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    Jules Verne

    1828-1905

    Le pays des fourrures

    roman

    La Bibliothque lectronique du QubecVolume 101 : version 1.0

    Janvier 2002

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    Le Pays des fourruresa paru en 1873, en deux volumes,illustrs par Frat et Beaurepaire. Mais il parat probable queJules Verne en ait commenc lcriture bien avant cette date,

    soit autour de 1860; le roman serait donc une oeuvre dejeunesse. Le roman raconte les aventures invraisemblablesdexpditionnaires anglais dans le grand nord canadien, quise retrouvent malencontreusement en perdition sur une le deglace flottante.

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    Table

    Premire partie ......................................................................5I . Une soire au fort Reliance.........................................6II. Hudsons Bay Fur Company. .................................. 17III. Un savant dgel..................................................... 26IV. Une factorerie. ........................................................ 35

    V. Du fort Reliance au fort Entreprise. ........................ 46VI. Un duel de wapitis.................................................. 57VII. Le cercle polaire.................................................... 70VIII. Le lac du Grand-Ours. ......................................... 82IX. Une tempte sur un lac. .......................................... 94X. Un retour sur le pass. ........................................... 107XI. En suivant la cte. ................................................ 117XII. Le soleil de minuit. ............................................. 129XIII. Le fort Esprance............................................... 140XIV. Quelques excursions.......................................... 152XV. quinze milles du cap Bathurst......................... 164XVI. Deux coups de feu. ............................................ 176XVII. Lapproche de lhiver....................................... 189XVIII. La nuit polaire................................................. 200XIX. Une visite de voisinage. .................................... 213XX. O le mercure gle.............................................. 227XXI. Les grands ours polaires. ................................... 236

    XXII. Pendant cinq mois. ........................................... 251XXIII. Lclipse du 18 juillet 1860............................ 264

    Deuxime partie ................................................................ 277I. Un fort flottant......................................................... 278

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    II. O lon est.............................................................. 290III. Le tour de lle. ..................................................... 302

    IV. Un campement de nuit.......................................... 316V. Du 25 juillet au 20 aot. ........................................ 328VI. Dix jours de tempte. ........................................... 341VII. Un feu et un cri.................................................... 353VIII. Une excursion de Mrs. Paulina Barnett............. 367IX. Aventures de Kalumah. ........................................ 383X. Le courant du Kamtchatka..................................... 395XI. Une communication de Jasper Hobson................ 407

    XII. Une chance tenter. ............................................ 419XIII. travers le champ de glace............................... 430XIV. Les mois dhiver. ............................................... 440XV. Une dernire exploration. ................................... 451XVI. La dbcle.......................................................... 466XVII. Lavalanche...................................................... 477XVIII. Tous au travail. ............................................... 486XIX. La mer de Behring............................................. 499

    XX. Au large! ............................................................. 510XXI. O lle se fait lot.............................................. 519XXII. Les quatre jours qui suivent. ............................ 527XXIII. Sur un glaon. ................................................. 535XXIV. Conclusion...................................................... 549

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    Premire partie

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    I . Une soire au fort Reliance.

    Ce soir-l 17 mars 1859 le capitaine Craventy donnaitune fte au fort Reliance.

    Que ce mot de fte nveille pas dans lesprit lide dungala grandiose, dun bal de cour, dun raout carillonn oudun festival grand orchestre. La rception du capitaine

    Craventy tait plus simple, et, pourtant, le capitaine navaitrien pargn pour lui donner tout lclat possible.

    En effet, sous la direction du caporal Joliffe, le grandsalon du rez-de-chausse stait transform. On voyait bienencore les murailles de bois, faites de troncs peine quarris,disposs horizontalement; mais quatre pavillons britanniques,placs aux quatre angles, et des panoplies, empruntes larsenal du fort, en dissimulaient la nudit. Si les longues

    poutres du plafond, rugueuses, noirtres, sallongeaient surles contreforts grossirement ajusts, en revanche, deuxlampes, munies de leur rflecteur en fer-blanc, se balanaientcomme deux lustres au bout de leur chane et projetaient unesuffisante lumire travers latmosphre embrume de lasalle. Les fentres taient troites; quelques-unesressemblaient des meurtrires; leurs carreaux, blinds parun pais givre, dfiaient toutes les curiosits du regard; mais

    deux ou trois pans de cotonnades rouges, disposes avecgot, sollicitaient ladmiration des invits. Quant au plancher,il se composait de lourds madriers juxtaposs, que le caporalJoliffe avait soigneusement balays pour la circonstance. Ni

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    fauteuils, ni divans, ni chaises, ni autres accessoires desameublements modernes ne gnaient la circulation. Des

    bancs de bois, demi engags dans lpaisse paroi, des cubesmassifs, dbits coups de hache, deux tables gros pieds,formaient tout le mobilier du salon; mais la murailledentrefend, travers laquelle une troite porte un seulbattant donnait accs dans la chambre voisine, tait ornedune faon pittoresque et riche la fois. Aux poutres, etdans un ordre admirable, pendaient dopulentes fourrures,dont pareil assortiment ne se ft pas rencontr aux plus

    enviables talages de Regent-Street ou de la Perspective-Niewski. On et dit que toute la faune des contres arctiquesstait fait reprsenter dans cette dcoration par unchantillon de ses plus belles peaux. Le regard hsitait entreles fourrures de loups, dours gris, dours polaires, de loutres,de wolvrnes, de visons, de castors, de rats musqus,dhermines, de renards argents. Au-dessus de cetteexposition se droulait une devise dont les lettres avaient t

    artistement dcoupes dans un morceau de carton peint, ladevise de la clbre Compagnie de la baie dHudson:

    PROPELLE CUTEM.

    Vritablement, caporal Joliffe, dit le capitaine Craventy son subordonn, vous vous tes surpass!

    Je le crois, mon capitaine, je le crois, rpondit le

    caporal. Mais rendons justice chacun. Une part de vosloges revient mistress Joliffe, qui ma aid en tout ceci.

    Cest une femme adroite, caporal. Elle na pas sa pareille, mon capitaine.

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    Au centre du salon se dressait un pole norme, moitibrique, moiti faence, dont le gros tuyau de tle, traversant

    le plafond, allait pancher au dehors des torrents de fumenoire. Ce pole tirait, ronflait, rougissait sous linfluence despelletes de charbon que le chauffeur, un soldatspcialement charg de ce service, y engouffrait sans cesse.Quelquefois, un remous de vent encapuchonnait la chemineextrieure. Une cre fume, se rabattant travers le foyer,envahissait alors le salon; des langues de flammes lchaientles parois de brique; un nuage opaque voilait la lumire de la

    lampe, et encrassait les poutres du plafond. Mais ce lgerinconvnient touchait peu les invits du fort Reliance. Lepole les chauffait, et ce ntait pas acheter trop cher sachaleur, car il faisait terriblement froid au dehors, et au froidse joignait un coup de vent de nord, qui en redoublaitlintensit.

    En effet, on entendait la tempte mugir autour de lamaison. La neige qui tombait, presque solidifie dj,

    crpitait sur le givre des vitres. Des sifflements aigus, passantentre les jointures des portes et des fentres, slevaientparfois jusqu la limite des sons perceptibles. Puis, un grandsilence se faisait. La nature semblait reprendre haleine, et denouveau, la rafale se dchanait avec une pouvantable force.On sentait la maison trembler sur ses pilotis, les ais craquer,les poutres gmir. Un tranger, moins habitu que les htesdu fort ces convulsions de latmosphre, se serait demandsi la tourmente nallait pas emporter cet assemblage deplanches et de madriers. Mais les invits du capitaineCraventy se proccupaient peu de la rafale, et, mme audehors, ils ne sen seraient pas plus effrays que ces ptrels-satanicles qui se jouent au milieu des temptes.

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    Cependant, au sujet de ces invits, il faut faire quelquesobservations. La runion comprenait une centaine dindividus

    des deux sexes; mais deux seulement deux femmes nappartenaient pas au personnel accoutum du fort Reliance.Ce personnel se composait du capitaine Craventy, dulieutenant Jasper Hobson, du sergent Long, du caporal Joliffeet dune soixantaine de soldats ou employs de laCompagnie. Quelques-uns taient maris, entre autres lecaporal Joliffe, heureux poux dune Canadienne vive etalerte, puis un certain Mac Nap, cossais mari une

    cossaise, et John Ra, qui avait pris femme dernirementparmi les Indiennes de la contre. Tout ce monde, sansdistinction de rang, officiers, employs ou soldats, tait trait,ce soir-l, par le capitaine Craventy.

    Il convient dajouter ici que le personnel de la Compagnienavait pas fourni seul son contingent la fte. Les forts duvoisinage, et dans ces contres lointaines on voisine centmilles de distance, avaient accept linvitation du capitaine

    Craventy. Bon nombre demploys ou de facteurs taientvenus du fort Providence ou du fort Rsolution, appartenant la circonscription du lac de lEsclave, et mme du fortChipewan et du fort Liard situs plus au sud. Ctait undivertissement rare, une distraction inattendue, que devaientrechercher avec empressement ces reclus, ces exils, demiperdus dans la solitude des rgions hyperborennes.

    Enfin, quelques chefs indiens navaient point dclin

    linvitation qui leur fut faite. Ces indignes, en rapportsconstants avec les factoreries, fournissaient en grande partieet par voie dchange les fourrures dont la Compagnie faisaitle trafic. Ctaient gnralement des Indiens Chipeways,

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    hommes vigoureux, admirablement constitus, vtus decasaques de peaux et de manteaux de fourrures du plus grand

    effet. Leur face, moiti rouge, moiti noire, prsentait cemasque spcial que la couleur locale impose en Europeaux diables des feries. Sur leur tte se dressaient desbouquets de plumes daigle dploys comme lventail dunesenora et qui tremblaient chaque mouvement de leurchevelure noire. Ces chefs, au nombre dune douzaine,navaient point amen leurs femmes, malheureuses squaws qui ne slvent gure au-dessus de la condition

    desclaves.Tel tait le personnel de cette soire, auquel le capitaine

    faisait les honneurs du fort Reliance. On ne dansait pas, fautedorchestre; mais le buffet remplaait avantageusement lesgagistes des bals europens. Sur la table slevait un puddingpyramidal que Mrs. Joliffe avait confectionn de sa main;ctait un norme cne tronqu, compos de farine, de graissede rennes et de boeuf musqu, auquel manquaient peut-tre

    les oeufs, le lait, le citron recommands par les traits decuisine, mais qui rachetait ce dfaut par ses proportionsgigantesques. Mrs. Joliffe ne cessait de le dbiter en tranches,et cependant lnorme masse rsistait toujours. Sur la tablefiguraient aussi des piles de sandwiches, dans lesquelles lebiscuit de mer remplaait les fines tartines de pain anglais;entre deux tranches de biscuit qui, malgr leur duret, nersistaient pas aux dents des Chipeways, Mrs. Joliffe avaitingnieusement gliss de minces lanires de corn-beef, sorte de boeuf sal, qui tenait la place du jambon dYork etde la galantine ruffe des buffets de lancien continent. Quantaux rafrachissements, le whisky et le gin, ils circulaient dansde petits verres dtain, sans parler dun punch gigantesque

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    qui devait clore cette fte, dont les Indiens parlerontlongtemps dans leurs wigwams.

    Aussi que de compliments les poux Joliffe reurentpendant cette soire! Mais aussi, quelle activit, quelle bonnegrce! Comme ils se multipliaient! Avec quelle amabilit ilsprsidaient la distribution des rafrachissements! Non! ilsnattendaient pas, ils prvenaient les dsirs de chacun. Onnavait pas le temps de demander, de souhaiter mme. Auxsandwiches succdaient les tranches de linpuisablepudding! Au pudding, les verres de gin ou de whisky!

    Non, merci, mistress Joliffe. Vous tes trop bon, caporal, je vous demanderai la

    permission de respirer. Mistress Joliffe, je vous assure que jtouffe! Caporal Joliffe, vous faites de moi ce que vous voulez. Non, cette fois, mistress, non! cest impossible! Telles taient les rponses que sattirait presque

    invariablement lheureux couple. Mais le caporal et sa femmeinsistaient tellement que les plus rcalcitrants finissaient parcder. Et lon mangeait sans cesse, et lon buvait toujours! Etle ton des conversations montait! Les soldats, les employssanimaient. Ici lon parlait chasse, plus loin trafic. Que deprojets forms pour la saison prochaine! La faune entire desrgions arctiques ne suffirait pas satisfaire ces chasseursentreprenants. Dj les ours, les renards, les boeufs musqus,tombaient sous leurs balles! Les castors, les rats, leshermines, les martres, les visons se prenaient par milliersdans leurs trappes! Les fourrures prcieuses sentassaientdans les magasins de la Compagnie, qui, cette anne-l,ralisait des bnfices hors de toute prvision. Et, tandis que

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    les liqueurs, abondamment distribues, enflammaient cesimaginations europennes, les Indiens, graves et silencieux,

    trop fiers pour admirer, trop circonspects pour promettre,laissaient dire ces langues babillardes, tout en absorbant, haute dose, leau de feu du capitaine Craventy.

    Le capitaine, lui, heureux de ce brouhaha, satisfait duplaisir que prenaient ces pauvres gens, relgus pour ainsidire au del du monde habitable, se promenait joyeusementau milieu de ses invits, rpondant toutes les questions quilui taient poses, lorsquelles se rapportaient la fte:

    Demandez Joliffe! demandez Joliffe! Et lon demandait Joliffe, qui avait toujours une parole

    gracieuse au service de chacun.Parmi les personnes attaches la garde et au service du

    fort Reliance, quelques-unes doivent tre plus spcialementsignales, car ce sont elles qui vont devenir le jouet decirconstances terribles, quaucune perspicacit humaine nepouvait prvoir. Il convient donc, entre autres, de citer le

    lieutenant Jasper Hobson, le sergent Long, les poux Joliffeet deux trangres auxquelles le capitaine faisait les honneursde la soire.

    Ctait un homme de quarante ans que le lieutenant JasperHobson. Petit, maigre, sil ne possdait pas une grande forcemusculaire, en revanche, son nergie morale le mettait au-dessus de toutes les preuves et de tous les vnements.Ctait un enfant de la Compagnie . Son pre, le major

    Hobson, un Irlandais de Dublin, mort depuis quelquesannes, avait longtemps occup avec Mrs. Hobson le fortAssiniboine. L tait n Jasper Hobson. L, au pied mmedes Montagnes Rocheuses, son enfance et sa jeunesse

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    scoulrent librement. Instruit svrement par le majorHobson, il devint un homme par le sang-froid et le

    courage, quand lge nen faisait encore quun adolescent.Jasper Hobson ntait point un chasseur, mais un soldat, unofficier intelligent et brave. Pendant les luttes que laCompagnie eut soutenir dans lOrgon contre lescompagnies rivales, il se distingua par son zle et son audace,et conquit rapidement son grade de lieutenant. Enconsquence de son mrite bien reconnu, il venait dtredsign pour commander une expdition dans le Nord. Cette

    expdition avait pour but dexplorer les partiesseptentrionales du lac du Grand-Ours et dtablir un fort surla limite du continent amricain. Le dpart du lieutenantJasper Hobson devait seffectuer dans les premiers joursdavril.

    Si le lieutenant prsentait le type accompli de lofficier, lesergent Long, homme de cinquante ans, dont la rude barbesemblait faite en fibres de coco, tait, lui, le type du soldat,

    brave par nature, obissant par temprament, ne connaissantque la consigne, ne discutant jamais un ordre, si trange quilft, ne raisonnant plus, quand il sagissait du service,vritable machine en uniforme, mais machine parfaite, nesusant pas, marchant toujours, sans se fatiguer jamais. Peut-tre le sergent Long tait-il un peu dur pour ses hommes,comme il ltait pour lui-mme. Il ne tolrait pas la moindreinfraction la discipline, consignant impitoyablement propos du moindre manquement, et nayant jamais tconsign. Il commandait, car son grade de sergent lyobligeait, mais il nprouvait, en somme, aucune satisfaction donner des ordres. En un mot, ctait un homme n pourobir, et cette annihilation de lui-mme allait sa nature

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    passive. Cest avec ces gens-l que lon fait les armesredoutables. Ce ne sont que des bras au service dune seule

    tte. Nest-ce pas l lorganisation vritable de la force?Deux types ont t imagins par la Fable: Briare aux centsbras, lHydre aux cents ttes. Si lon met ces deux montresaux prises, qui remportera la victoire? Briare.

    On connat le caporal Joliffe. Ctait peut-tre la mouchedu coche, mais on se plaisait lentendre bourdonner. Il etplutt fait un majordome quun soldat. Il le sentait bien.Aussi sintitulait-il volontiers caporal charg du dtail ,

    mais dans ces dtails il se serait perdu cent fois, si la petiteMrs. Joliffe ne let guid dune main sre. Il sensuit que lecaporal obissait sa femme, sans vouloir en convenir, sedisant, sans doute, comme Sancho le philosophe: Ce nestpas grand-chose quun conseil de femme, mais il faut tre foupour ny point prter attention!

    Llment tranger, dans le personnel de la soire, tait,on la dit, reprsent par deux femmes, ges de quarante ans

    environ. Lune de ces femmes mritait justement dtreplace au premier rang des voyageuses clbres. Rivale desPfeiffer, des Tinn, des Haumaire de Hell, son nom, PaulinaBarnett, fut plus dune fois cit avec honneur aux sances dela Socit royale de gographie. Paulina Barnett, enremontant le cours du Bramapoutre jusquaux montagnes duTibet, et en traversant un coin ignor de la Nouvelle-Hollande, de la baie des Cygnes au golfe de Carpentarie,

    avait dploy les qualits dune grande voyageuse. Ctaitune femme de haute taille, veuve depuis quinze ans que lapassion des voyages entranait incessamment travers despays inconnus. Sa tte, encadre dans de longs bandeaux,

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    dj blanchis par place, dnotait une relle nergie. Ses yeux,un peu myopes, se drobaient derrire un lorgnon monture

    dargent, qui prenait son point dappui sur un nez long, droit,dont les narines mobiles semblaient aspirer lespace . Sadmarche, il faut lavouer, tait peut-tre un peu masculine,et toute sa personne respirait moins la grce que la forcemorale. Ctait une Anglaise du comt dYork, pourvuedune certaine fortune, dont le plus clair se dpensait enexpditions aventureuses. Et si en ce moment, elle se trouvaitau fort Reliance, cest que quelque exploration nouvelle

    lavait conduite en ce poste lointain. Aprs stre lance travers les rgions quinoxiales, sans doute elle voulaitpntrer jusquaux dernires limites des contreshyperborennes. Sa prsence au fort tait un vnement. Ledirecteur de la Compagnie lavait recommande par lettrespciale au capitaine Craventy. Celui-ci, daprs la teneur decette lettre, devait faciliter la clbre voyageuse le projetquelle avait form de se rendre aux rivages de la mer

    polaire. Grande entreprise! Il fallait reprendre litinraire desHearne, des Mackenzie, des Ra, des Franklin. Que defatigues, que dpreuves, que de dangers dans cette lutte avecles terribles lments des climats arctiques! Comment unefemme osait-elle saventurer l o tant dexplorateurs avaientrecul ou pri? Mais ltrangre, confine en ce moment aufort Reliance, ntait point une femme: ctait PaulinaBarnett, laurate de la Socit royale.

    On ajoutera que la clbre voyageuse avait dans sacompagne Madge mieux quune servante, une amie dvoue,courageuse, qui ne vivait que pour elle, une cossaise desanciens temps, quun Caleb et pu pouser sans droger.Madge avait quelques annes de plus que sa matresse, cinq

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    ans environ; elle tait grande et vigoureusement charpente.Madge tutoyait Paulina, et Paulina tutoyait Madge. Paulina

    regardait Madge comme une soeur ane; Madge traitaitPaulina comme sa fille. En somme, ces deux tres nenfaisaient quun.

    Et pour tout dire, ctait en lhonneur de Paulina Barnettque le capitaine Craventy traitait ce soir-l ses employs etles Indiens de la tribu Chipeways. En effet, la voyageusedevait se joindre au dtachement du lieutenant Jasper Hobsondans son exploration au Nord. Ctait pour Mrs. Paulina

    Barnett que le grand salon de la factorerie retentissait dejoyeux hurrahs.

    Et si pendant cette mmorable soire, le pole consommaun quintal de charbon, cest quun froid de vingt-quatredegrs Fahrenheit au-dessous de zro (32o centigr. au-dessous de glace) rgnait au dehors, et que le fort Relianceest situ par 61o 47 de latitude septentrionale, moins dequatre degrs du cercle polaire.

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    II. Hudsons Bay Fur Company.

    Monsieur le capitaine? Madame Barnett. Que pensez-vous de votre lieutenant, monsieur Jasper

    Hobson? Je pense que cest un officier qui ira loin. Quentendez-vous par ces mots: il ira loin? Voulez-vous

    dire quil dpassera le quatre-vingtime parallle? Le capitaine Craventy ne put sempcher de sourire

    cette question de Mrs. Paulina Barnett. Elle et lui causaientauprs du pole, pendant que les invits allaient et venaientde la table des victuailles la table des rafrachissements.

    Madame, rpondit le capitaine, tout ce quun homme

    peut faire, Jasper Hobson le fera. La Compagnie la chargdexplorer le nord de ses possessions et dtablir unefactorerie aussi prs que possible des limites du continentamricain, et il ltablira.

    Cest une grande responsabilit qui incombe aulieutenant Hobson! dit la voyageuse.

    Oui, madame, mais Jasper Hobson na jamais reculdevant une tche accomplir, si rude quelle pt tre.

    Je vous crois, capitaine, rpondit Mrs. Paulina, et celieutenant, nous le verrons loeuvre. Mais quel intrtpousse donc la Compagnie construire un fort sur les limitesde la mer Arctique?

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    Un grand intrt, madame, rpondit le capitaine, etjajouterai mme un double intrt. Probablement dans un

    temps assez rapproch, la Russie cdera ses possessionsamricaines au gouvernement des tats-Unis1. Cette cessionopre, le trafic de la Compagnie deviendra trs difficile avecle Pacifique, moins que le passage du Nord-Ouestdcouvert par Mac Clure ne devienne une voie praticable.Cest, dailleurs, ce que de nouvelles tentatives dmontreront,car lamiraut va envoyer un btiment dont la mission sera deremonter la cte amricaine depuis le dtroit de Behring

    jusquau golfe du Couronnement, limite orientale en de delaquelle doit tre tabli le nouveau fort. Or, si lentrepriserussit, ce point deviendra une factorerie importante danslaquelle se concentrera tout le commerce de pelleteries duNord. Et, tandis que le transport des fourrures exige un tempsconsidrable et des frais normes pour tre effectu traversles territoires indiens, en quelques jours des steamerspourront aller du nouveau fort locan Pacifique.

    Ce sera l, en effet, rpondit Mrs. Paulina Barnett, unrsultat considrable, si le passage du Nord-Ouest peut treutilis. Mais vous aviez parl dun double intrt, je crois?

    Lautre intrt, madame, reprit le capitaine, le voici, etcest, pour ainsi dire, une question vitale pour la Compagnie,dont je vous demanderai la permission de vous rappelerlorigine en quelques mots. Vous comprendrez alorspourquoi cette association, si florissante autrefois, est

    maintenant menace dans la source mme de ses produits.

    1Et, en effet, cette prvision du capitaine Craventy sest ralise depuis.

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    En quelques mots, effectivement, le capitaine Craventy fitlhistorique de cette Compagnie clbre.

    On sait que ds les temps les plus reculs, lhommeemprunta aux animaux leur peau ou leur fourrure pour senvtir. Le commerce des pelleteries remonte donc la plushaute antiquit. Le luxe de lhabillement se dveloppa mme ce point que des lois somptuaires furent plusieurs foisdictes afin denrayer cette mode qui se portaitprincipalement sur les fourrures. Le vair et le petit-gris durenttre prohibs au milieu du 12mesicle.

    En 1553, la Russie fonda plusieurs tablissements dansses steppes septentrionales, et des compagnies anglaises netardrent pas limiter. Ctait par lentremise desSamoydes que se faisait alors ce trafic de martres-zibelines,dhermines, de castors, etc. Mais, pendant le rgnedlisabeth, lusage des fourrures luxueuses fut restreintsingulirement, de par la volont royale, et, pendant quelquesannes, cette branche de commerce demeura paralyse.

    Le 2 mai 1670, un privilge fut accord la Compagniedes pelleteries de la baie dHudson. Cette socit comptait uncertain nombre dactionnaires dans la haute noblesse, le ducdYork, le duc dAlbermale, le comte de Shaftesbury, etc.Son capital ntait alors que de huit mille quatre cent vingtlivres. Elle avait pour rivales les associations particuliresdont les agents franais, tablis au Canada, se lanaient dansdes excursions aventureuses, mais fort lucratives. Ces

    intrpides chasseurs, connus sous le nom de voyageurscanadiens , firent une telle concurrence la Compagnienaissante, que lexistence de celle-ci fut srieusementcompromise.

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    Mais la conqute du Canada vint modifier cette situationprcaire. Trois ans aprs la prise de Qubec, en 1766, le

    commerce des pelleteries reprit avec un nouvel entrain. Lesfacteurs anglais staient familiariss avec les difficults dece genre de trafic: ils connaissaient les moeurs du pays, leshabitudes des Indiens, le mode quils employaient dans leurschanges. Cependant, les bnfices de la Compagnie taientnuls encore. De plus, vers 1784, des marchands de Montralstant associs pour lexploitation des pelleteries, fondrentcette puissante Compagnie du Nord-Ouest , qui centralisa

    bientt toutes les oprations de ce genre. En 1798, lesexpditions de la nouvelle socit se montaient au chiffrenorme de cent vingt mille livres sterling, et la Compagnie dela baie dHudson tait encore menace dans son existence.

    Il faut dire que cette Compagnie du Nord-Ouest nereculait devant aucun acte immoral, quand son intrt tait enjeu. Exploitant leurs propres employs, spculant sur lamisre des Indiens, les maltraitant, les pillant aprs les avoir

    enivrs, bravant la dfense du parlement qui prohiba la ventedes liqueurs alcooliques sur les territoires indignes, lesagents du Nord-Ouest ralisaient dnormes bnfices,malgr la concurrence des socits amricaines et russes quistaient fondes, entre autres la Compagnie amricaine despelleteries , cre en 1809 avec un capital dun million dedollars, et qui exploitait louest des Montagnes-Rocheuses.

    Mais de toutes ces socits, la Compagnie de la baie

    dHudson tait la plus menace, quand, en 1821, la suite detraits longuement dbattus, elle absorba son ancienne rivale,la Compagnie du Nord-Ouest, et prit la dnominationgnrale de:Hudsons bay fur Company.

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    Aujourdhui, cette importante association na plus dautrerivale que la Compagnie amricaine des pelleteries de

    Saint-Louis. Elle possde des tablissements nombreuxdisperss sur un domaine qui compte trois millions sept centmille milles carrs. Ses principales factoreries sont situes surla baie James, lembouchure de la rivire de Severn, dans lapartie sud et vers les frontires du Haut-Canada, sur les lacsAthapeskow, Winnipeg, Suprieur, Methye, Buffalo, prs desrivires Colombia, Mackenzie, Saskatchewan, Assinipoil,etc. Le fort York, qui commande le cours du fleuve Nelson,

    tributaire de la baie dHudson, forme le quartier gnral de laCompagnie, et cest l quest tabli son principal dpt defourrures. De plus, en 1842, elle a pris bail, moyennant unertribution annuelle de deux cent mille francs, lestablissements russes de lAmrique du Nord. Elle exploiteainsi, et pour son propre compte, les terrains immensescompris entre le Mississipi et locan Pacifique. Elle a lancdans toutes les directions des voyageurs intrpides, Hearn

    vers la mer polaire, la dcouverte de la Coppernicie en1770; Franklin, de 1819 1822, sur cinq mille cinq centcinquante milles du littoral amricain; Mackenzie, qui, aprsavoir dcouvert le fleuve auquel il a donn son nom, atteignitles bords du Pacifique par 52024 de latitude nord. En 1833-34, elle expdiait en Europe les quantits suivantes de peauxet fourrures, quantits qui donneront un tat exact de sontrafic:

    Castors 1074

    Parchemins et jeunes castors 92,288

    Rats musqus 694,092

    Blaireaux 1069

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    Ours 7451

    Hermines 491

    Pcheurs 5296Renards 9937

    Lynx 14,255

    Martres 64,490

    Putois 25,100

    Loutres 22,303

    Ratons 713

    Cygnes 7918

    Loups 8484

    Wolwrnes 1571

    Une telle production devait donc assurer la Compagniede la baie dHudson des bnfices trs considrables; mais,malheureusement pour elle, ces chiffres ne se maintinrentpas, et depuis vingt ans environ, ils taient en proportiondcroissante.

    quoi tenait cette dcadence, cest ce que le capitaine

    Craventy expliquait en ce moment Mrs. Paulina Barnett. Jusquen 1837, madame, dit-il, on peut affirmer que la

    situation de la Compagnie a t florissante. En cette anne-l,lexportation des peaux stait encore leve au chiffre dedeux millions trois cent cinquante-huit mille. Mais depuis, ila toujours t en diminuant, et maintenant ce chiffre sestabaiss de moiti au moins.

    Mais quelle cause attribuez-vous cet abaissement

    notable dans lexportation des fourrures? demanda Mrs.Paulina Barnett. Au dpeuplement que lactivit, et jajoute, lincurie des

    chasseurs a provoqu sur les territoires de chasse. On a traqu

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    et tu sans relche. Ces massacres se sont faits sansdiscernement. Les petits, les femelles pleines nont mme pas

    t pargns. De l, une raret invitable dans le nombre desanimaux fourrures. La loutre a presque compltementdisparu et ne se retrouve gure que prs des les du Pacifiquenord. Les castors se sont rfugis par petits dtachements surles rives des plus lointaines rivires. De mme pour tantdautres animaux prcieux qui ont d fuir devant linvasiondes chasseurs. Les trappes, qui regorgeaient autrefois, sontvides maintenant. Le prix des peaux augmente, et cela

    prcisment une poque o les fourrures sont trsrecherches. Aussi, les chasseurs se dgotent, et il ne resteplus que les audacieux et les infatigables qui savancentmaintenant jusquaux limites du continent amricain.

    Je comprends maintenant, rpondit Mrs. PaulinaBarnett, lintrt que la Compagnie attache la crationdune factorerie sur les rives de locan Arctique, puisque lesanimaux se sont rfugis au del du cercle polaire.

    Oui, madame, rpondit le capitaine. Dailleurs, il fallaitbien que la Compagnie se dcidt reporter plus au nord lecentre de ses oprations, car, il y a deux ans, une dcision duparlement britannique a singulirement rduit ses domaines.

    Et qui a pu motiver cette rduction? demanda lavoyageuse.

    Une raison conomique de haute importance, madame,et qui a d vivement frapper les hommes dtat de la Grande-

    Bretagne. En effet, la mission de la Compagnie ntait pascivilisatrice. Au contraire. Dans son propre intrt, elle devaitmaintenir ltat de terrains vagues son immense domaine.Toute tentative de dfrichement qui et loign les animaux

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    fourrures tait impitoyablement arrte par elle. Sonmonopole mme est donc ennemi de tout esprit dentreprise

    agricole. De plus, les questions trangres son industriesont impitoyablement repousses par son conseildadministration. Cest ce rgime absolu, et, par certainscts, antimoral, qui a provoqu les mesures prises par leparlement, et en 1857, une commission, nomme par lesecrtaire dtat des colonies, dcida quil fallait annexer auCanada toutes les terres susceptibles de dfrichement, tellesque les territoires de la Rivire-Rouge, les districts du

    Saskatchewan, et ne laisser que la partie du domaine laquelle la civilisation ne rservait aucun avenir. Lannesuivante, la Compagnie perdait le versant ouest desMontagnes-Rocheuses qui releva directement du Colonial-Office, et fut ainsi soustrait la juridiction des agents de labaie dHudson. Et voil pourquoi, madame, avant derenoncer son trafic des fourrures, la Compagnie va tenterlexploitation de ces contres du Nord, qui sont peine

    connues, et chercher les moyens de les rattacher par lepassage du Nord-Ouest avec locan Pacifique. Mrs. Pauline Barnett tait maintenant difie sur les

    projets ultrieurs de la clbre Compagnie. Elle allait assisterde sa personne ltablissement dun nouveau fort sur lalimite de la mer polaire. Le capitaine Craventy lavait miseau courant de la situation; mais peut-tre, car il aimait parler, ft-il entr dans de nouveaux dtails, si un incidentne lui et coup la parole.

    En effet, le caporal Joliffe venait dannoncer haute voixque, Mrs Joliffe aidant, il allait procder la confection dupunch. Cette nouvelle fut accueillie comme elle mritait de

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    ltre. Quelques hurrahs clatrent. Le bol, ctait plutt unbassin, le bol tait rempli de la prcieuse liqueur. Il ne

    contenait pas moins de dix pintes de brandevin. Au fondsentassaient les morceaux de sucre, doss par la main deMrs. Joliffe. la surface, surnageaient les tranches de citron,dj racornies par la vieillesse. Il ny avait plus quenflammer ce lac alcoolique, et le caporal, la mche allume,attendait lordre de son capitaine, comme sil se ft agi demettre le feu une mine.

    Allez, Joliffe! dit alors le capitaine Craventy.

    La flamme fut communique la liqueur, et le punchflamba, en un instant, aux applaudissements de tous lesinvits.

    Dix minutes aprs, les verres remplis circulaient traversla foule, et trouvaient toujours preneurs, comme des rentesdans un mouvement de hausse.

    Hurrah! hurrah! hurrah! pour mistress Paulina Barnett!Hurrah! pour le capitaine!

    Au moment o ces joyeux hurrahs retentissaient, des crisse firent entendre au dehors. Les invits se turent aussitt.

    Sergent Long, dit le capitaine, voyez donc ce qui sepasse!

    Et sur lordre de son chef, le sergent, laissant son verreinachev, quitta le salon.

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    III. Un savant dgel.

    Le sergent Long, arriv dans ltroit couloir sur lequelsouvrait la porte extrieure du fort, entendit les crisredoubler. On heurtait violemment la poterne qui donnaitaccs dans la cour, protge par de hautes murailles de bois.Le sergent poussa la porte. Un pied de neige couvrait le sol.

    Le sergent, senfonant jusquaux genoux dans cette masseblanche, aveugl par la rafale, piqu jusquau sang par cefroid terrible, traversa la cour en biais et se dirigea vers lapoterne.

    Qui diable peut venir par un temps pareil! se disait lesergent Long, en tant mthodiquement, on pourrait dire disciplinairement , les lourds barreaux de la porte. Il ny aque des Esquimaux qui osent se risquer par un tel froid!

    Mais ouvrez donc, ouvrez donc! criait-on du dehors. On ouvre, rpondit le sergent Long, qui semblait

    vritablement ouvrir en douze temps.Enfin les battants de la porte se rabattirent intrieurement,

    et le sergent fut demi renvers dans la neige par un traneauattel de six chiens qui passa comme un clair. Un peu plus,le digne Long tait cras. Mais se relevant, sans mmeprofrer un murmure, il ferma la poterne et revint vers la

    maison principale, au pas ordinaire, cest--dire en faisantsoixante-quinze enjambes la minute.

    Mais dj le capitaine Craventy, le lieutenant JasperHobson, le caporal Joliffe taient l, bravant la temprature

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    excessive et regardant le traneau, blanc de neige, qui venaitde sarrter devant eux.

    Un homme, doubl et encapuchonn de fourrures, en taitaussitt descendu.

    Le fort Reliance? demanda cet homme. Cest ici, rpondit le capitaine. Le capitaine Craventy? Cest moi. Qui tes-vous? Un courrier de la Compagnie.

    tes-vous seul? Non! jamne un voyageur! Un voyageur! Et que vient-il faire? Il vient voir la lune. cette rponse, le capitaine Craventy se demanda sil

    avait affaire un fou, et, dans de telles circonstances, onpouvait le penser. Mais il neut pas le temps de formuler sonopinion. Le courrier avait retir du traneau une masse inerte,une sorte de sac couvert de neige, et il se disposait lintroduire dans la maison, quand le capitaine lui demanda:

    Quel est ce sac? Cest mon voyageur! rpondit le courrier. Quel est ce voyageur? Lastronome Thomas Black. Mais il est gel!

    Eh bien, on le dglera. Thomas Black, transport par le sergent, le caporal et le

    courrier, fit son entre dans la maison du fort. On le dposadans une chambre du premier tage, dont la temprature tait

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    fort supportable, grce la prsence dun pole port aurouge vif. On ltendit sur un lit, et le capitaine lui prit la

    main.Cette main tait littralement gele. On dveloppa les

    couvertures et les manteaux fourrs qui couvraient ThomasBlack, ficel comme un paquet, et sous cette enveloppe ondcouvrit un homme g de cinquante ans environ, gros,court, les cheveux grisonnants, la barbe inculte, les yeux clos,la bouche pince comme si ses lvres eussent t colles parune gomme. Cet homme ne respirait plus ou si peu, que son

    souffle et peine terni une glace. Joliffe le dshabillait, letournait, le retournait avec prestesse, tout en disant:

    Allons donc! allons donc! monsieur! Est-ce que vousnallez pas revenir vous?

    Ce personnage, arriv dans ces circonstances, semblaitntre plus quun cadavre. Pour rappeler en lui la chaleurdisparue, le caporal Joliffe nentrevoyait quun moyenhroque, et ce moyen, ctait de plonger le patient dans le

    punch brlant.Trs heureusement sans doute pour Thomas Black, le

    lieutenant Jasper Hobson eut une autre ide. De la neige! demanda-t-il. Sergent Long, plusieurs

    poignes de neige! Cette substance ne manquait pas dans la cour du fort

    Reliance. Pendant que le sergent allait chercher la neigedemande, Joliffe dshabilla lastronome. Le corps du

    malheureux tait couvert de plaques blanchtres quiindiquaient une violente pntration du froid dans les chairs.Il y avait urgence extrme rappeler le sang aux partiesattaques. Ctait le rsultat que Jasper Hobson esprait

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    obtenir au moyen de vigoureuses frictions de neige. On saitque cest le remde gnralement employ dans les contres

    polaires pour rtablir la circulation quun froid terrible aarrte, comme il arrte le courant des rivires.

    Le sergent Long tant revenu, Joliffe et lui frictionnrentle nouveau venu comme il ne lavait jamais tprobablement. Ce ntait point une linition douce, unefomentation onctueuse, mais un massage vigoureux, pratiqu bras raccourcis, et qui rappelait plutt les raillures deltrille que les caresses de la main.

    Et pendant cette opration, le loquace caporal interpellaittoujours le voyageur, qui ne pouvait lentendre.

    Allons donc! monsieur, allons donc! Quelle ide vous adonc pris de vous laisser refroidir ainsi? Voyons! ny mettezpas tant dobstination!

    Il est probable que Thomas Black sobstinait, car unedemi-heure se passa sans quil consentt donner signe devie. On dsesprait mme de le ranimer, et les masseurs

    allaient suspendre leur fatigant exercice, quand le pauvrehomme fit entendre quelques soupirs.

    Il vit! il revient! scria Jasper Hobson.Aprs avoir rchauff par les frictions lextrieur du

    corps, il ne fallait point oublier lintrieur. Aussi le caporalJoliffe se hta-t-il dapporter quelques verres de punch. Levoyageur se sentit vritablement soulag; les couleursrevinrent ses joues, le regard ses yeux, la parole ses

    lvres, et le capitaine put esprer enfin que Thomas Blackallait lui apprendre pourquoi il arrivait en ce lieu et dans untat si dplorable.

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    Thomas Black, bien envelopp de couvertures, se souleva demi, sappuya sur son coude, et dune voix encore

    affaiblie: Le fort Reliance? demanda-t-il. Cest ici, rpondit le capitaine. Le capitaine Craventy? Cest moi, et jajouterai, monsieur, soyez le bienvenu.

    Mais pourrai-je vous demander pourquoi vous venez au fortReliance?

    Pour voir la lune! rpondit le courrier, qui tenait sansdoute cette rponse, car il la faisait pour la seconde fois.Dailleurs, elle parut satisfaire Thomas Black, qui fit un

    signe de tte affirmatif. Puis, reprenant: Le lieutenant Hobson? demanda-t-il. Me voici, rpondit le lieutenant. Vous ntes pas encore parti? Pas encore, monsieur.

    Eh bien, monsieur, reprit Thomas Black, il ne me resteplus qu vous remercier et dormir jusqu demain matin!

    Le capitaine et ses compagnons se retirrent donc, laissantce personnage singulier reposer tranquillement. Une demi-heure aprs, la fte sachevait, et les invits regagnaient leursdemeures respectives, soit dans les chambres du fort, soitdans les quelques habitations qui slevaient en dehors delenceinte.

    Le lendemain, Thomas Black tait peu prs rtabli. Savigoureuse constitution avait rsist ce froid excessif. Unautre net pas dgel, mais lui ne faisait pas comme tout lemonde.

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    Et maintenant, qui tait cet astronome? Do venait-il?Pourquoi ce voyage travers les territoires de la Compagnie,

    lorsque lhiver svissait encore? Que signifiait la rponse ducourrier? Voir la lune! Mais la lune ne luit-elle pas en touslieux, et faut-il venir la chercher jusque dans les rgionshyperborennes?

    Telles furent les questions que se posa le capitaineCraventy. Mais le lendemain, aprs avoir caus pendant uneheure avec son nouvel hte, il navait plus rien apprendre.

    Thomas Black tait, en effet, un astronome attach

    lobservatoire de Greenwich, si brillamment dirig par M.Airy. Esprit intelligent et sagace plutt que thoricien,Thomas Black, depuis vingt ans quil exerait ses fonctions,avait rendu de grands services aux sciences uranographiques.Dans la vie prive, ctait un homme absolument nul, quinexistait pas en dehors des questions astronomiques, vivantdans le ciel, non sur la terre, un descendant de ce savant dubonhomme La Fontaine qui se laissa choir dans un puits.

    Avec lui pas de conversation possible si lon ne parlait nidtoiles ni de constellations. Ctait un homme vivre dansune lunette. Mais quand il observait, quel observateur sansrival au monde! Quelle infatigable patience il dployait! Iltait capable de guetter pendant des mois entiers lapparitiondun phnomne cosmique. Il avait dailleurs une spcialit,les bolides et les toiles filantes, et ses dcouvertes dans cettebranche de la mtorologie mritaient dtre cites.

    Dailleurs, toutes les fois quil sagissait dobservationsminutieuses, de mesures dlicates, de dterminationsprcises, on recourait Thomas Black, qui possdait unehabilet doeil extrmement remarquable. Savoir observer

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    nest pas donn tout le monde. On ne stonnera donc pasque lastronome de Greenwich et t choisi pour oprer

    dans la circonstance suivante qui intressait au plus hautpoint la science slnographique.

    On sait que pendant une clipse totale de soleil, la lune estentoure dune couronne lumineuse. Mais quelle est loriginede cette couronne? Est-ce un objet rel? Nest-ce plutt quuneffet de diffraction prouv par les rayons solaires dans levoisinage de la lune? Cest une question que les tudes faitesjusqu ce jour nont pu permettre de rsoudre.

    Ds 1706, les astronomes avaient scientifiquement dcritcette aurole lumineuse. Louville et Halley pendant lclipsetotale de 1715, Maraldi en 1724, Antonio de Ulloa en 1778,Bouditch et Ferrer en 1806, observrent minutieusement cettecouronne; mais de leurs thories contradictoires on ne putrien conclure de dfinitif. propos de lclipse totale de1842, les savants de toutes nations, Airy, Arago, Peytal,Laugier, Mauvais, Otto-Struve, Petit, Baily, etc., cherchrent

    obtenir une solution complte touchant lorigine duphnomne; mais quelque svres queussent t lesobservations, le dsaccord, dit Arago, que lon trouve entreles observations faites en divers lieux par des astronomesexercs, dans une seule et mme clipse, a rpandu sur laquestion de telles obscurits, quil nest maintenant possibledarriver aucune conclusion certaine sur la cause duphnomne . Depuis cette poque, dautres clipses totales

    de soleil furent tudies, mais les observations nobtinrentaucun rsultat concluant.Cependant, cette question intressait au plus haut point les

    tudes slnographiques. Il fallait la rsoudre tout prix. Or,

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    une occasion nouvelle se prsentait dtudier la couronnelumineuse si discute jusqualors. Une nouvelle clipse totale

    de soleil, totale pour lextrmit nord de lAmrique,lEspagne, le nord de lAfrique, etc., devait avoir lieu le 18juillet 1860. Il fut convenu entre astronomes de divers paysque des observations seraient faites simultanment aux diverspoints de la zone pour laquelle cette clipse serait totale. Or,ce fut Thomas Black que lon dsigna pour observer laditeclipse dans la partie septentrionale de lAmrique. Il devaitdonc se trouver peu prs dans les conditions o se

    trouvrent les astronomes anglais qui se transportrent enSude et en Norvge loccasion de lclipse de 1851.On le pense bien, Thomas Black saisit avec empressement

    loccasion qui lui tait offerte dtudier laurole lumineuse.Il devait galement reconnatre autant que possible la naturede ces protubrances rougetres qui apparaissent sur diverspoints du contour du satellite terrestre. Si lastronome deGreenwich parvenait trancher la question dune manire

    irrfutable, il aurait droit aux loges de toute lEuropesavante.Thomas Black se prpara donc partir, et il obtint de

    pressantes lettres de recommandation pour les agentsprincipaux de la Compagnie de la baie dHudson. Or,prcisment, une expdition devait se rendre prochainementaux limites septentrionales du continent afin dy crer unefactorerie nouvelle. Ctait une occasion dont il fallait

    profiter. Thomas Black partit donc, traversa lAtlantique,dbarqua New-York, gagna travers les lacsltablissement de la rivire Rouge, puis de fort en fort,emport par un traneau rapide, sous la conduite dun courrier

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    de la Compagnie, malgr lhiver, malgr le froid, en dpit detous les dangers dun voyage travers les contres arctiques,

    le 17 mars, il arriva au fort Reliance dans les conditions quelon connat.

    Telles furent les explications donnes par lastronome aucapitaine Craventy. Celui-ci se mit tout entier la dispositionde Thomas Black.

    Mais, monsieur Black, lui dit-il, pourquoi tiez-vous sipress darriver, puisque cette clipse de soleil ne doit avoirlieu quen 1860, cest--dire lanne prochaine seulement?

    Mais, capitaine, rpondit lastronome, javais appris quela Compagnie envoyait une expdition sur le littoralamricain au del du soixante-dixime parallle, et je nevoulais pas manquer le dpart du lieutenant Hobson.

    Monsieur Black, rpondit le capitaine, si le lieutenantet t parti, je me serais fait un devoir de vous accompagnermoi-mme jusquaux limites de la mer polaire.

    Puis, il rpta lastronome que celui-ci pouvaitabsolument compter sur lui et quil tait le bienvenu au fortReliance.

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    IV. Une factorerie.

    Le lac de lEsclave est lun des plus vastes qui serencontre dans la rgion situe au del du soixante et unimeparallle. Il mesure une longueur de deux cent cinquantemilles sur une largeur de cinquante, et il est exactement par6125 de latitude et 114 de longitude ouest. Toute la

    contre environnante sabaisse en longues dclivits vers uncentre commun, large dpression du sol, qui est occupe parle lac.

    La position de ce lac, au milieu des territoires de chasse,sur lesquels pullulaient autrefois les animaux fourrures,attira, ds les premiers temps, lattention de la Compagnie.De nombreux cours deau sy jetaient ou y prenaientnaissance, le Mackenzie, la rivire du Foin, lAtapeskow, etc.

    Aussi plusieurs forts importants furent-ils construits sur sesrives, le fort Providence au nord, le fort Rsolution au sud.Quand au fort Reliance, il occupe lextrmit nord-est du lacet ne se trouve pas plus de trois cents milles de lentre deChesterfield, long et troit estuaire form par les eaux mmesde la baie dHudson.

    Le lac de lEsclave est pour ainsi dire sem de petits lots,hauts de cent deux cents pieds, dont le granit et le gneiss

    mergent en maint endroit. Sur sa rive septentrionale semassent des bois pais, confinant cette portion aride etglace du continent, qui a reu, non sans raison, le nom deTerre-Maudite. En revanche, la rgion du sud, principalement

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    forme de calcaire, est plate, sans un coteau, sans uneextumescence quelconque du sol. L se dessine la limite que

    ne franchissent presque jamais les grands ruminants delAmrique polaire, ces buffalos ou bisons, dont la chairforme presque exclusivement la nourriture des chasseurscanadiens et indignes.

    Les arbres de la rive septentrionale se groupent en fortsmagnifiques. Quon ne stonne pas de rencontrer unevgtation si belle sous une zone si recule. En ralit, le lacde lEsclave nest gure plus lev en latitude que les parties

    de la Norvge ou de la Sude, occupes par Stockholm ouChristiania. Seulement, il faut remarquer que les lignesisothermes, sur lesquelles la chaleur se distribue dose gale,ne suivent nullement les parallles terrestres, et qu pareillelatitude, lAmrique est incomparablement plus froide quelEurope. En avril, les rues de New-York sont encoreblanches de neige, et cependant, New-York occupe peuprs le mme parallle que les Aores. Cest que la nature

    dun continent, sa situation par rapport aux ocans, laconformation mme du sol, influent notablement sur sesconditions climatriques.

    Le fort Reliance, pendant la saison dt, tait doncentour de masses de verdure, dont le regard se rjouissaitaprs les rigueurs dun long hiver. Le bois ne manquait pas ces forts presque uniquement composes de peupliers, depins et de bouleaux. Les lots du lac produisaient des saules

    magnifiques. Le gibier abondait dans les taillis, et il ne lesabandonnait mme pas pendant la mauvaise saison. Plus ausud, les chasseurs du fort poursuivaient avec succs lesbisons, les lans et certains porcs-pics du Canada, dont la

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    chair est excellente. Quant aux eaux du lac de lEsclave, ellestaient trs poissonneuses. Les truites y atteignaient des

    dimensions extraordinaires, et leur poids dpassait souventsoixante livres. Les brochets, les lottes voraces, une sortedombre, appel poisson bleu par les Anglais, des lgionsinnombrables de tittamegs, le corregou blanc desnaturalistes, foisonnaient dans le lac. La questiondalimentation pour les habitants du fort Reliance se rsolvaitdonc facilement, la nature pourvoyait leurs besoins, et lacondition dtre vtus, pendant lhiver, comme le sont les

    renards, les martres, les ours et autres animaux fourrures, ilspouvaient braver la rigueur de ces climats.Le fort proprement dit se composait dune maison de bois,

    comprenant un tage et un rez-de-chausse, qui servaitdhabitation au commandant et ses officiers. Autour decette maison se disposaient rgulirement les demeures dessoldats, les magasins de la Compagnie et les comptoirs danslesquels sopraient les changes. Une petite chapelle,

    laquelle il ne manquait quun ministre, et une poudrirecompltaient lensemble des constructions du fort. Le touttait entour dune enceinte palissade, haute de vingt pieds,vaste paralllogramme que dfendaient quatre petits bastions toit aigu, poss aux quatre angles. Le fort se trouvait donc labri dun coup de main. Prcaution jadis ncessaire, unepoque o les Indiens, au lieu dtre les pourvoyeurs de laCompagnie, luttaient pour lindpendance de leur territoire;prcaution prise galement contre les agents et les soldats desassociations rivales, qui se disputaient autrefois la possessionet lexploitation de ce riche pays des fourrures.

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    La Compagnie de la baie dHudson comptait alors surtout son domaine, un personnel denviron mille hommes. Elle

    exerait sur ses employs et ses soldats une autorit absoluequi allait jusquau droit de vie et de mort. Les chefs desfactoreries pouvaient, leur gr, rgler les salaires, fixer lavaleur des objets dapprovisionnement et des pelleteries.Grce ce systme dpourvu de tout contrle, il ntait pasrare quils ralisassent des bnfices slevant plus de troiscents pour cent.

    On verra dailleurs, par le tableau suivant, emprunt au

    Voyage du capitaine Robert Lade, dans quelles conditionssopraient autrefois les changes avec les Indiens, qui sontdevenus maintenant les vritables et les meilleurs chasseursde la Compagnie. La peau de castor tait cette poquelunit qui servait de base aux achats et aux ventes.

    Les Indiens payaient :

    Pour un fusil : 10 peaux de castor

    Une demi-livre de poudre : 1 peau de castor

    Quatre livres de plomb : 1 peau de castor

    Une hache : 1 peau de castor

    Six couteaux : 1 peau de castor

    Une livre de verroterie : 1 peau de castor

    Un habit galonn : 6 peaux de castor

    Un habit sans galons : 5 peaux de castor

    Habits de femme galonns : 6 peaux de castor

    Une livre de tabac : 1 peau de castor

    Une bote poudre : 1 peau de castor

    Un peigne et un miroir : 2 peaux de castor

    Mais, depuis quelques annes, la peau de castor estdevenue si rare, que lunit montaire a d tre change.

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    Cest maintenant la robe de bison qui sert de base auxmarchs. Quand un Indien se prsente au fort, les agents lui

    remettent autant de fiches de bois quil apporte de peaux, et,sur les lieux mmes, il change ces fiches contre des produitsmanufacturs. Avec ce systme, la Compagnie, qui,dailleurs, fixe arbitrairement la valeur des objets quelleachte et des objets quelle vend, ne peut manquer de raliseret ralise en effet des bnfices considrables.

    Tels taient les usages tablis dans les diversesfactoreries, et par consquent au fort Reliance. Mrs. Paulina

    Barnett put les tudier pendant son sjour, qui se prolongeajusquau 16 avril. La voyageuse et le lieutenant Hobsonsentretenaient souvent ensemble, formant des projetssuperbes, et bien dcids ne reculer devant aucun obstacle.Quant Thomas Black, il ne causait que lorsquon lui parlaitde sa mission spciale. Cette question de la couronnelumineuse et des protubrances rougetres de la lune lepassionnait. On sentait quil avait mis toute sa vie dans la

    solution de ce problme, et Thomas Black finit mme parintresser trs vivement Mrs. Paulina cette observationscientifique. Ah! quil leur tardait tous les deux davoirfranchi le cercle polaire, et que cette date du 18 juillet 1860semblait donc loigne, surtout pour limpatient astronomede Greenwich!

    Les prparatifs de dpart navaient pu commencer qu lami-mars, et un mois se passa avant quils fussent achevs.

    Ctait, en effet, une longue besogne que dorganiser unetelle expdition travers les rgions polaires! Il fallait toutemporter, vivres, vtements, ustensiles, outils, armes,munitions.

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    La troupe, commande par le lieutenant Jasper Hobson,devait se composer dun officier, de deux sous-officiers et de

    dix soldats, dont trois maris qui emmenaient leurs femmesavec eux. Voici la liste de ces hommes que le capitaineCraventy avait choisis parmi les plus nergiques et les plusrsolus :

    1 Le lieutenant Jasper Hobson,2 Le sergent Long,3 Le caporal Joliffe,4 Petersen, soldat,5 Belcher, soldat,6 Ra, soldat,7 Marbre, soldat,8 Garry, soldat,9 Pond, soldat,10 Mac Nap, soldat,11 Sabine, soldat,12 Hope, soldat,13 Kellet, soldat,

    De plus :Mrs. Rae,Mrs. Joliffe,Mrs. Mac Nap,

    trangers au fort :Mrs. Paulina Barnett,Madge,

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    Thomas Black.

    En tout dix-neuf personnes, quil sagissait de transporterpendant plusieurs centaines de milles, travers un territoiredsert et peu connu.

    Mais en prvision de ce projet, les agents de laCompagnie avaient runi au fort Reliance tout le matrielncessaire lexpdition. Une douzaine de traneaux,pourvus de leur attelage de chiens, taient prpars. Cesvhicules, fort primitifs, consistaient en un assemblage solidede planches lgres que liaient entre elles des bandestransversales. Un appendice, form dune pice de boiscintre et releve comme lextrmit dun patin, permettait autraneau de fendre la neige sans sy engager profondment.Six chiens, attels deux par deux, servaient de moteurs chaque traneau, moteurs intelligents et rapides qui, sous lalongue lanire du guide, peuvent franchir jusqu quinzemilles lheure.

    La garde-robe des voyageurs se composait de vtementsen peau de renne, doubls intrieurement dpaissesfourrures. Tous portaient des tissus de laine, destins lesgarantir contre les brusques changements de temprature, quisont frquents sous cette latitude. Chacun, officier ou soldat,femme ou homme, tait chauss de ces bottes en cuir dephoque, cousues de nerfs, que les indignes fabriquent avecune habilet sans pareille. Ces chaussures sont absolument

    impermables et se prtent la marche par la souplesse deleurs articulations. leurs semelles pouvaient sadapter desraquettes en bois de pin, longues de trois quatre pieds,sortes dappareils propres supporter le poids dun homme

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    sur la neige la plus friable et qui permettent de se dplaceravec une extrme vitesse, ainsi que font les patineurs sur les

    surfaces glaces. Des bonnets de fourrure, des ceintures depeau de daim compltaient laccoutrement.

    En fait darmes, le lieutenant Hobson emportait, avec desmunitions en quantit suffisante, les mousquetonsrglementaires dlivrs par la Compagnie, des pistolets etquelques sabres dordonnance; en fait doutils, des haches,des scies, des herminettes et autres instruments ncessaires aucharpentage; en fait dustensiles, tout ce que ncessitait

    ltablissement dune factorerie dans de telles conditions,entre autres un pole, un fourneau de fonte, deux pompes air destines la ventilation, un halkett-boat, sorte de canoten caoutchouc que lon gonfle au moment o on veut en faireusage.

    Quant aux approvisionnements, on pouvait compter surles chasseurs du dtachement. Quelques-uns de ces soldatstaient dhabiles traqueurs de gibier, et les rennes ne

    manquent pas dans les rgions polaires. Des tribus entiresdIndiens ou dEsquimaux, prives de pain ou de tout autrealiment, se nourrissent exclusivement de cette venaison, quiest la fois abondante et savoureuse. Cependant, comme ilfallait compter avec les retards invitables et les difficults detoutes sortes, une certaine quantit de vivres dut treemporte. Ctait de la viande de bison, dlan, de daim,ramasse dans de longues battues faites au sud du lac, du

    corn-beef , qui pouvait se conserver indfiniment, desprparations indiennes dans lesquelles la chair, broye etrduite en poudre impalpable, conserve tous ses lmentsnutritifs sous un trs petit volume. Ainsi triture, cette viande

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    nexige aucune cuisson, et prsente sous cette forme unealimentation trs nourrissante.

    En fait de liqueurs, le lieutenant Hobson emportaitplusieurs barils de brandevin et de whisky, bien dcid,dailleurs, conomiser autant que possible ces liquidesalcooliques, qui sont nuisibles la sant des hommes sous lesfroides latitudes. Mais, en revanche, la Compagnie avait mis sa disposition, avec une petite pharmacie portative, denotables quantits de lime-juice , de citrons et autresproduits naturels, indispensables pour combattre les

    affections scorbutiques, si terribles dans ces rgions, et pourles prvenir au besoin. Tous les hommes, dailleurs, avaientt choisis avec soin ni trop gras, ni trop maigres; habitusdepuis de longues annes aux rigueurs de ces climats, ilsdevaient supporter plus aisment les fatigues duneexpdition vers lOcan polaire. De plus, ctaient des gensde bonne volont, courageux, intrpides, qui avaient acceptlibrement. Une double paye leur tait attribue pour tout le

    temps de leur sjour aux limites du continent amricain, silsparvenaient stablir au-dessus du soixante-diximeparallle.

    Un traneau spcial, un peu plus confortable, avait tprpar pour Mrs. Paulina Barnett et sa fidle Madge. Lacourageuse femme ne voulait pas tre traite autrement queses compagnons de route, mais elle dut se rendre auxinstances du capitaine, qui ntait, dailleurs, que linterprte

    des sentiments de la Compagnie. Mrs. Paulina dut donc sersigner.Quant lastronome Thomas Black, le vhicule qui

    lavait amen au fort Reliance devait le conduire jusqu son

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    but avec son petit bagage de savant. Les instruments delastronome, peu nombreux dailleurs, une lunette pour ses

    observations slnographiques, un sextant destin donner lalatitude, un chronomtre pour la fixation des longitudes,quelques cartes, quelques livres, tout cela sarrimait sur cetraneau, et Thomas Black comptait bien que ses fidleschiens ne le laisseraient pas en route.

    On pense que la nourriture destine aux divers attelagesnavait pas t oublie. Ctait un total de soixante-douzechiens, vritable troupeau quil sagissait de substanter,

    chemin faisant, et les chasseurs du dtachement devaientspcialement soccuper de leur nourriture. Ces animaux,intelligents et vigoureux, avaient t achets aux IndiensChipeways, qui savent merveilleusement les dresser ce durmtier.

    Toute cette organisation de la petite troupe fut lestementmene. Le lieutenant Jasper Hobson sy employait avec unzle au-dessus de tout loge. Fier de cette mission, passionn

    pour son oeuvre, il ne voulait rien ngliger qui pt encompromettre le succs. Le caporal Joliffe, trs affairtoujours, se multipliait sans faire grande besogne; mais laprsence de sa femme tait et devait tre trs utile lexpdition. Mrs. Paulina Barnett lavait prise en amiti,cette intelligente et vive Canadienne, blonde avec de grandsyeux doux.

    Il va sans dire que le capitaine Craventy noublia rien

    pour le succs de lentreprise. Les instructions quil avaitreues des agents suprieurs de la Compagnie montraientquelle importance ils attachaient la russite de lexpditionet ltablissement dune nouvelle factorerie au-del du

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    soixante-dixime parallle. On peut donc affirmer que tout cequil tait humainement possible de faire pour atteindre ce

    but fut fait. Mais la nature ne devait-elle pas crerdinsurmontables obstacles devant les pas du courageuxlieutenant? Cest ce que personne ne pouvait prvoir!

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    V. Du fort Reliance au fort Entreprise.

    Les premiers beaux jours taient arrivs. Le fond vert descollines commenait reparatre sous les couches de neige enpartie effaces. Quelques oiseaux, des cygnes, des ttras, desaigles tte chauve et autres migrateurs venant du sud,passaient travers les airs attidis. Les bourgeons se

    gonflaient aux extrmes branches des peupliers, des bouleauxet des saules. Les grandes mares, formes et l par la fontedes neiges, attiraient ces canards tte rouge dont les espcessont si varies dans lAmrique septentrionale. Lesguillemots, les puffins, les eider-ducks, allaient chercher aunord des parages plus froids. Les musaraignes, petites sourismicroscopiques, grosses comme une noisette, se hasardaienthors de leur trou, et dessinaient sur le sol de capricieuses

    bigarrures du bout de leur petite queue pointue. Ctait uneivresse de respirer, de humer ces rayons solaires que leprintemps rendait si vivifiants! La nature se rveillait de sonlong sommeil, aprs linterminable nuit de lhiver, et souriaiten sveillant. Leffet de ce renouveau est peut-tre plussensible au milieu des contres hyperborennes quen toutautre point du globe.

    Cependant, le dgel ntait point complet. Lethermomtre Fahrenheit indiquait bien quarante et un degrsau-dessus de zro (5 centr. au-dessus de glace), mais labasse temprature des nuits maintenait la surface des plainesneigeuses ltat solide : circonstance favorable, dailleurs,

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    au glissage des traneaux, et dont Jasper Hobson voulaitprofiter avant le complet dgel.

    Les glaces du lac ntaient pas encore rompues. Leschasseurs du fort, depuis un mois, faisaient dheureusesexcursions en parcourant ces longues plaines unies, que legibier frquentait dj. Mrs. Paulina Barnett ne putquadmirer ltonnante habilet avec laquelle ces hommes seservaient de leurs raquettes. Chausss de ces souliers neige , leur vitesse et gal celle dun cheval au galop.Suivant le conseil du capitaine Craventy, la voyageuse

    sexera marcher au moyen de ces appareils, et en quelquetemps, elle devint fort habile glisser la surface des neiges.

    Depuis quelques jours dj, les Indiens arrivaient parbandes au fort, afin dchanger les produits de leur chassedhiver contre des objets manufacturs. La saison navait past heureuse. Les pelleteries nabondaient pas; les fourruresde martre et de vison atteignaient un chiffre assez lev, maisles peaux de castor, de loutre, de lynx, dhermine, de renard,

    taient rares. La Compagnie faisait donc sagement en allantexploiter plus au nord des territoires nouveaux, qui eussentencore chapp la rapacit de lhomme.

    Le 16 avril, au matin, le lieutenant Jasper Hobson et sondtachement taient prts partir. Litinraire avait pu tretrac davance sur toute cette partie dj connue de la contrequi stend entre le lac de lEsclave et le lac du Grand-Ours,situ au del du cercle polaire. Jasper Hobson devait atteindre

    le fort Confidence, tabli lextrmit septentrionale de celac. Une station toute indique pour y ravitailler sondtachement, ctait le fort Entreprise, bti deux cent millesdans le Nord-Ouest, sur les bords du petit lac Snure. raison

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    de quinze milles par jour, Jasper Hobson comptait y fairehalte ds les premiers jours du mois de mai.

    partir de ce point, le dtachement devait gagner par leplus court le littoral amricain, et se diriger ensuite vers lecap Bathurst. Il avait t parfaitement convenu que, dans unan, le capitaine Craventy enverrait un convoi deravitaillement ce cap Bathurst, et que le lieutenantdtacherait quelques hommes la rencontre de ce convoipour le diriger vers lendroit o le nouveau fort serait tabli.De cette faon, lavenir de la factorerie tait garanti contre

    toute chance fcheuse, et le lieutenant et ses compagnons, cesexils volontaires, conserveraient encore quelques relationsavec leurs semblables.

    Ds le matin du 16 avril, les traneaux attels devant lapoterne nattendaient plus que les voyageurs. Le capitaineCraventy, ayant runi les hommes qui composaient ledtachement, leur adressa quelques sympathiques paroles.Par-dessus toutes choses, il leur recommanda une constante

    union, au milieu de ces prils quils taient appels braver.La soumission leurs chefs tait une indispensable conditionpour le succs de cette entreprise, oeuvre dabngation et dedvouement. Des hurrahs accueillirent le speech du capitaine.Puis les adieux furent rapidement faits, et chacun se plaadans le traneau qui lui avait t dsign davance. JasperHobson et le sergent Long tenaient la tte. Mrs. PaulinaBarnett et Madge les suivaient, Madge maniant avec adresse

    le long fouet esquimau termin par une lanire de nerf durci.Thomas Black et lun des soldats, le canadien Petersen,formaient le troisime rang de la caravane. Les autrestraneaux dfilaient ensuite, occups par les soldats et les

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    femmes. Le caporal Joliffe et Mrs. Joliffe se tenaient larrire-garde. Suivant les ordres de Jasper Hobson, chaque

    conducteur devait autant que possible conserver sa placerglementaire et maintenir sa distance de manire neprovoquer aucune confusion. Et, en effet, le choc de cestraneaux, lancs toute vitesse, aurait pu amener quelquefcheux accident.

    En quittant le fort Reliance, Jasper Hobson pritdirectement la route du Nord-Ouest. Il dut franchir dabordune large rivire qui runissait le lac de lEsclave au lac

    Wolmsley. Mais ce cours deau, profondment gel encore,ne se distinguait pas de limmense plaine blanche. Ununiforme tapis de neige couvrait toute la contre, et lestraneaux, enlevs par leurs rapides attelages, volaient surcette couche durcie.

    Le temps tait beau, mais encore trs froid. Le soleil, peulev au-dessus de lhorizon, dcrivait sur le ciel une courbetrs allonge. Ses rayons, brillamment rflchis par les

    neiges, donnaient plus de lumire que de chaleur. Trsheureusement, aucun souffle de vent ne troublaitlatmosphre, et ce calme de lair rendait le froid plussupportable. Cependant, la bise, grce la vitesse destraneaux, devait tant soit peu couper la figure de ceux descompagnons du lieutenant Hobson qui ntaient pas faits auxrudesses dun climat polaire.

    Cela va bien, disait Jasper Hobson au sergent, immobile

    prs de lui comme sil se ft tenu au port darmes, le voyagecommence bien. Le ciel est favorable, la temprature propice,nos attelages filent comme des trains express, et, pour peu

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    que ce beau temps continue, notre traverse soprera sansencombre. Quen pensez-vous, sergent Long?

    Ce que vous pensez vous-mme, lieutenant Jasper,rpondit le sergent, qui ne pouvait envisager les chosesautrement que son chef.

    Vous tes bien dcid comme moi, sergent, reprit JasperHobson, pousser aussi loin que possible notrereconnaissance vers le nord?

    Il suffira que vous commandiez, mon lieutenant, etjobirai.

    Je le sais, sergent, rpondit Jasper Hobson, je sais quilsuffit de vous donner un ordre pour quil soit excut.Puissent nos hommes comprendre comme vous limportancede notre mission et se dvouer corps et me aux intrts de laCompagnie! Ah! sergent Long, je suis sr que si je vousdonnais un ordre impossible...

    Il ny a pas dordres impossibles, mon lieutenant. Quoi! si je vous ordonnais daller au ple Nord! Jirais, mon lieutenant. Et den revenir! ajouta Jasper Hobson en souriant. Jen reviendrais, rpondit simplement le sergent Long.Pendant ce colloque du lieutenant Hobson et de son

    sergent, Mrs. Paulina Barnett et Madge, elles aussi,changeaient quelques paroles, lorsquune pente plusaccentue du sol retardait un instant la marche du traneau.

    Ces deux vaillantes femmes, bien encapuchonnes dans leurbonnets de loutre et demi ensevelies sous une paisse peaudours blanc, regardaient cette pre nature et les plessilhouettes des hautes glaces qui se profilaient lhorizon. Le

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    dtachement avait dj laiss derrire lui les collines quiaccidentaient la rive septentrionale du lac de lEsclave, et

    dont les sommets taient couronns de grimaants squelettesdarbres. La plaine infinie se droulait perte de vue dansune complte uniformit. Quelques oiseaux animaient de leurchant et de leur vol la vaste solitude. Parmi eux onremarquait des troupes de cygnes qui migraient vers le nord,et dont la blancheur se confondait avec la blancheur desneiges. On ne les distinguait que lorsquils se projetaient surlatmosphre gristre. Quand ils sabattaient sur le sol, ils se

    confondaient avec lui, et loeil le plus perant naurait pu lesreconnatre. Quelle tonnante contre! disait Mrs. Paulina Barnett.

    Quelle diffrence entre ces rgions polaires et nosverdoyantes plaines de lAustralie! Te souviens-tu, ma bonneMadge, quand la chaleur nous accablait sur les bords du golfede Carpentarie, te rappelles-tu ce ciel impitoyable, sans unnuage, sans une vapeur?

    Ma fille, rpondait Madge, je nai point comme toi ledon de me souvenir. Tu conserves tes impressions; moi,joublie les miennes.

    Comment, Madge, scria Mrs. Paulina Barnett, tu asoubli les chaleurs tropicales de lInde et de lAustralie? Il netest pas rest dans lesprit un souvenir de nos tortures, quandleau nous manquait au dsert, quand les rayons de ce soleilnous brlaient jusquaux os, quand la nuit mme napportait

    aucun rpit nos souffrances! Non, Paulina, non, rpondait Madge, en senveloppantplus troitement dans ses fourrures, non, je ne me souviensplus! Et comment me rappellerais-je ces souffrances dont tu

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    parles, cette chaleur, ces tortures de la soif, en ce momentsurtout o les glaces nous entourent de toutes parts, et quand

    il me suffit de laisser pendre ma main en dehors de cetraneau pour ramasser une poigne de neige! Tu me parlesde chaleur, lorsque nous gelons sous les peaux dours quinous couvrent! Tu te souviens des rayons brlants du soleil,quand ce soleil davril ne peut mme pas fondre les petitsglaons suspendus nos lvres! Non, ma fille, ne me soutienspas que la chaleur existe quelque part, ne me rpte pas queje me sois jamais plainte davoir trop chaud, je ne te croirais

    pas! Mrs. Paulina Barnett ne put sempcher de sourire. Mais, ajouta-t-elle, tu as donc bien froid, ma bonne

    Madge? Certainement, ma fille, jai froid, mais cette temprature

    ne me dplat pas. Au contraire. Ce climat doit tre trs sain,et je suis certaine que je me porterai merveille dans ce boutdAmrique! Cest vraiment un beau pays!

    Oui, Madge, un pays admirable, et nous navons encorerien vu jusquici des merveilles quil renferme! Mais laissenotre voyage saccomplir jusquaux limites de la mer polaire,laisse lhiver venir avec ses glaces gigantesques, sa fourrurede neige, ses temptes hyperborennes, ses aurores borales,ses constellations splendides, sa longue nuit de six mois, et tucomprendras alors combien loeuvre du Crateur est toujourset partout nouvelle!

    Ainsi parlait Mrs. Paulina Barnett, entrane par sa viveimagination. Dans ces rgions perdues, sous un climatimplacable, elle ne voulait voir que laccomplissement desplus beaux phnomnes de la nature. Ses instincts de

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    voyageuse taient plus forts que sa raison mme. De cescontres polaires elle nextrayait que lmouvante posie

    dont les sagas ont perptu la lgende, et que les bardes ontchante dans les temps ossianiques. Mais Madge, pluspositive, ne se dissimulait ni les dangers dune expditionvers les continents arctiques, ni les souffrances dunhivernage, moins de trente degrs du ple arctique.

    Et en effet, de plus robustes avaient dj succomb auxfatigues, aux privations, aux tortures morales et physiques,sous ces durs climats. Sans doute, la mission du lieutenant

    Jasper Hobson ne devait pas lentraner jusquaux latitudesles plus leves du globe. Sans doute, il ne sagissait pasdatteindre le ple et de se lancer sur les traces des Parry, desRoss, des Mac Clure, des Kean, des Morton. Mais ds quona franchi le cercle polaire, les preuves sont peu prspartout les mmes et ne saccroissent pasproportionnellement avec llvation des latitudes. JasperHobson ne songeait pas se porter au-dessus du soixante-

    dixime parallle! Soit. Mais quon noublie pas que Franklinet ses infortuns compagnons sont morts, tus par le froid etla faim, quand ils navaient pas mme dpass le soixante-huitime degr de latitude septentrionale!

    Dans le traneau occup par Mr. et Mrs. Joliffe, on causaitde toute autre chose. Peut-tre le caporal avait-il un peu troparros les adieux du dpart, car, par extraordinaire, il tenaittte sa petite femme. Oui! il lui rsistait, ce qui narrivait

    vraiment que dans des circonstances exceptionnelles. Non, mistress Joliffe, disait le caporal, non, ne craignezrien! Un traneau nest pas plus difficile conduire quun

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    poney-chaise, et le diable memporte si je ne suis pas capablede diriger un attelage de chiens!

    Je ne conteste pas ton habilet, rpondait Mrs. Joliffe. Jetengage seulement modrer tes mouvements. Te voil djen tte de la caravane, et jentends le lieutenant Hobson quite crie de reprendre ton rang larrire.

    Laissez-le crier, madame Joliffe, laissez-le crier!... Et le caporal, enveloppant son attelage dun nouveau coup

    de fouet, accrut encore la rapidit du traneau. Prends garde, Joliffe! rptait la petite femme. Pas si

    vite! nous voici sur une pente! Une pente! rpondait le caporal. Vous appelez cela une

    pente, madame Joliffe? Mais a monte, au contraire! Je te rpte que cela descend! Je vous soutiens, moi, que a monte! Voyez, voyez

    comme les chiens tirent! Quoi quen et lentt, les chiens ne tiraient en aucune

    faon. La dclivit du sol tait, au contraire, fort prononce.Le traneau filait avec une rapidit vertigineuse, et il setrouvait dj trs en avant du dtachement. Mr. et Mrs. Joliffetressautaient chaque instant. Les heurts, provoqus par lesingalits de la couche neigeuse, se multipliaient. Les deuxpoux, jets tantt droite, tantt gauche, se choquant lunlautre, taient secous horriblement. Mais le caporal nevoulait rien entendre, ni les recommandations de sa femme,

    ni les cris du lieutenant Hobson. Celui-ci, comprenant ledanger de cette course folle, pressait son propre attelage, afinde rejoindre les imprudents, et toute la caravane le suivaitdans cette course rapide.

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    Mais le caporal allait toujours de plus belle! Cette vitessede son vhicule lenivrait! Il gesticulait, il criait, il maniait

    son long fouet comme et fait un sportsman accompli. Remarquable instrument que ce fouet! scriait-il, et que

    les Esquimaux savent manoeuvrer avec une habilet sanspareille!

    Mais tu nes pas un Esquimau, scriait Mrs. Joliffe,essayant, mais en vain, darrter le bras de son imprudentconducteur.

    Je me suis laiss dire, reprenait le caporal, je me suislaiss dire que ces Esquimaux savent piquer nimporte quelchien de leur attelage lendroit qui leur convient. Ilspeuvent mme du bout de ce nerf durci leur enlever un petitbout de loreille, sils le jugent convenable. Je vais essayer...

    Nessaye pas, Joliffe, nessaye pas! scria la petitefemme, effraye au plus haut point.

    Ne craignez rien, mistress Joliffe, ne craignez rien! Jemy connais! Voil prcisment notre cinquime chien dedroite qui fait des siennes! Je vais le corriger!...

    Mais sans doute le caporal ntait pas encore assez Esquimau , ni assez familiaris avec le maniement de cefouet dont la longue lanire dpasse de quatre pieds lavant-train de lattelage, car le fouet se dveloppa en sifflant, et,revenant en arrire par un contrecoup mal combin, ilsenroula autour du cou de matre Joliffe lui-mme, dont lacalotte fourre senvola dans lair. Nul doute que, sans cet

    pais bonnet, le caporal ne se ft arrach sa propre oreille.En ce moment, les chiens se jetrent de ct, le traneau

    fut culbut et le couple prcipit dans la neige. Trsheureusement, la couche tait paisse, et les deux poux

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    neurent aucun mal. Mais quelle honte pour le caporal! Et dequelle faon le regarda sa petite femme! Et quels reproches

    lui fit le lieutenant Hobson!Le traneau fut relev; mais on dcida que dornavant les

    rnes du vhicule, comme celles du mnage, appartiendraitde droit Mrs. Joliffe. Le caporal, tout penaud, dut sersigner, et la marche du dtachement, un instantinterrompue, fut reprise aussitt.

    Pendant les quinze jours qui suivirent, aucun incident nese produisit. Le temps tait toujours propice, la temprature

    supportable, et le 1er mai, le dtachement arrivait au fortEntreprise.

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    VI. Un duel de wapitis.

    Lexpdition avait franchi une distance de deux centsmilles depuis son dpart du fort Reliance. Les voyageurs,favoriss par de longs crpuscules, courant jour et nuit surleurs traneaux, pendant que les attelages les emportaient toute vitesse, taient vritablement accabls de fatigue, quand

    ils arrivrent aux rives du lac Snure, prs duquel slevait lefort Entreprise.Ce fort, tabli depuis quelques annes seulement par la

    Compagnie de la baie dHudson, ntait en ralit quunposte dapprovisionnement de peu dimportance. Il servaitprincipalement de station aux dtachements quiaccompagnaient les convois de pelleteries venus du lac duGrand-Ours situ prs de trois cents milles dans le Nord-

    Ouest. Une douzaine de soldats en formaient la garde. Le fortntait compos que dune maison de bois, entoure duneenceinte palissade. Mais, si peu confortable que ft cettehabitation, les compagnons du lieutenant Hobson syrfugirent avec plaisir, et, pendant deux jours, ils syreposrent des premires fatigues de leur voyage.

    Le printemps polaire faisait dj sentir en ce lieu samodeste influence. La neige fondait peu peu, et les nuits

    ntaient dj plus assez froides pour la glacer nouveau.Quelques lgres mousses, de maigres gramines,verdissaient et l, et de petites fleurs, presque incolores,montraient leur humide corolle entre les cailloux. Ces

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    manifestations de la nature, demi rveille aprs la longuenuit de lhiver, plaisaient au regard endolori par la blancheur

    des neiges, que charmait lapparition de ces rares spcimensde la flore arctique.

    Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson mirent profitleurs loisirs pour visiter les rives du petit lac. Tous les deuxils comprenaient la nature et ladmiraient avec enthousiasme.Ils allrent donc, de compagnie, travers les glaons boulset les cascades qui simprovisaient sous laction des rayonssolaires. La surface du lac Snure tait prise encore. Nulle

    fissure nindiquait une prochaine dbcle. Quelques icebergsen ruine hrissaient sa surface solide, affectant des formespittoresques du plus trange effet, surtout quand la lumire,sirisant leurs artes, en variait les couleurs. On et dit lesmorceaux dun arc-en-ciel bris par une main puissante, etqui sentrecroisaient sur le sol.

    Ce spectacle est vraiment beau! monsieur Hobson,rptait Mrs. Paulina Barnett. Ces effets de prisme se

    modifient linfini, suivant la place que lon occupe. Nevous semble-t-il pas que nous sommes penchs surlouverture dun immense kalidoscope? Mais peut-tre tes-vous dj blas sur ce spectacle si nouveau pour moi?

    Non, madame, rpondit le lieutenant. Bien que je soisn sur ce continent et quoique mon enfance et ma jeunessesy soient passes tout entires, je ne me rassasie jamais dencontempler les beauts sublimes. Mais si votre enthousiasme

    est dj grand, lorsque le soleil verse sa lumire sur cettecontre, cest--dire quand lastre du jour a dj modifilaspect de ce pays, que sera-t-il lorsquil vous sera donndobserver ces territoires au milieu des grands froids de

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    lhiver? Je vous avouerai, madame, que le soleil, si prcieuxaux rgions tempres, me gte un peu mon continent

    arctique! Vraiment, monsieur Hobson, rpondit la voyageuse, en

    souriant lobservation du lieutenant. Jestime pourtant quele soleil est un excellent compagnon de route, et quil ne fautpas se plaindre de la chaleur quil donne, mme aux rgionspolaires!

    Ah! madame, rpondit