs, les instruments d’analyse économique et financière dont dispose le banquier sont peu opérationnels pour évaluer actifs immatériels détenus par l’entreprise. Les chargés de clientèle-entreprise fondent très largement leur analyse financière et leurs techniques d’évaluation (« scoring ») sur des documents comptables et les liasses fiscales. Or les actifs immatériels (compétence, réputation, capacité d’innovation…), qui sont les fondements de la pérennité et de l’avantage concurrentiel dans l’économie de la connaissance, sont très difficiles à appréhender par les données comptables. Le fait, en particulier, que la majorité des dépenses consacrées à la constitution d’actifs immatériels soit comptabilisée comme des charges, et non comme des investissements, conduit à une sous-évaluation de la rentabilité d’une firme ayant un important capital immatériel.

Ces limites de la finance bancaire traditionnelle ont suscité des innovations financières dont le « capital-risque » est l’une des plus exemplaires17. Il s’agit d’un instrument destiné à financer l’innovation des jeunes entreprises innovantes de haute technologie (JEHIT), souvent appelées start-up ou « jeunes pousses ». Le capital-risque ou venture capital est né aux États-Unis dans les années 1940 dans la fameuse Silicon Valley où il s’est considérablement développé au moment de la phase de la « nouvelle économie » dans les années 1980-90. Apparaissent alors des petites entreprises d’un type nouveau, avec un fort potentiel de croissance, d’importants besoins de financement, ne pouvant être autofinancés et n’offrant pas de garanties. Le capital-risque est un instrument original qui consiste en un apport en fonds propres, généralement par une prise de participation, sur plusieurs années (3 à 5 ans en moyenne). Le personnage principal est le capital-risqueur qui lève des fonds auprès d’investisseurs. Mais celui-ci n’est pas seulement un financeur, il prend également une part active dans la gestion de la start-up ; c’est généralement un acteur spécialisé, un pharmacien s’il s’agit d’une entreprise de biotechnologie, un ingénieur en informatique si la jeune pousse cherche à développer une innovation dans les TIC. Le capital-risqueur n’est pas un mécène, son objectif est d’accroître la valeur financière de la start-up et de dégager une forte rémunération grâce à la plus-value réalisée sur la vente de sa participation. Les investisseurs sont ensuite rétribués. On a ainsi pu présenter la relation du capital-risqueur avec la start-up comme un mariage avec promesse de divorce ! Une fois que la jeune pousse a grandi, ce sont les marchés financiers ou les grandes entreprises qui prennent le relais en rachetant ces entreprises innovantes.

Les fonds de pension américains ont été, à partir des années 1980, les principaux pourvoyeurs de fonds des capital-risqueurs à la suite d’un assouplissement des règles prudentielles qui a autorisé les gestionnaires de fonds de pension à investir dans des actifs hautement risqués, tels

17 Emmanuelle Dubocage et Dorothée Rivaud-Danset, « Le capital-risque », La Découverte, collection Repères, n° 445, 2006.

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que le capital-risque. Ainsi a pu être canalisée vers le financement de l’innovation radicale une partie de l’épargne des ménages collectée par les fonds de pension.

Dans le prolongement du système du capital risque, des compartiments particuliers de la bourse, le Nasdaq18 aux États-Unis et le nouveau marché en France, se sont développés pour assurer le financement des entreprises engagées dans les nouvelles technologies. Leur rôle a été capital au moment de l’épisode de « la nouvelle économie » à la fin des années 1990.

C/ La gestion des connaissances et la propriété intellectuelle Un troisième type de défi auquel sont confrontées les entreprises concerne la gestion des connaissances que celles-ci mobilisent et sont amenées à produire. Gérer la connaissance signifie identifier, expliciter, protéger et valoriser les ressources cognitives, les capacités d’apprentissage et les compétences de l’entreprise. Cette fonction stratégique de l’entreprise concerne des biens immatériels dont les propriétés sont particulières, comme on l’a vu. C’est donc un défi pour l’entreprise qui est plus à l’aise dans le contrôle et la manipulation de son capital tangible. Ainsi définie, la gestion des connaissances, ou knowledge management, concerne plusieurs types d’activité :

- la mise en place de mécanismes d’incitation pour encourager les employés à exprimer et à partager leurs compétences ;

- le filtrage et la sélection d’informations stratégiques, et en particulier la veille technologique destinée à utiliser l’information et les connaissances en provenance de la recherche publique ou de partenaires ;

- la codification des connaissances, de manière à rendre celles-ci classables, stokables et réutilisables et protégeables par la propriété intellectuelle. Egalement, la codification permet de rendre les connaissances indépendantes des individus qui les ont développées et de faciliter leur transmission au sein de l’entreprise.

- enfin, la gestion de la protection intellectuelle, destinée à protéger et à valoriser est devenue une activité stratégique des entreprises.

La gestion de la propriété intellectuelle a pris une place cruciale dans les économies fondées sur la connaissance. Question complexe et controversée, la propriété intellectuelle ne se limite pas aux entreprises. Celle-ci est en effet au coeur d’enjeux politiques et sociétaux importants. Elle sera abordée dans ses principales dimensions dans la section suivante consacrée aux politiques publiques.

IV/ Les politiques publiques La connaissance est l’archétype du bien public porteur d’externalités positives, comme on l’a vu précédemment. La théorie économique standard montre que les marchés concurrentiels sont dans l’incapacité de réguler la production et la diffusion de biens porteurs d’externalités. Deux possibilités sont alors offertes : en premier lieu, sortir de la logique concurrentielle et construire des monopoles destinés à contrôler les connaissances. C’est ce que les grandes entreprises cherchent à faire, avec l’exemple emblématique de Microsoft dans l’industrie des 18 Acronyme pour National Association of Securities Dealers Automated Quotation (Systems)

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logiciels. Mais une telle situation est sous-optimale car elle engendre une rente monopolistique préjudiciable aux usagers. Une autre solution est de mettre en place une régulation publique « hors-marché » : c’est le fondement des politiques publiques dans le domaine de la connaissance. L’importance de ces politiques publiques est à la hauteur de l’enjeu stratégique considérable représenté par la production des connaissances dans les économies contemporaines.

Les interventions publiques dans le domaine de la connaissance prennent deux formes principales : l’investissement public dans la production de connaissance (1), et la protection des productions privées destinée à garantir la rentabilité de la R&D menées par les entreprises. Ces politiques s’inscrivent dans le contexte des systèmes nationaux d’innovation, très différents d’un pays à l’autre (2), ainsi que dans le cadre de l’Union européenne qui n’a pas réussi jusqu’ici à atteindre ses objectifs dans le domaine de l’économie de la connaissance (3).

A/ L’investissement public dans la production de connaissance L’État intervient dans le financement de la recherche publique ou en subventionnant des entreprises privées. Lorsqu’une activité de recherche et développement19 (R&D) est totalement financée par la collectivité, personne ne peut théoriquement s’approprier de droit exclusif sur l’utilisation de la connaissance produite. On parle alors de « savoirs ouverts » par opposition aux « savoirs fermés » qui font l’objet d’une appropriation privée. L’objectif est en effet, en diffusant ces connaissances, de faire profiter le plus largement possible la collectivité des externalités positives de connaissance puisque celles-ci sont à l’origine du développement de nouvelles connaissances, de nouveaux produits, de nouveaux procédés… Pour ce faire, la recherche financée sur fonds publics définit des normes de diffusion et de non appropriabilité du savoir, notamment à travers les publications scientifiques.

1) Une tendance à la baisse des financements publics

Même s’il y a un consensus pour reconnaître le rôle essentiel de la recherche publique, on constate une tendance à la baisse de la part de l’État dans le financement global de de la R&D dans les principaux pays industriels (figure 14). Cette baisse relative des financements publics semble enrayée depuis le début des années 2000 ; notamment les États-Unis ont su, après l’éclatement de la bulle spéculative en 2000, compenser la chute de l’investissement privé par un accroissement de l’investissement public. Sur une plus longue période, la diminution des financements publics apparaît plus ou moins compensée par un développement de l’investissement privé : ce constat s’applique plus aux États-Unis et au Japon qu’en Europe. Ce qui contribue à expliquer les écarts entre pays en matière d’effort global de recherche, et notamment le décrochage de l’Europe par rapport aux États-Unis et au Japon souligné précédemment (cf p. ).

19 Ici, la recherche et développement est utilisée dans le sens très large de production d’idées et d’œuvre de l’esprit, de quelque nature qu’elle soit (scientifique, technique, artistique…), et de leur concrétisation.

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France Corée Etats-UnisJapon (ajus.) UE15 Chine

Figure 14 – Part des dépenses intérieures en R&D financées par l’État

2) Une frontière floue entre productions publique et privée des connaissances

La production de connaissances ayant généralement un coût élevé, la collectivité publique comme les entreprises en évaluent le coût d’opportunité : les ressources financières nécessaires à une recherche donnée seraient-elles mieux employées ailleurs ? L’entreprise calcule pour cela les profits attendus de l’exploitation des résultats de cette recherche. L’État, de son côté, est supposé évaluer les bénéfices collectifs. Les pouvoirs publics décident alors d’investir dans un champ de production de connaissance non seulement si le bénéfice social espéré est suffisamment élevé, mais également en fonction de l’intérêt que les entreprises privées manifestent pour la production des savoirs considérés : si les entreprises attendent des profits élevés, l’État pourra se reposer (totalement ou partiellement) sur elles pour financer l’activité de recherche. A l’opposé, des recherches non directement applicables ou d’application trop incertaine dans le secteur privé mais dont le rendement social attendu est élevé devront trouver un financement public, comme c’est le cas pour la recherche fondamentale.

Dans de nombreux cas, le compromis entre financement privé et public des activités est donc difficile à établir, d’autant que les recherches publiques et privées s’enrichissent mutuellement. Cette difficulté explique une large partie des différences qui peuvent exister entre les systèmes nationaux d’innovation, non seulement en termes de financement (certains pays favorisant la recherche privée, d’autres la recherche publique) mais aussi en termes de mise en œuvre des droits de propriété intellectuelle.

B/ Les systèmes nationaux d’innovation Les politiques publiques ne se limitent pas au financement de la R&D. Elles prennent des formes diverses et se déclinent au niveau national par la mise en place de « systèmes nationaux d’innovation ».

1) Définition

La notion de système national d’innovation (SNI) a été développée par les économistes en se fondant sur deux constats : d’une part, le fait que l’innovation et l’accumulation des savoirs est un processus collectif impliquant des interactions entre les différents acteurs (entreprises, chercheurs, universités, État, etc.) ; d’autre part, le caractère essentiel des facteurs

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institutionnels dans l’analyse économique des mutations techniques et des politiques publiques.

On entend par SNI l’ensemble des acteurs et institutions qui contribue à l’accumulation des connaissances dans un espace national. Le SNI recouvre l’activité scientifique et technique, la formation de la main d’oeuvre et le financement de la R&D. Les institutions concernées sont, outre les entreprises, les universités, les laboratoires de recherche, les instituts de formation supérieure, et les acteurs financiers.

Une dimension essentielle des SNI, et de leur efficacité, réside dans la qualité des interactions entre les différents acteurs, en particulier les interactions des firmes innovantes entre elles, avec le système financier, avec l’État et l’ensemble des acteurs publics.

On a montré au chapitre 1 que les arrangements institutionnels qui fondent les SNI sont différents selon les pays ; c’est même un des facteurs importants de la « variété des capitalisme ». Ainsi il est apparu que, le capitalisme anglo-saxon, fondé sur les marchés, serait performant pour les innovations radicales dites « high tech », que les SNI des capitalismes du Japon et d’Europe continentale seraient plus efficaces pour les innovations incrémentales dans les industries matures (cf. p. ). L’une des conclusions du chapitre 1 est que les relations États / marché sont un des éléments clés du fonctionnement des capitalismes contemporains. Comment s’applique-t-elle aux SNI ?

2) L’efficacité du SNI américain Les pouvoirs publics jouent un rôle central dans l’organisation de la R&D aux États-Unis. Tout d’abord, l’État finance massivement la recherche : une grande partie des TIC – particulièrement l’informatique et Internet - résultent d’innovations d’origine militaire. En second lieu, les États offrent des débouchés considérables aux entreprises auxquels ils achètent des biens et services en grande quantité. On peut comprendre la grande dépendance des entreprises et des marchés envers l’État à partir de l’histoire de la Silicon Valley, généralement présentée comme emblématique de la libre entreprise et du nouveau capitalisme aux États-Unis. En effet, un examen attentif révèle que l’État américain est, depuis la Seconde Guerre mondiale, profondément impliqué dans le financement de la recherche de cette industrie comme dans l’achat de ses produits. Plus de 70 % du soutien à la recherche en génie, en sciences informatiques et dans les disciplines connexes vient du seul gouvernement fédéral. Un des principaux bénéficiaires de ces largesses est l’université Stanford, au cœur de la Silicon Valley. Le soutien de l’État américain aux TIC va bien au-delà de son rôle d’acheteur et de bailleur de fonds de la recherche. Le Congrès établit également des lois qui servent les intérêts de ces entreprises. Ainsi en est-il des lois sur la propriété intellectuelle, particulièrement favorables aux entreprises innovatrices. Au total, les pouvoirs publics et les entreprises sont intimement liés dans le processus d’innovation dans le cadre du SNI américain.

3) Les faiblesses du SNI français L’organisation et le financement de la recherche en France connaissent des faiblesses structurelles, qui ont été bien identifiées par les scientifiques du mouvement « Sauvons le recherche ». En termes d’effort de recherche, la France est passée du 5ème au 11ème rang parmi les 30 pays de l’OCDE de 1995 à 2005. Les dépenses publiques restent élevées (près de 1% du PIB), mais leur part a baissé (figure 18), et le tiers de ces dépenses est consacré à la recherche militaire (nucléaire, en particulier). Par ailleurs, une caractéristique bien connue de

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la R&D française est la faiblesse des sommes engagées par les entreprises, estimées à 1.2% du PIB, contre 1.9% aux États-Unis, 2.3% au Japon et 3.1% en Suède.

De plus, contrairement aux États-Unis, la France semble avoir moins de succès dans la valorisation de la recherche publique, si l’on en croit un rapport récent20. A la fois pour des raisons culturelles de méfiance des chercheurs vis-à-vis des intérêts privés et de sous investissement en R&D des entreprises, les relations entre la recherche publique et le monde économique serait en France insuffisante, du moins comparées aux autres expériences nationales. Cette situation serait de surcroît amplifiée par l’existence de fortes disparités entre établissements et serait à l’origine d’un écart important et cumulatif de fonds perçus au titre de partenariats par la recherche publique française par rapport à des pays comme l’Allemagne (180 millions d’euros) ou la Grande-Bretagne (78 millions d’euros) : alors que les contrats avec les entreprises financent 6% de la recherche publique aux États-Unis et 5% en Allemagne, ils ne financent que 3% en France.

De même, le rapport pointe une faible capacité des laboratoires publics français, à quelques exceptions près, à déposer et, plus encore, à valoriser des brevets : si cette valorisation permet de financer 3 à 5% de la recherche publique aux États-Unis, elle ne pourvoie qu’à 1% en France.

Le décrochage de la recherche française s’expliquerait par l’existence d’un empilement trop lourd de dispositifs de recherche, par l’absence de politiques de financement ciblées (sur des projets d’excellence, sur des industries de pointe ou sur certains types d’entreprises) ou encore par la trop faible autonomie des universités. Pour répondre à ces sources d’inefficacité du SNI français, trois dispositifs ou procédures nouvelles ont été mises en place : la reconnaissance et le soutien des « pôles de compétitivité », le regroupement des différents instruments de soutien aux PME avec la création de Oseo-Anvar, et la création de l’Agence nationale de la recherche (ANR) en 2005.

Concernant le ciblage de la recherche et son insuffisance dans le secteur privé, le rapport de Jean-Louis Beffa, PDG de Saint-Gobain21, conclut que le problème principal est une trop grande spécialisation des entreprises françaises dans les secteurs de faible technologie, à la différence des pays concurrents (États-Unis, Allemagne et Japon en particulier).

Un meilleur ciblage des aides publiques vers les secteurs de haute technologie est recommandé par les rapports Guillaume et Beffa ; de même qu’un renforcement de la mobilité des chercheurs publics dans le privé et la mise en place des offices de valorisation des productions de connaissance ou encore des incitations financières à développer les partenariats public-privé.

Face aux limites du SNI français, ces propositions suggèrent des pistes intéressantes mais ne sont cependant pas sans risques, notamment celui d’asservir la recherche fondamentale à des besoins privés dont les intérêts sont davantage tournés vers le court et moyen terme que vers le long terme. La place de l’État, comme les États-Unis l’ont compris depuis longtemps, apparaît donc aussi, et plus que jamais, fondamentale dans la production de connaissance.

20 Henri Guillaume (sous la direction de), Rapport sur la valorisation de la recherche, N°2006-82, 2007. 21 Jean-Louis Beffa, Pour une nouvelle politique industrielle, La Documentation Française, 2005

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C/ L’échec de la stratégie européenne pour l’économie de la connaissance Lors du Conseil européen de Lisbonne en mars 2000, une stratégie globale a été décidée visant à préparer la transition vers une société et une économie fondées sur la connaissance. L’objectif stratégique pour l’Union Européenne en 2010 était de « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ».

Schéma : Représentation simplifiée des enchaînements vertueux de Lisbonne

Volet économie du savoir • Investissement dans le

capital humain • Investissement dans la

R&D

Développement des secteurs de pointe

Volet concurrence • Déréglementation du

marché des biens et des services

• Flexibilité accrue du marché du travail

Intensification du processus de destruction créatrice

Accélération de la productivité

Croissance et

emploi

L’ambition de l’agenda de Lisbonne était de rattraper le retard de l’Europe sur les États-Unis dans le domaine de la R&D. L’objectif fixé est que les dépenses nationales de R&D atteignent 3% du PIB en 2010. Ce qui aurait nécessité d’accroître le nombre de chercheurs de l’Union Européenne d’un à deux tiers, soit de 300 000 à 600 000, selon le taux de croissance du PIB.

Le rapport Kok, établi à mi-chemin de la mise en oeuvre de la stratégie de Lisbonne, a dressé un bilan plutôt négatif, constatant les retards importants par rapport aux objectifs ambitieux22. Ce qui signifie que l’Europe a perdu un terrain précieux par rapport à ses principaux concurrents internationaux, notamment les États-Unis et le Japon. Nombre d’indicateurs reflètent ce retard pris par l’UE et la difficulté de celle-ci à s’insérer dans le nouveau paradigme technologique : une moindre diffusion des TIC qu’aux Etats-Unis et au Japon, une plus faible part des secteurs innovants dans la structure productive, une activité d’innovation moins dynamique, …23.

Pour certains, c’est l’insuffisance de l’effort de recherche qui explique la faiblesse relative de la croissance en Europe. On peut penser que la causalité inverse est aussi pertinente : c’est parce que les perspectives de croissance sont insuffisantes en Europe que les entreprises n’investissent pas assez en R&D. Quant aux États, ils subissent de fortes contraintes budgétaires du fait de la faiblesse de croissance économique, ce qui les incite à limiter l’ensemble de leurs dépenses, y compris celles de R&D. D’autant que le Pacte de stabilité et de croissance, qui limite les déficits, renforce la discipline budgétaire dans l’Union européenne. Etant donné leur caractère stratégique, il serait souhaitable de « sanctuariser » les dépenses publiques de R&D à l’échelle européenne, en mettant celles-ci à l’abri de normes budgétaires quelque peu aveugles … 22 Kok W., « Relever le défi : la stratégie de lisbonne pour la croissance et l’emploi », Rapport du groupe de haut niveau, Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes, novembre 2004. 23 OCDE, A New Economy ?, The changing role of innovation and information technology in Growth, Paris, 2000.

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V/ Propriété intellectuelle et privatisation des savoirs Le droit de la propriété intellectuelle désigne l’ensemble des droits conférés aux personnes réalisant une création intellectuelle. Il est essentiel au développement de la recherche et des innovations dans les entreprises privées puisque les caractéristiques particulières de la connaissance, qui en font un bien public, posent deux problèmes à l’entreprise qui souhaite investir : en premier lieu, son caractère « non exclusif » réduit voire supprime toute incitation à produire du savoir (du moins si celui-ci ne peut-être gardé secret ou inexploitable) car personne ne pourra être contraint à payer pour en faire usage. En second lieu, son caractère « non rival » rend tout rationnement de la demande inefficient puisqu’il ne coûterait rien de laisser l’information en libre accès (ce qui profiterait alors à tous).

Accorder un droit exclusif sur une innovation incite les entrepreneurs à investir ; mais, dans le même temps, ce droit de propriété est inefficient puisqu’il rationne l’accès à ce nouveau savoir. La propriété intellectuelle cherche à résoudre ce problème en deux temps : en accordant d’abord un droit d’exclusivité à l’entreprise innovante pendant une durée limitée afin d’inciter celle-ci à investir dans la recherche, et en permettant ensuite un accès de tous à la connaissance. Tout repose donc sur l’arbitrage entre incitation à investir et diffusion des résultats.

La propriété intellectuelle s’est organisée autour de deux piliers principaux, le brevet et le droit d’auteur (1), mais son évolution récente se caractérise par une dérive inquiétante, sous la forme d’une tendance à la privatisation du savoir (2).

A/ Le brevet et le droit d’auteur : piliers de la propriété intellectuelle Selon l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle), la propriété intellectuelle possède deux branches : la propriété industrielle et le droit d'auteur. La première comprend les législations sur les inventions (brevets), les marques, les dessins et modèles industriels et les indications géographiques ; la seconde les oeuvres littéraires et artistiques (romans, poèmes, pièces de théâtre, films, oeuvres musicales, oeuvres d'art…). Il est à ce stade important de préciser que la propriété intellectuelle ne concerne théoriquement pas les idées abstraites mais leur mise en œuvre concrète. Dans les paragraphes suivants, sont analysés le droit des brevets et le droit d’auteur qui sont les principaux piliers de la propriété intellectuelle appliquée aux sciences et techniques.

Le brevet, d’abord, protège une invention en octroyant à l’innovateur un droit de monopole sur celle-ci. Ce droit d’exclusivité est limité dans le temps (20 ans à partir du dépôt), dans l’espace et par l’étendue du brevet. Ce dernier point, comme la possibilité même de déposer un brevet, dépend des conditions suivantes : i) l’invention doit être nouvelle et suppose donc une recherche d’antériorité sur les territoires qui font objet de la demande. ii) Elle doit être « non évidente » pour un homme de l’art. L’innovation doit donc être l’objet d’une activité inventive. Il convient dès lors de ne pas confondre invention (brevetable) et découverte (non brevetable) : Christophe Colomb a découvert l’Amérique mais ne l’a pas inventée… Enfin, iii) l’innovation doit avoir une application industrielle. Un fois le brevet attribué, la nouvelle connaissance est divulguée publiquement.

On mesure toutefois les difficultés posées par l’interprétation de ces règles : un gène, un logiciel ou une formule mathématique sont-ils brevetables ? Il faut également noter que le brevet implique deux institutions et représente un double coût pour l’innovateur : celui de

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déposer le brevet dans les offices compétents et celui de contrôler et poursuivre l’utilisation illicite de son invention, en faisant appel le cas échéant à l’institution judiciaire. Ce coût est d’autant plus élevé qu’il n’est souvent pas toujours aisé de fixer la frontière entre ce qui est nouveau de ce qui relève d’une innovation préexistante. Une course aux brevets peut cependant se révéler stratégique dans la concurrence entre firmes puisqu’un brevet suffisamment large peut bloquer les innovations susceptibles d’améliorer l’innovation brevetée. Le problème du coût se pose aussi pour les demandeurs de licences, notamment lorsque ce demandeur doit négocier simultanément des licences différentes avec des acteurs différents.

Dans une optique tout autre, le droit d’auteur ne protège pas le « fond » (une idée) mais la « forme » (l’expression de cette idée). Cette protection est immédiate et gratuite. Elle ne suppose pas de lourdes formalités et repose sur le seul critère d’originalité de l’œuvre. Le droit d’auteur octroie des droits patrimoniaux (relatifs à l'exploitation d'une œuvre) qui garantissent l’exclusivité sur la reproduction, la représentation, l’adaptation et la traduction sur celle-ci. Il octroie également des droits moraux (relatifs à la manière d’exploiter l'œuvre, au respect de son intégrité), variables selon les pays. Ils englobent généralement le droit de revendiquer la paternité de l’œuvre et celui d’en refuser toute modification susceptible d’être préjudiciable à leur honneur ou à leur réputation. Ces droits courent jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur.

Il faut enfin souligner une caractéristique importante des droits de propriété intellectuelle : leur cessibilité. En effet, sous réserve que les coûts de transaction sont suffisamment faibles, cette propriété présente théoriquement l’avantage de permettre l’exploitation de ce droit par celui qui le valorisera le mieux. Elle permet aussi aux firmes de trouver des bases contractuelles pour négocier des coopérations ou des échanges d’informations.

B/ Evolution et dérives des systèmes de propriété intellectuelle Dans la mesure où le brevet fournit un monopole sur une invention, une seule firme en bénéficiera, même si plusieurs entreprises ont, indépendamment l’une de l’autre, investi en R&D dans l’objectif de sa mise au point. Ces investissements sont en partie ou en totalité perdus par ces firmes qui cherchent donc, en investissant davantage, à être les premières à déposer le brevet. Cette course peut donc conduire à dilapider la valeur (privée voire sociale) de l’innovation.

Un risque est aussi celui du morcellement de la propriété intellectuelle : lorsqu’une technique dépend de plusieurs brevets détenus par plusieurs propriétaires différents, l’utilisation de cette technique suppose d’abord une négociation coûteuse avec plusieurs acteurs. Des firmes peuvent, pour éviter cela, s’accorder pour constituer des « pools » (regroupement) de brevets, par exemple lorsque l’enjeu est le développement de standards. Ces regroupements sont cependant difficiles puisque chacun a intérêt à voir l’autre baisser ses prix sans baisser les siens. Finalement, le prix fixé est trop élevé et la demande inefficacement rationnée.

1/ Des dérives accentuées par les évolutions récentes a) L’extension du domaine du brevetable

A partir des années 1980, la course à une privatisation des savoirs prend une autre dimension puisque le domaine du brevetable s’étend considérablement sous la forte pression des entreprises privées dans certains secteurs (biomédical, par exemple) et sous l’évolution des comportements de la recherche publique.

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Ainsi, les logiciels, jusque là essentiellement protégés par le droit d’auteur sont devenus brevetables dans certains pays (notamment aux États-Unis), de même que certains dispositifs utilisés par les sites de commerce électronique (par exemple le principe de l’achat « en un clic »), que le vivant (puisque les gènes ou les OGM peuvent faire l’objet de brevets) ou que certains résultats de la recherche fondamentale. Les instruments, matériaux de recherche et bases de données peuvent également faire l’objet de droits exclusif : la société Decode Genetics dispose ainsi des données médicales, génétiques et généalogiques de la population irlandaise. De même, la firme Human Genome Sciences a déposé un brevet sur la base de l’identification d’une fonction mineure d’un gène, empêchant les résultat de chercheurs publics belges et américains d’exploiter une découverte bien plus importante sur le rôle de ce gène dans la pénétration du SIDA dans les cellules : le brevet accordé à l’entreprise couvre toutes les fonctions du gène (même celles que n’avaient pas découverte l’entreprise) et seule cette entreprise peut exploiter la découverte publique. Dans cette logique, en considérant les gènes indépendamment de sa spécificité, comme une molécule chimique, c’est finalement la découverte d’un gène qui est brevetée et non l’invention, rompant avec l’équilibre antérieur du droit de la propriété intellectuelle.

Si l’on ajoute à ces évolutions le fait que les subventions publiques aux entreprises (notamment dans le domaine du vivant) contribue à l’appropriation privée des savoirs et que les chercheurs et institutions publiques sont également entrés dans la logique des dépôt de brevets afin de promouvoir leurs intérêts commerciaux, il apparaît alors clairement qu’une dérive s’est opérée et qu’une privatisation excessive des connaissances est aussi à déplorer.

C’est le cas lorsqu’un brevet ou un ensemble de brevets, en portant sur une découverte ou un résultat général ou bien en fragmentant l’accès au savoir nécessaire à une même application industrielle, empêchent l’exploitation de la connaissance au lieu de l’encourager. Une privatisation des savoirs peut également apparaître excessive lorsqu’elle remet en cause le principe de production de savoirs ouverts des laboratoires de recherche publics, réduits au rôle de sous-traitants du secteur privé, à l’image de ce qu’autorise le Bayh Dole Act aux États-Unis voté en 1980.

Enfin, une privatisation des savoirs est excessive lorsqu’elle réduit les possibilités de développement des pays du Sud : avec l’extension mondiale des systèmes de propriété intellectuelle permise par les ADPIC (Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle touchant au commerce) au sein de l’OMC, l’accès au soin est rendu difficile par les firmes détentrices de brevets. Ces différents excès ont conduit à leur relative régulation : les mécanismes de licence obligatoires (autorisant l’utilisation d’une connaissance pour des raisons d’intérêt général), quoique très insuffisants, contribuent à résoudre des problèmes comme celui de l’accès aux soins.

b) La remise en cause du droit d’auteur

Ces dérives de la brevetabilité touchent, de manière très différente, le droit d’auteur. En effet, si l’extension dans le temps de ce droit relève d’une logique semblable de privatisation excessive de la connaissance, le développement des TIC a parallèlement permis un accès simple et très peu coûteux à de nombreux contenus (audiovisuels, logiciels…). Cet accès pose le problème du respect des droits patrimoniaux (du fait de la piraterie), mais aussi, dans une certaine mesure celui des moraux (puisque la modification des œuvres est également aisée). Contrairement au brevet qui limitait l’usage de la connaissance, les TIC rendent au contraire difficilement « excluables » l’usage d’un bien informationnel. Ces évolutions posent un défi de taille aux industries de contenus qui devront savoir trouver des modèles d’affaires adaptés (financement par la publicité, par les produits dérivés, par les concerts…).

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Au final, la propriété intellectuelle apparaît largement bouleversée depuis les années 1980 puis 1990 sous le double effet du progrès technique et de l’évolution législative et jurisprudentielle. Ces transformations créent d’importants défis pour les institutions publiques comme pour les entreprises privées, au niveau national et international : accompagner le progrès technique (même lorsque celui-ci bouleverse certaines industries), éviter une privatisation excessive des connaissances, favoriser un développement équilibré, au niveau mondial, de ces droits afin que les pays technologiquement les plus avancés ne s’installent pas dans une situation de domination pérenne des pays en développement. Après tout, les États-Unis n’ont-ils pas profité, au 19e siècle, des vertus de la copie (des techniques anglaises) pour leur propre développement ? Ces défis ont d’ores et déjà commence à faire émerger de nouvelles formes de propriété intellectuelle.

2/ Les nouvelles formes de propriété intellectuelle Les facteurs de déstabilisation de la propriété intellectuelle, notamment technologique, ont conduit à l’adoption de nouvelles formes de production et de rentabilisation de la connaissance privée en dehors (ou en marge) de la propriété intellectuelle classique. Il semble intéressant, pour illustrer ce propos, de citer trois exemples emblématiques des nouvelles pratiques induites par l’avènement des TIC : le logiciel libre, le copyleft et la licence globale.

Le logiciel libre se caractérise par la liberté qui est laissé à n’importe quel utilisateur non seulement d’utiliser et de copier le logiciel mais aussi et surtout d’en modifier le code source (c’est-à-dire les lignes de codes constituant programme) à condition de mettre ces corrections ou améliorations à la disposition de tous. Les utilisateurs (expérimentés) peuvent ainsi corriger et adapter les programmes en fonction de leurs besoins et contribuer à son évolution. Le logiciel libre est associé à une « licence libre », protection nécessaire à son maintien dans le domaine public, qui lui donne ainsi un caractère viral : le développement du logiciel libre ne peut se poursuivre que sous la forme de logiciel libre. Dans le cas de Linux (système d’exploitation informatique libre, concurrent de Windows), une « licence publique générale » (GPL) assure cette fonction de non appropriation privée des modifications du logiciel.

L’incitation classique consistant à pouvoir bénéficier des droits patrimoniaux associés à la programmation d’un logiciel n’existe donc plus. Quelles sont alors les incitations des participants à s’engager dans la communauté des développeurs ? Les motivations sont assez proches de celles que l’on trouve dans la production de savoirs ouverts par les institutions de recherche publique : des motivations altruistes, l’intérêt que l’on peut avoir à relever des défis techniques mais aussi la réputation que les programmeurs tirent de cette activité. Cette réputation peut parfois se monnayer sur le marché du travail. Enfin, l’intérêt des programmeurs réside dans le fait qu’ils sont aussi les utilisateurs de ces logiciels. Ces différents aspects conduisent à une innovation rapide et souvent de qualité supérieure à celle de logiciels commerciaux. Pour favoriser leur diffusion, certaines licences de logiciel libre autorisent des entreprises à protéger et exploiter commercialement des innovations en bout de chaîne (interfaces conviviales…) et à offrir des services d’assistance payants.

Le même principe que celui mis en œuvre pour le logiciel libre a été mis en œuvre dans le domaine culturel. Le « copyleft » a ainsi été initié en 2001 au sein de l’Université de Stanford par la fondation Creative Commons. Il s’agit, pour un auteur adoptant ce type de protection, d’autoriser la reproduction, la distribution et la communication libre de l’œuvre, à condition que cela soit réalisé à titre gratuit. Par ailleurs, l’auteur peut choisir parmi une liste d’options le niveau de protection qu’il désire : il a la possibilité d’exiger d’être cité, d’être saisi avant toute modification de l’œuvre, d’être saisi avant toute utilisation commerciale ou encore d’exiger que les œuvres dérivées de la sienne héritent des mêmes conditions de copyleft. La

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gestion collective traditionnelle des droits d’auteurs limite cependant, pour l’heure, les possibilités d’accéder à ce type de protection.

Ces nouvelles formes libres de propriété intellectuelle, fondées sur une création collaborative et une diffusion « virale » (bouche à oreille) suppose néanmoins la construction de nouvelles stratégies de valorisation des contenus culturels. Cette valorisation passe par la vente de produits dérivés, par les revenus des concerts, par la publicité ou simplement par la satisfaction que les auteurs peuvent tirer d’avoir une audience.

Ces approches se situent ainsi en forte opposition avec la volonté des maisons de disque traditionnelles, déstabilisées par l’essor d’Internet, de contrôler le marché, comme c’est le cas à travers les dispositifs très contestés de contrôle des copies et de l’usage des contenus (DRM – Digital rights management). Ce contrôle pose en effet le problème de l’atteinte à la vie privée et de l’atteinte à certains droits (comme celui à la copie privée) ou aux exceptions au droit d’auteur (comme la possibilité, par des bibliothèques ou services publics, de prêter des œuvres). Face à la pénalisation du « piratage » sur Internet et à un contrôle de l’usage des contenus culturels, des citoyens, associations et dirigeants politiques ont proposé des compromis sur la gestion des droits détenus par les maisons de disque : la « licence globale » consiste ainsi à autoriser aux internautes l’accès libre aux contenus culturels (à des fins non commerciales) en contrepartie d’une rémunération originale des artistes. Cette rémunération proviendrait en effet d’un fonds abondé par une taxe s’ajoutant au prix de l’abonnement à Internet. Ce principe s’inspire donc du système, déjà en place, de taxation des supports d’enregistrement vierges (CD, DVD…).

Ces propositions font cependant l’objet de rudes batailles sur la réalité des problèmes techniques que cela pose, sur les critères et la manière dont les fonds récoltés pourront être redistribués aux artistes et aux maisons de disque, sur le montant de cette licence globale et son caractère volontaire ou obligatoire mais encore sur le champs qu’elle devra couvrir (musique, films…).

Ces évolutions demeurent néanmoins précaires, notamment pour les logiciels libres, menacés par le développement de brevets. Ces menaces et ces incertitudes font l’objet de combats et lobbying intenses. Ils constituent des enjeux sociaux, économiques et politiques majeurs.

Conclusion :

On ne peut comprendre le fonctionnement des économies et des sociétés contemporaines sans prendre en compte le rôle primordial des connaissances, de l’immatériel et des nouvelles technologies. La compétitivité des entreprises et des Nations, et donc le développement économique et social, en dépendent directement. La période actuelle – fin du 20ème siècle et début du 21ème siècle – se situe en effet au cœur d’une nouvelle révolution industrielle, très largement centrée sur les nouvelles technologies de la connaissance et de l’information. Dans ce nouvel environnement, les comportements des principaux acteurs économiques – en particulier les ménages, les entreprises et les pouvoirs publics – se sont profondément modifiés. Chaque catégorie d’acteurs cherche à s’adapter et à tirer parti des nouvelles possibilités offertes par la société de l’information et de la connaissance. Des gains en efficacité considérables peuvent être obtenus qui sont susceptibles d’améliorer les résultats des entreprises et le bien être des ménages. Mais, dans le même temps, ces transformations sont porteuses de nouveaux risques et peuvent nuire au fonctionnement harmonieux des sociétés, ne serait-ce que parce que – contrairement à ce que postulent la plupart des économistes – tous les individus et tous les pays n’ont pas un accès égal à la connaissance. Et que de nouvelles institutions – telles que les droits de propriété intellectuelle – peuvent

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constituer un obstacle à la diffusion des connaissances. Il y a là pour les responsables politiques, supposés être les défenseurs de l’intérêt général, un véritable défi qui ne semble pas encore avoir reçu de solution pleinement satisfaisante tant au niveau des Etats nationaux qu’à celui de la régulation internationale.

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• J. Rifkin, L’âge de l’accès – La révolution de la nouvelle économie, La Découverte, 2000.

Données statistiques : sauf mention contraire, la source des données (graphiques et tableaux) est l’OCDE

Questions : 1/ En quoi peut-on considérer que nous sommes entrés dans une économie de l’immatériel ?

2/ Analyser le nouveau paradigme technologique associé aux nouvelles technologies de l’information et de la communication.

3/ La mise en place des droits de propriété intellectuelle risque-t-elle d’engendrer des effets pervers ?

4/ Pourquoi le financement de l’innovation nécessite-t-il des dispositifs spécifiques ?

5/ En quoi peut-on considérer que la connaissance est un bien particulier ?

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6/ L’impact des nouvelles technologies de l’information et de la communication sur l’organisation des entreprises.

7/ Comment lutter contre « la fracture numérique » ?

8/ En quoi consiste le « knowledge management » dans les entreprises ?

9/ Pourquoi certains économistes ont-ils développé le concept d’ « économie de la connaissance » ?

10/ Comment expliquer le retard de l’Union Européenne par rapport aux Etats-Unis dans le domaine de l’économie de la connaissance ?