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Université de Neuchâtel Marie-José Cecchini-Pauchard
Faculté des Lettres et Sciences humaines 17, rue Adolphe Ribaux
2022 Bevaix
Institut d’Ethnologie 032/846 10 75
4, rue Saint-Nicolas [email protected]
2000 Neuchâtel (Suisse)
http:://www.unine.ch/ethno/
Marie-José Cecchini-Pauchard
Dynamique de la relance du safran à Mund (Alpes valaisannes) : approche
ethnographique d’un produit du terroir
Mémoire de licence en ethnologie
Directeur du mémoire : Philippe Geslin
Membre du jury : Ellen Hertz
Table des matières
1 Introduction....................................................................................................1
1.1 Cadre et genèse de la recherche ....................................................................1
1.2 Le safran ........................................................................................................4
1.3 Problématique ...............................................................................................5
1.3 Aperçu du cadre théorique ...........................................................................7
1.4 Méthodologie et techniques d’enquête........................................................10
2 Les ingrédients de la relance ........................................................................14
2.1 Contexte historique et repères chronologiques ..........................................14
2.2 Ancrage spatio-temporel: la terre des pères...............................................16
2.2.1 Description des lieux .....................................................................................16
2.2.2 Une culture en voie de disparition : péril sur la Chummegga..........................19
2.2.3 L’ancrage spatial ...........................................................................................20
2.2.4 L’ancrage temporel........................................................................................22
2.3 La re-production de la culture du safran ...................................................24
2.3.1 Cultiver le safran ...........................................................................................26
2.3.2 Le temps de la récolte et des touristes ............................................................37
2.3.3 Un plaisir du jardin ? .....................................................................................45
2.4 Les médiateurs de l’ancrage .......................................................................49
2.4.1 Le rituel : “ On m’avait dit que ça allait péter… ”..........................................50
2.4.2 Les pères fondateurs ......................................................................................55
2.4.3 La Safranzunft de Mund ................................................................................58
2.5 Un processus de distinction .........................................................................64
2.5.1 Pratiques promotionnelles : conférences, visites guidées, livres et
démonstration................................................................................................65
2.5.2 Le safran de Mund : “ Mais qu’a-t-il donc de si spécial ? ” ............................69
3 La circulation du safran...............................................................................74
3.1 Les stratégies d’écoulement du safran........................................................75
3.1.1 Le safran comme cadeau ...............................................................................75
3.1.2 Le safran comme marchandise.......................................................................77
3.2 Un label comme mesure de protection........................................................85
3.2.1 Les principes d’un système marqueur de la différence ...................................85
3.2.2 Protéger le nom avant tout .............................................................................88
3.2.3 Contrôler et être contrôlé ...............................................................................89
3.2.4 Le prestige d’une rareté .................................................................................91
3.2.5 Un nouveau rôle pour la confrérie..................................................................92
4 Conclusion....................................................................................................93
Bibliographie 97
Table des annexes
Annexe 1 : Cartes et plans 104
Annexe 2 : Chansons 107
Annexe 3 : Légende de la plante en or 109
Annexe 4 : Extrait d’un entretien avec Alfred Imstepf 110
Annexe 5 : Cahier des charges du Munder Safran 112
Annexe 6 : Résumé de la demande d’enregistrement pour le Munder Safran 116
Annexe 7 : Contrôle et certification des AOC et IGP 119
Remerciements
A tous ceux qui m’ont permis, par leur patience et leurs conseils, de mener à bien ce travail, et un
merci particulier à Anne-Marie et Hans-Joseph Hutter pour leur aimable hospitalité.
Résumé
Les producteurs et productrices de safran à Mund, en Haut-Valais, ont obtenu le label AOC
(appellation d’origine contrôlée) en 2004. Le système de ce label a été mis en place en Suisse à la
fin du siècle passé afin de valoriser, protéger et distinguer des produits fabriqués à petite échelle
et à fort coût de main-d’œuvre. L’obtention de l’AOC marque une étape importante dans le
processus de relance de cette épice à Mund, initié il y a plus de vingt ans. Ce village est l’unique
lieu de production de safran en Suisse, et l’échelle de production est si petite que cultiver le
safran “ ne nourrit pas son homme. ” Pourquoi le safran n’est-il cultivé qu’à Mund, et comment
ses habitants ont-ils relancé cette production ? Telles sont les questions globales auxquelles j’ai
tenté de répondre dans ce travail qui porte d’une part, dans une perspective synchronique, sur les
pratiques et représentations de ces producteurs/-trices, mais qui tient aussi compte de l’histoire
de leur association (Safranzunft).
Le cadre théorique général de mon approche relève de l’anthropologie de l’objet et des
techniques, mais les rapports sociaux particuliers qui s’articulent autour de cet objet (le safran)
m’ont amené à prendre appui non seulement sur des travaux spécifiques portant sur la relance de
produits du terroir, mais aussi sur la sociologie des loisirs et l’anthropologie économique. J’ai
mené une enquête ethnographique sur le terrain de Mund et des environs, en plusieurs épisodes et
pendant sept mois. Elle est basée sur les méthodes de l’observation participante, des entretiens
semi-directifs et l’analyse de la documentation locale.
Un premier volet de mon travail s’attache à cerner les ingrédients de la relance du safran à Mund
à travers les techniques de production de l’épice, son organisation sociale et le sens que les
acteurs/-trices donnent à leur pratique. Cette relance s’inscrit dans le contexte historique de la
transformation, dans le courant du XXème siècle, des “ agropasteurs ” montagnards en ouvriers-
paysans, puis de la redécouverte contemporaine de certains de leurs produits. Ce processus se
construit d’une part sur deux repères fondamentaux (le temps passé et l’espace très localisé)
permettant d’ancrer le produit, de le singulariser et de lui assurer une nouvelle carrière de bien
culturel : la distinction est donc un élément fort du processus. D’autre part, il s’appuie sur des
ressources et des connaissances puisées ailleurs ; ce double-mouvement de retour sur soi et
d’ouverture au monde semble avoir renforcé une identité locale cristallisée sur cet objet, car le
safran apparaît aujourd’hui comme l’emblème du village, objet médiateur incontournable entre
les Mundini et les autres.
Des médiateurs privilégiés agissent dans la construction de preuve d’ancrage du produit dans le
passé local, et pour la diffusion de la tradition (producteurs/-trices, notables locaux,
restaurateurs/-trices et experts extérieurs). La fondation de leur organisation en Zunft (confrérie)
qui a pour but de conserver la culture du safran dans un esprit de camaraderie, constitue un des
événements marquant du processus de relance.
La conjugaison du passé au présent entraîne une relative diversité des pratiques culturales ; cette
diversité tend vers l’unité en période de récolte où un maximum d’acteurs/-trices
(producteurs/trices, touristes, journalistes) interagissent sur les parcelles de safran.
La circulation du safran constitue le deuxième volet de mon travail. Il passe par deux modes
d’échange, le don/contre-don et l’achat/vente, selon que le produit est destiné respectivement à la
famille et aux amis ou aux touristes. La perception du deuxième mode par les producteurs/-trices
reflète une tension entre les valeurs symbolique et marchande que représente le safran.
Dans ce contexte, l’AOC constitue un défi pour la confrérie qui joue désormais un rôle
d’intermédiaire entre ses membres et l’Etat, et doit gérer les coûts de l’appellation. Néanmoins,
les safraniers/-ères de Mund semblent partager la reconnaissance et le prestige que représente
l’appellation “ Safran de Mund .”
1
1 Introduction
1.1 Cadre et genèse de la recherche
A la recherche d’un sujet de mémoire de licence en ethnologie me permettant de mettre à profit
les connaissances acquises dans les deux autres branches suivies dans mon cursus (archéologie et
biologie), j’ai exploré le domaine de l’anthropologie des techniques. De plus, m’interrogeant sur
l’utilité même de l’ethnologie (n’est-elle utile qu’aux ethnologues ?), je suivais les cours
d’anthropologie de l’objet et l’approche anthropotechnologique de Philippe Geslin, ainsi qu’un
cycle de conférence intitulé : “L’ethnologie, pour quoi faire ?”. Dans ce cadre fut présenté le
travail de mémoire de licence en ethnohistoire de Sandrine Helfer, recherche qui porte sur la
relance du safran dans le sud-ouest de la France. Projetant de poursuivre une recherche à plus
large échelle, Sandrine Helfer et Philippe Geslin me proposèrent de mener une enquête
ethnographique sur les producteurs de Mund, en Haut-Valais, village dont j’ignorais totalement
l’existence jusqu’à ce jour. Motivée par une grande curiosité envers les plantes, et encore
davantage envers les relations que les êtres humains ont entretenues et entretiennent avec
l’univers végétal, j’ai accepté cette proposition, malgré les difficultés potentielles que pouvaient
représenter ma maîtrise basique de la langue allemande, et mon ignorance du dialecte local réputé
particulièrement difficile.
Une recherche ethnographique effectuée dans son propre pays peut être considérée comme une
“ ethnologie du proche ”, dans la mesure où l’ethnographe partage avec ses interlocuteurs/-trices1
certaines pratiques et valeurs liées notamment au fonctionnement d’institutions communes.
Cependant, elle devient déjà plus exotique lorsque la langue locale est au premier abord
totalement inintelligible. Ensuite, si le lieu de l’enquête se situe dans un village de montagne
alpin, il représente une altérité certaine pour qui vit au bord d’un lac au pied du Jura. Du lac de
Neuchâtel, les Alpes sont vues du dehors et forment un horizon lointain dentelé de pics,
contrastant avec le massif jurassien familier aux reliefs arrondis. Pour atteindre la commune de
Mund par voie terrestre, il est nécessaire de pénétrer les Alpes soit en remontant toute la vallée du
Rhône jusqu’à Brig, soit en empruntant un des nombreux cols qui relient cette vallée au reste du
monde. Mund se trouve dans la zone Jungfrau-Aletsch, “ premier site naturel des Alpes à figurer
sur la liste du patrimoine mondial ”2 de l’UNESCO. Cette commune, forte de 565 habitants, est
pourvue d’une église, d’une école primaire, d’une épicerie, de trois restaurants, d’un parking et
1 J’ai choisi cette manière de signifier que le terme inclut aussi les femmes ; cette forme n’est peut-être pas la plus heureuse, mais elle permet néanmoins de ne pas trop rallonger le texte avec un doublement des mots. 2 http://www.unesco.ch/work-f/welterbe_ch05_frame.htm. Son inscription a été approuvée lors de la séance du comité du 13 décembre 2001 à Helsinki.
2
d’une salle polyvalente. L’ancien grenier de l’église (Zehntenstadel), daté de 1437, représente l’un
des plus anciens bâtiments de la région. Le village est accroché à l’adret de la vallée du Rhône à
environ 1200 m d’altitude, au-dessus de Brig et de Naters, avec pour unique accès carrossable, la
route qui le relie à cette dernière localité. Il présente la particularité unique en Suisse d’abriter un
peu plus d’un hectare et demi de culture de safran. S’il existe un ingrédient puissant et stimulant
l’imaginaire de l’exotique, c’est bien l’idée d’épice, et le fait de découvrir l’existence d’une telle
production au cœur des Alpes a renforcé l’apparence singulière de ce qui est devenu un élément
de mon objet d’étude.
Première approche
Décidée à surmonter mes préjugés à l’égard du “suisse-allemand”, j’ai pris des cours de
“wallissertitsch”, tout en révisant mon vocabulaire allemand. Pendant les quelques mois
nécessaires à cette remise à niveau linguistique, j’ai réuni toute sorte de documentation sur les
aspects botaniques et agronomiques du safran, sur le Valais et les paysans de montagne, ainsi que
quelques articles de revues parlant de Mund et de son safran, un site Internet, pour finir par une
monographie historique de ce village dans laquelle un chapitre est dédié au safran et à un récit
détaillé de sa relance à la fin des années 1970, à travers la fondation d’une confrérie du safran à
Mund.
Premières questions
Pendant cette première phase exploratoire, je n’avais encore élaboré aucune problématique et me
contentait de collecter les informations disponibles en bibliothèque ou sur Internet. Les écrits me
renvoyaient l’image unique d’une plante cultivée à des échelles diverses par des agriculteurs,
allant des champs de safran de l’ordre de l’hectare ou davantage, jusqu’à la parcelle de la taille
d’un jardin potager, comme le montre le film vidéo tourné par Sandrine Helfer. Cette vision du
paysan cultivateur de safran était renforcée par le fait que dans la monographie citée auparavant,
les acteurs liés à cette pratique sont nommés Bauer1, donc “ paysans. ” En contradiction avec cette
image, les commentaires du site Internet sur ce village étaient en décalage avec la représentation
que je m’étais faite d’agriculteurs/-trices cultivant du safran : le safran pousse “dans des champs
minuscules (…) Les rentrées de la culture de safran ne suffisent pas pour vivre (…), et l’entretien
des champs de safran est un loisir.”2 Cette discordance a éveillé mon intérêt et j’ai marqué ce mot
1 Tous les mots en allemand ou en dialecte haut-valaisan sont en italique 2 http://www.safranerie.ch/dorf
3
“loisir” de jaune fluorescent, tout en restant quelque peu sceptique face à cette affirmation. J’ai
réaménagé ma représentation en me disant qu’après tout, les agriculteurs/-trices pouvaient cultiver
le safran dans le cadre de leurs loisirs.
Un autre sujet d’interrogation a émergé de la lecture de trois documents qui évoquent plus
précisément Mund et le safran : chaque document se réfère à un homme différent, chacun présenté
comme jouant un rôle important pour la relance et la promotion de cette épice. Deux de ces
personnes affichent leur titre de Docteur, et sont elles-mêmes auteur du document où elles sont
nommées ; la troisième est citée dans l’article d’une journaliste de revue gastronomique. Je me
suis ainsi demandé si cela ne reflétait pas une sorte de rivalité portant sur la reconnaissance de la
légitimité de la prise de parole sur le sujet.
La localisation du “terrain” ethnographique est apparue comme allant de soi : il s’agissait de se
rendre à Mund pour y recueillir des informations auprès des planteurs de safran. Cependant, suite
à mes interrogations, il s’avère nécessaire d’en préciser les contours. Ils se dessinent par une
double approche : une première par les discours, donc les pensées exprimées par les acteurs/-trices
sur le safran et sa culture, à commencer par les trois membres les plus visibles, deux d’entre eux
n’habitant pas Mund. La deuxième approche s’est imposée par la nature même du sujet, c’est-à-
dire que pour aborder tout d’abord les pratiques de production, je suis partie de leur observation
sur les parcelles qui constituent apparemment le cœur géographique du terrain. Cependant, en
suivant le fil des relations que les hommes, les femmes (et aussi les enfants) entretiennent avec le
safran produit sur ces parcelles, le terrain s’est étendu à certains lieux privés et publics du village,
et au-delà. Comme une des premières questions que je me suis posées est aussi : “Mais comment
se fait-il que c’est seulement à Mund et pas ailleurs, dans le village voisin par exemple, que cette
pratique se perpétue ?”, j’ai également recueilli les témoignages de quelques personnes de la
région sur la culture si particulière de ceux qui se nomment eux-mêmes les Mundini, afin d’avoir
une idée de son rayonnement. Ainsi, le terrain s’est étendu vers “ le bas ”, c’est à dire dans la
vallée du Rhône, à Naters, Glis, Briggerbad, et Visp, voire jusqu’à Sierre et Sion.
Les questions suivantes se sont orientées sur le moteur de la relance de cette culture : était-il
d’ailleurs perceptible après 25 ans ? Je me suis également interrogée sur ce qui pouvait se cacher
derrière l’histoire quelque peu édulcorée racontée dans la monographie.
4
1.2 Le safran1
“ Issu d’une petite fleur mauve alors que les autres plantes se préparent à affronter l’hiver, le
safran est une épice fascinante. Sa couleur, son goût et son odeur ont séduit les hommes qui lui
ont attribué des origines divines.”2 Selon Pierre Aucante, ces origines restent mystérieuses, car
aucun “ ancêtre sauvage ” n’a pu lui être déterminé, mais “ il accompagne les premières
civilisations en Mésopotamie et au Cachemire depuis plus de quatre mille ans ”3 et il a été
reconnu sur les fresques du palais de Cnossos en Crète, lesquelles sont datées d’environ 1500 ans
avant J.C.
De cette fleur mauve pendent des stigmates rouges vifs. Une fois secs, ces
stigmates constituent le safran, utilisé pour sa saveur amère et douce à la
fois, pour la couleur jaune qu’il diffuse, mais aussi pour les vertus
médicinales qui lui sont attribuées4 :
- Pour son goût, le safran appartient à la catégorie des épices,
catégorie voisine de celles des herbes et des condiments, toutes les trois difficiles à définir
et à différencier : un usage gastronomique les réunit, ainsi que leur pouvoir de modifier la
saveur des aliments. Dans l’imaginaire occidental, l’épice renvoie à l’ailleurs et
l’exotique, et dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, “ il est spécifié que le terme
“ épice ” ne s’applique pas aux plantes européennes, mais seulement aux drogues et aux
substances aromatiques orientales.”5 Néanmoins, elle est devenue la “ principale épice
autochtone du monde occidental ”6 (et la plus chère). Utilisé dans de nombreux pays du
monde, le safran entre dans une multitude de recettes de viandes, poissons, céréales,
desserts ou boissons.
- Le jaune a une connotation symbolique ambivalente : d’une part attribut des dieux de
lumière et lié à l’or, symbole du soleil et de sa lumière, de pureté ou encore de sagesse, le
jaune est aussi “ dans la symbolique populaire, la couleur de l’envie et de la jalousie, mais
aussi celle de Judas, c’est à dire de tous les traîtres.”7
1 N’ayant pas pour but de faire ici un traité sur le safran, je me borne à ne donner ici qu’un bref aperçu général et essentiel sur ce point, et je renvoie le lecteur à mes sources et à des ouvrages plus spécifiques. 2 Sandrine Helfer, 2002, p. 10 3 Pierre Aucante, 2000, p. 16 4 Pour un bon résumé de ces usages, voir Sandrine Helfer, 2002, pp. 12-13 5 Waverley Root, 1982, p. 13 6 Sandrine Helfer, 2002, p. 11 7 Michel Cazenave, 2000, p. 332-333
Figure 1
5
- Le grand nombre de vertus médicinales attribuées au safran en fait une “ quasi-panacée ” :
ingrédient basique d’un antique élixir de longue vie et d’un antidote à tous les poisons, il
est reconnu pour son action stimulante sur la digestion et pour “ de réelles propriétés
emménagogues et hystériques ”, lesquelles se combinent avec des propriétés calmant les
douleurs de la première dentition chez les enfants ; enfin, “ les bulbes ont révélé des
propriétés d’antioxydant qui pourraient un jour être utilisées dans le traitement des
cancers.” 1
“ Safran ” est aussi le nom commun donné à la plante bulbeuse qui l’abrite et que Linné nomme
Crocus sativus en 1754. La classification scientifique du safran suit la hiérarchie suivante : dans
l’embranchement des spermatophytes, il appartient à la classe des monocotylédones, à l’ordre des
liliales et à la famille des iridacées. Sa reproduction est végétative, car la triploïdie des
chromosomes rend la fécondation des ovules par le pollen quasiment impossible.2 Son cycle
végétatif peut être divisé en trois phases. En automne, celle de la floraison où toutes les fonctions
du bulbe sont sollicitées, avec la croissance des hampes florales et la maturation des fleurs, la
pousse des racines et des feuilles, ainsi que la germination des bourgeons végétatifs à l’origine des
nouveaux bulbes. De novembre à mai, les racines, les feuilles et les bulbes-filles se développent,
et enfin, dernière phase, celle du repos ou dormance du bulbe, entre mai et fin août.3
1.3 Problématique
Le safran est aussi un objet technique qui a la particularité de requérir beaucoup de main-d’œuvre
au moment de la récolte des fleurs du crocus dont il est issu, et de l’émondage des stigmates qui
doivent ensuite être mis à sécher. Aucune machine aussi performante que les mains n’a encore été
inventée pour mécaniser cette ultime phase de la culture. Ceci a pour corollaire d’en faire l’épice
la plus chère au monde : à Mund, un seul gramme peut valoir jusqu’à CHFrs 24.-. Cette culture 1 D’après Pierre Aucante, 2000, p. 34-37 2 D’après Sandrine Helfer, 2002, p. 14 3 Idem, p. 15
Figure 2 : Crocus sativus et ses stigmates (source : Volak, Stodola, 1983, p. 133)
6
ayant presque disparu de la Suisse avec l’industrialisation pour cause de manque de rentabilité et
du besoin de main-d’œuvre dans l’industrie, il est assez curieux de constater que dans un petit
village et un seul, des hommes, des femmes et des enfants ont fait revivre cette culture avant
qu’elle ne se perde totalement. A l’image d’autres histoires de relance de produit “typique” ou
“authentique”, ce phénomène est sans doute à mettre en relation avec un courant de réaction à la
modernité, à l’industrialisation et au développement de nos sociétés dites de consommation,
phénomène observé dans les pays occidentaux dès le début des années 1970, voire avant. Il se
traduit par une vague de “retour à la nature”, à l’artisanat, une nostalgie du passé, et une
valorisation des identités régionales et des produits dits du terroir. Cependant, cette mouvance est
trop généralisante pour expliquer ce cas particulier, elle n’esquisse qu’un contexte global.
Pour leur part, safraniers/-ères de Mund, ne parlent pas de “relance ”, car ils situent leur pratique
dans la continuité, dans une temporalité ininterrompue et profonde de plusieurs siècles : ce terme
est donc un concept d’analyse extérieur qui n’appartient pas aux acteurs. Tout au plus conçoivent-
ils leur action comme un sauvetage (Rettung), et cette période comme un tournant (Wende) dans la
culture du safran à Mund. Le terme de relance renvoie à l’idée plus précise de “ stimuler une
activité économique ”1, au sens étroit d’une économie qui serait purement marchande, et ce
concept correspond effectivement au processus, analysé à plusieurs reprises2, qui vise à améliorer
la commercialisation de divers produits régionaux.
Les safraniers/-ères Mund présentent la particularité paradoxale d’avoir mis en oeuvre les moyens
de valoriser leur safran, épice considérée comme la plus chère du monde, par une appellation
d’origine contrôlée (AOC), tout en revendiquant d’une manière quasi unanime leur pratique
comme étant une activité de loisir gratuite. Ce paradoxe leur pose, par exemple, un problème
financier concret, car les contrôles de qualité qu’implique le label AOC présentent un coût; ces
contrôles sont conçus dans le but de garantir aux consommateurs/-trices certaines qualités du
produit qui le différencient d’un produit industriel analogue ; la logique économique dans laquelle
le label AOC s’est construit est dominée par celle du profit recherché pour la commercialisation
de produits à coût de main d’œuvre élevé. A première vue, cette logique apparaît comme opposée
à celle des loisirs, activités considérées comme n’appartenant pas à la sphère professionnelle,
donc gratuites. En posant la question globale : “Comment re-produit-on du safran à Mund ?”, je
tenterai d’y voir plus clair dans cette énigme et de comprendre, au moyen des documents
recueillis, des discours entendus et des pratiques observées, comment les différents acteurs se 1 D’après la définition du dictionnaire Petit Larousse Illustré, 1998, p. 873 2 Jean-Pierre Darre (1990), Jean-Pierre Warnier, 1994 ; Claire Delfosse et Maire-Thérèse Letablier, 1995 et 1998 ; Muriel Faure, 1999, Christian Bromberger et Denis Chevallier (1999)
7
situent dans le paradoxe de produire une épice à haute valeur marchande, “ juste pour en faire
cadeau à la famille et aux amis”, ce qui revient à la considérer comme une non-marchandise.
Bien que la notion de loisir apparaisse de manière récurrente dans le discours des producteurs,
l’opposer sans nuance au travail ou à une activité de production marchande peut être une manière
un peu simple de poser le problème et une telle vision binaire ne reflète que partiellement la
complexité du réel. Je la retiens néanmoins comme point de départ de mon analyse, comme un
obstacle à dépasser ou une porte à ouvrir pour voir ce qu’elle cache. Cette opposition suggère
différentes forces, peut-être contradictoires, dans la dynamique mise en mouvement dans ce
processus de relance ; mon but sera donc de les mettre en évidence et de voir comment elles se
traduisent au présent, par quoi elles se manifestent, autour de quels enjeux elles tournent, et
comment se situent les acteurs/-trices au sein de ces dynamiques.
1.3 Aperçu du cadre théorique
Je situe cette recherche en premier lieu dans le cadre théorique général de l’anthropologie de
l’objet ou des techniques, registre où les notions de tradition mais aussi d’innovation se côtoient,
s’interpénètrent ou s’articulent de manière parfois inextricable.
Je partirai de la notion d’objet technique et de la théorie de la construction sociale par les objets,
car c’est autour du safran et de la relation que les hommes et les femmes entretiennent avec lui et
entre eux par lui que se situe l’objet de cette recherche. Cette épice est considérée comme un objet
technique dans la mesure où sa production et ses usages mettent en œuvre des connaissances et
des savoir-faire spécifiques, ainsi que des attitudes observables. Elle représente ainsi la porte
d’entrée privilégiée pour appréhender les processus sociaux qui s’articulent autour d’elle. A un
niveau plus théorique, Bernard Blandin reprend le point de vue de Serge Tisseron, et explique que
l’objet a une situation de médiateur entre le moi, les autres, et le monde :
“ Non seulement les objets contiennent sous forme “cristallisée” des rapports sociaux, mais je ferai
l’hypothèse qu’ils participent à leur construction et que les rapports cristallisés que l’on y découvre
ne sont en fait que les traces laissées par les processus sociaux dont ils sont partie prenante.”1
Selon cette théorie, la relance en tant que processus social construit le safran en même temps que
ce dernier agit dans les rapports sociaux qui s’articulent autour de lui. Au fond, il semble bien
qu’André Georges Haudricourt ait vu les choses un peu de la même manière dans l’analogie qu’il
a établi entre les attitudes des hommes aux choses et les attitudes des hommes entre eux, partant
de la prémisse qu’un système de classification est doublé d’un système d’attitudes. Cependant,
1 Bernard Blandin, 2002, p. 14
8
c’est d’abord les relations des hommes à leur environnement qui l’ont intéressé ; ce n’est donc pas
l’objet (Haudricourt parle de choses) mais ces relations qui sont au centre de ses réflexions. Dans
le cas présent, en partant des catégories exprimées par les acteurs (plante, safran, loisir), il serait
pertinent de se pencher sur les attitudes des hommes envers le safran, lesquelles seraient
analogues aux attitudes des hommes entre eux.
Les différents travaux ethnographiques traitant de la relance de produits du terroir ou
“authentiques” et de leur labélisation, offrent aussi un appui théorique précieux malgré le fait
qu’ils ne s’articulent guère avec la notion de loisir - ou plutôt n’explorent pas cet aspect – le statut
marchand de ces produits étant considéré comme allant de soi. Bien que ces travaux analysent
notamment la quête d’authenticité comme une manière de donner aux produits du terroir un
“sceau de véracité”1, et le safran de Mund n’échappe pas à cette construction, ces enquêtes portent
toujours sur des productions relativement importantes et destinées avant tout à être
commercialisées. Le label AOC certifie alors certaines qualités du produit qui le distinguent de la
marchandise produite de manière industrielle, c’est sa fonction. Cependant, Jean-Pierre Warnier
ouvre une piste intéressante lorsqu’il considère que ce type de marchandise est paradoxalement
authentique parce qu’il réunit deux caractéristiques antagoniques : une authenticité imaginaire et
une aliénabilité marchande réelle, toutes deux incorporées dans la matière. Placer la culture du
safran dans la catégorie des loisirs est-elle une manière de ne pas vouloir considérer ce safran
comme une marchandise, donc de ne pas l’aliéner ? La perspective processuelle de Kopytoff à
propos de la notion de marchandise2 va aider à clarifier la question que je reprendrai dans le cours
de la description et de l’analyse (comme d’ailleurs la plupart des auteurs cités dans cet aperçu).
D’un autre côté, les travaux sociologiques portant sur les loisirs, à de rares allusions près,
définissent leur champ d’études comme celui des activités qui se distinguent précisément du
travail. La culture du safran touche donc aussi le champ de l’économie, en tant que produit du
terroir et qu’activité de loisir, d’autant plus qu’il porte aussi les noms “d’or végétal”, “or de
Mund”, et qu’il “vaut plus que l’or”...
Pour Joffre Dumazedier, le loisir se définit toujours en rapport aux activités professionnelles, et
aux obligations institutionnelles qui le déterminent. Il établit une liste de quatre caractères du
loisir : libératoire, désintéressé, hédonistique et personnel. Le caractère désintéressé introduit la
notion de semi-loisir, “ s’il obéit partiellement à des fins lucratives, utilitaires ou engagées.”3
Reprenant l’idée que le travail détermine le loisir, Christian Lalive d’Epinay ajoute l’hypothèse
selon laquelle le champ des loisirs est organisé selon l’ordre de la production, empruntant ainsi 1 Jean-Pierre Warnier, 1996, p. 17 2 Igor Kopytoff, 1999 [1986] 3 Joffre Dumazedier, 1974, p. 89-96
9
l’idée de Baudrillard pour qui “nos sociétés industrielles avancées sont construites autour de la
réalité et du mythe de la production.”1 Voilà qui apporte quelques nuances dans le grand partage
apparent entre loisir et travail : l’un détermine l’autre et l’organise selon le même ordre. Paul
Yonnet s’accorde avec les premiers auteurs sur l’interdépendance de ces deux types d’activités
qui s’alimentent mutuellement et n’ont pas de sens l’une sans l’autre, mais il rejette le caractère
désintéressé de Dumazedier, “ car cette notion disqualifie le jardinage, le bricolage, la chasse, la
pêche, les jeux d’argent et toutes les pratiques tournant autour de la production de valeur
d’usage.” Il les “déclasse de la zone bâtarde de semi-loisir”, car ce sont “des activités non-
rentables, mais productives quand même.”2 Il ne garde comme critère du loisir que le caractère
libératoire de l’activité : c’est un temps libre de toute obligation où les activités productives non
rémunérées ont leur place. Il précise :
“ Le loisir est une forme : lorsque l’activité de loisir devient obligation professionnelle, elle change
de nature du point de vue sociologique, elle perd le nom de loisir, même si son contenu technique
n’a pas changé.”3
Le grand partage se situe maintenant au niveau de la forme. Mais laissons pour le moment de côté
cette vision dualiste pour “descendre” dans la classification et situer maintenant les safraniers/-
ères de Mund dans une catégorie particulière de loisir. La première idée qui s’en approche est le
jardinage, et ce terme a été parfois utilisé par les acteurs. Mais ici encore, les enquêtes
ethnographiques et autres analyses sociologiques sur ce thème distinguent tout de suite les
jardiniers professionnels des amateurs, les enquêtes portant en majeur partie sur les seconds et
l’aménagement végétal jouxtant l’extérieur de leur habitation, appelé “jardin pavillonnaire.”
Christian Bromberger qualifie pour sa part les loisirs de “passions ordinaires”, et le jardinage en
fait partie. Utilisant ce terme dans un sens positif qui ne l’oppose pas à la raison, les passions se
réfèrent à
“ des orientations affectives stables vers des objets particuliers […] La passion n’est désormais plus
conçue comme un phénomène subi, une détérioration de la volonté, mais au contraire comme son
expression, comme la manifestation de la liberté créatrice, d’un choix constructif, ratifié par la
conscience, donnant sens à une existence authentique.”4
Une dernière perspective, historique, vient encore compléter les études sur les loisirs : elle
raconte et analyse l’avènement des loisirs, avec quelques idées utiles sur les jardins ouvriers et
1 Christian Lalive D’Epinay, 1983, p. 80 2 Paul Yonnet, 1999, p. 74 3 Paul Yonnet, 1999, p. 77 4 Christian Bromberger, 1998, p. 25
10
pavillonnaires.1 Pour résumer, si l’on considère que cultiver le safran est du jardinage, c’est une
activité de loisir expressive, productive et non rentable.
1.4 Méthodologie et techniques d’enquête
Le travail de “terrain” s’est déroulé en plusieurs étapes au long de l’année 2004 ; il se calque sur
une partie du cycle annuel de Crocus sativus et quelques phases notables de la chaîne opératoire
de sa production. Une première prise de contact avec des producteurs a eu lieu au mois de janvier,
suivie d’une semaine d’entretiens au mois de mai, puis de trois séjours d’observation des
pratiques et d’enquête aux mois de juillet, août et octobre. Une dernière journée de terrain s’est
déroulée lors de l’assemblée générale de la confrérie en novembre. Les premiers entretiens ont été
enregistrés et transcrits, mais par la suite, les informations ont été enregistrées sous forme de
notes, presque toujours après la conversation, si elle avait lieu dehors, mais aussi parfois pendant
l’entretien s’il se tenait autour d’une table. Ces échanges se sont fait en allemand et non en patois,
sauf deux exceptions, sous une forme générale semi-directive, mais aussi parfois, et surtout au
début de l’enquête, avec le soutien d’une liste des questions indispensables à poser. Durant la
dernière phase du travail de terrain, au gré de situations imprévisibles, de conversations
informelles, et un certain rapport de confiance s’étant établi, des données ont pu être recueillies
suite à quelque confidence spontanée et autre remarque inattendue.2 Ces notes sont complétées par
des photographies3 et divers documents sur le safran de Mund recueillis sur place.
J’ai choisi d’appréhender le terrain en partant des trois acteurs les plus visibles selon les sources
documentaires disponibles. Comme je l’ai déjà mentionné, les documents recueillis préalablement
à l’enquête suggèrent une diversité de discours sur l’histoire de la relance du safran, où plus d’une
personne semble se mettre en avant par les idées qu’elle apporte et le rôle qu’elle joue.
Selon Patrice Flichy, toute histoire d’innovation a son ou ses héros4, et j’ai donc postulé que les
acteurs qui se distinguent en premier lieu par leur visibilité étaient autant de héros potentiels de
cette relance. La nouvelle carrière du safran de Mund datant de moins de trente ans, il était
certainement possible de les rencontrer. Je les ai donc contactés par courrier postal et électronique
pour une première série d’entretiens prévus au printemps. Quelques mois auparavant, lors d’un
souper organisé par Sandrine Helfer à l’occasion de la rencontre des safraniers/-ères du Quercy
1 Alain Corbin, 1995 2 Le fait de laisser parfois à l’interlocuteur potentiel le choix d’engager la conversation ou non, sans initier un dialogue obligé par une éternelle question s’est révélé assez reposant: d’abord pour moi, mais sans doute aussi pour les informateurs. 3 Toutes les photographies illustrant ce travail et dont la source n’est pas spécifiée sont de l’auteur. 4 Patric Flichy, 1995, p. 32
11
avec leur homologues valaisans, j’avais déjà eu la possibilité de rencontrer trois personnalités de
l’association des safraniers/-ères de Mund, laquelle se nomme plus précisément Safranzunft (cf.
2.4.3) : le maître, le caissier et l’ancien maître de cérémonie. Ce dernier était l’un des trois
présumés héros, le moins visible d’après la documentation, mais sa volubilité débordante
démontra bien vite qu’il avait beaucoup à dire sur Mund, le safran, lui et les autres. Cette soirée
constitue donc le prologue du terrain, la première prise de contact qui m’a ouvert des portes et
introduite dans le vif du sujet : elle permettait tout d’abord de mesurer mes capacités de
communication avec les Hauts-Valaisans, ce que j’appréhendais particulièrement, car je n’étais
jusque là pas certaine de pouvoir me passer de l’aide d’un interprète. J’ai été partiellement
rassurée sur ce point. J’ai eu également l’heureuse surprise d’apprendre que le maître de
cérémonie parlait assez bien français, il avait d’ailleurs le rôle de traducteur lors de la rencontre. Il
deviendra par la suite un “informateur privilégié” extrêmement loquace, avec les inconvénients
que cela comporte, notamment une avalanche d’informations à vérifier auprès d’autres acteurs. La
deuxième porte ouverte concerne l’intérêt que les planteurs de Mund pouvaient ou pas manifester
vis à vis de l’enquête que j’allais mener, car contrairement à la démarche de Sandrine Helfer qui
avait répondu à une demande de la part des safraniers-ères/ français/-ses, mon approche
ethnographique assez classique imposait en quelque sorte l’enquête aux planteurs, et ils pouvaient
ne pas se montrer intéressés par cela. Ils m’ont renvoyé une impression assez positive sur ce point,
plutôt contents, quelque peu fiers de l’intérêt qu’ils pouvaient susciter et ouverts ainsi à montrer et
à expliquer leurs pratiques. Enfin, l’idée qu’il y avait plusieurs pères ou héros salvateurs de cette
épice se confortait dans mon esprit.
Au mois de mai, l’étape suivante a été orientée vers des entretiens semi-directifs et enregistrés.
Cette période de l’année ne donnant lieu à aucune tâche particulière dans les parcelles de safran,
car elle correspond à la croissance souterraine des bulbes, je n’ai donc pu qu’observer des
safranières plantées ou non de seigle, de blé ou d’orge encore vert. J’en ai aussi profité pour me
familiariser avec la géographie des lieux. Sur les trois personnes avec qui je désirais parler avant
tout, je n’avais obtenu que deux rendez-vous : avec l’auteur de la monographie sur Mund, Erwin
Jossen, prêtre catholique et docteur en histoire, et Hans-Joseph Hutter, secrétaire syndical à la
retraite. Le troisième n’étant pas disponible (ni disposé à “être enquêté”) pendant mon séjour, je
n’ai eu qu’une brève discussion avec lui. Néanmoins, les entretiens avec les deux premiers m’ont
renvoyé à d’autres personnes que j’ai pu rencontrer pendant cette semaine, sans oublier les deux
autres safraniers déjà rencontrés au mois de janvier, Daniel Jeitziner, maître de la confrérie et
maçon, et Erwin Pfaffen, caissier de la confrérie et buraliste postal à la retraite.
Les discours et les observations recueillies n’ont pas permis de confirmer l’hypothèse d’une
véritable concurrence au poste de héros de l’histoire, tous les informateurs s’accordant à
12
reconnaître la monographie comme faisant foi sur le sujet. Cet ouvrage est remarquablement
omniprésent à Mund, on le trouve dans les trois restaurants du village, à la Safranerie (cf. 2.5.1 et
3.1.2), et des exemplaires sont répartis dans différentes salles de la Maison de commune
(Gemeindehaus).
Observer les pratiques de culture du safran a été la raison première des séjours suivants : les trois
jours passés en juillet ont été consacrés à observer la récolte des céréales (seigle, blé ou orge),
dont la culture est traditionnellement associée à celle du safran. Ne prenant aucun rendez-vous
cette fois-ci, je me bornais à être sur place et à saisir l’occasion de rencontrer les acteurs/-trices au
hasard de leur présence et de leurs travaux dans les safranières, ce qui a permis d’une part d’avoir
une certaine vue d’ensemble de la fréquentation de la zone en un temps donné ; d’autre part, cela
fournissait aussi l’occasion d’entrer en contact avec des safraniers/ères moins visibles de l’histoire
de la relance. Enfin, j’accédais pour la première fois au point de vue des femmes, car jusque là,
seuls les hommes paraissaient avoir quelque chose à dire ou à montrer sur cette épice.1
La participation, qui devrait aller de pair avec l’observation, cette “observation participante” si
chère à l’ethnologie, s’est révélée dans toute son illusion au cours de cet été: je collectais bien des
informations par l’observation et la discussion, mais, je n’avais guère l’impression de participer
en quoi que ce soit au pratiques auxquelles j’assistais, si ce n’est en tant que spectatrice et
demandeuse d’explications : personne ne m’a invitée à partager son labeur jardinier, et le jour où
je me suis proposée pour donner un coup de main, mon offre a été poliment refusée sous prétexte
que j’allais me salir et qu’après, je serais bonne pour la douche. Quelques instant après, et afin de
mettre les choses au point, mon interlocuteur m’a même proposé de me vendre une parcelle qu’il
ne cultivait pas, au cas où la culture du safran m’intéresserait à ce point, proposition que j’évaluai
l’espace d’un instant. En la refusant, j’assumais sans le savoir ce que Michel Izard appelle “le
caractère irréductible [de ma] présence anormale.” Cet auteur analyse la position de
l’ethnographe et explique très bien qu’il ne faut pas confondre la difficile “mise entre parenthèse
de soi, de son idiosyncrasie et de son héritage culturel”, “le respect dû à ceux qui nous
accueillent” et “le refus de porter quelque jugement de valeur que ce soit sur les sociétés et les
cultures”, avec la dissolution illusoire de l’observateur/-trice parmi les observés, ce que voudrait
faire croire le concept d’observation participante.2 Ainsi, cette anecdote illustre bien une limite
que l’ethnographe peut mettre à son immersion dans le terrain, et une certaine distance que les
observés entendent clarifier face à l’observateur/-trice.
1 Précisons que je n’ai jamais recherché particulièrement des points de vue masculins ou féminins, j’ai pris les informateurs qui se présentaient pour ainsi dire spontanément, et il s’est trouvé que les premiers étaient des hommes, qui m’ont renvoyé à d’autres hommes. Les femmes elles-mêmes m’ont toujours renvoyé à leur mari pendant la première phase de la recherche, lors des entretiens du mois de mai. 2 Michel Izard, 2002, p. 471
13
Abandonner l’enregistrement systématique des discours pour prendre éventuellement quelques
notes pendant la conversation a permis d’aborder les acteurs/-trices de manière moins formelle et
d’engager la conversation en premier lieu sur la pratique immédiate, pour passer ensuite à des
questions relatives à l’épice et à la confrérie. C’était aussi l’occasion pour eux/elles de faire une
pause, mais ils/elles continuaient parfois de travailler tout en conversant. L’inconvénient de la
méthode réside dans le fait que ces rencontres ont été la plupart du temps relativement courtes,
mais elle a permis de multiplier les observations qui ont ainsi révélé une diversité des pratiques et
des points de vue variés.
En août, les autorités communales ont mis à ma disposition un endroit pour camper pendant une
semaine, juste à côté de la maison communale, ce qui m’a permis de vivre de manière continue
dans le village.1 Le mois d’août correspond donc au labour des parcelles, à la plantation des
bulbes, et aux dernières récoltes de céréales. Suivant la même méthode, je hantais les parcelles dès
le matin, et les rencontres se sont multipliées et renouvelées ainsi au fil de la semaine. Durant
l’été, j’ai fait ainsi la connaissance d’une douzaine de safraniers/-ères.
Au mois d’octobre, pour la récolte du safran, je logeais chez mon “informateur privilégié”, Hans-
Joseph Hutter et sa femme Annemarie, chez qui j’ai passé une douzaine de jours. L’espace d’un
jour, il m’a offert l’occasion de participer à la récolte, mais aussi à quelques aspects de sa pratique
de guide touristique des parcelles. J’ai poursuivi la prise de notes et de photographies, retrouvant
les informateurs/-trices déjà rencontrés au printemps et cours de l’été. Une dizaine de personnes
est encore venue s’ajouter à la liste, pas tous safraniers/-ères, puisqu’elle inclut un boulanger, une
“ paysanne ” et une brodeuse. Le dernier jour du terrain s’est déroulé un dimanche de novembre,
lors de l’assemblée générale de la confrérie.
La langue représente sans aucun doute ici la limite et la plus grande difficulté du terrain. La
plupart des interlocuteurs/-trices s’exprimaient en “bon allemand” ou “schrifftdeutsch” avec moi,
mais en dialecte entre eux. Ne maîtrisant pas parfaitement la langue de Goethe, il est clair que je
n’accédais pas à tous les détails des informations émises par mes interlocuteurs/-trices, ce qui
constitue un handicap certain et une frustration. Cependant, je ne me gênais pas de leur signifier
mon incompréhension au besoin, et dans ce cas, ils/elles reprenaient leur discours d’une autre
manière, avec d’autres mots. Le fait de parler avant tout de pratiques bien concrètes sur le lieu
même de leur exercice a permis de compenser les lacunes de la communication verbale par des
indications et démonstrations gestuelles sans équivoque. Par contre, tenter de maîtriser quelque
1 J’étais cette fois vraiment sur place et à mon tour objet de curiosité, attirant l’attention du voisinage. Seules les femmes, désireuses de connaître les raisons de ma présence au milieu du village (ce qui, il est vrai, n’était guère discret, bien que mon campement ne se voie pas de la rue) m’ont rendu visite un soir et m’ont demandé si je n’avais pas peur toute seule la nuit. Le président de commune s’est aussi manifesté brièvement pour savoir si tout allait bien pour moi.
14
peu le dialecte local s’est avéré en partie illusoire, et j’ai mesuré l’étendue de mon ignorance
lorsque, lors de mon deuxième séjour, je n’ai pu qu’assister impuissante à une conversation entre
safraniers/-ères, à laquelle je n’ai absolument rien compris. Néanmoins, la situation s’est
améliorée au fil des séjours, et l’immersion dans ce monde m’a finalement permis de comprendre
à peu près le sens des conversations. Je ne suis pas certaine que le temps effectif passé sur place,
relativement réduit, ait constitué une limite à la recherche. L’est davantage le fait que je n’ai
véritablement affiné ma problématique qu’une fois la phase de terrain étant considérée comme
close. Par conséquent, certains énoncés des informateurs/-trices auraient dû être davantage
questionnés à nouveau, ce qui a partiellement été fait par courrier électronique.
2 Les ingrédients de la relance
2.1 Contexte historique et repères chronologiques
L’événement majeur marquant la relance du safran correspond à la fondation de la confrérie du
safran de Mund qui a vu le jour le 4 mai 1979. Il convient d’évoquer brièvement la genèse de cette
association1 après l’avoir située dans un contexte plus large, celui de la région des Alpes au
XXème siècle ; un retour sur l’histoire paraît en effet nécessaire pour mieux comprendre le déclin
et la reprise de la culture de safran.
Après la deuxième guerre mondiale, l’industrialisation du Valais a absorbé de la main-d’œuvre
locale paysanne. Entre 1950 et 1964, le nombre d’usines a plus que doublé et le nombre
d’ouvriers dépassait désormais treize mille.2 Il convient cependant de nuancer la nature de cet
exode rural : en effet, celle qui a été appelée la “houille blanche”, l’hydroélectricité, “suscite un
très actif renouveau industriel des Alpes dans les trois premières décennies du XXème siècle”3, et
elle donne naissance au paysan-ouvrier, nouveau type de travailleur qui ne part pas s’établir
définitivement sur le lieu de son nouveau travail.
“ Cette main d’œuvre locale, très endurante, s’astreignait à un double travail, agricole et industriel,
et à de longs déplacements quotidiens, mais elle présentait l’inconvénient d’un fréquent absentéisme
d’été au moment des gros travaux de campagne.”4
John Friedl, anthropologue américain, a passé une année à Kippel, un village du Lötschental (une
vallée voisine) ; il en précise davantage le mode de vie et son évolution:
1 Pour plus de détails, voir Erwin Jossen, 1989, 2001, et 2004. 2 D’après John Friedel, 1974, p. 76 3 Paul Guichonnet et al., 1980, p. 270 4 Paul Guichonnet, 1980, p. 274
15
“The men who gave up farming and went to work in the factories still retained a small agricultural
operation for their household use – they were willing to give up agriculture as a source of livehood,
but not as a way of life. The result was a growing class of what have been called worker-peasants
(Arbeitbauer), industrial laborers who manage a small scale farm for their private use in their spare
time. (…) the more recent worker-peasant lives primarily from his factory wages and treats his
agriculture as a secondary occupation, while the prewar man lived from agriculture and his outside
earnings were merely brought in to enable him to support his family on an otherwise insufficient
amount of land.” 1
Il convient encore de clarifier de quel type de paysannerie cet ouvrier-paysan est issu :
traditionnellement, c’est une économie de subsistance combinant l’élevage et la polyculture qui
caractérise le mode de vie des paysans des Alpes centrales, donc de Mund, contrairement aux
éleveurs des Préalpes, producteurs de fromage. Les deux formes d’exploitation ont en commun la
pratique de l’estivage en alpage, mais les agropasteurs utilisent le sol de manière plus intensive, ce
qui exige davantage de main-d’œuvre.
“ Ce n’est pas seulement le travail de la terre qui exige plus d’efforts des paysans éleveurs des Alpes
centrales, mais encore généralement la plus forte déclivité des sols, l’isolement, loin des voies de
communication, et l’absence de moyens financiers.”2
Revenons maintenant au safran pour reprendre les propos de Erwin Jossen, qui explique la cause
de son abandon progressif par la main-d’œuvre assidue que requiert cette culture, main-d’œuvre
qui s’est progressivement mise au service de l’industrie. Entre 1954 et 1978, toujours selon le
même auteur, le déclin de la culture du safran à Mund fait l’objet de cinq articles dans différents
journaux régionaux. Un premier comité pour le safran prend forme en 1973, puis un deuxième
apparaît en janvier 1979 et prépare la fondation de la confrérie alors qu’il ne reste guère plus que
500 m2 de parcelles plantées de safran.3 Après cela, la culture prend un nouvel essor avec une
augmentation régulière de l’ensemble de la surface cultivée et des récoltes qui atteignent
aujourd’hui plus de trois kilogrammes pour l’étendue totale d’environ 17 000 m2. En 1997, la
confrérie décide de protéger le nom de Munder Safran : la demande d’appellation d’origine
contrôlée (AOC) est déposée en 2000 à l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG) à Berne, et la
procédure aboutit en juin 2004 par l’octroi de la dite appellation.
1 John Friedl, 1974, p. 82 2 Arnold Niederer, 1980, p. 18 3 Erwin Jossen, 2001, p. 53 et 54
16
2.2 Ancrage spatio-temporel: la terre des pères
Les divers travaux ethnographiques portant sur la relance de produits du terroir1 montrent que
cette démarche prend appui sur deux repères fondamentaux, l’espace et le temps. Ils représentent
les points d’ancrage permettant de singulariser le produit.
“ Ces deux dimensions, spatiales et temporelles, balisent l’univers de production qui englobe les
modes de fabrication (la dimension technique de la production), les modes de qualification et de
définition (la construction sociale du produit), les outils d’évaluation économique et les modes de
traitement des contraintes réglementaires et normatives.”2
La tradition constitue “la ressource primaire” qui permet de repérer ces balises et de “situer le
produit dans un registre qui se démarque du registre industriel”3, afin de lui trouver de nouveaux
débouchés.
Cet ancrage se retrouve aussi à Mund, particulièrement l’ancrage spatial, que la procédure AOC a
récemment obligé à définir plus précisément, alors que la confrérie du safran de Mund date de 25
ans. Après la description nécessaire des lieux, un bref retour sur l’histoire permet d’établir
quelques repères sur la manière par laquelle la localisation de la culture du safran a été établie et
comment elle s’est focalisée en un lieu particulier. Elle permet aussi de pointer diverses
perceptions du safran et de sa culture qui semblent se métamorphoser au cours du XXème siècle
en Haut-Valais.
2.2.1 Description des lieux
Les parcelles de safran se situent en contre-bas et à l’ouest du village, sur les flancs arrondis et
pentus d’une ancienne moraine glaciaire orientée plein sud. Elles sont aujourd’hui groupées
principalement en deux zones, reconnaissables à une forte densité de petites parcelles. Les
Mundini appellent la première Chummegga4, c’est la plus proche du village. La route la traverse
par deux fois : une première fois en bas, par la petite route qui mène à Wartfluh (à droite sur la
photo, figure 3), un hameau situé au sud-ouest de Mund, puis une deuxième fois par le gros lacet
de la route d’accès au village (à gauche sur la photo).
1 Jean-Pierre Darre (1990), Jean-Pierre Warnier, 1994 ; Claire Delfosse et Maire-Thérèse Letablier, 1995 et 1998 ; Muriel Faure, 1999, Christian Bromberger et Denis Chevallier (1999) 2 Claire Delfosse et Maire-Thérèse Letablier, 1998, p. 171 3 Idem
4 Chummegga signifie littéralement sommet du trou ou du creux ; Egga = sommet, Chumm = trou ou creux (Hans-Joseph Hutter, 26 octobre 2004)
17
La deuxième zone, un peu plus bas et à
l’ouest est nommée en rapport au terrain
de football qu’elle entoure partiellement :
ce sont les parcelles “sur, à côté ou sous la
place de sport.” Un chemin pédestre relie
aussi le village à cette place: il longe le
haut de la Chummegga, puis les parcelles
situées au-dessus du terrain de football,
pour continuer la descente vers l’ouest.
Entre ces deux zones, des pâturages à
mouton. Quelques haies ou des bouquets
de frênes mêlés de sureaux noirs
délimitent certaines parcelles.1
Les parcelles sont en effet des
“champs minuscules”2, la plupart
mesurant entre 100 et 300 m2, mais quelques-unes ne dépassent pas les 50 m2. Les safraniers/-ères
utilisent aussi le mot de jardin lorsqu’ils parlent des parcelles. Bien que le rapport avec la zone
d’habitation soit assez lâche3, l’espace restreint d’un lopin présente en effet une certaine analogie
avec celui d’un jardin : comme je le montrerai à travers les descriptions liées aux pratiques
culturales, la parcelle de safran est “ un espace structuré agréable à l’œil et apte à susciter certains
sentiments ” liés à une idée de beauté et de propreté ; en outre, l’analogie avec le jardin est
renforcée par les pratiques manuelles de plantation et de récolte.4 Cependant, bien que les
parcelles soient parfois partiellement bordées d’une haie de frênes, l’espace est plus ouvert que
celui d’un jardin.
1 Voir les cartes et le plan des parcelles, annexe 1 2 http://www.safranerie.ch 3 La zone des parcelles de safran est contiguë au village. 4 Sophie Laligant, 1992, pp. 47-48
Figure 3 : parcelles entre les deux routes
18
A la belle saison, l’ensemble forme un patchwork de couleurs : au printemps dominent le gris-
brun clair, le gris-vert, et le vert avec un peu de blanc ou de jaune selon que les parcelles sont
respectivement fraîchement labourées, plantés de seigle, laissées à elles-mêmes ou
débroussaillées. Puis le jaune domine en été, toujours mêlé à la couleur de la terre et à celle de
divers feuillages verts. Enfin, elles se teintent plus ou moins de mauve à la floraison du safran, sur
fond de terre grise ou du vert intense des pousses de seigle. De solides et hautes clôtures entourent
les zones de culture, sauf la partie supérieure de la Chummegga, toute proche du village. Elles
sont destinées à empêcher les cerfs et autres chevreuils de venir brouter le feuillage du safran,
verdure qui les attire en hiver, mais qui selon les safraniers/-ères, représente un poison pour cette
faune.
La plupart du temps, les parcelles sont désertes, ce qui fait penser à un espace relativement peu
socialisé. Ce n’est qu’à la récolte qu’il est fréquent de rencontrer des personnes occupées à la
cueillette des fleurs de safran et des promeneurs, particulièrement en fin de semaine. Pendant
l’été, les safraniers/-ères fréquentent les parcelles de préférence en fin de semaine, mais il est
toujours possible, les autres jours, d’en voir l’un/-e ou l’autre à la tâche.
Figure 4 : Chummegga en mai Figure 5 : Chummegga en juillet
Figure 6 : Bas de la Chummegga en août Figure 7 : Chummegga en octobre
19
2.2.2 Une culture en voie de disparition : péril sur la Chummegga
L’histoire de Mund et de son safran a été écrite par un natif du village qui a “émigré” en plaine
dans sa jeunesse et qui a fondé la confrérie du safran de Mund dont il a été le maître pendant 20
ans. Il nous apprend qu’au fil du XXe siècle, dans la presse régionale, curés et journalistes ont
écrit des articles sur le déclin de cette culture du safran. Leur ton évoque un sentiment de danger
face à la disparition progressive des safraniers, de leur savoir-faire et du safran.
En 1923, l’auteur s’alarme en ces termes: “ne laissez pas s’éteindre la race des cultivateurs de
safran.”1 En 1954, “Mathilde Stockalper (…) signalait le déclin quasi irréversible de la culture du
safran à Mund ; dans un appel à la population, elle exhortait au sauvetage de cette spécialité
valaisanne.”2 En 1964, un journaliste en appelle à “un idéaliste qui tirera la culture du safran de
l’oubli”3, plante en voie de disparition. En 1967, le titre de l’article pose la question de savoir si le
safran est un problème haut-valaisan de protection de la nature ; l’auteur témoigne de l’agonie des
fleurs du safran “qui poussent encore à Mund (…) Veut-on vraiment par un abandon total la mort
de cette plante rare ?”4
En 1977, le territoire, le lieu même de la culture du safran va être touché par la construction de la
route dont le tracé menant au village et au hameau de Wartfluh coupe aujourd’hui la Chummegga
à trois reprises. Les auteurs des deux articles suivants semblent avoir réactivé le lien entre la terre,
la plante et les hommes, par l’entremise des anciens, morts et vivants, et celle de la valeur que le
safran représente pour eux. Accusant les autorités communales et les propriétaires de parcelles de
négligence, le premier écrit : “Les anciens se retournent dans leur tombe si le safran, leur
exceptionnelle valeur, vient à mourir. Avec la nouvelle route, les machines enlèveront les restes
pitoyables (des safranières).” Il conclut que “cette rareté botanique” aurait pu devenir “un
excellent slogan publicitaire.” 5
En 1978, après qu’une vielle dame lui ait confié combien elle trouvait dommage que tout soit
détruit, Erwin Jossen écrit “l’appel (qui) fut entendu”, avec pour titre: “Le safran de Mund ne doit
pas mourir.” Reprenant l’argument de l’atout touristique que peut représenter le safran, il propose
son intégration à “un courant favorable à la conservation des valeurs culturelles.”6
1 P. M. Concina, cité par Erwin Jossen, 2001, p. 57 2 Erwin Jossen, 2001, p. 53 3 Rudolf Schneider, cité par Erwin Jossen, 1989 (Traduction de l’auteur) 4 Idem
5 Walter Stupf, cité par Erwin Jossen, 1989. (Traduction de l’auteur) 6 Erwin Jossen, 2001, p. 54, pour les trois citations de ce paragraphe
20
Le sentiment de crainte face à la disparition de la culture du safran n’est pas que le fait des
observateurs, les Mundini l’expriment plus directement dans leur discours :
“ Par trois fois, la route a coupé les parcelles, les parcelles les plus importantes. Il n’y avait plus
que quatre parcelles, qui avaient échappé à la construction. C’était les vieux de Mund qui
cultivaient encore […] les gens allaient travailler en-bas, et les vieux ont eu peur que le safran ne
meure.”1
“ Je suis resté proche de Mund, ensuite, en 1968, j’ai surtout constaté que vraiment tout se perdait
lentement, et que les paysans de Mund n’avaient plus de joie à travailler les parcelles, et j’ai eu
peur que tout s’arrête.”2
La peur de perdre quelque chose serait donc le motif de la relance, et peut-être même son moteur
fondamental. La construction de la route, accélérant la disparition des safranières apparaît comme
l’événement déclencheur de réactions de protection et de conservation. Elle a donc
paradoxalement contribué à la promotion de cette plante cultivée au rang de valeur culturelle et lui
a ouvert sa nouvelle carrière de bien culturel. Trois ou quatre parcelles encore cultivées épargnées
par les travaux ont été le point de départ de la reprise de la culture. Vestiges d’un lieu désormais
transformé, elles sont le fil ténu qui a permis d’assurer la continuité de la culture.
2.2.3 L’ancrage spatial
Il se mesure aux limites géographiques de la zone de production, qui s’est réduite comme peau de
chagrin avec le temps : partant de la “région de Mund”, elle a été ramenée à Mund, puis à la
Chummegga. Cette focalisation d’un espace3 a permis d’ancrer l’origine du safran dans sa
dimension spatiale. Cet ancrage “appelle des caractéristiques spécifiques d’un espace qualifié de
terroir, et déterminantes dans la genèse de la typicité.”4 Tous les informateurs sont d’accord sur le
fait que c’est d’abord la terre de Mund qui fait la qualité de son safran : “Le safran n’a jamais
fleuri si fort qu’ici à Mund, car le sol est justement le meilleur (...) la nature du sol y fait aussi une
grande part (de la qualité) (...) il faut un sol argileux et sableux, pas humique, comme on dit.”5
Otto Schnydrig possède une petite surface en bas de la Chummegga, sous la route menant à
Wartfluh. Il explique pour sa part que le relief et le sol argileux et pierreux, caractéristique de cet
1 Erwin Pfaffen, 27 mai 2004. Pour toutes les citations en italique et entre guillemets, elles correspondent aux discours des acteurs/-trices et sont traduites par l’auteur. 2 Erwin Jossen, 24 mai 2004 3 Pendant la période considérée (le XXème siècle), le safran était cultivé en d’autres endroits, à Mund même, mais aussi dans d’autres villages voisins, et ceci jusqu’en 1970 ; ils sont brièvement évoqués par Erwin Jossen dans son récit, 2001, p. 51 et 52 4 Claire Delfosse et Marie-Thérèse Letablier, 1998, p. 172 5 Hans Joseph Hutter, 24 mai 2004
21
endroit, empêchent les bulbes de pourrir, et quand il pleut, l’eau coule de part et d’autre de la
Chummegga ; c’est pourquoi, selon lui, il n’y a qu’à Mund où l’on cultive le safran.
La Chummegga a la forme d’une bosse arrondie formée par un pli de la moraine ; elle est orientée
perpendiculairement à l’axe de la vallée du Rhône. Bien visible depuis la route qui la traverse et
facilement accessible par le chemin qui descend à l’ouest du parking, elle est la zone qui draine la
plupart des touristes et des promeneurs. Quelques parcelles y ont fleuri de manière spectaculaire
en 2004. Elle apparaît ainsi comme le “haut-lieu” d’origine du safran de Mund : “le coin de terre
privilégié du safran à Mund a été de tout temps la “Kummegge” située en contre-bas du village.”1
L’altitude, la pente et climat entrent aussi dans la définition d’un espace particulier lié au safran et
à sa qualité. Les acteurs s’y réfèrent en ces termes : “C’est l’altitude qui fait sa meilleure
qualité”2 ; “un safran de montagne, comme le nôtre, vient bien car les rayons du soleil viennent
droit dessus.”3; le safran a “besoin d’un climat sec, pas de froid, de neige, peu de pluie” ; “pas
d’arrosage, c’est la nature qui fait, le safran n’aime pas trop d’eau (…) Mais il ne faut pas non
plus de soleil trop sec”4; Le climat constitue également la “preuve du lien au terroir”, requis lors
de la demande de certification AOC.5
La menace de destruction des parcelles de safran par la construction de la route constitue sans
doute l’événement déclencheur de la relance. Cependant, ces travaux signifiaient d’abord autre
chose que la destruction de quelques lopins de terre. Selon le point de vue du président de
commune de l’époque, le safran ne représentait qu’une préoccupation mineure face aux avantages
que la route apportait :
“(En 1977) Le Stupf a écrit sur la négligence des propriétaires. La commune administrait et devait
aussi faire en sorte qu’elles soient de nouveau cultivées ; mais parce que la route passait par là, […]
car la route est venue tard ici, en 1979 seulement, la route est arrivée à Mund ; avant, il y avait la
télécabine, c’est aussi écrit, et dans ces années, c’était vraiment l’euphorie, oui, et le safran était
complètement oublié […] et la commune avait d’autres soucis, plusieurs choses sont venues qui
n’avaient pas été faites avant, parce qu’il n’y avait pas de route.”6
1 Erwin Jossen, 2001, p. 52 2 Otto Schnydrig, 26 mai 2004 3 Erwin Jossen, 24 mai 2004 4 Hans-Joseph Hutter, 24 mai 2004 5 Voir annexe 6 6 Otto Schnydrig, 26 mai 2004. Cette importante construction a bien sûr fait l’objet de discussions aux niveaux communal et cantonal, mais je n’ai pas approfondi la question qui m’éloignait quelque peu de mon sujet. Néanmoins, selon Hans-Joseph, le tracé de la route aurait été un sujet controversé, et le virage qui devait être plus profond a été modifié.
22
Enfin, en termes juridiques, les parcelles sont du registre de la propriété privée, et pour la plupart,
elles sont transmises par héritage de génération en génération au sein des familles propriétaires,
presque exclusivement bourgeoises de Mund. Cependant, la notion de propriété est sous-tendue
par l’idée que le bien est détachable de la personne, par conséquent, il est possible de vendre et
d’acheter des parcelles. Ainsi, certains/-es safraniers/-ières qui n’ont pas d’origine à Mund ont
aussi acheté leur lopin ; un seul est en location, car n’étant pas Suisse, il n’a pu acquérir ce terrain
agricole.
2.2.4 L’ancrage temporel
Les safraniers/-ères évoquent aussi l’histoire lorsqu’ils parlent du safran. Cultiver le safran à
Mund remonterait à une tradition plusieurs fois centenaire; c’est un point exprimé à plusieurs
reprise, sous forme écrite ou orale. Hans-Joseph Hutter, qui est aussi le guide attitré du village et
des safranières, commence son exposé par cette phrase : “Mund est le seul village de Suisse où le
safran est encore cultivé, et sans interruption depuis le XIVe siècle.” Une affirmation si pleine de
certitude suscite le doute et la recherche d’une information permettant de la confirmer mais,
malheureusement, il semble impossible de savoir vraiment depuis quand le safran est cultivé à
Mund. Si l’on pose la question, les réponses sont de l’ordre du mythe d’un bulbe ramené
clandestinement soit par un mercenaire revenant d’un pays lointain, soit par un pèlerin rentrant
d’Espagne, et une légende locale raconte son origine surnaturelle.1 Erwin Jossen, en tant
qu’historien, a effectué les recherches de preuves assurant l’ancienneté de la culture du safran à
Mund. Il a établi que les premiers essais de culture de cette épice en Valais remontent à la fin du
XIVe siècle.2 La plus ancienne mention du safran dans les archives communales de Mund date de
1870 d’après le résumé de la demande d’enregistrement pour le Munder Safran, “mais celle-ci y
était vraisemblablement déjà pratiquée auparavant.”3
Les safraniers/-ères suisses partagent ainsi avec d’autres producteurs/-trices de denrées typiques,
“le besoin de se situer dans une continuité. Comme pour l’ancrage spatial, l’histoire a aussi besoin
d’activer des preuves pour assurer la continuité et la filiation”4, et ces preuves temporelles
d’origine sont de l’ordre du passé. Dans le processus de relance, ce passé est d’abord mobilisé par
la tradition. Un petit dépliant touristique intitulé “L’épice dorée de Mund” commence ainsi :
“Mund est le seul endroit de Suisse où, après une tradition longue de plusieurs siècles, la
précieuse épice du safran est encore cultivée.” C’est donc en un lieu unique et dans le passé que 1 Voir annexe 3, La plante en or 2 Erwin Jossen, 2001, p. 51 3 Voir annexe 6, point 7 4 Claire Delfosse et Maire-Thérèse Letablier, 1998, p. 172
23
cette pratique plonge ses racines et trouve sa légitimité. De plus, cette phrase illustre la perception
selon laquelle la tradition se situerait dans le passé. Néanmoins, le concept de “relance contient
l’idée de réinvention, ce qui exclut une reproduction à l’identique.”1 Un décalage apparaît alors
entre ce dernier concept et ceux de continuité et de tradition. Cela mérite un éclaircissement.
Commençons par préciser la notion de tradition et son rapport au passé. La tradition évoque le
passé, mais malgré les apparences, c’est une construction présente du passé. Gérard Lenclud
m’inspire une formule qui résume assez bien cette idée : la tradition est une promotion du passé.2
Selon cet ethnologue, elle est d’abord un héritage culturel transmis et qui navigue dans le temps,
entre hier et aujourd’hui. Sa patine la rend d’ailleurs d’autant plus puissante qu’elle remonte loin
et sans interruption dans le temps. Ensuite, elle ne représente qu’une part d’héritage, car toute
coutume n’est pas forcément tradition : pour le devenir, il faut que le jugement ou le vécu d’une
expérience opère un tri de l’héritage. La tradition est donc un morceau choisi du passé, ce choix
indiquant qu’elle ne circule pas du passé au présent, mais dans l’autre sens :
“ Pour étudier le fait de tradition, conjuguer résolument cette dernière au présent […]. Une
tradition s’invente et se recrée... traditionnellement. Toutefois, le passé n’interroge que pour autant qu’il est
questionné ; la tradition est donc une réponse trouvée dans le passé à une question formulée dans le présent.
[…] (Reprenant Jean Pouillon, il poursuit :) ” Une tradition serait une rhétorique de ce qui est supposé
avoir été, un point de vue rétrospectif, une “ filiation inversée ”, autant dire une reconnaissance en paternité
[…] la tradition exhibe un morceau du passé taillé aux mesures du présent, dans un atelier tout à fait
contemporain.”3
Pourtant, la tradition n’est pas un concept notable dans les discours, alors qu’il est récurrent dans
ce qui est écrit sur Mund ; lorsqu’ils/elles en appellent au passé, le plus souvent, les safraniers/-
ères expliquent qu’ils ont appris “de leurs parents”, et ils/elles ne remontent
qu’exceptionnellement au-delà des grands-parents, comme Hans-Joseph Hutter fier d’incarner la
huitième génération de cultivateur de safran de sa famille.
“ Oui…mes parents le plantaient déjà et j’ai repris ça d’eux, une surface d’environ 100 m2, elle n’est
pas grande et depuis, j’ai toujours continué à planter (…) Mes parents avaient une petite
exploitation paysanne et dans mes jeunes années, j’ai aussi travaillé avec eux. Mais après, je suis
allé travailler à Lonza et je n’ai plus fait d’agriculture, à part maintenant ces 100 m2 où je plante du
safran.”4
1 Claire Delfosse et Maire-Thérèse Letablier, 1998, p. 172
2 D’après « l’idée qu’il existerait deux façons très contrastées d’être affecté par le passé, celle consistant à le promouvoir en tradition et celle aboutissant à le constituer en histoire. » (Gérard Lenclud, 1994, p. 26) 3 Gérard Lenclud, 1994, p. 33-34 4 Alfred Imstepf, 27 mai 2004
24
“ C’est depuis ma jeunesse, et mon père avait aussi une parcelle où il avait du safran, à l’endroit du
safran, on l’a travaillé ensemble (…) déjà comme enfant j’ai planté des bulbes avec mon père.”1
“ Les pères savaient encore comment cultiver le safran, et ils ont montré aux enfants comment ça se
fait (…) Quand j’étais étudiant, j’ai moi-même encore travaillé avec mon père, qui avait de bonnes
connaissances. Autrefois, nous avons cultivé le safran (…) après, on n’a plus eu le temps, les parents
étaient devenus trop vieux pour le faire et mes frères et sœurs étaient tous dans la vallée, Brig,
Naters ou ailleurs… mariés, et ainsi les parcelles ont été laissées en jachère.”2
Le concept de tradition existe bien dans les documents écrits contemporains (feuillets touristiques,
demande d’enregistrement de l’AOC), mais il est absent des articles répertoriés ci-dessus (cf.
2.2.2) ; il n’apparaît en effet que lorsque la culture du safran est choisie et entre dans l’histoire.
Erwin Jossen l’a écrite en 1989, soit dix ans après la fondation de la Safranzunft ; dans la préface,
il souhaite “dans les temps changeants, promouvoir le soin aux traditions.”3 Lorsque les
safraniers/-ères ont décidé de protéger le nom de leur produit, la tradition a montré alors son
efficacité : elle a fournit les éléments historiques, les preuves du lien au terroir et celles de la
constance des méthodes locales requises pour obtenir l’AOC.
2.3 La re-production de la culture du safran
A travers la description des pratiques, je cherche à montrer plus concrètement comment s’articule
au présent l’idée de conserver pratiques, savoir-faire et connaissances, avec celle de réinvention et
de nouveauté qu’implique la relance. Cette dernière plonge ses racines dans l’histoire locale, mais
elle s’appuie aussi sur des ressources et des connaissances extérieures, évaluées et appropriées
selon les besoins. Cela veut dire que la relance est l’articulation d’un regard sur soi avec le constat
d’un manque ou d’une perte, et d’une ouverture au monde pour retrouver ce qui est perdu. Ce
double mouvement permet non seulement de mettre la culture du safran sur de nouveaux rails,
mais il permet aussi le renforcement d’une identité locale : pour les Munder, cette culture fournit
un moyen efficace de se montrer aux autres, alors qu’elle sert de référent aux autres pour les
identifier comme Munder. En ce sens, le safran est un médiateur entre “ nous ” et les “ autres.”
D’un point de vue purement technique, je situe la culture du safran dans les champs de
l’agriculture et de l’alimentation. Une telle perspective est cependant problématique, car bien que
les planteurs reproduisent des gestes agricoles, l’agriculture n’est pas leur métier. L’un d’eux
explicite d’ailleurs clairement dans quel champ d’activité il conçoit cette pratique : “ On ne peut
1 Erwin Pfaffen; 27 mai 2004 2 Erwin Jossen, 24 mai 2004 3 Erwin Jossen, 1989, p. 6 (traduit par l’auteur)
25
pas qualifier la culture du safran d’agriculture, c’est un pur hobby.”1 Cependant, l’agriculture
n’est pas un domaine aux limites aussi nettes que veut le montrer le maître de la confrérie, car
dans les villages valaisans, rares sont ceux/celles qui pratiquent l’agriculture à plein temps : elle
est surtout le fait d’une activité à temps partiel2 ou, comme les safraniers/ères de Mund,
l’occupation de celui ou celle qui peut disposer d’une parcelle pour y passer une partie de ses
loisirs en cultivant du safran (cf. 2.3.4). En effet, la plupart des safraniers/ères, qu’ils soient
ouvriers, secrétaires, “ ménagères ” ou encore rentiers/-ères descendent de familles paysannes et
ils /elles ont hérité de parcelles appartenant à la famille depuis plusieurs générations.
André Leroi-Gourhan a respectivement associé l’agriculture et le séchage des aliments aux
“ techniques d’acquisition ” et aux “ techniques de consommation.”3 Cet ethnologue et
préhistorien s’est intéressé aux relations entre société, technique et milieu, en envisageant les
techniques comme une enveloppe insérée entre le milieu et la société. Appréhendant les
phénomènes selon leurs caractères internes, il est parti du principe que les matières premières
déterminent des tendances techniques (par exemple la tendance “ houe ”), qui sont de nature
générale et prévisible, en réponse aux contraintes imposées par la matière. Par contre, les faits
techniques sont imprévisibles et particuliers. Leroi-Gourhan a déterminé des moyens élémentaires
d’action sur la matière (percussion, feu, etc.), les forces (musculaire, éolienne, etc.) qui les
animent, et a classé les techniques de fabrication d’après la nature de la matière à travailler. Ce
classement l’a mené à distinguer les techniques d’acquisition, comme l’agriculture, de celles de
consommation. Dans les techniques agricoles relatives à la préparation du sol, il passe en revue
les différents types d’outils utilisés à cet usage, les compare, en décrit les formes et leur répartition
dans le monde. Il considère la houe, dont “ la forme et ses propriétés de percussion sont celles de
l’herminette”4, comme “ le plus important des instruments aratoires (…), l’objet le plus propre à
travailler la terre à la main”5, mais aux formes locales à la fois très variées et ancrées dans la
culture des groupes. Dans cette optique, la Breithaue, houe particulière utilisée par les safraniers
de Mund, constitue ainsi un fait technique. Les descriptions qui suivent vont donc suivre la chaîne
opératoire effectuée par les acteurs dans le but d’acquérir les stigmates du crocus cultivé et de les
rendre consommables. La tradition dit que le safran est cultivé en association avec le seigle :
“ Comme le seigle s’arrange aussi bien avec le climat décrit et les conditions du sol, les Munder
1 Daniel Jeitziner, juin 2004 2 Selon les chiffres de 1986, le temps partiel concerne 86% des agriculteurs (Charly Darbellay, 1986, pp. 193-194) 3 André Leroi-Gourhan, 1971 [1943] 4 Idem, p. 120 5 Idem
26
ont toujours combiné la culture du seigle et du safran. Le rythme de croissance du seigle est idéal
pour une combinaison avec le safran.”1
Cette association particulière de plantes cultivées m’a incitée à observer les activités de récolte du
seigle, ceci dans le souci d’une approche globale du sujet, mais aussi parce qu’au mois de mai,
cette céréale n’était pas visible dans toutes les parcelles, ce qui indiquaient au moins deux
pratiques différentes. L’observation en a révélé davantage.
2.3.1 Cultiver le safran
D’un point de vue agronomique, c’est après la récolte du seigle que commencent les travaux de la
culture du safran. Néanmoins, l’association des deux plantes m’incite à considérer cette récolte
comme une étape préalable à la chaîne opératoire de la culture du safran et de l’inclure dans ce
que j’appelle le “travail des parcelles.” L’été est la saison des moissons et du nettoyage des
parcelles, puis du labour et de l’éventuelle plantation des bulbes de safran. Elle se termine avec les
semis de céréales en début septembre.2 L’automne est marqué par la cueillette du safran, dernière
récolte avant l’hiver, entre octobre et novembre.
Les activités liées à la moisson varient selon la densité du semis de céréales. Une tâche est
commune à tous : ils fauchent, que ce soit du blé, du seigle, de l’orge ou des “ mauvaises herbes.”
Selon la nature des plantes fauchées, il s'ensuit une grande diversité de pratiques que je vais
illustrer par un récit synthétisant des observations effectuées entre juillet et août, et liées à la
moisson et au désherbage des parcelles de safran.
Un matin des premiers jours de juillet, une petite voiture japonaise 4X4 un peu usée s’arrête à côté
du terrain de football. Au volant, Paul Pfammatter, maçon à la retraite, plutôt petit, cheveux
1 Norbert Agten, 2001, p. 148 (traduit par l’auteur) 2 N’ayant pu observer les activités liées à la tâche de semis, les informations les concernant sont uniquement issues du discours des planteurs.
janvie
r
février
mars
avril
mai
juin
juill
et
août
septe
mbre
octo
bre
novem
bre
décem
bre
moisson/nettoyage
labour/plantation
semis de céréales
récolte
mois
tâches
Figure 8 : calendrier général des tâches liées à la culture du safran
27
blancs et visage buriné. Il porte un vieux jeans et un tee-shirt bleu. “C’est un beau jour pour
faucher”, fait-il en clignant des yeux au soleil. Du coffre de la voiture, il sort une débroussailleuse
(Motorseensen) armée d’un disque de scie circulaire à grosses dents ; tout en arrimant le moteur
sur son dos, il explique qu’avant, cette tâche se faisait à la main, à la faucille (Sticha), mais que
maintenant, il utilise la machine, c’est plus rapide. Il prend aussi une faux, au cas où l’engin
tomberait en panne, se dirige vers sa parcelle située juste sous le terrain et démarre sa machine.
Il la manie un peu comme une faux, dans un mouvement de balancier horizontal au raz du sol :
tout en avançant à flanc de coteau, il fauche une bande d’une largeur d’environ un mètre de blé
qui tombe sur le côté en formant un andain. Le lendemain matin, aidé par Otto Schnydrig et le
frère de celui-ci, il étale soigneusement le blé en couches superposées comme les tuiles d’un toit,
pour qu’il sèche pendant 3 ou 4 jours avant de battre les épis dans le grenier voisin. Ensuite, la
paille sera réincorporée à la terre lors du labour.
Figure 9 : fauchage du blé à la débroussailleuse
Figure 10 : étalage du blé
28
Otto Schnydrig a déjà fauché son lopin, “à la machine c’est plus rapide”, mais il regrette que je ne
sois pas venue quelques jours avant, car il m’aurait montré comment les moissons se faisaient
autrefois, à la main, en coupant à la faucille, juste sous les épis. Ils me montrent une parcelle
voisine d’un air critique : le seigle n’y est pas cultivé, alors c’est plein de mauvaises herbes.
Des femmes sont aussi présentes,
jeunes ou âgées : elles travaillent au
râteau et à la fourche, soit en
ramassant broussailles, mauvaises
herbes et en les brûlant pour “ faire
propre ”, soit en attachant de gros
ballots de moisson qu’un homme
charge sur le pont d’un petit tracteur ;
dans ce cas, seule la paille est utilisée,
pour la litière des moutons. Une autre
femme moissonne un champ de seigle à la faux, en compagnie d’un homme armé d’une
débroussailleuse. Elle a “fait ses comptes” et comme le battage coûte trop cher, elle ne fait plus
rien du seigle, “ c’est juste contre les mauvaises herbes ”, et elle le composte le long des bords de
la parcelle.
Un samedi matin, trois hommes, deux jeunes et un plus âgé travaillent dans une petite parcelle au
sommet de la Chummegga. Le plus âgé manie une débroussailleuse armée cette fois d’un fil pour
faucher les mauvaises herbes, alors que les deux autres se partagent un grand râteau en bois et une
fourche pour ratisser et entasser l’herbe dans un coin de la parcelle. Ils ne plantent pas de seigle,
car “ c’est trop de travail.”
Figure 11 : le feu qui nettoie
Figure 11 : ratissage du seigle Figure 12 : ratissage du seigle à litière Figure 13 : ballots de seigle à litière
29
Une autre fois, un couple entre cinquante et soixante ans s’affaire à la même tâche, l’homme à la
machine, la femme au râteau. Ils font un compost sur un bord de la parcelle parce que “ brûler les
mauvaises herbes est dangereux.” En y regardant bien, mêlé à l’herbe, il y a aussi un peu de seigle
que la femme récupère “ pour la crèche ” : ils en sèment un peu en septembre, “ alors en octobre,
c’est beau quand les fleurs de safran sortent au milieu du seigle tout jeune.” Cependant, ils ne
considèrent pas cela comme une plantation de seigle, qui représente trop de travail ; c’est le fait de
quelques autres qui font “ même du pain.”1
Les cas de figures sont donc nombreux et peuvent être résumés dans un schéma (figure 24, p. 37)
qui illustre les diverses possibilités de pratiques qu’implique un semis dense de céréale ou la
jachère. Notons que le nombre de tâches diminue nettement entre les acteurs/-trices qui récoltent
le grain et ceux/celles qui brûlent ou compostent les plantes fauchées sur place.
Je n’ai pas quantifié l’usage des diverses méthodes, mais de manière générale, les safraniers/-ères
s’accordent sur le fait que le seigle ne tient plus qu’une place mineure par rapport au safran,
contrairement à celle qu’il avait été dans le passé:
“Avant, le safran n’était pas la priorité, c’était le seigle. Mais avec le temps…(…) Le safran était
une récolte en plus pour les Munder qui n’avaient pas d’autre travail en 1900. Nous avions le bon
pain de seigle, et le safran a donné cela en plus.”2
Aujourd’hui, pas d’hésitation, “le plus important est le safran ; le seigle, c’est juste contre les
mauvaises herbes.”3 Telle est la fonction que la plupart des safraniers/-ères reconnaissent aux
1 Jules Pfammatter et sa femme, 18 août 2004 2 Hans-Joseph Hutter, 25 octobre 2004 3 Hans-Joseph Hutter, 25 octobre 2004
Figure 14 : coupe des mauvaises herbes, ratissage et compostage
30
céréales1 dans cette association de culture : celle de concurrencer les mauvaises herbes. Ensuite, la
paille est souvent récoltée, le grain plus rarement. En fait, la distinction entre la culture des
céréales et son absence n’est pas nette, il s’agit plutôt des deux pôles d’un continuum où l’on
sème de manière plus ou moins dense pour contrer la broussaille, et où le destin des céréales et
des mauvaises herbes se mêle souvent dans un compost ou un feu. Je distingue donc trois types de
pratiques : celle de Paul Pfammatter et de ses collègues qui sèment densément pour récolter le
grain (c'est le pôle traditionnel) ou la paille; d’autres sèment un peu contre les mauvaises herbes ;
enfin plusieurs ne sèment rien. Les deux derniers types s’accompagnent des pratiques exclusives
de compostage ou de brûlis. Le compostage peut aussi être fait dans le jardin jouxtant la maison,
sinon, “ce n’est pas propre.”2 Ce qui ressort de ce panorama est une grande diversité des manières
de faire lorsqu’on ne récolte plus le grain, et une certaine convergence vers le compostage et le
brûlis, alors que le mode traditionnel paraît plus monolithique.
Néanmoins, l’idée de valoriser également le seigle fait son chemin. Pour Daniel Jeitziner,
“replanter du seigle serait une idée dans le futur ; (…) s’il y avait une alternative pour battre à la
machine, la paille pourrait être utilisée dans l’agriculture, il faut voir ça.”3 Pour Hans-Joseph
Hutter, attaché à la tradition tout en reconnaissant la possibilité de nouvelles méthodes, “la
pratique normale, c’est de semer du seigle dans toutes les parcelles (…) comme nous faisons,
comme nous devrions faire, bien que le safran donne aussi sans le seigle.”4
Labour et plantation
Cette séquence de la chaîne opératoire a pour fonction d’ameublir le sol qui couvre les bulbes et
d’en replanter au besoin ; c’est aussi l’occasion d’incorporer paille ou compost à la terre.
Le labour, “c’est le plus délicat”5, car il s’agit de travailler la terre au-dessus des bulbes sans les
déterrer ni les abîmer. Erwin Jossen écrit qu’“à Mund, la règle veut que les bulbes restent en place
définitivement en terre vierge, alors que dans tous les autres pays ils sont déterrés tous les quatre
ou cinq ans puis replantés en milieu nouvellement aménagé.”6 Les safraniers/ères disent pour leur
1 L’association du safran au seigle n’est donc pas exclusive, puisque certains préfèrent blé ou l’orge. 2 Hans-Joseph Hutter, 15 octobre 2004 3 Daniel Jeitziner, 17 aoùt 2004 4 Hans-Joseph Hutter, 24 mai 2004 5 Otto Schnydrig, 26 mai 2004 6 Erwin Jossen, 2001, p. 17
31
part transplanter périodiquement les bulbes tous les deux, trois, cinq ou dix ans, cela dépend de
chacun.1
Au bas de la Chummegga, un cousin de Erwin Jossen laboure à la houe : large de 30 cm,
“d’Breithaue”, elle forme un angle aigu (45°) avec le manche. De haut en bas de la parcelle, il
creuse un sillon de la largeur de la houe et profond de 5 cm, comme un décapage du sol. Il fait
ensuite un deuxième décapage de 5cm : apparaissent alors de petites tiges fibreuses et sèches.
Quelques bulbes sortent de terre : l’homme fait un petit sillon transversal dans le sillon principal,
d’une profondeur de 8 à 10 cm, et la femme qui l’accompagne y dépose quelques bulbes
récupérés du labour qu’elle nettoie, “propre c’est mieux”2, en enlevant les vieux “cheveux”3 peut-
être pourris. Elle porte des gants de caoutchouc crème, comme ceux de laboratoire. Elle sépare
aussi les bulbilles du bulbe-mère et les aligne tous (entre 5 et 8) dans ce petit sillon. La femme ou
l’homme les couvre d’un peu de paille et de terre.
1 Cette tâche n’a pas fait l’objet d’observations. 2 Rose-Marie Jossen, 18 aoùt 2004 3 Idem
Figure 15 : Halustreich (sillon de gauche) et Schorrstreich (sillon de droite)
Figure 16 : après le Schorrstreich apparaissent les pointes des bulbes
32
Une fois au bout de la ligne, ils remettent encore un peu de paille sur toute la longueur du sillon.
L’homme remonte en haut de la parcelle et commence à ouvrir un autre sillon, tout en recouvrant
le sillon précédent avec la terre enlevée au suivant. La femme termine la séquence en égalisant
encore la surface au râteau. Il commente : “Autrefois, les gens labouraient juste comme ça, et ne
le faisaient pas aussi proprement que maintenant.”1 La femme ramasse encore les cailloux qu’elle
met dans un sachet de plastique.
Cette méthode correspond au double labour, Halustreich et Schorrstreich: le Halustreich est un
labour superficiel destiné à couvrir le chaume de terre. Le Schorrstreich est plus profond, mais
n’atteint pas les bulbes placés entre 18 et 25 cm de profondeur.2 Selon Hans-Joseph Hutter, cette
méthode est “ juste ”, car si l’on laboure en une seule fois, les bulbes risquent davantage d’être
exhumés ou endommagés. Cette dernière possibilité constitue une variante que j’ai pu observer à
plusieurs reprises. Une autre consiste à labourer à l’araire3, mais elle présente l’inconvénient
d’exhumer encore davantage de bulbes.
1 Gottlieb Jossen, 18 aoùt 2004 2 Erwin Jossen (2004, p. 56) note qu’aujourd’hui, les bulbes ne sont pas plantés aussi profondément qu’auparavant, ce qui explique qu’un seul labour superficiel (Halustreich) suffit. 3 Un moteur est fixé en haut de la pente et tire le soc que conduit une personne.
Figure 17 : plantation des bulbes dans le petit sillon transversal
Figure 18 : bulbes plantés
Figure 19 : recouvrement des bulbes
Figures 20 et 21 : deux vues des gestes du labour à la Breithaue, exécutés par Daniel Jeitziner, le maître de la confrérie.
33
Pour planter de nouveaux bulbes, Paul Pfammatter applique une autre méthode, en inversant
l’ordre des tâches : il plante avant de labourer.1 Il a acheté cinq cents bulbes importés de
Hollande2 pour compléter sa plantation. A l’aide d’une masse il plante un piquet marqué d’un trou
à 25 cm de la pointe, tous les trente centimètres, le retire et glisse un bulbe dans le trou. Il laboure
ensuite en une fois à environ 15 cm de profondeur et en incorporant la paille à la terre : “ça l’aère
et c’est bon pour le safran.”3
La diversité des pratiques est liée au rapport que les planteurs entretiennent avec la culture
traditionnelle du seigle associée à celle du safran, laquelle implique un double labour et une
plantation profonde des bulbes. Cette norme4 ne correspond plus à la pratique, car le rapport entre
les deux cultures est inversé : aujourd’hui, le safran est plus important que le seigle, ce qui ouvre
le champ des possibles. Ainsi, aucune observation ne correspond à la norme : bien que tous les
éléments qui la constituent (culture de céréales, Halustreich, Schorrstreich, bulbes profonds)
1 Cette procédure est unique parmi mes observations ; elle est néanmoins considérée comme “ juste ” par Hans-Joseph Hutter. Par ailleurs, je n’ai vu aucun/e autre safranier/ère planter entièrement une nouvelle parcelle. 2 L’importation de bulbes du Cachemire a été pratiquée dès 1981 “pour atteindre dans les meilleurs délais un niveau de production acceptable”. Aujourd’hui, les bulbes viennent de Hollande, via l’Allemagne; “les gens les achètent déjà gros pour qu’ils fleurissent dès la première année”, explique Erwin Jossen. Des bulbes d’origines diverses ont ainsi été plantés depuis 1981 : du Cachemire, mais aussi de Turquie, de Hollande et bien sûr de Mund même, car ces derniers se sont multipliés avec la reprise de la culture des parcelles. De l’avis de tous les planteurs, les fleurs indigènes sont reconnaissables à leur couleur violette plus claire que les autres. 3 Paul Pfammater, 19 aoùt 2004 4 Une certaine variabilité des pratiques dans le passé est aussi envisageable (les récits évoquent différents amendements possibles) bien qu’impossible à observer.
Figure 22 et 23 : plantation des bulbes au trou par trou
34
soient observables dans l’ensemble des pratiques des safraniers/-ères, aucun/e ne les réunit à
lui/elle seul/e.
La variabilité des savoir-faire est aussi due à des essais : Paul Pfammatter, qui applique sa
méthodes depuis deux ans, estime qu’ouvrir des lignes est “ trop compliqué ” et que “ ça va mieux
ainsi.” OttoSchnydrig, qui se plait à montrer les bulbes de safran aux clients/-tes de son restaurant
d’altitude (loin au-dessus des safranières), essaie de faire fleurir quelques bulbes dans un panier
rempli de terre et placé au pied du fourneau. Alfred Imstepf, un safranier âgé de nonante ans et
ancien ouvrier chez Lonza1 est l’un des rares qui, en 1979, savait encore cultiver le safran. Il
raconte avoir fait deux types d’expériences : tester un autre sol que celui de Mund et diviser les
bulbes chaque année :
“ C’est vrai qu’où je travaillais, à Lonza, j’ai fait un essai à l’extérieur ; pour voir, j’ai mis environ
20 bulbes d’ici, à Lonza (…) et en une année, j’ai cueilli davantage qu’ici en haut, dans ma
parcelle ! (rires) (…) Après, j’ai repris les bulbes de chez Lonza et j’ai continué à les planter ici. De
ces vingt bulbes, j’en ai retiré près de 300 sur une durée de 4 ans (…) Une fois que je n’étais plus
chez Lonza … j’avais du temps, alors j’ai tout labouré, … j’ai sorti tous les bulbes et les ai replantés,
et ainsi chaque année, et après ça, j’avais assez bien labouré et nouvellement planté les 100 m2 de la
parcelle. A l’année, j’ai cueilli 50'000 fleurs ! Les nouveaux, ils n’avaient encore jamais vu ça, une
fleur après l’autre! (rire) (…) Et maintenant, il faut toujours les séparer, et ainsi de suite … s’ils
restent longtemps tranquilles, il y en a sûrement davantage, et ensuite les vieilles fleurs
disparaissent, et il y en a quatre, cinq, six d’un seul bulbe, et il faut les séparer.”2
Pour toutes les séquences de la chaîne opératoire, un grand partage est apparu entre “faire à la
main” (comme autrefois) ou “à la machine” (c’est plus rapide3), deux modes qui ouvrent aussi le
champ des possibles. Pour la moisson du seigle, le premier mode est valorisé dans un rapport au
public, il est considéré comme efficace pour représenter les techniques du passé : il peut être mis
en scène si des spectateurs/-trices s’annoncent, et il est documenté par les acteurs/-trices eux-
mêmes sous forme de photographies dans un cahier mis à la disposition du public dans un des
restaurants locaux. Cependant, pour la même tâche, le deuxième mode vaut et est reconnu par
tous/tes pour sa rapidité : sans public, faucher se fait donc plutôt à la machine.
L’investissement en travail présente des tendances ambivalentes : une simplification des tâches
pour certains/-nes, mais par respect des techniques du passé, ils/elles se donnent aussi parfois plus
de peine qu’autrefois en se souciant de l’apparence “ propre ” de leur parcelle (cf. schéma des
tâches). Le regard d’autrui n’est pas seulement celui des promeneurs, mais aussi celui des
1 Industrie chimique orientée vers les biotechnologies et établie près de Brig. 2 Alfred Imstepf, 27 mai 2004 3 Mais moins fiable, puisque ceux qui l’utilisent gardent toujours une faux en réserve.
35
voisins/-es de parcelle, qui évaluent les différentes méthodes à l’aulne de l’effort fourni1 (le travail
manuel est encore valorisé) et de l’apparence du résultat où se mêlent esthétique et hygiène. Il
vaut ainsi mieux semer des céréales sur la parcelle que la laisser en jachère ; ceux et celles qui ont
récolté la paille ou le grain ont trouvé “pas propre” le compost de céréales ou de mauvaises herbes
qui bordait les parcelles, et ils considèrent comme dangereux leur élimination pas le feu ; ceux et
celles qui compostent ou brûlent se jugent mutuellement selon les mêmes critères, le feu étant
perçu comme dangereux par les pratiquants/-es du compostage et comme purificateur par ceux et
celles qui estiment les tas de compost “pas propre.” Les commentaires des safraniers/-ères ont
montré que la méthode de labour et de plantation s’est orientée à la fois vers un plus grand soin de
l’aspect des parcelles, tout en essayant tout de même de se simplifier la tâche. Le travail effectué
peut ainsi être considéré comme une valeur et une mesure d’évaluation.
Néanmoins, dans cette diversité, une certaine unité existe. La majorité des personnes observées est
âgée de cinquante ans ou plus. Elles effectuent ces travaux collectivement, entre amis et souvent
en couple, sur une petite parcelle, et une tâche ne dure guère plus d’une demi-journée. Dans le cas
de la plus grande plantation, sa taille même constitue déjà une exception, j’ai pu constater un
rapport de patron à ouvrier, car celle qui la cultive manque d’aide de la part de la famille. Elle
parle donc en termes de coûts, de frais et de rentabilité.
1 Tout en reconnaissant la valeur de cet effort, les safraniers/ères ont presque toujours précisé qu’il ne s’agissait pas là d’un travail, mais d’un hobby. Mais où la paresse n’est pas de mise.
Figure 24 : schéma des tâches
36
Le tri des bulbes brille par son absence: comme l’avait souligné un safranier vigneron de Visp,
tous les bulbes sortis, petits et grands, sont replantés. Le seul tri de bulbes pratiqué sélectionne le
colchique d’automne pour le jeter, car il est considéré comme une mauvaise herbe ayant la
réputation de nuire au safran ; les safraniers/-ères distinguent son bulbe lisse de celui du safran qui
est couvert de “Haare.” (cheveux)
Je note également une certaine unité au niveau de l’outillage, et j’inclus dans cette remarque ceux
utilisés lors de la séquence “ moisson-nettoyage ”, à commencer par l’usage de véhicules
motorisés (voiture ou tracteur) pour se rendre près des parcelles, et cela aussi lors de la récolte.
Trois outils sont récurrents : la débroussailleuse, le râteau et la houe. La débroussailleuse, sauf
exception, est une affaire masculine, tout comme la houe, alors que les femmes tiennent en
général le râteau. Malgré le grand partage main-machine évoqué ci-dessus, au fil des séquences de
la chaîne opératoire, l’opération manuelle devient dominante, jusqu’au contact direct du corps
avec les bulbes, et plus tard avec les fleurs.1 Le labour est “délicat”, car l’outil pourrait
endommager les bulbes : la houe est considérée comme plus efficace pour cette tâche, car moins
de bulbes sont sortis de terre. Puis c’est véritablement à la main que les bulbes accidentellement
exhumés sont manipulés : récupérés, nettoyés et divisés au besoin, remis en terre et couverts
d’une première couche de paille ou de foin2, puis de terre. De l’avis général, cette couverture a
pour fonction d’aérer le sol, comme le dit Paul Pfammatter, mais aussi de protéger les bulbes du
froid, ce qui démontre une attitude de soin assez poussée à l’égard de la plante.
A cette attitude s’ajoute la rareté des transplantations, tous les 3 à 10 ans3, comme s’il fallait
toucher le moins possible aux bulbes pour ne pas les déranger. L’intervention sur la plante semble
donc minimale, ce qui rappelle “ l’action indirecte négative ” que André Georges Haudricourt a
attribué cultivateurs d’igname mélanésiens4 : le contact avec l’être domestiqué, limité à une
plantation soigneuse et à une cueillette délicate des fleurs, est empreint d’une “ amitié
respectueuse ” analogue à celle que les Mélanésiens entretiennent avec l’igname. La relation
affective entre l’homme et le végétal est ainsi observable par le soin à la plante : elle se traduit par
un contact direct et manuel avec les bulbes, et ne souffre l’intermédiaire d’un outil.
1 La cueillette des fleurs et l’émondage, que j’aborderai au point suivant, sont exclusivement manuels. 2 Erwin Pfaffen raconte que son père y mettait autrefois des copeaux (27 mai 2004) 3 Ce qui semble confirmé par l’absence de cette activité lors de mes observations. 4 André Georges Haudricourt, 1962, pp. 41 et 42
37
2.3.2 Le temps de la récolte et des touristes
A Mund, Crocus sativus fleurit entre mi-octobre et mi-novembre. La floraison du safran est
considérée comme une belle chose par tous les acteurs/-trices présents/-es sur les parcelles: c’est
une expérience de la beauté. L’éclosion des crocus ajoute une touche esthétique au
“paysage typique” des villages haut-valaisans où les fleurs sont omniprésentes : aux fenêtres, aux
balcons, dans les jardins et sur les tombes.
La floraison automnale des safranières constitue en quelque sorte d’apothéose floristique du
village, que viennent admirer beaucoup de promeneurs.
Femmes et hommes de tous âges, ainsi que des enfants, investissent l’espace cultivé pour cueillir
les fleurs qui sont ensuite transférées à la maison pour en séparer encore les stigmates. La
cueillette est exclusivement manuelle, avec une relative variété de gestes, de positions du corps, et
de contenants utilisés. Elle ne dure en général guère plus d’une heure ou deux par jour, entre le
milieu de la matinée et la fin de l’après-midi, avec une préférence pour le milieu de la journée,
l’après-midi et le week-end; certains/-es viennent tous les jours, d’autres tous les deux ou trois
jours seulement. Les fleurs sont cueillies de préférence épanouies (la tige est plus facile à casser),
mais aussi parfois encore fermées.
Figures 25: un chalet vers Wartfluh en juillet
Figure 26 : une plate-bande en août Figure 27 : le cimetière en octobre
Figure 28 : une parcelle de la Chummegga en octobre
38
Sur les parcelles, outre la cueillette, une
tâche secondaire consiste à accueillir les
visiteurs qui pénètrent dans la zone
cultivée et à répondre à leurs éventuelles
questions. Quelques parcelles de la
Chummegga, particulièrement en vue et
accessibles sont visitées de manière
privilégiée. Leurs propriétaires semblent
en avoir l’habitude et posent volontiers
avec leur panier plein de fleurs pour le
photographe.
Je décrirai ici une journée moyenne de
récolte, synthèse de deux semaines d’observation des activités de 48 personnes observées à cette
tâche.
Récit
Dès l’éclosion des premières fleurs de safran, tôt le matin, Hans-Joseph Hutter saute dans sa
voiture pour aller apprécier l’état de la floraison, savoir quelles parcelles montrer à ses visiteurs,
renseigner ceux qui téléphonent pour savoir “ si ça fleurit ”, et pour avertir les collègues qui
auraient des fleurs à cueillir. Sur le parking du village qui surplombe les parcelles, armé de petits
paniers en osier pour “ faire les choses correctement ”1, il attend un photographe de l’agence
Keystone. La journée s’annonce radieuse, ciel bleu, soleil, grand sourire : “ Ah ! Ah ! jolies fleurs,
magnifique ! ”2 Il présente le safran de Mund au photographe, et lui explique sa culture tout en
descendant entre des parcelles de la Chummegga : certaines sont “ bleues ” de fleurs. Le
photographe apprend que le safran est issu des stigmates rouges qui pendent de cette jolie fleur.
Sur cette zone, la famille Hutter cultive deux parcelles que Hans-Joseph a déjà transmises à deux
de ses fils. Il commence à cueillir (pflücken) en bas du lopin et montre la “ juste ” manière de
faire : il saisit la tige de la fleur entre le majeur et l’annulaire, paume tournée vers le haut, puis il
pousse en bas et tire, mouvement qui casse la tige sans tirer sur le bulbe, ce qui lui serait néfaste.3
1 Hans-Joseph Hutter, 22 octobre 2004 2 Hans-Joseph Hutter, 22 octobre 2004
3 Erwin Jossen écrit (2004, p. 66) : “ Les fleurs doivent être cueillies avec précaution, de manière à ce que les bulbes ne soient pas déplacés. On prend la fleur par la tige, que l’on pousse légèrement en bas et que l’on casse. ”
Figure 29 : producteurs/-trices de safran (penchés/ées) et touristes (debout ou assis), un après-midi de cueillette
39
La manière la plus répandue consiste à pincer et tordre légèrement les tiges une à une,
occasionnellement plusieurs à la fois.1 Comme la plupart des cueilleurs/euses observés/ées, Hans-
Joseph est dans la position que j’appellerai “ appui sur pas en avant gauche ” : face à la montagne,
le haut de son corps repose sur le bras gauche, lui-même en appui sur la cuisse de la jambe gauche
légèrement pliée en avant, alors que la jambe droite est en extension arrière ; il tient le panier de la
main gauche, et cueille de la droite. Mais pour les besoins du photographe, il doit modifier sa
position :
“…le panier plein de fleur un peu plus haut, non, par terre, incliné vers moi, qu’on voie bien les
fleurs, là, devant vous… ; si vous pouviez relever la tête et me regarder…voilà, ne bougez plus …;
on ne voit pas assez la main quand vous cueillez, essayez de vous mettre autrement, face au soleil,
c’est mieux ; est-ce que je peux me coucher là ? ”2
La récolte est plus importante que prévue, alors le guide improvise un contenant supplémentaire
avec sa veste ; il s’agit alors de prendre bien garde à ne pas mélanger les fleurs des deux parcelles,
car ce qui est à Robert n’est pas à Franz. Au bord du lopin, un couple dans la soixantaine observe
la récolte tandis que plus loin, cinq autres personnes contemplent le paysage et les parcelles ou
descendent le sentier. Après avoir tenté d’accommoder le paysage (safran, montagnes, forêt
automnale et soleil) dans sa boîte à images, le photographe va passer aux prises de vue de
l’émondage, chez le guide ; d’ailleurs, “ c’est l’heure de l’apéro ”, argumente ce dernier.
Une fois les fleurs cueillies, les safraniers/-ères s’accordent pour dire que “ tout le monde aide ”
pour émonder, que le safran doit sécher à l’ombre et “ ne plus voir le soleil.”
1 Je n’ai observé cette dernière variante qu’à une reprise, sur une parcelle très fleurie. 2 Olivier Maire, 22 octobre 2004
Figure 30 : position de Hans-Joseph Hutter à la cueillette
Figure 31 : comment saisir la fleur
40
Pour l’émondage, Annemarie Hutter a préparé des places de travail sur la grande table du
carnotzet : les paniers au milieu et une feuille de papier-ménage devant chaque chaise (figure 32),
mais pour le photographe, ce serait mieux dehors, en plein soleil…
Un peu stressé, le couple installe une petite table de fortune dehors devant l’entrée, et Mme Hutter
se met à émonder (zupfen)1: elle tient la fleur à la base de la corolle entre le pouce et le majeur de
la main gauche, dégage les trois stigmates des pétales, les saisit avec le pouce et l’index de la
main droite (figure 34) et tire : le style casse à la hauteur du bout des doigts de la main gauche, à
la base des stigmates. Après la photo finale (figure 33), elle s’éclipse pour apporter sa part de
récolte à un de ses fils. Il s’est installé à l’ombre avec sa femme et ses deux filles. Franz et
Michelle, la cadette de 11 ans émondent en deux mouvements : ils tirent ensemble les trois
stigmates, puis coupent la base blanche du style avec l’ongle pour ne garder que les trois
stigmates rouges qu’ils déposent sur une feuille de papier-ménage. Michelle tire ou pince aussi
stigmate par stigmate. La mère et la fille aînée procèdent en une seule opération, comme le fait
Annemarie (figure 34).
1 En allemand, cette tâche est désignée par un verbe, zupfen, qui signifie tirer, ce qui correspond exactement au geste opéré.
Figures 32 et 33 : pour les besoins du photographe, M. et Mme Hutter s’installent provisoirement en plein soleil
Figure 34
41
Hans-Joseph a allumé un petit feu dans la cheminée du carnotzet, pour maintenir une température
de dix-huit à vingt degrés. Le safran y sèche en trois jours : “ C’est la nature qui doit le sécher,
mais pas au soleil, à l’ombre. Si on fait comme les Français et les Italiens (avec un chauffage), le
safran a moins de force.” Une fois le safran sec, il le stocke dans deux petites fioles de verre
soigneusement étiquetées aux noms des fils. Tous/tes les safraniers/ères appliquent cette méthode
de séchage à deux exceptions près : pour l’un, ce procédé “n’est pas bon, parce que dans un four,
allumé à environ trente, quarante degrés, c’est déjà sec en une heure, des fois un peu
plus.” L’autre sèche les stigmates dans une chambre où est installé un déshumidificateur d’air
réglé à 35% d’humidité.
En début d’après-midi, sur la Chummegga, il y a au moins autant de promeneurs que de
cueilleurs. Sur une parcelle très fleurie s’activent deux femmes et un homme dans la soixantaine,
accompagnés d’une fillette. Aux promeneurs qui les regardent, une des femmes raconte les
parcelles de safran de sa grand-mère qu’elle l’aidait lorsqu’elle était enfant. Passent le
Zunftmeister Daniel Jeitziner, puis Rose-Marie Schnydrig, brodeuse du logo de la Safranzunft,
Figure 35 : émondage en famille et à l’ombre
Figure 36 : un plateau de stigmates frais comme “ fruits ” de la récolte du jour
Figures 37 et 38 : séparation de la partie claire du stigmate
42
chacun guidant ses visiteurs. Plus bas, il y a moins de touristes : une femme dans la cinquantaine
et une jeune femme cueillent le safran ; elles ont les mains gantées de latex et portent un sachet en
plastique. Jambes à peine fléchies, l’aînée elle se plie en deux pour atteindre les fleurs alors que
la plus jeune s’accroupit parfois un moment.
Pour la confrérie, qui comptabilise la récolte globale des safranières, la première tient le compte
des fleurs en glissant un petit caillou dans sa poche toutes les 50 fleurs. Dans une parcelle en
friche tout en bas des safranières, une femme cueille pour son frère1 “qui est un paresseux” ; elle
m’envoie en haut, sur la Chummega, voir comme c’est beau. A peine plus haut, une femme âgée,
Klementine Jossen, et trois jeunes garçons, armés de paniers et d’une cornet en papier, s’occupent
respectivement de deux parcelles. Les enfants se tiennent debout, accroupis ou assis. Pour finir,
elle leur indique comment poser pour la photo le panier devant eux, un peu incliné vers l’objectif,
pour que les fleurs soient bien visibles (figure ci-dessous).
1 Il est fréquent de cueillir pour d’autres membres de la famille, comme le fait aussi Hans-Joseph Hutter pour ses fils. En début de floraison Klementine Jossen-Schnydrig récolte également pour trois membres de sa famille : dans son panier, les fleurs de chacun sont placées dans des pochettes en plastique différentes, avec une carte indiquant le nom du propriétaire.
Figures 39 et 40 : différentes positions et différents contenants
43
Paul Pfammatter, son voisin, est déçu : malgré son travail, ça ne fleurit toujours pas. A son avis, il
fait trop froid pour que ça fleurisse, mais “ ça va peut-être encore venir.”1 Dans la même zone,
munie d’un panier, Maranuk Rohmeder, la cinquantaine, rapide et énergique, s’active dans une
grande parcelle : elle cueille au plus bas de la tige, “ pas comme les autres ” dont les lopins
finissent hérissées de tiges coupées, et “ ça reste comme des champs de cactus.” Elle marque le
nombre de fleurs sur une petite feuille de papier qu’elle tient avec son panier : il y en a quelques
centaines, juste ce qu’elle aime. “ Quand ça “ explose ”, avec des milliers de fleurs, c’est
beaucoup de travail ! ”2 : elle doit alors employer quelqu’un pour l’aider, ce qui ne lui convient
pas. En fin d’après-midi, au bas de la Chummegga, Werner Studer (figure 40), la cinquantaine
aussi, a aujourd’hui cueilli quatre milles fleurs, aidé d’un autre homme ; pour le lendemain, il en
présage autant. Tout sourire, il explique le succès d’une bonne floraison : “ Il faut bien travailler
les parcelles, et bien parler (gut reden) ! ”3
Les mystères de la floraison
La floraison est perçue comme aléatoire : “ Une fois ça fleurit bien là, une fois ailleurs, ça change
toutes les années.”4 Dans l’ensemble, les safranières fleurissent en effet de manière très inégale.
Pendant plusieurs jours, seule la parcelle de Werner Studer a fleuri sur la Chummegga ; selon
l’intéressé, c’est toujours ainsi, sa parcelle “ vient ” avant les autres et il ne peut dire pourquoi.
1 Paul Pfammatter, 20 octobre 2004 2 Maranuk Rohmeder, 21 octobre 2004 3 Werner Studer, 21 octobre 2004 4 Joseph-Marie Chanton, 27 mai 2004
Figure 41
44
Ayant constaté les diverses pratiques de culture, j’ai demandé à Hans-Joseph Hutter, si la
floraison était en relation avec la profondeur de plantation des bulbes : “ Rien à voir ; on ne sait
jamais, avec le safran… c’est ce qui est intéressant, c’est la nature qui fait ; l’an dernier, c’est
d’autres parcelles qui avaient fleuri plus tôt.”1 Néanmoins, certains éléments naturels sont
identifiés comme favorables à la floraison : le vent du sud (Foehn) puis la pluie, font qu’après
“ ça vient bien.” Mais l’intervention humaine a aussi une valeur explicative. Hans-Joseph Hutter
envisage cette autre catégorie de causes : Paul Pfammatter a peut-être trop enfoncé ses bulbes à la
plantation ou bien la terre de sa parcelle a été bouleversée par la construction du terrain de
football. Pour un professionnel de la vigne qui compare la culture du safran à Mund et dans les
Abbruzzes en Italie, où “ le climat est aussi sauvage ”, une intervention humaine minime explique
l’irrégularité et la maigreur des récoltes: “ Ici, ça pousse très peu (…) et il n’y a presque rien à
faire, juste un petit labour (…) pas de tri des bulbes, pas d’engrais.”2
Un piétinement normal
En contraste avec l’attitude d’amitié respectueuse évoquée par Haudricourt, lors de la récolte, les
acteurs marchent dans leur parcelle comme dans un pré. Selon l’avis général, les bulbes n’en
souffrent pas, alors “ on peut marcher dans la parcelle.”
1 Hans-Joseph Hutter, 20 octobre 2004 2 Joseph-Marie Chanton, 27 mai 2004
Figure 42 : apparence d’une parcelle après la récolte
45
Une éventuelle structure en lignes ou en carreau, avec des espaces de cheminement et de
plantation1, n’est guère visible à la floraison; par conséquent, pour atteindre les fleurs, les
cueilleurs/euses foulent le sol des lopins sans autre précaution que celle d’épargner les fleurs déjà
écloses. Ainsi, après la cueillette, le sol est couvert d’empreintes de pas. Ce comportement
contraste en regard des soins attentionnés observés à la plantation des bulbes. Il pourrait être lié au
piétinement autorisé, voire souhaitable de la culture des céréales, mais les acteurs n’ont jamais
exprimé cette idée. Ce piétinement contraste avec le comportement des promeneurs qui, s’ils se
promènent dans la zone des parcelles, restent en marge de l’espace cultivé sur lesquelles ils
n’osent poser un pied.
De même que les bulbes, les fleurs de safran sont l’objet d’un traitement individuel lors de la
cueillette, mais surtout lors de l’émondage ; ces deux manipulations sont l’occasion de compter
les fleurs. Lors du séchage, les stigmates sont transformés en un objet unique et traité comme tel,
le safran de Mund, qui est alors mesuré selon son poids. Ces chiffres, qui permettent d’évaluer
une performance où l’effort des safraniers/-ères se conjugue à la chance, sont importants pour la
confrérie qui a établi un cahier où la récolte de chacun est inscrite, afin de savoir, mais aussi de
faire savoir le volume total de chaque récolte et sa progression constante depuis 1980.
2.3.3 Un plaisir du jardin ?
Les safraniers/ères nomment leur espace cultivé par les termes de Parzelle (parcelle) ou Acker
(champ), mais parfois aussi Garten (jardin). Ce flou sémantique illustre bien la particularité de
cette culture à Mund : un champ qui se rapproche, par certains côtés, d’un jardin. Je vais tenter de
préciser ces côtés à l’aide d’une étude sur des oignons bourguignons, et de travaux sociologiques
et ethnologiques traitant des loisirs et plus particulièrement des jardins.
L’approche de Sophie Laligant sur la production régionale spécialisée des oignons d’Auxonne,
plus particulièrement sur son espace de production, met en lumière une analogie entre champ et
jardin d’oignons ; comme le safran est aussi issu d’un oignon2, je me permets ce rapprochement.
Malgré un rapport assez lâche avec la zone d’habitation3, l’espace d’une parcelle présente en effet
certaines analogies spatiales et culturales avec celui d’un jardin par sa taille, ses limites et sa
structure, son mode de culture, et sa fonction.
1 Pourtant Hans-Joseph explique que lors de la plantation complète d’une parcelle: “ Nous faisons quatre lignes, puis un chemin pour pouvoir cueillir les fleurs et pour ne pas endommager les bulbes qui ressortent. ” 2 Le dictionnaire considère bulbe et oignon comme synonymes (Le petit Larousse illustré 1998) et les safraniers parlent de Zwiebel, donc d’oignons. 3 La zone des parcelles de safran est groupée sous le village.
46
Cet espace est d’abord restreint, à l’échelle des “ jardins populaires ” décrits par Alain Corbin
dans son histoire sociale des loisirs1 : selon la typologie de cet auteur, les parcelles de safran
seraient à catégoriser dans la grande famille des jardins populaires dont les différentes formes sont
le jardin ouvrier, le jardin du rentier, et le jardin potager paysan et artisan rural ; cette dernière
forme est dédoublée entre le jardin de la femme attenant à la maison où elle cultive fines herbes,
radis et autres salades, alors que l’homme cultive des plantes de longue conservation comme le
chou, plus loin de la maison. Bien qu’il soit possible de rapprocher cette dernière forme des
parcelles qui nous intéressent quant à l’idée de distance et de dédoublement du jardin - car les
jardins potagers des safraniers/-ères se trouvent en effet à côté des maisons - leur répartition entre
homme et femme ne me paraît pas aussi nette, ayant vu des hommes travailler au potager et des
femmes sur les parcelles. De plus, nous verrons que les safraniers/-ères ne sont pas “ paysans/-
nes ”, mais plutôt ouvriers/-ères, employés/-es, ménagères ou retraités/-es, et que les jardins
ouvriers peuvent présenter des fonctions comparables à celles des parcelles. Ensuite, cet espace
est clairement délimité (par un sentier creux ou quelques haies éparses), mais ouvert aux regards,
comme un champ, contrairement au type plus fermé du jardin pavillonnaire bordé
d’incontournables thuyas ; contrairement à l’arrangement d’un jardin (où le plus souvent, un
certain nombre de plantes cultivées sont rangées dans des compartiments particuliers), la structure
d’une parcelle de safran n’est le plus souvent apparente que par ses limites et parfois par
l’alignement des fleurs ou du feuillage ; néanmoins, c’est “ un espace structuré agréable à l’œil et
apte à susciter certains sentiments ”2 liés notamment à une idée de beauté et de
propreté. L’analogie avec le jardin est aussi renforcée par les pratiques manuelles de plantation et
de récolte.
Enfin, la parcelle est pensée davantage comme un espace de loisir “ dans la nature ”, que comme
le lieu d’un travail rémunérateur, bien que la notion de travail fasse partie intégrante de ce loisir.
Cette articulation d’une culture à petite échelle, d’un loisir revendiqué et du plaisir à être dans la
nature m’incite à poursuivre l’analyse de cette culture dans le cadre du jardinage. Si elle s’accorde
à l’idéologie du retour à la terre3, son espace n’est pas moins un “ théâtre où se joue un rapport
ambigu à la nature ”4 : c’est un lieu de culture (dans le premier sens du terme) où les acteurs
cherchent à maîtriser l’espace et à mettre un peu d’ordre dans une nature envahissante (dans la
lutte contre les mauvaises herbes) en même temps qu’ils apprécient son contact et en respectent
1 Alain Corbin, 1995, p. 345
2 Sophie Laligant, 1992, p. 47 3 Alain Corbin, 1995, p. 349 4 Annie-Hélène Dufour, 1998, p. 87
47
les aléas. L’un “ aime travailler dans la nature ”1, tandis que d’autres regardent ciel et montagnes
en prononçant son nom. Le caractère aléatoire de la floraison est attribué à cette nature qui inclut
le climat, le sol et la plante domestiquée elle-même, dans une sorte de jeu entre l’effort humain et
la nature, et où le jackpot serait une parcelle bleue de fleurs.
Comme le jardinage, la culture du safran “ s’offre à l’appréciation esthétique et morale du travail
fourni tant aux yeux du concepteur que du spectateur”2 et en ce sens, c’est une activité
participative et expressive où l’acteur/-trice expédie un message à un/e destinataire.3 En effet, les
parcelles sont aussi un espace de rencontre entre les adeptes de deux loisirs qui se retrouvent sur
le terrain de la nature: les safraniers/-ères et les promeneurs. Les premiers aiment à montrer la
beauté de leurs champs fleuris dans un paysage idyllique, la conservation d’une tradition unique
en Suisse, et la peine qu’ils se donnent. Cette peine renvoie à des vertus qu’Erwin Jossen exprime
ainsi : “ Le safran est une plante délicate dont les soins exigent beaucoup de patience, de l’amour
et un peu d’idéalisme.”4 Cet attachement requis évoque une relation amoureuse qu’Annie-Hélène
Dufour note aussi chez les passionnés de jardin.
La culture du safran à Mund n’est-elle pas la représentation d’une époque révolue où chacun
travaillait son lopin? Cette représentation d’un ordre passé se rapproche de celle des jardins
ouvriers analysée par Corbin. La promotion de tels jardins offre un éclairage sur le message émis
par les safraniers/-ères sur leurs parcelles: favorisant l’hygiène et la santé, les jardins ouvriers
avaient été promus par l’église catholique comme lieu de contemplation de la Création et de
rapprochement de Dieu5, attitude que l’on retrouve aujourd’hui envers la nature; “ antidote de la
débauche ” et “ issu d’une œuvre pédagogique et moralisatrice ”6, le jardin ouvrier de la première
moitié du XXème siècle avait pour fonction “ d’assurer symboliquement un ordre ancien et de
détourner la révolution au profit de la concorde sociale.”7 S’il n’est pas ici question de danger
révolutionnaire, la conservation et perpétuation des parcelles de safran permettent néanmoins
d’accommoder le passé au présent, dans un esprit explicitement pacifique, comme nous le verrons
au chapitre suivant. L’espace temporel de l’activité désigné sous le terme de hobby permet
1 Daniel Jeitziner, hiver 2004-2005 2 Alain Corbin, 1995, p. 341 3 Lalive d’Epinay et al., 1982, p. 87 : plutôt que d’opposer loisir actif à loisir passif, ces sociologues préfèrent appliquer la théorie de la communication au phénomène des loisirs et les classer selon la recherche d’expressivité (émetteur) et la demande d’information (recepteur) 4 Erwin Jossen, 2004, p. 55 5 Alain Corbin, 1995, p. 349 6 Idem, p. 351 7 Idem p. 349
48
aujourd’hui la poursuite de la culture de ces bulbes dans le temps des loisirs, mais où le travail
reste toujours une valeur.
Si la culture du safran ressemble à du jardinage dans les mesures évoquées, sa place attribuée il
est vrai si unanimement par les acteurs dans le temps libre des loisirs, m’incite à creuser cette
affirmation par des questions relatives au libre choix de l’activité et à sa gratuité. Les sociologues
sont d’accord pour considérer le libre choix de l’activité comme une caractéristique majeure du
loisir1 ; peut-on ici parler de libre choix puisque dans la majorité des cas, des parcelles sont
héritées ? Les safraniers/-ères ne sont-ils pas les gardiens/-nes d’une plante considérée comme
rare ? Un tel héritage peut-il se refuser ? N’y a-t-il pas, pour le/la descendant/-e, une part de
contrainte, un certain devoir familial à poursuivre la culture du safran?
La passation du flambeau de gardien/-ne se fait peu à peu et en douceur. D’une part, la parcelle est
un lieu de transmission des savoir-faire2 aux plus jeunes et très tôt, les enfants participent
activement à la cueillette et à l’émondage. Les jeunes adultes participent aussi aux travaux
préalables à la récolte. D’autre part, les héritiers s’organisent entre les plus et les moins intéressés,
comme le maître de la confrérie : il a racheté une parcelle à sa sœur qui vit loin de Mund et n’a
pas souhaité cultiver le safran.
Enfin, la culture du safran est-elle vraiment gratuite, et appartient-elle en cela à la catégorie des
loisirs? – En parlant de gratuité et de hobby, les acteurs distinguent cette activité de celle opposée
et lucrative de leur profession. La première est interne à la famille, liée à la maison, relève du
privat, alors que la deuxième, externe, professionnelle est souvent exercée “ en plaine ”
(expression généralement utilisée pour désigner l’ailleurs proche). Ce grand partage entre travail
et loisir reflète bien la vision dualiste qui structure notre représentation du monde, entre masculin
et féminin, dehors et dedans, professionnel et ménagère, économique et social, etc., mais où la
réalité plus complexe présente des interférences entre ces champs communément opposés. Ce
grand partage apparaît aussi dans la pensée sociologique, mais des liens sont recherchés entre
travail et loisir : d’abord par l’hypothèse selon laquelle “ le champ des loisirs est organisé selon
l’ordre de la production ”3 ; ensuite, les temps du travail et du loisir sont interdépendants4 et se
soutiennent mutuellement. Pour le sociologue, le loisir est une forme d’activité (correspondant au
“ temps libre ”): “ si elle devient une obligation professionnelle, elle change de nature d’un point
1 Joffre Dumazedier, 1974, p. 89 et 90 ; Christian Lalive d’ Epinayle et al., 1982 ; Paul Yonnet, 1999, p. 77 2 A l’instar des passionnés du jardin, la transmission orale du savoir-faire est confortée par l’autodidaxie et la lecture. 3 Christian Lalive d’Epinay et al., 1982, p. 80. Il reprend l’idée de Baudrillard selon laquelle les sociétés industrielles avancées sont construites autour de la réalité et du mythe de la production. 4 Paul Yonnet, 1999, introduction
49
de vue sociologique et perd le nom de loisir, même si son contenu technique n’a pas changé.”1 La
dichotomie est cependant toujours présente, car l’expression “ obligation professionnelle ”
s’oppose implicitement à “ obligation familiale ”, donc gratuite et dévouée. Paul Yonnet considère
la gratuité comme un critère non pertinent pour caractériser le loisir2, car certaines activités
comme le jardinage ou d’autres pratiques tournent autour de la production de valeurs
d’usage. Bien que déclarée non-rentable, la parcelle est en effet le lieu d’une activité productive3 ;
si je poursuis dans l’idée de production, il s’agirait ici d’une “ production domestique ”4,
catégorie opposée à la production industrielle et qu’un safranier différencie implicitement de la
production de masse.5
Pas vraiment de gratuité donc, pour une activité complexe où s’enchevêtrent loisir et travail,
hommes et femmes, passé et présent, plaine et montagne, seigle et safran. Si une parcelle de
safran peut être comparée à un jardin et analysée comme telle, elle n’a pas la banalité d’un jardin
potager ou d’un champ de blé. Ainsi, la singularité de cette culture en fait un objet de prestige, et
une rétribution est sûrement à chercher en partie du côté du prestige social qu’apporte la culture
de cette plante (cf. 3.2.4). Elle se trouve aussi dans les plaisirs “ jardiniers ” et gastronomiques
que peut apporter tant la culture que la consommation de cette épice.
2.4 Les médiateurs de l’ancrage
Les études portant sur la relance de produits “ du terroir ”6 ont montré que la construction de
preuves de liens au lieu et d’antériorité est opérée par des porte-parole, des médiateurs/-trices,
individus ou groupe, “qui permettent de faire le lien entre les producteurs/-trices, leur produit et
son inscription dans un territoire.”7 Les producteurs/-trices sont les supports de la mémoire et des
savoir-faire. Les médiateurs/-trices légitiment et diffusent la tradition ; à Mund, ces rôles sont
joués par certains safraniers et notables locaux, des restaurateurs/-trices, ainsi que des experts
extérieurs, droguistes, botanistes, safranologues et des agents/-es du service agricole. Une
confrérie fondée dans le but de conserver la culture du safran en entretenant des liens de
1 Idem, p.77 2 Paul Yonnet 1999, p. 74 3 “ Producteur ” est d’ailleurs le terme utilisé dans le résumé de la demande d’enregistrement du Munder Safran 4 Jean-Luc Jamard, 2002, p. 602-603 . La production domestique est généralement attribuée aux sociétés “ primitives ” ou paysannes, et concerne plutôt les femmes. 5 Otto Schnydrig, 26 mai 2004 6 Jean-Pierre Warnier et Céline Rosselin 1996, Marion Demossier 1997, Claire Delfosse et Marie-Thérèse Letablier 1998, Christian Bromberger et Denis Chevallier 1998, Muriel Faure 1999 7 Claire Delfosse et Marie-Thérèse Letablier, 1998, p. 173
50
camaraderie, regroupe la plupart de ces médiateurs/-trices qui se réunissent une fois par année,
pour leur assemblée générale.
2.4.1 Le rituel : “ On m’avait dit que ça allait péter… ”
La fonction sociale du rituel est de réaffirmer l’ordre social. Dans la Safranzunft, cet ordre est
basé sur le lien de l’amitié (cf. point 2.4.2). Or, le succès de la réactivation de la culture du safran
a pour corollaire une augmentation de la production de safran dont une plus grande part est
commercialisée. Certains/-nes confrères/-soeurs craignant alors que la jalousie ne prenne le pas
sur la solidarité et l’amitié, un pessimiste augure avait présagé la mort de l’association.
Le deuxième dimanche de novembre, la Safranzunft se réunit formellement en assemblée
générale. La journée se déroule en quatre parties : célébration religieuse, discours, repas, et re-
discours, ponctués de moments forts d’agrégation, d’échange cérémoniel, et d’incorporation : rite
de passage pour les nouveaux membres de la confrérie, à la suite duquel tous les participants
incorporent des aliments au safran, fromage, riz, pain, crème glacée, et ressortent de l’assemblée
avec un pain au safran. C’est une célébration où la fleur du crocus est omniprésente, sous forme
de paroles, de chants, de musique, de fleurs en tissus, d’image brodée, imprimée, gravée. C’est
aussi l’occasion de réaffirmer le lien d’amitié qui unit les membres de la confrérie au safran, et les
membres entre eux. Mais il s’agit aussi de confirmer la mise en bon ordre des événements de
l’année écoulée. Contrairement au présage, la journée s’est déroulée sans que “ ça pète ”, bien que
certains moments délicats aient été perceptibles. Etait-ce dû à la présence d’invités devant qui il
fallait faire bonne figure ? Ou bien était-ce parce que les problèmes avaient été réglés à d’autres
moments ? Ou encore avais-je donnée trop de crédit à des informations par trop pessimistes ?
Récit
A 9h de ce dimanche matin, les bancs de l’église sont occupés au deux tiers d’hommes, de
femmes et de quelques enfants, tous endimanchés. Deux prêtres officient la messe : je reconnais
Erwin Jossen - qui est aussi un ancien maître de la confrérie (Altzunftmeister), alors que l’autre
homme, plus âgé, semble diriger la cérémonie. Dans son sermon, il est question d’immigration, du
devoir chrétien de vivre avec les étrangers et de tolérance1 : “ Ohne Gerechtigkeit keine Fried.” Il
poursuit en invoquant la puissance d’intégration de l’Eglise, conseille les paroissiens de vivre
dans l’amour, dans la joie et sans crainte de Dieu qui protège, et conclut en demandant à
1 Lors des votations du 26 septembre 2004, le Haut-Valais a rejeté massivement les projets de modification de la loi sur la nationalité visant à alléger la procédure de naturalisation des étrangers de la deuxième et troisième génération.
51
l’assistance de prier pour ceux qui sont en guerre, sans oublier “ die Sonne der Liebe.” Erwin
Jossen reprend la parole pour remercier ses frères pour les 25 ans de la confrérie qu’ils célèbrent
aujourd’hui et pour rappeler la mémoire des membres défunts en les nommant un à un. Au
moment de la communion, avec beaucoup de discipline, presque tous/-tes se mettent en rang dans
le couloir central pour recevoir leur part d’hostie, puis retournent à leur place par les travées
extérieures, toujours en bon ordre.
A la sortie de la messe, l’air est encore très frais mais le soleil brille, tout le monde est illuminé, et
les participants se saluent et conversent tout en prenant la direction de la “ salle polyvalente ”, lieu
du deuxième acte de la journée. Sur le parking, des hommes se serrent la main, des femmes se
font la bise et la font aux hommes, ou alors se serrent la main. Tout le monde affiche une certaine
joie de se retrouver, puis on se presse un peu vers la salle. C’est une halle de gymnastique
flanquée de six rangées de tables parsemées de quelques fleurs de safran artificielles, deux verres
en face de chaque chaise, et une feuille de papier avec les paroles et la musique du “ Lied der
Munder Safranzunft.” Face aux fenêtres, côté nord, au pied d’une petite scène, se trouve une
longue table orientée face à toutes les autres, décorée des mêmes fleurs, avec à un bout, une chaire
équipée d’un microphone, en plein sur l’axe médian de la salle. Les membres du conseil de la
confrérie, quatre hommes et une femme, y ont déjà pris place. Les hommes portent une cravate
gris-foncée brodée de deux fleurs de safran, soulignées d’un “ Mund ” rouge, alors que la femme
revêt une écharpe de même couleur et brodée du même logo. Dans un certain brouhaha, les
participants/-es prennent placent ; des femmes en chemisier blanc brodé toujours du même logo
servent café, eau minérale ou vin blanc. Beaucoup de membres ont amené un verre en étain, gravé
d’une fleur de safran et du nom de la confrérie, et plusieurs hommes portent la cravate à fleurs de
safran. Il doit y avoir plus de cent cinquante personnes, davantage d’hommes que de femmes, de
tous âges, mais en majorité entre cinquante et soixante ans. Aucun enfant. Le brouhaha s’estompe
alors que le maître de la confrérie (Zunftmeister) se lève et s’installe à la chaire pour ouvrir cette
assemblée jubilaire : il parle fort et très près du microphone. Il porte un veston foncé sur une
chemise d’un jaune peu lumineux. La cinquantaine, un peu rougeaud, petits yeux bruns, nez droit,
menton carré et en galoche, cheveux châtains clairs et courts, il est de corpulence moyenne, avec
un cou bas, de solides épaules et ramassé sur lui-même. Il chausse de petites lunettes
rectangulaires et salue l’assemblée, en particulier les invités représentant les offices agricoles du
canton du Valais et de la Confédération. A partir de cet instant, chaque discours est ponctué d’un
applaudissement : rapports de la secrétaire, du caissier, et encore du maître qui est heureux
d’annoncer une récolte de 3 kg, l’acquisition du label AOC et le contact établi avec des planteurs
de safran français, grâce à Sandrine Helfer. A ce propos, il compare le prix du safran du Lot avec
celui pratiqué à Mund : le premier est vendu à 25 euros/gr, alors que celui de Mund vaut CHFrs
52
12.-. Ensuite, il remercie le dévouement du Dr Erwin Jossen pour son dernier livre, et celui de
Hans-Joseph Hutter pour ses visites guidées du village et des parcelles de safran. Cette partie se
termine par un souhait de longue vie à la confrérie et au safran, avec les ovations qui s’imposent.
Trois femmes et un homme sortent de l’assistance et se regroupent à gauche du maître, qui les
invite à se présenter brièvement en énonçant prénom, nom, provenance, métier et le souhait
d’entrer dans la confrérie. Le maître prononce ensuite des paroles rituelles dont celles-ci : “ Le
safran chante l’amitié.” Le maître de cérémonie se lève et leur distribue un petit cahier contenant
les statuts de la confrérie; il apporte ensuite un plateau avec quatre verres en étain et une bouteille
de vin. Pendant qu’il leur sert à boire, le maître les invite à “ trinquer ” en signe de camaraderie.
Ils boivent, pendant que tout le monde applaudit et que les trois derniers conseillers vont les
féliciter.
La scène suivante implique les invités officiels, avec échange de paroles et d’objets : le
Zunftmeister parle de l’AOC récemment acquise, d’intérêt régional, de problèmes financiers et de
coût de main-d’œuvre. Il s’anime en parlant d’argent, de “ gratis schaffu ”, c’est-à-dire de
travailler gratuitement non seulement pour la commune, mais aussi pour la région et le canton, en
plantant du safran. A son tour, le représentant de l’OFAG prend la parole à la tribune en évoquant
notamment la protection de produits à fort coût de production, pour terminer en disant qu’une
solution doit encore être trouvée pour financer les coûts des contrôles de l’AOC. Il conclut par la
remise solennelle du certificat AOC au Zunftmeister : un papier écrit de 50 centimètres de côté
environ, mis sous verre et encadré. Dans l’assistance, une femme se lève et prend des photos
pendant que la salle applaudit. Le Zunftmeister offre à son tour un gros paquet emballé de papier
jaune au représentant de l’OFAG, ainsi qu’un bouquet de fleurs pour la femme qui a pris les
photos et qui hésite à venir sur le devant de la scène. Une certaine confusion règne, le maître de
cérémonie (Zeremonienmeister) et la secrétaire (Zunftschreiberin) se sont aussi levés, ils ont
déchargé le Zunftmeister du certificat et lui ont remis les objets à offrir. Dans la salle, quelques
personnes prennent des photos et les deux principaux protagonistes de cet échange de dons
affichent un grand sourire. Il est maintenant l’heure de l’apéritif que le maître annonce en invitant
tout le monde à se retrouver dans la cour d’école, à côté de l’église.
Dans le hall d’entrée de la salle, une chaise avec une pancarte dessus : pour des raisons de santé,
une famille cherche des personnes intéressées à reprendre les parcelles de safran qu’elle cultive et
à acheter du safran pour la Safranerie. Le représentant de l’OFAG m’apprend qu’il lui est difficile
de faire admettre aux membres de la confrérie le principe d’un contrôle extérieur de leur
produit, “ parce qu’ils ne sont pas dans une logique commerciale (ce contrôle coûte trop cher à
53
la confrérie), mais on est en train de trouver une solution.”1 Elle consisterait à créer une structure
d’exploitation agricole qui permettrait à la confrérie de toucher des paiements directs, ce qui
pourrait financer les contrôles. Un peu étonnée par tant de souplesse administrative, je suis le
mouvement général vers la table d’apéritif : plateaux de fromage au safran, pain de seigle et
viande séchée, vin blanc et jus d’orange. L’air est très frais et tous les participants restent au
soleil.
Le cœur mixte de la paroisse, une dizaine d’hommes et de femmes, entonne le Chant de la
confrérie du safran2 sous la direction d’un vieil homme maigre et énergique. Des assistants
chantonnent le refrain: “ Sa-fran, Sa-fran, Ge-würtz mit wun-der Kraft. Sa-fran, Munder Sa-fran,
der ge-sund ist und Won-ne schafft...”3 Deux groupes de musique également mixtes leur
succèdent : le Yodlerklub Safran, en costumes folkloriques noir pour les hommes et bleu pour les
femmes, puis les tambours et fifres en uniforme bleu. En périphérie, des groupes discutent plus
qu’ils n’écoutent : pour Paul Pfammatter et Otto Schnydrig, la récolte n’a pas été bonne cette
année, L’un pense qu’il a peut-être planté les bulbes un peu trop profond, tandis que pour l’autre,
ce n’est pas grave, de toute façon, il doit toujours acheter du safran pour son restaurant. Comme je
cherche à en acquérir un ou deux grammes, ils me recommandent deux propriétaires de parcelles
particulièrement bien fleuries cette année. Celui à qui je m’adresse rit quand je lui demande le
prix du gramme : le nouveau prix est CHFrs 14.-, mais il me le vend à 12.-, l’ancien prix. Il a tout
dans sa voiture, et je dois revenir le voir après le repas. Ce dernier est composé d’un risotto au
safran jaune pâle, dans lequel le représentant fédéral cherche en vain les fameux brins du safran
de Mund. Il exprime alors un certain doute quand à la provenance de l’épice, et je lui suggère que
le safran a peut-être été pulvérisé. Pour le dessert, les participants ont droit à une tranche de
parfait glacé au safran décoré avec une véritable fleur que personne ne mange.
Le Zunftmeister reprend sa place à la tribune, il a abandonné son veston, et la mine assez réjouie
et satisfaite de ce repas, il cède sa place au président de commune, lequel remercie les trois
Zunftmeister qui se sont succédé à la tête de la confrérie. Lorsqu’il reprend la parole, le maître de
confrérie est nerveux et presque incompréhensible : d’une voix toujours forte, il semble avaler le
microphone, et explique comment doivent désormais et impérativement procéder ceux qui veulent
vendre du Mundersafran. Agitant de la main gauche un petit paquet d’étiquette à côté de sa tête, il
explique que c’est à lui que les producteurs doivent s’adresser pour obtenir la certification de leur
safran : la commission de contrôle, dont il fait partie, vérifiera la qualité de l’épice et leur
1 Frédéric Brand, 14 novembre 2004 2 Voir annexe 2 3 “ Safran, safran, l’épice à la force extraordinaire. Safran, safran de Mund, qui est sain et crée le bonheur… ” (traduction de l’auteur)
54
attribuera un numéro de producteur. Le prix du safran est en hausse : pour cette année, il est
encore de CHFrs 12.-/gramme, mais dès l’année prochaine, il coûtera CHFrs 14.-/gramme. Hans-
Joseph Hutter s’agite un peu sur sa chaise et va intervenir : il lève brièvement son avant-bras droit,
et émet le début d’un “ ah ! ”, mais il se ravise. Sa femme assise à sa droite perçoit le mouvement
et tourne très brièvement la tête vers son mari, puis reporte son attention sur ce que dit le
Zunftmeister, qui n’a rien vu, car il ne regarde pas la salle et fixe la feuille qu’il a sous les yeux.
Un confrère pharmacien et fabriquant d’une liqueur au safran s’est approché de la table du conseil
pour dire brièvement quelque chose au contrôleur des cultures qui reste assis tandis que l’autre,
tournant le dos à la salle, se penche vers lui par-dessus la table, puis il retourne à sa place. Le
Zunftmeister ayant terminé son explication, il demande s’il y a des questions : aucune. Satisfait et
visiblement soulagé, il dit encore quelques mots et invite Hans-Joseph Hutter à la tribune en tant
qu’ancien membre du conseil et parce qu’il a grandement contribué à la culture du safran. Ce
dernier remercie le conseil pour son énorme travail ; bien qu’il ait exprimé le souhait d’être
déchargé de la tâche de guider les visiteurs, faute de remplaçant, il accepte de la poursuivre
encore.
Le Zunftmeister annonce ensuite la parution du livre du Dr Erwin Jossen, qui a fait un travail
d’écriture “ gratuit.” Le prêtre présente son dernier ouvrage, “ un véritable livre du safran.” Il
rappelle encore que le titre de son article paru en 1978, “ Le safran de Mund ne doit pas mourir ”,
est une prophétie qui s’est réalisée. Il loue ensuite certaines vertus médicinales de cette plante
“ merveilleuse ”, puis termine en remerciant les divers membres de la confrérie pour les photos
qu’ils ont gracieusement fournies pour son ouvrage. Alors qu’il rend encore grâce au Zunftmeister
Daniel Jeitziner, des hommes chargés des exemplaires du livre en question passent devant la
tribune.
Le président de la Loterie Romande est le dernier orateur de l’après-midi : il loue à son tour cette
“ wunderbare Pflanze (…) cadeau de la nature à Mund ”, et annonce un don de CHFrs 5000.- à la
confrérie. Pendant son allocution, une file d’attente s’est formée au fond de la salle, à la table de
vente du livre. La secrétaire et le caissier se chargent de la vente. Plusieurs personnes se sont
approchées du prêtre resté assis à sa place pour une séance de signature.
En guise de clôture de l’assemblée, le Zunftmeister invite chacun à ne pas oublier le pain au safran
que des membres distribuent à tous les participants. Il est 17h30.
55
2.4.2 Les pères fondateurs
Parmi les médiateurs de la relance se dégagent les pères fondateurs de la confrérie. D’une part, ils
ont réactivé les connaissances et les savoir-faire relatifs à la culture du safran et d’autre part, ils
ont contribué à la fondation de la Zunft.
Comme il ne restait que trois ou quatre parcelles cultivées dans les années ‘70, ceux qui
produisaient du safran se comptaient sur les doigts d’une main : Alfred Imstepf (cf.2.3.1), est l’un
de ceux qui ont su transmettre leur savoir-faire aux nouveaux/-elles safraniers/ères. Hans-Joseph,
qui avait environ cinquante ans à cette époque, est l’un des premiers à s’être remis à la tâche sur
les parcelles familiales : “J’ai beaucoup appris de Imstepf qui savait beaucoup.” Il a aussi fait
appel à sa propre mémoire, car étant enfant, Hans-Joseph avait dû travailler sur les parcelles avec
son père, “petit paysan” comme les autres propriétaires. Il s’est aussi renseigné auprès des anciens
à la retraite et, avec Alfred Imstepf et deux autres propriétaires de parcelles, ils ont “beaucoup pris
en charge.”1 Ainsi, Hans-Joseph est de la génération de ceux qui avaient pratiqué cette activité
avec leur père pendant leur jeunesse, mais ne l’avaient pas poursuivie par la suite. Pour reprendre
la plantation, il lui a donc fallu renouer avec des connaissances acquises puis délaissées, à l’aide
de son père et des rares pratiquants.
La relance a pris son essor avec la fondation de la Safranzunft de Mund. Cette association a
permis d’organiser la continuité de la pratique, mais aussi de légitimer et de diffuser la production
du safran comme tradition. Un père fondateur particulièrement visible, Erwin Jossen, est
unanimement reconnu comme étant à l’origine de la Safranzunft : “A l’initiative de Herr Doktor
Jossen, curé catholique, une confrérie a été fondée en 1979, pour le maintien de la culture du
safran de Mund.”2 Tel un héros, son action de “réunir tout le monde”3 et ses écrits, notamment
“ Le safran de Mund ne doit pas mourir ”4 sont entrés dans l’histoire qu’il a lui-même écrite.
Cette phrase, qu’il qualifie de “prophétie”5 réalisée, serait à l’origine de la reprise de la culture du
safran. Notons au passage que ce type de parole correspond particulièrement bien à un homme
d’église, puisque, “est prophétisme tout discours se donnant pour la parole de Dieu.”6
1 Hans-Joseph Hutter, 24 mai 2004 2 Hans-Joseph Hutter, 24 mai 2004 3 Erwin Jossen, 24 mai 2004 4 Titre d’un article de Erwin Jossen, écrit en 1978 dans la presse locale, la Wallisserbote (Erwin Jossen, 2001) 5 Erwin Jossen, 14 novembre 2004 6 Michel Izard, 2002
56
Cependant, la confrérie n’a pas surgi du néant. Avant elle, deux comités successifs ont cherché à
éviter la disparition de la culture du safran à Mund. Le premier, nommé Safran Vallesia Mund,
fort de 11 membres dont 9 Munder/-in, a été fondé en 1973 par deux droguistes de Soleure et de
Olten, propriétaires depuis 1970 d’une parcelle sur la Chumegga. A cette occasion, ils avaient
tenu une conférence à Mund pour inciter ses habitants/-es à maintenir la culture du safran. Malgré
le soutien financier de la Ligue suisse pour la protection de la nature “le résultat ne fut guère
encourageant, car le nombre de parcelles cultivées était toujours en recul.”1 Ceux qui se
souviennent de cette époque identifient des causes politiques et économiques à cela : d’une part,
l’initiative, venant de personnes étrangères au village, n’a pas suscité le soutien des autorités de
l’époque (bien qu’elles eussent été sollicitées), et d’autre part, le comité n’aurait pas saisi
l’occasion d’encourager financièrement les producteurs au moyen de la somme octroyée par la
Ligue suisse pour la protection de la nature. En janvier 1979, suite à l’article (au titre prophétique)
de Erwin Jossen, un comité d’initiative “ Pro-Safran ”, que lui-même présida, fut alors crée “ sous
l’impulsion de la commune”2 : “ J’ai alors rassemblé les paysans, parlé et traité avec eux, le
problème était posé… et j’ai dit qu’il serait dommage que cela finisse.”3 Pour lui, “l’initiative
d’une action efficace et bien comprise devait émaner des habitants même du village.”4 S’il semble
qu’une certaine rivalité ait existé entre ces comités, la cause du safran en a eu raison, car plusieurs
Munder du premier comité ont pris part au deuxième, et les deux droguistes sont membres
fondateurs de la confrérie.
Dans l’idée de George Haudricourt, cette histoire montre bien que les rapports qu’une société
entretient avec une plante peuvent révéler des relations qu’ont les hommes entre eux. En
1 Erwin Jossen, 2001, p. 53 2 Idem p. 54 3 Erwin Jossen, 24 mai 2004 4 Erwin Jossen, 2001, p. 54
Figure 43 : acte de fondation de la Safranzunft, exposé dans le hall d’entrée de la banque Raiffeisen de Mund
57
l’occurrence, le lien ténu entre les Munder et le safran a été mis en question lorsque des
“ étrangers ” sont intervenus pour en faire une cause à laquelle tous n’étaient pas près d’adhérer
en l’état des choses, c’est-à-dire sous leur conduite, et cette intervention a pu être perçue comme
un désordre. Il a fallu que des personnes locales influentes et la commune en tant qu’institution
représentant la collectivité de Mund se réapproprient la cause du safran pour qu’elle redevienne
une affaire des Munder et que les choses rentrent dans l’ordre. Si je traduis très simplement la
problématique, cela donne : “ le safran est notre ami et notre cause; vous pouvez y adhérer et en
être amis, alors on est tous amis, mais vous ne pouvez pas diriger cette cause.” Hormis le fait que
cet épisode a dû être un moment important de négociations quant au sens de cette culture, elle
reflète le rapport identitaire très fort que les Munder entretiennent avec cette épice, rapport qui ne
laisse guère de place à l’ingérence extérieure.
Cette histoire montre aussi que dans la problématique de la relance de la culture du safran à
Mund, l’aspect économique importe, ce qu’avait peut-être négligé le premier comité : une
motivation financière, même minime était ainsi nécessaire pour inciter les propriétaires à
retravailler leurs parcelles. Le système de cotisation de la confrérie a prévu cela : il différencie
deux catégories de membres, les actifs et les passifs, les premiers étant rétribués par les seconds,
ce qui a fourni le moyen de compenser les efforts fournis. Pendant plusieurs années, le canton du
Valais a aussi accordé un petit subside financier calculé au mètre carré de safran cultivé.
Ainsi, si la tâche la plus urgente des premiers médiateurs était d’ancrer la culture du safran à
Mund même, une autre non moins importante a été de diffuser cette tradition et de la faire
reconnaître. La diffusion de la tradition est une affaire de parole, mais aussi de parole écrite, de
texte. Erwin Jossen raconte avoir pratiqué la première jusqu’en 1987, sous forme d’interview et de
conférences, mais aussi avec le support d’une documentation écrite qu’il distribuait
abondamment. En 1989 est parue sa monographie, il a alors remis le rôle de conférencier à son
confrère Hans-Joseph Hutter, lequel n’a pas cessé de parler du safran de Mund depuis lors, à
Mund, en Valais et ailleurs (cf. chapitre 2.5.1). Membre fondateur de la confrérie, il a également
été le premier maître de cérémonie de son conseil, alors que Erwin Jossen en était le premier
grand maître ; les deux ont rempli leur office pendant vingt ans. En tant que membres fondateurs
particulièrement engagés dans la relance du safran, tous les deux expriment, l’un plutôt par ses
textes et l’autre par une verve inépuisable, un besoin de reconnaissance pour les efforts investis
dans le sauvetage du safran. La reconnaissance de celui qui tient la plume est notable : ses
ouvrages sont une référence sur le sujet, et ils ont leur place dans les restaurants du village et à la
maison de commune. Pour le guide et conférencier, la reconnaissance est peut-être moins visible1,
1 Lors de l’assemblée générale de 2005, le titre de membre d’honneur lui a été décerné (Hans-Joseph Hutter, communication personnelle du 11 janvier 2006
58
bien qu’Erwin Jossen lui donne une place d’honneur en tant qu’ “ ambassadeur du safran ”1 dans
son dernier ouvrage, ce qui montre que la reconnaissance est aussi mutuelle.
2.4.3 La Safranzunft de Mund
Le concept de Zunft pose un problème de traduction, car le mot choisi par les acteurs eux-mêmes
pour le traduire en français est “ confrérie ”, alors que la langue allemande possède le terme plus
spécifique de Brüderschaft (littéralement “ société de frères ”) pour signifier l’idée de confrérie.
Pour sa part, le dictionnaire allemand-français traduit Zunft par “corporation”, ce qui correspond à
la définition du terme en allemand : “ ordre, règlement, association, réunion, groupement d’un
même métier indépendant (artisan, marchand) menant des personnes à un soutien mutuel, à la
sauvegarde de leurs intérêts communs et au règlement de la formation : Zunft des boulangers, des
journalistes, des célibataires, être de la Zunft (être de la branche). Synonymes : coopérative,
association à but déterminé, syndicat.”2
Du point de vue des acteurs, la traduction de Zunft est aussi problématique, mais ils ont fait leur
choix. Pour Erwin Jossen, il n’y a pas de traduction de Zunft en français, et sa recherche pour
traduire ce concept l’a amené à préférer “ confrérie ” à “ corporation”, car “corporation est une
cooperative (…), en Italie, on dit une co-operative, una cooperativa, c’est comme une
1 Erwin Jossen, 2004, p. 47 2 Drosdowski, 1976-1981, p. 2961. (Traduit par l’auteur)
Figure 44 : Hans-Joseph Hutter, ancien maître de cérémonie, pose en tenue de guide, avec la cravate à fleurs de safran.
Figure 45 : Dr Erwin Jossen, un jour de récolte, pose avec des fleurs de safran (Source : Erwin Jossen 2004)
59
communauté (Gemeinschaft).”1 Pour Hans-Joseph, la Zunft est aussi une confrérie et la
corporation se traduit plutôt par Genossenschaft (que le dictionnaire allemand-français traduit par
coopérative). Il fait aussi lien entre coopérative et Italie, et dans son idée, le type de propriété est
différent : “ Les parcelles sont propriété privée. Ce n’est pas une coopérative, comme en Italie,
mais une Zunft, une confrérie : la culture, le jardin, ça fait partie de la parcelle, c’est tout privé,
voilà la différence avec l’Espagne, la France, l’Italie, c’est seulement ici à Mund que nous avons
la parcellisation.”2 Il attribue donc plus ou moins explicitement une propriété commune de la
terre aux coopératives de production de safran (les trois pays cités auraient le même système)
lesquelles représentent tout ce qui est différent du système de Mund. Le rapport supposé étroit
entre les coopératives italiennes (et autres) et la terre ne correspond pas, en effet, au rapport plutôt
distancé que la Zunft entretient avec les parcelles : pour les safraniers/-ères, si la Zunft évoque
bien une mise en commun de quelque chose, cela ne concerne pas les parcelles qui sont de l’ordre
du privé.
Mund est aussi reconnu comme étant une commune riche en sociétés de toutes sortes, et celle du
safran s’inscrit dans cette tradition associative. Le choix de fonder une Zunft, et non une Verein
(association) ou une Gesellschaft (société) est le fruit d’un transfert : selon Erwin Jossen, l’idée de
Safranzunft vient de l’existence de telles confréries à Bâle, Lucerne et Zürich, datant du XVème
siècle, et qui ont été prises pour modèle. Pourtant, ce transfert ne s’est pas passé sans quelques
adaptations : le nom a été contracté, de Zunft zu Safran (Bâle et Lucerne) ou Zunft zur Saffran
(Zürich), en Safranzunft pour Mund qui, contrairement aux autres, admet la présence des femmes
en son sein. Mais du point de vue des intéressés, la plus grande différence réside dans le fait
qu’une partie des membres de la Safranzunft cultivent le safran, alors que “ces trois confréries
n’ont plus qu’un lointain rapport avec ce végétal, se bornant à cultiver la camaraderie et la
solidarité, à promouvoir les traditions et les coutumes.”3 Et sur ce point, appartenir à la confrérie
de Mund confère un certain prestige par rapport à ces autres confréries.
Une interprétation du choix du terme de confrérie est aussi à chercher dans le lien existant entre
coopérative ou corporation et le monde du travail professionnel, dont les safraniers/-ères se
distancient, puisqu’ils situent leur activité du côté des loisirs. En fin de compte, bien que
“ corporation ” soit le terme convenu pour traduire Zunft, je garde celui de confrérie, afin de
respecter le choix des safraniers/-ères.
En anthropologie, une confrérie entre dans l’ensemble des groupements sociaux “ qui ne sont pas
fondés sur la parenté comme facteur déterminant ” et qui sont désigné par des noms divers 1 Erwin Jossen, 24 mai 2004 2 Hans-Joseph Hutter, 24 mai 2004 3 Erwin Jossen, 2001, p. 58
60
(société, club, ordre, association); dans le cas de la confrérie, la référence à la parenté est du
domaine métaphorique ou symbolique et s’oppose à une parenté réelle fondée sur la consanguinité
ou l’affinité ; la discipline anthropologique reconnaît le phénomène associatif comme étant de
portée universelle, et l’amitié pourrait être à l’origine de cette propension des hommes et des
femmes à s’associer.1 La confrérie du safran peut donc être comprise comme l’association
“ fraternelle ” de femmes et d’hommes autour de cette plante, la fraternité étant ici un synonyme
d’amitié, lien pouvant cependant être conçu comme aussi fort que ceux qui unissent les frères et
sœurs réels.2
La confrérie peut être considérée comme la partie institutionnelle d’une “ communauté de
pratique ”, cadre conceptuel qu’Etienne Wenger définit dans un sens assez large.3 Une
communauté de pratique se caractérise notamment par :
• Un engagement mutuel de ses membres “ dans des actions dont la signification est
construite et négociée.”4 Cet engagement crée des relations mutuelles où ne règnent pas
forcément toujours la joie, la collégialité, l’amitié et l’harmonie, mais aussi le conflit, le
désaccord, la compétition, la suspicion, etc. : ce sont autant de formes de participation.
• Une entreprise conjointe, un “ régime commun ”, dont le sens est négocié au cours de
l’action et dépasse un but établi et réifié, comme par exemple celui établi dans des statuts,
et que nous verrons ci-dessous. “ Cette négociation va agir comme un puissant révélateur
des différences dans les aspirations et les buts poursuivis par chacun des individus qui
constituent la communauté (...) ”5
• Un répertoire partagé (outils, concepts, histoires, gestes), tel un ensemble de ressources
qui reflète l’histoire de l’engagement mutuel, et par lequel les acteurs négocient le sens de
leur pratique.
La Safranzunft compte aujourd’hui 209 membres, appelés Mitglieder ou Zunftmitglieder ou
encore Zünftler, répartis en deux catégories exclusives : les propriétaires de parcelle
(Parzellenbesitzer) et les non-propriétaires de parcelle (Nicht-Parzellenbesitzer), ce qui
correspond respectivement, et à quelques exceptions près, aux planteurs, appelés Pflanzer ou
Safraner, et aux non-planteurs.
1 D’après Michel Izard, 2002, p. 95 2 Idem
3 Etienne Wenger, 1999, p. 72-85 4 Philippe Geslin, 2002, p. 5 5 Philippe Geslin, 2002, p. 5
61
Les catégories de propriétaires et de non-propriétaires organisent le financement interne de la
confrérie. Les premiers n’ont que peu de frais de cotisation et ne paient aucun droit d’entrée dans
le groupe, contrairement aux deuxièmes qui ont autrefois fourni de quoi rétribuer partiellement les
planteurs. Aujourd’hui, comme les membres soutien sont minoritaires, leur apport est relativement
moindre que dans les premières années où la proportion entre ces catégories de membres était
inversée. Les safraniers/-ères ont aussi le privilège de pouvoir adhérer à la confrérie sans délais,
alors que les personnes intéressées à devenir membres-soutien doivent patienter parfois plusieurs
années avant d’être admises.
A l’image d’autres structures associatives fonctionnant sur la base d’un modèle démocratique, la
confrérie comprend un organe législatif (l’ensemble des membres) et un organe exécutif, le
conseil, dont les membres exercent les fonctions de président (Zunftmeister), secrétaire
(Zunftschreiber), et caissier (Säckelmeister), mais aussi celles plus particulières de majordome
(Zeremonienmeister) et de gardien des cultures (Kulturausseher). Lors des conversations avec les
confrères sont encore apparues des catégories de prestige comme celle de membre fondateur
(Zunftgründer), ou encore celle des anciens maîtres (Altzunftmeister), sans parler des membres
d’honneur.
De tous les membres de la Safranzunft, plus d’un tiers sont des femmes, “80% ont des racines à
Mund”1, et 61 y habitent. Parmi les 119 propriétaires de parcelle, on trouve 44 femmes, et “ un
tiers de retraités ”2, hommes et femmes. Les safraniers/-ères exercent par ailleurs une profession
dans des secteurs variés : 2 dans des métiers dits de la terre (vigneron et paysagiste), 20 autres
travaillent dans le bâtiment et l’industrie, 15 dans les transports, 10 dans le commerce et la vente,
43 dans divers métiers du secteur tertiaire (avocat, secrétaire, médecin, pharmacien, droguiste,
enseignants, curés, hôteliers, ingénieur, etc.) tandis que 29 sont “ ménagères.”3 Il n’y a donc
aucun paysan à temps complet parmi les planteurs, bien que certains élèvent quelques moutons ou
encore des vaches.
Selon les statuts de 1982, la confrérie a pour buts “ la conservation du safran à Mund, ainsi que
l’entretien de la camaraderie et de la sociabilité (Geselligkeit).”4 Les cotisations des membres-
soutien sont versées chaque année aux cultivateurs, lesquels “ doivent s’efforcer de produire un
1 Daniel Jeitziner, septembre 2004 2 Idem
3 D’après Erwin Jossen, 2004, pp. 33-36 4 Statuts de la Safranzunft de Mund: Statuten. 1982, article 2
62
maximum de safran.”1 Ce système de rétribution a sans doute motivé les propriétaires de parcelles
à reprendre la culture, donc à atteindre le premier but.
Le deuxième but de la confrérie concerne l’esprit de camaraderie qui doit régner au sein du
groupe. Ce lien de camaraderie a été normalisé au niveau du langage par l’usage du tutoiement
entre tous les membres.
Des règles officieuses
Certaines règles n’apparaissent pas dans les statuts de 1982, mais sont souvent explicitées par les
acteurs/-trices : elles concernent la taille du groupe, une dissociation entre la confrérie et les
parcelles, et le désintéressement.
Les safraniers/-ères mettent le lien amical en relation avec la taille du groupe : ils/elles
s’accordent à dire que la confrérie est limitée à 200 membres,
“ sinon, on n’a plus de vue d’ensemble, sur qui est planteur ou pas, les gens ne se connaissent plus,
et dans les statuts, il est mis que les membres doivent se connaître. Si ça devient trop grand, (…) les
anciens, on les connaît déjà, mais pas les nouveaux membres, et ça n’est plus… le…. climat ou la
mentalité où l’on peut se connaître tous entre nous, comme des amis.”2
Si l’amitié est associée à la confrérie, elle est parfois dissociée de ce qui relève du travail concret
des parcelles et du safran, qui comme nous l’avons déjà vu, est de l’ordre de la propriété privée,
un domaine qui n’est pas pensé comme étant du ressort de la confrérie:
“ A Mund, la confrérie ne sert qu’à l’assemblée générale et pour l’amitié, mais pour le reste, les
jardins, les parcelles, on fait ce qu’on veut, c’est-à-dire que chacun fait ce qu’il veut de son safran :
c’est privé.”3
Une distance est donc marquée entre confrérie et parcelles ; cette distinction correspond à la limite
des statuts (de 1982) qui se bornent à régler comment conserver la production de safran à Mund,
et qui invitent les planteurs à en produire un maximum, mais sans en régler la vente éventuelle.
Cependant, en ce qui concerne la conservation de la culture sur le terrain des parcelles, la
confrérie est bien présente, puisque d’une part il existe un Kulturausseher (gardien des cultures),
d’autre part, c’est à travers la confrérie que les safraniers/-res obtiennent de nouveaux bulbes ;
enfin, c’est l’association qui distribue (ou distribuait) un soutien financier (des cotisations et
subventions cantonales) aux propriétaires.
1 Statuts de la Safranzunft de Mund: Statuten. 1982, article 10 2 Erwin Pfaffen, 27 mai 2004 3 Otto Schnydrig, 26 mai 2004
63
Le cadre (professionnel ou de loisir) dans lequel les membres cultivent le safran ne figure pas
dans les statuts de la confrérie, mais un certain désintéressement vis à vis de profits potentiels que
pourrait représenter cette épice est une règle officieuse fortement répandue : il faut être idéaliste
pour cultiver le safran. Donc, l’idée selon laquelle cette pratique n’est pas rentable domine,
notamment du fait que les parcelles sont minuscules, mais aussi à cause du caractère aléatoire de
la floraison (cf. chapitre 2.4.3). D’un point de vue purement agronomique, cette culture peut
d’ailleurs être considérée comme extensive, si l’on compare ce rendement (3 kg pour 1,7 hectare)
avec celui d’un pays producteur de safran comme l’Espagne où un rendement considéré comme
faible donne 6 à 7 kg/hectare1 ! La faible rentabilité de la culture n’a cependant pas empêché cette
activité de se développer fortement depuis la fondation de la confrérie. Elle se situe donc dans une
dynamique de croissance : de la production, du nombre de planteurs/-euses, et de la surface
cultivée. De 20 grammes environ de safran récolté sur un peu plus de 500 m2 en 1978, 119
propriétaires de parcelle produisent aujourd’hui officiellement2 plus de 3 kg pour une surface
totale de 17’000 m2. Ces résultats ont été salués et comptabilisés comme autant de preuves que la
conservation de la culture du safran a été réalisée.
Un moyen de concilier non-rentabilité et production est de cultiver “ pour le plaisir.” Ainsi, le
loisir est une autre idée dominante chez les safraniers/-ères : “ On ne peut pas désigner la culture
du safran comme de l’agriculture. C’est un pur hobby ”, considère le Zunftmeister. Cependant,
nous verrons qu’une partie de la récolte totale est pourtant vendue. Il existe ainsi une première
tension entre le devoir de considérer cette culture dans le domaine du loisir et le fait qu’elle peut
parfois constituer un appoint appréciable si la récolte est bonne ; cependant, une certaine morale
stipule qu’il ne faut pas penser s’enrichir en cultivant du safran (presque comme si l’argent
risquait de souiller le safran), car dans le fond, l’important est avant tout de perpétuer la tradition
et non de profiter de gains éventuels. Deuxième tension : la règle officieuse d’amateurisme
implique un contrôle social qui ne s’accorde guère avec la règle non moins officieuse selon
laquelle on ne se mêle pas du safran de son voisin. Ainsi, celui ou celle qui paraît ne pas jouer le
jeu du loisir représente ce que Christian Bromberger appelle l’ennemi intérieur du passionné
ordinaire :
“ Ces passions (…) impliquent, à un moment ou un autre, échanges, partages, connivences et
confrontations. (…) Dans la plupart des cas, la participation à une association est, on l’a dit, la
preuve tangible d’un engagement fervent. (…) Cette expérience communautaire et fervente a pour
1 Ministère de l’Agriculture, du Développement Rural et des Eaux et Forêts, fiche technique “ La culture du safran ” du bulletin mensuel d’information et de liaison du PNTTA, no 91, p.3, royaume du Maroc, avril 2002. In : Internet agriculture.ovh.org/91.pdf, le 14 novembre 2005 2 Un écart n’est pas impossible entre le chiffre officiel et la récolte réelle, qui pourrait être supérieure à celle annoncée ; la question reste ouverte.
64
compléments fréquents l’opposition et le conflit, deux attributs de l’aventure passionnelle intense qui
ne s’accommode pas de demi-mesures. (…) Il y a d’abord les ennemis déclarés, ceux qui ne
reconnaissent pas le bien-fondé de ma passion. (…) Mais voici, pour le passionné, encore plus
insupportable et menaçant : les ennemis de l’intérieur, les faux, les inauthentiques, ceux qui ont trahi
la cause pour s’abandonner au lucre et s’érigent pourtant en chantres de la ” vraie ”passion.”1
Le déroulement de l’assemblée générale mène à penser que les membres veulent respecter les buts
explicites de la confrérie et que, comme le notait le représentant de l’OFAG, leur logique n’est pas
commerciale, car en fait, personne ne prétend vivre du safran à Mund. Les tendances opposées
entre amateurisme et professionnalisme, et perceptibles dans des commentaires isolés, ne
représentent donc peut-être qu’un leurre. Ces tendances sont plutôt à appréhender comme autant
de façons de participer à la conservation du safran et à sa revalorisation. Il se pourrait aussi que ce
grand partage loisir/profession ne masque d’autres enjeux, comme la manière de vendre cette
épice et les réseaux que ce petit commerce entretient.
2.5 Un processus de distinction
La relance de la culture du safran est aussi à appréhender comme un processus de distinction, à
travers lequel les Munder manifestent leur identité face au monde. Elle est particulièrement visible
dans le surnom donné à Mund, Safrandorf2, le village du safran ; corrélativement, ce safran porte
aussi le nom de la localité, Munder Safran. Cette identité se manifeste aussi par l’utilisation de
l’image de la fleur de crocus comme emblème du village ou encore comme “ moyen publicitaire
par excellence ”3 : “ Zermatt a le Matterhorn et nous le safran.”4
“ Was für Paris der Eiffelturm, für Pisa der Schiefe Turm, für den Welschen der Wein, für Zermatt
das Matterhorn, ist für Mund der Safran.”5
La confrérie et la commune ont d’ailleurs aujourd’hui le même logo (deux fleurs de crocus), une
marque protégée et enregistrée dans le registre suisse du commerce6, qui diffère seulement par le
texte.
1 Christian Bromberger, 1998, pp. 31 et 32 2 Voir aussi le site de la commune, http://www.mund.ch 3 Erwin Jossen, 2004, p. 45 4 Erwin Pfaffen, 27 mai 2004 5 “Le safran est à Mund ce que la tour Eiffel est à Paris, ce que la tour penchée est à Pise, ce que le vin est aux Français, ce que le Cervin est à Zermatt. ” (traduction de l’auteur) (Erwin Jossen, 2004, p. 15) 6 Erwin Jossen, 2004, p. 98. Par contre, les armoiries de la commune ne font aucune référence au safran. Sur son drapeau sont représentées une crosse et une mitre d’évêque.
65
En s’impliquant dès la fondation de la confrérie dans le processus de relance (cf. 2.4.2), la
commune a servi la cause du safran en même temps que celle du village qui s’affirme aujourd’hui
à travers son épice ; sauver le safran a contribué à sauver la particularité du village, site unique et
permanent du safran en Suisse. Dans la recherche d’une reconnaissance de cette particularité, les
confrères/-soeurs et les autorités communales ont rendu plus visible la plante qui les identifie en
établissant son image commune et en la protégeant ; il y a donc protection de la plante et de son
image. Mais, la particularisation du village ne va pas sans celle du safran de Mund lui-même,
qu’il s’agit de distinguer des autres safrans.
Avant d’approfondir les particularités déclarées et reconnues du safran de Mund, je relèverai
quelques pratiques promotionnelles mises en oeuvre par certains médiateurs afin que ces
caractéristiques soient connues et reconnues. Enfin, dans le dernier chapitre, nous toucherons de
plus près au leitmotif du safran comme hobby et à l’apparente gratuité de sa production.
2.5.1 Pratiques promotionnelles : conférences, visites guidées, livres et
démonstration
La nouvelle carrière du safran a fait l’objet d’une promotion par deux confrères qui l’ont fait
connaître au monde, en échange de quoi des soutiens extérieurs se sont concrétisés sous forme
d’argent et de conseils avisés de spécialistes tels que Daniel Royer, safranologue reconnu par
Erwin Jossen comme le “ Monsieur Safran ” de France.1 Promouvoir le safran a consisté à agir au-
delà du village pour diffuser plus largement la connaissance de son existence, mais aussi sur place
en guidant les visiteurs dans le village et les parcelles. La relance du safran et sa promotion sont
ainsi localisables sur différents sites de significations, qu’il soient durables (parcelles, restaurants)
temporaires (les lieux de conférence), nomades (livres et brochure) ou virtuels (site Internet).
1 Erwin Jossen, 2004, p. 37. Daniel Royer est devenu membre soutien de la Safranzunft en 1981. Il est à considérer comme un médiateur international de la relance du safran à Mund (cf. 2.4) en contribuant au choix et à l’achat des bulbes du Cachemire (cf. 2.5.2).
Figures 42 et 43: logos de la confrérie et de la commune (Source : Erwin Jossen, 2004)
66
Non content d’intéresser ses concitoyens au safran, Erwin Jossen l’a promu à travers les médias,
“ a tenu plus de cinquante conférences sur le sujet et a distribué une abondante documentation aux
journalistes.”1 Depuis une douzaine d’année, il se dédie à faire connaître le safran de Mund
principalement par l’écriture, alors que son successeur au rôle de conférencier, Hans-Joseph
Hutter, a hérité du diaporama et l’a complété : “J’ai fait la promotion du safran à Zürich, Bâle,
Lausanne, Genève, tout le Valais, tous sont venus à Mund ! A plus de dix mille personnes en tout
cas j’ai déjà montré ces dias ! ”2 Dans son dernier ouvrage, son Erwin Jossen lui rend hommage
et le reconnaît comme “ ambassadeur du safran ” capable d’en parler “avec éloquence, humour et
conviction, et de plus dans la langue de ses auditeurs, en allemand, en français et en italien.”3 A
Mund, le guide présente le safran par différents moyens : conférence à la salle de paroisse,
promenade dans les parcelles et repas dans différents restaurants du village. Bien que les
diapositives représentent un support commode pour faire connaître le safran loin à la ronde, elles
permettent aussi de le faire sur place et de montrer pendant toute l’année, même en saison de
floraison, des images de parcelles fleuries ; selon la taille des groupes de visiteurs, les locaux de
projection vont de la salle paroissiale au propre carnotzet du guide, en passant par la Gemeinstube
(salle de réunion de la maison de commune). Mais pour Hans-Joseph, rien ne vaut une promenade
dans les parcelles, car c’est avant tout dans les safranières que se passe cette culture : “ Ici, les
gens désirent voir les parcelles, (…) qu’on leur explique personnellement et qu’on puisse
répondre aux questions qu’ils posent.”4 Enfin, l’expérience ultime consiste à incorporer l’objet, la
plupart du temps sous la forme d’un Safranrisotto, lors du repas que le guide organise dans un des
trois restaurants de la commune, lesquels proposent divers plats au safran.5
Depuis peu, un troisième acteur s’est profilé dans ce registre de pratiques par la mise en place
d’un site virtuel6 et d’un autre site à considérer comme durable. Il est aussi à l’origine du
processus AOC, mais nous reviendrons en détail sur ce sujet dans la troisième partie de ce travail
(cf. 3.2). Jürg Rohmeder, Dr en pharmacie et confrère depuis une dizaine d’années, vient donc
d’ouvrir une “ Safranerie ” juste à côté du restaurant Safran, en face du cimetière et de l’église, à
l’entrée du village. Dans cet espace récemment construit par la coopérative du Konsum, il propose
une démonstration de la fabrication de la liqueur qu’il a élaborée, suivie d'une dégustation et d’un
repas au restaurant Safran, contigu à la Safranerie. Pour lui, le safran de Mund est un “ projet qui
1 Erwin Jossen, 2001, p. 61 2 Hans-Joseph Hutter, 24 mai 2004 3 Erwin Jossen, 2004, p. 47 (traduction de l’auteur) 4 Hans-Joseph Hutter, 24 mai 2004
5 Hans-Joseph tient à préciser que dans un souci d’équité, il change chaque fois de restaurant. 6 http://www.safranerie.ch
67
a du potentiel ”1 , et il considère que cette plante pourrait contribuer au développement régional.
La Safranerie est un lieu où s’articulent la promotion de la liqueur et celle du safran de Mund, au
moyen d’images fixes et animées, d’une profusion apparemment complexe d’instruments de
laboratoire mêlant vieux cuivres et microscopes, et d’un discours où il est question de tradition, de
science et d’une plante pleine de mystères. Contrairement à son confrère qui aime montrer le
safran sur son lieu de production, le pharmacien met en scène l’élaboration d’un produit élaboré,
une liqueur, où il cherche à mettre en valeur deux propriétés de l’épice : son pouvoir colorant et sa
saveur “ douce-amère.” Un récit sans plus de commentaire décrivant l’inauguration de ce site
permettra au lecteur ou à la lectrice de s’en faire sa propre idée.
Récit
En entrant, le visiteur se retrouve face à une étagère vitrée exposant les produits au safran tels que
liqueur, pain et pâtes, accompagnés de flacons de pharmacie, carafes et mortier, le tout parsemé
de fleurs de safran artificielles (figure 47). A droite, sur un chariot, un écran de télévision diffuse
des images aux douze ou quinze personnes qui se tiennent debout autour de deux petites tables de
bar rondes ou sont appuyées contre le mur et la fenêtre, à côté de la porte (figure 48). Le local ne
fait pas plus de 25 m2.
1 Jürg Rohmeder, 22 novembre 2004 (traduction de l’auteur)
Figure 47 Figure 48
Figure 46 : façade de la Safranerie et terrasse du restaurant Safran
68
Le programme télévisuel se compose de deux vidéos passées en boucle : la première est un
reportage sur la dernière assemblée générale de la confrérie, et la deuxième présente la production
du “ Munder Gold ” où, dans le décor du vieux pressoir communal et sur fond de musique
classique, le pharmacien en blouse blanche parle du safran de Mund, de la liqueur et de traditions.
Contre une paroi latérale du local, deux microscopes ont été installés sur deux petites tables, afin
de rendre visibles les différences entre faux et vrai safran. Deux séries d’une dizaine
d’échantillons de divers brins ou poudres de safran et autres pétales de soucis et de carthames ont
donc été préparés sur des plaquettes de verre. Le pharmacien invite un enfant à s’installer devant
un des appareils. Accrochée en haut des parois, une galerie de photos : tas rouge de stigmates et
paysage des parcelles au fil des saisons. Le mur du fond est flanqué de trois étagères vitrées
remplies de divers flacons de pharmacie en verre brun ou en porcelaine. Sur celle de gauche trône
le premier livre qu’Erwin Jossen a écrit sur Mund : ouvert sur la photo pleine page d’un champ de
safran fleuri et fond de montagnes enneigées, il repose sur un présentoir en bois sculpté. Sur
l’étagère centrale, voici “ L’Or de Mund ” en bouteille avec son emballage, accompagnés de pots
de pharmacie décorés de plantes diverses.
A la suite des étagères, une série d’instruments de distillerie, alambic et tuyauterie de cuivre sont
alignés contre la paroi et s’avancent jusqu’au milieu de la salle. Au centre de la pièce, une étrange
installation, digne de l’antre d’un alchimiste: un cône de verre rempli d’un liquide rouge-orange
est accroché au plafond par un harnais de cuir, pointe en bas et muni d’un petit robinet; à côté,
l’extrémité d’une grosse seringue pleine d’un liquide toujours orange est engagée dans un des
trois goulots d’un gros globe de verre posé sur un trépied de cuivre rutilant arrimé à un large
miroir circulaire.
Les visiteurs fixent l’écran de télévision, mais après un premier passage des vidéos, ils se mettent
à parler entre eux. Je reconnais un safranier qui me présente sa femme. Il y a aussi quelques
villageoises et villageois, le nouveau curé, ainsi que d’autres personnes que je ne connais pas,
promeneurs ou villageois. Une serveuse du restaurant Safran apporte un plateau avec de
nombreux petits verres à liqueur à moitié remplis d’un liquide jaune. Personne n’y touche jusqu’à
ce que le pharmacien et sa femme invitent les adultes à se servir. C’est douceâtre, sucré, au goût
de safran.
Dans l’assistance, un homme ne se comporte pas comme les visiteurs : il répond à des questions et
donne des explications en montrant et touchant les instruments qui lui semblent familiers. Je lui
demande combien de litres de liqueur il est possible de produire avec un gramme de safran :
j‘obtiens pour toute réponse que c’est un secret.
69
Le maître des lieux explique ensuite les étapes de la fabrication de la liqueur à l’assistance qui
entoure le globe : cela va de la pulvérisation à la dilution dans l’alcool pur, en passant par diverses
étapes de chauffage de sirop de saccharose et de macération dans l’obscurité nocturne. Six ou sept
personnes écoutent et regardent intéressées, curieuses, enthousiastes, dubitatives ou réservées.
Point culminant de la démonstration, le pharmacien invite son public à observer le résultat de cette
“ cuisine ” qui tombe goutte à goutte dans le globe de verre et qui forme, grâce à la brillance du
verre et à l’éclairage placé à cet effet, une flaque aux reflets dorés, “ L’Or de Mund.” “ Regardez
dans la glace, on voit encore mieux ! ”, et plusieurs de se pencher pour regarder la brillance du
liquide jaune dans le miroir. Plus tard, je trouve le pharmacien assis au bar du restaurant : il pense
ouvrir un peu plus longtemps que 17h, heure de clôture prévue, pour laisser le temps aux planteurs
de venir un moment à la Safranerie, car ils devaient sûrement être occupés à cueillir leur safran. Il
est assez content du succès de l’inauguration, le maire et le maître de la confrérie sont venus un
moment et il y a eu beaucoup de touristes, mais il aurait cependant espéré davantage de
“ Munder.”
2.5.2 Le safran de Mund : “ Mais qu’a-t-il donc de si spécial ? ”
Les safraniers/-ères sont fiers de leur produit et vantent unanimement les particularités du safran
haut-valaisan. D’abord, ils considèrent la petite dimension des parcelles et le travail manuel
comme une singularité ayant une incidence positive sur le produit, ce qui les démarque d’une
agriculture à grande échelle, industrielle et mécanisée, “culture de masse (où) il y a beaucoup plus
(de bulbes) sur un petit espace, beaucoup plus. Ici, ils sont plutôt isolés. C’est mieux s’il y a un
Figure 49 : Dr Jürg Rohmeder Figure 50 : la goutte d’or
70
certain intervalle.”1 Ensuite, ils situent les particularités au niveau du végétal, qui présenterait des
caractéristiques différentes des crocus cultivés ailleurs.
Le safran en tant qu’espèce botanique est tout d’abord une plante considérée comme
extraordinaire entre toutes les autres, donc différente. Cette distinction se traduit par un titre de
noblesse qui l’auréole de sacré : reprenant celui que les médecins du Moyen Âge lui ont donné
pour ses nombreuses possibilités d’utilisation, le safran a acquis le pseudonyme de “ reine des
plantes.”2 Ainsi, la catégorie d’exception octroyée à cette plante renforce la valeur que lui confère
déjà la singularité de sa culture en Suisse. A Mund, le titre de noblesse se projette sur certaines
fleurs touchées d’anomalies (et dont l’occurrence est d'environ trois pour mille, selon les
observations des safraniers/-ères) : une fleur à cinq stigmates est princesse, et celle qui en a six est
reine.3
Les safraniers/-ères tiennent le safran de Mund pour différent des autres safrans. Le premier
objectif de la relance a été de ne pas perdre et de maintenir le safran indigène, que les planteurs
identifient selon la couleur de la corolle et la taille de la fleur. Le deuxième objectif était de
retrouver le volume de production passé, donc de redonner à Mund la place que le village
occupait autrefois comme producteur safran, sans quoi le nom de “ village du safran ” aurait perdu
son sens.4 Dans ce but, la confrérie a décidé de s’approvisionner à l’extérieur et d’importer des
bulbes du Cachemire. Le “ Munder Safran ” a donc une double origine : indigène et étrangère. Le
trouble identitaire que cette importation a introduit se manifeste par un double mouvement de
distanciation et de rapprochement. Les planteurs distinguent deux catégories de bulbes, ceux d’ici
et d’ailleurs, respectivement appelés “ de Mund ” ou “ qui y ont toujours été ” ou encore “ les
premiers ”, et les autres qui, selon avec qui l’on parle, proviennent “ du Cachemire ”, “ de
Turquie ”, “ de Hollande ”, “ d’Allemagne ” ou encore “ de la Zunft. ”
Les différences sont morphologiques et se situeraient au niveau des “ cheveux ” et des racines.
Des différences sont aussi visibles au niveau des fleurs : “ les fleurs du Cachemire sont plus
bleues que les nôtres d’ici, les premières (…) ça, ce sont des fleurs du safran de Mund, c’est plus
clair”, montre Hans-Joseph Hutter en projetant ses diapositives.5 Le rapprochement se manifeste
par plusieurs aspects : tout d’abord par le choix des oignons à importer, dont la qualité est
1 Otto Schnydrig, 26 mai 2004 2 Erwin Jossen, 2004, p. 15 3 Je n’ai pas eu l’occasion de voir de telles fleurs à la récolte, néanmoins, ce sont des curiosités que Erwin Jossen et Hans-Joseph Hutter se plaisent à montrer en photo. Pour ce dernier, la “ vraie reine ” des fleurs de safran présente six stigmates pour une seule fleur et un seul style. Par contre, la “ fausse reine ”, dont l’exemple qu’il me montre ne vient pas de Mund, serait le résultat de la fusion de deux fleurs, et de deux styles, ce qui est visible à ses yeux. 4 Selon Hans-Joseph Hutter, Mund est connu depuis longtemps pour cette culture. 5 Hans-Joseph Hutter, 24 mai 2004
71
considérée comme similaire, car le safran cachemiri occupe la deuxième place, derrière Mund,
dans le classement local des qualités de safran selon l’origine géographique. Ensuite, la réduction
de la différence est marquée par l’assimilation des nouveaux bulbes aux bulbes “ indigènes ”,
que les safraniers/-ères expriment en termes de bonne acclimatation et de dégénérescence, et qui
correspond à la disparition des différences morphologiques entre les fleurs étrangères et locales.
Alfred Imstepf a observé que “ pendant deux ans, les fleurs avaient une différence, (…) les fleurs
étaient plus petites, (…) mais elles semblent avoir dégénéré, les fleurs sont aussi devenues plus
grosses et plus claires, plus si sombres.”1 Selon les locuteurs, ces différences se retrouvent au
niveau des stigmates qui, à Mund, sont “ plus long, plus pendants et à l’extrémité plus épaisse.”2
D’autres attribuent ces particularités à l’ensemble du safran de Mund, toutes fleurs confondues.
Une autre caractéristique de ce safran a trait à sa “ force ” particulière. Dans le cahier des charges
relatif à l’AOC, l’article concernant les caractères organoleptiques stipule que : “ En comparaison
avec d’autres sortes de safran connues, le “ Munder Safran ” colore toutes les denrées alimentaires
de manière plus intense.”3 Le deuxième élément de la comparaison n’apparaît pas dans cette
formulation : plus intense que… . Dans leur discours, les safraniers/-ères sont plus clairs/-res, en
employant plutôt le superlatif ou en définissant leur safran en comparaison à la catégorie du safran
“ importé ” : “ C’est le meilleur safran, tous disent que c’est le meilleur ”, il est “ trois fois plus
fort ”, “ quatre fois plus fort que le safran importé ”, “ beaucoup plus fort ”, “ meilleur pour la
couleur ”, “ capable de colorer un million de fois son poids en liquide ”, “ il a un goût beaucoup
plus fort et plus intense.”
Les avis plus nuancés se comptent sur les doigts d’une seule main. Tout en reconnaissant la
“ Superqualität ” du produit, un boulanger de Glis considère que ce safran n’a rien de si spécial :
“ Certains disent qu’il est plus fort, mais… ”4, et de me montrer son œil. De son côté, en 1994,
Hans-Joseph Hutter a fait analyser son safran par le chimiste cantonal de Genève qui conclut son
travail par la mention : “ Safran de bonne qualité.”5 Annemarie Hutter, à qui j’ai demandé de me
montrer comment doser le safran en brin espagnol que j’avais acheté dans un supermarché à Brig,
l’a humé et jugé bon ; elle en a alors mis un peu dans le creux de sa main en estimant que c’était
la dose qu’elle utiliserait pour le safran de Mund, et que pour ce safran, il fallait faire de même.
Dernière source sur ce thème, une recherche en chimie organique sur les composants aromatiques
1 Alfred Imstepf, 27 mai 2004 2 Hans-Joseph Hutter, 24 mai 2004 3 Voir annexe 5 4 Le “ second ” de Philippe Imboden, 22 octobre 2004 (traduction de l’auteur) 5 Analyse no 94/22’355
72
et colorants du safran apporte des données supplémentaires1 : dans la première partie de cette
étude, l’auteur compare des safrans de sept origines différentes, dont celui de Mund, et mesure la
présence des quatre principales substances aromatiques du safran ; dans l’ensemble, le safran
suisse est comparable à celui d’Espagne et d’Iran ; la comparaison n’est malheureusement pas
poursuivie dans la partie analysant les substances colorantes. Cependant, l’auteur précise que les
différences de qualité dépendent surtout de la partie des stigmates utilisée (seulement l’extrémité
rouge), des techniques de séchage et de conservation, donc des manipulations humaines et non pas
tant de la nature de la plante, bien que la composition moléculaire présente en effet quelques
différences selon la provenance. En ce sens, la très bonne qualité du safran de Mund peut
s’expliquer par les pratiques observées dans le soin de l’émondage, le séchage à basse
température, et le stockage en flacon de verre hermétiquement fermé. Cette conclusion nuance la
représentation souvent “ naturalisante ” que les safraniers/-ères se font de la qualité de leur
produit, due avant tout à la terre, à la montagne et au climat. Cependant, Hans-Joseph Hutter
reconnaît implicitement le savoir-faire lors de l’émondage comme facteur de qualité lorsqu’il
apprécie l’image d’un petit monticule de safran qui représente la récolte d’un de ses fils :
“ Regardez, comme c’est tout propre : pas de blanc ni de jaune, seulement du rouge, seulement du
safran.”2
A part ces caractères physiques relevant de l’ordre du sensible (et mesurés parfois par
l’intermédiaire de machines, comme le microscope du pharmacien ou le chromatographe de la
biochimiste), le safran de Mund est “ echt ”3, adjectif qui articule les idées de pureté, de légitimité
et de véracité4, et que je traduis par “ authentique.” En français aussi, cet adjectif donne une aura
de véracité à tout objet qu’il qualifie et sert à lui assurer une identité face à des objets semblables
non-identifiés, sur lesquels plane l’incertitude, et qui sont par conséquent potentiellement faux.
Ainsi en est-il de la catégorie du safran importé : “ La règle, ici en Europe ou ici en Suisse, c’est
qu’il n’y en a qu’en poudre, c’est une imitation, et ce n’est pas du safran à cent pour cent.”5
Cependant, une fois l’ “ autre ” safran identifié et lié à une expérience, l’évaluation de l’autre
n’est plus si radicale : “ J’ai été quelque part, en Grèce, et la qualité est bonne (…), les autres
pays ont aussi leur qualité, mais la qualité coûte aussi.”6
1 Pascale Meyer, 1995, pp. 30-50 2 Hans-Joseph Hutter, 24 mai 2004 3 Les premières étiquettes des flacons de safran contenaient cette mention : Echter Munder Safran (authentique safran de Mund). Aujourd’hui, le logo ne mentionne plus cette notion d’authenticité, qui est néanmoins toujours présente dans les discours. 4.http://germazop.uni-trier.de/projects/WBB/woerterbuch [site consulté le 2.12.2005] 5 Daniel Jeitziner, 26 mai 2004 6 Daniel Jeitziner, 26 mai 2004
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Le safran est en effet connu pour les nombreuses falsifications dont il a pu et peut encore faire
l’objet : réduit en poudre, il est particulièrement vulnérable à de tels procédés, car il est facile d’y
ajouter curcuma, farine, talc ou d’autres substances de même forme et colorées de rouge. Le
safran de Mund ne circule donc que sous la forme de brins, plus aisément reconnaissables, mais
que le/la néophyte peut encore confondre avec les fleurs de carthame (Carthamus tinctorius) ou
de souci (Calendula officinalis), qui sont les contrefaçons courantes des brins de safran.
Jean-Pierre Warnier, anthropologue, s’est intéressé à l’authentification des marchandises.1 Il
reprend les idées de Kopytoff2 pour appréhender la marchandise comme le statut temporaire d’un
objet : pour tout objet, le statut de marchandise n’est qu’une étape (non obligée) de sa biographie ;
prenant pour exemple une bague de fiançailles, il montre que “ les objets circulent le long d’un
continuum polarisé à ses extrêmes par la marchandise d’une part, l’objet singulier, personnalisé et
inaliénable d’autre part.” Les marchandises dites authentiques ont ainsi été inventées pour être
distinguées, notamment dans les rayons des grands magasins, de leurs homologues fabriquées en
masse à une échelle industrielle, et pour palier à leur manque de singularité: elles font le plus
souvent référence à un lieu précis et au passé, “ enracinement géographique et historique
inaliénable, donc en principe non-marchandisable.” Ainsi, un produit authentique est paradoxal,
car il intègre ces deux caractéristiques antagoniques dans sa matière : une authenticité imaginaire
et une aliénabilité marchande réelle.
Nous verrons plus loin que le label AOC (cf. 3.2) est ainsi emblématique de la tentative de
surmonter ce paradoxe, car l’authenticité attribuée au safran de Mund en fait un objet d’une valeur
inestimable, le joyau du village, son or : bref, “ il n’a pas de prix ”, il est donc sentimentalement
non-marchandisable. Pourtant, le safran circule, car la plupart des cultivateurs n’en consomment
que très occasionnellement, à raison d’un ou deux risotto annuel : une partie de la récolte devient
donc marchandise (cf. chapitre 3), bien que les safraniers/-ères se défendent de le cultiver dans ce
but. Il faudrait donc localiser plus précisément le statut du safran de Mund dans les processus
opposés de “ marchandisation ” et personnalisation des objets. Ce constat ouvre la problématique
au vaste champ de la circulation des objets, champ qui marque la limite de ce travail. Néanmoins,
les données recueillies permettent une première exploration du potentiel qu’il recèle.
1 Jean-Pierre Warnier, 1996, pp. 9-19 2 Kopytoff, 1986
74
3 La circulation du safran
Le safran s’est répandu sous de nombreuses formes à travers le village : outre ses emplois
gastronomiques dans différents plats (risotto, pain, sauces, soupe, fondue et fromage, glace, pâtes
et pâtisserie) et boissons (eau-de-vie et liqueur, thé et Grünwein), son image marque de multiples
objets (cachet postal, carte, pochette de disque, photos, livres, brochures et flyers, cadran de
montres, broderie sur casquettes, cravates, chemisiers et foulards). Un groupe de yodel porte son
nom, il est sujet de légende, d’histoire, de poème et de musique. Bien que la relance de sa culture
ait engendré la plupart de ces nouvelles “ spécialités ”, je laisse néanmoins de côté toutes ces
représentations et autres élaborations culinaires pour m’attacher à l’objet en tant qu’épice et à sa
circulation.
Une fois produit, le safran qui n’est pas consommé par les producteurs/-trices circule sous forme
d’échange marchand et non marchand1 ; pour moi (l’observatrice), le problème est que cette
circulation est peu visible, et la seule observation qu’il m’ait été possible de faire relève de ma
propre expérience d’achat d’un gramme de safran. Une autre observation de deux touristes
genevoises à la terrasse d’un restaurant considérant “vraiment pas normal ” de ne pouvoir acheter
du safran à l’épicerie en pleine période de récolte, relève de l’anecdote, mais elle montre
néanmoins que n’importe qui ne peut en obtenir. Néanmoins, les discours se sont révélés très
homogènes quant aux formes d’échange à respecter. Ils peuvent se résumer par ce précepte : “ le
safran, c’est d’abord pour offrir à la famille et aux amis, ensuite c’est pour les restaurants.” Les
discours ont aussi fait émerger la problématique du prix à fixer pour le safran : pour une
production “ gratuite ” ou pour ce qui est “ seulement un loisir ”, elle apparaît au premier abord
étonnamment importante. La relance a-t-elle modifié la filière d’écoulement du produit, sa valeur
marchande, et dans quelle mesure ? Quels sont les enjeux qui tournent autour de ces échanges ?
Quel peut être le sens d’une AOC dans ce contexte ? Quel rôle la confrérie joue-t-elle dans le
“ marché du safran ” à Mund ? Telles sont les questions qui se posent dans ce chapitre, et
auxquelles je ne peux que donner des esquisses de réponses: en effet, les données qui se
rapportent aux différents réseaux d’échange sont limitées, tout comme le sont celles concernant le
processus d’octroi de l’AOC et ses suites, qui représentent un sujet d’étude à approfondir.
1 Cette phase d’échange pourrait aussi être envisagée dans le domaine des techniques d’acquisitions évoquées par Leroi-Gourhan, bien qu’il en ait limité l’inventaire aux seuls faits de production des objets. En d’autres termes, j’envisage les faits de recevoir du safran ou de l’acheter comme des techniques sociales d’acquisition.
75
3.1 Les stratégies d’écoulement du safran
Autrefois, dans un passé que l’histoire définit par “le temps des grosses récoltes”1, les Mundini
vendaient leur safran aux pharmaciens, aux aubergistes et à des particuliers de la région (Brig,
Visp, vallées de Conches et du Lötschental) ; ils faisaient aussi des expéditions au-delà du
Simplon et se rendaient jusque dans la plaine du Pô pour échanger leur produit contre des sacs de
riz.2 Quelle était l’importance de la culture du safran par rapport à celle du seigle dans l’économie
de subsistance d’alors ? Erwin Jossen rapporte les chiffres de CHFrs 600.- à 700.- pour une
bonne récolte en 1914, à raison de CHFrs 80.- la livre, ce qui représente plus de 4 kg de safran.
Ainsi, cette culture a pu représenter un revenu non-négligeable pour les paysans qui le cultivaient
apparemment comme culture de rente. La littérature régionale, dans un recueil d’histoires choisies
et de nouvelles du Valais, va aussi dans le sens de cette hypothèse.3
Aujourd’hui, les producteurs ne font plus de porte à porte pour vendre leur safran et les échanges
prennent deux types de voies : une voie marchande qui passe principalement par les restaurants du
village, le magasin d’alimentation local et une boulangerie de Glis, et une voie non-marchande qui
est celle du don, limitée au cercle de la famille et des amis. La distinction entre l’une et l’autre
voie n’est peut-être pas aussi catégorique qu’elle n’apparaît, car il n’est pas impossible que des
échanges marchands aient cours au sein des familles et des amis. Néanmoins, cette opposition
schématique permet une première approche de la circulation de cette épice.
3.1.1 Le safran comme cadeau
Les producteurs disent cultiver le safran avant tout pour leur propre consommation et pour en
donner à la famille et aux amis. L’autoconsommation ne semble en général pas très élevée : elle
va de un ou deux riz au safran annuels à quelques autres utilisations pour épicer une sauce ou une
boisson, et rare est celui qui fait régulièrement son pain au safran :
“ On en apporte un peu à des connaissances, à la famille. J’ai assez de safran. Ma femme en utilise
un peu, parce qu’une fois par an, on fait un riz au safran et sinon, dans le Grünwein, il y a aussi ça.
Le Grünwein : le vin des malades ou le vin chaud, le vin au safran, ça a un bon goût.”4
Les safraniers/-ères gardent aussi leur épice pour cuisiner un risotto lorsqu’ils invitent des amis, et
comme j’ai pu l’expérimenter, c’est le plat de prédilection offert aux visiteurs/-euses. Ce plat est à
1 Erwin Jossen, 2004, p. 74 2 D’après Erwin Jossen, 2001, p. 65 3 Adolf Fux, 1984, pp. 76-81, rapporté par Erwin Jossen, 2004, pp. 90-97 4 Erwin Pfaffen, 27 mai 2004
76
Mund ce que la paella est à l’Espagne, mais dans ce cas, il s’agit d’un plat non pas national, mais
communal. Bien que l’on puisse s’interroger sur la réalité du plat national qui est un construit
social face à l’altérité, la cuisine se prête cependant particulièrement bien à l’expression
identitaire.1 Le safran intervient donc comme marqueur identitaire de celui/celle qui accueille à
Mund. Mais il est aussi un lien et un médiateur entre le/la safranier/-ère et ses amis, entre l’hôte et
ses invités. En offrant du safran sous forme de risotto dans l’expérience conviviale du repas,
l’hôte partage ce qui fait une facette de son identité avec ses hôtes. En ce sens, le safran agit, par
son incorporation commune et simultanée, dans l’entretien des réseaux amicaux et plus
particulièrement dans l’accueil de l’hôte dans le cadre domestique.
Le safran circule aussi dans le cercle de la famille et des amis sous la forme de cadeau :
“ Je n’en ai pas beaucoup. J’en donne à la parenté ; par exemple, j’ai une sœur à Berne et je lui en
donne … et aussi ici, dans le cercle de la famille ou aussi le cercle des amis, naturellement, mais …
je ne vends pas de safran, j’en ai pas beaucoup (…) Ma femme cuisine différents riz au safran,
principalement.”2
A l’instar d’autres safraniers/-ères, Otto Schnydrig et Erwin Pfaffen sont de ceux qui ne vendent
pas de safran : le premier parce qu’il en a très peu, le deuxième pour la même raison, en ajoutant
que “ si tout devient commercial avec le safran, ce n’est pas… faire toujours plus d’argent avec le
safran, je suis toujours un peu contre.”3
Le contre-don offert en échange est encore à étudier, et il serait intéressant d’en connaître la
nature et à quelle occasion cela a lieu. Le gain de prestige pour le donneur est une hypothèse non-
négligeable, étant donnée la valeur symbolique de ce bien si précieux pour la communauté de
Mund. Je rappelle ici l’honneur et le prestige liés à celui qui donne des objets signes de richesse,
lien que Mauss a abondamment commenté dans son célèbre “ Essai sur le don ”4 où il a surtout
mis en évidence l’obligation de donner, de recevoir et de rendre, et le fait qu’aucun don n’est
gratuit ou désintéressé. Pour Erwin Jossen, le safran est un cadeau reçu “ à chaque fois avec une
grande reconnaissance et gratitude.”5 Faut-il y voir les termes de l’échange ? La reconnaissance et
la gratitude sont des synonymes définis, en effet, comme des sentiments “ qui incitent à se
considérer comme redevable envers la personne de qui on a reçu bienfait.”6 Il y a bien là une
logique d’échange. Une autre interprétation possible est celle de comprendre la reconnaissance
1 Annie Huber, 2000, p. 8 2 Otto Schnydrig, 26 mai 2004 3 Erwin Pfaffen, 27 mai 2004 4 Marcel Mauss, 2003 [1924] 5 Erwin Jossen, 2004, p. 75 (traduction de l’auteur) 6 Petit Larousse illustré, 1998, p. 864
77
comme le fait d’admettre la véracité, la réalité, le bien-fondé et la légitimité du safran, de sa
culture et donc du safranier/-ère qui conserve cette pratique traditionnelle.
Dans la famille Hutter, le safran est l’objet d’un échange de services : comme les parcelles
appartiennent désormais aux fils de Hans-Joseph, le safran qu’elles produisent leur appartient.
Mais comme les fils n’ont pas toujours le temps de s’occuper de leur parcelle, le père est souvent
à la tâche sur ces lopins. Ce service implique néanmoins une rétribution : “ Au mois de décembre,
je fais une cure de safran. (Comment ?) Du thé de safran. J’en ai demandé à mon fils ; il peut
bien me donner ça pour mon travail.”1
Contrairement à ce qu’affirment les discours, il n’est pas certain que le safran soit exclusivement
donné et non pas quelque fois aussi vendu dans le cercle familial. Ce léger doute est tout d’abord
dû au fait qu’un producteur a remarquablement hésité avant d’énoncer qu’il répartissait son safran
dans la famille, sans parler de don ni de cadeau. J’ai eu le sentiment qu’il était alors contraint par
une sorte de convention officieuse du don à la famille. Si ce n’est qu’une exception, je la
considère comme appartenant à la règle. Une deuxième exception concerne une productrice
vendant, les bonnes années, du safran à son frère, restaurateur à Zürich : dans ce cas, le safran est
tenu pour marchandise par la productrice dans la mesure où le restaurateur en retire un profit
financier. Le lien familial s’articule ici au lien commercial : le restaurateur obtient du safran de
Mund par sa soeur, par la sphère familiale, mais il doit l’acheter, car il l’utilise dans la sphère
professionnelle.
3.1.2 Le safran comme marchandise
Le safran marchandise est localisé en des endroits précis et reconnaissables. Les safraniers/-ères
vendent leur surplus de safran aux tenanciers de sept établissements travaillant dans l’alimentation
et offrant au public des aliments safranés : deux restaurants sis dans le village même (Jägerheim
et Restaurant Safran), un troisième situé à l’altitude des mayens de la commune (Restaurant
Salwald), le magasin du village (Konsum), et une boulangerie “ d’en bas ”, à Glis, dans la vallée
du Rhône. La Safranerie et Abricool SA élaborent chacun une boisson alcoolisée au safran : la
première est à Mund, et produit une liqueur ; la deuxième se trouve à Fully, en Bas-Valais, et
fabrique une eau-de-vie. Il faut encore compter une fabrique de pâtes de la vallée de Conches ; il
semblerait cependant qu’elle n’achète pas directement du safran aux producteurs/-trices, et que
l’épice transite d’abord par le Konsum, où des pâtes au safran sont en vente.
1 Hans-Joseph Hutter, 26 octobre 2004.
78
Chacun de ces établissements semble avoir son réseau de producteurs/-trices de safran, mais les
données recueillies jusqu’ici ne permettent d’en dessiner qu’une ébauche : un restaurateur dit se
procurer du safran toujours plus ou moins chez les mêmes dix producteurs1; un safranier vend
toujours à Salwald, et un autre au Konsum. Ces trois informations suggèrent des réseaux de
fournisseurs relativement stables. Cependant, la connexion semble différente pour le boulanger
qui n’habite pas Mund, n’a pas de parcelle et n’est pas membre de la confrérie.2 Pour lui,
l’approvisionnement et le prix du safran sont des questions difficiles, car il faut connaître
personnellement les producteurs : à défaut, c’est un membre de la confrérie habitant “ en bas ”, à
Naters, qui l’informe des vendeurs potentiels.3 De même, le tout nouveau cuisinier du restaurant
Safran vient de la vallée de Conches et ne connaît pas les safraniers/-ères, à l’exception d’une
personne employée de cet établissement et du Konsum, également propriétaire de parcelle, et c’est
par elle qu’il se procure l’épice.4
1 Il les contacte chaque année par téléphone pour savoir combien de safran sera en mesure de lui vendre chacun. 2 Pour la fabrication du pain au safran, le prédécesseur de l’actuel boulanger était lui-même membre de la Safranzunft ; après la fermeture de la boulangerie du village, il avait repris cette fabrication du boulanger de Mund, lequel avait fourni les pains lors de l’assemblée de fondation de la Zunft. 3 Rappel : le caractère aléatoire de la floraison des différentes parcelles entraîne aussi une variation annuelle des fournisseurs possibles. Les acheteurs doivent savoir quelles sont les parcelles les plus productives de l’année et les noms des propriétaires. 4 Il n’a pas encore été possible d’établir la relation exacte qui lie aujourd’hui ces deux établissements. Selon Hans-Joseph Hutter, ils ne formaient autrefois qu’une seule entité, alors qu’aujourd’hui, le restaurant serait séparé du
Figure 51
Figure 52 : sur la porte d’entrée du Konsum
79
Ces réseaux de fournisseurs sont aussi gouvernés par des liens familiaux et amicaux, comme par
exemple sur ce modèle : si X, père de Y producteur, est ami de Z restaurateur, alors Y vend à Z.
Les liens familiaux et amicaux n’empêchent donc pas une relation commerciale entre les acteurs ;
contrairement à l’idée émise par certains producteurs selon laquelle le commerce du safran
détruirait l’amitié régnant au sein de la confrérie, les réseaux familiaux et amicaux sont aussi
actifs dans l’échange marchand de l’épice. Pourquoi ne pas postuler alors que ce commerce
contribue à l’entretien de ces réseaux ? D’ailleurs, le profit que les restaurateurs/-trices peuvent
retirer du safran est considéré comme normal et accepté par les producteurs/-trices. Cet énoncé
résume un avis largement répandu parmi les safraniers/-ères: “Le safran, c’est bon pour les
restaurants.”1 Cependant, en 1980, cette idée n’était pas acquise, car la maigre récolte n’aurait
pas permis une telle commercialisation. Un journaliste dénonçait même cette pratique qu’il
considérait comme un abus :
“ Le safran, en général, n’est pas commercialisé : il est dès lors abusif de faire figurer le safran de
Mund sur la carte, comme le font certains cuisiniers en mal de fantaisie, car il n’est l’objet que d’un
échange entre les familles.”2
Konsum qui est une coopérative. Néanmoins, les deux établissements sont physiquement liés, puisqu’ils appartiennent au même bâtiment, et au moins une personne semble impliquée dans l’un comme dans l’autre. 1 Werner Studer, 22 octobre 2004 (traduction de l’auteur) 2 C. Vifian, 1980, p. 31
Figure 52 : risotto servi sur brouette miniature
Figure 53 : glace au safran et rondelles de pommes
80
L’augmentation de la production a donc suscité une extension de la circulation du safran au
travers de ces établissements. Le mode d’échange marchand de l’épice y est aujourd’hui bien
implanté, mais les relations familiales et amicales qui existent entre safraniers/-ères et
transformateurs/-trices participent à cet échange : comme on donne à la famille et aux amis pour
la consommation domestique, on vend aux amis ou à la famille qui en font le commerce et
élaborent différents produits au safran.
Pour les Mundini, un des facteurs déterminant l’échange marchand est d’abord l’usage qu’en fait
le destinataire : si cet usage est commercial, évidemment, l’épice acquiert toujours le statut de
marchandise, alors que si elle est destinée à la propre consommation de l’acheteur, le mode
d’échange dépend du lien que le/la safranier/-ère entretient avec son “ client.” Ainsi, hormis le
safran donné à la famille et aux amis, le safran peut être aussi vendu à d’autres particuliers : selon
Hans-Joseph Hutter, des confrères non-propriétaires de parcelle achètent du safran aux
producteurs pour leur consommation personnelle. Ainsi, la vente du safran n’est pas forcément et
exclusivement limité aux restaurants et aux autres commerces. Néanmoins, c'est à cette part la
plus visible du système du marché du safran de Mund, et destinée à un public anonyme et
extérieur aux réseaux familiaux et amicaux que je m’attache ici.
Essayons d’en esquisser les éléments et leurs relations. Entre les safraniers/-ères et le public de
passage que, pour simplifier, j’appelle touriste, interviennent des médiateurs humains, cuisiniers/-
ères, serveuses et vendeuses, ainsi que des médiateurs non-humains, le safran, mais aussi des
espaces de médiation, comme par exemple les restaurants et le magasin, lesquels vendent soit de
la nourriture safranée à consommer sur place, soit des aliments au safran à emporter sous
différentes formes, la plus difficile à obtenir étant celle des brins.
Le schéma suivant (figure 54) met en évidence les différents lieux de médiation (symbolisés par
les rectangles : ombrés pour les lieux hors de Mund) par lesquels passe le safran (symbolisé par
des flèches : noires pour les brins, grises pour le safran élaboré). Il montre aussi les sphères
d’échange, marchande (jaune) et non-marchande (bleue), dans lesquelles se situent les différents
acteurs, à l’intersection desquelles on trouve les safraniers/-ères. Aux pôles (idéaux), on trouve les
choses extrêmement communes et égales à toutes autres, opposées aux choses singulières.
81
Cependant, la situation est plus complexe : tout d’abord, comme je l’ai déjà noté, certains
safraniers/-ères ne vendent pas leur safran, soit un sixième des producteurs interrogés1 ; ensuite,
plusieurs personnes qui achètent, transforment, et revendent le safran sont en même temps
propriétaires de parcelles de safran (rectangles verts sur le schéma), alors que les tenanciers du
Jägerheim, le boulanger et la patronne d’Abricool2 ne sont pas safraniers.3
Les sites de médiation et leurs acteurs/-trices doivent donc être analysés plus en détail, puisqu’on
y trouve non seulement des transformateurs/-trices, mais aussi des safraniers/-ères. Ces acteurs/-
trices se répartissent en fait les domaines de la production des brins de safran et leur
1 Si cette proportion peut être extrapolée à l’ensemble des producteurs, il en résulte que moins de cent cultivateurs de safran fournissent les établissements cités. 2 Je manque de donnée en ce qui concerne cet établissement et son produit au safran, mais je postule ici que les acteurs de cette société anonymes ne sont pas producteurs de safran. Néanmoins, un vigneron est l’agent de liaison entre Abricool et les autres safraniers : un de ses vins entre dans la composition de cette eau-de-vie, et il possède trois parcelles de safran. 3 Les pôles figurant sur le schéma tentent de représenter les extrêmes d’un continuum le long duquel l’objet safran se situe aux différentes étapes potentielles de sa biographie : le côté singulier englobe une dimension sacrée qui rend l’objet “ non-marchandisable ”, alors que du côté du commun, l’objet est banal et sa “ marchandisation ” va de soi.
Figure 54 : schéma de la circulation du safran.
82
transformation : en effet, à Salwald, c’est monsieur qui cultive et c’est madame qui tient le
restaurant, et à la Safranerie, madame est aux champs et monsieur s’occupe de l’élaboration et de
l’écoulement de la liqueur. Le cuisinier du Restaurant Safran, originaire de la vallée de Conches,
n’est pas safranier, mais dans cet établissement (et dans le Konsum) travaille également une
propriétaire de parcelle. Le Konsum, pour sa part, est géré par l’époux de la même propriétaire de
parcelle, également producteur de safran.
La pluralité des fournisseurs de safran (une dizaine pour le Jägerheim) de chaque établissement
est liée à la taille réduite des parcelles, mais aussi au caractère aléatoire de la floraison : en effet,
non seulement plusieurs centaines de grammes sont nécessaires à l’élaboration des produits de
chaque établissement, ce qu’apparemment aucun/e safranier/-ère ne pourrait à lui/elle seul/-e
assurer, mais encore, cette pluralité réduit le risque de pénurie inhérent à la floraison capricieuse
des différentes parcelles. En d’autres termes, un groupe de producteurs/-rices est à même
d’assurer une relative stabilité de la production, bien que les parcelles de chacun/-e fleurissent de
manière irrégulière au fil des ans. Les propriétaires des plus grandes surfaces ont bien sûr
davantage de chance d’avoir des surplus : ils vendent en général toutes les années et sont des
partenaires assez sûrs pour les restaurateurs, alors que les propriétaires de petites parcelles ne
vendent qu’exceptionnellement.
Pour le/la safranier/-ère, une mauvaise récolte, bien que décevante, n’est pas dramatique
puisqu’elle est normalement incertaine et que cette culture étant un “ hobby ”, il/elle ne compte
pas dessus pour vivre. Une mauvaise année n’affecte que momentanément l’approvisionnement
en safran de son réseau ; mais elle participe à augmenter l’aspect mystérieux et extraordinaire du
safran, puisque son apparition est affaire de chance. Pour le restaurateur en revanche, une année
sans safran peut entraîner une baisse substantielle du revenu par manque de cet atout touristique.
L’un d’eux a ainsi pour habitude de stocker le safran sur deux ou trois ans, afin de pouvoir parer à
une année de mauvaise récolte. Pour lui, cette pratique augmenterait la qualité de l’épice: “ Le
safran de deux ans est le meilleur.”1
Le même restaurateur affirme qu’il n’existe pas de compétition entre les établissements dans
l’accès à l’épice, et qu’ils s’arrangent entre eux pour que tous en aient assez.2 Leur besoin global
en safran est encore à déterminer plus précisément : le boulanger utiliserait environ 300 grammes
par an (1 gr/jour, pour 6 kg de pain)3 ; un restaurateur en achète annuellement pour trois à quatre
1 Helmut Schmidt, 28 mai 2004 2 L’arrangement semblerait impliquer davantage les tenanciers des établissements que les producteurs, mais les données à ce sujet font encore défaut. 3 Calculé en admettant qu’il en fait “ tous les jours ”, soit 6 fournées de 6 kg chacune/semaine. Cependant, ces chiffres sont à vérifier, car ce rythme ne correspond pas à l’observation et l’information fournie par le Konsum, selon laquelle
la livraison de ce pain est bi-hebdomadaire.
83
mille francs, ce qui correspond à plus de 300 grammes à CHFrs 12.-. Les besoins des autres sont
inconnus, mais si l’on admet qu’ils se situent dans le même ordre de grandeur, soit 300 grammes
environ, cela donne 2,4 kg pour 6 établissements, sans compter l’eau-de-vie et les pâtes, qui
représentent sans doute des produits plus marginaux. Cela correspondrait à plus des trois quarts de
la récolte 2004.
Les restaurateurs élaborent chacun leurs plats au safran, tandis que le gérant du Konsum travaille
avec deux partenaires fabriquant des aliments au safran : le boulanger lui fournit le pain1, et une
fabrique de pâtes d’un village de la vallée de Conches l’approvisionne en nouilles. Côté boisson,
la liqueur de la Safranerie a sa place en rayon et en vitrine du Konsum. Les restaurateurs ont aussi
différents fournisseurs en ce domaine : la Safranerie fournit également le restaurant Safran. Je
n’ai vu l’eau-de-vie au safran d’Abricool SA2 que dans l’établissement d’un safranier vigneron et
marchand de vin à Visp. Un troisième transformateur de Mund fabrique un schnaps de pomme au
safran.
La tenancière du restaurant Salwald a établi un arrangement particulier avec les seuls exploitants
agricoles à temps complet du village, un couple (avec enfants) dont la femme fabrique du
fromage : la première lui donne l’épice pour que la deuxième fabrique le fromage au safran, en
échange de quoi la première lui achète cette production au même prix que le fromage courant.
Autrement dit, les termes de l’échange sont : je t’achète du fromage, mais tu le fabriques au safran
que je te donne. La fromagère estime que ce n’est pas un travail supplémentaire, car elle n’a qu’à
mettre le safran dans la cuve de lait la veille de la fabrication. Elle précise qu’il n’est pas question
pour elle de se mettre à acheter du safran pour produire un nouveau fromage à vendre sur le
marché - elle n’en vend donc pas aux particuliers - car elle ne veut pas faire de concurrence à ceux
qui travaillent déjà avec le safran: si quelqu’un veut du fromage au safran, il doit lui fournir
l’épice et lui racheter les fromages au safran au prix normal.
Le safran n’est sans doute pas le seul objet du terroir échangé entre parents et amis. Certains
indices recueillis d’une part dans la cave de mon hôte suggèrent que d’autres produits locaux
comme la viande ou le fromage circulent dans les mêmes réseaux d’échange, ce qui indique
l’existence d’une économie peu visible à l’observateur extérieur, mais néanmoins active, comme
la vente directe de viande. Elle ne passe pas par les établissements visibles au public extérieur,
l’échange se fait directement entre producteurs et consommateurs locaux. D’autre part, un autre
indice suggère l’appartenance du safran à un groupe de produits locaux traditionnels que les
acteurs placent dans le même cadre de loisirs. Un safranier posant avec son panier de safran
1 Outre la cuisson régulière de ce pain destiné au Konsum (il n’en vend pas à la boulangerie de Glis), il en fabrique aussi sur commande à l’occasion d’événements rituels (mariage, assemblée générale). 2 Abricool SA est une société du Bas-Valais spécialisée dans la production d’eaux-de-vie et de jus de fruit
84
devant une caméra de la télévision alémanique exprime ainsi une analogie existant entre safran et
moutons : “ Mir das isch nur so als hobby, wa mo da het. D’safran isch fasch gliich wa wie
schaffzuchter.”1
La manière dont j’ai pu acquérir un gramme de safran lors de l’assemblée générale de la
Safranzunft (cf. 2.4.1) montre que les transactions qui ont lieu sont particulièrement peu visibles
et discrètes, et se font presque “ sous la table ” ; sur le moment, j’ai même trouvé la procédure
analogue à celle de la vente d’un produit illégal, que le fournisseur ne porte pas sur lui et qu’il faut
retrouver plus tard et ailleurs pour procéder à l’échange ; loin de moi cependant l’idée de
considérer le safran comme un tel produit et les safraniers/-ères comme des trafiquants/-tes, qu’ils
me pardonnent ce parallélisme quelque peu osé. Néanmoins, la très grande discrétion qui
caractérise la transaction indique un rapport assez particulier que les safraniers/-ères entretiennent
avec leur produit et sa vente : en effet, si la discrétion caractérise les échanges marchands,
contrairement au don pratiqué en général avec une certaine ostentation, cette très grande
discrétion est plus difficile à interpréter, et pourrait signifier une certaine gêne de vendre ce qui
moralement ne devrait pas être tenu pour une simple marchandise.
Pour mieux comprendre ce comportement de discrétion, il est nécessaire d’appréhender la
marchandise davantage comme le statut temporaire d’une chose dans un processus que comme
deux catégories opposées d’objet marchandise et d’objet non-marchandise. Selon Igor Kopytoff2,
ce processus se passe dans le rapport au commun et au singulier que les personnes attribuent à
l’objet : plus l’objet est perçu comme commun, c’est à dire qu’il est facile de lui trouver un
équivalent (sa valeur est homogénéisée) plus il est “ marchandisable.” Au contraire, plus un objet
est considéré comme singulier, moins il a d’équivalent et moins il est “ marchandisable.”
“ In the sense that commoditisation homogenize value, while the essence of culture is
discrimination, excessive commoditisation is anti-cultural – as indeed so many have perceives it or
sense it to be. And it, as Durkheim saw it (1912) societies need to set appart a portion of there
environnement, marking it as “sacred,” singularisation is one means to be end. Culture ensures that
some things remain unambigiously singular, it resists the commodisation of others; and it
sometimes resingularize what has been commoditized.”3
Ainsi, ce qui singularise tellement le safran de Mund (sa rareté, sa pureté, l’identité qu’il donne au
village, donc ses valeurs symbolique et culturelle) le fait tendre d’une part du côté du sacré, et la
morale des safraniers/ -ères est donc de ne pas le cultiver pour l’argent. Mais en même temps, le
1 “Ce qu’on fait là est un hobby. Le safran, c’est presque la même chose qu’élever des moutons. ” (Safran in Mund, Karussel, Schweizer Fernsehen DRS, Zürich, 1986) 2 Igor Kopytoff, 1999 [1986], pp. 64-90 3 Idem, p. 73
85
safran “ commun ” est une denrée de grande valeur marchande que d’aucun appelle aussi “ or
rouge ”, et ce côté marchandise existe bel et bien, puisqu’une majeure partie de la récolte globale
semble néanmoins vendue. Cette tension peut expliquer les prix variables de ce safran.
L’établissement d’une valeur marchande officielle du safran par la confrérie contraste avec une
certaine variabilité des prix pratiqués, et l’emphase que les safraniers/-ères mettent sur la gratuité
de leur pratique cache l’importance de cette valeur. Il semble que le prix de CHFrs 12.-/gramme
indiqué par la confrérie ne soit effectivement qu’indicatif, et les avis divergent quant à sa
justesse : pour l’un, ce prix est trop bas car il ne couvre pas le prix que l’on peut calculer pour la
main-d’œuvre, pour l’autre, le safran doit rester accessible au porte-monnaie le plus modeste et de
plus, il ne faut pas penser s’enrichir avec cette épice. Ainsi, j’ai moi-même payé CHFrs 12.-, mais
le boulanger le paie 13.-, et l’association suisse pour la promotion des AOC-IGP écrit pour sa part
que “ un seul gramme de cette précieuse épice se vend entre CHFrs 15.- et 20.-/gramme.”1 Pour
les touristes, la seule possibilité d’acheter un peu de safran reste le Konsum, en fin de période de
récolte, au prix de CHFrs 24.-/gramme. La question du prix du safran dépend donc de la position
des acteurs de l’échange dans un réseau : un touriste sans aucun lien avec un réseau local paie le
prix fort, alors qu’un safranier doit donner du safran à son père.
3.2 Un label comme mesure de protection
Lors de l’assemblée générale de la Safranzunft de 1998, un membre propose de déposer une
demande d’appellation d’origine contrôlée, afin de protéger le nom du safran de Mund, ce que
l’assemblée accepte. Cette décision marque le début d’un long processus de reconnaissance qui
aboutit en 2004. Cet aboutissement est le résultat d’un processus de négociations et d’ajustements
sur le sens de cette culture non seulement au sein de la confrérie, mais aussi entre la confrérie et
les institutions intercantonale et fédérale. Le dispositif AOC implique d’une part des contrôles
externes encore problématiques pour les safraniers/-ères. D’autre part, la confrérie joue un
nouveau rôle d’intermédiaire dans la vente du safran sous le nom protégé de Safran de Mund.
3.2.1 Les principes d’un système marqueur de la différence
L’AOC est une notion qui s’est développée au cours du XXème siècle pour qualifier les produits
du terroir fabriqués de préférence à une petite échelle, pour les distinguer de la banalité des
produits agroalimentaires industriels et pour en protéger le nom. Dans l’optique de Jean-Pierre
1 Association suisse pour la promotion des AOC-IGP, 16 mars 2004
86
Warnier (cf. 2.5.2), l’AOC vise à re-personnaliser une marchandise, puisque ce système permet de
tracer le produit et de remonter jusqu’au producteur dont le nom figure sur l’étiquette. Cette
personnalisation vaut tant pour le producteur que pour le consommateur : le premier attache son
nom à la marchandise, le deuxième acquiert un objet désaliéné, il peut théoriquement connaître la
personne qui l’a produit.
Juridiquement, l’appellation AOC relève du droit de la propriété intellectuelle. Comme son nom
l’indique, elle a pour but de certifier au consommateur l’origine singulière du produit qu’il
achète : le nom correspond bien au lieu géographique affiché et à un mode de fabrication
particulier, le tout étant contrôlé de manière indépendante. La différence qu’établit la nomination
protégée permet aussi au produit d’occuper un espace commercial que ne peut occuper son
homologue industriel: une “ niche ” à couleur patrimoniale sur le marché des produits
agroalimentaires. Si les grandes entreprises ont les moyens de s’adapter aux “ tendances du
marché ” et aux goûts changeant des consommateurs, les professionnels des produits du terroir ont
cherché à établir un lien de confiance solide et durable avec les consommateurs en misant sur les
valeurs de la tradition, de l’authenticité et de la nature, et en acceptant de définir leur pratique et
d’être contrôlés pour cela.1
En Suisse comme en Europe, ce dispositif a intéressé d’abord des professionnels du vin, puis du
fromage et des produits carnés, et enfin ceux d’autres produits agroalimentaires. La démarche
AOC est à comprendre surtout dans une démarche globale de sauvegarde d’un patrimoine lié à
des savoir-faire inscrits dans un lieu défini (terroir), bien qu’elle soit aussi souvent comprise
comme un label de qualité supérieure.2
Le récent ouvrage de Dominique Barjolle et de Stéphane Boisseaux retrace l’histoire et fait la
synthèse de la question des AOC en Suisse. Les auteurs exposent notamment les principes de ce
dispositif qui reposent sur trois “ piliers ” : la protection juridique de la provenance géographique,
l’amélioration de la qualité des produits et la recherche d’une valeur ajoutée ancrée dans le
territoire.
“ Les produits AOC valorisent les ressources les plus spécifiques d’une région : relief, climat sols,
végétation, écosystèmes de microorganismes, races, variétés, savoir-faire, traditions, identités. La
région et ses habitants, en retour, profitent de la valeur économique et sociale générée par le produit.
Lorsqu’une démarche AOC se met en place, elle mobilise la région, lui apporte un regain de
dynamisme et une notoriété plus grande.”3
1 D’après Stéphane Boisseaux et Dominique Barjolle, 2004, p. 80 2 Stéphane Boisseaux et Dominique Barjolle, 2004, p. 48 3 Idem, pp. 49-50
87
Les “ groupements demandeurs ” d’une AOC présentent en effet la particularité d’allier au sein
d’une seule association les acteurs de professions différentes qui tournent autour d’un même
produit : producteurs, transformateurs, marchands, restaurateurs, etc. Une telle diversité se
retrouve en effet au sein de la confrérie. Selon les mêmes auteurs, une solidarité est ainsi créée et
les associations trouvent des appuis politiques aux niveaux communal et cantonal, alors que la
relation est plus distante avec la Confédération et les organisations “ faîtières.”1
Dans l’histoire du développement des AOC en Suisse, le vin a été le premier produit à faire l’objet
d’une réglementation cantonale sur la qualité, la désignation et l’appellation, tout d’abord à
Genève, puis en Valais. Ce dernier canton a ensuite joué un rôle de pionnier en mettant en place
son propre système2 visant à protéger des produits non viticoles dès 1993, alors qu’au niveau
fédéral, la législation tardait à se mettre en place. En 1992, la politique agricole fédérale s’était en
effet réorientée dans une logique écologique, économique de compétitivité et d’alignement au
marché européen. Le législateur a donc profité de la révision de la Loi fédérale sur l’agriculture
pour reconnaître tout d’abord le principe des AOC et des IGP (indication géographique protégée)
en 1996, et pour en établir les règles en 1997 dans une ordonnance élaborée par l’OFAG; cette
dernière définit le champ d’application des AOC et des IGP, les critères d’entrée dans le dispositif
et le parcours à suivre pour la reconnaissance de la dénomination ; autorité d’enregistrement des
AOC et des IGP, elle est assistée par la Commission fédérale des AOC et des IGP, qui examine et
préavise les demandes. La Confédération s’est dégagée des questions de contrôle et de
promotion : pour les contrôles, elle délègue la certification à des organismes privés, accrédités à la
norme ISO 65.3 En 1998, huit cantons créent l’Organisme intercantonal de certification (OIC),
actif dans les démarches de la plupart des AOC. Dans le domaine de la promotion, l’Association
pour la promotion des AOC-IGP voit le jour en 1999 sous l’impulsion de professionnels de
produits du terroir qui voient la nécessité de faire connaître ces nouvelles appellations aux
consommateurs et de les rendre plus visibles.4
1 Stéphane Boisseaux et Dominique Barjolle, 2004, p. 67 2 Système hybride combinant les principes du règlement européen de 1992 avec une implication de l’administration cantonale, comme pour les AOC viticoles suisses (Boisseaux et Barjolle, 2004, p.40) 3 Issu de l’organisme international de normalisation (ISO), “ le Guide ISO/CEI 65 établit les exigences générales auxquelles doit satisfaire toute tierce partie gérant un système de certification des produits pour être reconnue compétente et fiable. ” http://www.iso.org/iso/fr/comms-markets/conformity/iso 4 D’après Stéphane Boisseaux et Dominique Barjolle, 2004
88
3.2.2 Protéger le nom avant tout
L’AOC Munder Safran s’inscrit dans la dynamique du développement des AOC en Valais et en
Suisse. Cependant, cette appellation présente des aspects peu typiques, car la motivation de la
demande d’enregistrement de l’appellation1 ne correspond qu’en partie aux principes évoqués
précédemment ; néanmoins, cette appellation répond tout à fait aux critères d’appartenance au
système. La raison première invoquée par les producteurs de Mund pour justifier la demande
d’AOC est avant tout de protéger le nom “ Safran de Mund ” face à ceux qui l’utiliseraient
abusivement. La preuve de provenance que représente l’AOC constitue ainsi la valeur
fondamentale de l’appellation :
“ La seule vraie bonne chose avec l’AOC, c’est qu’on sait d’où ça vient.”2
L’Association suisse pour la promotion des AOC-IGP écrit pour sa part :
“ Les cultivateurs n’ont aucune peine à écouler leur production. Rares sont ceux d’ailleurs qui
trouvent encore des créneaux pour acheter du safran de Mund ! Pour les producteurs, l’AOC ne vise
donc pas à valoriser leur épice sur les marchés, mais bien à la protéger.”3
Les marchés en questions se situent dans l’hôtellerie et la restauration, domaine dans lequel les
safraniers/-ères situent l’utilisation abusive du nom et la perçoivent comme une concurrence. La
compétition ne consiste donc pas à trouver de nouveaux clients pour écouler davantage de
marchandise, mais à s’assurer l’exclusivité de l’usage du nom.
“ Des hôtels ont commencé à faire du risotto au safran de Mund et ça n’en était pas ! Seulement du
safran en poudre d’Iran, de Grèce et d’Espagne. C’est ça notre concurrence : ils utilisent notre
nom pour leur publicité à la clientèle, dans les environs, à Brig ou même à Zürich, Lucerne.”4
Outre la protection du nom, l’AOC signifie aussi pour les safraniers/-ères le droit de contrôler la
provenance du safran de ces établissements.
“ On peut contrôler si c’est du Mundersafran. Nous avons le droit, mais il faut payer au canton. Le
canton ou Berne nous ont donné la protection AOC, mais ça va plus loin que le canton, et ils
peuvent faire des contrôles au hasard.”5
L’AOC permet aussi de poursuivre, voire de sanctionner ces pratiques désormais illicites. Ce
discours synthétise les avantages que les safraniers/-ères voient dans l’AOC :
1 Voir annexe 6 2 Daniel Jeitziner, 26 mai 2004 3 Association suisse pour la promotion des AOC-IGP, 16 mars 2004 4 Erwin Jossen, 24 mai 2004 5 Idem
89
“ L’AOC, c’est pour la protection, nous voulons protéger le Mundersafran : à Brig ou partout, il y a
sur la carte du risotto au safran de Mund, (et si ce n’est pas vrai) on n’a pas de droit là-contre.
Mais maintenant, si c’est mis Mundersafran, on peut leur demander, contrôler à qui ils l’ont acheté,
on peut connaître le chemin, la trace. Et s’ils n’ont pas le droit, on peut les amender de CHFrs
500.- ou 1000.-, c’est égal. Comme ça, c’est prouvé par un document qu’ils ont acheté du
Mundersafran. Car il a du safran importé d’Espagne, peu importe d’où… c’est un peu un marketing
du Mundersafran.”1
3.2.3 Contrôler et être contrôlé
Cependant, protéger le nom et obtenir le droit de contrôler ou de faire contrôler des utilisateurs
illégitimes du nom implique une double contrainte : celle d’être contrôlé soi-même et d’en
assumer le financement. La démarche AOC représente non seulement un investissement préalable
en temps et en énergie pour des demandeurs, mais aussi des coûts annuels pour contrôler le
respect du cahier des charges2 du produit. En effet, une fois l’AOC obtenue, le safran et les
pratiques des producteurs/-trices doivent être régulièrement contrôlées par des agents extérieurs
qui ne travaillent pas gratuitement. Ainsi, un doute subsiste parmi les producteurs/-trices quant à
la nécessité d’une telle appellation, car le faible volume de récolte peine à couvrir les coûts de la
certification. Pour la même raison, un membre de la Commission fédérale des AOC et des IGP
estime que le safran de Mund représente un cas “ à la limite de la taille minimum ” requise pour
justifier son entrée dans le dispositif.3 Des solutions sont cherchées de part et d’autre : pour le
maître de la confrérie, les contrôles pourraient être payés par une augmentation du prix de l’épice
de deux ou trois francs, supplément qui alimenterait une caisse ad hoc. Frédéric Brand, de
l’OFAG, ne manque pas non plus d’idées pour résoudre ce problème (cf. 2.4.1).
Il semble que l’OIC ait certaines difficultés à faire admettre aux producteurs/-trices
l’indépendance des contrôles et leur mise en pratique. Hormis des raisons purement financières, il
est aussi envisageable que la résistance aux contrôles vienne du fait que des agents venus
d’ailleurs ont désormais un droit de regard et de jugement sur un objet considéré d’une part
comme relevant d’abord de la sphère privée, et d’autre part que la collectivité de Mund tend à
sacraliser. Mais pour le maître de la confrérie,
“ Le safran vendu en point de vente doit être inscrit avec l’AOC, c’est clair (…) Si je te donne un
gramme, il n’y a pas de problème, pour un privé, mais pour un restaurant, il faut l’AOC.”4
1 Erwin Pfaffen, 27 mai 2004 2 Voir annexe 5 3 Marc Treboux, chimiste cantonal de Neuchâtel, communication personnelle, 19 mai 2004. 4 Daniel Jeitziner, 26 mai 2004
90
Ainsi, les contrôles ne s’appliquent qu’au safran entrant dans le domaine public, par exemple les
restaurants.
Un certain “ self-control ”
Au moment de l’assemblée générale de 2004, la tâche de vérification du produit était dévolue à
une commission de taxation interne à la confrérie et composée de trois membres : un producteur
pharmacien de profession et initiateur du processus de demande d’AOC (président de cette
commission), un membre non-producteur, et le maître de la confrérie. Pour ce dernier, cette
manière de faire n’est qu’un premier pas, le second consistant à se conformer au principe du
contrôle indépendant.
Du côté du dispositif AOC et de l’ordonnance fédérale en la matière, bien que l’indépendance des
contrôles paraisse à première vue une des deux “ spécificités essentielles ”1 du système, les choses
semblent plus complexes et floues dans la pratique: premièrement, précisant la signification et la
fonction du “ groupement demandeur ” lors d’une procédure de demande AOC, Boisseaux et
Barjolle notent que
“ le groupement demandeur, constitué le plus souvent en association, représente tous les
professionnels impliqués dans la fabrication du produit […] ; selon les cas, il peut être chargé par
les professionnels de gérer le contrôle de la traçabilité et de la qualité, le test gustatif final du
produit ou le marketing.”2
Une double casquette (producteur et gestionnaire de contrôle) semble donc admise, ce qui pourrait
correspondre aux producteurs de Mund.3 Deuxièmement, le cahier des charges du safran n’est pas
non plus extrêmement précis quant à la question de l’indépendance des contrôleurs : la notion de
contrôle apparaît dans la section intitulée “ Contrôle du produit fini ” et dans son premier article
(12) qui stipule les critères de taxation du produit ; l’article 13 nous apprend sans plus de
précision que “ la commission de taxation est désignée par le groupement demandeur.”
Néanmoins, le dernier article (16) précise le nom et le rôle de l’organisme de certification, en
l’occurrence l’OIC : on y apprend l’existence d’un “ manuel de contrôle du Munder Safran ”
établi par l’OIC et la Safranzunft et stipulant les “ exigences minimales en matière de contrôle.”4
Aujourd’hui (2005), il semble que l’OIC ne peut encore exercer le “ contrôle neutre et
1 Soit : l’obligation de contrôle indépendant par un organisme accrédité et la dégustation régulière des produits. (Stéphane Boisseaux et Dominique Barjolle, 2004, p. 31) 2 Stéphane Boisseaux et Dominique Barjolle, 2004, pp. 27-28 3 Bien que dans leur cas, ils se considèrent plutôt comme amateurs, les seuls professionnels pouvant être identifiés dans la filière étant les restaurateurs. 4 Pour les quatre dernières citations, voir plus en détail le cahier des charges en annexe
91
indépendant ”1 idéal, puisque la commission de taxation est toujours interne à la confrérie ;
cependant, afin de ne pas bloquer le processus, les acteurs doivent chercher des solutions
provisoires dans la pratique :
“ Tout n’est pas encore en ordre avec l’OIC. Nous conduisons nous-mêmes la taxation du safran,
bien entendu sous la surveillance de l’OIC.”2
3.2.4 Le prestige d’une rareté
Le safran est loin de constituer la principale ressource des producteurs/-trices de Mund, qui disent
pratiquer cette culture d’abord par plaisir et ne se considèrent pas comme des professionnels/-les,
mais d’abord comme des amis/-es du safran. Ils/elles le cultivent pour perpétuer une tradition
unique en Suisse, ce qui leur apporte un certain prestige. Leur position d’amateur/-trice les
différencie de la plupart des utilisateurs/-trices d’autres AOC, décrits par Stéphane Boisseaux et
Dominique Barjolle comme des artisans/-nes professionnels/-les. Ces derniers/-ères font usage de
l’AOC notamment dans le but de valoriser leurs produits sur les marchés et de les écouler dans le
nouveau créneau des produits du terroir pour couvrir des coûts de production supérieurs à ceux de
la grande industrie concurrente. Comme nous l’avons vu, tel n’est pas le souci des safraniers/-ères
de Mund qui n’ont pas besoin de chercher de nouveaux débouchés à leur produit. Cependant,
l’idée de valorisation n’est pas absente de leur motivation, et ce d’autant plus qu’ils/elles parlent
de “ concurrence ” et de “ marketing ” dans leur discours. Mais c’est surtout une valeur culturelle
qu’il s’agit de défendre - elle vaut d’autant plus qu’elle est rare - et c’est cette rareté que le
dispositif AOC est à même de protéger. D’un point de vue commercial, en relation à la quantité de
safran importé en Suisse, la production de Mund est quantitativement insignifiante, mais c’est
justement ce qui lui donne un sens, car cette production de trois kilogrammes persiste face aux
8535 kilogrammes importés en Suisse.3
Bien que rare, le safran de Mund est néanmoins connu dans la région depuis longtemps ;
l’articulation d’une réputation préalable régionale et de la rareté a amené à une utilisation abusive
du nom par quelque restaurant. Ce n’est donc pas tant l’AOC qui promeut la notoriété du safran
de Mund, mais c’est plutôt parce qu’il jouissait déjà d’une certaine réputation que l’AOC a été
demandée. Le nom, auquel se rajoute le label AOC, est désormais protégé contre des usages
abusifs et la réputation de cette épice s’en trouve renforcée, ce qui constitue une opération de
marketing, mais dans le sens d’en assurer un prestige déjà acquis, en le renforçant par des “ lettres
1 Voir annexe 7 2 Daniel Jeitziner, courriel du 2 octobre 2005 3 Chiffre de la direction générale des douanes à Berne pour l’année 2004 (Marco Vecchioli, courriel du 7 octobre 2005)
92
de noblesse ”1, et non de lui trouver de nouveaux débouchés. Le label “ permet de renforcer les
mécanismes de reconnaissance : en devenant AOC, on entre dans le cercle restreint de produits
prestigieux, bien identifiés par une petite partie des consommateurs.”2 Le prestige rejaillit par
ailleurs non seulement sur les producteurs, leur famille, leurs amis et la région, mais aussi en
quelque sorte sur ces derniers consommateurs, happy few3 très bien informés.
3.2.5 Un nouveau rôle pour la confrérie
La démarche AOC implique une redéfinition du rôle de la Safranzunft. Si la confrérie a toujours
pour but de conserver la culture du safran entre amis, elle doit aujourd’hui gérer l’octroi du label
Munder Safran aux producteurs. Le contrôle de la qualité de l’épice par la commission de taxation
est devenu un passage obligé pour avoir le droit de vendre son épice sous ce nom. La confrérie est
ainsi devenue un intermédiaire entre les safraniers/-ères et les institutions cantonales et fédérales,
avec pour pouvoir celui d’octroyer ou non le droit de vendre le safran sous ce nom. Ainsi, cette
nouvelle position diffère passablement de celle qui consistait à laisser à chacun “ faire ce qu’il
veut de son safran ” : pouvoir vendre du Munder Safran, bien culturel commun à tous les Mundini
et désormais formellement défini, est devenue une affaire collective, et le droit d’usage de ce nom
est désormais contrôlé par la Safranzunft, laquelle est elle-même soumise au contrôle de l’OIC.
Avec cet organisme, la confrérie devient dès lors garante des qualités du produit à l’égard du
public. Mais ce changement de rôle concerne-t-il directement tous les producteurs ?
Selon le maître de la confrérie, seulement 19 safraniers (soit environ un sixième) ont fait contrôler
leur récolte, mais ils possèdent 70% de la surface cultivée. Cela indique en passant que les
safranières sont inégalement réparties, mais surtout que seuls les plus “ grands propriétaires ”,
toutes proportions gardées, seraient intéressés par la vente de l’épice sous label. Il est en effet
logique que dans le cadre d’une production domestique où les surplus deviennent marchandise,
ceux qui possèdent le plus de surface cultivée ont davantage de safran à vendre. Par conséquent, il
semblerait que la majorité des safraniers/-ères ne fait pas circuler le safran par le canal marchand,
se passe de l’AOC et reste à l’écart des contrôles, peu concernée par le nouveau rôle de la
confrérie. Une telle attitude supposée est purement spéculative de ma part, et seule une nouvelle
enquête auprès des intéressés pourrait le confirmer. En effet, il ne faut pas oublier que les récoltes
sont en partie aléatoires et que celui qui a de quoi vendre cette année et se soumet au contrôle ne
le fera peut-être pas l’année prochaine. D’autre part, la tâche de contrôle du safran que la confrérie
1 Stéphane Boisseaux et Dominique Barjolle, 2004, p. 63 2 Idem, 2004, p. 63
3 J’emprunte encore cette expression très parlante à Stéphane Boisseaux et Dominique Barjolle
93
assume actuellement devrait être provisoire, puisque à terme le contrôle devra être entièrement
effectué par des agents extérieurs pour être crédible; néanmoins, elle restera toujours l’instance
intermédiaire entre les safraniers/-ères et l’Etat en matière d’AOC.
Enfin, si le safran peut être considéré comme l’objet central de la confrérie, ce qui lui donne son
sens et sa cohésion : quel peut être l’impact de l’AOC dans ce sens, vu son usage différentiel de la
part des confrères et le changement de rôle de la confrérie qu’elle implique? Autour d’une AOC
comme le Gruyère, il semble que l’appellation motive les professionnels à se rassembler. Mais, en
est-il de même pour un groupe d’amateurs déjà lié sous le signe de l’amitié autour d’un objet, et
qui doit maintenant resituer son rôle en rapport à l’AOC, nouvel élément construit autour du
safran ? Si je tiens compte de certains antagonismes individuels exprimés lors de mon terrain, une
vision d’abord pessimiste se dessine quant à la cohésion de la confrérie. Néanmoins, le gain de
reconnaissance et de prestige que l’AOC apporte à ses membres et à la commune de Mund dans
son ensemble sont aussi des facteurs de cohésion sociale non négligeables.
4 Conclusion
Pour finaliser ce travail, j’aimerais revenir sur les éléments qui me paraissent les plus saillants
dans la construction sociale de l’objet safran. Un des moteurs de sa relance à Mund est sous-tendu
par la forte inclination que nos sociétés portent à la conservation. Celle de la culture du safran
correspond à la reconnaissance - qui a progressé à mesure qu’elle disparaissait - de cette pratique
comme un élément de la configuration culturelle locale digne d’un intérêt particulier. Morceau
culturel de choix, le safran de Mund est ainsi entré dans la tradition et a entamé une nouvelle et
prometteuse carrière de bien culturel : un musée du safran est en projet à Mund.
Ce nouveau statut est légitimé fondamentalement par l’ancienneté de la pratique : ses origines ont
été l’objet d’un investissement dans des recherches s’orientant vers le passé, les archives,
l’histoire locale et la légende, qui balancent entre l’ici et l’ailleurs - avec la figure médiatrice du
mercenaire qui serait rentré au pays avec un bulbe de safran dans sa poche - mais où se mêlent
aussi la terre de Mund et le divin. Dans tous les cas, l’explication de l’origine fait intervenir des
éléments exogènes (l’ailleurs et le divin) et endogènes (l’enfant du pays et la terre), qui illustrent
la migration du safran, son passage d’un endroit à l’autre ; mais, ce qui importe aux acteurs/trices
c’est que, d’où qu’il vienne, le safran appartient à Mund. Son “ voyage ” et l’appropriation dont il
a été l’objet font partie de leur histoire.
L’idée de conservation d’un objet comprend celle d’une permanence illusoire et de sa continuité
dans le temps, mais des événements ponctuent ce temps et marquent l’objet, comme la
94
construction de la route, la fondation de la confrérie et la “ labélisation ” AOC du safran. Le
processus de conservation implique donc une série de traitements de la culture du safran qui
perdure, mais sous une forme partiellement modifiée. Ainsi, partant des savoir-faire et des
connaissances des anciens, les safraniers/-ères expérimentent et adaptent les pratiques au nouveau
contexte social et économique dans lequel ils se situent, car ils/elles ne vivent plus de
l’agriculture. Cependant, ils/elles sont, en grande majorité, issus de familles autrefois paysannes
qui ont conservé la propriété des parcelles et l’ont transmise en héritage à leurs descendants. La
culture du safran est ainsi devenue un loisir qui permet à ses pratiquants/-es d’une part d’honorer
en quelque sorte cet héritage, de perpétuer, dans une certaine mesure et tel un vestige, une part
d’un mode de vie d’autrefois que Friedl avait déjà observé chez des ouvriers-paysans, et où le
travail manuel reste une valeur et une pratique observable. D’autre part, cette pratique est pensée
comme une manière d’être en contact avec la nature et comme un plaisir de jardiner.
L’objet technique lui-même, le safran en brins, a été redéfini (particularisé et différencié des
autres safrans) et re-localisé. Alors qu’il était autrefois vendu à l’extérieur, il faut aujourd’hui
monter à Mund pour y goûter cette épice qui colore des plats toujours plus variés. Symbole de
richesse, le safran est devenu l’élément phare de la culture du village, son emblème, la part la plus
en vue de son identité et de son patrimoine.
Le processus de reconnaissance culturelle dans lequel s’insère la relance du safran dans ce village
de montagne, pourrait par ailleurs être considéré dans le contexte de la “ patrimonialisation ” de la
région, car Mund se trouve dans la zone Jungfrau-Aletsch, protégée par l’UNESCO. Cela ouvre
une fenêtre de recherche dans le domaine de la protection des paysages qui, sortant de l’objet de
mon étude, n’a pas été explorée.
Les safraniers/-ères entretiennent ainsi un rapport ambivalent avec cette plante, car ils sont en
quelque sorte devenus les gardiens prestigieux et responsables d’une plante considérée comme
rare, et que le nouveau statut culturel a transformé en bien collectif. Cela donne une place à part
au safran, mais aussi aux safraniers/-ères, pour qui les profits financiers personnels et
occasionnels qu’elle peut procurer sont problématiques, car l’échange du sacré - dont le safran est
partiellement empreint - contre de l’argent est moralement peu acceptable. Cette problématique
structure donc les comportements entre le discours (« c’est un loisir gratuit ») et la pratique qui
montre qu’une grande partie du safran est commercialisée.
Vu sous un autre angle, la part sacrée du safran n’est en fait qu’une petite facette de cette épice
qui circule au sein des familles et des amis, et des restaurants. En ce sens et à l’instar d’autres
produits locaux, le safran participe à l’entretien des réseaux locaux, familiaux et amicaux, car il
95
est ce qui lie le donateur au donataire, le vendeur à l’acheteur : il lubrifie ainsi les rouages
sociaux, si je puis me permettre cette métaphore mécanique.
L’ébauche de ces réseaux amicaux, familiaux et commerciaux montre à première vue une
superposition partielle. La norme, l’ordre établi, est que le safran circule d’abord “ entre nous ”,
les amis et la famille, et ensuite seulement, il peut devenir une marchandise pour touristes à
travers “ nos ” restaurants. Ainsi, le safran est aussi destiné au consommateur extérieur à Mund.
L’augmentation de la production, bien que toujours très modeste, a donc contribué au
développement des réseaux orientés vers le commerce. Il reste à étudier plus à fond
l’enchevêtrement des réseaux familiaux, amicaux et commerciaux et comment les réseaux de ces
établissements cohabitent dans un équilibre apparent. Dans ce sens, il ne faudrait pas négliger une
certaine concurrence et des alliances déjà observables, liées à l’ancienneté des établissements
commerciaux.
La conservation du safran a aussi été rendue possible par la constitution d’une communauté locale
de pratique dont la Safranzunft ne représente que la part institutionnelle. Ses membres
interagissent autour de l’objet à conserver, avec, temporairement, des agents plus hétérogènes
provenant du canton du Valais ou de la Confédération. Ces interactions, ayant pour but de
protéger et de faire reconnaître la culture du safran à un plus haut niveau que celui de la
commune, ont débouché sur l’enregistrement du label AOC pour ce safran. L’Etat a ainsi été
sollicité pour jouer son rôle de protecteur, et la tradition a permis de légitimer cette protection. Ce
dernier processus a impliqué une formalisation des pratiques, mais il a aussi provoqué une
modification du rôle de la confrérie, qui a maintenant une position d’intermédiaire entre les
safraniers/-ères et l’Etat. Il faudrait encore se pencher sur le fonctionnement de cette AOC à
moyen terme, pour voir si elle a des répercussions sur les relations que les membres de la
confrérie entretiennent entre eux. La Safranzunft est désormais garante de la qualité du safran
vendu comme Safran de Mund, elle joue un rôle de contrôleur de la marchandise, qui est nouveau
pour elle et pour les safraniers/-ères, ce qui a pu provoquer quelques “ remous ”, c’est-à-dire des
oppositions ou des contestations, motivant une négociation quant au sens de cette pratique. En
tenant compte de points de vue individuels divergents exprimés lors de mon terrain, une vision
tout d’abord pessimiste s’est dessinée dans mon esprit quant à la cohésion de la confrérie dans le
futur. Cependant, en prenant du recul pour analyser les faits dans leur ensemble et mesurer la
distance qui apparaît souvent entre les discours et les comportements observables, il apparaît que
les acteurs agissent de manière positive pour chercher des solutions aux situations nouvelles qui se
présentent. Si l’AOC change les attributions de la confrérie, implique un nouveau rôle à intégrer à
son fonctionnement et un coût financier à payer, il faut aussi compter sur les bénéfices que
l’appellation représente pour les safraniers/-ères : une protection de l’identité de leur produit, une
96
reconnaissance de leur pratique et un prestige que tous les membres partagent. Elle s’ajoute à une
certaine noblesse symboliquement attribuée à cette plante et qui rejaillit sur ceux qui la cultivent.
97
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103
Annexes
104
Annexe 1
Cartes et plans
Carte de la Suisse. Echelle : 1 : 2 250 000 (Source : Dierke Weltatlas Schweiz, 1998, Zürich : sabe Verlag SA) Rectangle blanc : zone de la carte régionale
105
Carte régionale. Echelle : 1 : 100 000 (Source : Bundesamt für Landeskartogarphie)
106
Plan des communes de Mund et Birgisch (Source : Ortsplan Brig-Glis/Naters/Birgisch/Bitsch/Mund/Ried-Brig/Termen)
Plan des safranières (Source : Erwin Jossen 2004)
107
Annexe 2
(Source: Erwin Jossen 1989)
108
(Source: Erwin Jossen, 1989)
109
Annexe 3
La plante en or
Eufrasie vivait seule dans sa maison de Mund. Un soir, elle entendit du bruit dans son jardin et
pensa qu’un voleur lui volait des patates. Elle sortit pour l’effrayer, mais ne le trouvant pas, elle
décida alors de creuser un piège. A minuit, le trou était profond et elle vit briller quelque chose :
c’était de l’or. Elle ne dit rien à personne, mais se fit faire des dents en or et en remplit la banque
nationale suisse.
Un jour, le filon se tarit. Elle jura alors en invoquant le diable : “ Que le diable m’emporte si je ne
trouve pas d’or ! ” Il lui apparut dans un fracas de tonnerre et d’éclairs et lui promit une mine d’or
en échange de son âme. Elle pensa qu’il était stupide et ignorant, car les femmes n’ont pas d’âme,
et accepta le marché. Mais elle avait peur et s’en remit au prêtre qui lui promit de venir bénir son
terrain un de ces jours. Cependant, lorsque la procession arriva chez elle, il était trop tard, car elle
était déjà morte. Le prêtre bénit néanmoins le terrain, puis les villageois creusèrent la mine sans
rien trouver. Mais il poussait des fleurs jaunes qu’une femme utilisa comme épice, et bientôt, la
clientèle s’élargit en Europe pour cette plante rare et dorée.
Il y avait un groupe de clients valaisans du parti démocrate qui, toutes les semaines, mangeaient
un riz au safran en discutant politique. Cependant, on remarqua que pour les membres du parti, le
coût était trop cher, alors des injures volèrent comme flèches empoisonnées. Du reste, le risotto du
parti fut plus tard interdit par la police avant des élections importantes. Certains déposèrent plainte
pour atteinte à l’honneur, mais la haute cour ne put résoudre l’affaire, on lui avait donné “ une
noix trop dure à casser ”.
Aujourd’hui, la mine d’or est fermée et comblée, mais beaucoup de Valaisans sont convaincus
que sous le safran, il y a de l’or. Et si l’or n’a pas disparu, un chercheur empressé le trouvera
encore aujourd’hui.
(Source : Adolf Fuchs in Erwin Jossen 2004. Résumé et traduit par l’auteur)
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Annexe 4
Extrait d’un entretien avec Alfred Imstepf, 90 ans
Jeudi 27 mai, 14h. Beau temps. Il me reçoit dans sa cuisine. M.J.C. ich habe einge Fragen über Safran, wie ihr bebuwet (wie er aufgepflanzt wird, oder wie, ja?), ya, und über die Safranzunft (A.I.Safranzunft, doch, ahahah !), und einige Frage, wie sagt man : generale. Ja. Hans-Joseph Hutter hat mir gseit, dass ihr in 1979 noch Safran bebuwet heit, (A.I. jaja) und euh…seit 17 bebuwet ihr Safran (A.I.seit wann?) seit wann (A.I. seit wann pflanze?) ja ? A. I. ich? ja. Das haben sie schon meine Eltern gepflantzt und ich habe das von ihnen übernommen ungefähr eine Flache von 100 quadratmeter habe ich das nit gross, und seiter habe das immer so weitergepflantzt. M.J.C. und heute, hittu, wie sagt man? A.I. ahaha! de. was hat er der Hutter Hans-Josi gesagt? M.J.C. er het mir gseit, dass Sie eine noch Safranbebaut hat, und dass sie wissen, sie waren die einzige zu wissen wie zu machen. A.I. ja, ja. Der Hutter könnte es besser erklären, wil er jetzt ist junger isch als ich, und (M.J.C. ja, er hat mir gseit) aber er hat keine Zeit (ja, ja, er het Zeit) ah ! ja, auf der Rede( ?) (ja, viele rede, ahahah !) ahahha ! M.J.C. so, sie haben von ihre Eltern gelernt Safran zu bebauen?(A.I. ja, ja,ja) und sie waren ein Bauer, oder? A.I. meine Eltern, ja, aber nit ( ?) einen kleinen Bauerbetrieb betrieben und ich war in jungen Jahre habe ich auch mitgearbeitet , aber nacher ich habe in der Lonza gearbeitet und habe ich keine Landwirtschaft mehr betrieben, ausser jetzt diese 100 quadratmeter wo ich Safran pflanze, das ist alles was ich bet… ich habe schon mehr Landwirtschaft, aber das habe ich leider vermietet, also für andere, jaja…. und sonst ich habe immer, ich habe 37 Jahren in der Lonza gearbeitet , und bis zum ’65 stehen alten vi Jahr (?), ja. M.J.C. und habe hier ein Plan in der Gemeinde gegeben. Können sie mir zeigen wo sie ihre Acker haben? A.I. habe nich schon die neue bee (?) obene z’oberstehen .. das isch der Wanderig….. Kummege ga…….wa ich ? Safran das isch nit ganz genau sage…….wahrscheinlich….wahrscheinlich…………………………………..isch das sie Strasse ?…………………………………….(M.J.C. ihr heit eine Acker oder viel), ja ein Acker……..Kreuz, hier isch Kreuz, ……………………wie wötsch d’tiere(?) (M.J.C. ja, aber der ist nicht so wichtig, wenn sie nicht finden)… M.J.C. ich habe mit Daniel Jetziner gesprochen, und er het mir gseit dass ihr Acker her , aber er hat kein Safran dort, aber dort er hat ein, und Otto Schnydrig von Salwald, sind dort, und die von Otto Schnydrig der Präsident der Geemeinde war sind . A.I. aber die habe unter der Strass (M.J.C. ihre Acker sind unter der Strasse?) nene, meine Acker sind her alle obersch, hier, und hier…. hier der Fussweg war gegen Wartfluh geht, hier, unter der Kierser (?) abgeht. Und, Bruderkreuz isch…..ich soll sagen verlier, 30-40 meter der Weg ab nacher ga da ob der tramp… und das isch, das muss, das muss, und da isch der Brüni da la (?)..ein Moment, habe ich auch einen Plan…… Se déplace et va chercher son classeur dans la pièce voisine. M.J.C. kann ich helfen ?
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A.I. also ischt ein Plan von wann wir Safranzunft gegründet haben. und da sind die ersten (? hellen…. M.J.C. und wo ist das Dorf? hier? ah, dorf Mund, das ist oben, (hier oben)ah, ja A.I. das isch genau gliich nin (?)…………………………. der 40a, das isch ? hier, also, die Hutter (?unter?) het helfte das da.. und da oben isch der Hutter (ahja?) jaa!ahahah!.das war eigentlich eine Parzelle und nacher der ihrer Verteilung aber wie isch viel, aber sie sie Hand die erster halte die erster und ich habe sie dann von einem Kollegen oder, diese kommen hat angekauft, und wir hatten meine Eltern hatten hier unter der Strasse in der Richtung hatten wir eine Parzelle, aber sie war nächste in der Bau der Strass, isch die in die Strasse (ein Problem?) jaa……………………………………………………… M.J.C. und was machten sie mit dem Safran? was haben sie mit ihrem Safran gemacht? zu kochen oder? A.I. in grosse Teile zu verkaufen. so ein wenig für Selbstverbrauch, und man hat auch die Angehörigen seinen euh… von der Frau gekennen oder geschricht (?)?? abgegeben oder. M.J.C. und was kochen sie mit dem Safran? A.I. Riis, Reis, Safran reis, oder Safranbrot (zu Hause, oder) ne, ne in der Bäckerei, eine von meiner Fraue, ein Bruder, der Bruder hatte hier eine Bäckerei, und der hat dann Safranbrot gebock, ja. Oder jetzt ischt die Bäckerei unnana in Gliis. In Gliis einer Ma ? nemet, da isch da oben einer hier von Mund dob ( ?) Bäcker, der weiss er noch ( ???) d’Safranbrot. M.J.C. jaa, ich habe schon gegessen (ah? ahahhaha!) ah, das ist seht gut (ahahha!). Ich habe Brot gegessen, Riis und ein Schnaps bei der Hutter, ein Schnaps mit Safran (ahahha!) A.I. hit die Jage sag mal (???) ? wo noch der Parzellen hat er, und euh, aber nicht mehr gepflantzt wurden oder. nacher mit dem ersten Safranzunft wo anasiel(?) haüpferlich die Mitglieder von der Safranzunft.
Range le plan
M.-J. und ihre Kinder bebauen Safran ? A.I. ich habe doch, habe vier Kinder, drei Söhne und ei Techter. Die Söhne, die schaffen in Bern, teipunt(?), und… eine ist auch in Bern, oder eine isch jebe mitisch ab in der, in Hotel (?oten) in Fisch gesellt kara (?) isch oder da. Das isch alles ana (?) auf der Landwirtschaft oder wenn Safran pflanz sind meine eheh (montre ses jambs) sicher nicht fertig, also, die Söhne die kommen heute und meinen Acker umhauen , das ?? im Auguscht, sie kommen heute nacht, und die Frau, die Tochter, wenn Safran blüten, die sie holen. Ich werde hier dem ?? auspflücken. (Nota bene: les points d’interrogation qui foisonnent entre parenthèse marquent mes difficultés de compréhension à l’écoute de l’enregistrement.)
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Annexe 5
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Annexe 6
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Annexe 7
CONTRÔLES ET CERTIFICATION DES AOC - IGP
L’utilisation d’une Appellation d’origine contrôlée (AOC) ou d’une Indication géographique protégée (IGP) n’est possible que si le produit respecte les exigences du cahier des charges. Pour que ce cahier des charges soit crédible, il est nécessaire qu’un organisme neutre et indépendant (organisme de certification) contrôle que les conditions de production, de transformation et d’élaboration fixées dans ce cahier soient véritablement respectées (art. 18 de l’Ordonnance sur les AOC et les IGP). Les principes de ces contrôles sont définis dans l'Ordonnance RS 910.124 du DFE (Département Fédéral de l'Économie) du 11 juin 1999 sur le contrôle des AOP et des IGP.
Garanties que doivent offrir les contrôles
• Le respect du processus de production (conditions et modes de fabrication)
• La traçabilité du produit (la provenance de chaque AOC ou IGP doit être connue)
• La surveillance de tous les produits portant l’AOC ou l’IGP (l’AOC et l’IGP ne doit pas pouvoir être utilisée par des produits qui seraient en dehors du système de contrôle)
• La typicité du produit
Types de contrôles effectués
• Inspections régulières sur les sites de production pour vérifier les conditions de production
• Analyses physico-chimiques des produits pour contrôler leur composition
• Évaluations organoleptiques (dégustations) annuelles pour vérifier le goût typique des produits de chaque unité de production
• Examens des comptabilités pour vérifier la bonne gestion des entreprise
L’inspection des sites de production doit avoir lieu à l’improviste au moins tous les deux ans (exigence minimum de l’ordonnance sur le contrôle des AOC et des IGP). Dans la pratique, ces contrôles ont lieu plus souvent.
Organismes de certification
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La responsabilité des contrôles est confiée à des organismes de certification neutres et indépendants choisis par les groupements demandeurs. Ces organismes de certification doivent se conformer à la norme européenne EN 45011, qui s’insère dans la série des normes ISO mises en place par les pays de l’Union Européenne, la Suisse, la Norvège et l’Islande. Les organismes de certification sont accrédités en Suisse par l'Office fédéral de métrologie et d'accréditation, sur des critères d'indépendance, d'impartialité et de compétence.
L’organisme de certification choisi pour un produit doit avoir une vision d’ensemble de la filière AOC ou IGP. Il met en place les contrôles prévus afin que toutes les étapes de la production et de la fabrication soient inspectées. Il doit être en mesure de certifier que le produit AOC ou IGP est entièrement conforme à son cahier des charges. S’il observe que certaines exigences ne sont pas respectées, il peut retirer à une entreprise ou un producteur le droit d’utiliser la dénomination protégée.
Pour garantir le sérieux du dispositif, les contrôles sont placés sous la haute surveillance du Service d'Accréditation Suisse et de l'Office Fédéral de l’Agriculture (OFAG) qui donnent leur accord à la mise en place du système de contrôle de chaque produit et qui vérifient régulièrement son application.
Il existe plusieurs organismes de contrôles habilités à certifier les AOC et les IGP. L’Organisme Intercantonal de Certification (OIC), composé de plusieurs cantons, est spécialisé dans la certification des produits AOC et IGP. Son fonctionnement étant soutenu par les cantons, il offre des services performants et avantageux (Adresse: Office Intercantonal de Certification (OIC), Jordils 3, Case postale 128, 1000 Lausanne 6). ProCert est également accrédité pour contrôler la production, la transformation et l'élaboration des appellations d'origine et des indications géographiques (ProCert, organisme de certification, Thunstrasse 17 3000 Bern 6). L’Office fédéral de l’agriculture peut aussi reconnaître des organismes de certification étrangers pour autant qu’ils répondent aux qualifications exigées en Suisse.
Les Appellations d’origine contrôlées et les Indications géographiques protégées sont des produits rigoureusement
contrôlés.
(Source : http//www.aoc-igp.ch/ver-fr/infos/control.htm 13 janvier 2006)