Dynamique de champ et « événements - UMR 7305 · l’a dit : Norbert Elias, en 1933, avait été...

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Dynamique de champ et « événements » Le projet intellectuel de Norbert Elias (1930-1945) 1 Marc Joly En quoi la position particulière de Norbert Elias dans le milieu universitaire de Francfort avant 1933, au carre- four de la sociologie, de l’histoire et de la psychologie, l’a-t-elle conduit aux thèses originales développées dans Über den Prozess der Zivilisation 2  ? Et dans quelle mesure 1. Le présent texte – qui constitue une version remaniée et augmentée de l’article initialement paru dans Vingtième siècle doit beaucoup à une recherche menée pendant plusieurs mois dans les archives Norbert Elias à Marbach (au Deustches Litera- turarchiv-DLA), grâce à deux bourses attribuées par le Centre interdisciplinaire d’études et de recherches sur l’Allemagne (CIERA) et la Fondation Norbert Elias (conjointement avec le DLA), que nous remercions. Nos remerciements s’adressent également à Domi- nique Schnapper, qui nous a autorisé l’accès aux archives Raymond Aron (conservées au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France), et à la Wellcome Library. L’ensemble des documents cités ont été traduits de l’allemand et de l’anglais par nos soins. 2. Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation : soziogene- tische und psychogenetische Untersuchungen, t. I : Wandlungen des Dynamique de champ et « événements » RETOUR SUR L’ŒUVRE ET SUR L’AUTEUR 187180UVK_ELIAS_fm9.book Page 163 Samedi, 15. septembre 2012 12:47 12

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Dynamique de champet « événements »

Le projet intellectuel de Norbert Elias(1930-1945)1

Marc Joly

En quoi la position particulière de Norbert Elias dans lemilieu universitaire de Francfort avant 1933, au carre-four de la sociologie, de l’histoire et de la psychologie,l’a-t-elle conduit aux thèses originales développées dansÜber den Prozess der Zivilisation2 ? Et dans quelle mesure

1. Le présent texte – qui constitue une version remaniée etaugmentée de l’article initialement paru dans Vingtième siècle –doit beaucoup à une recherche menée pendant plusieurs moisdans les archives Norbert Elias à Marbach (au Deustches Litera-turarchiv-DLA), grâce à deux bourses attribuées par le Centreinterdisciplinaire d’études et de recherches sur l’Allemagne (CIERA)et la Fondation Norbert Elias (conjointement avec le DLA), que nousremercions. Nos remerciements s’adressent également à Domi-nique Schnapper, qui nous a autorisé l’accès aux archives RaymondAron (conservées au département des manuscrits de la Bibliothèquenationale de France), et à la Wellcome Library. L’ensemble desdocuments cités ont été traduits de l’allemand et de l’anglais parnos soins.

2. Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation : soziogene-tische und psychogenetische Untersuchungen, t. I : Wandlungen des

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la fragilité de son assise professionnelle en Grande-Bretagne a-t-elle empêché la traduction de ce livre pour-tant reconnu comme majeur par ses pairs ? Marc Jolypropose ni plus ni moins de revenir sur les conditionssociales dans lesquelles s’est joué le projet intellectueld’Elias entre 1930 et 1945.

Le parcours de Norbert Elias, parce qu’il est aussiexceptionnel que mal connu, suscite des jugements trèscontrastés, tantôt excessivement admiratifs (sur le modede la success story), tantôt injustement critiques, fondésla plupart du temps sur un mixte hâtif de notations psy-chologisantes et de tentatives approximatives de contex-tualisation focalisées, jusqu’à l’anachronisme, sur lesouvenir des événements dramatiques de la SecondeGuerre mondiale et de tout ce qui les a précédés3.

3. « La pensée de Norbert Elias est bouleversée par Auschwitz.Auschwitz qui traverse, imprègne, domine peut-être l’œuvre toutentière et la vie de son auteur : le pressentiment d’Auschwitz, la réa-lité d’Auschwitz, les conséquences d’Auschwitz », écrit, avec unegrandiloquence aussi déplacée qu’anachronique, Florence Delmotte,Norbert Elias : la civilisation et l’État. Enjeux épistémologiques et poli-tiques d’une sociologie historique, Bruxelles, Éditions de l’Universitéde Bruxelles, 2007, p. 12. De même, on peut regretter qu’AlainGarrigou et Bernard Lacroix ne s’affranchissent d’une « lecturedécontextualisée » du travail de Norbert Elias sur le processus decivilisation (en vertu de laquelle, à s’en contenter, selon eux, « lasituation de cet intellectuel anxieux d’un poste mais s’enfermantvolontairement dans l’érudition, a[urait] quelque chose d’irréel »)qu’au prix d’une lecture « externe » implicitement d’ordre politique :

Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes, t. II :Wandlungen der Gesellschaft : Entwurf zu einer Theorie der Zivili-sation, Bâle, Haus zum Falken, 1939. Ce livre a été partiellementtraduit en français par Pierre Kamnitzer et publié aux ÉditionsCalmann-Lévy, dans la collection « Archives des sciencessociales », sous deux titres distincts : La Civilisation des mœurs(1973) et La Dynamique de l’Occident (1975).

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Au principe de ces jugements antinomiques déhistori-cisés, il y a d’abord la question de savoir ce que furentles intentions exactes de l’auteur de Über den Prozess derZivilisation, livre publié en 1939 dont la thèse apparente(la pacification des sociétés européennes) paraît si malrésister à la réfutation que lui aurait apportée Hitler« sur une grande échelle4 » ; il y a ensuite le fait, quiintrigue, agace ou fascine, que l’assurance subjectivedont ne s’est jamais départi le sociologue ait si manifes-tement juré, une grande partie de sa vie, avec la fai-blesse de son autorité scientifique objective.

L’objet de ce texte est de tenter de contourner, parl’enquête empirique, des débats dont la tonalité polé-mique, les a priori idéologiques et le penchant scolastiquesont d’autant plus prononcés qu’est méconnu l’universsocial où était situé Norbert Elias lorsqu’il fut contraint des’exiler en 1933. L’arrivée au pouvoir des nazis l’a incon-testablement empêché de poursuivre une carrière nor-male de professeur d’université. Mais, voudrait-onconvaincre, ce sont moins les événements en eux-mêmesqui sont significatifs que le moment où ils surprennent lesindividus en tant qu’ils appartiennent à des espaces struc-turés de positions – sachant que les modalités d’adap-tation aux circonstances « imprévues » sont toujoursconditionnées par les types de position occupés. Aussi nepouvait-il pas être anodin que l’exil frappât Elias aumoment même où devait lui être attribué à l’Université de

4. Pour citer le jugement expéditif d’Edmund Leach, « Violence »,London Review of Books, 23 octobre 1986, p. 13-14, p. 13.

il faudrait en effet que le propos du sociologue, pour être enquelque sorte défendable et digne d’intérêt, ait procédé pour l’essen-tiel d’un effort pour maîtriser « l’actualité ou le passé récent ». (AlainGarrigou et Bernard Lacroix, « Norbert Elias : le travail d’uneœuvre », in Alain Garrigou et Bernard Lacroix (dir.), Norbert Elias, lapolitique et l’histoire, Paris, La Découverte, 1997, p. 7-27, p. 13).

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Francfort une position institutionnelle allant de pair avecun projet intellectuel aussi ambitieux que (trop) bienengagé. Toute sa trajectoire ultérieure, suggérera-t-on,porte la marque du hiatus ainsi créé entre un projet théo-rique livré en quelque sorte à sa dynamique interne et laperte d’une assise institutionnelle favorable.

On tâchera, dans un premier temps, de préciser lesconditions sociales ayant permis l’émergence, entre1930 et 1933, d’un vaste projet de refondation sociolo-gique, dont Über den Prozess der Zivilisation ne constituaqu’une sorte d’aboutissement partiel et provisoire dansle contexte de l’exil.

En s’intéressant, dans un second temps, à la réception dece livre au lendemain de sa parution, on s’efforcera demettre en lumière les enjeux proprement académiques qu’ilrevêtait vis-à-vis tout à la fois d’un espace de positions par-ticulier et d’un horizon du pensable pluridisciplinaire.

On verra, enfin, que Norbert Elias avait signé enjuillet 1939 un contrat pour une traduction anglaise deson opus magnum et l’on essayera de déterminer les rai-sons pour lesquelles l’entreprise a échoué, par-delà lescirconstances implacables de la guerre, en insistant surla singularité de la trajectoire du sociologue.

Ainsi, il ne s’agira pas moins que de penser la dyna-mique de champ (au sens où Pierre Bourdieu parlaitd’« effet de champ5 ») d’un projet intellectuel à traversles événements politiques.

La matrice d’un projet intellectuel

Un premier élément doit être pris en considération. Onl’a dit : Norbert Elias, en 1933, avait été tout près de fran-chir avec succès une étape cruciale de sa carrière universi-

5. Voir, par exemple, Pierre Bourdieu, Questions de sociologie,Paris, Minuit, « Documents », 1984, p. 117.

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taire en devenant Privatdozent – statut financièrementaléatoire mais garantissant néanmoins, au terme d’une lon-gue attente préservée des clameurs du monde et justifiéepar un idéal d’engagement scientifique absolu, l’accès auposte de professeur et constituant, par là même, le cœur dusystème de reproduction universitaire allemand à traversl’inculcation conjuguée de l’assurance et de la patience6.

Au début de l’année 1933, le jeune sociologue avait eneffet accompli toutes les procédures requises (à commen-cer par l’écriture d’une thèse d’habilitation intitulée« L’Homme de cour : une contribution à la sociologie de lacour, de la société de cour et de la monarchie absolue »),exception faite de l’indispensable leçon inaugurale7.Contraint de quitter l’Allemagne nanti d’un statut officieuxde presque-Privatdozent ou de pas-encore-Privatdozentprometteur dans son pays mais sans portée ailleurs, fauted’attestation institutionnelle, il se trouvait pour ainsi direcondamné à radicaliser une propension à l’autonomiecréatrice socialement construite ; en même temps, il étaitpréparé à faire preuve de persévérance.

C’est ce qui explique, sans doute, que, en dépit de laprécarité de sa vie à Londres avant-guerre, il ait pupoursuivre la réalisation d’un projet intellectuel bienplus ambitieux encore que ce qui fut effectivementpublié en 1939 sous le titre Über den Prozess der Zivilisa-tion (livre probablement commencé à Paris en 1934-1935 et achevé au début de l’année 1938), puisque,outre sa thèse sur la société de cour rédigée à Francfortet deux articles publiés en 1935, il avait écrit en 1937-1938 un texte théorique intitulé « La société des indivi-

6. Voir Franz Schultheis, « Un inconscient universitaire faithomme : le Privatdozent », Actes de la recherche en sciencessociales, 135, 2000, p. 58-62.

7. DLA, Elias, I, 40, lettre de Norbert Elias à René König,1er novembre 1961.

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dus : une étude des relations individu-société8 », dispo-sait d’une large matière pour analyser l’évolution de lastructure de la famille et la question générale des rap-ports entre les sexes dans les sociétés européennes9, etenvisageait, enfin, de travailler sur « les changementsdans les pratiques d’éducation et les institutionsd’éducation de la fin du Moyen Âge au début duXVIIIe siècle et leur contexte social10 ».

En bonne méthode, il convient donc d’intégrer l’écri-ture de Über den Prozess der Zivilisation dans la dyna-mique d’un projet intellectuel plus vaste qui, lui-même,ne se comprend qu’à partir de la position réellementoccupée par Elias dans le champ universitaire allemandjuste avant son départ forcé.

Âgé d’une trentaine d’années, rattaché à l’Université deFrancfort par l’entremise de Karl Mannheim qui y avaitété nommé professeur de sociologie en décembre 1929,Norbert Elias était situé dans l’un des avant-postes duprofond mouvement de recomposition interdisciplinairequi travaillait les espaces intellectuels de cette époque.

À vrai dire, l’Université de Francfort, créée en 1914,faisait assez largement figure d’exception dans un pay-sage académique allemand demeuré conservateur endépit des efforts de modernisation des dirigeants de laRépublique de Weimar. Elle accueillit d’abord, en 1923,un Institut de recherches sociales « marxiste », le bientôtcélèbre Institut für Sozialforschung, réorganisé par Max

8. En vue d’une tournée de conférences de trois semaines dansles universités de Stockholm, Uppsala et Oslo, qui eut lieu auprintemps 1938.

9. Comme il le confia notamment à Raymond Aron. (BnF-manuscrits, NAF 28060 (209), lettre de Norbert Elias à RaymondAron, 22 juillet 1939)

10. DLA, Elias, II, 364, CV de 1938 (complété à la main en1941).

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Horkheimer en 1929 en vue d’en faire la plate-formeinterdisciplinaire d’une nouvelle théorie de la sociétéinspirée par la dialectique hégélienne mais nourried’enquêtes empiriques. Dans les murs de cet institut, unInstitut de psychanalyse avait ensuite été établi (le pre-mier à naître – même indirectement – dans un cadreuniversitaire). Dirigé par Karl Landauer et HeinrichMeng, fréquenté par l’élite de la psychanalyse euro-péenne, il comptait dans ses rangs des enseignants aussiprometteurs qu’Erich Fromm, Frieda Fromm-Reichmannou S. H. Foulkes. Enfin, avec l’arrivée de Karl Mann-heim, pour occuper la chaire de Franz Oppenheimer,une nouvelle conception de la sociologie, aussi sûred’elle-même que controversée – du fait de sa préten-tion à mettre pleinement au jour les conditions socialesdes productions de « l’esprit », ce qui passait pour uneagression intolérable « contre les valeurs tradition-nelles11 » –, faisait une entrée remarquée à l’Universitéde Francfort.

En l’espace de quelques mois seulement s’était doncformé un microcosme constitué de ce qu’il y avait deplus subversif dans la pensée allemande du social-historique et de la personnalité humaine12. C’est dans cetespace de positions avant-gardiste, ouvert, interdiscipli-

11. Wolf Lepenies, Les Trois cultures. Entre science et littéra-ture l’avènement de la sociologie, trad. de l’all. par Henri Plard,Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1990,p. 319.

12. Comment expliquer une telle concentration de talentsautour de problématiques communes ? C’est la sociogenèsed’un espace concurrentiel des sciences humaines et sociales,étonnamment propice à l’innovation intellectuelle dans tous lesdomaines alors même qu’il ne concernait qu’une poignée depersonnes, qu’il faudrait retracer, en partant du cadre le pluslarge (la ville de Francfort, métropole économique, commer-ciale et boursière, mais aussi l’un des principaux centres culturels

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naire et multipolaire, gouverné en dernière instance parle réquisit d’une articulation du « psychique » concep-tualisé sur des bases freudiennes et du « social » consi-déré d’un point de vue marxiste et/ou envisagé sousl’angle de la sociologie de la connaissance, c’est-à-direpar l’enjeu d’une synthèse « psycho-sociale » empirique-ment fondée, c’est dans cet espace propre à autoriser lesentreprises scientifiques les plus audacieuses que Nor-bert Elias fixa les lignes directrices de son projet intellec-tuel. Parmi les assistants de Mannheim, qu’il avait suivide Heidelberg, il se trouvait être le plus conscient du défi« social-psychique » à relever et le plus apte à radicaliserl’orientation donnée par le nouveau chef de fil de la socio-logie allemande à la « sociologie du savoir13 ». Primusinter pares, il était en outre l’administrateur de facto dudépartement de sociologie : c’est lui qui était en relationdirecte avec les étudiants, supervisait les travaux de thèse,pilotait les séminaires restreints, etc. À bien des égards, ilétait donc institutionnellement porté à définir une troi-sième voie spécifiquement sociologique entre la psychoso-ciologie analytique esquissée par Fromm14 et la théorie

13. Comme le remarque à juste titre Wolf Lepenies, op. cit.,p. 319.

14. Voir, pour une première approche, Erich Fromm, « Méthodeet tâches d’une psychosociologie analytique » [1932], Hermès, 5-6, 1989, p. 301-313.

d’Allemagne avec ses maisons d’édition prestigieuses et ses jour-naux de référence), avant, peut-être, d’analyser la convergencede processus d’institutionnalisation orientés vers une approchescientifique du « social » et du « psychique » (c’est par exempleà Francfort que furent créés en 1901 la première institutiond’enseignement de sciences sociales – l’Akademie für Handels-und Sozialwissenschaften – ainsi que le premier Musée sociald’Allemagne, et que naquit la Gestaltpsychologie). C’est direqu’il existait un terreau favorable à la formation d’une configu-ration scientifique d’avant-garde.

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générale de la société d’inspiration hégéliano-marxistedont Max Horkheimer avait jeté les fondations en propo-sant de « dépasser le chaos de la spécialisation » et de« poursuivre au moyen des méthodes scientifiques les plusfines les grandes questions philosophiques15 », pour n’évo-quer que ces deux options théoriques.

Certes, Norbert Elias était le subordonné de KarlMannheim – qui s’en tenait strictement à son rôle deprofesseur de sociologie et s’efforçait de légitimer lachaire qu’il détenait et la discipline qu’il avait vocation àdominer – et lui devait tout. Mais, en même temps, ilétait peut-être en mesure de percevoir mieux que lui, dufait notamment de l’irrévocabilité de sa rupture « exis-tentielle » avec la philosophie16, les possibilités d’innova-tion théorique induite par une position institutionnelle àmi-chemin entre une variante originale du marxismeuniversitaire et une tentative d’adaptation psychosocio-logique de la pensée freudienne, prolongeant ainsi, ouplutôt renouvelant, une aspiration à l’autonomie sociolo-gique forgée à Heidelberg sur le modèle prestigieux deMax Weber17. Il était donc objectivement dans la situa-tion de pouvoir faire école indépendamment, si ce n’estau détriment, de celui dont dépendait néanmoins la

15. Max Horkheimer, « La situation actuelle de la philosophiesociale et les tâches d’un Institut de recherche sociale » [1931],Théorie critique : essais, Paris, Payot, 2009, p. 63.

16. Rupture dont il y a tout lieu de penser qu’elle coïncidaavec une blessure amoureuse que Norbert Elias, visiblement vic-time des savantes tergiversations d’une jeune fille plus expéri-mentée que lui, ne put guérir qu’en quittant Breslau pourHeidelberg, en 1925, comme il le confia à son amie RenateRubinstein. (DLA, Elias, I, 45, lettre de Norbert Elias à RenateRubinstein, 27 octobre 1973)

17. Voir Reinhard Blomert, Intellektuelle im Aufbruch : KarlMannheim, Alfred Weber, Norbert Elias und die Heidelberger Sozia-lwissenschaften der Zwischenkriegzeit, Munich, Carl Hanser, 1999.

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réussite de son projet18. Et cela, faut-il préciser, à lafaveur d’un subtil coup de force qui apparaît a posterioricomme un coup de génie : partir d’un objet empiriquedélaissé pour proposer une nouvelle solution théoriqueau problème de la connexion entre les structures psy-chiques et les structures sociales.

Karl Mannheim aurait voulu que son principal assis-tant choisît comme sujet d’habilitation pour devenir Pri-vatdozent le libéralisme français du XIXe siècle, toutcomme lui-même avait travaillé, à cette fin, sur leconservatisme allemand du XIXe siècle. Sauf que NorbertElias préféra remonter jusqu’aux XVIe et XVIIe siècles et sepencher sur une formation sociale jamais vraiment étu-diée en tant que telle : la société de cour, c’est-à-dire levéritable centre du pouvoir et de la culture de l’époque. En

18. Voir Ilse Seglow, « Work at a Research Programme », inPeter R. Gleichmann, Johan Goudsblom et Hermann Korte (dir.),Human Figurations : Essays for/Aufsätze für Norbert Elias, Amster-dam, Stichting Amsterdams Sociologish Tijdschrift, 1977, p. 16-21. Dans son texte, l’ancienne élève de Norbert Elias à Francfortprit grand soin de le placer au même niveau que Karl Mannheim,insista sur leur complémentarité et releva que le premier étaitlibre de tout engagement politique et travaillait à établir unethéorie de la société moins abstraite (sous-entendu : il était pluscapable de faire avancer la cause de l’autonomie de la sociolo-gie). Ajoutant : « Et il semblait sûr de ce qu’il voulait faire – tropsûr au goût de nombreuses personnes. » Il se peut, Seglow etElias ayant travaillé ensemble sur ce texte, que le portrait deSeglow constituât surtout un autoportrait d’Elias ; ce qui confir-merait que ce dernier, à Francfort, était bel et bien dans la dispo-sition de faire école. Voir DLA, Elias, I, 45, lettre d’Ilse Seglow àNorbert Elias, 18 mai 1976. Pour une bonne analyse des rapportsintellectuels entre Mannheim et Elias, mettant l’accent sur laréciprocité relative de leurs échanges et retraçant le processusd’autonomisation du second par rapport au premier, voir RichardKilminster, « Norbert Elias and Karl Mannheim : Closeness andDistance », Theory, Culture & Society, 10, 1993, p. 81-114.

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quoi il ne se dissociait pas seulement de Mannheim(lequel, engagé dans la sociologie de la connaissance,s’était enfermé à ses yeux dans une posture relativiste plussophistiquée que le marxisme traditionnel mais néanmoinsaporétique) ; il affirmait également, dès le début desannées 1930, une sorte de supériorité d’autodistanciationà l’égard de tous ses prédécesseurs sociologues qui, parcequ’ils étaient de trop « bons bourgeois », avaient été inca-pables de s’intéresser aux choses de la cour :

« Et puis je pris conscience que les sociologues ne s’intéres-saient pas à la société de cour pour une très bonne raison :c’est qu’ils étaient de bons bourgeois et que les bourgeois nesont pas vraiment intéressés par les aristocrates et par la cour.Ainsi la position bourgeoise, la position de classe moyenneempêchait-elle de s’intéresser à quelque chose dont l’étude,d’un point de vue sociologique, était objectivement utile. […]Et j’ai pensé : “Je ne suis pas lié par le fait d’être un bourgeois,je vais étudier la société de cour”19. »

Il associait ainsi l’autonomie de son projet de réorienta-tion théorique à l’autonomie de son objet de recherche20.

En étudiant une formation sociale comme la cour, nonseulement Norbert Elias se donnait les moyens de sedoter d’une bonne vue d’ensemble de l’ordre de succes-sion des formations sociales (la société de cour étant

19. DLA, Elias, V, 1605, « Interview with N. Elias by Ales-sandro Cavalli », p. 15.

20. Cela apparaît nettement à la lecture de l’avant-propos etde l’introduction de La Société de cour, par exemple quand Nor-bert Elias reproche à Max Weber de ne pas avoir fait figurer la« cour », étudiée seulement du point de vue de l’administrationet du mode de gouvernement, « parmi les types de socialisationqu’il cite expressément ». (Norbert Elias, La Société de cour, trad.de l’all. par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1974, préf.de Roger Chartier, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer et JeanneÉtoré, Paris, Flammarion, « Champs », 1985, p. 13)

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une sorte de chaînon ignoré entre la société féodale etla société bourgeoise-industrielle), mais il se mettait enmesure, au surplus, de penser à nouveaux frais le lienintrinsèque entre la structure des sociétés et l’économiepsychique de leurs membres. Par quoi il échappait enparticulier à la problématique marxiste infrastructureéconomique/superstructure idéologique qui avait surdé-terminé très largement, jusqu’ici, le traitement de la rela-tion entre le « social » et le « psychique », et qui, intégrée àune perspective psychanalytique (selon une logique desubordination de fait la plupart du temps), avait parexemple conduit à réduire la famille au rôle d’agent psy-chologique de la société de classes (version Erich Fromm21)

21. Version qu’Elias historicisa dans Über den Prozess der Zivi-lisation, en retraçant le passage d’un régime dans lequel lecontrôle des pulsions était imposé par les personnes des rangssociaux les plus élevés aux individus situés socialement plus basqu’eux (ou à leurs égaux) à un régime « bourgeois » à l’intérieurduquel c’est « la famille [qui] se [fit] le lieu unique – ou plus pré-cisément primaire et principal – de production du renoncementaux pulsions ; c’est seulement à partir de ce moment-là que ladépendance sociale [geselleschaftliche Abhängigkeit] de l’enfantpar rapport à ses parents devint la première source d’énergie, etmême la plus importante et la plus intensive, de la régulation etde la modélisation socialement nécessaires des affects » (NorbertElias, Über den Prozess der Zivilisation : soziogenetische und psycho-genetische Untersuchungen, t. I : Wandlungen des Verhaltens in denweltlichen Oberschichten des Abendlandes, Francfort, Suhrkamp,1997, p. 277). La famille, pour Fromm, n’était rien d’autre quel’institution ayant pour fonction de transmettre à l’enfant tout aulong de sa croissance les exigences de la société bourgeoise – oude toute culture particulière, selon une vision plus large (qui seracelle des « néo-freudiens » aux États-Unis). Si Elias sut proposerune interprétation moins mécanique et plus historicisée, il n’attiracependant qu’indirectement l’attention sur l’impact réel du croise-ment entre les tendances biologiques conditionnées de l’êtrehumain et la spécificité de ce qui se joue dans la structure relation-nelle parents-enfants propre à la famille nucléaire « moderne »

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ou à amarrer au mouvement révolutionnaire du prolétariatune exigence de satisfaction universelle des besoins sexuels(version Wilhelm Reich). Grâce à un objet empirique étran-ger à la société bourgeoise mais néanmoins suffisammentproche d’elle, dans le temps, pour lui permettre d’établirune ligne de continuité historique, Elias pouvait tirerparti des deux grands modèles interprétatifs de la sociétébourgeoise-industrielle, à savoir le marxisme et le freu-disme, qui tenaient une place prépondérante dans le micro-cosme francfortois du début des années 1930, mais enfuyant la tentation d’épouser l’exclusivité d’un possiblethéorique ou de céder aux charmes des différentes versionsbi-orthodoxes du freudo-marxisme, pour poser, via un dia-logue privilégié avec Max Weber22, les bases scientifiquesd’une sociologie psychologique et historique. Et il s’épar-gnait la peine d’entrer dans un débat sans fin quant à lameilleure manière d’accorder les réquisits de la méthodeanalytique et de la conception matérialiste de l’histoire.

On tient, ici, la matrice d’un projet intellectuel ayantsuivi dans les premières années de l’exil une logique propre,indépendante des événements politiques et indissociabledes objets empiriques investis (la société de cour en toutpremier lieu)23 ; et dont on peut expliquer la radicalisation

22. Karl Mannheim était lui-même fasciné par Max Weber,jusqu’à entrer dans une sorte de « compétition intergénération-nelle » avec lui : David Kettler, Colin Loader et Volker Meja, KarlMannheim and the Legacy of Max Weber : Retrieving a ResearchProgramme, Londres, Ashgate, 2008, p. 9.

23. Il s’agit, dit autrement, d’un « moment inaugural, où l’on aplus de chances de saisir les principes historiques de la genèse del’œuvre qui, une fois inventée et affirmée sa différence, se déve-

(en termes de transmission de l’inconscient sexuel, de désacralisa-tion du rapport aux ascendants, etc.) sur le processus de fabrica-tion de la personnalité psychique individuelle ; un tel croisementparticularise à bien des égards la « socialisation familiale » parrapport à la « socialisation extra-familiale ».

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spécifique par le fait que Norbert Elias, en tant que presque-Privatdozent qui avait été si près de toucher au but, étaiten quelque sorte dans l’obligation d’approfondir l’aspectpurement scientifique d’un statut qui n’en était plus vrai-ment un dans l’espoir, sans doute vain, que la valeurintrinsèque de son travail vînt compenser le plus rapide-ment possible la perte de la position institutionnelle por-teuse d’avenir qui aurait dû être la sienne dans l’univers del’Université de Francfort. Telle est la psycho-socio-genèsesingulière d’un livre comme Über den Prozess der Zivilisation.

Le défi d’une analyse configurationnelle globaledes transformations du « psychique » et du « social »

Il est certain, en effet, que la découverte d’une « menta-lité de cour » différente de la « mentalité bourgeoise » etconcordant avec une structure compréhensible d’interdé-pendances sociales avait lancé Norbert Elias sur la pistede ce qui formerait l’axe central de son chef-d’œuvre écritdans l’exil entre 1935 et 1938 : la mise en évidence, àpartir d’un matériel indiquant une modification séculairedes normes de comportement et de pudeur, que l’écono-mie psychique des individus n’est pas quelque chose destatique et d’inchangeable mais évolue corrélativement àun ensemble de processus sociaux concrets. Penser de lasorte la « malléabilité » du psychisme humain, en ne pri-vilégiant a priori aucun processus social déterminé et enallant à l’encontre des conceptions dominantes de lapsychologie, c’était prétendre, ni plus ni moins, occuperune position d’avant-garde24.

24. Grâce à sa découverte des traités de civilité, lui semblait-il, Elias avait en effet pu faire quelque chose que « les sociologues

loppera, selon sa logique interne, plus indépendante des circons-tances ». (Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil,« Liber », 1997, p. 105)

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Le « chemin emprunté » par la théorie du processusde civilisation était ainsi celui d’une étude conjointe de« l’ensemble des changements configurationnels psy-chiques et [de] l’ensemble des changements configura-tionnels sociaux25 ». Fondamentalement, Elias a voulurattacher la différenciation « sociale », la différenciationgrandissante du « tissus social », allant de pair avec l’éta-blissement d’un monopole étatique de la contrainte phy-sique, au fait que ce qu’il appelle « l’appareil d’autocontrôlepsychique sociogénétique », ou « l’appareil d’autocontrôlepsychique socialement généré » (« soziogene, psychischeSelbstkontrollapparatur »), devienne plus différencié, plusgénéral, plus stable. Il s’est appesanti comme personneavant lui sur ce qui relie l’avènement d’une nouvelle forme,plus régulière et automatique, d’autocontrôle ou d’auto-contrainte (« Selbstzwang ») – c’est-à-dire d’intériorisationde la contrainte sociale (« gesellschaftlicher Zwang »), de« psychisation » de la contrainte exercée par autrui –, àl’apparition d’une nouvelle configuration de relationssociales structurée par une configuration inédite des rap-ports de pouvoir. Il écrit par exemple :

« La stabilité particulière de l’appareillage d’autocontraintepsychique, qui se manifeste comme un trait déterminant del’habitus de chaque être humain “civilisé”, est très étroitementlié au développement des institutions de monopolisation de laviolence physique et à la stabilité croissante des organessociaux centraux. C’est seulement avec la formation de telsmonopoles stables qu’est mis en place un appareillage de

25. Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation : soziogene-tische und psychogenetische Untersuchungen, t. II : Wandlungen derGesellschaft : Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation, Francfort,Suhrkamp, 1976, p. 391-392.

logues et les psychologues sociaux n’avaient jamais fait aupara-vant : montrer comment les normes de comportement des êtreshumains changent ». (DLA, Elias, V, 1605, « Interview withN. Elias by Alessandro Cavalli », p. 16)

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façonnement social qui habitue l’individu dès son enfance àune auto-astreinte continue et précisément réglée ; c’est-à-direqu’émerge dans l’individu un appareil d’autocontrôle stablequi travaille en grande partie de manière automatique26. »

Tout l’art de Norbert Elias, ce faisant, a été d’articulerles principaux acquis de la conception du « social » déga-gée par les fondateurs de la sociologie (prise en compteanalytique de la réalité objective des interdépendances,théorisation de l’accroissement de la différenciation desfonctions sociales et du renforcement des mécanismesd’intégration, démonstration que les relations humaines,au-delà d’un certain seuil, sont différenciées tout enétant structurées à partir d’un centre, d’un « organereprésentatif » indissociable d’un certain mode de gou-vernement, etc.) avec la nouvelle acception scientifiquedu vocable « psychisme » construite par Freud et sesdisciples, en ne retenant de celle-ci que la dialectiqueautocontrainte/contrainte extérieure (autorégulationpulsionnelle/menace exercée par des puissances exté-rieures) ; cela, en adoptant comme point de départl’étude d’un type de société différent – et perçu à tortcomme radicalement autre – du type de société pourlequel les notions de « social » et de « psychisme » avaientété spécialement conçues ou restructurées.

Les adjectifs « gesellschaftlich » et « sozial » désignent, demanière parfaitement cohérente dans l’économie généraledu propos d’Elias, tout mode de relation, toute forme decoexistence, tout le passé cristallisé d’un ensemble donné(« gesellschaftliche Traditionen ») ; ou des forces imperson-nelles (« sozialen Kraft », « force sociale ») ; ou bien lesespaces de jeu où agissent et sont agis les êtres humains(« sozialen Feldes », « du champ social ») ; ou bien encoreles groupes situés dans des systèmes de rangs et de fonc-

26. Ibid., p. 320.

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tions contraignants et en rivalité les uns avec les autres(« sozialen Gruppen »). À cette conception élargie du « social »s’ajoute une conception dynamique du « psychique », sousl’empire de la dialectique autocontrainte/ contrainte exté-rieure pensée non pas par rapport à la configuration fami-liale (là où Freud l’avait observée et qui ne constituait pas,à proprement parler, une réalité distincte dans la sociétéétudiée par Elias), mais du point de vue de la société dansson ensemble et de son évolution sur la longue durée.

Ainsi la démarche théorique de Norbert Elias a-t-elle étéprincipiellement déterminée par le fait d’avoir choisicomme objet empirique une société pour laquelle la nou-velle conception du psychisme diffusée par la psychanalysene pouvait pas être appliquée directement. Une société quiignorait la coupure privé/public et pour l’étude de laquelleil fallait se garder de discriminer conceptuellement la« socialisation familiale » de la « socialisation extra-familiale » (ou de spécifier les relations humaines à l’inté-rieur de la famille par rapport aux relations humaines àl’extérieur de la famille, ou le système d’interdépendance« familial » par rapport au système d’interdépendance« social »). Une société dans laquelle il n’y avait pour ainsidire pas de « vie de famille ». De là, à partir de la dialec-tique freudienne contrainte extérieure/autocontrainte,l’accent mis sur le psychisme en tant que force opératrice etproduit variable de l’intériorisation d’un schéma configu-rationnel – « familial » ou non, et plus ou moins différen-cié – de régulation des pulsions naturelles. De là,l’ambition d’un éclairage sociologique des conditionsrelationnelles évolutives de production des appareilspsychiques d’autocontrôle pulsionnel.

Les enjeux d’une réception

Le projet d’innovation théorique de Norbert Elias avaitpu s’affirmer dans le milieu favorable de l’Université de

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Francfort. Il était indissolublement lié à la perspective decarrière ouverte en ce lieu grâce à Karl Mannheim nonmoins qu’à la possibilité d’y faire école malgré KarlMannheim. Il prenait sens par rapport à un espace depositions balisé par trois grands noms (Weber, Freud etMarx) et était inséré, par là, dans un horizon d’attentepluridisciplinaire transnational. Il avait connu un débutde concrétisation, enfin, dans le contexte encore incer-tain des premiers temps de l’exil.

Les premiers comptes rendus de Über den Prozess derZivilisation confirment que ce livre s’inscrivait tout à lafois dans la dynamique d’un champ particulier et – sousla bannière de l’interdisciplinarité – dans un horizon dupensable trans-champ.

On pourrait considérer, a posteriori, qu’il n’y eut qu’unnombre très réduit de recensions ; mais ce serait oublierque l’on ne comptait, avant-guerre, que peu de revuesacadémiques dans le domaine des sciences humaines etsociales. Si l’on dit que Über den Prozess der Zivilisationfit l’objet de lectures critiques dans les premières revuesde sociologie créées en France (les Annales sociologiques,publiées entre 1935 et 1942 à l’instigation de CélestinBouglé, dans la continuité de L’Année sociologique) et enGrande-Bretagne (The Sociological Review, fondée en1908), alors les seules existantes dans ces deux pays,dans la revue officielle de l’Association américaine d’his-toire (The American Historical Review) ou encore dans laplus importante revue de psychanalyse de l’époque(Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, tout justerefondée à Londres sous l’égide glorieuse de Freud, peude temps avant sa mort), pour ne donner que cesexemples27, il est assez évident que l’on induit à émettre

27. Le livre avait également été chroniqué aux Pays-Bas, parexemple par le critique littéraire Menno ter Braak. Voir Johan

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des jugements et appréciations tout autres que si l’ons’était contenté de livrer un chiffre brut, agrémentéd’une citation de Norbert Elias se plaignant du faibleécho rencontré par son opus magnum avant-guerre, hor-mis « un ou deux comptes rendus, tous écrits par desamis ou des connaissances28 ».

Aurait pu s’y ajouter la revue de l’Institut für Sozial-forschung (Zeitschrift für Sozialforschung), publiée àParis à partir de 1934. Mais Walter Benjamin, sollicitépar Elias pour rédiger une recension, ne donna pas suite,plutôt sèchement d’ailleurs, au prétexte qu’il n’y avaitguère de place, selon lui, entre une conception idéalistede l’histoire et le matérialisme dialectique qui avait safaveur29.

C’est dire si la posture avant-gardiste d’Elias était sus-ceptible de contrarier bien des orthodoxies et souffraitde ne pas disposer d’une assise institutionnelle qui, àFrancfort, avait à peine été ébauchée. Sa reconnaissancen’en dépendait pas moins prioritairement de l’espace depositions qui l’avait générée. L’absence de réponse desmembres de l’Institut für Sozialforschung reflétait ainsi,indubitablement, la position dominante que cette insti-tution professant un marxisme distingué avait occupée

28. Comme il le déclara par exemple à Gregor Hahn, « Inter-view with Norbert Elias », West European Centre Newsletter, 1982,p. 7-16, http://elias-i.nfshost.com/elias/intv2.htm.

29. Lettre de Walter Benjamin à Norbert Elias, 12 juin 1938,reproduite in Detlev Schöttker, « Norbert Elias und Walter Benja-min. Ein Briefwechsel und sein Zusammenhang », Karl-SiegbertRehberg (dir.), Norbert Elias und die Menschenwissenschaften. Stu-dien zur Entstehung und Wirkungsgeschichte seines Werkes, Franc-fort, Suhrkamp, 1996, p. 58-76, p. 76.

Goudsblom, « Responses to Norbert Elias’s Work in England, Ger-many, the Netherlands and France », in Peter R. Gleichmann,Johan Goudsblom et Hermann Korte, op. cit., p. 37-97, p. 38 et 44.

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dans l’univers francfortois – et ce n’est pas un hasard,bien sûr, si l’Institut se perpétuera dans l’exil sous l’éti-quette « école de Francfort ». C’est donc sur son versantpsychanalytique que Über den Prozess der Zivilisation futdiscuté, de manière précise et engagée (les intentions etla position de l’auteur étant bien cernées), par ceux quiprovenaient du même espace qu’Elias.

C’était le cas, tout d’abord, de Franz Borkenau (1900-1957), essayiste d’origine autrichienne célèbre pour sesanalyses du totalitarisme, qui avait été associé à l’Institutfür Sozialforschung au début des années 1930 et s’inté-ressait de très près à la psychanalyse. Le fait de recon-naître à Norbert Elias le « mérite durable » d’avoir réussià démontrer empiriquement le lien évolutif entre lesstructures sociales et la structure de la personnalitén’avait donc rien d’anodin de sa part :

« La complexité croissante de la vie sociale, et l’émer-gence d’une police puissante contrôlant les impulsions del’individu, ont joué un rôle considérable dans l’apparition deces habitudes d’autocontrôle rigide qui sont si caractéris-tiques des nôtres, à l’instar de toutes les civilisations vieillis-santes. Ce sera le mérite durable d’Elias d’avoir établi cetteconnexion. »30

Et tout en soulignant la qualité de la recherche empi-rique et des analyses théoriques, rappelant « le meilleurde la tradition wébérienne », il insistait de manière révé-latrice sur l’influence freudienne :

« Objectivement, les vues d’Elias ont beaucoup en com-mun avec la psychanalyse et ont été profondément influen-cées par Freud. Les processus qu’il décrit sont connus despsychanalystes sous les noms de “refoulement” et d’“inhibi-

30. Franz Borkenau, recension du second tome de Über denProzess der Zivilisation, dans The Sociological Review, 31 (4),1939, p. 450-452, p. 451.

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tion”. Les psychanalystes discernent ces phénomènes dansl’étude des patients individuels, tandis qu’Elias les observedans les changements des habitudes sociales à travers lessiècles. Ceux des psychanalystes qui ne considèrent pas queles confusions mentales de l’individu moderne appartiennentà l’essence même de l’humanité n’ont aucune raison d’êtreen désaccord avec les conclusions d’Elias, mais verront plu-tôt dans ses résultats une adaptation originale et extrême-ment importante des perspectives psychanalytiques à l’étudede l’histoire des civilisations. »31

Pour conclure :

« Aucun étudiant intéressé par les relations entre la psy-chologie et la structure sociale ne peut se permettre d’igno-rer ce livre32. »

Cette lecture élogieuse, fortement influencée par lecontexte francfortois et les luttes de classement propresau champ intellectuel allemand, était cependant atté-nuée par deux critiques : Borkenau se demanda ainsi siElias n’avait pas moins décrit le mécanisme à l’originedu surmoi qu’un des mécanismes – et pas forcément leplus important – modifiant sa forme et si, d’autre part,le poids du christianisme comme facteur explicatif del’émergence de l’autocontrôle n’avait pas été sous-estimé33.

Les recensions de S. H. Foulkes nous offrent unaperçu encore plus saisissant de l’espace de positionsoù l’auteur de Über den Prozess des Zivilisation avait étésitué avant son exil – et dont il restait dépendant. ÀFrancfort, les deux hommes s’étaient liés d’amitié.

31. Franz Borkenau, recension du premier tome de Über denProzess der Zivilisation, dans The Sociological Review, 31 (3),1939, p. 308-311, p. 308 et 309.

32. Ibid., p. 311.33. Franz Borkenau, recension de Über den Prozess der Zivilisa-

tion, vol. 2, in op. cit., p. 452.

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Foulkes, qui s’appelait alors Fuchs, y occupait la fonc-tion de directeur médical de l’Institut für Psychoana-lyse, après avoir achevé sa formation d’analyste àVienne auprès d’Helene Deutsch. En Angleterre, il nes’était pas encore fait un nom dans la psychothérapiede groupe et pouvait compter sur le soutien d’ErnestJones, qui lui avait permis d’intégrer la British Psychoa-nalytical Society en 1937 et louait sa « dévotion iné-branlable » à la « cause34 ».

Certes, Foulkes était séduit par la qualité de l’étuded’Elias ainsi que par sa capacité, rare parmi les sociolo-gues et les historiens, à « comprendre et reconnaître laposition clé de la psychanalyse35 ». Il n’empêche : c’est leprincipe même d’un projet synthétique psycho-socio-historique n’admettant pas in fine la primauté absolue dusavoir psychanalytique pour tout ce qui concerne l’indi-vidu qui devait être condamné au nom de l’orthodoxiefreudienne. Car Elias avait apparemment défini pour lesbesoins de sa démonstration une sorte de « psychologieautochtone36 » inacceptable pour un analyste profession-nel. On mesure donc avec quelles difficultés le projet depsychosociologie processuelle envisagé par Elias avaitdéjà dû se frayer un chemin à Francfort, face à d’autresprojets synthétiques naturellement convaincus du bienfondé de leurs prétentions postdisciplinaires (à l’instar dela théorie critique de Theodor W. Adorno et Max Horkhei-mer) ou de la pertinence du nouveau champ disciplinaire

34. Wellcome Library, PP/SHF/B7, lettre d’E. Jones à S. H.Foulkes, 21 octobre 1939.

35. S. H. Foulkes, recension du premier tome de Über den Pro-zess der Zivilisation, dans Internationale Zeitschrift für Psychoana-lyse, 24, 1939, p. 179-181, p. 180.

36. S. H. Foulkes, recension du second tome de Über den Pro-zess der Zivilisation, dans Internationale Zeitschrift für Psychoana-lyse, 26, 1941, p. 316-319, p. 318.

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constitué à leur faveur37 ; et l’on peut conjecturer qu’il seserait immanquablement attiré une hostilité croissante. Ilest révélateur, à cet égard, que, faisant directement réfé-rence aux nombreuses discussions « animées et amicales »qu’il avait eues avec Elias, Foulkes avoua tout de go sonregret de ne pas avoir su le convaincre « qu’il faut laisserà l’Analyse le soin de fournir les compléments nécessairesd’une approche de l’individu38 ». La liberté avec laquelleElias prétendait utiliser les concepts de la psychanalyse,leur faisant subir, en les historicisant, la pire relativisationqui fût, paraissait d’autant plus intolérable qu’il témoi-gnait à leur endroit d’une « compréhension et [d’une] pré-cision » très supérieures à la moyenne : « Ce qui est, d’unecertaine manière, d’autant plus dangereux39. » Tout étaitdit des limites d’une confrontation interdisciplinaire quin’était vivable, pour Foulkes (dont la carrière profession-nelle s’inscrivait alors dans un cadre éminemment ortho-doxe), qu’à la condition de ne pas remettre en cause leprincipe d’une répartition « naturelle » des fonctions entreles « spécialistes » de l’individu (les psychanalystes) etceux de la société (les sociologues).

Mais la réception de Über den Prozess der Zivilisationdéborda les frontières de son champ d’origine dispersédans l’exil, transcendant les rivalités personnelles qui s’yétaient aiguisées. Un tel ouvrage, en effet, répondait à unprofond besoin d’articulation transdisciplinaire engendré

37. Sur la question de la structuration disciplinaire desconnaissances, voir Johan Heilbron, « A Regime of Discipline :

38. S. H. Foulkes, recension du second tome de Über den Pro-zess der Zivilisation, dans op. cit., p. 318.

39. Ibid.

Toward an Historical Sociology of Disciplinary Knowledge », inCharles Camic et Hans Joas (dir.), The Dialogical Turn : NewRoles for Sociology in the Postdisciplinary Age, Chicago, ChicagoUniversity Press, 2003, p. 23-42.

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par les progrès immenses de la compréhension du fonction-nement du psychisme humain et des structures sociales quiavaient marqué les premières décennies du XXe siècle. Laréconciliation des perspectives de la sociologie, de la psy-chanalyse, de l’histoire, de l’anthropologie ou encore de lascience politique constituait assurément, dans les années1930, une sorte de réquisit scientifique fondamental com-mune aux différents champs intellectuels nationaux, enréaction au mouvement de spécialisation disciplinaire quis’était développé en France, en Allemagne, aux États-Unis ou en Angleterre depuis la fin du XIXe siècle.

Dans ce cadre, un livre démontrant que le comporte-ment et donc l’économie psychique des individus changentà travers le développement de la société pouvait difficile-ment passer inaperçu, d’autant moins qu’il était porté parla dynamique d’un champ de production culturelle parti-culièrement prestigieux et influent. Edward Shils, alorsjeune sociologue de l’Université de Chicago fortementimpressionné par les pensées de Weber et Mannheim, fitainsi savoir à Elias que ce livre « important » et « digned’éloges » avait attiré l’attention de nombre de ses collè-gues confrontés depuis longtemps à un problème qu’ilsavaient tenté de résoudre d’une autre manière que lui eten utilisant d’autres données40. De même, Raymond Aron,autre fin connaisseur de la sociologie allemande, exprimason intérêt pour une étude qui « pose aussi bien parson contenu que par ses méthodes des problèmes inté-ressants41 ». Ces réactions, attestant une sympathie indé-niable, n’en étaient pas moins passablement distantes,sans doute parce que l’enjeu des rapports entre la sociolo-gie et la psychanalyse – central dans la configuration

40. DLA, Elias, I, 54, lettre d’Edward Shils à Norbert Elias,1er mars 1939.

41. DLA, Elias, I, 32, lettre de Raymond Aron à Norbert Elias,10 juillet 1939.

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francfortoise – ne pouvait pas être pleinement saisi. Danssa recension du premier volume, Raymond Aron avait biennoté que Norbert Elias, « manifestement influencé par lapsychanalyse », était « désireux de marquer le condition-nement social des névroses, du refoulement, du sur-moi », et se proposait donc d’étudier « simultanémentl’origine psychique et sociale des mœurs civilisées » :

« C’est la société qui réprime certaines conduites en leurattachant un sentiment de peine ou de honte, c’est elle quimodèle le système des pulsions et les manifestations decelles-ci. Mais la société à son tour n’est faite que de ces rela-tions humaines, de ces conduites et de ces mentalités qu’elleexige et produit. Manifestement, Norbert Elias se propose dedémontrer par l’exemple la solidarité des explications et desphénomènes sociologiques et psychologiques42. »

Mais la répétition de l’adverbe « manifestement » tra-hissait peut-être un certain manque d’assurance sur lechapitre de la psychanalyse, ce qui n’avait pas échappéà Elias qui écrivit une longue lettre à Aron pour justifierson incursion dans le domaine naissant de la « psycho-logie historique », « pour lequel il n’existe encore niscience, ni méthode, ni outil de pensée », et auquel ilsouhaitait donner un véritable contenu en lui associantnotamment un « mode de pensée processuel, une socio-logie historique43 ».

La corrélation entre un horizon d’attente pluridiscipli-naire et la réception de Über den Prozess der Zivilisationapparaît encore plus nettement, pour citer un dernierexemple, dans le compte rendu écrit par l’un des rares

42. Raymond Aron, recension du premier tome de Über denProzess der Zivilisation, dans Annales sociologiques, série A, 1941,p. 55.

43. NAF 28060 (209), lettre de Norbert Elias à RaymondAron, 22 juillet 1939.

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« sociologues historiens américains44 » de cette époque,Howard P. Becker (1899-1960). Critiquant volontiersla « négligence handicapante » des sociologues à l’égardde l’histoire, il « avait étudié avec [Max] Scheler et[Paul] Honigsheim à Cologne en 1926-1927 et avaitécrit une thèse de sociologie à Chicago sur la séculari-sation dans les cités de la Grèce antique45 ». La façondont Norbert Elias traitait de l’absolutisme en tant quedéveloppement du monopole de la force physique luiparut ainsi particulièrement instructive et « devait atti-rer l’attention des historiens et des politistes aussi bienque celle des sociologues ». Il jugea aussi, de manièresignificative, à propos de la dernière partie théorique del’ouvrage :

« L’analyse passe du niveau sociologique au niveau psy-chosociologique, et un grand usage est fait des conceptionsfreudiennes du ça, du moi et du surmoi. Il faut porter aucrédit d’Elias qu’il ne tombe pas dans l’instinctivisme naïf quicaractérise parfois la doctrine freudienne. Une grande partiede ce qu’il dit est parfaitement en résonance avec les travauxrécents de Kardiner, Linton, Mekeel, et Bain. Les manièresétonnamment différentes selon lesquelles les manifestationsdu ça apparaissent dans des sociétés opposées sont dûmentprises en compte, et le développement progressif des carac-téristiques du moi et du surmoi est documenté avec minutie.Le grand mérite de ce traité semble être la démonstration dufait qu’il est fréquemment possible d’utiliser les sources his-toriques pour compléter les matériaux ethnographiques etpsychographiques de base46. »

44. George Steinmetz, « La sociologie historique en Allemagneet aux États-Unis : un transfert manqué (1930-1970) », Genèses.Sciences sociales et histoire, 71, 2008, p. 123-147, p. 125.

45. Ibid., p. 137.46. Howard P. Becker, recension des deux tomes de Über den

Prozess der Zivilisation, dans The American Historical Review, 46(1), 1940, p. 89-91, p. 90.

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Une occasion manquée

Norbert Elias avait quitté l’Allemagne en emportantavec lui, chevillé au corps, un projet de refondationsociologique d’une ampleur considérable47. C’est à l’Uni-versité de Francfort qu’un tel projet avait pris forme.C’est là, en effet, qu’Elias décida de privilégier, en tra-vaillant sur la société de cour, un objet historique luipermettant de faire le lien entre la configuration féodaleet la configuration national-industrielle et, donc, de pen-ser la dynamique des processus sociaux. C’est en ce lieuque la psychanalyse se présenta à lui comme un défi àrelever. C’est dans cette configuration institutionnellequ’il fut incité à esquisser les contours d’une psychoso-ciologie historique autonome par rapport à l’orthodoxiefreudienne et au matérialisme historique. C’est en sonsein, enfin, qu’il aurait dû faire école.

Dans la solitude de l’exil, la réalisation du corrélat insti-tutionnel de son projet intellectuel lui était interdite.L’impossibilité de faire vivre dans l’exil l’école sociologiquede Francfort qu’il avait plus ou moins consciemment pro-jeté de fonder en s’appuyant sur Karl Mann-heim, un peuà l’insu de ce dernier, est facile à comprendre. La relationentre les deux hommes, placée sous le signe d’un projetd’autonomie sociologique dont le plus jeune était sansdoute mieux à même de percevoir la structure et la finalitémais moins bien placé pour en proclamer publiquement lanécessité, n’avait en effet aucune chance de se maintenir

47. Comme l’indique clairement une lettre écrite par l’un de sesamis de Paris : « Poursuis-tu la réalisation de cette œuvre sociolo-gique dont il fut si souvent question entre nous ? » (DLA, Elias, I,49, lettre de T. à Norbert Elias, 10 juillet 1936) Il y a aussi, biensûr, qu’il était trop âgé pour reprendre des études mais encore suf-fisamment jeune pour consacrer quelques années à l’écriture d’unlivre « important » susceptible de relancer sa carrière.

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dans le contexte anglais – ne serait-ce que parce qu’elleétait grosse de conflits qui n’eussent pas manqué de sedéclarer dans le microcosme francfortois.

Le fait que Mannheim et Elias aient choisi de s’installeren Grande-Bretagne, où il n’existait aucune traditionthéorique dans le domaine sui generis des sciencessociales (ce qui ne veut pas dire que des formes de « théo-rie sociale48 » ne se fussent pas développées dans d’autressecteurs, comme par exemple l’économie avec Keynes oules relations internationales avec E. H. Carr), ne pouvaitêtre qu’un mauvais choix – si l’on peut se permettre deparler de « choix » – considéré à l’aune du projet qui avaitscellé leur entente et sous-tendu leur collaboration dèsHeidelberg.

Karl Mannheim s’était vu offrir en 1933 un poste delecturer à la London School of Economics and PoliticalScience (LSE) et avait rapidement pris soin d’adapterson profil intellectuel au nouvel environnement qui étaitle sien, expurgeant par exemple la traduction anglaised’Idéologie et utopie des concepts les plus caractéristiquesdu champ universitaire allemand ou tâchant, après avoirdélaissé la sociologie de la connaissance, de se reconver-tir en essayiste prophète de la planification démocra-tique et en sociologue de l’éducation. Il ne s’était pasdéparti pour autant de la haute idée qu’il se faisait delui-même. Et il faut peut-être interpréter la violence qu’ilmit dans le conflit l’opposant au seul professeur desociologie en poste dans l’Angleterre des années 1930,Morris Ginsberg – lequel perpétuait à la LSE l’enseigne-ment de L. T. Hobhouse et rendit au centuple son hosti-lité à Mannheim –, comme une façon de demeurer fidèleà une image valorisée de soi, en dépit des sacrificesintellectuels imposés par un exil qui lui sera fatal.

48. Voir Krishan Kumar, « Sociology and the Englishness ofEnglish Social Theory », Sociological Theory, 19, 1, 2001, p 41-64.

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Norbert Elias était naturellement dans une dispositiond’esprit différente. Du fait qu’il ne détenait aucun titreofficiel susceptible de lui ouvrir automatiquement lesportes d’une carrière universitaire en Angleterre, il se trou-vait à bien des égards contraint de rester fidèle à l’idéal purde la science au nom duquel les aspirants professeurs, dansl’espace universitaire allemand, étaient astreints à unrégime d’attente et de précarité extrêmement sévère ; ilétait préparé, par conséquent, à développer la face spiri-tuelle d’un plan de carrière académique dont la facetemporelle s’était évanouie, c’est-à-dire à « durcir »(notamment en se confrontant pour de bon aux décou-vertes de la psychanalyse) un projet intellectuel novateur.C’est en ce sens, peut-être, qu’il fit de nécessité vertu49.

Mais cette fidélité de champ n’avait pas d’autre étaique la volonté personnelle d’Elias. Sa situation étaitd’autant moins confortable que Morris Ginsberg étaitl’unique interlocuteur qui lui était offert dans la sociolo-gie anglaise ; peu après son arrivée sur le sol britan-nique, il avait ainsi fait valoir auprès du Comitéprofessionnel pour les juifs allemands réfugiés, qui luiallouait une aide financière, le soutien matériel de laLSE et de Ginsberg50. Mais celui-ci ne pouvait pasoublier qu’il avait été l’assistant de Mannheim et cela luivalut nombre de « revers51 », selon ses propres mots.Tiraillé entre deux « patrons » à l’ego chatouilleux, ildevait naviguer avec subtilité, dressant pour ses parents(dans la dernière lettre qu’il leur écrivit, en jan-vier 1941) un tableau rassurant de la situation, où perceun mélange incertain d’ironie et de naïveté :

49. Bernard Lacroix, « Portrait sociologique de l’auteur », inAlain Garrigou et Bernard Lacroix (dir.), op. cit., p. 31-51, p. 44.

50. DLA, Elias, I, 66, lettre d’A. J. Makover à Mr. Loewe,18 décembre 1935.

51. DLA, Elias, I, 49, lettre de Norbert Elias à Kurt, 15 mars 1954.

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« Je travaille aussi tranquillement que possible, préparantun nouveau livre que j’espère écrire avec Ginsberg, qui esttrès gentil avec moi et qui, je crois, à sa manière hésitante,m’aime plutôt bien. Oncle Karl [Mannheim] est là, égale-ment. Il n’est pas dans les meilleurs termes avec Ginsberg et,globalement, pas très heureux. Mais depuis que je lui aidédicacé mon dernier livre sur “le processus de civilisation”,lui aussi est charmant avec moi52. »

Il n’empêche que le conflit entre Morris Ginsberg et KarlMannheim le plaçait dans un porte-à-faux impossible. Ilpayait le prix, en la circonstance, de sa trajectoire passée,c’est-à-dire de sa proximité avec Karl Mannheim qui, mar-quée du sceau de l’ambivalence, ne lui était d’aucunsecours hors du contexte concurrentiel et potentiellementconflictuel de Francfort. Une telle situation, nous semble-t-il, a probablement empêché que Über den Prozess derZivilisation bénéficiât d’une traduction rapide en Angle-terre. Car, outre que Mannheim et Ginsberg auraient lar-gement eu les moyens, l’un ou l’autre, de pousser en cesens, il était comme attesté par avance qu’Elias ne trouve-rait aucun point d’ancrage sûr dans son pays d’accueil. Sonlivre était la « seule chose [qu’il possédât] sur terre53 », cequi le rendait d’autant plus dépendant d’un idéal de per-fection créatrice incompatible avec toute forme de recon-version intellectuelle d’opportunité et difficilementconciliable avec les contraintes spécifiques des maisonsd’édition. Aucune des personnes désireuses de l’aider, et ils’en compta un certain nombre, ne pouvaient vraimentpercevoir le piège dans lequel le tenait prisonnier un idéaldu moi scientifique cruellement déphasé.

52. DLA, Elias, I, 35, lettre de Norbert Elias à Sophie et Her-mann Elias, 6 janvier 1941.

53. DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettrede Norbert Elias à Brian W. Fagan, 2 juillet 1939.

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Un jeune historien et homme politique, PatrickGordon-Walker, avait par exemple été enthousiasmé parÜber den Prozess der Zivilisation. À la fin des années1930, il se partageait encore entre une carrière acadé-mique comme enseignant d’histoire au Christ ChurchCollege d’Oxford, où il avait fait ses études, et ses activi-tés politiques au parti travailliste. Cet excellent germa-niste, qui fréquentait le milieu londonien des Allemandsexilés à Londres et notamment les membres du groupesocialiste Neu Beginnen, dont Richard Löwenthal, tra-vailla pour le service européen de la BBC pendant laguerre ; élu à la Chambre des Communes en 1945, il seconsacra jusqu’à la fin de sa vie à la politique, étantmembre à plusieurs reprises de cabinets travaillistes54.Quelques notes rédigées par ses soins à propos du pre-

54. Norbert Elias et Patrick Gordon-Walker n’étaient pas étroi-tement liés. Selon Stephen Mennell, c’est par l’intermédiaire del’un des meilleurs amis d’Elias, l’historien Francis L. Carsten, qu’ilsse seraient connus. Francis L. Carsten (1911-1998), issu d’unefamille de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie juives de Berlin,avait été dans les années 1930 un socialiste actif, par révoltecontre son milieu familial, militant notamment dans les rangs dela Fédération des jeunes communistes d’Allemagne et, sousl’influence de Richard Löwenthal, dans l’organisation Neu Begin-nen. Voir S. H. J. Cohn, « F. L. Carsten 1911-1998 », German His-tory, 17 (1), 1999, p. 95-101. Vers 1934, Carsten aurait servi deguide à Gordon-Walker dans le maquis de la résistance antinazieberlinoise. Voir Stephen Mennell, Norbert Elias : An Introduction,Dublin, University College Dublin Press, 1998, p. 288. Après-guerre, la femme de S. H. Foulkes, prénommée Kilmeny, s’étaitefforcée d’arranger des rencontres entre Elias et Gordon-Walker :« Nous sommes vraiment désolés de ne pas vous avoir vu pendantles vacances, Mr. Gordon-Walker ayant exprimé le vif souhait devous revoir. Si vous pouvez trouver du temps avant que laChambre [des Communes] ne se rassemble. J’espère que nouspourrons toujours arranger cela. » (DLA, Elias, IV, 983, lettre deKilmeny Foulkes à Norbert Elias, 8 janvier 1948)

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mier volume avaient suffit à convaincre un éditeur de sesamis, Brian W. Fagan, codirecteur des Éditions EdwardArnold & Co, de prendre immédiatement contact avecNorbert Elias, en avril 193955. Ils se virent peu après.Fagan proposa le nom d’une traductrice qui avait toute saconfiance pour travailler sur le premier volume, dans laperspective d’une publication au printemps 194056. Uncontrat fut envoyé à Elias le 7 juillet 1939. Il le signa, nonsans avoir exprimé quelque réserve sur la méthode de tra-vail de la traductrice, Mme Lorimer, qui avait pour habi-tude de procéder seule, et d’une traite, avant dereprendre les points litigieux, le cas échéant avec l’auteur,à la lumière de la traduction dans son ensemble57. Uneclause stipulait que, dans l’éventualité d’une « guerreeuropéenne » où la Grande-Bretagne serait impliquée,l’ajournement de la publication serait à la discrétion dela maison d’édition, Elias ayant obtenu cet ajout :« Étant stipulé que si la publication est reportée au-delàdu 31 décembre 1940, l’éditeur doit, si l’auteur en fait lademande, et s’il y a lieu, lui vendre le manuscrit et lesdroits d’auteur de la traduction anglaise pour un mon-tant identique à celui payé par l’éditeur. »

Le déclenchement de la guerre compliqua d’autantplus les choses que Norbert Elias s’était mis en tête de

55. DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettrede Brian W. Fagan à Norbert Elias, 4 avril 1939.

56. Les deux volumes pouvant être considérés comme deuxlivres différents, la traduction et la publication du second tomedevaient suivre un peu plus tard. Brian W. Fagan avait d’abordsongé à condenser les deux volumes en un seul livre, sur lesconseils de Patrick Gordon-Walker. Voir DLA, Elias, IV, 909,Edward Arnold & Co Publishers, lettres de Brian W. Fagan à Nor-bert Elias, 13 avril, 8 mai et 26 mai 1939.

57. Voir DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers,lettres de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 21 et 30 juin 1939 ; lettresde Norbert Elias à Brian W. Fagan, 2 et 11 juillet 1939 (brouillons).

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réunir une nouvelle matière pour le livre, à partir desources anglaises. Il avait promis à Mme Lorimer de luienvoyer une note spécifiant les modifications et addi-tions envisagées. Brian W. Fagan n’en espérait pasmoins pouvoir toujours publier le livre en mai 1940 etavait demandé à Mme Lorimer de commencer la tra-duction ; mais celle-ci, enrôlée dans le « départementde censure », à Liverpool, devait d’abord s’adapter à sesnouvelles fonctions58. Le projet n’était donc pas aban-donné. Fagan y tenait tant qu’il relança lui-même Elias,deux ans plus tard, Gordon-Walker lui ayant communi-qué la nouvelle adresse du sociologue allemand :

« Je suis toujours très intéressé [par le projet] et j’aimeraisaussi entrer en contact avec Mme Lorimer, qui doit faire latraduction. […] La révision et la traduction du livre serontsans nul doute une entreprise de longue haleine, et je pensequ’elle serait sans doute ravie de compléter votre travail. Lapublication de nouveaux livres, en ce moment, est de plusen plus difficile, comme vous le savez probablement,puisqu’il est impossible de prévoir longtemps à l’avancequelle quantité de papier sera disponible, mais j’aimeraisvraiment publier votre livre dès que les circonstances le per-mettront, et par conséquent l’avoir prêt pour l’imprimeur auplus vite59. »

Norbert Elias, qui entre-temps avait été détenu pen-dant cinq mois et demi dans le camp d’internement del’île de Man60, ne s’attendait pas à une lettre pareille. Il

58. DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers,lettres de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 11 septembre et10 octobre 1939.

59. DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettrede Brian W. Fagan à Norbert Elias, 19 septembre 1941.

60. Voir David Rotman, « Trajectoire intellectuelle et expé-rience du camp : Norbert Elias à l’île de Man », Revue d’histoiremoderne et contemporaine, 52 (2), 2005, p. 148-168.

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pensait que la publication de son livre en Grande-Bretagne avait été définitivement compromise par lecontexte de la guerre et, en conséquence, avait chargédes amis de conduire des négociations avec une maisond’édition américaine. Il se trouvait alors à Cambridge, auPeterhouse College (où la London School of Economicss’était repliée dès le début de la guerre), bénéficiant –« premier pas dans la bonne direction » après des annéesd’insécurité, comme il l’écrivit à S. H. Foulkes61 – d’uncontrat d’assistant de recherches auprès du départe-ment de recherche sociale de la LSE pour travailler sur« la structure et les fonctions des professions » enGrande-Bretagne, sous la direction de Hugh LancelotBeales, historien de l’économie et auteur d’un ouvrageclassique sur la révolution industrielle. Le problèmeétait qu’il ne pouvait pas avoir accès à Cambridge auxsources nécessaires pour réviser son livre. Il lui fallaitse rendre au British Museum. Or ses obligations auPeterhouse College le lui interdisaient avant la mi-décembre 1941, et, ignorant que l’établissement étaitde toute façon fermé, il pensait de surcroît que sonstatut d’étranger représentait un obstacle irréfra-gable62. Aussi extraordinaire que cela puisse paraîtrea posteriori, en pleine guerre, quand même Londres,depuis l’enclenchement par les nazis de l’opération Bar-barossa, n’était plus soumise à un bombardement inten-sif, Fagan trouva tout à fait naturel de lui proposer del’aider à accéder au British Museum, qui était censé rou-vrir sous peu, jusqu’à lui promettre d’obtenir en sa

61. DLA, Elias, IV, 982, lettre de Norbert Elias à S. H. Foulkes,2 septembre 1941.

62. DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettrede Norbert Elias à Brian W. Fagan, 27 septembre 1941 (brouil-lon).

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faveur une autorisation spéciale, peut-être même avantl’ouverture générale63.

Mais leur correspondance s’arrête à cette propositiongénéreuse et, de prime abord, si insolite. Elle ne repren-dra que dix ans plus tard. Elias avait d’autres soucis ; ilétait en particulier sans nouvelles de sa mère, qui devaitpérir à Auschwitz64. Habité par un profond sentiment deculpabilité, il vivait très difficilement le contraste entresa vie calme et studieuse au Peterhouse College et lasituation dramatique des siens en Allemagne, par rap-port à laquelle il se sentait désespérément impuissant65.

S’il existe très peu de traces de la vie de Norbert Eliasà Cambridge pendant les dernières années de la guerre,celles que l’on a pu retrouver suggèrent néanmoins quele sort de son livre n’a jamais cessé de le préoccuper etconcernait, par ricochet, ses meilleurs amis. Parexemple, Asik Radomysler, un jeune économiste de laLondon School of Economics d’origine juive-allemandedont il était très proche à l’époque66, évoque, dans unelettre datée du 29 janvier 1943, un article de PatrickGordon-Walker sur « l’histoire et la psychologie », etajoute : « Lance [Beales] a mentionné, incidemment,que tu étais aussi en train de travailler sur ton livre (queWalker cite) et de le faire traduire. Est-ce vrai67? » Une

63. DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettrede Brian W. Fagan à Norbert Elias, 6 octobre 1941.

64. Il avait juste eu le temps d’apprendre la mort de son père,survenue le 22 novembre 1940. (DLA, Elias, I, 36, lettre de Gustiet Arthur Elias à Norbert Elias, décembre 1940 et 2 janvier 1941)

65. Voir DLA, Elias, I, 36, lettre de Norbert Elias à Gusti etArthur Elias, 14 novembre 1940.

66. Leurs liens se sont distendus par la suite. Asik Radomyslers’est apparemment suicidé en 1952. Voir DLA, Elias, I, 49, lettrede « Ben » à Norbert Elias, 3 novembre 1952.

67. DLA, Elias, I, 45, lettre d’Asik Radomysler à Norbert Elias,29 janvier 1943.

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lettre non datée, probablement postérieure de peu, estencore plus riche d’enseignements. Revenant sur l’articlede Gordon-Walker, « Rado » estime qu’il n’y reconnaîtpas assez sa dette (« énorme ») à l’égard du livre d’Elias,dont il ne proposerait qu’un « médiocre et pauvrerésumé » ; il encourage son ami à traduire la troisièmepartie de son livre et à la publier dans The SociologicalReview, et s’exclame :

« Qu’en-est-il ? Walker a envoyé le manuscrit à Farquar-son68, Farquarson à Ginsberg, Ginsberg à Lance, et ce der-nier pense que ton livre est en cours de traduction… Je suissûr qu’il pourrait faire en sorte qu’il soit publié, de mêmeque Ginsberg bien sûr69… »

Cet extrait nous éclaire sur l’isolement paradoxald’Elias, qui, certes, connaissait les « bonnes personnes »,mais ne pouvait pas espérer bénéficier d’une réelle aidede leur part. Il en dit long, également, sur l’état d’espritde ces jeunes chercheurs réfugiés juifs qui, nombreux àCambridge pendant la guerre après avoir dû subir ladure loi de l’internement (« Rado » avait ainsi eu lamalchance d’être transféré dans un camp au Canada),espéraient profiter des maigres opportunités offertes parles circonstances en même temps qu’ils supportaientdifficilement la domination des professeurs issus del’élite britannique. Dans ce milieu cosmopolite (la plu-part des étudiants et enseignants anglais en âge de com-battre s’étaient engagés ou avaient été appelés sous lesdrapeaux) mais néanmoins régi par les normes hiérar-chiques du système académique britannique, quelqu’uncomme Elias obtenait des aides ponctuelles, suscitait un

68. Alexander Farquarson était l’éditeur de The SociologicalReview. Un grand merci à Stephen Mennell pour cette information.

69. DLA, Elias, I, 45, lettre d’Asik Radomysler à Norbert Elias,n. d.

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semblant d’intérêt, mais cela n’allait jamais au-delà etses amis trouvaient la situation injuste ; c’est qu’ils dou-taient d’autant moins de la valeur scientifique de lafresque d’Elias sur le processus de civilisation que celui-ci avait l’art d’en faire comprendre tous les apportscomme autant de révélations, dégageant un charismeindéniable, suscitant régulièrement des sentimentsrésolus d’adhésion à sa personne et des réflexes de soli-darité fusionnelle tels que ceux exprimés par AsikRadomysler.

Il n’est pas absurde d’imaginer que Über den Prozessder Zivilisation eût pu être publié en anglais avant la finde la guerre. Mais cela ne fut pas le cas. La faute à laterrible conjoncture d’un conflit mondial, bien évidem-ment. La faute aussi au contraste entre la fragilité dessoutiens institutionnels de Norbert Elias (reflétant lafaiblesse de son autorité objective) et la force de sonambition intellectuelle, qui lui fit perdre tant d’opportu-nités70. Sans compter que la difficulté qu’il éprouva àmaîtriser la langue anglaise avait probablement ralentien amont, si ce n’est bloqué, le travail de révision qu’ilavait entrepris, ou qu’il projetait d’entreprendre, dans lamesure où il se sentait tenu d’être à la hauteur des exi-gences de créativité empirico-théorique et de précisionconceptuelle inhérentes à un projet de refondationsociologique pensé en allemand.

Après 1945, Norbert Elias souhaita finalement queson livre parût non révisé : les circonstances l’avaientempêché d’apporter les corrections nécessaires et il

70. Bernard Lacroix l’a bien senti, lorsqu’il dépeint NorbertElias comme quelqu’un n’étant « jamais tout à fait ce qu’il faut,au bon moment, pour devenir ce qu’il faudrait qu’[il soit] ».(Bernard Lacroix, « Portrait sociologique de l’auteur », op. cit.,p. 33)

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avait perdu trop de temps. Mais sa traductrice étaitmorte (après avoir vainement tenté de reprendrecontact avec lui) et, surtout, le point de vue de sonéditeur avait radicalement changé, conformément aubasculement du rapport de force entre l’Europe occi-dentale et les États-Unis qui venait de s’opérer, dansle domaine intellectuel et scientifique comme en tousdomaines, à l’avantage des seconds. Alors qu’en 1939Brian W. Fagan eût été disposé à publier telle quelleune traduction anglaise de Über den Prozess der Zivili-sation, une décennie plus tard, il lui semblait impos-sible que ce livre pût paraître sans une révisionsubstantielle, c’est-à-dire sans être adapté aux goûtsdu public cultivé anglo-saxon : « Cela me paraît telle-ment la seule façon correcte de procéder pour unetraduction anglaise […] que je dois vous confesserque je ne me sens guère enthousiaste à l’idée d’unesimple traduction directe71. »

Il ne restait qu’à annuler l’arrangement conclu enjuillet 1939 pour un livre que les événements de laSeconde Guerre mondiale avaient renvoyé à une époquerévolue, gommant ainsi la dynamique de champ spéci-fique dont il avait procédé et qui lui avait valu unereconnaissance aussi évidente qu’éphémère.

Marc Joly,École des hautes études

en sciences sociales (EHESS),Centre de recherches interdisciplinaires

sur l’Allemagne (CRIA),75006, Paris, France.

71. DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettrede Brian W. Fagan à Norbert Elias, 5 décembre 1951.

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