E A I Les aventures singulières de Paul-Émile Pajot · l’extrême bout du village et qui, elle,...

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PRÉSENTATION La Chaume, en septembre 1929. Un village où tous se connais- sent, un gros village quand même avec ses quelque 3400 habitants. Posté de l’autre côté du chenal qui le sépare des Sables-d’Olonne, il concentre l’essentiel des pêcheurs de la ville. Il en est la quintes- sence, pourrait-on dire. Et même de la côte vendéenne tout entière, avec ses innombrables voiles colorées qui appareillent quotidien- nement pour la sardine ou le thon l’été, la drague l’hiver. Avec éga- lement ses onze conserveries qui ont permis l’extraordinaire essor de ces pêches. Odeurs de marée et de friture. Hurlements des si- rènes d’usine qui appellent les femmes et filles des pêcheurs à la tâche sitôt le retour de ces derniers. Et, omniprésente, obsédante, la mer à la fois nourricière et maudite, qui fait vivre et souvent mou- rir. La mer à laquelle traditionnellement les villageois tournent le dos, au revers de la dune déserte qui les en sépare. Le veilleur sur la dune Mais pas tous. Il fait nuit, et tandis que partout gisent des corps rompus de travail, un homme veille en cette maison sur la dune à l’extrême bout du village et qui, elle, fait face à l’océan. La puis- sance de son torse fait oublier sa taille plutôt moyenne d’un mètre soixante-huit. Toujours selon le registre de l’Inscription maritime 1 , il a les yeux gris et les cheveux noirs, et il porte une boucle aux oreilles. Mousse à 12 ans à peine comme tous ses camarades, il a comme eux connu les sévices destinés paraît-il à faire d’eux des hommes. Né en 1873, novice à 16, matelot à 18, il a parfois com- mandé une barque, mais rarement. Il a surtout éprouvé l’extrême dureté de la condition de marin-pêcheur du temps de la marine à voile. La quête angoissante d’un poisson qui ne mord désespéré- ment pas. Le vent qui fraîchit, le ciel qui soudain s’obscurcit, la tempête qui contraint à carguer la voilure et à fuir devant le temps. La barque soudain devenue le jouet de lames qui la projettent de cimes en abîmes. Et qui jettent sur les récifs ce qui n’est bientôt plus que planches éparses et corps meurtris. Par bonheur, Paul-Émile Pajot en a réchappé. Âgé maintenant de presque 56 ans, il est à la retraite depuis qu’à 40 ans seulement ses infirmités contractées à bord l’ont poussé à demander ses « inva- lides » après 24,8 années de navigation. Enfin officiellement, car ses sept enfants l’ont durant longtemps contraint à encore sortir en mer. Mais il tire également parti de ses dons artistiques. Chanteur et mu- sicien, il fait danser la jeunesse. Et surtout il peint pour les marins- pêcheurs, et de plus en plus pour les estivants, ce qu’il appelle ses « cadres », ses « portraits de bateaux » pour reprendre la formule que lui a dédiée Jean Cocteau en personne dans le catalogue d’une ex- position qui l’a consacré à Paris 2 . Si, comme à son ordinaire, il veille, c’est pour honorer ses nombreuses commandes. Peut-être aussi, nous le verrons, en vue d’achever d’illustrer le Journal qu’il a intitulé Mes Aventures, resté jusque-là inédit et que vous tenez entre vos mains. 1. Archives de la Marine, Rochefort, 3 P 7, 123 et 168 : inscrit provisoire, puis définitif, enfin hors service. 2. Catalogue de l’exposition de la Galerie Pierre [Lœb], 13 rue Bonaparte, du 22 janvier au 5 février 1925, Texte de Jean Cocteau. Voir en Annexes, p. 443. PRÉSENTATION Les aventures singulières de Paul-Émile Pajot Le peintre à la mauvaise vue : image extraite d’un film d’Henri Brochet, juillet 1929. (Coll. part.)

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PRÉSENTATION

La Chaume, en septembre 1929. Un village où tous se connais-sent, un gros village quand même avec ses quelque 3400 habitants.Posté de l’autre côté du chenal qui le sépare des Sables-d’Olonne,il concentre l’essentiel des pêcheurs de la ville. Il en est la quintes-sence, pourrait-on dire. Et même de la côte vendéenne tout entière,avec ses innombrables voiles colorées qui appareillent quotidien-nement pour la sardine ou le thon l’été, la drague l’hiver. Avec éga-lement ses onze conserveries qui ont permis l’extraordinaire essorde ces pêches. Odeurs de marée et de friture. Hurlements des si-rènes d’usine qui appellent les femmes et filles des pêcheurs à latâche sitôt le retour de ces derniers. Et, omniprésente, obsédante,la mer à la fois nourricière et maudite, qui fait vivre et souvent mou-rir. La mer à laquelle traditionnellement les villageois tournent ledos, au revers de la dune déserte qui les en sépare.

Le veilleur sur la duneMais pas tous. Il fait nuit, et tandis que partout gisent des corps

rompus de travail, un homme veille en cette maison sur la dune àl’extrême bout du village et qui, elle, fait face à l’océan. La puis-sance de son torse fait oublier sa taille plutôt moyenne d’un mètresoixante-huit. Toujours selon le registre de l’Inscription maritime1,il a les yeux gris et les cheveux noirs, et il porte une boucle auxoreilles. Mousse à 12 ans à peine comme tous ses camarades, il acomme eux connu les sévices destinés paraît-il à faire d’eux deshommes. Né en 1873, novice à 16, matelot à 18, il a parfois com-mandé une barque, mais rarement. Il a surtout éprouvé l’extrêmedureté de la condition de marin-pêcheur du temps de la marine àvoile. La quête angoissante d’un poisson qui ne mord désespéré-ment pas. Le vent qui fraîchit, le ciel qui soudain s’obscurcit, latempête qui contraint à carguer la voilure et à fuir devant le temps.La barque soudain devenue le jouet de lames qui la projettent decimes en abîmes. Et qui jettent sur les récifs ce qui n’est bientôtplus que planches éparses et corps meurtris.

Par bonheur, Paul-Émile Pajot en a réchappé. Âgé maintenant depresque 56 ans, il est à la retraite depuis qu’à 40 ans seulement ses

infirmités contractées à bord l’ont poussé à demander ses « inva-lides » après 24,8 années de navigation. Enfin officiellement, car sessept enfants l’ont durant longtemps contraint à encore sortir en mer.Mais il tire également parti de ses dons artistiques. Chanteur et mu-sicien, il fait danser la jeunesse. Et surtout il peint pour les marins-pêcheurs, et de plus en plus pour les estivants, ce qu’il appelle ses« cadres », ses « portraits de bateaux » pour reprendre la formule quelui a dédiée Jean Cocteau en personne dans le catalogue d’une ex-position qui l’a consacré à Paris2. Si, comme à son ordinaire, il veille,c’est pour honorer ses nombreuses commandes. Peut-être aussi, nousle verrons, en vue d’achever d’illustrer le Journal qu’il a intitulé MesAventures, resté jusque-là inédit et que vous tenez entre vos mains.

1. Archives de la Marine, Rochefort, 3 P 7, 123 et 168 : inscrit provisoire, puis définitif, enfin hors service.2. Catalogue de l’exposition de la Galerie Pierre [Lœb], 13 rue Bonaparte, du 22 janvier au 5 février 1925, Texte de Jean Cocteau. Voir en Annexes, p. 443.

PRÉSENTATION

Les aventures singulières de Paul-Émile Pajot

Le peintre à la mauvaise vue :image extraite d’un film d’Henri Brochet, juillet 1929. (Coll. part.)

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Ces derniers jours il a pris un coup de froid, il tousse, il étouffe.Sorti trop précipitamment, il n’a pas le temps d’ajuster les lunettesqui le distinguent des autres marins. Sur le perron qui donne surson minuscule jardin, il trébuche. Son crâne se brise sur une mar-che…3. Et c’est la fin de ses Aventures. Mais quand meurt-il ? Offi-ciellement le 22 septembre 1929, à cinq heures trente du matin.Cependant, une tradition familiale le donne mort trois jours aupa-ravant. Comme c’est sa fille Rosalva qui, à quinze heures, déclarele décès devant l’adjoint spécial au maire des Sables-d’Olonne pourla section de La Chaume, on ne peut retenir un retard dû à l’éloi-gnement du bureau d’état civil. Doit-on alors penser que Paul-Émileest mort au terme d’une longue agonie, trop pénible pour être clai-rement assumée ? C’est possible, mais on n’en est pas sûr.

Si la mort de Pajot comporte une part de mystère, sa vie n’est pasmoins singulière. Paul-Émile est un marin-pêcheur, un vrai. Alorsqu’il n’a bénéficié d’aucune formation artistique, pas même fré-quenté de musée, il laisse pourtant derrière lui peut-être 4000 « ca-dres » qui tous représentent des bateaux. Ces tableaux, les collection-neurs se les arrachent pour leur fausse naïveté, et les spécialistes dela marine à voiles les étudient pour la précision de leurs gréementset de leurs manœuvres4. Des bateaux toutes voiles dehors, filanttriomphalement au port vendre leur pêche, ainsi que l’indique lalégende en bas, où l’artiste explicite son œuvre. Et surtout, obses-sionnellement, des bateaux surpris par la tempête, tragique illustra-tion de ces heures terribles où chacun voit sa fin toute proche. Deretour parmi les siens, il n’aura pas les mots pour dire la mer enfurie, les voiles déchirées, parfois le camarade emporté par une lame.Mais Pajot, lui, sait crier, par ses crayons et ses gouaches, la terribleangoisse de ses frères en adversité. Il sait, et on s’attendrait à trouver,dès lors qu’il s’inscrit dans la grande tradition des ex-voto, surplom-bant la détresse des marins, quelque bonne Vierge qu’ils auraientinvoquée en dernier recours, lui promettant un pèlerinage en re-merciement de sa divine protection. Mais rien : sauf deux cas5, leciel de Pajot n’est peuplé que de nuées menaçantes, vide de touteintercession. Pourquoi alors une telle rupture, majeure parmi cepeuple de la mer qu’on dit superstitieux, professionnellement portéà sécher la messe, mais prompt, l’abîme s’ouvrant sous lui, à tendreles bras vers le Ciel ? De fait, les légendes des tableaux de Paul-Émilene parlent que des hommes, tout à la fois héros et martyrs, et quine comptent que sur eux-mêmes. Elles traduisent à leur façon cetabandon massif de la pratique religieuse opéré chez les marinsquelque part entre 1880 et 1930. Le ciel de Pajot est vide, c’est unfait, même si ses tableaux ne disent pas pourquoi.

Heureusement il y a son Journal, cinq grands registres de délibé-rations ou de comptabilité, que Paul-Émile a dû faute de mieux ache-ter à la librairie des Sables pour les détourner tout aussitôt de leurvocation initiale. Mais comment ce petit-fils d’une longue lignéed’analphabètes, ce gamin qui a dû quitter l’école à 12 ans à peine,a-t-il acquis cette calligraphie soignée, cette orthographe impeccable,jusqu’à cette maîtrise de l’imparfait du subjonctif ? Pourquoi cetteavidité intellectuelle qui le pousse non seulement à se saisir de tousles écrits qui passent à sa portée, mais à les reformuler à sa façon, lesfaisant siens et se dotant ainsi d’une véritable culture, en prise réellesur le monde ? Pourquoi avoir ainsi entrepris, lui le manuel, de sedire, de faire de sa pauvre vie de marin-pêcheur un livre, et qui plusest des Aventures ? Avec, dans la grande tradition des romans popu-laires du temps, des titres en tête des chapitres, destinés à relancerl’intérêt du lecteur. Avec, et c’est beaucoup plus rare, pas moins de975 gouaches qui donnent à voir, à comprendre et à rêver. C’estque, marin parmi les marins, Pajot écrit, en 2400 pages, la grandeencyclopédie du peuple de la mer à l’apogée des voiles au travail.Pauvre héros dénué d’horizon tout autant que de forfanterie, il faitdu terne quotidien des marins-pêcheurs une épopée. Mieux : lettréparmi les illettrés, en tout cas les mal lisants, il témoigne depuis l’in-térieur pour tous ceux qui n’ont pas même les mots pour dire leurâme. Et c’est aussi pour cela que son Journal est exceptionnel.

3. Pour reprendre le récit qu’en fait son premier biographe, l’écrivain chaumois Jean Huguet, sans doute recueilli auprès de ses enfants et de témoins encorevivants, notamment dans Paul-Émile Pajot, marin-pêcheur, imagier de la mer, 1975, 208 p.

4. Il faut lire le merveilleux ouvrage, aussi savant que sensible, de Dominique Duviard et Noël Gruet, Histoire d’un bateau de pêche. La Gazelle des Sables-d’Olonne,1981, 213 p.

5. Le Fort Louis (avec un ange), Écomusée de l’île de Groix et le sauvetage du dundee Amiral Gervais en 1904 (avec la Vierge et sainte Anne), Trésor de Sainte-Anne d’Auray.

Dans ce tableau (voir légende p. 131) daté de 1905, présenté lors de l’expositionà la galerie Pierre en 1925, Pajot peine encore à traduire en image, par sescrayons de couleur et l’estompe pour ombrer les voiles ou pour figurer le cielmenaçant, l’intensité du drame vécu par l’équipage de l’Alice Isabelle.

(Coll. part. Musée de l’Abbaye Sainte-Croix. © Jacques Boulissière.)

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À vrai dire, c’est le 25 février 1900 seulement que Pajot com-mence à écrire ses Aventures au présent, dans ce qui devient vérita-blement un Journal. Auparavant, il s’agit plutôt de Mémoires, quiremontent à sa petite enfance, au plus loin de ses souvenirs. Il vaalors sur ses 27 ans, est marié depuis trois ans, et vient d’avoir sondeuxième enfant. Depuis combien de temps prend-il des notes dansdes carnets malheureusement disparus6 ? Mystère. Mais ce Journal,il va le nourrir inlassablement jusqu’au 28 décembre 1922, laissant71 dessins inachevés, ainsi que 112 emplacements vides, avec parfoisle croquis ou la photographie de presse dont il comptait s’inspirer.Car s’il dessine et peint d’après nature ses proches, les bateaux oùil embarque, les paysages et les monuments qui constituent son en-vironnement, pour le reste il utilise largement la presse, notammentLe Phare de la Loire, un grand quotidien nantais auquel il est très pro-bablement abonné, ainsi que le très populaire Supplément illustré duPetit Journal. Il met de côté des coupures de journaux, quitte à lesutiliser longtemps après, comme ce dessin du Petit Journal de 1891qui, détourné, lui permet d’illustrer le naufrage en 1917 de la Reinedes Cieux.

Le Journal de Pajot couvre donc l’intégralité de la Grande Guerre.Mais pas depuis le front, comme la plupart de ses semblables, dansun contexte de mobilisation générale. C’est que, en dépit de l’ar-dent patriotisme qui l’a fait, l’âge de la conscription venu, renoncer

à son sursis de fils aîné de veuve pour tenter de s’engager, il a étérenvoyé dans ses foyers au vu des infirmités, notamment visuelle,qu’il a contractées à bord. Il n’empêche, lorsque la guerre éclate,ni ses 40 ans passés ni ses six enfants – le dernier naîtra en 1915– ne le dissuadent de tenter à nouveau de s’engager. Las, il est en-core renvoyé à La Chaume. Et c’est là qu’il entreprend de recopiermot pour mot, le plus souvent puisés dans Le Phare de la Loire, d’in-nombrables communiqués officiels et anecdotes patriotiques, qu’ila semblé inutile de reproduire ici mais dont l’impressionnante ac-cumulation pose question. La Guerre s’est emparée de sa vie, aussicomplètement que s’il était au front, au point que ses notationspersonnelles se retrouvent largement occultées. À ceci près cepen-dant, et c’est là que son Journal se fait de nouveau exceptionnel,que Pajot se retrouve aux premières loges, à partir de 1915, pourcouvrir cet autre front si souvent oublié que constitue la guerresous-marine. Une guerre longtemps subie, lorsque les pêcheurs sa-blais tremblent de rencontrer la mine qui les pulvérisera, voire deremonter dans leurs filets, en lieu de poisson, l’un de ces terriblesengins de mort. Parfois même l’ennemi émerge des profondeurs,sommant les pêcheurs d’abandonner leur bateau avant de l’en-voyer par le fond. Une guerre de civils en quelque sorte, pour lestrop jeunes, les trop vieux ou les infirmes restés au pays, fort diffé-rente de celle menée par les frères et beaux-frères de Pajot, qui sebattent dans les tranchées ou vers les Dardanelles. Et un témoi-gnage rare, qui pourrait mieux nous aider à comprendre, de l’in-térieur, le mystérieux consentement qui, comme la plupart desautres, lui fait accepter, lui qui n’a rien d’un exalté, toutes ces mortsqui ont pour lui un visage souvent terriblement proche.

Mes Aventures ? Le titre pourrait prêter à sourire, de la part de cepêcheur sablais dont l’horizon maritime ne dépasse pas le golfe deGascogne et la côte sud de la Bretagne, et que sa plus audacieuseexpédition terrestre, à pied bien entendu, ne pousse pas au-delà deSaint-Gilles-Croix-de-Vie. Il a rêvé de courir les mers, et la Marinenationale n’a pas voulu de lui. Il a voulu s’engager pour défendresa patrie, et on l’a encore refusé. Alors ses Aventures, cet homme pu-dique et sensible va les vivre à travers son Journal. Aventure intellec-tuelle d’un fils de marin qui a dû quitter l’école avant 12 ans et quidevient un écrivain doublé d’un peintre. Aventure maritime d’un pê-cheur que ses infirmités contraignent à une retraite anticipée, etqui se fait témoin majeur de la vie quotidienne de ses semblables àl’apogée de la marine à voiles. Aventure patriotique d’un réformé, quin’en vit pas moins intensément la Grande Guerre, et qui pourraitnous faire mieux comprendre le mystérieux consentement au sacri-fice. Aventure spirituelle enfin, témoin qu’il est de ce temps où le peu-ple des gens de mer oublie le chemin de ses églises paroissiales.

6. Jean Huguet et Valentin Roussière disent en avoir entendu parler, mais sans les avoir vus ; ils auraient été détruits par la famille.

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Par son Journal, l’orphelin se re-créeÀ quel moment Paul-Émile décide-il de tenir son Journal ? Le 25 fé-

vrier 1900, y lit-on, en réalité quelques jours auparavant puisque,dans ce qui n’est jusque-là qu’une remémoration, il laisse échapperun « demain… » Notons quand même que sa décision date alors dequelques mois au moins, puisqu’il a d’abord entrepris de reconsti-tuer son existence en remontant au plus lointain de ses souvenirs.Demandons-nous alors pourquoi ce marin-pêcheur accablé de tra-vail, à 25 ans passés, entreprend cette œuvre de 2400 pages, ornéede près de 1000 gouaches, qui va dévorer ses jours et peut-être sesnuits au moins 22 ans durant. Si l’on s’en tient à quelques incisesçà et là, il écrit pour ses enfants, et il s’adresse aussi à de futurs lec-teurs, mais l’œuvre prend de telles proportions qu’on a du mal àcroire en ces seules motivations. Tentons d’aller plus profond.

Toute sa vie, Paul-Émile est habité par le souvenir d’un certain27 janvier 1881. « Il me semble que c’était hier », pleure-t-il encoreen 1908, quelque 27 ans plus tard, et assurément il emportera dansla mort cette caverne creusée en lui. « Mon père n’était plus », par-vient-il tout juste à écrire dans son Journal à cette date qui a basculésa jeune existence, avant de noyer sa détresse dans le malheur quifrappe la ville tout entière. Cette nuit-là, une « horrible tempête »a coulé 12 chaloupes sablaises et chaumoises, entraînant dansl’abîme 52 marins, et dans le désespoir et la misère 28 veuves et69 orphelins. Parmi les 31 corps qui ne seront pas retrouvés, enle-vant aux leurs jusqu’à la possibilité de faire leur deuil, Paul Pajot,40 ans, qui laisse une femme de 28 ans, enceinte de 7 mois, et qua-tre enfants âgés de 2, 3, 5 et 7 ans. Ce dernier, c’est Paul-Émile qui,cette nuit où sa mère a couru sur le quai, a d’abord rassuré les pluspetits, anticipant déjà un écrasant rôle d’aîné. Puis il a suivi, butant

sur les « débris de toutes sortes » jetés à la côte, tétanisé par les « crisdéchirants » des femmes et des filles reconnaissant un mari, unpère, un frère. Errant sans doute à la recherche de son père, parmiles cadavres qui peupleront désormais ses cauchemars : « la plupartde ces martyrs était en lambeaux », inscrira-t-il dans son Journal.Mais pour lui rien, que les vêtements du disparu, preuve dérisoirequ’il s’est dévêtu pour tenter de se sauver en nageant. Commentsur le coup, voire plus tard, mettre des mots sur tout cela ?

Explorant sa mémoire, Pajot écrit manifestement sans notes, ou-bliant tel embarquement et se trompant parfois de date. Et même,lorsqu’en février 1900 ses souvenirs rejoignent son présent, il doitrevenir en arrière pour narrer un embarquement de 1892, voire uncoup de mer de 1898 où il a failli perdre la vie. Tentons alors de re-pérer le moment où, l’extirpant de l’indicible, survient un événe-ment suffisamment décisif pour lui permettre enfin de se raconter.À l’automne 1896, note-t-il, les tempêtes font de nombreuses vic-times, dont des hommes avec lesquels il a navigué. En décembrec’est pire : quatre bateaux se perdent, et avec eux disparaissent deuxde ses anciens patrons, ainsi que plusieurs de ses amis et voisins.Entre-temps, le 25 novembre 1896, il épouse son amour de jeu-nesse, sa voisine Dalie Merlen. Le bonheur, et pourtant « j’avaisenvie de pleurer », avoue-t-il, en pensant à tous ses morts. Manifes-tement toujours habité par une irrépressible mélancolie, c’est pré-cisément cette année-là, souligne-t-il, qu’il peint ses premiers ta-bleaux. Dont l’Antonia qui, commandée par un membre du canotde sauvetage, sombre avec ses six hommes sous les yeux de leurs fa-milles et de leurs proches. De toute évidence, il n’a toujours pas ap-privoisé le malheur qui le dévore, même si ces premiers tableauxconstituent peut-être une première tentative de mettre, là-dessus,des images avant de pouvoir le traduire en mots.

La catastrophe maritime des Sables-d’Olonne.Paru dans le Journal illustré du 13 février 1881, ce dessin de Hubert Clerzet, bien que largement fantaisiste, illustre le drame vécu par les Sablais

dans la nuit du 27 au 28 janvier précédents. Parmi les 69 orphelins, le jeune Paul-Émile Pajot, sept ans, aîné de cinq enfants, dont un à naître.(Arch. mun. Les Sables-d’Olonne.)

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carné », s’apprête à saisir ses proies : dix passagers et quatre hommesd’équipage. Ces derniers luttent, mais en vain. Et c’est là que les« sublimes héros » du canot de sauvetage, au péril de leur vie, s’élan-cent à bord de l’Amiral Jacquinot. Et « arrachent des martyrs du tom-beau ». Un retournement complet s’est opéré, si l’on compare avecla « romance de la Fleur du jour » que le même Pajot a composée enmer à la fin de l’été 1895. Les marins, partis insouciants, s’y voyaientarrachés par l’ouragan à des « familles en deuil », pour lesquellestout serait « maintenant éphémère », sans même qu’ils puissent« leur offrir à La Chaume une tombe ». L’allusion à 1881 est trans-parente. Mais en 1898 cette mélancolie n’est désormais plus demise : les hommes ont triomphé de la mer, la vie l’a emporté sur lamort. Et Pajot, pour la seule fois de son existence, confie son poèmeà la prochaine livraison du Journal des Sables, afin que nul ne l’ignore.Il a entamé sa résilience7, la relecture positive de sa vie, dont sonJournal sera tout à la fois le moyen et le témoignage.

Pas étonnant que Paul-Émile puisse dès lors exhumer de sa mé-moire une petite enfance qu’on sent très heureuse, en dépit de lapauvreté. Plus encore sans doute que dans d’autres familles de ma-rins-pêcheurs où il revient à la mère d’exercer l’essentiel de l’auto-rité pour pallier l’absence fréquente du père, le jeune Paul-Émilene retient de la figure paternelle que sollicitude et douceur. C’est« mon bien-aimé père, un brave et excellent homme », se remé-more-t-il, qui lui offre son premier jouet. Et lorsque, trop occupéà faire voguer son « beau navire », il manque de se noyer dans lamare, c’est son père qui le sauve… et sa mère qui lui administre

Sa vie continue, toujours aussi risquée, entre tempêtes et acci-dents. En octobre 1898, Paul-Émile obtient un éphémère premiercommandement, qui se solde par le mécontentement de l’arma-teur : déjà refusé par la Marine nationale, le voilà définitivementrivé dans le civil à la condition de simple matelot. Mais alors qu’ilest en mer cette grisaille s’éclaire soudain : « dans la nuit du 25 dé-cembre, la nuit de Noël, insiste-t-il, ma femme mit au monde unsuperbe enfant. » En donnant la vie, en dotant son enfant du pré-nom de son propre père, l’orphelin répare le lien que la mort avaitrompu. Il réintègre symboliquement son père dans la chaîne devie, et lui aussi du même coup. La marraine est sa mère, la veuve,et le parrain son beau-père André Merlen. Et du coup l’enfantporte quatre prénoms, tous lourds de sens : Paul (le grand-père quirenaît), André (le parrain), Émile (le père qui répare), et Noël (ledivin avènement). L’acte de baptême porte, encore plus triompha-lement : Noël Paul Émile André Pajot.

Pudique, Paul-Émile ne se livre pas volontiers à l’introspection,et nous devons chercher ailleurs que dans son Journal pour tenterde saisir le glissement opéré en lui. Le 29 septembre 1898, les Sablaissont de nouveau massés sur la côte, comme en cette fatale nuit du27 janvier 1881. De nouveau la tempête fait rage, mais cette fois leshommes, de victimes et de spectateurs impuissants qu’ils furentjadis, deviennent les héros de leur propre destin. Dans un poèmemélodramatique sans doute inspiré de Victor Hugo, Pajot met enscène le naufrage du vapeur Daniel Fricaud sur les récifs des Barges,juste en face de La Chaume. De nouveau la mer, ce « démon in-

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7. Pour continuer la belle intuition de Philippe Lejeune, « Le goût de l’écriture », in Paul-Émile Pajot. Le Journal, 303, 2008, p. 196-197.

Paul-Émile et son épouse Dalie en coiffe sablaise. (Coll. part. Musée de l’Abbaye Sainte-Croix.)

Signatures au mariage religieux célébré à La Chaume le 25 novembre 1896, de Dalie Marie Angélina Merlen avec Léoni Paul Émile Pajot, qui signe Émile. Témoins : ThéophileCloutour (qui ne sait signer) et Pierre Patarin, amis de l’époux ; Noémi Merlen et Henri Foucaud, frère et beau-frère de l’épouse. On remarque également les paraphes de MénaïdePontoizeau, mère de l’époux, qui signe Veuve Pajot. D’André Emmanuel Merlen, père de l’épouse, mais pas de sa mère Françoise Couturier, qui ne sait signer. De Rosalina, sœurde Paul-Émile, qui se mariera le lendemain avec Pierre Patarin, ainsi que de leur jeune frère Daniel. (Arch. dioc. Luçon.)

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vagée, et manque cruellement de régents. Profitant de cet appeld’air, le voilà en 1869 élève-maître à l’École Normale de La Roche-sur-Yon, d’où il sort en 1872 avec le brevet élémentaire qui lui per-met d’exercer. Adjoint d’abord à Saint-Philbert-du-Pont-Charrault,il est titularisé en 1873 à Saint-Martin-de-Brem, et c’est là qu’ilépouse une fille de cultivateurs et que naissent ses deux premiersenfants. Est-ce le sentiment de ne se devoir qu’à lui-même ? Il sefait désormais appeler Chaineau, et il faudra un jugement de 1911pour lui faire reprendre le nom de son père.

Si le petit Paul-Émile le voit débarquer à La Chaume comme di-recteur de l’école publique à la fin de mars 1879, en pleine annéescolaire, c’est avec un grand soulagement, tant il craint la brutalitéde son maître d’alors. En fait, il semble y avoir urgence pour cetteécole qu’un certain « M. Febvre, mis à la retraite, avait laissé tom-

une cuisante fessée. Assurément ces bonheurs d’enfant, l’amouraussi de ses grands-parents maternels à Talmont, lui permettront,le malheur survenu, de ne pas sombrer.

Une autre figure paternelle illumine son enfance et lui donneen viatique, en dépit de sa brièveté, la formation intellectuelle quilui permettra précisément de tenir son Journal et de devenir le hérosde ses Aventures : il s’agit de ses maîtres d’école, dont il révèle seu-lement les noms, M. Chenay8 et son adjoint M. Lecomte, et quilui insufflent un tel enthousiasme qu’il devient rapidement pre-mier de sa classe. Et assurément ce Jean-François Chenay est, parmiles fameux hussards noirs de la République, une figure embléma-tique. Né en 1852 à La Couture, une petite localité entre Plaine etBocage, il est le fils de paysans illettrés. Analphabète, la Vendée del’époque l’est en effet largement, surtout après la Guerre qui l’a ra-

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8. Arch. dép. Vendée, dossiers d’instituteurs 1 T 196 (Jean-François Chenay), 1 T 201 (Jean Julien Edmond Chenay, Blanche Marguerite Chenay-Thibault), 1 T203 (Paul Joseph Isaïe Chouin), 1 T 230 (Auguste Théophile Foix, Élisabeth Foix-Chenay), 1 T 301 (Albertine Pique-Chenay), pour tout ce qui suit. Égalementle Bulletin de l’instruction primaire de la Vendée entre 1879 et 1911.

Paul, père de Paul-Émile, décoré pour sa campagne du Mexique,péri en mer en 1881. (Registre matricule 3 P7.92, Arch. de la Marine, Rochefort.)

Page 7: E A I Les aventures singulières de Paul-Émile Pajot · l’extrême bout du village et qui, elle, fait face à l’océan. La puis- ... avidité intellectuelle qui le pousse non

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