Ducrot Presupposes Et Sous-Entendus

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    476 Pragmatique et Theorie de l'enonciation

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    OSWALD DucrotPRESUPPOSES ET SOUS-ENTENDUS

    (reexamen)"

    Je voudrais presenter ici une sorte d'autocritique (au, pour employer uneexpression universitairement mieux vue, un reexamen), en expliquant pourquoij'ai abandonne, au plutot deplace, l'opposition que j 'etablissais, depuis unarticle publie sous ce titre en 1969, entre presupposes et sous-entendus ".J'espere quand meme glisser lei et la, dans cette confession, quelques mots deInguistique.

    Je ne peux pas partir d'une definition du presuppose et du sous-entendu,car ce serait supposer resolu le probleme qui est le mien ici : c'est justement aune definition que je veux aboutir. Tout ce que je peux faire au depart, c'estdonner un exemple qui servira de reference par la suite. Pour ne pas me fatiguer,je prendrai I'exemple Ie plus use qui soit, Imaginons un enonce de la phrasePierre a cesse defumer. NOllS dirons que cet enonce291:

    a. Pose que Pierre ne fume pas actuellement.b. Presuppose qu' ilfumait autrefois.D'autre part, si cet enonce est destine a faire rernarquer a un fumeur

    invetere sa lachete, il se peut qu'il vehicule des sous-entendus comme Avecun peu de courage on peut y arriver , Pierre est plus energique que toi ...,etc.Je supposerai que mon exemple a suffi it rappeler quel type de phe-

    nomene releve du presuppose et quel autre du sous-entendu. Moyennant cettesupposition, je peux abandonner les preliminaires et commencer a exposer ceque j'appellerai la conception ancienne des rapports presuppose - SOIlS-entendu, c'est-a-dire celle que je vais reexaminer,L'idee centrale etait que les presupposes apportes par un enonce sont de-termines, et determines uniquement, par la phrase dont cet enonce est Ia reali-sation. Cette these se subdivise elle-meme en deux propositions :

    Oswald Ducrot, Le Dire et le dit, Paris, Minuit, coll, IIPropositions , 1987, p. 33-46. Cechapitre reprend, avec de legeres modifications, le texte d'une conference faite a Lyon en mai1977, texte publie dans Strategies discursives, Presses universitaires de Lyon, 1978, p. 33-43 .

    Presupposes et sous-entendus , Langue francoise, 1969, n 4.

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    Le sens en pragmatique 4771. La signification de la phrase peut impliquer I'existence, dans le sens de

    ses enonces, de tel ou tel presuppose (cetteproposition, je la maintiens - avecquelques reserves). .

    2 . Tous les presupposes qui apparaissent dans lesens de I'enonce sontdeja prevus dans la'signification meme de la phrase (c'est cette seconde propo&sition, surtout, que je-discute).

    En resume, le presuppose, selon la conception ancienne , est toujoursrepone de la signification dans Ie sens, On pourrait meme dire qu'il est. ecritdans fa signification s'il ne' fallait pas tenir compte de certaines specificationsqui sont necessairemenr absentes de Ia phrase (cf., dans mon exemple, Ia speci-fication du temps a u sesitue Ie fait presuppose : it est passe, mais par rapport aqueI present ?). D'une facon inverse; le sous-entendu se caracterise par Ie faitque, tout en etant observable dans certains enonces d'une phrase, iIn'est pasmarque dans la phrase. Cette situation du sous-entendu s'explique par le proces-sus interpretatif d'ou il est -issu. Pour mal, en effet, il est toujours engendrecomme reponse a des questions du type: Pourquoi Ie locuteur a-t-il dit cequ'Il a dit? , Qu'est-ce qui a rendu possible sa parole? . En d'autrestermes, une condition necessaire (certainement pas suffisante, d'ailleurs) pourqu'un enonce E sous-entende X, est que X apparaisse comme une explication deson enonciation. Si, dans mon exemple de reference, l'enonce Pierre a cessede fumer sous-entend C'est possible de s'arreter , c'est dans la mesure oul'on admet qu'une des raisons ayant amene a produire cet enonce etait le desirde communiquer cette remarque au destinataire, Si done Ie sous-entendu est re-ponse a une question sur 'les conditions de possibilite de l'enonciation, il estbien evident qu'il ne peut apparaitre qu'au moment de cette enonciatiouet qu'ilreleve par consequent du seul enonce : it appartient ausens sans etre anticipe auprefigure dans la signification. Ainsi- c'est en tout cas la these que je vaisreexaminer - l'opposition presuppose - sous-entendu reproduirait la dis-tinction des deux niveaux semantiques, celui de la signification (phrase), etcelui du sens (enonce) : presuppose et sous-entendu s'opposent en ce qu'ilsn'ont pas leur origine au meme moment de I'interpretation.

    Cette these est explicable - sinon justifiable - a divers titres ..D'abord,il faut se rappeler que le presuppose, dans Ia Iitterature philosophique, est ge-neralement decrit comme une condition d'emploi. Autrement dit, on prend pourune caracteristlque fondamentale du presuppose I' observation suivante, SiI'enonce E comporte le presuppose X, et si, dans Ia situation O U E apparait, Xn'est pas veri f i e , on a l'impression, non pas a proprement parler d'une faussete,mats d'une anomalie, d'un emploi hors de propos. Or il est bien evident que lesconditions d'emploi ne peuvent caracteriser que la phrase: elles sont relativesaux circonstances rendant possible ou impossible que la phrase soit transformeeen enonce, Cela n'aurait aucun sens de parler des conditions d'emploi del'enonce, puisque l'enonce lui-meme est un emploi, I) resulte de I a que Iepresuppose appartient avant tout a 1a phrase: it est transmis de la phrase al'enonce dans Ia mesure ou celui-ci laisse entendre que sont satisfaites lesconditions d'empJoi de Ia phrase dont il est la realisation. Ayant, pour rna part,

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    478 Pragmatique et Theorie de l'enonciationsouvent critique la definition du presuppose comme condition d'emploi,j'auraisdO etre peu sensible a ce type de motivations; mais, en fait, meme en critiquantcette definition, il n'etait pas facile de se debarrasser de toutes les implicationsqu' elle comporte et dont 1a"notion. de..'presupposition etait, pour ainsi dire,enveloppee (it est parfoisdelicat de manger Ie bonbon sans Ie papier),

    Un deuxierne type de considerations amenait a la these que je veux mettreen question. Ce sont les criteres utilises c1assiquement pour deceler le phe-nomene de-presupposition. II s'agit avant tout, on Ie sait, de la negation et del'interrogation. Les presupposes d'une assertion sont conserves lorsque cetteassertion est transformee en negation ou en interrogation (en disant Est-ce quePierre a cesse de furner ? , on maintient quil fumait autrefois). On auraremarque que je viens d'employer I'expression les presupposes d'une asser-tion . II s'agit 1ftd'une hypocrisie, ou, en termes Iinguistiques, d'une neutrali-sation, poureviter d'avoir a choisir entre les expressions phrase assertive et enonce assertif. Si je renonce, maintenant, a cette hypocrisie, l'expressionque je dois choisir est incontestablement phrase , Cela ne fait aucun sens deparler de transformations negatives au interrogatives faites sur cette realite in-stantanee qu'est Penance. Ces transformations ne peuvent concemer que l'etreabstrait, internporel, infinirnent reproductible, qu'est la phrase. Une formulationsoigneuse des criteres classiques serait : pour que la phrase P presuppose X, ilfaut que taus les enonces de P vehiculent X, et que X soit contenu aussi danstaus Ies enonces des phrases interrogatives et negatives construites a partir de P.J'ai pu me debarrasser facilement tout a l'heure de l'argument tire, en faveur dela theorie ancienne , a partir d'une definition de la presupposition commecondition d'emploi - puisque je refuse cette definition, 11sera plus difficile deme debarrasser de l'argument tire de la negation et de l'interrogation, car ils'agit I a de faits incontestables, qui constituent une des motivations Ies plussolides pour la notion de presupposition.

    Avant de prendre position sur ce point, je passe a un troisieme type deconsiderations, qui a rapport a la notion d'acte illocutoire, Pour differentesraisons, j'ai ete amene (et cela, au mains, je ne Ie regrette pas) a decrire lapresupposition cornme un acte de parole, plus precisement comme un acte il1o-cutoire, analogue a celui d'interrogation, d'ordre, d'assertion, etc. Or j'etais parailleurs enclin, a l'epoque, a caracteriser I'iliocutoire, par opposition au per-locutoire, par son inherence a Ia phrase. Je partais d'une definition del' illocutoire - que je n 'ai aucune intention d' abandonner - selon Jaquelleaccomplir un acte illocutoire, c'estpresenter ses propres paroles cornme indui-sant, immediatement, une transformationjuridique de la situation: les presenter,par exemple, comme creatrices d'obligation pour le destinataire (dans le cas deI'ordre ou de l'interrogation), au pour le locuteur (dans le cas de la promesse).On ne peut pas interroger si on n'attribue pas it ce qu'on dit le pouvoirimmediat, du fait meme que c'est dit, de mettre le destinataire dans son tort aucas a u il n'effectuerait pas I'une des conduites cataloguees comme reponses,

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    Le sens en pragmatique 479j'accomplis un acte perlocutoire, comme celui de consoler, I'effet que jesperealors pour rna parole peut etre un effet tres indirect, lie a un enchainementcausal fort complexe (je console X de ses .malheurs en lui racontant ceux de sonami Y, qui sont encore plus grands), L'effet perlocutoire n'est done pas neces-sairement immediat, D'autre part, le perlocutoire peut n'avoir aucun aspect ju-ridique : je peux consoler X sans pretendre pour autant qu'il doit, memeen unsens tres lache de ce verbe, se Iaisser. consoler. Enfin, je 0ai pas besoin, pouratteindre un objectif perlocutoire, de me presenter comme tend ant it ce but: jepeux consoler sans presenter mes paroles comme consolantes, alors que je nesaurais interroger sans faire savoir en meme temps que j'interroge). II me paraitdone incontestable qu'il ya, dans le perlocutoire, un rapport privilegie de l'actea Ia parole: il est constitutif de l'acte illocutoire d'attribuer a la parole unpouvoir intrinseque,Mais ce fait, que je De contesterai pas, il m'est arrive d'en tirer uneconclusion tout a fait contestable, et de glisser vers I'idee que l'agent d'un acteillocutoire attribue a 1a phrase meme qu'il prononce le pouvoir qu'il revendiqueseulement, en realite, pour son enonciation de cette phrase: j'ai glisse, end'autres termes, de Pidee que Pillocutoire revendique de l'efficacite pour laparole a l'Idee qu'il s'appuie sur une efficacite propre des mots, c'est-a-dire dumateriel utilise dans la parole. Ce qui conduisait a concJure que l'illocutoire est,par definition, inserit dans la phrase. Si l'on se rappelle que je presente lapresupposition comme un acte illocutoire, on voit comment la conception del'illocutoire dont je viens de parler constitue une troisieme voie conduisant a laconclusion que je voudrais, lei, mettre en question. On est amene a loger lepouvoir presuppositionnel dans la phrase,et a penser qu'il est transmis de laphrase a I'enonce, Les sous-entendus, 'en revanche, seraient a mettre sur lememe plan que Ie perlocutoire, et it rattacher aux circonstances de l'enonciation,Ce qui amene d'ailleurs it des consequences quelque peu paradoxales. Suppo-sons que j'utilise, pour vousdemander de fermer la fenetre, la phrase interroga-tive Pouvez-vous fermer la fenetre ? . 11est clair que 1a demande n'est pas,dans ce cas, inscrite dans la phrase. Elle ne peut etre qu 'un sous-entendu produitpar un mecanisme interpretatif du type: II me dernande de dire si je suis capa-ble de fermer la fenetre. Or il sait bien que cui, Done il veut par l a me rappelerque j'en suis capable. La seule raison qui puisse le pousser it faire cela, c'est Iedesir quej'utilise cette capacite . D'ou !'on conclut finalernent que la question,etant manifestation 'd'un desir, doit etre comprise comme une demande.Puisqu' elle est produite comme sous-entendu, cette demande devra, dans lalogique de la conception dont je parle, etre decrite comme perlocutoire, Onarrive ainsi a dire - chose que je crois maintenant tout it fait inacceptable-qu'un meme type d'acte peut etre accompli de facon soit illocutoire, soit per-locutoire (selon la phrase utilisee pour I'accomplir).

    11reste maintenant a evaluer les motivations que je viens de developper

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    480 Pragmatique et Theorie de I 'enonciationje l'ai formule d'une facon qui Iaissait deja voir les difficultes qu'il souleve,D'abord, it repose sur un glissement de sens entre deux propositions. L'une, quime parait incontestable, serait: Faire un acte lllocutoire, c'est presenter sonenonciation comme efficace . L'autre proposition, beaucoup plus discutabIe,s'enonce : Faire un acte illocutoire, c'est utiliser des mots pourvus d'efficaciteintrinseque . Ce glissement, c'est celui qui est inherent a l'expression Ie pou-voir des mots . S'agit-il des mots consideres cornme des entites abstraites,elements du lexique (en anglais, type), au de leurs occurrences (en anglais, to-ken), elements du discours ? Je ne nie pas qu'il existe des systemes sociaux, dessystemes juridiques, des systemes de croyances, qui sacralisent, pour ainsi dire,le mot (considere comme type ), et lui attribuent un pouvoir propre. Mais iln'y a aucune raison pour que cette forme particuliere de l'illocutoire en soit Ieprototype, Ie modele. On comprend d'ailleurs facilement comment se produit ceglissement, Supposons que 1arealisation d'une phrase P donne au Iocuteur L uncertain pouvoir dans une situation S. Tout ce qui a change entre Ie moment a u Ln'avait pas ce pouvoir et Ie moment ou iI l'a, c'est qu'il a employe P. On a ten-dance a en conclure que le pouvoir est loge dans P. En fait, il tient a la reali-sation de P dans fa situation S . Mais, comme S est deja l:'t et ne depend pas dulocuteur en tant que tel, on a tendance a l'oublier. Une deuxieme raison amene adouter de cette conception de I'illocutoire, raison qui tient a une consequencesignalee tout a 1'heure : avec une telle conception, un meme type d'acte, unedemande par exemple, peut e t r e realisee de facon illocutoire au perlocutoire (sielle est produite de facon indirecte, par sous-entendu). Mais ceci est inac-ceptable si l 'O D admet la definition que j'ai proposee pour l'Illocutoire, et envertu de Jaquelle toute demande est illocutoire : elle se presente comme creantdes son apparition, par son apparition, une certaine forme d'obligation pour Iedestinataire, Si on lui retire ce caractere, la demande n'est plus une demande,mais un effort pour faire agir quelqu'un d'une certaine facon. l'arrive done acette conclusion que 1a valeur illocutoire d'un enonce peut n'etre pas marqueedans la phrase qui sert a accomplir I'acte. En fait, meme, il n'y a aucun typed'acte iIlocutoire qui ne soit, quelquefois au moms, accompli de cette faconindirecte.

    L'application au probleme de la presupposition est immediate. Si celle-ciest un acte iIlocutoire cornme les autres, it serait bien etonnant qu'ilsoit le seula etre accroche a la phrase. II faut donc admettre qu'elle peut apparaltre au seulniveau de l'enonce, et meme qu'elJe peut apparaitre sous tonne de sous-entendu. II y aurait des presuppositions sous-entendues, comme il y a desdemandes sous-entendues.

    Je reviens a mon exemple de reference. J'ai dit que 1'00 peut enoncer Pierre a cesse de fumer afin de faire remarquer a I'interlocuteur que Pierreest plus energique que lui. Pierre est plus energique que toi est alors unsous-entendu, que je numeroterai (1). Mais il y a , dans ce cas, un autre sous-

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    entendu, que je numeroterai (2), et qui est S'arreter de fumer est une preuveLe sens en pragmatique 481objet avoue et patent de faire i t . l'interlocuteur cette espece de reproche queconstitue Ie sous-entendu (1). Dans cette interpretation, Ie sous-entendu (2)fonctionne comme uo presuppose. D'une part, il est donne comme impossible i t .mettre en doute, puisque sa contestationempecherait meme qu' on puisse liredans l'enonce le sous-entendu (1), dont j' ai suppose que sa communication esttenue pour I'objet de l'enonce. Mais, d'autre part, Ie sous-entendu (2), tout enetant un element essentiel du sens de I'enonce, n'en apparait pas cornmel'objet : Ie locuteur ne se donne pas comme ayant cherche a communiquer uo,eappreciation generale sur les fumeurs. On voit lidee que je veux illustrer ; 1 anotion de sous-entendu ne designe pas un acte de parole particulier. Bile renvoieit un processus particulier de codage ou de decodage, au terme duquel appa-raissent toutes sortes d'actes illocutoires, notamment la presupposition.

    Jepasse maintenant i t . one autre motivation dont j'ai dit tout a l'heurequ'elle etait a l'origine de la conception ancienne ,11s'agissait dufait que Iepresuppose est decele par les criteres de negation et d'interrogatiori, et que cescriteres ne peuvent concerner que les phrases, et non pas les enonces, Or il setrouve que j 'ai ete de plus en plus amene, non pas a refuser ces criteres...maisaconstater qu'ils ont une applicabilite relativement restreinte '(assez peu dephrases peuvent etre niees au interrogees), Un autre critere m'est apparu enrevanche de plus en plus important, celui de Yenchainement. .. Si une phrasepresuppose X, et qu'uo enonce de cette phrase est utilise dans un enchainementdiscursif, par exemple quand on argumente a partir de lui, on enchaine sur cequi est pose, et non sur ce qui est presuppose. Cette formulation, qui deman-derait it etre affinee et nuancee, suffit pour faire apparaitre le trait qui, de monactuel point de vue, est le plus important. Ce critere, qui pent, comme lescriteres elassiques , Stre employe a propos de phrases; 'garde un sens, a ladifference de ceux-ci, lorsqu'il s'agit d'enonces (il faut bien sur, dans ce cas,modifier un peu sa formulation). Alors qu'on ne peut pas transformer, nega-tivement au interrogativement, un enonce, on peut enchainer sur lui. On peutdone se demander, mis en presence d'une suite d'enonces, Sur quoi se faitl'enchainement 'i, Et j'appellerai ({presupposes x d'un e n o n c e les indicationsqu'il apporte, mais sur lesquelles I'enonciateur ne veut pas (c'est-a-dire faitcomme s'il ne voulait pas) faire porter l'enchainement. II s'agit d'Indicationsque I'on donne, mais que ron donne comme etant en marge de la ligneargumentative du discours. Si 1'0n admet cette conception, il devient possible dereconnaitre comme presupposes, au niveau de I'enonce, des elements seman-tiques qui, dans les theories classiques, n'auraient pas eu droit a cette etiquette- car ils ne sont pas decelables, au niveau des phrases, au moyen des criterestraditionnels. Un exemple, Considerons la phrase :

    Je suis aile en Al l e magne avec Pier re .

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    II est impossible, en lui appliquant les criteres applicables aux phrases, de482 Pragmatique et Theorie de I 'enonciatlonpar la negation ou l'interrogation. Cela apparait facilement dans le cas du criterede negation. Car fa phrase Je ne suis pas alii en Allemagne avec Pierre peuts'utiliser aussi bien dans des contextes au le locuteur annonce qu'Il n'est pasalle en AJlemagne (alors que Pierre y est alle), et dans des contextes au ilannonce qu'il n'a pas, lorsqu'il est aile en Allemagne, voyage avec Pierre. (Ontrouverait une situation semblable pour un tres grand nombre de phrasesassertives dont le contenu informatif est multiple). II me semble pourtantsouhaitable de dire que les enonces de la phrase prise en exemple presupposenttantot I'un, tant6t l'autre des deux elements sernantiques que j'ai distingues ;c'est souhaitable dans la mesure a u ces deux elements, dans un enonce donne,ne sont jamais presentes de la rneme facon, avec le merne poids, avec la memefonction, Or iI est possible de le dire si l'on utilise la notion d'enchainement.Lorsque Ie type de continuation que j'envisage pour man enonce concerne Iecomportement de Pierre en Aliemagne, au Ia chance qu'il a eue de faire cevoyage, ce qui est pose, c'est que j'ai emmene Pierre, et ce qui est presuppose,c'est man voyage en Allemagne, Inversement, si j'envisage de continuer sur rnachance d'etre aile en Allemagne, sur ce que j'y ai fait au vu, ce que je pose,c'est que j'ai accompagne Pierre, et ce qui est presuppose, c'est son voyage.Grace a cette extension de la notion de presupposition, et en utilisant un critererelatif aux enonces, it est possible de sup primer un paradoxe souvent signaleapropos de la theorie ancienne ; quand on l'appliquait it des discours, done ades enonces, elle obligeait a refuser Ie titre de presupposes a des elementsqui, en fait, se comportaient exactementcomme les presupposes reconnus parles criteres traditionnels, et marques dans Ia phrase.

    N.B. Une telle redefinition de la presupposition permet de mieux situer Iesrecherches que nous menons, Jean-Claude Anscombre et moi, sur l'argumentation. Estpresuppose, dans un enonce, ce qui est apporte par l'enonce, mais n'est pas apporte defacon argumentative, en entendant par hi que ce n'est pas presenie comme devantorienter la continuation du discours (j'insisre sur le mot presenter, essentiel, pour moi,dans la theorie de l'argumentation au de la presupposition, comme il I'est aussi, je l'aidit tout it I'heure, dans la definition de l'ilIocutoire).En disant Vow eles presque enretard, je presuppose que vous n'etes pas en retard: cela signifie que je Ie reconnais,mais la suite que je propose it notre discours ne conceme pas ce fait que vous n'etes pasen retard elle conceme le fait que vous avez failli i'etre.

    Ayant admis, dans ce qui precede, qu'il y a deux facons de definir lapresupposition, soit au niveau de l'enonce, soit au niveau de la phrase, if faut sedemander quel rapport il peut y avoir entre ces definitions. Sont-elles memecompatibles? Je ne vais pas developper ee point. J'Indiquerai quand meme, poursons-entendre que j 'ai reflechi sur le probleme, quel type de solution j'envisage.L'idee centrale est Ia suivante. Si une phrase, en vertu des criteres classiques,presuppose X, taus ses enonces aussi Ie presupposent, lorsqu'on leur applique lecritere nouveau, celui d'enchainement. Ce qui n'implique pas, bien sur , que siun enonce, en vertu de ce critere, presuppose X, la phrase dont il est La

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    Le sens en pragmatique 483illocutoire. Car c'est ce qui se passe avec tous les autres actes illocutoires.Prenons le cas de l'interrogation, II y a des criteres syntaxiques, applicables auxphrases; arnenant a definir certaines comme interrogatives (cf. Qu'est-ce qu'afait Pierre ce matin ? ), D'autrepart, 'si I'on definit l'Interrogation au niveau deI'enonce, par l'obligation de repondre qu'elle pretend imposer au destinataire,on est amene a considerer comme interrogatifs des enonces realisantdes phrasesqui ne Ie sont pas (ainsi, certains enonces de Je voudrais bien savoir ce quePierre a fait ce matin soot des interrogations). Et il suffit, pour assurer lacompatibilite des deux definitions, que les enonces d'une phrase interrogativesoient taus des interrogations. C'est tres exactement ce que nous trouvons avecla presupposition.

    On peut meme pousser plus loin I'analogie entre la presupposition et lesactes iUocutoires classiqaes . Car j'ai exagere en disant que taus les enoncesd'une phrase interrogative sont des interrogations, pretendant creer au desti-nataire une obligation de repondre. En fait, il y a bien des usages de la phraseinterrogative a u celle-ci n'a pas pour fonction de questionner. Pour qu'il soitjustifie, rnalgre cela, de continuer a appeler Ia phrase interrogative , il suffitque ces usages s'expliquent it partir d'une valeur interrogative primitive (ce quise fait facilement dans Ie cas des interrogations dites rhetoriques , dont lavaleur contraignante tient justement a ce qu 'elles pretendent obliger ledestinataire a repondre, alors que Ia reponse est evidente ; j'ai egalement, tout itl'heure, essaye de deriver certaines demandes a partir d'une valeur interrogativefondamentale de la phrase qui en est Ie vehicule). Or it en est exactement dememe pour la presupposition. Une phrase marquee pour presupposer X peut tresbien etre employee, rhetoriquement, dans un enonce 'lui ne le presuppose pas,mais, par exernple, I'annonce, (B. de Comulier a signale de nombreux exemplesde ce phenomene ; on dit Je regrette de ne pas pouvoir publier votre article pour annoncer qU'OD ne peut pas Ie publier, alors que, d'apres 1a structure de 1aphrase, on devrait le presupposer, puisque regretter que, comme savoir que,eire content que, etc., soot des verbes factifs , qui presupposent que leursubordonnee est vraie. lei encore les rapports entre les presupposes de Ia phraseet ceux de I'enonce confirment la qualification de la presupposition comme acteillocutoire. ".

    Supposons maintenant qu' on demande a quoi servent, dans cette refontede la theorie presuppositionnelle, les criteres classiques (la negation,l'mterrogation, et I'enchainement quand il est defini it propos des phrases). Jedirais qu'iis indiquent queUes phrases soot, pour ainsi dire, presupposition-nellement marquees (cornme il y en a qui sont marquees pour J'interrogation),On voit la consequence de cette hypothese pour une theorie generale del'activite linguistique. Telle que je l'ai caracterisee, au niveau de I'enonce, lapresupposition apparait comme une tactique argumentative des interloeuteurs ;elle est relative a la facon dont ils se provoquent, et pretendent s'imposer les uns

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    aux autres une certaine faeon de continuer Ie discours, Qu'elle puisse etre484 Pragmatique et Theone de I'enonclationpolemique du langage ne se surajoute pas it la langue- en vertu de quelque loide discours liee it la nature humaine. Cela confirrne l'idee que la pragmatiquen'est pas un supplement a la semantique, ceJa confirme done la conceptionselon laquelle la langue serait un instrument intrinsequement polemique, C'estpourquoi, d'ailleurs, j'ai pu avoir si peu de pudeur dans Ia confession que jeviens de faire. On ne confesse volontiers que des peches qu' onestime veniels.Or I'autocritique que j'ai presentee me semble laisser intacte, et meme, enrealite, confirmer I'idee, essentielle pour mal, d'une langue vouee it Pinteractiondes individus.II me reste a montrer comment sarticulent, dans Ja conception qui vientd'etre defendue, les notions de sous-entendu et de presuppose. Deux points mesernblent clairs, si l'on admet ce qui precede. D'abord, que ces notions doiventetre distinguees, La presupposition est un acte. Done, ce que J ' on presuppose,c'est ce que des philosophes du langage comme Searle appellent une proposition (on pourrait aussi parler de contenu ). Ce que l' on sous-entend, en revanche, c'est un acte. On sous-entend que l'on affirme, met enquestion, demande, ou meme presuppose tel ou tel contenu. Mais cettedistinction ne peut pas e t r e consideree comme une opposition. Les notions, eneffet, ne sont pas situees au meme niveau. Pour moi, la presupposition est partieintegrante du sens des enonces, Le sous-entendu, lui, concerne la facon dont cesens doit etre deehiffre par le destinataire. Supposons que vous admettiez - paramitie - que le sens d'un enonce, c'est la facon dont l'enonciateur presente sonacte d'enonciation29 2, I'image qu'il entend imposer au destinataire de sa prise deparole (le sens d'un enonce, c'est, par exemple, la pretention affichee a obligerIe destinataire, au moment meme de l'enonciation, a faire telle ou tellechose,croire telle au telle proposition, continuer Ie dialogue dans telle ou telledirection - ou, ce qui revient au meme, ne pas le continuer dans telle ou telleautre). La presupposition est alors un element du sens - sl 1'on tient Ie sens,comme je viens de Ie proposer, pour une sorte de portrait de I'enonciation, Direque je presuppose X, c'est dire que je pretends obliger, par rna parole, Iedestinataire a admettre X, sans pour autant lui donner Ie droit de poursuivre Iedialogue it propos de X. Le sous-entendu, au contraire, concerne la facon dontce sens est manifeste, Ie processus au terme duquelle destinataire doit decouvrirl'image de rna parole que j'entends lui donner.Cela dit, la distinction des deux notions u'empeche pas qu'il y ait unpoint commun au presuppose et au sous-entendu (c'est ce point commun quej'essayais de faire ressortir, dans la jheorie ancienne , en en faisant deuxmodes de I'implicite). II tient a la possibilite donnee au locuteur, dans les deuxcas, de se retirer, pour ainsi dire, de 1aparole. Dans la presupposition, ce retrait

    292 La difference entre la conception du sens mise en reuvre ici et celle du chap. VIII [voirdans ce volume meme l'article Esquisse d'une theorie polyphonique de l'enonciation , V.A.],destinee a accueillir la notion de polyphonic, tient a ce que, dans le present article, I'enonciation,avant meme qu'elle soit decrite dans le sens de l'enonce, est definie comme un acre, et c'est la

  • 5/14/2018 Ducrot Presupposes Et Sous-Entendus

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    Le sens en pragmatique 485tient a ce que l'Information presupposee est mise en marge du discours. Lelocuteur ne peut pas etre attaque a son propos, puisque Ie dialogue ulterieur nedoit pas porter sur elle (quand je parle de dialogue ulterieur, je parle de celui quiest projete par I'enonce contenant le presuppose, i.e. du dialogue ideal offertpar lui, et non pas, bien sur, du dialogue qui le continue effectivement dans larealite),

    Or on arrive iiun resultat analogue, par une tout autre voie, au moyen dusous-entendu, J'ai dit que le sous-entendu est construit comme reponse a laquestion Pourquoi a-t-il parle comme iI l'a fait ?. En d'autres termes, Ielocuteur presente sa parole comme nne enigme que Ie destinataire doit resoudre,Le sens, qui est toujours, pour moi, un portrait de I'enonciation, est alors unportrait dont le locuteur laisse la responsabilite au destinataire, mouvementpresqueexplicite dans I'expression Je ne vous Ie fais pas dire (le locuteur sedonne l'apparence d'accepter, sans en etre I'origine, les sous-entendusdechiffres par Ie destinataire). On me demandera comment il est possibled'accepter linterpretation d'autrui, I'Image qu'il construit de l'acted'enonciation, sans en prendre pour autant la responsabilite - ce qui estnecessaire pour qu'on puisse parler de sens sous-entendu. Tout ce que je peuxdire, c'est que le Jangage donne des exemples frequents de cette attitude,certainement fort hypocrite. C'est le cas lorsqu'on modalise une assertion aumoyen d'une indication de source ( Selon certains, Ie prochain indice des prixserait nettement encourageant ), Toute I'astuce du precede est que Ie locuteurpeut continuer en appuyant son argumentation sur le contenu meme deI'inforrnation donnee, Il continuera, par exemple, par un done qui tirera lesconsequences de l'amelioration de I'mdice : La politique du gouvemementcommence donc a porter ses fruits (j'exprime cette possibilite en disant que la modalite est, ici, argumentativement transparente). Et cependant le locuteura degage sa responsabilite en s'en dechargeant sur les certains })293. C'est cemouvement qu'illustre le sous-entendu : pour dire quelque chose, on fait direpar autrui qu' on l'a dit,

    .. 2 9 3 Ce theme est developpe en detail dans Ie chap. VII. Cf la section L'autorite