E DE FER · 2013. 5. 3. · Le Trône de fer, est omniprésent déÎns les armoiries médiévales....

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46 E DE FER j érie de livres de fantasy à succès, maintenant adaptée en série télévisée, la saga du Trône de fer de Georges R. R. Martin dénote de la plupart des oeuvres du genre, s'inspirant très clairement de l'histoire médiévale . En faire la liste ne présente que peu d'intérêt (même si la plupart des observateurs ont noté de très fortes ressemblances avec la guerre des Deux-Roses), d'autant que les sources de l'auteur semblent plus provenir de voyages et de lectures de romans historiques (par exemple Maurice Druon et Ken Follet) que d'ouvrages d'historiens. Il n'em- pêche, l'ambiance du Moyen Âge se retrouve par échos loin- tains dans cette saga, une sorte de médiévalisme diffus qui apparaît lorsqu'on s'intéresse à certains détails, comme l'om- niprésence des animaux . L'étendard des Stark à l'effigie du direwolf. À Westeros, comme dans l'Europe médiévale, les armes se déclinaient sur de nombreux supports. Histoire et Ima es Médiévales

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E DE FER

j érie de livres de fantasy à succès, maintenant adaptée en série télévisée, la saga du Trône de fer de Georges

R. R. Martin dénote de la plupart des œuvres du genre, s'inspirant très clairement de l'histoire

médiévale. En faire la liste ne présente que peu d'intérêt (même si la plupart des observateurs ont noté de très fortes ressemblances avec la guerre des Deux-Roses), d'autant que

les sources de l'auteur semblent plus provenir de voyages et de lectures de romans historiques (par exemple Maurice Druon et Ken Follet) que d'ouvrages d'historiens. Il n'em­pêche, l'ambiance du Moyen Âge se retrouve par échos loin­tains dans cette saga, une sorte de médiévalisme diffus qui apparaît lorsqu'on s'intéresse à certains détails, comme l'om­

niprésence des animaux.

L'étendard des Stark à l'effigie du direwolf. À Westeros, comme dans l'Europe médiévale, les armes se déclinaient sur de nombreux supports.

Histoire et Ima es Médiévales

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u. C co @

DES ANIMAUX ARMÉS lUSQU'AUXllENTS ~

Nous pouvons tout d'abord les apercevoir sur les blasons des

grandes familles se disputant le trône de fer, et ce, dès le géné­

rique de la série où le lion des Lannister, le cerf des Baratheon

et le loup des Stark partent à l'assaut du dragon des Targaryen

(fig. 2). Si toutes les familles européennes n'affichaient pas for­

cément un blason animalier (pensons évidemment aux rois de

France), Michel Pastoureau note que les animaux représentaient à partir de la seconde moitié du XIIe siècle - date retenue pour

l'apparition de l'utilisation des symboles héraldiques - un tiers

des figures armoriées médiévales et que le lion, à lui seul, occu­

pait près de 15 % des armes, suivi, de très loin, par l'aigle (à

peine 2 %) (fig. 3 et 3 bis). La haute noblesse médiévale, comme

dans les quatre grandes maisons de Westeros (le continent où se

déroule en grande partie l'action du Trône de fer), préférait par ail­

leurs choisir comme emblèmes des animaux sauvages plutôt que

domestiques (tels le mouton, le bœuf), symbole de soumissiod1).

Certes, les blasons n'étaient pas l'apanage, en Occident, des seuls

nobles (ce que montre peu la série), pas plus qu'ils n'étaient

aussi fixes que dans le monde de Westeros (les héritiers, les

cadets, utilisaient ainsi des brisures pour montrer qu'ils n'étaient

pas les titulaires des armes « pleines »), mais il n'en reste pas

moins que l'héraldique, surtout à partir de sa généralisation au

XIVe siècle, devient un mode d'expression politique. Présents

William Blanc Doctorant, universite Paris 1 lillllOp

Dès le générique de la série télévisée du Trône de ter, les animaux sont omniprésents.

quelque parti (l'aigle pour les partisans de l'empereur ger­

manique, le lion pour ses opposants). Il devient ainsi courant de

dénigrer le blason de son adversaire. Michel Pastoureau a ainsi

bien étudié le cas d'un conflit qui fit rage autour des lions pas­

sants anglais, que s'était choisis Richard Cœur de Lion à la fin

du XIIe siècle. Rapidement qualifié de léopards parce que leur

visage était placé de face (pour les distinguer des lions dont la

tête était peinte de profil), ce terme fut peu à peu abandonné au XIVe siècle, parce les hérauts du royaume de France se moquaient

de cet animal en le qualifiant, à la suite des bestiaires, d'enfant

bâtard d'une lionne et du mâle de la panthère, le pardus. La

réplique des hérauts Plantagenêt ne se fit pas attendre: ils inven­

tèrent un terme héraldique nouveau, le « lion passant guardant »,

pour qualifier l'animal emblématique de leurs rois(2).

sur de nombreux supports (écus, cimiers, mais aussi meubles, littI'ffI vitraux, étendards, etc.), ils peuvent symboliser le ralliement à

le lion, symbole des lannister dans Le Trône de fer, est omniprésent déÎns

les armoiries médiévales. Armorial Bellenville, XV' siècle - Paris, BnF, ms.

tr. 5230, folios 12 et lSv.

DES ANIMAUX SOUS LA PLUME DES POÈTES Le Trône de Fer laisse aussi apparaître quelques moqueries autour

du blason de certains personnages. Ainsi, une charu:on, The Rains of Castamere, évoquée plusieurs fois dans la saga (et interprétée, pour

les besoins de la série, par un groupe de rock indépendant The National), évoque la rébellion de la maison Reyne de Castamere,

au blason marqué d'un lion gueule (rouge) sur fond argent, contre

Tywin Lannister, chef d'une des maisons majeures aux armes très

proches (lion or sur fond gueule). Les quatre premiers vers voient les rebelles s'adresser à leur adversaire en le qualifiant de «chat »(3),

manière infamante de réduire ses prétentions et son autorité. ~

(1) M. Pastoureau, Figures de l'héraldique, Paris, Gallimard, 2009, p. 58-61. (2) M. Pastoureau, Les animaux célèbres, Paris , Arléa, 2008 , p. 145-149. (3) "And who are you, the proud lord said, Ithat Imustbow solow? IOnly a catofa

clifferent coat, Ithat's al! the truth l lmow >1. Que nous pouvons traduire par: "Mais qui es-tu, dit le fier seigneur, pour que je doive m'incllner si bas ? Juste un chat d 'une fourrure! d'un blason différent-e [Martin a sans doute joué sur le double sens de coat of arms qui est aussi la traduction du blason] , c'est là tout ce que je sais. "

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• Le duc de Bourgogne Jean sans Peur ne s'est pas comporté différemment lorsqu'il lui a fallu expliquer pourquoi il avait

fait assassiner Louis d'Orléans à Paris, en novembre 1407. Il

ordonna rapidement à l'un de ses conseillers, Jean Petit, doc­

teur en théologie, de rédiger une « Justification du duc de Bourgogne)} dont plusieurs exemplaires ont été conservés,

notamment à bibliothèque nationale de Yienne, où l'ouvrage

est illustré par une magnifique enluminure (fig. 4) surmon­

tant le quatrain suivant: « Par la force le lou [le loup] rompt

et tire / À ses dents et gris [griffes] la couronne, / Et le lyon

par tres grand ire [colère] / De la pate grant coup luy done. )}

Jean sans Peur se donne le beau rôle en se comparant au lion,

emblème présent sur ses armoiries (qu'il hérite de sa mère,

comtesse de Flandre) mais aussi symbole positif (les héros

des chansons de geste possèdent souvent des lions comme

blasons). À l'opposé, ce libelle (qui est certainement diffusé

sous cette forme à un public restreint; mais rien n'empêche

que le quatrain a lui été récité, voir chanté, devant un public

plus large et plus populaire) rejette l'adversaire armagnac

dans la condition infamante du loup, animal honni et chassé.

CHIEN: HONNI SOIT QUI MAL Y PENSE Mais si le loup est honteux, qu'en est-il du chien? Dans la série

Sandor Clegane, surnommé « le limier)} (the ho und) est un per­

sonnage défiguré et inquiétant, ravalé au rang de serviteur,

de brute meurtrière, par ses maîtres, les Lannister (fig. 5). Au

Moyen Âge, la figure canine n'est pas sÏl.négative. Son dévelop­

pement va de pair avec celui de l'État, qui implique la création d 'une éthique du service(4). Ainsi, l'ordre des Dominicains,

jouant sur leur nom et celui de leur fondateur Dominique de

Guzman (dont la mère, enceinte, rêvait de porter en son sein

un petit chien comme le raconta Jourdain de Saxe, premier

Le lion bourguignon à l'assaut du loup d'Orléans. Lajustification du duc de Bourgogne, Jean Petit, XV' siècle - Vienne, Osterreichische Nationalbibliothek.

hagiographe de Dominique) se nommeront eux-mêmes, par

un jeu de mots plaisant, les chiens (hounds en anglais) du Sei­

gneur (de Dieu), les domini canes, allusion à peine voilée aux

services rendus à la papauté contre l'hérésie cathare. Une fresque du XIye siècle dans la chapelle des Espagnols de la

basilique Santa Maria Novella à Florence montre ainsi le pape

et l'Église protégés par les Dominicains, accompagnés de

chiens qui sont autant d'allégories de leur loyauté. Un siècle

plus tard, dans l'Angleterre de la guerre des Deux-Roses, un

poème, Prelude to the War(5), dresse le portrait des principaux

protagonistes à partir de leurs armes, notamment animalières.

Le douzième vers nous intéresse particulièrement : « That is

Talbott oure good dogge )} (C'est Talbot notre bon chien)}) car il

met en scène John Talbot, premier comte de Sprewsbury et connétable de France (nommé par Henri YI en 1445). La com­

paraison à un chien n'a rien d'infamant, car Talbot lui-même

(dont les armes ne comportaient aucun chien, mais des lions

et des merlettes) joua sur le double sens de son nom (le talbot

désignait une race de chiens de chasse, aujourd'hui disparue) .

Dans le manuscrit appelé le Shewsbury's book qu'il offrit à la reine d'Angleterre Marguerite d'Anjou, il se fait représenter

dans une enluminure offrant le livre à sa souveraine, accom­

pagné (fig. 7) par un petit chien, en insistant bien sur le fait

que « Mon seul desir Au Roy et vous et [est] bien server jusqu au mourir. »

Sandor Clegane, le limier des Lannister au heaume en forme de tête de chien.

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MAÎTRE DES BÊTES, MAÎTRE DES HOMMES Cette profusion de symboles n'était pas gratuite, car au

Moyen Âge, pas plus que dans le monde fantastique du

Trône de fer, il ne s'agit de simples métaphores, de jeux litté­

raires. Par exemple, l'une des caractéristiques les plus éton­

nantes de la série reste les liens puissants unissant plusieurs

personnages majeurs de haut lignage avec des animaux fan­

tastiques. Les enfants de Ned, chef de la maison Stark, se

le chien blanc, un talbot, sur la robe de John Talbot à l'effigie de l'ordre de la jarretière, loyal serviteur

d'Henri VI et de Marguerite d'Anjou, reine d'Angleterre.

Talbot Shrewsbury book, XV· siècle - British library,

Royal 15 E VI, f2v.

Daenerys, maîtresse des dragons, preuve de son ascendance Targaryen.

distinguent dès le début de la saga par leurs relations sin­

gulières avec des brewolf (terme qui a été traduit un peu

maladroitement en français par loup-garou) sorte de loups

gigantesques qui les accompagnent et les protègent. On

pourrait croire que cet aspect est directement lié à la touche

de fantasy qui imprègne l'œuvre de GRRM. Pourtant, le

monde médiéval offre plusieurs exemples de ce genre. Pour

comprendre ce type de phénomène, il faut d'abord se sou­

venir que, schématiquement, les sociétés médiévales n'envi­

sagent pas les relations humain-animal de la même manière

que les sociétés occidentales contemporaines, qui marquent

une nette séparation, depuis les XVII" et XVIIIe siècles, entre

les bêtes et les êtres humains, schémas de pensée que l'an­

thropologue Philippe Descola désigne sous le nom de natu­

ralisme(6), que l'on peut opposer à la pensée analogique

dominant en Europe occidentale, dans laquelle la création

est constituée de différentes hiérarchies parallèles permet­

tant d'établir des comparaisons et des justifications. Ainsi,

s'il existe une hiérarchie chez les anges, chez les hommes,

il en existe aussi une chez les animaux (le lion par exemple:

roi des animaux depuis qu'il a détrôné l'ours dans le cou­

rant du Moyen Âge central). Avoir des relations privilégiées

avec des animaux nobles revient à dire que l'on a la capacité

d'en ê tre un soi-même.

(4) J.-P. Genet. La genèse de J'État moderne: culture et société politique en Angleterre, Paris, PUF. 2003.

(5) Poème analysé dans un article d'Aude Mairey (que nous remercions pour nous l'avoir transmis) . C( La poésie ~omme mode de communication politique dans la guerre des Deux Roses », dans The Languages ofthe Political Society, dir. J .-P. Genet, A. Zorzi et A. Gamberini, Rome. Viella. 2011, p.189-207.

(6) P. Desola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

Histoire et Images Médiévales 49 -

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• Dans la saga du Trône de fer, Daene­rys Targaryen est la première de son

lignage, depuis plusieurs généra­

tions, à établir un lien quasi empa­

thique avec des dragons, prouvant

ainsi qu'elle est bien - à ses yeux

du moins - l'héritière du trône de

fer (fig. 6). Dans l'Europe médié­

vale, le dragon est un animal ambi­

valent, qui est certes souvent associé

au Diable, mais que les bestiaires ont

aussi sacré comme roi des reptiles.

Plus que les chansons de geste, les

récits hagiographiques les mettent

Saint Clément domptant le Graouilly à Metz.

Vie de Saint Clément. XV' siécle - Paris, BnF,

Arsenal 5227, f 17r.

Histoire et Images Médiévales

Sainte Marthe domptant la Tarasque à Tarascon, preuve de sa sainteté. De nombreuses villes ont leur saint sauroctone, comme saint Clément à Metz (voir image ci-dessous). Heures de Louis de Laval, XV' siècle - Paris, BnF, ms. latin 920 f317r.

en scène et les confrontent avec des saints

ou des saintes (comme sainte Marthe à Tarascon, faisant ' face à la Tarasque, ani­

mal fantastique familier des amateurs de

Donjons & Dragons) , suivant une trame

sans cesse reproduite : le monstre, venant

des marges d'une ville (ruines, fleuves,

marais à Paris, pour le dragon de saint Marcel (7)), sème la terreur. Le saint inter­

vient et le dompte (sans le tuer, l'histoire de

saint Georges étant une exception), parade

dans la cité pour montrer sa victoire à la

population avant de la repousser dans les

confins de l'espace urbain (lit du fleuve par

exemple), espace qu' il n'aurait jamais dû

quitter (fig . 8 bis) . En se laissant ainsi sou­

mettre, le dragon permet à son adversaire

victorieux de prouver sa sainteté. Légende ?

Certe;;, mais il ne faut pas oublier que les

médiévaux considère le dragon comme un

animal bien réel existant dans des contrées

lointaines (alors que les habitants de Wes­

teros pensent qu'ils sont éteints) . Le saint,

de son côté, est toujours présent à travers

ses reliques. Le récit hagiographique et

la victoire sur le dragon rappellent leur

efficacité et leur qualité d ' intermédiaire

avec le divin.

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le cerf s'agenouillant devant Charles VII à Rouen, en 1449, et tenant é1àns sa bouche une pièce. Une allusion au paiement du chevage ? Un rite vassalique devant l'autel de l'église?

Vigiles de Charles VII, Martial d'Auvergne, XV· siècle - Paris, BNF, ms. fr. 5054.

LES CERFS SORTENT DU BOIS Les rois eux aussi tentent de montrer qu'ils entretiennent

des relations privilégiées avec des animaux aristocratiques.

À travers les ménageries par exemple, espace fermé, acces­

sible au souverain et à sa suite, mais aussi dans l'espace

public. Les rois de France adjoignent souvent des animaux

aux cérémonies, notamment les entrées royales dans les

villes. Outres les chevaux, les cerfs, animaux dont la chasse

est réservée aux nobles depuis le XIIe siècle, animaux chris­

tiques également (pensons à la légende de Saint-Hubert),

jouent un rôle déterminant dans la mise en scène royale.

Ainsi, en 1449, lors de l'entrée de Charles VII à Rouen (qu'il

vient juste de reprendre aux troupes d'Henri VI), Martial

d'Auvergne, dans ses Vigiles du roi Charles VII, écrit ceci:

« Puis au carrefour de l'eglise / y avoit ung beau cerf volant

[cerf ailé, emblème de Charles VI] / Et quant le roy illec

alla / Dire ses graces à l'eglise / Ledit cerf si sagenoulla /

Par honneur et plaisance exquise. » L'animal fait donc une

révérence à son souverain, comme le montre l'enluminure

tirée de Vigiles conservée à la BnF (fig. 9). Sommes-nous ici

confrontés à une pure œuvre de propagande ? Il est vrai

que les Vigiles ont été rédigées après la mort de Charles VII

dans le contexte troublé du règne de Louis XI, aussi dans un

but de construction du mythe royal, dans lequel les images

du cerf, de Saint-Denis, de Dagobert, sont intimement liées

(fig. 10)(8) . Et pourtant, rien n'interdit de penser qu'un cerf,

élevé en captivité et marqué au fer comme n'importe quel

animal d'élevage (c'était le cas à Vincennes notamment), et

donc rendu moins craintif à la présence des humains, ait pu

être entraîné pour faire un pareil geste et appuyer, par sa soumission, l'autorité du roi(9) .

Le cerf est aussi un animal clef du cycle du Trône de fer.

À ce titre, la scène d'introduction (qui n'existe pas dans les

livres) de l'épisode 7 de la première saison intitulé Gagner

ou mourir est saisissante. On y voit Tywin Lannister (inter­

prété par un incroyable Charles Dance) discutant avec son

fils Jaime tout en dépeçant un cerf mort, tué sans doute

lors d'une chasse. Le propos et évidemment métaphorique (fig. 11). La maison Lannister s'apprête à dévorer littérale- ~

(7) J . Le Goff a livré une brillante analyse de la légende de saint Marcel dans cet article: " Culture ecclésiastique et culture folklorique au Moyen âge: saint Marcel de Paris et le dragon li, dans Pour un autre Moyen âge, Paris, Gallimard, 1977, p.236·279. François d 'Assise, d 'après les Fioretti, ne domptera pas un dragon, mais un loup, qu'il installera dans la ville de Gubbio en échange d'un véritable serment vassalique.

(8) Voir à ce titre l'ouvrage d'A. Lombard·Jourdan, Aux origines de Carnaval. Un dieu gaulois ancêtre des rois de France, Paris, Odile Jacob, 2005. Si l'on doit s'incliner devant la formidable érudition de l'auteure, on a par contre un peu de mal à la suivre lorsqu'elle veut voir dans le cerf· volant de Charles VI un signe de la survivance du culte (christianisé) du dieu celte Cernunnos.

(9) Sur les capaCités des animaux à modifier leur comportement en fonction de leur relation avec les humains , voir le très beau livre de V. Despret, Quand le loup habitera avec l'agneau, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2002.

Histoire et Images Médiévales 51

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• ment les Baratheon, but pour lequel Tywin est prêt à se salir les

mains. Dans le même épisode, le roi Robert Baratheon meurt.

La mort de l'animal-emblème entraîne celle de son maître .

. Cette forme de totémisme, dirait Philippe Descola, existe

aussi au Moyen Âge. Tout d'abord, rappelons que, comme l'a

montré Joseph Morsel, chasser un animal implique de s'empa­rer de l'espace sur lequel il évolue(1O). Mais l'animal peut aussi

être le double de son seigneur. L'un des plus grands héros

de la littérature médiévale, Alexandre le Grand, voit ainsi

sa mort annoncée par celle de son cheval Bucéphale (l'épi­

sode de la mort du cheval est bien plus développé au Moyen

âge que dans les versions antiques de l'histoire d'Alexandre,

fig . 12). Baudouin Van Den Abeele rapporte que, dans

Il Novellino, recueil d'histoires courtes écrit en langue ver­

naculaire à la fin du XIIIe siècle, un bref récit mettant en

scène l'empereur Frédéric II le montre ordonnant la décol­

lation d'un de ses faucons favoris, qu'il aimait plus qu'une

ville «< che l'avea caro più c' una cittade »), sous prétexte qu'il

aurait tué un aigle, « son seigneur » «< perch ' avea morto 10 sua

signore »). La phrase peut être interprétée de deux manières.

Tout d'abord, l'empereur aurait voultl),rétablir l'ordre natu­

rel, car l'aigle, roi des oiseaux si l'on en croit les bestiaires, ne

peut être la victime d 'un de ses vassaux. Mais l'auteur ano-

Le lit de justice de Vendôme, présidé par Charles VII. Sur les murs, les armes fleurdelisées du roi de France accompagné par des cerfs volants (rappelant, entre autre, que la royauté ne meurt jamais) en supports. De casibus virorum iIIustrium, XV' siècle -Munich, Bayerische Staatsbibliothek.

L'assassinat rituel de la famille Baratheon par le lion Tywin Lannister.

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L'enterrement de Bucéphale par Alexandre le Grand, sur la tombe duquel le monarque va fonder une ville. Le mort du cheval annonce le décès du roi. Les faicts et les conquestes d 'Alexandre le Grand, XV· siècle - Paris, BnF, ms. fr 9342 p.18S.

nyme a sans doute p rêté à Frédéric II une autre motivation.

L'aigle, symbole de l'empereur (Frédéric II fu t un de ceux

qu i encouragèrent le retour à l'utilisation de cet emblèm e)

représente, au -delà de l'oiseau lu i-mêm e, la personne m ême

d u souverain (son corps politiqu e pour reprend re les termes d'Ernst Kantorowicz)(l1 l . Cette confusion entre l'aigle (an imal

sou vent présent dan s les armoiries médiévales, à la d iffé­

rence du fau con) et le souverain explique en partie la quasi­

absence de ce dernier dans la chasse au vol eu ropéenne (alors

qu'il est utilisé par les peuples des steppes), b ien qu'il faille

au ssi prendre en compte la crainte du faucon à son égard

(ce qu i empêche une utilisation conjoin te).

Étudier le Moyen âge, et notamment la relation qu'entre­

tenaient les méd iévaux avec les an imaux, à travers le p risme

du Trône de fer, n'est p as une démarche dénu ée de sens. Au

contraire. Le m édiévalisme d iffu s qui règne dans la série

permet d'éclairer cette période h istoriqu e par un biais nou­

veau. Un peu comme si les créations li ttéraires et audiovi­

suelles du XXIe siècle nou s d isaient quelque chose de l'his­

toire méd iévale ... .

• V. Despret. J. Porcher, Être bête, Arles, Actes Sud, 2007. • M. Pastoureau, Les animaux célèbres, Paris, Arléa, 2008. • M. Pastoureau, Bestiaires du Moyen Age, Paris, Seuil, 2011 . • J. Salisbury, The beast within : animais in the middle ages, New-York,

Routledge, 2011 .

Retrouvez la saga du Trône de fer en vidéo à la demande sur le portail Orange :

http://video-a-Ia-demande.orange.frj Ainsi qu1en DVD.

(la) J. Morsel, article" Chasse» du Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, PUF, 2002, p.271-272.

(11) B. Van Den Abeele, dans son livre La fauconnerie au Moyen âge' connaissance, affaitage et médecine des oiseaux de chasse d'après les traités latins, Paris, Klincksieck, 1994, note l'existence d'un épisode similaire rapporté à la fin du XII' siècle par le théologien Alexandre Neckarn, mettant en scène un roi d'Angleterre faisant pendre un faucon.

Histoire et Images Médiévales 53 -