Dumont Par Vincent Descombes

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 P ar V i ncent D esc ombes Les E ss a issur l’ i n d ivi d u a l i sm e  deLoui s D um on t r éu nissentsep t textes ap par em m en t f ort d i sp a r a t e s. L at a b led e s m a t i è r e s, q ui d istin g uel e s é tu d e s p o rt a n t su r l’id é o lo g ie m o d er n e d e cell e s q u i ex p o se n t le « p ri n ci p ecomp a r a tif » , n’i n d iq u e p a s ce q u i f ait l’u n it é du vo lume. Tou t e f o is, si lelivre p eu t d é r o u t e r sonl e ct e u r pa r ladi ve rsi t é d ese s réf é re n ce s e t d ese s o b j e t s, il r é p o n d bi e n à u n d e sse in d’ en se m b l e . L’i d é e e stqu e l’ a n t h r o p o lo g ie so ci a le,autremen tdi tl ’étu d e co m p a r a ti ve d e s soci é t é s h um ain es , pe ut a pp o r t e r sa co ntri bu t ion àl’i n t e lli ge nc edes de ux« probl èm e s politiqu e s ma j e ur s » q ui se p os en t au j our d ’hui aux so ci ét és m odernes. Q ue ls sont ces de ux pr ob l èm es ? L epr e m i e r t i e n t aufait q ue n otrem o n d ed ev i e n t d epl u s e npl u s i n t e rcult u r e l. «Les cu l t u r e s non m odern es p èse r on t d’un po ids t ou j o ur s p lusac ce ntué da nsla civili sa tion co m m une » ( p . 194). Sous le no m d’ «in t e r ac ti o n des cul t ures»(p. 2 8- 30 ), Dumont vi se ici l e p no m èn e de ce q u o nn’ a p p el a it p a s e n core g l o b a lisati o n o u m ondiali sa t ion, e t d o n t l’ e e t (l’ é m e r g e n ce d e r eve ndi ca t i on s anti - indivi du alistes au se in m êm e de l’indivi du al ism e ,com m e pa rexe m p l e l’ a r m a t i o n d u n d r o i t d e s « m i n orit é s ») sef a i t se n tir au ss i bi e n d a n sla cu ltur e d o mi n a n te ( i n d ivid u a list e ) q u e d a n s l e s c u lture s d o mi n é e s ( h o li st e s). Le seco nd pr ob lème estcel uides « m al ad ies de la m ocr atie».Le t otalitari sm e,en a pp ar en ce l’ op po sédeladé m ocr a t i e , n’est pa s lar és u r ge nc e d ’unei ol og i e pr é -m od er ne , c’ e st u n efor m eco n tradictoireq u erevê t la d é m ocr a tie«q u a n d e lle p e rd d e vu e se s li m i t e s, ve u t seré a liser p a r f a it e m e nt e t , mi se e ch e c p ar le s f a i t s, se d i vi se co n t r e e ll e - m ê m ( p . 199). De t o u t e é vi d e nce, ce s d e u x a p o ri e s n o n t ri e n p e rdu de leur a ctu a lit é . E n qu oi y a- t -il un e pe r spe ctiveanthr op ol og i qu e surces pr ob l èm es? D um on t r eve ndi qu e p ou r t ou t esare che r che un e li at ionavec lapenséedeM a r ce l M a us s, do nt il reti en t de u x l e ço n s ( p .12 -1 7 ) .D ’a b or d ,l’anthr o p ol o g i e d oi tpr e n d re la f o r m e d u ne so ci o l o g i e ,do n c ra p p ort e r l e s p n o m è n esétu d i é s àuneso ci ét é g l o b a le p a r t i cu li è re ( p lut ô t q u’àla na tur e h u maine ou au ce r ve au) ( p . 17 8 ). E n su ite, l’ a n thr o p ol o gi e , j u stem e n t p a rce q u’ e ll e est so ci a le, met enœuvrele « p ri n ci pe co m pa r at if ». Q uel’anthr op o l og i e so i t co m p arativene veu t p as d ireq u e lled o ivepr o d er àd e s r e lev é s d es t r a its se m b l a b le s d a n s d i é r e n tes so ci é t é s : ce ser a i t p e rdr e l a r é f é r e n ceà d e s so ci é t é s c o n cr è t e s. L aco m p ar a i so n q u’il s’ a g i t de m e n e r e st r ad i ca le, elle m et en ca u se le cherch eu r lui-m ê m e (p. 17). D u m on t cite le pr é cep t e d e M au ss : «l’expli ca t ion so ciol og iqueestt e r m i n ée qu an d on a vuq u’ e st-ce qu e  l es g en s cr oi en tet p e n se n t , e t q ui  so n t les g en s q ui cr oi ent et p en sen t cel a » ( p. 17 7 ) . P ou r êtr e dèleà M auss,

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Descombes on Dumont Essais sur l'individualisme

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ParVincent DescombesLesEssais sur lindividualismede Louis Dumont runissent sept textes apparemment fort disparates.La table des matires, qui distingue les tudes portant sur lidologie moderne de celles qui exposent le principe comparatif, nindique pas ce qui fait lunit du volume. Toutefois, si le livre peut drouter son lecteur par la diversit de ses rfrences et de ses objets, il rpond bien un dessein densemble.Lide est que lanthropologie sociale, autrement dit ltude comparative des socits humaines, peut apporter sa contribution lintelligence des deux problmes politiques majeurs qui se posent aujourdhui aux socits modernes.Quels sont ces deux problmes?Le premier tient au fait que notre monde devient de plus en plus interculturel. Les cultures non modernes pseront dun poids toujours plus accentu dans la civilisation commune (p. 194). Sous le nom d interaction des cultures (p. 28-30), Dumont vise ici le phnomne de ce quon nappelait pas encore globalisation ou mondialisation, et dont leffet (lmergence de revendications anti-individualistes au sein mme de lindividualisme, comme par exemple laffirmation dun droit des minorits) se fait sentir aussi bien dans la culture dominante (individualiste) que dans les cultures domines (holistes).Le second problme est celui des maladies de la dmocratie. Le totalitarisme, en apparence loppos de la dmocratie, nest pas la rsurgence dune idologie pr-moderne, cest une forme contradictoire que revt la dmocratie quand elle perd de vue ses limites, veut se raliser parfaitement et, mise en chec par les faits, se divise contre elle-mme (p. 199).De toute vidence, ces deux apories nont rien perdu de leur actualit.En quoi y a-t-il une perspective anthropologique sur ces problmes? Dumont revendique pour toute sa recherche une filiation avec la pense de Marcel Mauss, dont il retient deux leons(p. 12-17). Dabord, lanthropologie doit prendre la forme dune sociologie, donc rapporter les phnomnes tudis une socit globale particulire (plutt qu la nature humaine ou au cerveau)(p. 178). Ensuite, lanthropologie, justement parce quelle est sociale, met en uvre le principe comparatif. Que lanthropologie soit comparative ne veut pas dire quelle doive procder des relevs des traits semblables dans diffrentes socits: ce serait perdre la rfrence des socits concrtes. La comparaison quil sagit de mener est radicale, elle met en cause le chercheur lui-mme (p. 17). Dumont cite le prcepte de Mauss: lexplication sociologique est termine quand on a vuquest-ce queles gens croient et pensent, etquisont les gens qui croient et pensent cela (p. 177). Pour tre fidle Mauss, ajoute Dumont, il faut complter: qui sont ces gens qui croient cela par rapport nous qui croyons ceci (p. 13).Lanthropologue, sil peut se donner un contraste pertinent ici, entre nous, Occidentaux, et lInde , est en mesure de prendre sur nos ides une perspective globale qui en fait ressortir laconfiguration. Il faut entendre ce mot dans un sens gestaltiste ou structuraliste: les ides et valeurs tudier ne sont pas des atomes smantiques quon pourrait isoler les uns des autres, elles tiennent leur contenu de leur position dans un ensemble quil sagit dapprhender comme tel.Dumont estime avoir par l rpondu lobjection selon laquelle un anthropologue doit tudier des pratiques, des faits matriels, plutt que des reprsentations. Avant de pouvoir traiter des faits matriels en tant quils chappent lidologie moderne qui est la ntre, nous devons avoir dabord critiqu les catgories quelle nous fournit pour les dcrire et les penser. Et la difficult que prsentent les deux problmes majeurs mentionns ci-dessus viennent de ce que nos catgories lconomique, le politique, le religieux, etc. sont inadquates, justement parce quelles relvent de la configuration individualiste qui dfinit notre idologie, alors que ces problmes qui se posent nous signalent la permanence ou le retour en force de valeurs et dexpriences qui appartiennent la configuration oppose, celle dune idologie holiste qui attache les valeurs cardinales la communaut.Le but ultime de Dumont est donc de substituer aux notions de notre sens commun des concepts anthropologiquement plus satisfaisants parce que plus sociologiques, et plus sociologiques parce que dfinis par la voie comparative. Cest ainsi que les tudes de la premire partie proposent des dfinitions comparatives de lindividu au sens normatif (chap. I), de la catgorie du politique (chap. II), de la nation (chap. III), du socialisme (p. 85-86), ainsi que du totalitarisme (chap. IV).Une anthropologie de la modernit montre que la culture individualiste constitue uneexceptiondans lhistoire universelle (p. 193). Une manire de comprendre cette exception est den faire la gense, ce quoi Dumont sattache dans ses deux premiers chapitres. Dans bien des histoires des ides, le Moyen Age nexiste pas vritablement, ne parvient pas trouver sa place entre les Anciens et les Modernes. En revanche, dans le tableau rtrospectif que dresse Dumont, non seulement il y a bien une poque mdiatrice entre lAntiquit classique et la modernit, mais cette poque joue un rle dcisif. On sest souvent demand: lindividu existe-t-il dj au Moyen Age? Dumont rpond en dcrivant dans son premier chapitre la mtamorphose de lindividu-hors-du-monde (les premiers chrtiens) en un individu-dans-le-monde (les personnes du droit naturel moderne). Autre dbat classique: quest-ce qui dfinit une pense politique moderne? Dumont rpond en reconstituant la transition par laquelle ltat moderne, porteur de valeurs politiques ultimes dans leur ordre, a hrit de la fonction souveraine qui tait celle de lglise au Moyen Age (p. 77).Vincent Descombes est philosophe, directeur dtudes lEHESS (CESPRA).Louis Dumont,Essais sur lindividualisme. Une perspective anthropologique sur lidologie moderne, Paris, Seuil, 1983.