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DÉTOURS DU PROGRÈS PROGRÈS Guillaume Jandin Mémoire de fin d’études sous la direction de Marie-Claire Sellier Ensci - Les Ateliers 2014

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DÉTOURS DU

PROGRÈS

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Guillaume JandinMémoire de fin d’études

sous la direction de Marie-Claire SellierEnsci - Les Ateliers 2014

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DÉTOURS DU

PROGRÈS

Guillaume JandinMémoire de fin d’études

sous la direction de Marie-Claire SellierEnsci - Les Ateliers 2014

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4 5DÉTOURS DU PROGRÈS

Image en couverture : M.C. Escher, Spirales, Gravure sur bois en 2 coul. 270 x 332, 1953.

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PRÉFACE

SYNONYMES / ANTONYMES

DÉFINIR LE MOT PROGRES

UN HOMME QUI DORT

SPIRALES ?

MOUVEMENTS DU MOUVEMENT

RELIGION PROGRÈS

OPTIMISME DU DESESPOIR

AMBIVALENCE

DÉJEUNER SUR L’HERBE PLIANT

PERFORMANCE À LA PERFECTION

L’UTILE INUTILITÉ DE L’INUTILE UTILITÉ

NÉOVATION

INVENTE LÉPINE

MODERNE TATI

ASSISTANAT TECHNOLOGIQUE

LA MEILLEURE DYSTOPIE

POST - TRANS - SUR - HUMAINS

NOUVELLE ÈRE

BASSE TECHNOLOGIE

SÉRENDIPITÉ

NOUVELLES VILLES

DU PROGRÈS EN ART ? EN DESIGN ?

POSTFACE

BIBLIOGRAPHIE

SOMMAIRE

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8 DÉTOURS DU PROGRÈS 9

PRÉFACE

SYNONYMES / ANTONYMES

DÉFINIR LE MOT PROGRES

UN HOMME QUI DORT

SPIRALES ?

MOUVEMENTS DU MOUVEMENT

RELIGION PROGRÈS

OPTIMISME DU DESESPOIR

AMBIVALENCE

DÉJEUNER SUR L’HERBE PLIANT

PERFORMANCE À LA PERFECTION

L’UTILE INUTILITÉ DE L’INUTILE UTILITÉ

NÉOVATION

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BIBLIOGRAPHIE

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PRÉFACE

e manière générale, je vois le temps de mon mémoire comme une tentative personnelle de meilleure compré-hension de notre civilisation contem-poraine et de son futur. Sans prétendre pouvoir saisir le système du monde dans sa totalité, je le considère comme un moyen de clarifier certaines visions des choses où il s’agit plus de comprendre que d’affirmer. C’est un travail de prise de recul, d’apprentissage et de réflexion permettant de questionner et d’exprimer une prise de position.

Ce « temps libre », c’est d’abord la liberté de choisir un thème auquel s’inté-resser pendant plusieurs mois. C’est alors tenter d’assimiler différentes notions, leurs significations, leurs histoires, leurs enjeux et en l’occurrence les faire résonner avec son savoir et sa pratique. C’est aussi examiner ses choix et l’orientation de sa propre réflexion. Et, c’est enfin chercher à retranscrire le tout de manière à obtenir du sens.

En fonction de mes questionnements et réflexions personnelles me suivant au quotidien, et spécialement lors de mes projets de design, sur quel(s) terrain(s) allais-je m’engager durant cette période ? Après une approche de différentes intuitions, j’ai décidé de porter mon intérêt

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André Kertesz, La Martinique, 1972, Courtesy Attila Pocze, Vintage Galéria, Budapest.

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12 13DÉTOURS DU PROGRÈS

autour de la vaste question du progrès. Tout aussi relative soit-elle, cette notion me semblait pouvoir englober en un terme mes questionnements faisant souvent ressortir en vrac des mots comme : utilité, nécessaire, besoin, désir, nouveauté, amélioration, utopie, technique, technolo-gie, performance, perfection, innovation, invention, confort…

C’est sans compter que la discipline du design s’est historiquement construite (avec la révolution industrielle) à travers une certaine idéologie progressiste, portée par un espoir dans le progrès salvateur et le rêve de l’utopie du bien-être pour tous. Il me semblait donc intéressant voire nécessaire de comprendre et réfléchir sur le lien direct liant design et progrès et sur la manière dont il a pu évoluer.

Je me contenterai de tourner autour du sujet en lançant des sondes explora-toires /1. Mon sujet n’est pas le progrès en soi mais le sujet gravite autour du progrès. Il ne s’agira pas d’étaler de façon académique toute l’histoire de cette notion et d’en donner une définition absolue. Chose difficile voire absurde, tant ce terme a été utilisé à outrance, déformé, galvaudé, idéalisé et idéologi-sé lors de divers contextes. Il ne s’agira pas non plus de l’aborder uniquement

1. Hakim Bey, TAZ (Zone Autonome Temporaire), Paris, L’Éclat, 1997.

2. Ibid.

3. Même si Ambrose Bierce dans son Dictionnaire du Diable (1911), définit le mot citation comme étant : « l’action de répéter de façon erronée les mots d’un autre ».

à travers l’histoire du design. Il s’agira plutôt de l’appréhender et de le question-ner par différentes entrées, sous différents angles. La notion servira alors d’amorce permettant de s’interroger et de mieux saisir certaines questions techniques, esthétiques, sociétales, philosophiques.

Abandonnant toute tentative d’ency-clopédisme, nous adopterons une technique d’éparpillement, une mosaïque d’aperçus /2.

Nous essayerons de comprendre et d’expliquer avec des citations /3, des exemples, des illustrations, des comparai-sons et diverses références, ce que l’on peut entendre par le mot « progrès », les différentes interprétations que nous pouvons en avoir, son histoire, sa dimension idéologique, la façon dont il a accompagné notre époque moderne, ce vers quoi il nous a conduit et ce vers quoi il peut nous mener. Nous tâcherons de montrer le rapport très étroit qu’il entretient avec la technique, ce qui lui donne son caractère nécessairement ambivalent, les dérives qu’il a pu entraî-ner dans son rapport à l’amélioration, à la nouveauté, à l’utopie, à l’optimisme. Mais encore, la façon dont il questionne le nécessaire, l’utile ou comment il peut être visuellement représenté. Nous parlerons

PRÉFACE

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14 15DÉTOURS DU PROGRÈS

de son rapport avec les nouvelles techno-logies, sur les changements induits dans notre rapport au monde et dans notre condition d’homme, sur ce qui fait notre humanité. Nous verrons également comment technique et progrès peuvent être questionnés à travers la sérendipité et les technologies dites « low ». Et enfin la manière dont nous pouvons distinguer art et design à travers ce mot progrès.

Ce qui suit est le résultat d’un travail guidé par des recherches et lectures subjec-tives, instinctives, parfois hasardeuses, couplé aux discussions et conseils de Marie-Claire Sellier. L’idée n’est pas de faire progresser votre lecture et mon propos linéairement à travers le texte mais plutôt de proposer un assemblage d’articles mis bout à bout, pouvant également être consulté au hasard du feuilletage ou de l’épluchage par l’attrait d’un élément accrocheur. Voici donc une proposition possible de cheminements, d’explorations et de Détours du progrès.

André Kertesz, Jeno Kertész comme Icare, 1919, Médiatheque de l’architecture et du patrimoine, négatif de l’auteur, négatif verre au gélatino-bromure d’argent.

PRÉFACE

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PRÉFACE

SYNONYMES / ANTONYMES

DÉFINIR LE MOT PROGRES

UN HOMME QUI DORT

SPIRALES ?

MOUVEMENTS DU MOUVEMENT

RELIGION PROGRÈS

OPTIMISME DU DESESPOIR

AMBIVALENCE

DÉJEUNER SUR L’HERBE PLIANT

PERFORMANCE À LA PERFECTION

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Augmentation

Accroissement

Amélioration

Approfondissement

Ascension

Augmentation

Avancée

Changement

Croissance

Développement

Evolution

Essor

Expansion

Mieux

Montée

Perfectionnement

Propagation

SYNONYMES / ANTONYMES

Abaissement

Abrutissement

Aggravation

Arrêt

Atténuation

Barbarie

Corruption

Décadence

Déchéance

Déclin

Dégénérescence

Détérioration

Immobilité

Récession

Recul

Régression

Rétrogradation

18 DÉTOURS DU PROGRÈS

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SYNONYMES / ANTONYMES

DÉFINIR LE MOT PROGRES

UN HOMME QUI DORT

SPIRALES ?

MOUVEMENTS DU MOUVEMENT

RELIGION PROGRÈS

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2322 DÉTOURS DU PROGRÈS

DÉFINIR LE MOT PROGRES

omme nous l’avons évoqué en introduction, parler de progrès, c’est aborder une notion relative et sujette à interprétation qui doit être pensée et comprise de façon plurielle. On ne peut lui apposer de définition absolue qui engloberait en une phrase toutes ses significations puisque toute idée de progrès suppose une norme de référence permettant d’émettre un jugement. La question est de savoir le sens qui lui est donné en fonction du contexte et de l’intention d’usage. Tâchons cependant d’en dégager les quelques sens possibles en fonction des interprétations qui en sont faites.

À l’origine, c’est un terme absolument neutre dont le sens étymologique vient du latin progressus, progredi. /1. Il désigne simplement un mouvement en avant, le fait d’avancer. Il est alors directement lié au travail du temps sur le réel, à l’évolu-tion irrémédiable du temps.

L’évaluation positive qu’on lui accorde lorsqu’il exprime une amélioration, une avancée vers le mieux, est une tournure historiquement construite et datée. Elle a littéralement façonné la manière de penser du monde occidental. Elle est liée au temps dans sa vision d’une évolution linéaire.

1. Définition Petit Robert, 2000.

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24 25DÉTOURS DU PROGRÈS

Elle débute avec le mouvement culturel et philosophique des Lumières au XVIIIe siècle, fondé sur la croyance dans le progrès de l’humanité, le conduisant à combattre l’intolérance religieuse et l’absolutisme politique. Elle s’est ensuite prolongée avec la révolution industrielle débutant à la même période et qui s’étendra tout le long du XIXe siècle en lui donnant un véritable statut idéologique (et parfois même une majuscule). La croyance (quasi religieuse) dans le progrès, c’est considérer que l’humanité et la civilisation sont inscrites dans un processus d’évolution linéaire et régulière guidé vers un but idéal. C’est alors la promesse fantasmée d’une vie imaginée comme meilleure que celle constatée du présent réel. C’est faire de l’avenir une valeur, être optimiste et avoir confiance dans le futur. Cette valeur positive a influencé l’usage courant du mot et l’on parlera alors plus de « l’idée de progrès », cette notion complexe indéfini-ment différenciable. /2

Dans sa compréhension courante, on oppose souvent deux types de progrès. Est distingué un sens quantitatif qui concerne les progrès de la connaissance, de la technique et, plus largement, des produc-tions humaines, qui datent de l’origine de

2. Bernard Valade, « PROGRES (IDEE DE) », Article de l’encyclopédie Universalis.

l’humanité. Il implique que l’on conserve ce qui a été acquis, (sans quoi on repart à zéro), et que l’on y ajoute de nouvelles acquisitions, sans quoi l’on stagne. Mais il ne nous en dit rien sur la valeur pour l’homme.

Le sens qualitatif, quant à lui, consiste à juger une évolution quelconque par rapport à une valeur que l’on a posée préalablement. On a alors affaire à un authentique jugement et non à un constat qui peut varier suivant les valeurs auxquelles on se réfère.

L’approche plus philosophique de Pascal Chabot propose une autre formulation pour distinguer ces deux sens du progrès. Il place d’un côté le « progrès utile », d’ordre matériel et technique qui est cumulatif et privilégié par notre époque fascinée par l’histoire et par le temps. Ce progrès ayant pour valeurs l’efficacité, la fonctionnalité, le confort, le plaisir, le bien-être, n’est pas là, nous dit-il, pour répondre de quelque manière que ce soit, à la question du sens éventuel d’une vie humaine. Il transforme cette vie, la facilite, la complexifie, parfois la gâche, lui offre souvent de nouvelles dimensions et de nouvelles possibilités, mais jamais il ne concerne le cœur de la question humaine : le sens de l’existence. /3

3. Pascal Chabot, Après le progrès, Paris, PUF, 2008, p.46.

DÉFINIR LE MOT PROGRES

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26 DÉTOURS DU PROGRÈS 27

En parallèle il désigne donc le « progrès subtil », d’ordre plus spirituel, qui est à considérer à l’échelle de l’individu. Il concerne la question de la relation entre la vie et le sens. Il opère ainsi à la transformation de chaque existence en particulier. Il est de fait susceptible de métamorphoser notre rapport au monde dans la mesure où chaque vie tente de se formuler à elle-même les raisons qu’elle a d’exister. Il n’est pas cumulatif en raison de l’impossibilité d’une transmission directe d’une génération à l’autre.

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SYNONYMES / ANTONYMES

DÉFINIR LE MOT PROGRES

UN HOMME QUI DORT

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MOUVEMENTS DU MOUVEMENT

RELIGION PROGRÈS

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2928 DÉTOURS DU PROGRÈS

Image extraite du film Un homme qui dort de Georges Perec et Bernard Queysanne, 1974.

UN HOMME QUI DORT

e mot progrès se réduit de façon purement littérale, à l’action d’avan-cer, au mouvement en avant. Le temps, son écoulement, ou tout du moins notre perception continue du réel, fait irrémé-diablement avancer les choses.

C’est l’expérience brute à laquelle se confronte le personnage du film Un homme qui dort /1, en noir et blanc, entièrement en voix-off, avec un pari de mise en scène reposant sur une rigueur esthétique très efficace et expressive. Le sommeil de cet homme est d’une toute autre nature que celle d’un dormeur classique qui tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes /2, comme par exemple celui filmé par Andy Warhol pendant cinq heures /3.

Dans l’adaptation du roman éponyme de Georges Perec, un jeune étudiant décide, un beau jour, de mener une existence végétative, solitaire et silencieuse, de faire l’expérience de l’indifférence, de vivre « au point mort ». Ses seuls objectifs sont une forme d’analyse exhaustive de la vacuité du réel, l’attente sans autre espérance que l’observation de l’écou-lement de la durée, l’oubli, la vie dans une sorte de présent éternel. Il tâche d’être neutre et indifférent à l’égard des

1. Georges Perec et Bernard Queysanne, Un homme qui dort, 1974, d’apres le livre éponyme de Georges Perec (1967).

2. Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, tome 1 : Du Côté de chez Swann, [1913], Paris, Le Livre de Poche, 1992, p.47.

3. Andy Warhol, Sleep, 1963, 321 min.

Image extraite du film qui consiste en un montage de segments représentant le poete John Giorno endormi

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30 31DÉTOURS DU PROGRÈS

choses du monde. En stoppant ses études, il arrête son apprentissage académique et en se repliant sur lui-même, il se prive de toute relation sociale. Sa recherche de progrès est ailleurs :

Tu as tout à apprendre, tout ce qui ne s’apprend pas: la solitude, l’indifférence, la patience, le silence. Tu dois te déshabi-tuer de tout. /4

Sa remise en cause existentielle questionne l’élan vital qui anime l’indi-vidu, qui le pousse à progresser dans l’existence. Que sont devenus ses désirs ? Son expérience semble faire état d’une stagnation, un état stable sans remous, uniquement rythmé par ses besoins primaires. Mais son refus de progression dans la marche du monde (pas dans l’exis-tence puisque c’est justement à ça qu’il se limite), son immobilisme schizophrénique, l’amène petit à petit vers une décadence, un déclin, une régression, une destruc-tion, jusqu’à arriver à une certaine forme de compréhension et d’acceptation. Le monde a continué d’avancer autour de lui, de progresser. Après que nous ayons suivi son enfermement, ses déambulations mentales et ses errances à travers le tout Paris, l’éclaircie finale nous fait vivre son retour douloureux mais lucide sur la terre des vivants.

4. Réplique de la voix off dans le film Un homme qui dort de Georges Perec et Bernard Queysanne, 1974.

Tu n’as rien appris, sinon que la solitude n’apprend rien, que l’indiffé-rence n’apprend rien: c’était un leurre, une illusion fascinante et piégée. Tu étais seul et voilà tout et tu voulais te protéger: qu’entre le monde et toi les ponts soient à jamais coupés. Mais tu es si peu de chose et le monde est un si grand mot: tu n’as jamais fait qu’errer dans une grande ville, que longer sur quelques kilomètres des façades, des devantures, des parcs et des quais.

L’indifférence est inutile. Tu peux vouloir ou ne pas vouloir, qu’importe! Faire ou ne pas faire une partie de billard électrique, quelqu’un, de toute façon, glissera une pièce de vingt centimes dans la fente de l’appareil. Tu peux croire qu’à manger chaque jour le même repas tu accomplis un geste décisif. Mais ton refus est inutile. Ta neutralité ne veut rien dire. Ton inertie est aussi vaine que ta colère. /5

Au sens strict du terme, il progresse, il avance dans le temps, il ne se laisse pas mourir, il subsiste. Il se retrouve fasciné par l’indifférence qui l’habite, par ce détachement possible. Cependant, le développement d’une vie humaine ne se limite pas à végéter. Et il est vain de chercher une forme de vérité dans l’indif-

5. Ibid.

UN HOMME QUI DORT

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férence et le détachement. Il lui aura fallu en faire le tour pour pouvoir en sortir et se rendre compte que cette disposition d’esprit ne débouchait sur rien.

Ainsi va Le cours des choses. /6

Elles tombent, se retournent, prennent feu, explosent par simple contact ou rencontre, comme le mettent en scène les artistes suisses Fischli et Weiss dans leur film expérimental Der Lauf Der Dinge. Leur installation filmée nous donne à voir la progression d’actions irrégulières engendrées par un simple mouvement initial, à la manière d’une chute en cascades de dominos. On assiste à une suite naturelle d’accidents scientifique-ment organisés : un ballon se gonfle, un pneu roule, une casserole s’enflamme... Tout est enchainement irrémédiable et rien n’arrive sans cause.

6. Images extraites de la vidéo Der Lauf Der Dinge (Le cours des choses), de Peter Fischli et David Weiss, 1987.

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3534 DÉTOURS DU PROGRÈS

« Le progrès n’est pas du tout une ligne droite et suivie ; c’est une ligne en spirale qui a des courbes, des retours énormes sur elle-même, des interruptions si fortes qu’il ne recommence ensuite qu’avec peine et lentement. »

Jules Michelet, Histoire du XIXe siècle [1872-1873], préface [1874], in OEuvres completes, Paris, Flammarion, 1971-1987, vol WWI, p.66 ; cité dans Pierre-André Taguieff, Le sens du progrès : Une approche historique et philosophique, Paris, Flammarion, 2004, p.221.

Roman Signer, Explosion, 1982, Photo: Emil Grubenmann.

SPIRALES ?

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36 37DÉTOURS DU PROGRÈS

Tracé de la spirale logarithmique de Fibonacci.

Coupe sagittale d’une coquille de nautile, Scan.

SPIRALES ?

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38 39DÉTOURS DU PROGRÈS

Man Ray, Rayogrammes, 1930.

Le monument à la Troisième-Internationale (ou tour Tatline) était un projet de bâtiment monumental dont les plans furent dessinés par l’artiste et architecte russe Vladimir Tatline en 1919-1920, mais qui ne fut jamais construit. La tour devait symboliser la marche de l’humanité vers le progres, en étant dédiée à ce qui était alors le principal instrument et espoir de ce progres : l’Internationale.

SPIRALES ?

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40 41DÉTOURS DU PROGRÈS

Olafur Eliasson, Pedestrian Vibes Study, 2005.

SPIRALES ?

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42 43DÉTOURS DU PROGRÈS

L’escaliers de Penrose repris par M.C. Escher, Montée et descente, Lithographie, 350 x 285, 1960.

Jean Tinguely, Metamatic, 1972.

SPIRALES ?

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44 DÉTOURS DU PROGRÈS 45

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4746 DÉTOURS DU PROGRÈS

Giacomo Balla, Vitesse d’automobile + lumière, 1913, Stockhlom, Moderna Museet.

MOUVEMENTS DU MOUVEMENT

our l’historien et critique d’art Pierre Francastel /1, l’art est le plus attentif aux mouvements et évolutions de la société. Il ne le considère pas comme le simple reflet d’une vision du monde mais plutôt comme le moyen d’exprimer par la création imaginaire une réalité sociétale émergente. Par cette capacité d’antici-pation, l’art et l’esthétique d’une époque donnent à penser la société, c’est-à-dire des directions par lesquelles elle peut se réaliser ou non.

Au début du XXième siècle, l’ascension vertigineuse des progrès techniques et les espérances qui l’ont accompagné, ont vu émerger de nouvelles esthétiques. Celles-ci définirent de nouvelles normes de la notion de beauté et influencèrent de manière réciproque la pensée de certains mouvements artistiques de l’époque. La marche du progrès technique s’appa-rente alors à une course de vitesse, à un mouvement vers un avant plein de promesses.

1. Pierre Francastel, Peinture et société : naissance et destruction d’un espace plastique de la Renaissance au cubisme, Denoël/Gonthier, Paris, 1977.

P

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48 49DÉTOURS DU PROGRÈS

Le Futurisme :

Il fut fondé par le poète italien Filippo Tommaso Marinetti à Paris en 1909, année où le journal le Figaro publia leur premier Manifeste, marquant ainsi la naissance du premier mouvement d’avant-garde du XXième siècle. Voulant remettre l’art de leur temps dans une perspec-tive moderne, les futuristes exigent une rupture radicale avec la culture présente et la tradition. Résolument tournés vers l’avenir, pour la première fois, ils affirment l’oubli et la destruction de tout ce qui appartient au passé. Ils prônent un constant renouvellement des formes afin que l’art soit le reflet immédiat d’un monde dominé par la technologie et la vitesse. /2

Dans leur Manifeste on retrouve les mots : énergie, témérité, courage, audace et révolte. Ces termes, lancés comme des cris de guerre, vont animer l’ensemble des activités artistiques de l’époque. La vision exaltée du progrès qu’ont les futuristes s’exprime dans leur fascination pour la machine technique, entendue aussi bien comme instrument de la production industrielle que comme l’automobile dont la caractéristique la plus enthousiasmante était la vitesse.

2. Giovanni Lista, Le Futurisme, Hazan, Paris, 1985, p.12.

3. Filippo Tommaso Marinetti, Le Manifeste du futurisme, Le Figaro, 20 février 1909.

4. Giovanni Lista, op. cit., p. 12.

Article 4 : Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l’haleine explosive... Une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace. /3

Marinetti a l’intuition que, de par sa dynamique évolutive, l’art peut instaurer une éthique du progrès grâce à sa propre révolution formelle. /4

L’esthétique qui s’en dégage se caracté-rise par une recherche de l’expression picturale du mouvement, sur sa décompo-sition et sa représentation. Notons une autre caractéristique propre au futurisme s’exprimant dans son agressi-vité et son exaltation de la violence, qui amène ses acteurs à déclarer : Nous voulons exalter le mouvement agressif… la gifle et le coup de poing, jusqu’à dire : Nous voulons glorifier la guerre - seule hygiène du monde, - le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme. /5

Sourions de la provocation plutôt que de grincer des dents.

5. Filippo Tommaso Marinetti, op. cit.

MOUVEMENTS DU MOUVEMENT

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50 51DÉTOURS DU PROGRÈS

Le Streamline :

Il émerge aux États-Unis, suite à la crise de 1929 et à la fameuse formule de Raymond Loewy : « La laideur se vend mal », lorsque les premières grandes agences (dites) d’esthétique industrielle tâchent de rendre l’objet industriel plus agréable à l’œil, plus attractif. Leur action consiste souvent à le parer des attributs qui caractérisent les objets les plus représen-tatifs du progrès technologique que sont les engins de transport auquel des études de performance très poussées ont donné de superbes formes aérodynamiques. /6

Citons l’emblématique California Zephyr, train mythique américain /7, entière-ment en inox, pouvant atteindre les cent quatre-vingt kilomètres à l’heure en 1934. Le mouvement Streamline exprime ces progrès à travers des lignes fluides et lisses résultant des nouvelles techniques d’emboutissage de la tôle et du moulage en coquille des alliages d’acier, d’alumi-nium et des nouvelles matières plastiques. Les objets du quotidien se retrouvent parés de formes profilées attrayantes symbolisant alors la promesse utopique d’un monde à venir et la foi dans une technologie industrielle au service de tous. Pourtant ils restent malgré tout source d’inquiétude face à la complexité

7. Photographie du California Zephyr en 1946.

6. Raymond Guidot, Histoire du design de 1940-1990, Hazan, Paris, 1994, p.36.

8. Alexandra Midal, Design, Introduction à l’histoire d’une discipline, Pocket, Paris, 2009, p.71.

technologique et ses conséquences dans sa contribution à renforcer une forme de prise de pouvoir de la machine sur l’homme et la nature.

On assiste avec le Streamline à cette simplification visuelle des formes et volumes extérieurs tout en accentuant les éléments servant à l’utilisation et faisant ainsi paraitre plus facile d’usage les divers nouveaux objets techniques du quotidien. Cela montre qu’il ne peut être seulement interprété, et c’est souvent le cas, comme l’expression d’un motif uniquement formel de la performance qui ferait croire, par exemple, que le taille crayon ou le trancheur à jambon pourrait simuler la vitesse… sachant qu’il y a peu de chance qu’il se déplace ! /8

Au-delà de l’intention stylistique (visant l’attraction commerciale), ce design du Streamline, en développant un art de la dissimulation camouflant les fonction-nements et mécanismes sous une coque simplifiée, a donc une volonté de domesti-cation de la technologie pour en faciliter l’usage. Mais on peut se demander si dans le même temps, elle ne mystifie pas son fonctionnement, dans une certaine mesure, en opacifiant un mystère qui place loin l’utilisateur de ses possessions. /9 9. Ibid, p.72.

MOUVEMENTS DU MOUVEMENT

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52 53DÉTOURS DU PROGRÈS

Si aujourd’hui l’on peut dire que l’authen-tique Streamline n’existe plus en tant que tel, les restes de la fascination technique, ajoutés à celle des « nouvelles technolo-gies » plus contemporaines, véhiculent toujours une certaine idée du progrès en influençant les formes des objets du quotidien. Les appareils électroména-gers actuels cultivent encore une certaine esthétique issue de la machine et du bolide. Et cela, même dans les projets les plus novateurs comme l’aspirateur de l’agence Faltazi pour Rowenta. Comme son nom l’indique, le Shock Absorber résiste aux chocs grâce à une coque légère en PPE (Polyphénylène éther) /10.

Et pour rendre évidente la légèreté de l’aspirateur, l’aspect formel du produit s’apparente à un véhicule spatial ou encore à un avion de chasse anglais dont les ailes seraient dotées de roulettes justifient Laurent Lebot et Victor Massip /11.Mais au-delà de cette question esthétique, accordons à ce projet une réelle volonté de proposer un objet relativement ouvert. Non pas dans un sens « open source » mais via une conception spécifique pour le démontage et le recyclage. On ne pourra pas en dire autant des objets de consommation à la pointe des nouvelles technologies comme, par exemple, ceux proposés par Apple et qui à l’inverse

10. Aspirateur Shock Absorber de l’Agence Faltazi, pour Rowenta, 2005.

11. Interview consultable sur le site de l’ENSCI : http://www.ensci.com/donner-a-lire/entretiens/article/1074/

arborent une esthétique minimaliste et épurée en grande partie vecteur de leur succès commercial.

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« Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l’enfer — je veux parler de l’idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance; la liberté s’évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Cette Idée grotesque qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens qui lui imposait l’amour du beau: et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s’endormiront sur l’oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d’une décadence déjà trop visible.

Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont bizarrement confondues! Le pauvre homme est tellement américanisé par ses

philosophes zoocrates et industriels qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel.

Si une nation entend aujourd’hui la question morale dans un sens plus délicat qu’on ne l’entendait dans le siècle précédent, il y a progrès; cela est clair. Si un artiste produit cette année une oeuvre qui témoigne de plus de savoir ou de force imaginative qu’il n’en a montré l’année dernière, il est certain qu’il a progressé. Si les denrées sont aujourd’hui de meilleure qualité et à meilleur marché qu’elles n’étaient hier, c’est dans l’ordre matériel un progrès incontestable. Mais où est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques l’entendent ainsi: le progrès ne leur apparaît que sous la forme d’une série indéfinie. Où est cette garantie ? Elle n’existe, dis-je, que dans votre crédulité et votre fatuité. Je laisse de côté la question de savoir si, délicatisant l’humanité en proportion des jouissances nouvelles qu’il lui apporte, le progrès indéfini ne serait pas sa plus ingénieuse et sa plus cruelle torture; si, procédant par une opiniâtre négation de lui-même, il ne serait pas un mode de suicide incessamment renouvelé, et si enfermé dans le cercle de feu de la logique divine, il ne ressemblerait pas

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56 DÉTOURS DU PROGRÈS

au scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue cet éternel desideratum qui fait son éternel désespoir .

Transporter dans l’ordre de l’imagination, l’idée du progrès (il y a des audacieux et des enragés de logique qui ont tenté de le faire) se dresse avec une absurdité gigantesque, une grotesquerie qui monte jusqu’à l’épouvante. La thèse n’est plus soutenable. Les faits sont trop palpables, trop connus. Ils se raillent du sophisme et l’affrontent avec imperturbabilité. »

Charles Baudelaire, Curiosité esthétique, Michel Levy freres, Paris, 1868, p.225 - 228. Consulté sur http://fr.wikisource.org

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5958 DÉTOURS DU PROGRÈS

« […] et le progrès, c’est toujours un pas de plus, je ne saurais pas vous dire vers quel sommet, vers quel abîme de félicité, mais l’important c’est d’avancer. D’avancer les yeux fermés pour ne pas voir venir le coup de faux définitif au coin du bois où nous n’irons plus danser. »

Pierre Desproges, Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis, Paris, Seuil, 1985, p.109.

RELIGION PROGRÈS

’idée d’un progrès scientifique et technique associé aux notions d’évolu-tion, de perfectibilité et de croissance, représente la légitimité d’un projet de société démarrant avec la philosophie des Lumières du XVIIIe siècle, portée par les plus grands écrivains et philosophes de l’époque. Elle s’est ensuite largement prolongée avec la révolution industrielle pour ensuite tendre vers une certaine forme de désillusion. Cette remise en question s’amorce avec les guerres et génocides du XXe siècle pour ensuite prendre une certaine teneur avec les réflexions du Club de Rome. Ce groupe fondé en 1968 est composé d’économistes, de scientifiques, de hauts fonctionnaires et d’industriels de différents pays, désireux d’alerter le monde sur les dangers d’une croissance exponentielle des sociétés industrialisées sur une planète Terre aux ressources limitées.

L’idéologie du progrès a donné tout son sens à l’idée de civilisation occidentale principalement grâce aux découvertes et applications des sciences et des techniques, garantissant la marche vers le bonheur, la promesse d’un âge d’or et donnant ainsi une dynamique d’espoir en l’avenir. Croire au progrès, c’est imaginer le devenir comme orienté vers un but. C’est aussi postuler que toute

L

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60 61DÉTOURS DU PROGRÈS

progression est porteuse d’améliora-tion. L’idée de progrès a ainsi permis de donner un sens à l’histoire sans postuler une Providence. /1

Lorsque l’on parle d’une idéologie, c’est d’un système d’idées prédéfini que l’on applique à la réalité, par opposition à une connaissance issue de la réalité, conditionnant le comportement individuel ou collectif. /2

L’article consacré au progrès dans le Grand Larousse du XIXe siècle est caractéristique de cette volonté de faire comprendre au plus grand nombre le lien entre progrès et civilisation. On peut en effet y lire que : Le progrès scientifique et industriel est aussi irrésistible que le mouvement qui entraine les comètes sur leur orbite et aussi éclatant que la lumière du soleil […] L’idée du progrès, du développement, paraît être l’idée fondamentale contenue sous le nom de civilisation. En poursuivant la lecture, on voit que cette idée que l’humanité devient de jour en jour meilleure et plus heureuse est particulièrement chère à notre siècle. La foi en la loi du progrès est la vraie foi de notre âge. C’est la croyance qui a trouvé peu d’incrédules. /3

1. Pierre-André Taguieff, Le sens du progrès : Une approche historique et philosophique, Paris, Flammarion, 2004, p.85.

2. Définition Le Petit Larousse Grand Format, 1995.

3. Grand dictionnaire universel du XIXe siècle : français, historique, géographique, mythologique, bibliographique, littéraire, artistique, scientifique, T.13.

Affirmer l’existence du progrès c’est affirmer que l’Histoire est dotée d’un sens global, et d’un sens unique, imaginé comme un long processus d’amélioration de la condition humaine. /4

Cette façon de voir le monde est donc construite historiquement et temporelle-ment par une succession de penseurs et de réalités tangibles. Mais c’est une manière toute relative d’appréhender l’idée de progrès. Aujourd’hui largement remises en question et déconstruites, du moins conceptuellement, les valeurs et l’orga-nisation de nos sociétés sont pourtant encore toutes imprégnées de cet héritage difficilement dépassable. Un héritage qui, d’une certaine manière, reste fatal et impératif.

« On n’arrête pas le progrès ! » est un proverbe populaire (parfois utilisé avec ironie) illustrant la fuite en avant de la modernité et montrant combien notre civilisation est embarquée toute entière dans la course d’un progrès technique sans fin. Partout, dans tous les domaines, nous continuons à produire plus, plus vite, et mieux, et à consommer de même. Pourtant, à travers la crise environnemen-tale et la finitude du monde, le bon sens nous apprend que cela n’est pas possible matériellement parlant, et que l’idée de

4. Pierre-André Taguieff, op. cit., p.95.

RELIGION PROGRÈS

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62 DÉTOURS DU PROGRÈS

progrès en termes d’amélioration, ne peut se réduire à une approche quantitative. Il ne peut y avoir toujours plus de voitures, de frigidaires et de supermarchés comme le dicte la logique économique mondiali-sée de nos sociétés.

Paul Klee, Angelus Novus, aquarelle ,1920, collection du Musée d’Israël, Jerusalem.

63

« Un tableau de Klee intitulé Angelus Novus représente un ange, qui donne l’impression de s’apprêter à s’éloigner de quelque chose qu’il regarde fixement. Il a les yeux écarquillés, la bouche ouverte, les ailes déployées. L’Ange de l’Histoire doit avoir cet aspect-là. Il a tourné le visage vers le passé. Là où une chaîne de faits apparaît devant nous, il voit une unique catastrophe dont le résultat constant est d’accumuler les ruines sur les ruines et de les lui lancer devant les pieds. Il aimerait sans doute rester, réveiller les morts et rassembler ce qui a été brisé. Mais une tempête se lève depuis le Paradis, elle s’est prise dans ses ailes et elle est si puissante que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement dans l’avenir auquel il tourne le dos tandis que le tas de ruines devant lui grandit jusqu’au ciel. Ce que nous appelons le progrès, c’est cette tempête. »

Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, IXeme these, Payot et rivages, Paris, 2013, p.65.

RELIGION PROGRÈS

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64 65DÉTOURS DU PROGRÈS

« Des nains sur des épaules de géants? »

Image : Arthur Ganson, Machine with Wishbone, 1999.

RELIGION PROGRÈS

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6968 DÉTOURS DU PROGRÈS

« Désespoir. L’histoire ne va nulle part. Elle avance peut-être, en tout cas elle bouge, mais n’a d’autres but, à chaque instant, que le pas qu’elle effectue. En avant ? En arrière ? C’est selon votre point de vue, et l’orientation de vos désirs. Car l’axe temporel ne suffit pas : on peut faire un pas en avant vers le passé ou un pas en arrière vers l’avenir c’est le propre des décadences. Il n’y a d’avant et d’arrière que ce qu’on l’on définit tel, et par conséquence de progrès ou de recul que relatifs. Il n’est en effet aucun point de repère absolu ou fixe pour en juger, et pas de fin dernière. »

André Comte-Sponville, Le mythe d’Icare ; Traité du désespoir et de la béatitude, Paris, Puf, 1984, p.93.

OPTIMISME DU DESESPOIR

ne dynamique de progrès est difficilement dissociable d’un état d’esprit optimiste qui perçoit le monde de manière positive. C’est considérer que des événements, même fâcheux, prendront quoi qu’il arrive une tournure positive en trouvant toujours une solution aux problèmes. Croire au progrès, c’est cultiver la promesse d’une idée du bonheur, c’est penser que l’avenir sera meilleur et en faire, ainsi, une valeur affirmative. On ne peut lui opposer une valeur contradictoire puisqu’à priori l’homme cherche à tendre vers le bien, vers le mieux.

La foi dans le progrès suffisait à donner sens et valeur à l’existence humaine. On a perdu l’optimisme historique fondé sur la foi dans les bienfaits apportés par la science, passés, présents mais surtout à venir. /1

Roland Jaccard, sondeur de l’absurdité du monde, donne raison de désespérer de l’optimisme : « Plus le pessimisme s’accroît, plus le comique s’intensifie. Rien de plus triste en revanche que l’opti-misme. /2

1. Pierre-André Taguieff, op. cit., p.13.

2. Ibid, p.331.

U

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70 71DÉTOURS DU PROGRÈS

L’espoir est un opium aussi. Et voyez comme certains surent s’en servir. Les lendemains chanteront disaient-ils… Tout culte, quel qu’il soit, fonctionne à l’espé-rance. Le bonheur à venir est un bonheur illusoire ; et l’optimisme, l’excuse des tyrans. /3

Les guerres et totalitarismes du XXe siècle ont de toute évidence sapé l’optimisme des deux siècles précédents et la théorie du progrès est aujourd’hui sérieusement mise en question. Nous semblons avoir passé le cap de l’idée reçue que demain sera nécessairement meilleur qu’aujourd’hui et avoir dépassé la croyance naïve du progrès social et moral se réalisant sur le modèle du progrès scientifique et technique. Mais dans les faits, il ne fait pas de doute que l’idée de progrès survit sous des formes diverses et la fuite en avant de nos sociétés modernes reflète une forme de posture sur-optimiste.

S’il est vrai que le progrès est désormais une « idée morte » ou une croyance aujourd’hui privée de sa force, s’agit-il d’une bonne nouvelle, de l’annonce d’une libération ou d’une nouvelle émancipa-tion de l’esprit humain débarrassé de ses dernières illusions, celles qui fondaient la « religion du progrès » ? Ou bien nous

3. André Comte-Sponville, op. cit., p.15.

trouvons-nous dans le vide, confrontés au néant, privés de croyances qui rassurent, consolent et permettent d’espérer ? /4

On nous dit : le bonheur, c’est le progrès, faites un pas en avant. C’est le progrès mais ce n’est jamais le bonheur. Alors si on faisait un pas de côté, si on essayait autre chose, on verrait ce qu’on ne voit jamais. /5

4. Pierre-André Taguieff, op. cit., p.17.

5. Jacques Doillon, Gébé, Alain Resnais et Jean Rouch, L’An 01, 1973, 87 min.

OPTIMISME DU DESESPOIR

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72 DÉTOURS DU PROGRÈS 73

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7574 DÉTOURS DU PROGRÈS

Scene de la douche du film Psychose de Alfred Hitchkok, 1960.

Poster « Happy Housewife In Kitchen », Publicité, Tide Magazine Advert, UK, 1960.

i il est pris tel quel, hors de tout contexte, un couteau est un couteau. Lorsqu’il est dit « de cuisine », c’est un outil indispensable à l’élaboration d’un bon repas comme nous le suggère si bien le sourire appuyé de cette heureuse ménagère des années soixante. Cependant le précieux accessoire de compagnie peut vite se retourner contre sa maitresse lorsque ce dernier tombe par mégarde entre de mauvaises mains.

Cette illustration schématique montre que la technique est neutre, elle n’a pas de sens intrinsèque prédéfini. Pourtant les fonctions qu’elle remplit peuvent, elles-mêmes, être positives comme négatives. Pour Jacques Ellul, cette ambivalence est une propriété caractéristique et quasiment définitoire du progrès technique /1. Elle se manifeste par le fait que tout progrès apporte des effets positifs et négatifs rigoureusement indissociables les uns des autres, même dans les cas où l’homme croit assigner une fin positive à ses projets.

Ce constat repose sur les « dégâts du progrès » souvent réduits à leurs conséquences environnementales, alors que d’autres effets, sur la vie sociale par exemple, pourraient également être invoqués.

AMBIVALENCE

S

1. Jacques Ellul, Le système technicien, [1977], Le Cherche Midi, Paris, 2004.

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76 77DÉTOURS DU PROGRÈS

L’arrivée du téléphone à la fin du XIXe siècle, conçu pour transmettre la voix humaine et permettre une conversation à distance a ouvert tout un panel de possibilités et de facilités. Mais on peut tout aussi bien considérer que c’est une invention du diable qui annule certains des avantages consistant à maintenir à distance une personne désagréable. /2

Le progrès technique a son contraire. Il n’y a pas d’acquis sans pertes. Il est évident que lorsque l’on invente le grille-pain on invente la panne de grille-pain, quand on invente l’avion on invente le crash. Toute invention technologique porte en elle sa panne spécifique. Quand on utilise un moyen nouveau, on bénéficie de sa nouveauté, de sa puissance mais on perd ce qu’on avait précédemment. On ne peut pas innover sans innover en même temps un dégât ou une perte.

C’est ce qu’affirme le philosophe, architecte et urbaniste Paul Virilio lorsqu’il dit que ce ne sont que les accidents qui nous révèlent l’envers du progrès. S’appuyant à travers différentes interviews sur une citation d’ Hannah Arendt : « Le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une même médaille. », ce dernier ausculte attentivement les progrès des sciences et des techniques ainsi que

2. Ambrose Bierce, Le dictionnaire du Diable, [1911], J’ai lu, Paris, 2006 p.86.

les accidents qui les accompagnent.

Je suis intéressé par la tragédie du monde, la gravité des temps. Non pas que je me réjouis du malheur mais j’essaie d’espé-rer une autre vie, une autre façon de gérer le progrès. Nous allons repenser une pensée universelle. /3

Notons que dans son essai L’Accident originel, il propose la création d’un conser-vatoire des accidents, sorte de dépôt légal des accidents majeurs qui pourrait exister à la façon du Conservatoire des arts et métiers et ainsi rendre visible, par une forme de mise en scène, l’ambiva-lence intrinsèque du progrès technique.

3. Interview de Paul Virilio, Penser la vitesse, France, Arte, 2007, 92min.

AMBIVALENCE

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78 DÉTOURS DU PROGRÈS 79

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SYNONYMES / ANTONYMES

DÉFINIR LE MOT PROGRES

UN HOMME QUI DORT

SPIRALES ?

MOUVEMENTS DU MOUVEMENT

RELIGION PROGRÈS

OPTIMISME DU DESESPOIR

AMBIVALENCE

DÉJEUNER SUR L’HERBE PLIANT

PERFORMANCE À LA PERFECTION

L’UTILE INUTILITÉ DE L’INUTILE UTILITÉ

NÉOVATION

INVENTE LÉPINE

MODERNE TATI

ASSISTANAT TECHNOLOGIQUE

LA MEILLEURE DYSTOPIE

POST - TRANS - SUR - HUMAINS

NOUVELLE ÈRE

BASSE TECHNOLOGIE

SÉRENDIPITÉ

NOUVELLES VILLES

DU PROGRÈS EN ART ? EN DESIGN ?

POSTFACE

BIBLIOGRAPHIE

Page 41: DU PROGRÈS - ensci.com · Hakim Bey, TAZ (Zone Autonome Temporaire), Paris, L’Éclat, 1997. 2. Ibid. 3. Même si Ambrose Bierce dans son Dictionnaire du Diable (1911), définit

8180 DÉTOURS DU PROGRÈS

Edouard Manet, Le déjeuner sur l’herbe, 1863, Huile sur toile H. 208, L. 264, Musée d’Orsay.

Détournement de la toile d’ Edouard Manet, Photomontage personnel.

ourquoi avoir brutalement collé une table de pique-nique pliante sur ce tableau d’Édouard Manet mettant en scène un déjeuner sur l’herbe semi-dénudé ?

La simplicité et le charme dégagés par la scène originelle se retrouvent quelque peu enrayés et complexifiés par l’intrus du premier plan. Cet objet à l’ossa-ture d’aluminium ingrate habillée d’un plastique industriel exprime ici toute sa maladresse.

Certes, grâce à lui les victuailles se retrouvent plus efficacement isolées de l’humus forestier et nos protagonistes peuvent même retrouver un peu de civili-sation en s’asseyant autour de cette table de secours. Mais au-delà de sa faible qualité esthétique, de l’anachronie de sa présence, de la manière dont il déséqui-libre la composition de la toile et du fait qu’il rhabille à moitié cette femme nue, ce gadget interroge, ici, sur sa légitimité même à exister et à être utilisé.

Sous prétexte de confort ou d’amélio-ration, les problèmes et contraintes que l’on pourrait dégager de ce contexte (Le Déjeuner sur l’herbe) méritent-ils d’être résolus par tel objet ou solution technique ?

DÉJEUNER SUR L’HERBE PLIANT

P

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82 DÉTOURS DU PROGRÈS

Une fois passé l’euphorie de la transfor-mation de ce qui semblait n’être en apparence qu’une simple mallette en une table indissociable de ses quatre assises, nous avons à faire avec une structure mécanique complexe, plutôt branlante et inconfortable.

Cet objet, best-seller des ventes d’été du rayon camping doit plus son succès à l’effet quasi magique de sa mise en volume plutôt qu’à sa simple fonction de table pique-nique transportable. Il se métamorphose littéralement en passant de deux à trois dimensions en deux temps trois mouvements. Ne souhaitons-nous pas davantage être possesseur de l’intelligence de conception de ce jouet mécanique que de sa réelle fonction d’usage?

83

PRÉFACE

SYNONYMES / ANTONYMES

DÉFINIR LE MOT PROGRES

UN HOMME QUI DORT

SPIRALES ?

MOUVEMENTS DU MOUVEMENT

RELIGION PROGRÈS

OPTIMISME DU DESESPOIR

AMBIVALENCE

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PERFORMANCE À LA PERFECTION

L’UTILE INUTILITÉ DE L’INUTILE UTILITÉ

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8584 DÉTOURS DU PROGRÈS

« À la Martinique, j’avais visité des rhumeries rustiques et négligées; on y employait des appareils et des techniques restés les mêmes depuis le XVIIIème siècle. Au contraire, à Porto Rico, les usines de la compagnie qui possèdent sur toute la production de canne une sorte de monopole m’offraient un spectacle de réservoirs en émail blanc et de robinetterie chromée. Pourtant, les rhums de la Martinique, goûtés au pied de vieilles cuves de bois engrumelées de déchets, étaient moelleux et parfumés, tandis que ceux de Porto Rico sont vulgaires et brutaux. La finesse des premiers est-elle donc faite des impuretés dont une préparation archaïque favorise la persistance ? Ce contraste illustre à mes yeux le paradoxe de la civilisation dont les charmes tiennent essentiellement aux résidus qu’elle transporte dans son flux, sans que nous puissions pour autant nous interdire de la clarifier. […] car nous avons raison d’être rationnels en cherchant à accroitre notre production et à abaisser nos prix de revient. Mais nous avons raison aussi de chérir les imperfections que nous nous appliquons à éliminer. »

Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, [1965], Pocket, Paris, 2001, p.460.

PERFORMANCE À LA PERFECTION

e premier sens du mot perfor-mance est lié à la course hippique. Il est défini comme la manière dont se comporte un cheval de course au cours d’une épreuve. En ce sens on parle d’une bonne ou d’une mauvaise performance. Mais immédiatement après, la définition est élargie à un résultat chiffré obtenu dans une compétition par un cheval, un athlète. /1

Les mots performances et résultats étant liés, on peut dire que la performance est l’art d’obtenir les meilleurs résultats dans un contexte de concurrence, dont le sport est le modèle. Elle ne s’intéresse qu’au résultat dans un sens quantitatif, de mesure. Il s’agit d’obtenir le meilleur rendement, d’être le premier, de faire le meilleur temps, etc… Elle ne s’intéresse guerre à la finalité de l’action. La perfor-mance d’un homme, d’une machine ou d’un système se suffit à elle-même, elle est une fin en soi qui cherche sans cesse à être repoussée mais qui est sans valeur et sans idéal.

La perfection, quant à elle, est le degré le plus haut dans une échelle de valeurs. /2

Elle possède un caractère absolu qui tend vers l’infini. L’idée de perfection a construit l’idée positive du progrès.

1. Le Petit Larousse Grand Format, Larousse, Paris, 1995.

2. Ibid.

L

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86 87DÉTOURS DU PROGRÈS

Le néologisme « perfectibilité » est introduit en 1755 dans l’espace public par Rousseau, dans un contexte culturel où le mot « progrès » signifie encore couramment « progression », au sens normativement neutre du terme : il s’agit d’une avancée, en bien ou en mal. /3

Il sera développé ensuite par Condorcet définissant le progrès comme perfection-nement continu et sans fin du genre humain dans son œuvre posthume, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain publié en 1795.

Je soulève donc de mes épaules le fardeau du temps et, par la même occasion, celui des performances que l’on exige de moi. Ma vie n’est pas quelque chose que l’on doive mesurer. Ni le saut du cabri ni le lever du soleil ne sont des performances. Une vie humaine n’est pas non plus une performance, mais quelque chose qui grandit et cherche à atteindre la perfec-tion. Et ce qui est parfait n’accomplit pas de performance : ce qui est parfait œuvre en état de repos. /4

Nous cherchons à atteindre la perfec-tion en accomplissant des performances mais Stig Dagerman nous dit que la vie humaine ne s’évalue pas dans une somme

3. Pierre-André Taguieff, op. cit., p.168.

4. Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Actes Sud, Mémoires-Journ, trad. Philippe Bouquet, Paris, 1993.

d’exploits ou de prouesses mais dans la recherche d’une certaine forme de perfec-tion (que l’on pourrait également nommer sagesse). Une vie humaine progresse vers un idéal, vers le but qu’elle s’est assignée. L’homme, de nature imparfaite, reste de toute façon prisonnier de l’idée de perfor-mance mais peut s’approcher d’un relatif « état de repos » au fur et à mesure de sa progression vers sa propre perfection.

L’insatisfaction est le moteur psycholo-gique de tout progrès individuel. Sa transposition au plan du collectif s’est presque aussitôt opérée avec l’héritage de la pensée des Lumières. /5

Si nous voulons changer, modifier notre présent, c’est qu’au-delà de l’imperfec-tion du monde, nous sommes également d’éternels insatisfaits. Est-ce dans notre nature de ne pas réussir à nous contenter de nos acquis ? Ou est-ce la société que nous avons construite qui nous pousse à toujours plus de désirs, économiquement transformés en besoins par exemple ? Cette insatisfaction peut en tout cas être considérée comme un moyen de dépasse-ment des normes existantes permettant un changement possible vers le mieux.

5. Pierre-André Taguieff, op. cit., p.67.

PERFORMANCE À LA PERFECTION

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88 DÉTOURS DU PROGRÈS 89

PRÉFACE

SYNONYMES / ANTONYMES

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UN HOMME QUI DORT

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MOUVEMENTS DU MOUVEMENT

RELIGION PROGRÈS

OPTIMISME DU DESESPOIR

AMBIVALENCE

DÉJEUNER SUR L’HERBE PLIANT

PERFORMANCE À LA PERFECTION

L’UTILE INUTILITÉ DE L’INUTILE UTILITÉ

NÉOVATION

INVENTE LÉPINE

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ASSISTANAT TECHNOLOGIQUE

LA MEILLEURE DYSTOPIE

POST - TRANS - SUR - HUMAINS

NOUVELLE ÈRE

BASSE TECHNOLOGIE

SÉRENDIPITÉ

NOUVELLES VILLES

DU PROGRÈS EN ART ? EN DESIGN ?

POSTFACE

BIBLIOGRAPHIE

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9190 DÉTOURS DU PROGRÈS

« Le soleil brille-t-il pour nous réchauffer ? Les nuits nous bercent-elles pour nous endormir ? La mer ondoie-t-elle pour nous séduire ? Depuis que l’utilité est apparue dans le monde, le monde n’est plus. N’est plus sous le charme. Seule l’adoration respecte les choses pour elle-même […]. »

Emile Cioran, Bréviaires des vaincus [1940-1944], trad. fr. A.Paruit, Paris, Gallimard, 1993, p.60-61 ; cité dans Pierre-André Taguieff, op. cit., p.328.

L’UTILE INUTILITÉ DE L’INUTILE UTILITÉ

l est bien périlleux de juger de l’utilité ou de l’inutilité d’une chose dans l’absolu. On a tendance à considérer l’utile comme une mesure du bien-être ou de la satisfaction obtenue par la consom-mation, ou du moins l’obtention d’un bien ou d’un service. Il est alors lié à la notion de besoin et de désir dans sa capacité à les satisfaire.

Dans son essai, Faire place, le philosophe Pierre-Damien Huygue pose à un moment la question de la signification de l’utile. C’est depuis Aristote, nous dit-il, ce qui pourrait et ce qui peut toujours ne pas être, c’est ce dont la présence et la manifestation n’ont pas de nécessité. De tout ce qui est utile, nous pouvons tirer des avantages et des bénéfices peu ou prou secondaires. Rien là dont nous ne pourrions, en cas de besoin, nous passer. Ce que sans penser à cela nous qualifions ordinairement « d’inutile » porte en fait les traits de cet « utile » Aristotélicien puisqu’il est lui aussi supposé pouvoir disparaitre sans dommage essentiel de nos environ-nements. Dès qu’on réfléchit un tant soit peu, on se rend compte qu’Aristote a eu bien raison, dans le passage de la Politique où il aborde cette affaire, de ne pas opposer l’utile à l’inutile mais au nuisible. /1

1. Pierre-Damien-Huygue, Faire-Place, Paris, Mix, 2009, p.33.

I

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92 93DÉTOURS DU PROGRÈS

Utile et inutile peuvent donc toujours plus ou moins être considérés de manière analogue. Ils ne s’opposent pas et peuvent être intervertis en fonction des valeurs (liés aux besoins et désirs) de l’individu ou de la société qui en use et cela dans un contexte culturel, historique et géographique donné.

Une société dite primitive, comme celle mise folkloriquement en scène dans le début du film Les dieux sont tombés sur la tête, projettera plus d’utilités dans une bouteille en verre de Coca-Cola vide que la société occidentale qui l’a elle-même produite /2.

À moins de sauter d’une falaise, le parachute inventé par Léonard de Vinci était inutile au XVIe siècle. Puis il le devint nettement moins à partir du dévelop-pement d’aéronefs fonctionnels, avec le ballon des frères Montgolfier tout d’abord, puis avec les avions beaucoup plus tard.

Un parapluie sera logiquement plus utile à Londres que dans le désert d’Atacama. Encore que cette affirmation est discutable si l’on a la présence d’esprit de le détour-ner de sa fonction première afin d’en faire un parasol efficace.

2. Jamie Uys, The Gods Must Be Crazy, Afrique du Sud, 1980, 109 min.

À quel moment une chose utile devient-elle nécessaire ? C’est une question que l’on peut mettre en rapport avec le terme « habitude » lorsque Pierre-Damien Huygue le décrit comme ce quasi ou pseudo nécessaire, cette inutilité foncière qui a les traits de ce dont on ne sait plus, semble-t-il, se passer quand bien même on l’a pourtant fait, lorsqu’on n’était pas encore, précisément, sous le coup de cette habitude. Ce qui a été une fois accepté ou adopté et qui, pour cette raison même, quelles que soient ses qualités, échappe au nécessaire, peut parfois si bien entrer dans nos mœurs que nous oublions ce qu’il en était de notre monde et de nos vies sans lui. Nous n’avons pas le désir d’abandonner ce que nous avons pris en habitude, nous n’en avons souvent plus même l’idée. De quelques-unes de nos utilités nous ne percevons presque plus la présence ni la réalité. Il nous semble qu’elles vont avec nous. Quel citadin d’aujourd’hui pourrait ne pas vivre sans le téléphone ou, dans les très grandes villes, sans le métro comme une nécessité ? Ce n’en sont pourtant pas, ce sont juste des utilités. Ces nécessités ont beau paraître à présent, de façon dominante, indépas-sable, l’essentiel de l’humanité historique aura vécu sans elles. Nombre de nos

L’UTILE INUTILITÉ DE L’INUTILE UTILITÉ

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94 95DÉTOURS DU PROGRÈS

contemporains même s’en passent. […] L’apparemment nécessaire d’une époque peut très bien disparaitre d’une autre. […] S’il en était autrement, il n’y aurait pas d’histoire, nous demeurerions sans fin dans les mêmes conditions de vie, celles auxquelles nous aurions été éduquées une fois pour toutes. /3

Dans notre société économique où l’obsession de posséder et un certain culte de l’utile sont observables, il n’est pas facile de saisir l’utilité de l’inutile et l’inutilité de l’utile. Notons que dans ses usages ordinaires, le mot « progrès » tend à ne plus désigner que des résultats de la techno-science jugés effectifs et utiles. Le progrès n’est célébré qu’à la condition qu’on puisse lui reconnaitre une certaine utilité, une utilité qui soit immédiate.

Une réduction ultra-utilitariste du progrès s’est opérée. Les petits « progrès » à consommer sur place et dans l’instant ont chassé la vision du Progrès dans l’Histoire. /4

Un regard critique sur notre société de consommation associera à l’inutile les biens et services relevant du gadget, du superflu. C’est-à-dire des choses qui répondent à des besoins qui n’existent pas, créées de toutes pièces par le

3. Pierre-Damien-Huygue, op. cit., p.34.

4. Pierre-André Taguieff, op. cit., p.33.

marketing en vue de conquérir de nouveaux marchés. Combien de biens de consommation non nécessaires nous sont-ils vendus comme étant utiles et indispensables ? Il est alors intéressant de noter la contradiction de notre société qui d’un côté privilégie les activités dites utiles, celles se rattachant aux obligations pratiques et commerciales, mais qui de l’autre côté produit en masse ces choses « inutiles ».

Ce qu’elle a tendance à considérer comme inutile, ce sont plutôt l’ensemble des activités rattachées au savoir et aux arts en général. Le Manifeste de Nuccio Ordine /5 fait justement état de cette observation et revendique le droit de refuser toute obligation de rendement immédiat et toute finalité purement pratique ou « profitable ». Ces activités, nous dit-il, doivent demeurer fidèles à l’éthique d’une recherche désintéressée.

« Si on ne comprend pas l’utilité de l’inutile, l’inutilité de l’utile, on ne comprend pas l’art », tranchait Eugène Ionesco. /6

Ce qui est le plus utile, c’est l’inutile. Mais expérimenter l’inutile reste pour l’homme d’aujourd’hui ce qu’il y a de plus difficile. L’utile est compris comme l’utilisable pratique à finalité technique immédiate,

5. Nuccio Ordine, L’utilité de l’inutile. Manifeste, Paris, Les Belles Lettres, 2013.

6. Ibid, p.33.

L’UTILE INUTILITÉ DE L’INUTILE UTILITÉ

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96 97DÉTOURS DU PROGRÈS

comme ce qui produit un effet quelconque avec lequel je peux faire du commerce et de l’industrie. Il faut arriver à voir l’utile au sens du salutaire, c’est-à-dire en tant que ce qui amène l’être humain même auprès de soi. /7

Faisons justement le parallèle avec la distinction que fait Pascal Chabot entre progrès utiles et progrès subtils. Lorsqu’il parle de l’utile, c’est pour catégoriser les progrès d’ordre matériel qui permettent et améliorent notre survie et notre confort. Rappelant que l’utilité est toute relative, elle n’oppose pas utile et inutile. Si il use ici de ce terme, c’est pour désigner ce que l’on peut utiliser et rappelle que la définition réductrice de l’utile est : ce qui se consomme. /8

Cela lui permet de considérer (sans les dissocier) les progrès d’ordre matériel (utile), et les progrès d’ordre plus indivi-duel (subtils) qui concernent l’évolution du sens personnel donné à la vie.

On pourrait ici suppléer subtil par inutile, mais dans le sens positif du terme, pour réaffirmer que ce sont ces choses dites inutiles qui peuvent nourrir l’âme et permettre ce progrès subtil dont parle Pascal Chabot. Ce dernier nous exposant tout au long de son essai que le progrès

8. Pascal Chabot, op. cit., p.88.

7. Martin Heidegger, Séminaires de Zurich, édités par Medard Boss, trad. fr. de Caroline Gros, Paris, Gallimard, 2010, p.228 ; cité dans Nuccio Ordine, L’utilité de l’inutile. Manifeste, Paris, Les Belles Lettres, 2013, p.30.

caractérise la qualité de la relation entre la vie et le sens. C’est à ce niveau fondamental qu’existe le progrès. /9 9. Ibid, p. 93.

L’UTILE INUTILITÉ DE L’INUTILE UTILITÉ

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98 99DÉTOURS DU PROGRÈS

« Autrefois pour faire sa cour

On parlait d’amour

Pour mieux prouver son ardeur

On offrait son cœur

Aujourd’hui, c’est plus pareil

Ça change ça change

Pour séduire le cher ange

On lui glisse à l’oreille

(Ah! Gudule!)

Refrain 1

Viens m’embrasser

Et je te donnerai

Un frigidaire

Un joli scooter

Un atomixer

Et du Dunlopillo

Une cuisinière

Avec un four en verre

Des tas de couverts

Et des pelles à gâteaux

Une tourniquette

Pour faire la vinaigrette

Un bel aérateur

Pour bouffer les odeurs

Des draps qui chauffent

Un pistolet à gaufres

Un avion pour deux

Et nous serons heureux

Autrefois s’il arrivait

Que l’on se querelle

L’air lugubre on s’en allait

En laissant la vaisselle

Maintenant que voulez-vous

La vie est si chère

Il dit : rentre chez ta mère

Et il se garde tout

(Ah! Gudule)

Refrain 2

Excuse-toi

Ou je reprends tout ça

Mon frigidaire

Mon armoire à cuillères

Mon évier en fer

Et mon poêle à mazout

Mon cire-godasses

Mon repasse-limaces

Mon tabouret à glace

Et mon chasse-filous

La tourniquette

A faire la vinaigrette

Le ratatine-ordures

Et le coupe-friture

Et si la belle

Se montre encore rebelle

On la fiche dehors

Pour confier son sort

Coda

Au frigidaire

À l’efface-poussière

À la cuisinière

Au lit qu’est toujours fait

Au chauffe-savates

Au canon à patates

À l’éventre-tomates

À l’écorche-poulet

Mais très très vite

On reçoit la visite

D’une tendre petite

Qui vous offre son cœur

Alors on cède

Car il faut qu’on s’entraide

Et l’on vit comme ça

Jusqu’à la prochaine fois »

Boris Vian, La Complainte du progrès, (paroles d’Alain Goraguer), 1956, 2min54s.

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100 DÉTOURS DU PROGRÈS 101

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POSTFACE

BIBLIOGRAPHIE

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103102 DÉTOURS DU PROGRÈS

NÉOVATION

ommençons, ici, par préciser tout d’abord que neuf et nouveau n’ont pas le même sens, même si nous pouvons avoir tendance à les employer comme synonymes. Neuf s’appliquera pour ce qui n’a pas encore servi, alors que nouveau désigne ce qui est de création récente. Même si, finalement, la nouveauté nous intéresse plus ici que le simple état immaculé du neuf, notons que notre société de consom-mation nous pousse à en jouir comme état. Neuf dans un sens de perfection, de propreté. L’objet acheté doit être vierge de toute trace d’usage. Il reste difficile d’imaginer des objets neufs, dans le sens fraichement sortis d’usine, intégrant des pièces ayant déjà servi. Le recyclage est toléré tant qu’il reste invisible dans les résultats de la production et qu’il ne vient pas enrayer ce culte de l’objet neuf.

Un regard sociologique sur les valeurs du temps présent montre que le goût du nouveau pour lui-même, ingrédient supposé nécessaire du bonheur, illustre la persistance du système culturel organisé autour de l’idée du progrès. L’orientation néophile est au cœur de la vision moderne du progrès : est bon ce qui est nouveau. S’exclamer « ça change ! » revient à énoncer « Cela est bon ». Mobilisme et néophilie vont de pair. /1

C

1. Pierre-André Taguieff, op. cit., p.67.

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104 105DÉTOURS DU PROGRÈS

L’une des idées du progrès serait donc de proposer du nouveau en permanence puisque toute nouveauté est à priori meilleure du seul fait qu’elle est nouvelle. Cette soif du nouveau systématiquement posé comme synonyme de meilleur, est l’une des obsessions de la modernité. Aujourd’hui, avec entre autres l’essor des nouvelles technologies, le culte de la nouveauté est tellement présent que croire en l’innovation revient à croire au progrès, au point d’inverser les termes, de les remplacer, de les confondre en somme.

Innover v.i. (lat. innovare, de novus, nouveau) Introduire quelque chose de nouveau dans un domaine particulier. /2

Comme le rappelle Pierre-Damien Huyghe dans une conférence sur l’innovation /3, innover, c’est mettre du neuf dans quelque chose [...] mettre du nouveau dans la chaîne d’opérations elle-même. C’est là le cœur de la signification du mot : toucher au mécanisme de production, mais pas forcément au résultat.

Il nous explique que l’innovation fait souffrir le mot invention. Elle est devenue un maitre mot, un signifiant pratique, c’est-à-dire un mot bien pratique, qui vient boucher un trou dans la pensée,

2. Définition, Le Petit Larousse Grand Format, Paris, 1995.

3. Pierre-Damien Huyghe, L’innovation comme maître-mot, Conférence à l’ENSCI-les ateliers, 08/10/2013, 105min.

qui vient combler un vide. Signifiant pratique aussi au sens où il ordonne une croyance, donc des comportements, où l’on agira en fonction de ce mot. L’innovation est devenue une injonction qu’on ne questionne pas, à laquelle on fait obédience, nous dit-il, et qui engage des pratiques.

Pour Pierre-Damien Huyghe, la tâche du design historiquement, ce n’est pas de faire fonctionner des situations, des objets ou d’assigner des fonctions à quoi que ce soit, c’est, de « trouver les rythmes de la forme » /4 quand il y a fonction. Puis il montre que ce qui n’est pas demandé au design dans l’injonction à innover, c’est de s’interroger sur le résultat et de donner des formes aux poussées techniques contemporaines. Ce qui est demandé, en revanche, c’est de pousser les techniques dans leur état même lorsqu’elles ne font pas problème puisqu’il faut modifier sans cesse les chaines opératoires.

L’innovation, c’est du nouveau qui vient s’inscrire dans un cadre établi, du nouveau dans du connu qui renonce de fait à la création décalée, subversive. Contrairement à l’invention qui propose-ra plutôt une nouveauté radicale, une

4. Ibid, citant Frank Lloyd Wright.

NÉOVATION

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106 DÉTOURS DU PROGRÈS

création à partir de rien, ou presque.Pour traverser une rivière par exemple, l’innovation sera dans une nouvelle façon de fabriquer un pont, plus résistant, plus léger, etc... Mais pas de trouver une autre (et éventuellement meilleure) manière d’aller de l’autre côté de cette rivière. C’est là ce qui distingue l’innovation de l’invention et qui permet de situer le terrain d’action du design (au moins d’un point de vue idéal).

L’humanité est inventive par nature. Elle ne tient pas en place. L’innovation répond à cet élan mais en ayant tendance à brider la découverte d’inventions. Notre contexte technico-économique, privilé-gie les innovateurs aux inventeurs. Pour qu’elle soit commercialisable, l’innova-tion ne doit pas trop perturber le client et s’inscrire dans un espace très incertain entre le nouveau et le familier. On peut dès lors s’interroger sur les perspectives d’une civilisation qui préfère innover, injecter du nouveau, plutôt que d’inventer et donc potentiellement découvrir.

107

PRÉFACE

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L’UTILE INUTILITÉ DE L’INUTILE UTILITÉ

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109108 DÉTOURS DU PROGRÈS

« FIL-À-COUPER-LE-BEURRE ÉLECTRIQUE.Cet appareil est un perfectionnement notable du fil traditionnel. Mis sous tension, il forme résistance, chauffe et coupe d’autant mieux la motte de beurre. »

Jacques Carelman, Catalogue d’Objets Introuvables, Balland, Poitier, 1980, p.84.

INVENTE LÉPINE

amedi 10 mai 2014, le concours Lépine vient de couronner son nouvel inventeur. La presse décrit l’invention de Jean Louis Hecht comme un distributeur automatique capable de vendre vingt quatre heures sur vingt quatre, sept jours sur sept, des baguettes cuites à la demande.

Inventeur : n. Personne qui procède à une ingénieuse disposition de roues, de leviers et de ressorts, et croit que c’est la civilisation. /1

Le Concours Lépine est une association créée le 8 décembre 1901, reconnue d’utilité publique par décret du 21 avril 1912, elle classe les personnes qualifiées d’inventeurs par le dépôt d’un brevet ou d’un titre de Propriété Industrielle et/ou Intellectuelle. /2

Ce concours a été institué par le préfet qui lui donna son nom pour promouvoir à l’origine des inventions dans le domaine des jouets. Plusieurs trouvailles célèbres y seront ensuite primées, on pourra citer entre autres l’aspirateur, le stylo à bille, le moteur à deux temps, le fer à repasser à vapeur, les lentilles de contact... Autant d’objets qui ont pu paraître loufoques et sans avenir à leurs débuts mais qui font désormais bel et bien parti de nos usages

2. Concours Lépine, Association des inventeurs et Fabricants Français, http://www.concours-lepine.com/qui-est-le-concours-lepine/association-des-inventeurs-fabricants-franais/

1. Ambrose Bierce, Le dictionnaire du Diable, [1911], J’ai lu, Paris, 2006.

S

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110 111DÉTOURS DU PROGRÈS

quotidiens et dont on imagine difficile-ment l’absence. À côté de ceux-là, une bonne majorité passe à la trappe, soit en raison de leur caractère absurde, revendi-qué et prétexte de plaisanterie, soit en raison d’un trop grand décalage avec leur époque lorsque l’invention est trop vision-naire. Dans tous les cas, il y a profusion de propositions pour peu d’élus.

Par la suite le côté folklorique de l’évènement l’a quasiment élargi en tant qu’expression pour désigner toute invention pratique et mineure, créant des objets à l’utilité contestable que Jean Baudrillard assimilera à la notion de gadget :

C’est toute la bricole du concours Lépine, qui sans jamais innover et par simple combinatoire de stéréotypes techniques, met au point des objets d’une fonction extraordinairement spécifiée et parfaite-ment inutile. /3

Le concours a donc primé, lors de la cuvée 2014, une machine dénommée « Pani Vending ». Elle se présente sous la forme d’une armoire bourrée d’élec-tronique et comprend une chambre froide pour conserver 120 baguettes précuites pendant plusieurs jours ainsi qu’un four qui achève la cuisson en 10

3. Jean Baudrillard, Le Système des objets, [1968], Gallimard, Paris, 1978, p.160.

Jean-Louis en compagnie de son distributeur automatique de baguettes.

secondes. Le tout est sous surveillance et télémaintenance depuis un ordinateur ou un smartphone. Jean-Louis a lui-même installé en 2009 cette machine devant sa boulangerie parisienne. Les clients, de jour comme de nuit, n’ont qu’à glisser un euro dans la fente du distributeur pour disposer d’une baguette tradition fraîche.

Cette machine répond à un réel besoin des consommateurs: concilier qualité, prix et service /4 , estime le commer-çant la voyant comme une solution pour réduire les files d’attente dans les boulan-geries. Mais aussi pour reconquérir les communes de France où le boulanger a disparu et comme un moyen de vendre massivement la baguette française à l’étranger.

On connaissait déjà la baguette tradition, la caisse de supermarché automatique et le distributeur de sodas, d’encas, de billets de banque ou de transport… Mais personne n’avait encore pensé à la machine qui distribuerait automatique-ment des baguettes. Après tout pourquoi critiquer cette machine en elle-même? Qui ne souhaiterait pas pouvoir acheter une baguette fraiche à n’importe quel moment ? Sans parler du potentiel marché mondial qui s’ouvre à Jean Louis, permet-tant de stimuler la croissance française

4. Mallory Lallane, Le boulanger parisien Jean-Louis Hecht couronné au Concours Lépine 2014, 12 mai 2014, http://www.chefdentreprise.com/Thematique/entrepreneuriat-1024/commerce-10108/Breves/L-inventeur-du-distributeur-de-baguettes-couronne-au-Concours-Lepine-236568.htm

INVENTE LÉPINE

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et d’exporter la tradition et l’image de marque de notre pays à travers le monde, tout en proposant la possibilité d’un pain frais à toute heure et à chaque terrien!

On pourrait certes discuter de la perte d’un savoir-faire artisanal, des effets de l’automatisation sur l’emploi, de la machinisation des boulangeries entrai-nant une déshumanisation des rapports commerçants traditionnels, etc. Mais ce que nous relèverons plutôt ici, c’est que cette grosse machine soit considérée et dénommée comme une invention ou, suivant le commentateur et le contexte, taxée plutôt comme une simple innova-tion (ou l’inverse peu importe). L’usage des deux termes étant alterné, sans trop savoir lequel conviendra le mieux.

Oui, c’est une invention car le distributeur automatique de baguette n’existait pas jusqu’alors!

Oui, c’est une innovation car un marché potentiellement énorme s’ouvre à cet engin. Et il n’est pas impossible dans les faits qu’à l’avenir il sera aussi banal de retirer sa baguette automatique que son billet de train à une borne Sncf. La télé-transportation n’étant franchement pas encore au point, nous pouvons encore patienter avant de voir dans notre cuisine

se re-materialiser une « e-baguette » sous nos yeux. Notons pourtant que c’est justement le genre de promesses que nous font les imprimantes 3D alimentaires de demain.

Non, ce n’est ni une invention, ni une innovation car sans même parler de bouleversement, elle ne changera rien de positivement significatif à un usage, à une pratique, à une technique, à la manière de percevoir le monde. Elle n’améliore rien de façon radicale et tout juste, comme nous l’avons dit, pourra-t-elle seulement remporter un succès commercial rapide (et proposer une « tradi » à minuit).

L’exigence du pain frais est une exigence contemporaine et ce « Pani Vending » permettant la fraîcheur à toute heure illustre bien que certaines solutions créent une certaine forme de nécessité. Il y a alors création d’un besoin par l’apport d’une solution qui n’est pas spécialement demandée ou espérée. Une organisation comme le concours Lépine et le genre d’idées qui en découle correspond bien à l’esprit technicien et rationaliste de notre société qui considère que les technologies nouvelles peuvent et doivent résoudre tous les problèmes et que pour n’importe quelle possibilité technique, il doit y avoir un objet possible.

INVENTE LÉPINE

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114 DÉTOURS DU PROGRÈS

C’est à la fois un automatisme sociétal et la logique économique qui poussent à faire émerger des dites inventions/innova-tions de l’ordre du gadget en privilégiant le potentiel commercial à la valeur et à la finalité d’usage.

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PRÉFACE

SYNONYMES / ANTONYMES

DÉFINIR LE MOT PROGRES

UN HOMME QUI DORT

SPIRALES ?

MOUVEMENTS DU MOUVEMENT

RELIGION PROGRÈS

OPTIMISME DU DESESPOIR

AMBIVALENCE

DÉJEUNER SUR L’HERBE PLIANT

PERFORMANCE À LA PERFECTION

L’UTILE INUTILITÉ DE L’INUTILE UTILITÉ

NÉOVATION

INVENTE LÉPINE

MODERNE TATI

ASSISTANAT TECHNOLOGIQUE

LA MEILLEURE DYSTOPIE

POST - TRANS - SUR - HUMAINS

NOUVELLE ÈRE

BASSE TECHNOLOGIE

SÉRENDIPITÉ

NOUVELLES VILLES

DU PROGRÈS EN ART ? EN DESIGN ?

POSTFACE

BIBLIOGRAPHIE

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Combat de regards entre Mr Hulot et le « poisson fontaine » de la villa des Arpel dans le film Mon Oncle de Jacques Tati, 1958.

MODERNE TATI

acques Tati donne à voir, dans ses films, le progrès matériel et la moderni-té de manière pittoresque à travers une vision, certes critique, mais qui dépasse la simple condamnation réactionnaire et moralisatrice. Mon Oncle /1, Playtime /2, et Trafic /3 s’inscrivent dans une même ligne, celle de la description d’un monde rigidifié par la mécanisation de l’environ-nement social et matériel où la poésie peine à trouver une petite place.

Il n’y a pas de message dans mes films. Cependant je peux dire que je suis frappé par l’indifférence du monde moderne. Que signifient la réussite, le confort, le progrès si personne ne connaît plus personne, si l’on enlève des immeubles faits à la main pour les remplacer par du béton, si l’on déjeune dans des vitrines au lieu de se retrouver dans des petits restau-rants où l’on a envie de parler, si l’épice-rie ressemble à la pharmacie, si l’on change le modèle de sa voiture pour le plaisir d’avoir des feux rouges différents et de nouvelles poignées ? /4

On peut soulever ici une once de nostal-gie pour un monde en train de disparaître sous ses yeux et un malaise face à la morale canonique du changement, [qui] s’oppose à la morale canonique de la

1. Jacques Tati, Playtime, France, Italie, 1967, 124 min.

2. Jacques Tati, Mon Oncle, France, 1958, 110 min.

3. Jacques Tati, Trafic, France, 1971, 92 min.

4. Propos de Jacques Tati parus dans Le Monde, le 24 avril 1958, société. Consulté sur www.franceinter.fr/evenement-mon-oncle-de-tati-a-redecouvrir-sur-grand-ecran

J

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tradition, [mais qui] se garde tout autant du changement radical. C’est la tradition du nouveau. /5

Mais ce que Tati condamne, ce n’est pas le progrès technique en lui-même, qui est vu de toute façon comme une valeur indisso-ciable de notre société, (Monsieur Hulot circule en Solex et voyage en avion), mais une société où l’objet, comme fin en soi, vla mesure où il met à mal les rapports humains. Dans Mon Oncle, on peut citer par exemple l’allée de la fameuse villa Arpel, élément d’un décor gratuit mais juste faite pour qu’on ne s’y rencontre pas. L’objet se substitue à nous, devient notre image de marque, il est acheté et possédé pour cela. Le poisson jet d’eau ne fonctionne pas pour le plaisir de la famille mais pour l’émerveillement de ses visiteurs. On ne le met d’ailleurs pas en marche pour Hulot, proche parent des propriétaires et les connaissant au-delà des apparences.

La modernité n’est pas la révolution technologique et scientifique, c’est le jeu et l’implication de celle-ci dans le spectacle de la vie privée et sociale, dans la dimension quotidienne des médias, des gadgets, du bien-être domestique ou de la conquête de l’espace. La science ni la technique elles-mêmes ne sont modernes :

5. Jean Baudrillard, Modernité, Article de l’Encyclopédie Universalis.

ce sont les effets de la science et de la technique qui le sont. /6

On laisse parfois entendre que Tati s’en prenait à la modernité en mettant en scène une vision caricaturale. Mais c’est davantage contre l’apparence d’une modernité, contre la rectitude de la vie, la géométrisation de l’espace par les tracés, lignes et directions, qu’il s’érige. Contre celles-là mêmes qui empêchent les hommes de circuler et de penser librement. Il nous questionne sur la place de l’individu dans cette société en mutation en nous proposant d’élar-gir notre regard, de voir ce que nous ne voyons pas toujours, il provoque chez nous la réflexion. Il n’affirme rien, il nous suggère tout au plus.

C’est à l’homme de façonner son environ-nement à son image, avec cette part de fantaisie irrationnelle pour qu’il y trouve toujours sa place. Dans la dernière scène de Playtime, Tati met en parallèle les formes similaires d’un brin de muguet que tient une jeune femme et des lampadaires routiers. Il crée ainsi un pont entre deux objets que tout oppose : l’un est grand, industriel, fonctionnel, l’autre est une petite plante, éphémère, d’une utilité moins directe. En insinuant que le concep-teur du lampadaire a été, consciemment

MODERNE TATI

6. Idid.

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ou inconsciemment, inspiré par une petite forme gracieuse issue d’un végétal nous suggère qu’il est vain d’opposer l’un avec l’autre. Le beau et la poésie peuvent toujours s’inscrire en tout lieu.

Les deux séquences du film Playtime de Jacques Tati faisant un parallele entre un brin de muguet et les lampadaires routiers.

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123122 DÉTOURS DU PROGRÈS

« L’automatisme est ainsi comme une clôture, une redondance fonctionnelle, expulsant l’homme dans une irresponsabilité spectatrice. C’est le rêve d’un monde asservi, d’une technicité formellement accomplie au service d’une humanité inerte et rêveuse. »

Jean Baudrillard, Le Système des objets, [1968], Gallimard, Paris, 1978, p.155.

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es besoins primaires comme la faim, se protéger et se défendre de son environnement, des intempéries, des maladies, mais aussi la faiblesse de nos sens et de la mémoire, forment l’ensemble des nécessités dont l’homme tente de s’affranchir par l’artifice. C’est par ces nécessités imposées qu’il a déterminé ses capacités à élargir son horizon, à les surmonter et à les dominer. C’est en dépassant cet état de soumission à la nature que se situe la propriété libéra-trice de la technique et de la science. Nous cherchons alors, comme l’a formulé Descartes, « à nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ».

Avec la mécanisation de la révolution industrielle, nous avons remplacé l’effort corporel et les opérations manuelles par des machines mécaniques, c’est à dire des appareils motorisés ou automatisés qui permettent de dupliquer des gestes. Avec les technologies numériques, nous sommes maintenant en train de rempla-cer l’effort intellectuel et cognitif par des machines numériques, qui traitent de l’information de manière massive-ment automatique. Elles permettent de reproduire diverses tâches en les automa-tisant par des calculs algorithmiques.

L

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124 125DÉTOURS DU PROGRÈS

La question n’est pas de savoir pourquoi nous allons dans ce sens. Il peut sembler logique que nous cherchions à alléger nos efforts physiques et intellectuels. Pour nous libérer des tâches pénibles liées à notre (sur)vie, nous facilitons leur exécution et nous optimisons leur durée. L’intérêt est plutôt de se demander : Pour quoi faire? Et jusqu’où ? À quoi nous sert ce gain de temps libre ? Que fait-on de plus ? Et vers quelle forme d’humanité cela nous mène-t- il ?

À vouloir sans limite diminuer, voir suppri-mer, l’effort (physique) et le raisonnement (intellectuel), nous sommes de plus en plus assistés par nos machines à tel point qu’elles se mettent à « penser » pour nous et à prendre des décisions à notre place.

Plutôt que d’apprendre aux gens à faire de meilleures photos, pourquoi ne pas l’apprendre à l’appareil ? Le nouveau logiciel de l’appareil photo iSight prend des dizaines de décisions intelligentes à chacun de vos clics : du flash True Tone qui analyse et s’adapte à votre éclairage, au mode rafale qui prend plusieurs clichés et vous suggère les meilleures. Nouvel appareil photo iSight sur iPhone 5s. /1

1. Texte publicitaire Apple extrait d’un magazine de salle d’attente déniché par Adrien Goubet.

Page de droite: photomontage personnel inspiré du texte publicitaire d’Apple.

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126 127DÉTOURS DU PROGRÈS

Appareil photo de l’iPhone 5s :

Ce texte publicitaire d’Apple, revendique clairement une délégation du savoir (faire) et du jugement humain individuel à la rationalité programmée des machines. Il nous dit très explicitement qu’il est plus simple et plus rapide de programmer un téléphone avec des règles préétablies alors qu’il est trop compliqué et même dépassé de les enseigner aux hommes directement. En revendiquant la mise en place d’une norme établie et fixe qui décide ce que doit être une « meilleure photo », cette publicité a au moins le mérite de nous interroger sur ce qu’est la nature d’une bonne photographie.

Contrairement à l’iPhone 5s, l’homme ne peut pas (encore ?) être programmé. Apple nous dit ici ce qu’il choisit entre la subjectivité du jugement humain et la rationalité prévisible d’une machine programmée. Estimons-nous heureux que ce nouveau logiciel n’impose rien de définitif et ne fait, pour l’instant, que « suggérer les meilleurs clichés ».

Rube Goldberg :

Cet illustrateur américain souhaitant dénoncer la mécanisation à outrance du début du XXème siècle, réalise une série de dessins dans lesquels des actions simples de la vie quotidienne sont accomplies d’une manière délibérément complexe par le biais de machines absurdes aux multiples étapes, le plus souvent à l’aide d’une réaction en chaine. Ces disposi-tifs farfelus, minutieusement schématisés, connaissent très vite un succès populaire indéniable, grâce à l’humour léger proche du cartoon et au format bande dessinée qui les caractérise.

Cette idée de multiplication des étapes dans l’accomplissement d’une action a fait par la suite de nombreux émules, dû sans aucun doute au caractère magique de cet effet domino « automatique ». Notamment dans le monde de l’art avec le film expérimental Le Cours des Choses /2, que nous avons évoqué plus tôt, et plus généralement dans l’univers de la conception, à tel point que le terme de Machine Rube Goldberg soit passé dans le langage courant.

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Planches de dessin de Rube Goldberg extraite de : www.rubegoldberg.com/gallery

2. Peter Fischli et David Weiss, Der Lauf Der Dinge (Le cours des choses), 1987, 28 min.

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128 129DÉTOURS DU PROGRÈS

Image extraite du film Wall-E, Andrew Stanton, 2008, 98min.

Wall-E :

L’un de mes mercredis après-midi en tant que « baby-sitter en phase mémoire », m’aura permis de voir ce film d’anima-tion. Produit par les studios Pixar, c’est une sympathique et complaisante fable écologique soulignant les effets de la surconsommation. Les humains du XXIIe siècle ont dû quitter une Terre envahie de déchets pour habiter dans l’espace tandis que des robots nettoient la planète. La population humaine restante habite dans des vaisseaux spatiaux. À leur bord, ces derniers sont représentés inactifs et obèses à cause de la technologie qui les sert sans relâche. Ils n’effectuent presque aucun mouvement puisqu’ils sont transportés en permanence par des fauteuils volants. Même le capitaine du vaisseau a laissé le contrôle de ce dernier à « Auto », le pilote automatique.

Le portrait caricatural fait ici de la future humanité illustre grossièrement ce vers quoi notre tendance à déléguer et facili-ter toutes nos tâches grâce à la technique peut nous conduire. C’est un thème qui a déjà été exploité à de nombreuses reprises et ce dernier exemple montre bien que nos sociétés, tout en étant entièrement imprégnées de cette logique, sont bien conscientes de ce phénomène.

ASSISTANAT TECHNOLOGIQUE

« L’ingénieur en robotique.Aujourd’hui le monde est mort. Ou peut être hier, je ne sais pas. Les progrès en robotique ont abouti à l’ère de l’esclavage des robots, auxquels on a confié, toutes les tâches, des plus simples au plus complexes. Les humains sont ainsi devenus une classe d’oisifs passant leur temps à boire et à faire la fête tandis que les robots, dont l’intelligence artificielle avait acquis un haut degrés de perfectionnement , accumulaient les raisons d’insatisfaction et de méfiance à l’égard de leurs maitres. Ils se sont finalement organisés en syndicats et ont impulsés des grèves générales simultanées de par le monde, qui ont eu pour résultat d’anéantir la société humaine. Les robots étaient munis d’un système d’auto-réassemblage fonctionnant par énergie solaire. Après qu’un épais brouillard ai recouvert la Terre pendant dix années à la suite de la Grande éruption du mont Fuji, le monde des robots a fini lui aussi par disparaitre. Rétrospectivement, en tant qu’ingénieur en robotique, je ne dis pas que l’homme a eu tort de trop vouloir se faciliter la vie. Travailler à la sueur de leur front avait rendu les hommes « humains ». Aussi, si par hasard l’humanité parvenait à renaitre grâce aux traces d’ADN qu’elle a laissé derrière elle, j’espère que la prochaine fois son évolution ne dépassera pas le stade du Néolithique. »

Extrait de l’exposition de Hiroshi Sugimoto, Aujourd’hui le monde est mort, (25.04.14 – 07.09.14), Palais de Tokyo, Paris.

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130 DÉTOURS DU PROGRÈS

Jean Tinguely, Méta-matic 17, 1959.

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PRÉFACE

SYNONYMES / ANTONYMES

DÉFINIR LE MOT PROGRES

UN HOMME QUI DORT

SPIRALES ?

MOUVEMENTS DU MOUVEMENT

RELIGION PROGRÈS

OPTIMISME DU DESESPOIR

AMBIVALENCE

DÉJEUNER SUR L’HERBE PLIANT

PERFORMANCE À LA PERFECTION

L’UTILE INUTILITÉ DE L’INUTILE UTILITÉ

NÉOVATION

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MODERNE TATI

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LA MEILLEURE DYSTOPIE

POST - TRANS - SUR - HUMAINS

NOUVELLE ÈRE

BASSE TECHNOLOGIE

SÉRENDIPITÉ

NOUVELLES VILLES

DU PROGRÈS EN ART ? EN DESIGN ?

POSTFACE

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133132 DÉTOURS DU PROGRÈS

Albert Robida, Le Sortie de l’opéra en l’an 2000, 1882, Lithographie couleur à la main. Via Library of Congress

LA MEILLEURE DYSTOPIE

rétexte à une satire de son temps sur le géocentrisme, et sur le point de vue anthropocentrique de la place de l’homme dans la création, L’Histoire comique des États et Empires de la Lune fut écrit par Cyrano de Bergerac en 1650. Ce conte initiatique relatant un voyage imaginaire sur la lune est considéré comme l’une des premières œuvre du genre littéraire de la science-fiction.

Parfois, pour dépasser sa condition l’homme rêve de son avenir et cultive l’espoir le plus fou, celui de l’âge d’or, une forme d’Eden ressuscité sur la Terre. La période de la Renaissance enfante des utopistes projetant des cités bonheur sur la Terre grâce aux progrès des sciences et techniques. Ainsi rêvent-ils du moment où ces avancées réaliseront leurs rêves.

Avec la science-fiction « moderne », l’utopie n’a jamais été aussi proche mais elle cesse d’être rose, elle devient cauche-mar. Le XXe siècle a fait apparaître le progrès pour ce qu’il est : une forme de croyance. Cette croyance a pu être considérée comme nécessaire dans sa capacité à cimenter la volonté collective, mais les désastres et barbaries modernes nous ont forcé à nous questionner. L’avenir n’est plus apparu comme la réalisation d’une société harmonieuse : l’utopie des

P

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134 135DÉTOURS DU PROGRÈS

Lumières a fait place au « meilleur des mondes ».

Le Meilleur des mondes, écrit en 1931 par Aldous Huxley est une histoire terrifiante sur un possible futur et les conséquences d’une société idéale, d’une dictature du bien faisant prendre conscience qu’il faut prendre garde à l’homme et à ses illumi-nations progressistes. Science-fiction et prospective à la fois, ce classique nous décrit une société centrée sur le bonheur, où n’existe plus ni la religion, ni la littéra-ture, ni les maladies, ni la solitude. La reproduction de l’espèce n’est plus le résultat d’actes sexuels mais d’une chaîne de fabrication et de conditionnement. L’embryon est, dès les premiers mètres, conditionné selon qu’il soit destiné à des tâches manuelles ou administra-tives. Tous consomment le Soma, une substance permettant la cohésion de cette société : grâce à elle, chaque individu est indifféremment heureux et ne revendique rien.

Le thème du Meilleur des mondes n’est pas le progrès de la science en tant que telle, c’est le progrès de la science en tant qu’il affecte les individus humains. /1

Cette satire virulente montre que c’est le culte positiviste de la science qui modifie

1. Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes, [1932], Pocket, (trad. Jules Castier),1977p.13.

la psychologie et la physiologie des hommes, et cela au nom du progrès vers une idée de bonheur collectif. Sciences et techniques façonnent notre société mais il ne faut pas confondre ce que le progrès nous permet et la manière dont les hommes l’utilisent. Ce n’est effective-ment pas aux moyens de dire quelles sont nos fins.

À tout bien considérer, il semble que l’utopie soit beaucoup plus proche de nous que quiconque ne l’eût pu imaginer, il y a seulement quinze ans. À cette époque, je l’avais lancée à six cents ans dans l’avenir. Aujourd’hui, il semble pratiquement possible que cette horreur puisse s’être abattue sur nous dans le délai d’un siècle. Du moins, si nous nous abstenons, d’ici là, de nous faire sauter en miettes. /2

Avec le temps, nous sommes en train de vérifier les prédictions romancées de certains penseurs visionnaires. Ces imaginaires fantasques de la science-fiction semblent parfois se rapprocher de notre réalité au point de les lire bien plus comme une description du réel de demain, que comme une rêverie littéraire. C’est justement la force de ces visions qui sans vouloir tomber dans un catastrophisme latent possède un réel pouvoir critique.

2. Ibid, p.23.

LA MEILLEURE DYSTOPIE

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136 137DÉTOURS DU PROGRÈS

Leur méthode consiste alors à détourner les utopies issues de la Modernité en les acculant à leurs propres contradic-tions. Ces formes critiques adoptée ou « dystopies », « utopies anormales » et autres « contre-utopies », décrivent des situations prétendument imaginaires, avec lesquelles ils entendent démanteler la production idéologique et soi-disant réaliste, quoique utopique selon eux, d’un progrès technologique au destin moral, émancipatoire et bénéfique. /3

Ces derniers dont parle Alexandra Midal ce sont les divers groupes regroupés sous le nom d’Architecture Radicale. Ils s’engagent à combattre la matérialité de l’objet en tant que pouvoir symbolique résultant d’un système économique spéculatif et capitaliste. /4

Ils élaborent à travers leurs productions diverses critiques des valeurs industrielles d’utopie, de progrès et de fonctionna-lisme du mouvement Moderne. Parmis eux l’agence d’architecture Superstudio fondée en Italie en 1966 revendique, dans ces années de contestation, une pratique conceptuelle et iconoclaste de l’architecture. À travers photomontages fictionnels, prototypes de mobilier, films ou textes aux accents provocateurs, le

3. Alexandra Midal, op. cit., p.161.

Superstudio, Monumento Continuo, 1969, Dessin Photomontage.

5. Propos tiré du site internet de la fondation Le Corbusier, http://www.frac-centre.fr/collection/collection-art-architecture

4. Ibid, p.158.

groupe développe une interprétation idéologique, critique et ironique de la société de consommation.

Leur projet manifeste Monument Continu fut présenté pour la première fois lors de l’exposition Trigon à Graz en 1969. Conçue comme un modèle d’urbanisa-tion globale, cette grille tridimensionnelle parcourt la surface de la Terre en franchis-sant mégapoles, montagnes et océans. Ici l’architecture est réduite à l’état de neutralité absolue. Absorbant tout sur son passage, transcendant toute notion d’échelle et de localité, réduisant la Terre à un paysage unitaire et infrastructurel, le Monument Continu offre une image immuable et inaltérable, sans début ni fin. Forgeant ces projections dystopiques sur le constat intuitif et réaliste d’une époque. /5

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138 DÉTOURS DU PROGRÈS 139

PRÉFACE

SYNONYMES / ANTONYMES

DÉFINIR LE MOT PROGRES

UN HOMME QUI DORT

SPIRALES ?

MOUVEMENTS DU MOUVEMENT

RELIGION PROGRÈS

OPTIMISME DU DESESPOIR

AMBIVALENCE

DÉJEUNER SUR L’HERBE PLIANT

PERFORMANCE À LA PERFECTION

L’UTILE INUTILITÉ DE L’INUTILE UTILITÉ

NÉOVATION

INVENTE LÉPINE

MODERNE TATI

ASSISTANAT TECHNOLOGIQUE

LA MEILLEURE DYSTOPIE

POST - TRANS - SUR - HUMAINS

NOUVELLE ÈRE

BASSE TECHNOLOGIE

SÉRENDIPITÉ

NOUVELLES VILLES

DU PROGRÈS EN ART ? EN DESIGN ?

POSTFACE

BIBLIOGRAPHIE

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141140 DÉTOURS DU PROGRÈS

L’artiste Stelarc en pleine performance équipé de son troisieme bras interagissant avec les mouvements de l’une de ses jambes, ou d’informations venant d’Internet, Third-Hand, 1980.

POST - TRANS - SUR - HUMAINS

ertains humains cultivent encore aujourd’hui les promesses progressistes de l’idéologie du progrès croyant en la perfectibilité physique et morale de l’homme par la science et la technique.

Le culte de la performance et le sacre de la santé, pièces maîtresses de l’optimisme technicien des modernes, sont ainsi repris en héritage par les post-Modernes. /1

La vision de ces « post-Modernes » s’illustre avec l’existence du mouvement Transhumaniste. Ce dernier considère que l’homme a fait son temps et doit à présent confier à la technologie le soin de l’augmenter et de le transformer en post-humain.

Le Transhumanisme est né aux États-Unis il y a une vingtaine d’années et se propage depuis lors dans la plupart des pays technologisés. Leur message est simple : les progrès de la science sont tels qu’ils nous permettent d’imagi-ner un humain « augmenté » grâce à la convergence technologique des NBIC (Nanotechnologies, biotechnolo-gies, informatique et sciences cognitives). Ces progrès sont envisagés comme servant la cause des hommes, dans la mesure où ils supprimeront certains aspects de leur condition en réalisant la

1. Pierre-André Taguieff, op. cit., p.258.

C

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142 143DÉTOURS DU PROGRÈS

promesse progressiste englobant la pleine satisfaction de tous les besoins, l’abolition de toutes les formes de souffrance, l’exten-sion du bien-être, l’allongement indéfini de la vie, l’amélioration des aptitudes physiques et mentales. /2

Handicap, souffrance, maladie, vieillisse-ment et mort sont alors considérés comme inutiles et indésirables. Leur prédiction phare est appelée la singularité. Le terme désigne le moment où l’augmentation exponentielle de la puissance de calcul des ordinateurs créera une intelligence surhumaine dont la date est fixée vers 2045. L’humain aurait dans ce futur des espoirs de vivre quasi indéfiniment car son cerveau pourrait être répliqué et donc transféré sur un disque dur. L’homme augmenté serait en ce sens la préfigura-tion d’une humanité vouée à un éternel bonheur, (sic) pour le meilleur et pour le pire!

Cette bague vient de l’université de la singularité (…), là c’est une fusée, son trajet exponentiel symbolise le progrès. Elle décolle ! Avec l’inscription dix puissance neuf qui se réfère à la mission de l’université de la singularité : avoir un effet positif sur un milliard d’individus. /3

2. Ibid., p.225.

3. Extrait du documentaire Un monde sans humains, Philippe Borrel, Arte, 2012, 96 min. Un ancien étudiant de l’université de la singularité expose et explique le sens de sa bague.

Les idées et le mouvement en lui-même restent majoritairement critiqués par la communauté scientifique. Mais lorsqu’on sait que Google a embauché le spécia-liste de l’intelligence artificielle Ray Kurzweil en décembre 2012, célèbre pour ses positions radicalement techno-philes et ses annonces sur la singularité, l’action du géant de l’internet, également leader mondial des neurotechnologies et de l’intelligence artificielle, pose question.

La devise de la maison ? Prendre les grands problèmes de l’humanité et chercher une solution dix fois meilleure que l’existant. /4

Il ne s’agit pas de douter des bonnes intentions ou de diaboliser à tout prix ces techno-progressistes en puissance mais déjà de remarquer une certaine concep-tion étroite de l’esprit humain. /5

Ces derniers considèrent que notre cerveau fonctionne selon les mêmes règles mathématiques formelles qu’une machine, qu’un ordinateur, comme s’ils parlaient le même language. Mais c’est une erreur qui vient de ce que nous voulons expliquer les phénomènes que nous ne comprenons pas en des termes que nous comprenons. /6

Dans les années 1950, Heidegger faisait

4. Alexandre Piquard, Google, une certaine idéologie du progrès, Le Monde, 26 septembre 2013.

6. Ibid, p.247.

5. Nicholas Carr, Internet rend-il bête ?, Robert Laffont, Paris, 2011, p.270.

POST - TRANS - SUR - HUMAINS

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144 145DÉTOURS DU PROGRÈS

HAL 9000 (ou CARL 500 en VF) est un puissant ordinateur doté d’intelligence artificielle, gérant le vaisseau spatial Discovery One dans le film L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1968).

observer que « la marée de révolution technologique qui nous guette pourrait tellement captiver, ensorceler, éblouir et captiver l’homme, que la pensée qui calcule pourrait bien un jour ou l’autre être acceptée et pratiquée comme la seule façon de penser. » Notre capacité de nous adonner à la « pensée méditative », qu’il voyait comme l’essence même de notre humanité, pourrait devenir une victime de la course effrénée au progrès. /6

En quelques décennies, Google aura transformé l’humanité : d’un moteur de recherche, il sera devenu une neuropro-thèse. Dans environ quinze ans, Google fournira des réponses à vos questions avant même que vous ne les posiez. Google vous connaîtra mieux que votre compagne ou compagnon, mieux que vous-même probablement, a fièrement déclaré Ray Kurzweil. /7

Cette utopie technicienne ancrée dans toute la pensée moderne est à mettre en parallèle avec l’inventaire de Francis Bacon dressant une liste de projets de recherche dans laquelle l’amélioration de l’espèce humaine tient une place prépon-dérante (voir page suivante).

7. Laurent Alexandre, Encadrons les neuro-révolutionnaires, Cahier du « Monde », 7 mai 2014.

6. Ibid, p.304

POST - TRANS - SUR - HUMAINS

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146 147DÉTOURS DU PROGRÈS

8. Francis Bacon, Merveilles naturelles, surtout celles qui sont destinées à l’usage humain, in La nouvelle Atlantide, trad. M. Le Doeuff et M Llasera, Paris, Flammarion, 1995, p.133-134 ; cité dans Pascal Chabot, Après le progrès, Paris, PUF, 2008, p.44-45.

Prolonger la vie.Rendre, à quelque degré, la jeunesse. Retarder le vieillissement.Guérir les maladies réputées incurables.Amoindrir la douleur.Augmenter la force et l’activité.Augmenter la capacité à supporter la torture ou la douleur.Transformer le tempérament, l’embon-point et la maigreur.Transformer la stature.Transformer les traits.Augmenter et élever le cérébral.Métamorphose d’un corps dans un autre.Fabriquer de nouvelles espèces.Transplanter une espèce dans une autre.Rendre les esprits joyeux et les mettre dans une bonne disposition.Puissance de l’imagination sur le corps, ou sur le corps d’un autre.Accélérer la germination.Fabriquer de nouveaux fils pour l’habille-ment : et de nouveaux matériaux.Illusion des sens.De plus grands plaisirs pour les sens.Minéraux artificiels et ciments… /8

POST - TRANS - SUR - HUMAINS

Avec les progrès exponentiels actuels des technosciences, nous allons pouvoir réparer notre corps grâce à des prothèses biomécaniques et électroniques. En décembre 2013, un cœur artificiel autonome, conçu par la société française Carmat /9, avait été implanté pour la première fois dans la poitrine d’un patient souffrant d’insuffisance cardiaque terminale. Même si ce dernier est mort soixante quinze jours après l’opéra-tion, cette prouesse laisse entrevoir les possibilités futures d’une fusion homme-machine /10.

Nous pourrons aussi régénérer nos tissus et nos organes grâce aux cellules souches et modifier notre ADN dans les décennies qui viennent. Ces possibles posent des questions éthiques et philoso-phiques considérables. Le film d’antici-pation Bienvenue à Gattaca /11 dresse justement le portrait d’un monde où la génétique a pris le pouvoir dans une société prônant la perfection, et classe les individus en deux castes. D’un côté les « valides », conçus par sélection de leur meilleur génotype possible dont tous les défauts sont éliminés avant la naissance, et de l’autre les « invalides », conçus sans assistance de manière totalement naturelle.

11. Andrew Niccol, Bienvenue à Gattaca, 1998, 106min.

10. Sandrine Cabut, Le premier patient doté d’un cœur artificiel autonome est mort, Le Monde, 16 mars 2014.

9. Maquette du coeur artificiel Carmat, 2013.

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148 149DÉTOURS DU PROGRÈS

12. Pierre-André Taguieff, op. cit., p.229.

13. Loi n° 2004-800 du 6 août 2004 consulté sur https://www.ccne-ethique.fr/fr/pages/les-missions#.VDUjdPl_tqV

Les utopies progressistes sont toutes ordonnées au rêve de repousser, voire d’annuler toutes les limites des pouvoirs humains, ainsi qu’au désir d’expérimen-ter tous les possibles. C’est la philosophie du « pourquoi pas? » appliquée à toutes les dimensions de la condition humaine. N’entraver nul projet, n’empêcher aucune expérience, exiger une totale liberté de faire et d’agir. /12

Mais l’homme bionique, l’homme prolon-gé jusqu’au fantasme d’immortalité, est-ce bien raisonnable ? Ce que les techniques et les sciences apportent, c’est un champ de possible. Plus il est riche et plus nous avons de choix, mais cela ne nous dit pas ce qu’il convient de faire. Or tout ce qui est possible ne doit pas nécessairement être fait .

Pour réfléchir à de telles questions avec une forme d’impartialité, il existe en France le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE). Il a pour mission de donner des avis sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé. /13

POST - TRANS - SUR - HUMAINS

Le dernier avis publié s’intéresse aux « Recours aux techniques biomédicales en vue de « neuro-amélioration » chez la personne non malade: enjeux éthiques ».Il est de fait question des mouvements post-humanistes et transhumanistes qui visent à faire du cerveau une instance de contrôle du corps à distance au moyen d’une connexion électronique, d’un réseau informatique /14, et voudraient libérer l’homme de l’idée de finalité.

Souhaitons-nous vraiment poursuivre cette tendance d’artificialisation de l’homme qui le réduirait à une machine potentiel-lement immortelle? Epicure dans sa Lettre à Ménécée nous a sagement conseillé de nous habituer à la pensée que la mort n’est rien pour nous, puisqu’il n’y a de bien et de mal que dans la sensation et la mort est absence de sensation. Par conséquent, si l’on considère avec justesse que la mort n’est rien pour nous, l’on pourra jouir de sa vie mortelle. On cessera de l’augmenter d’un temps infini et l’on supprimera le regret de n’être pas éternel. /15

Cependant il semble que dans notre société, le désir de ne pas souffrir, de ne pas vieillir et de ne pas mourir est tellement fort que nous allons accepter toutes les

15. Epicure, Lettre à Ménécée, Hatier, Paris, 1999, p.9.

14. Avis N°122 du CCNE, « Recours aux techniques biomédicales en vue de « neuro-amélioration » chez la personne non malade: enjeux éthiques », p.26.

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150 DÉTOURS DU PROGRÈS

possibilités biotechnologiques, tous les sauts technologiques et donc toutes les transgressions éthiques et socialement morales pour vivre plus longtemps. Tâchons donc d’interroger la différence entre quantité de vie et qualité de vie humaine.

151

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153152 DÉTOURS DU PROGRÈS

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’hypermédia internet et les nouvelles technologies du numérique sont considérés comme le progrès fondamen-tal de notre temps. Ils modifient le support et la transmission du savoir, notre façon de communiquer et d’être au monde. Ils annoncent même un changement de civilisation remettant en cause toutes nos institutions. Néanmoins ces nouveaux outils que nous avons développés, ont des influences directes sur notre fonction-nement psychique. Nous savons qu’ils n’activent pas les mêmes régions du cerveau que la traditionnelle technolo-gie du livre. Ce changement transforme profondément le fonctionnement des trois composantes de la cognition humaine que sont la faculté de mémoire, d’imagi-nation et de raison. Elles se retrouvent objectivées, externalisées dans cet outil universel qu’est l’ordinateur.

Le processus d’automatisation de nos facultés peut alors être vécu comme une immense perte. Mais cette externalisa-tion du savoir n’a rien de nouveau, nous disent le philosophe français Michel Serres ou l’écrivain américain Nicholas Carr, puisque nous l’avons déjà vécue avec le passage de l’oral à l’écrit. Puis avec l’invention de l’imprimerie qui a déchargé notre mémoire et réorganisé nos facultés cognitives pour donner l’homme d’aujourd’hui.

L

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154 155DÉTOURS DU PROGRÈS

L’homme est un animal dont le corps perd. Nos fonctions sont tout le temps en train d’être externalisées. Nous les perdons mais c’est parce que nous inventons des objets qui sont l’externalisation de ces fonctions. /1

Nos technologies numériques nous permettent ainsi de faire place et de développer d’autres capacités d’intel-ligence. L’optimisme de Michel Serres revendique une acceptation de la perte pour laisser place à un gain qui serait incomparable. En théorie, son enthou-siasme de voir se profiler une nouvelle forme d’humanité qui saura s’adapter et même s’augmenter avec ce nouveau média est assez convaincant /2.

Et il a certainement raison lorsqu’il dit que la seule façon d’aborder les conséquences de tous ces changements, c’est de suspendre son jugement. Les idéalistes voient un progrès, les grognons, une catastrophe. Pour moi, ce n’est ni bien ni mal, ni un progrès ni une catastrophe, c’est la réalité et il faut faire avec. /3

Mais cette forme d’acceptation, de résignation ne doit pas empêcher de nous questionner face à la puissance du média numérique.

1. Conférence de Michel Serres, L’innovation et le numérique, Université Paris - Panthéon-Sorbonne, 29 janvier 2013, 48 min. Consultable sur http://www.canal-u.tv/video/universite_paris_1_pantheon_sorbonne/michel_serres_l_innovation_et_le_numerique.11491

2. Michel-Serres, Petite poucette, Le Pommier , Paris, 2012.

3. Pascal Nivelle, Petite Poucette, la génération mutante, Libération, 3 septembre 2011.

En effet, considérer que le remplacement de notre processus de pensée linéaire par une nouvelle forme de pensée plus efficace soit un progrès pour l’intelligence humaine reste encore discutable. Dans son livre Internet rend-il bête ?, Nicolas Carr raconte comment il a été happé et fasciné par le numérique pour finalement se sentir comme vidé /4. Il se reconnait une addiction et considère qu’il n’arrive plus à penser vraiment ou en tout cas plus de la même manière qu’avant. On voit alors la manière dont les outils et médias du numérique nous insèrent dans une temporalité de l’immédiateté. Le temps accordé à la pensée, à la réflexion, à la contemplation se retrouve diminué par notre état d’action permanente.

Le philosophe Bernard Stiegler répète que les technologies du numérique sont orientées de telle manière qu’elles tendent à faire perdre à l’usager son autono-mie, son savoir et sa capacité à penser par lui-même en ayant tendance à s’y abandonner, s’y soumettre et s’y adapter totalement. L’usager se retrouve plus face à une transmission d’informations que de savoirs. Dans ce cas c’est l’information qui le fait agir tel un automate. Il considère que c’est seulement si l’usager a le recul nécessaire et une certaine maîtrise de ces technologies qu’il peut augmenter sa

4. Nicholas CARR, Internet rend-il bête ?, Robert Laffont, Paris, 2011.

NOUVELLE ÈRE

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156 157DÉTOURS DU PROGRÈS

singularité, son autonomie, son individua-tion. Le modèle de la contribution que Bernard Stiegler défend et nourrit, serait selon lui un moyen d’y tendre.

La révolution numérique en cours va transformer le monde plus fortement que ne l’a fait la révolution industrielle dit-on. Mais demandons-nous si un monde où bientôt dix milliards d’humains seront entourés d’objets connectés et ne feront plus qu’un grâce à leur ordinateur personnel est concrètement possible et souhaitable ? Cela semble matériellement, économi-quement et écologiquement illusoire dans notre modèle de production et de consom-mation actuel.

Aujourd’hui, les technologies numériques suscitent beaucoup d’enthousiasme sur le plan économique et social. Mais elles ne font qu’aggraver les choses sur le plan écologique et environnemental. /5

On peut également s’interroger sur la préservation à long terme des données et des dispositifs numériques qui peut être plus problématique que celle des supports écrits. Le changement de support de nos connaissances n’a pas pris en compte la question de la pérennité des données. Si la mémoire numérique est considérée

5. Stéphane Vial, Court traité du design, PUF, Paris, 2010, p.109.

théoriquement comme immortelle, le fait qu’elle nécessite de l’énergie pour être consultée semble nous obliger à ne pas totalement abandonner la mémoire du support papier.

NOUVELLE ÈRE

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Markus Kayser fait fonctionner la machine de son projet Solar Sinter en plein désert, 2011.

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ikipédia nous informe en 2014 que « l’anglicisme Low-tech (Basse technique), par opposition à High-tech, est attribué à des techniques apparemment simples, économiques et populaires. Elles peuvent faire appel au recyclage de machines récemment tombées en désuétude. La revendication de l’usage des Low-tech témoigne de la volonté de s’opposer aux modes technologiques considé-rées comme mercantiles, avilissantes et déraisonnables écologiquement ».

Le mouvement low-tech, s’il en est un, est plus à considérer comme une réaction à la fascination technologique omnipré-sente de notre époque, aux procédés techniques de production toujours plus poussés et plus complexes. Ces derniers sont trop souvent utilisés et développés sans autre justification qu’un mouvement pour le mouvement, l’exaltation de la fuite en avant de ce qu’il est convenu d’appe-ler la modernisation, l’impératif catégo-rique de bouger avec ce qui bouge. /1

Pierre-André Taguieff ne cible pas unique-ment les technologies mais bien une posture générale issue de l’héritage de la conception classique du progrès. Il montre ici que la critique du progrès ne se résume pas à une dénonciation de certains méfaits de la technique. Il vise

1. Pierre-André Taguieff, op. cit., p.317.

W

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également la disparition d’un but assigné au progrès, qui n’aurait alors plus pour horizon que son propre déploiement. C’est ce qu’il baptise comme « bougisme » ou « mouvementisme », également dénoncé par Jacques Ellul dans son ouvrage, Le système technicien.

Dans cette course aveugle érigée en norme on peut voir le degré zéro de l’idéologie de progrès, ou encore l’absence de tout projet. /2

Pourtant des solutions techniques parfois plus simples, moins coûteuses en énergie ou matière existent et pourraient parfois remplir tout aussi bien les mêmes intentions, ou en tout cas proposer des alternatives à des modèles trop bien ancrés. Le site internet sous forme de blog Lowtechmagazine.com, ayant pour sous-titre « Doubts on progress and technology », refuse de croire que chaque problème a une solution high-tech comme l’affirment nos sociétés. Il parle du potentiel des technologies et des connais-sances d’un passé souvent oubliés.

L’avenir de la technique n’est évidem-ment pas dans le tout low-tech ou le tout high-tech mais bien dans l’intelligence de combinaison des deux possibles. Le projet manifeste et exploratoire Solar Sinter

2. Ibid, p.318.

en est une illustration. Markus Kayser a conçu ce dispositif qui consiste à produire des objets en 3D au milieu du désert du Sahara à partir des seules ressources présentes sur place, à savoir du sable et du soleil. Des panneaux photovoltaïques pour alimenter le mécanisme, une lentille de Fresnel qui concentre la lumière et transforme le sable en verre ainsi qu’un logiciel d’impression 3D suffisent à la création de ces objets dans ce milieu totalement improbable /3.

Grâce à ce processus combinant énergie, matière naturelle et technologie de production de pointe, cette « aggloméra-tion solaire » vise à questionner la manière dont notre société industrielle use de son savoir technique et sur les potentialités de production de la planète en matière de ressource énergétique, en l’occurrence le soleil.

3. Photographies du projet Solar SInter consultable sur le site de MArkus Kayser, www.markuskayser.com/work/solarsinter/

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164 165DÉTOURS DU PROGRÈS

Le MV-10, Véhicule robotisé de déminage conçut par l’entreprise Croate Dok-ing.

Massoud Hassani, Mine Kafon, 2011.

Mettons en regard deux solutions au problème de déminage des mines antipersonnelles. Considérons d’un côté une production de l’entreprise croate « Dok-ing » spécialisée dans l’élaboration d’engins démineurs. C’est une solution militaire, très technologico-mécanique et sans aucun doute très efficace. Elle s’appa-rente à une sorte de char avaleur de mines, commandée à distance avec l’aide d’une manette à joystick. De l’autre, nous avons le projet du designer Massoud Hassani, d’origine afghane. Intitulé Mine Kafon, cette structure sphérique est assemblée manuellement à l’aide de bambous et de plastiques biodégradables. Alors que l’engin culbute grâce à l’énergie éolienne à travers les champs de mines, la pression de ses pieds en plastique situés à l’extré-mité des bâtons de bambou déclenche les explosifs. Il peut résister à trois, quatre explosions avant d’être détruit. C’est une solution que l’on peut qualifier de plus artistique et manifeste, avec une intelligence de simplicité et d’économie de moyens qui contraste fortement avec l’inquiétante tondeuse blindée.

On imagine mal que les trajectoires aléatoires, soumises aux caprices des vents puissent réellement s’accorder avec la logique d’une mission de déminage militaire. D’ailleurs l’armée néerlandaise

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s’est finalement retirée du projet après une courte période d’essais dans le désert du Maroc en 2012, affirmant que la précision du Mine Kafon ne répondait pas encore à ses normes d’exigence. /4

Cependant le projet possède une dimension poétique et communicative qui permet de rendre visible un problème connu mais toujours aussi dramatique-ment actuel.

Ces deux solutions se présentent chacune à leur manière comme un progrès face au problème du déminage. Le design n’est pas directement à l’origine des progrès des techniques de la révolution industrielle mais a cependant permis de les humaniser et de mieux les intégrer dans notre environnement. Il ne l’est pas plus aujourd’hui et à l’ère du numérique, il lui est encore demandé de remplir ce même genre de rôle. Cependant, cet exemple de déminage montre les capaci-tés de proposition du design lorsqu’il s’extrait de la pure logique technicienne habituelle. Il propose alors d’autres formes techniques mettant en œuvre des solutions moins machiniques et matérielle-ment plus simples.

4. Jake Cigainero, Mine Kafon, un démineur au design utile, Le Monde, 21 juin 2013.

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169168 DÉTOURS DU PROGRÈS

« La sérendipité est inhérente à la condition humaine. Elle est considérée comme la capacité de découvrir, d’inventer, de créer ou d’imaginer quelque chose de nouveau sans l’avoir cherché, à l’occasion d’une observation surprenante qui a été expliquée correctement. »

Pek Van Andel, De la sérendipité dans la science, la technique, l’art et le droit : Leçons de l’inattendu, L’Act Mem, Chambéry, 2008, p.11.

SÉRENDIPITÉ

es découvertes et autres inventions matérielles mises au point de manière inattendue, voir accidentelle comme le définit le terme de sérendipité, peuvent être à l’origine de divers progrès en sciences et techniques.

Le célèbre exemple du Velcro illustre bien le constat d’une sérendipité authentique. L’ingénieur suisse Georges de Mestral ne cherchait pas à inventer quelque chose, il cherchait seulement à comprendre comment les fruits de la bardane s’accro-chaient si bien à ses chaussettes et aux poils de son chien. En décidant un jour de les examiner au micros-cope pour en comprendre la raison, les minuscules crochets qu’il pût observer lui donnèrent l’idée de la fermeture Velcro (Velours + crochet).

La sérendipité n’est pas une méthode établie permettant de faire surgir de nouvelles choses (même si des tactiques de travail tentent de l’institutionnaliser en croisant différentes disciplines) /1.Il s’agit plutôt d’une observation sur la manière dont l’humain peut faire apparaître ces nouveautés dans le monde tangible et dans la compré-hension qu’il en a. Autrement dit, dans la manière d’ordonner le réel (à travers les techniques) et de l’appréhen-

1. Le concept de paradigme est le fruit d’une « sérendipité institutionnalisée ». Ibid, p.78.

L

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der (à travers les savoirs et les sciences).Ce phénomène est d’une certaine manière anti-déterministe dans le sens où il rappelle les possibles réalités et changements de paradigmes qui peuvent en découler. C’est un moteur d’initiative qui engage une posture optimiste et laisse présager des solutions aux problèmes d’aujourd’hui ou des découvertes potentielles permet-tant de changer la face du monde de manière inattendue.

Par enthousiasme, il faut entendre la confiance passionnée en l’avenir et son imprévisibilité créatrice, ainsi qu’en la possibilité d’exercer sur lui une influence vertueuse. /2

Même si cette « imprévisibilité créatrice » qu’est la sérendipité, invite à fantasmer sur les possibles, il ne s’agit pas de s’en remettre tout entier aux hasards que nous réserve le futur. Certains esprits, toujours englués dans une idée de progrès d’accu-mulation et de croissance infinie, misent tout sur les futures avancées technolo-giques pour faire face à la crise environ-nementale ou énergétique par exemple. Cette posture optimisme peut certes engendrer un enthousiasme qui porte une valeur d’innovation et d’enchante-ment mais tend à virer vers une forme de sur-optimiste lorsqu’elle considère que le

2. Stéphane Vial, L’être et l’écran, PUF, Paris, 2013, p.56.

seul risque qu’elle fait courir est celui de voir réussir ce vers quoi elle nous porte. Tout en clamant qu’à l’heure de la révolu-tion numérique, le progrès technique est à nouveau porteur d’espoir et d’utopie. /3

Comme nous l’avons dit, la sérendipité n’est pas une méthode mais plutôt l’émer-gence de faits que l’on ne questionnait pas. Il n’empêche que certaines activi-tés peuvent sans doute la provoquer en propageant des hypothèses et des théorèmes destinés à stimuler la créati-vité sociale et à produire des énergies porteuses de changement. /4

C’est ce que nous dit Andrea Branzi lorsqu’il évoque le terrain immatériel du design constitué par la circulation médiatique des idées expérimentales, là où les objets n’existent plus mais peuvent néanmoins être regardés et vus, entre autres grâce aux médias de masse. Cela en parallèle du design se situant sur le terrain physique et réel du marché. /5

Cette pratique du design permet d’imagi-ner et de formaliser des hypothèses à partir de divers visuels et scénarios. Ces propositions n’ont pas de réalité concrète mais permettent d’alimenter l’imaginaire, possiblement des associations d’idées ou

3. Ibid, p.57.

5. Ibid.

4. Jeanne Quéheillard, Laurence Salmon, In Progress : Le design face au progrès, Monografik, Blou, 2010, p.35.

SÉRENDIPITÉ

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172 DÉTOURS DU PROGRÈS

de constats improbables, des transferts d’usage et donc de la sérendipité. Elle propose un pas de côté par rapport à la dynamique d’un progrès tout droit tournée vers une recherche d’amélio-ration. Alors que la sérendipité n’a que faire du mieux comme finalité. Elle peut ainsi faire émerger des nouveautés à première vue de moindre efficacité mais qui pourtant trouvent leur utilité. Comme par exemple la découverte accidentelle dans les années soixante-dix par la firme américaine 3M d’une colle qui ne colle pas donnant naissance au Post-it.

La plupart des découvertes ne sont pas dues au hasard mais cette posture libère d’un pragmatisme général de nos activi-tés, des automatismes de pensée et permet donc aux choses d’être (ré)interro-gées différemment.

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RELIGION PROGRÈS

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AMBIVALENCE

DÉJEUNER SUR L’HERBE PLIANT

PERFORMANCE À LA PERFECTION

L’UTILE INUTILITÉ DE L’INUTILE UTILITÉ

NÉOVATION

INVENTE LÉPINE

MODERNE TATI

ASSISTANAT TECHNOLOGIQUE

LA MEILLEURE DYSTOPIE

POST - TRANS - SUR - HUMAINS

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BASSE TECHNOLOGIE

SÉRENDIPITÉ

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Archigram, Ron Herron, Walking City, 1965, http://archigram.westminster.ac.uk/

NOUVELLES VILLES

ous couvert de progrès visant à améliorer les concentrations urbaines pour les rendre plus viables et plus efficaces, des urbanistes, architectes, designers, ingénieurs, prospecteurs, illustrateurs, tous un peu auteurs de science-fiction à leur manière, ont sans cesse imaginé les villes et architectures de demain. Ces espaces urbains sont pensés comme des sortes d’objet total, où tout est plus ou moins anticipé, segmenté, calculé, rationalisé comme pour la conception d’une machinerie complexe.

Le Corbusier était fasciné par le monde machiniste et l’industrie, avec son modèle d’organisation, sa logique et ses objets parfaitement fonctionnels. Il va appliquer les principes de la machine à l’architec-ture. Ainsi, la maison sera « une machine à habiter » au même titre que « la chaise, une machine à s’asseoir et le lavabo, une machine à laver ». La crise du logement de l’entre-deux-guerres appelle des solutions modernes, rapides efficaces, voire révolu-tionnaires mais d’abord fonctionnalistes.

Dans les années vingt, Le Corbusier définit alors sa conception de l’art et de l’archi-tecture à travers le purisme : Seules les formes pures et simples sont source des sensations premières. L’organisation et la rigueur participeraient donc au bonheur

S

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de l’individu : Là où naît l’ordre, naît le bien-être, dira-t-il. /1

De ces principes découlera le plan prospectif pour une ville contemporaine de trois millions d’habitants, dont le but est d’arriver en construisant un édifice théorique rigoureux, à formuler des principes fondamentaux d’urbanisme moderne. Il servira de base au PlanVoisin, projet radical et non réalisé, se présen-tant comme une solution pour le centre de Paris où dix-huit gratte-ciel pouvant abriter entre cinq cent mille à sept cent mille personnes auraient remplacé le vieux Paris et les immeubles haussman-niens. /2

En 1945, Le Corbusier concrétisera ses idées de l’habitat social souhaitant alléger la vie des hommes avec la Cité Radieuse de Marseille, une unité d’habi-tation de dix-sept étages, sur trente-six pilotis en double rangée, comportant trois cent trente logements verticaux. /3

En 1939, lors de l’exposition univer-selle de New York, il est possible de contempler et de visiter le Futurama (Panorama du futur) présent au sein de la compagnie automobile General Motors. Le designer Norman Bel Geddes imagine ici les scénarios du spectacle urbain de

2. Maquette du projet de Le Corbusier, Le Plan Voisin, 1922-1925.

3. Illustration de la Cité radieuse de Marseilles, Unité d’habitation dessiné par Le Corbusier, 1947-1952.

1. Propos tiré du site internet de la fondation Le Corbusier, http://projetfondationcorbu.free.fr/

demain avec une conception technophi-lique du monde. Chaque heure, deux mille visiteurs confortablement assis dans l’atmosphère conditionnée du décor sont placés perpendiculairement au paysage et admirent trente-cinq mille mètres carrées de futur, tandis qu’un commen-taire enregistré leur explique individuelle-ment ces merveilles « susceptibles de voir le jour dans un avenir pas si lointain que cela » dixit la communication de General Motors. […] Une esthétique entièrement tendue en direction d’un citoyen associé au bonheur, à la démocratie et au progrès. /4

Aujourd’hui, les priorités des utopies urbaines sont d’un autre ordre et reflètent autrement l’état d’esprit et certaines préoccupations de notre époque. Ce n’est pas, comme pour Le Corbusier, dans la recherche d’harmonie d’une organisa-tion sociale à la fois rationnelle, humaine et poétique, stimulée par une crise du logement, qu’est pensé ce genre de projet visionnaire, mais plutôt par anticipation de la crise environnementale et énergé-tique. Désormais, les villes promises sont des sortes d’utopies urbaines hyper technologiques, connectées, permettant entre autre une autonomie en énergie.

NOUVELLES VILLES

4. Alexandra Midal, op. cit., p.74.

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C’est en effet dans un contexte historique et culturel bien éloigné de Le Corbusier mais avec une idéologie et une intention faisant curieusement écho au Futurama de Bel Geddes que le projet d’une ville dite durable est en train d’être réalisé. En construction depuis 2008 et ne devant être achevée qu’en 2020, Masdar City est une ville future expérimentale implan-tée dans le désert d’Abou Dabi, aux Émirats arabes unis. Elle devrait accueillir quarante mille habitants sur à peine plus de cinq kilomètres carrés. /5

Masdar, c’est une architecture tradition-nelle mêlant le pisé aux panneaux photovoltaïques, les toits végétalisés et des modes de transport expérimentaux où toute l’organisation de la cité vire à l’obsession énergétique. Toute l’intelli-gence architecturale et technique incarnée ici semble mettre au second plan le tissu social de la ville et se présente finalement plus comme une sorte de showroom à ciel ouvert ayant pour ambition de vendre à l’étranger les technologies développées et approuvées sur place. /6

Il serait curieux de savoir si les initiateurs et concepteurs du projet Masdar seraient partants pour remettre un badge souvenir aux « masdarien » de passage à l’égal de celui remis à chaque visiteur du Futurama et sur lequel figure la phrase suivante :

8. La condition de l’homme moderne citée par Dany-Robert Dufour, Le divin marché, Denoël, 2007, p 223.

5. Vue aérienne de Masdar City.

6. Vue de la place centrale de Masdar City.

7. Photo du badge souvenir de Futurama.

« J’ai vu le Futur ». /7

Au-delà des intentions politiques et économiques, ce projet vitrine de ville « écologique » misant tout sur les solutions apportées par les nouvelles technolo-gies (financées par la manne pétrolière) incarne bien le mouvement d’un monde confondant chaque jour un peu plus la technique et le vivant tout en relevant cette foi infaillible dans le progrès techno-logique comme solution systématique.

Plus les pouvoirs humains augmentent grâce au progrès technologique, moins nous sommes équipés pour contrôler les conséquences de nos actions (...) Il semble donc qu’il faille de plus en plus de technique pour contrôler, fût-ce de moins en moins bien, ce « novmonde » créé par la technique. /8

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DU PROGRÈS EN ART ? EN DESIGN ?

n sait que la frontière entre art et design, souvent questionnée, reste parfois floue. Comparer les deux disciplines à travers la notion de progrès est peut-être un moyen d’en dégager quelques distinctions.

On ne peut pas dire qu’il existe quelque chose comme un progrès mélioratif dans les arts plastiques puisque chaque artiste crée un monde formel unique et singulier dont la vocation n’est ni d’améliorer ni de perfectionner ce qui le précède, et qui du reste est à chaque fois incomparable. /1

On dira plutôt que l’art est un des lieux du progrès subtil, du progrès qui va de soi vers le monde. /2

Dans son acceptation contemporaine et plus individualiste, l’artiste travaille d’abord pour lui-même, il est indépendant et n’exerce pas pour une cause culturel-lement établie qui le surpasse. Pourtant, la Renaissance a considéré l’histoire de l’art comme un progrès dans la représen-tation de la nature. C’est-à-dire dans la représentation anatomique et dans le rendu psychologique des personnages représentés et dans le perfectionnement du rendu de l’espace avec la fameuse invention de la perspective. /3

1. Jeanne Quéheillard, Laurence Salmon, In Progress : Le design face au progrès, Monografik, Blou, 2010, p.45.

2. Pascal Chabot, op. cit., p.93.

3. Audrey Rieber, Y a-t-il du progrès dans l’art ?, Conférence à l’Université Paris Diderot, 10 avril 2013, 15 min.

O

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Mais aujourd’hui plus personne ne peint comme à la Renaissance et cette concep-tion de l’histoire de l’art comme un flot d’événements allant dans un certain sens et vers un idéal, a largement été remise en cause (avec le relativisme culturel notamment).

Quand vous soutenez que le progrès de l’art c’est un progrès dans la représen-tation de la nature, vous excluez de fait tous les arts non occidentaux qui ne se soumettent pas à cette convention. /4

L’acceptation moderne considérant que l’on ne peut pas parler de progrès dans l’art, mais plutôt d’une évolution, montre en un sens l’échec de l’idéolo-gie du progrès. C’est avec un modèle de représentation du temps semblable à un flot continu d’événements dirigés dans un certain sens comme une flèche, que la fiction d’une histoire de l’art comme progrès a été construite.De manière purement pratique et technique on pourrait dire que l’art progresse quand on le considère comme une succession d’évènements qui s’enchaînent et dont on peut penser les rapports en termes d’influence et de réaction. /5

Mais l’art ne se résume pas à un principe d’accumulation ou de réalisation d’un

4. Ibid.

5. Ibid.

idéal, et une invention technique n’a jamais été la cause d’un style.

Dans l’ordre poétique et artistique, tout révélateur a rarement un précurseur. Toute floraison est spontanée, indivi-duelle. Signorelli était-il vraiment le générateur de Michel-Ange ? Est-ce que Pérugin contenait Raphaël ? L’artiste ne relève que de lui-même. Il ne promet aux siècles à venir que ses propres œuvres. Il ne cautionne que lui-même. Il meurt sans enfants. Il a été son roi, son prêtre et son Dieu. /6

Si on parle de progrès en art, c’est au niveau individuel. L’artiste fait des progrès à travers une activité qui par définition ne peut pas être étudiée et comprise comme telle. Dans la vie d’un plasticien, il y a tension, recherche, essai, perfectionne-ment d’une technique en vue de concré-tiser une vision. /7

En ce sens, on peut comparer le parcours d’un designer (industriel) à celui d’un plasticien puisqu’à travers l’évolution de son travail, il performe sa méthode et, dans l’idéal, affine sa pensée en vue de « concrétiser une vision » de l’industrie et donc éventuellement de la société et du monde.

7. Jeanne Quéheillard, Laurence Salmon, In Progress : Le design face au progrès, Monografik, Blou, 2010, p.45.

6. Charles Baudelaire, Curiosité esthétique, Michel Levy freres, Paris, 1868, p.228, Consulté sur www.wikisource.org.

DU PROGRÈS EN ART ? EN DESIGN ?

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186 187DÉTOURS DU PROGRÈS

Si il est possible de constater les possibles progrès au niveau individuel, peut-on dire en revanche que la discipline du design en elle-même fait des progrès? Y a-t-il eu de l’amélioration dans la manière qu’ont les designers de mener un projet et dans les résultats des applications dans le réel ? Autrement dit, les designers d’aujourd’hui sont-ils en un sens meilleurs qu’hier ?

Si l’on estime que le design a fait des progrès, c’est surtout à travers une considé-ration matérielle grâce aux progrès vertigi-neux de la technique qui ont (et continuent plus que jamais à) influencé l’évolution de la manière de le penser et de le pratiquer. L’amélioration ou l’invention de nouveaux procédés de fabrication et de matériaux ont ouvert des possibilités nouvelles de réalisation et d’usage. Avec la CAO (Conception Assistée par Ordinateur) et les imprimantes 3D, la représentation, la communication et la mise en forme s’en sont trouvées grandement facilitées. Les champs d’investigations du design se sont élargis avec l’évolution du monde industriel. De nouvelles méthodologies du projet sont apparues, comme celle discutable du design thinking… Il a plus d’outils, de méthodes et de territoire à sa disposition mais à quoi aspire-t-il? Quel est son moteur ?

Regardons très rapidement avec des exemples clefs comment ont évolué les différentes intentions du design. Au XIXe siècle, William Morris a l’ambition de faire progresser la société moderne et de la sauver du fléau de l’industrie grâce à un renouveau des arts décoratifs. L’origine de la naissance du design vient de cette rencontre des arts décoratifs et de l’industrie.

Le design a désormais un projet : celui de créer un monde meilleur. Et cette ambition utopique […] marquera toute son histoire. /8

C’est ensuite au début du XXe siècle, en Allemagne avec le Bauhaus emmené par Walter Gropius et aux États-Unis avec « l’industrial design » promu par Raymond Loewy, que la discipline se cristallisa vraiment. C’est-à-dire à partir du moment où les artistes, architectes, artisans, cessant de rejeter l’industrie, décident d’assumer la production industrielle et de travailler, non plus contre elle et à cause d’elle, mais avec elle et grâce à elle. /9

Cette position intégrant le design aux logiques industrielles du capitalisme et à la société de consommation, a ensuite largement été questionnée et débattue. Par exemple Victor Papenek, lorsqu’il

9. Ibid, p.27.

8. Stéphane Vial, Court traité du design, PUF, Paris, 2010, p.23.

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publie en 1971, Design pour un monde réel, ne conçoit pas le design en dehors d’une démarche éthique. Le designer doit désormais avoir un sens aigu des responsabilités morales et sociales, et une connaissance plus approfondie de l’homme car le design doit devenir un outil novateur, hautement créateur et pluridis-ciplinaire, adapté aux vrais besoins des hommes. /10

Aujourd’hui, Stéphane Vial propose d’ériger en loi morale du designer l’impératif suivant, formulé à la lanière kantienne : Agis de telle sorte que tu traites le marché aussi bien dans ta personna-lité de designer que dans les projets de design que tu offres aux usagers, toujours simplement comme un moyen, et jamais en même temps comme une fin. /11

Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. /12

Si ces principes étaient non plus simple-ment admis par la majorité mais pouvaient être mieux respectés, on pourrait dès lors considérer que le design fait un progrès. Ils sont évidemment utopiques dans le monde tel qu’il fonctionne et tout acte

12. Hans Jonas, Le Principe de responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique (1979), Paris, Le Cerf, 1991, p.31 ; cité dans Stéphane Vial, Court traité du design, PUF, Paris, 2010, p.110-111.

11. Stéphane Vial, Court traité du design, puf, Paris, 2010, p.50.

10. Victor Papanek, Design pour un monde réel (1971), Paris, Mercure de France, 1974, préface.

ne peut être moralement pur face aux complexités et contradictions de la réalité.

S’il s’avère donc difficile de dire que les intentions morales du design ont fait des progrès, puisque malgré toutes les bonnes intentions du monde, elles ne semblent que difficilement réalisables, qu’en est-il donc des designers eux-mêmes ?

De la même manière qu’on le dira pour des artistes, on pourra difficilement admettre que les designers d’aujourd’hui conceptualisent mieux qu’hier, sont plus créatifs ou plus visionnaires. Ces considé-rations concernent les individus en tant que tels, à travers leur culture personnelle et leur manière d’appréhender le monde. Il s’agit dans tous les cas pour le designer d’avoir une large vision du réel, de savoir s’en extraire et de l’analyser pour mieux le manipuler. Au-delà de la méthode, des outils et du contexte, c’est une manière de percevoir le monde.

Pour définir l’état d’esprit qui anime au quotidien le designer faisant projet, je suis tenté de remplacer le néologisme créaliste /13 dans ce paragraphe (voir page suivante).

13. Terme rassemblant le projet littéraire et philosophique de Luis de Miranda dans son livre L’art d’être libres au temps des automates, Max Milo, Paris, 2010.

DU PROGRÈS EN ART ? EN DESIGN ?

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Vous êtes déjà [designer], également lorsque vous décidez qu’il est important de s’interroger sur les évolutions de notre société plutôt que de seulement s’occu-per de ses tâches quotidiennes ou d’être le spectateur-consommateur du monde comme il va, le perroquet faussement émotif des clichés et des conventions. En sommes, vous êtes [designer] chaque fois que vous existez, que vous sortez de votre routine déterminée et de vos croyances héritées pour donner un ordre person-nel à la soupe d’électrons en folie qui composent l’univers, ou pour redéfinir un ordre préétabli par d’autres. /14 14. Luis de Miranda,

L’art d’être libres au temps des automates, Max Milo, Paris, 2010, p.37.

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POSTFACE

orsqu’il n’est pas englué dans une unique logique économique de rentabi-lité, le design est dans une dynamique de futur puisqu’il se donne (ou se voit donner) pour mission de penser des scénarios de vie et de nouveaux objets qui n’existent pas encore. C’est par la culture de projet que peut être révélé ce non existant et les ouvertures possibles engendrées. C’est toujours avec un fond de prospective, de décalage et en s’affirmant plus inventif qu’innovant, que le design peut se placer dans une dynamique de progrès positive.

Ainsi il peut « augmenter l’épaisseur du réel » /1, enrichir l’être en proposant de nouveaux rapport aux choses, aux autres, au(x) monde(s) et aider, à son échelle, la société à réfléchir sur la manière dont nous voulons vivre.

Les progrès techniques et scientifiques, ceux dans lesquels nos sociétés contem-poraines s’investissent corps et âme, permettent de vivre plus longtemps mais ne disent pas comment vivre. Ils libèrent mais ne disent pas que faire de cette liberté. Ils rendent la vie plus confortable mais ne nous rendent pas nécessairement heureux.

La technique, que l’on résume trop simple-ment aujourd‘hui aux nouvelles techno-

1. « Le designer est un inventeur de scénarios et stratégies. Ainsi, le projet doit s’exercer sur les territoires de l’imaginaire, créer de nouveaux récits, de nouvelles fictions, qui viendront augmenter l’épaisseur du réel » Andrea Branzi, La casa calda, Paris, Éditions de l’Équerre, 1985.

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logies, façonne notre société mais il ne faut pas confondre ce que ces types de progrès nous permettent et la manière dont les hommes les utilisent. Ne laissons pas aux moyens de dire quelles sont nos fins.

Si c’est autour de cette thématique du progrès que j’ai voulu nourrir mon mémoire, c’est qu’il me semblait que cette question était finalement présente dans un large spectre de domaines (plus ou moins directement liés au design) et que de l’étudier me permettrait d’améliorer ma vision d’ensemble.

Tout au long de mon travail j’ai pu constater à quel point la question était fréquemment soulevée et tâchait d’être repensée depuis maintenant plusieurs décennies à travers différents ouvrages. Et ce, encore plus à notre époque de plus en plus instable et ne nous promet-tant pas un avenir des plus radieux (crise environnementale, économique, civilisa-tionnelle…). Décadence inévitable? Ou « simple » transition entre un monde qui s’appréhende et fonctionne différemment que celui qui se profile ?

Fin de la rédaction de ce mémoire, été 2014, la radio France Culture propose une semaine de table-rondes autour

2. http://www.franceculture.fr/emission-les-rencontres-de-petrarque-de-beaux-lendemains-ensemble-repensons-le-progres-lecon-inaugur

du thème : « De beaux lendemain ? Ensemble, repensons le progrès » /2.Pendant que certains, à l’image des mouvements « slow » ou décroissant rejettent parfois trop naïvement l’idée classique du progrès, d’autres continuent de vanter ses mérites et pensent l’avenir avec la même logique qu’au siècle dernier. Citons la récente campagne de communication d’EDF dénommée « EDF Pulse » qui souhaite « donner l’impulsion au progrès » en valorisant les initiatives de la compagnie et en soutenant des projets dits innovants. Sur leur plateforme internet, un article intitulé « Jacques Tati, le véritable inventeur de la domotique » en dit long /3.

La question du progrès ne peut pas être envisagée comme le développement d’une seule idée sans quoi l’on se dirige vers une forme d’impasse. Or la façon dont elle a été construite nous a enfermé dans une vision très idéologique. Le fait que cette idée générale soit sévèrement remise en question est en soit un progrès. Cela permet d’ouvrir l’avenir vers plus de possibles, plus de diversité et de solutions alternatives. Le contrepied c’est d’avoir parfois l’impression que nous sommes un peu perdus dans le champ de ces possibles.

POSTFACE

3. http://pulse.edf.com/fr/jacques-tati-le-veritable-inventeur-de-la-domotique

Page 99: DU PROGRÈS - ensci.com · Hakim Bey, TAZ (Zone Autonome Temporaire), Paris, L’Éclat, 1997. 2. Ibid. 3. Même si Ambrose Bierce dans son Dictionnaire du Diable (1911), définit

196 197DÉTOURS DU PROGRÈS

Finalement, ce que nous vivons ce sont des modifications, des changements, des métamorphoses, des transforma-tions, des avancées, des reculs. Nous les provoquons et parfois nous les subissons. Le fait qu’il s’agisse ou non d’un progrès souhaitable se joue en fonction des choix politiques, c’est un jugement qualita-tif (éthique, moral) sur lequel il faut s’entendre.

Mon travail de déconstruction de l’idée de progrès, étude très subjec-tive et non-académique, m’a permis de prendre justement du recul et de mieux comprendre comment notre société fonctionne et la manière dont elle s’est construite à partir d’idéaux. Des idéaux eux-mêmes fabriqués et non pas absolus comme la compréhension commune continue encore à le croire et à l’affirmer.

Cependant, à prendre trop de recul sur le fonctionnement du monde, on prend aussi le risque de tomber dans l’impasse de son absurdité. Dans un texte intitulé L’Absurde, le philosophe Thomas Nagel écrivait ceci :

Tout comme on peut prendre du recul par rapport à ses projets de vie individuels et mettre en doute leur pertinence, nous pouvons prendre du recul par rapport

au progrès de l’histoire humaine, ou de la science, ou de la société, ou de la religion, et mettre tout cela en question de la même manière. /4

Quand frappe ce genre de doute, tout parait dénué de sens. Nagel concluait calmement que nous ne devrions pas trop nous en inquiéter car si, au regard de l’éternité, rien n’a d’importance, alors cela non plus n’a pas d’importance, et nous pouvons aborder notre vie absurde avec ironie plutôt qu’avec héroïsme ou désespoir.

POSTFACE

4. Thomas Nagel, The Absurd, source : The Journal of Philosophy, Vol. 68, No. 20, Sixty-Eighth Annual Meeting of theAmerican Philosophical Association Eastern Division (Oct. 21, 1971), p. 716-727. Publié par : Journal of Philosophy, http://www.jstor.org/stable/2024942.

Page 100: DU PROGRÈS - ensci.com · Hakim Bey, TAZ (Zone Autonome Temporaire), Paris, L’Éclat, 1997. 2. Ibid. 3. Même si Ambrose Bierce dans son Dictionnaire du Diable (1911), définit

198 199DÉTOURS DU PROGRÈS

LIVRES

• BAUDRILLARD Jean, Le Système des objets, [1968], Gallimard, Paris, 1978

• BAUDRILLARD Jean, La société de consommation, [1970], Gallimard, Paris, 1996

• BENJAMIN Walter, Sur le concept d’histoire, IXème thèse, [1940], Payot et rivages,

Paris, 2013

• BEY Hakim, TAZ (Zone Autonome Temporaire), L’Éclat, Paris, 1997

• BIERCE Ambrose, Le dictionnaire du Diable, [1911], J’ai lu, Paris, 2006

• BRANZI Andrea, La casa calda, Éditions de l’Équerre, Paris,1985

• BUCKMINSTER FULLER Richard, Manuel d’instruction pour le vaisseau spatial Terre,

[1969], Lars Müller Publishers, Baden, 2009

• CARELMAN Jacques, Catalogue d’Objets Introuvables, Balland, Poitier, 1980

• CARR Nicolas, Internet rend-il bête? Réapprendre à lire et à penser dans un monde

fragmenté, trad. Marie-France Desjeux, Robert Laffont, Paris, 2010

• CHABOT Pascal, Après le progrès, PUF, Paris, 2008

• COMTE-SPONVILLE André, Le mythe d’icare / Traité du désespoir et de la béatitude,

PUF, Paris, 1984

• DAGERMAN Stig, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Actes Sud,

Mémoires-Journ, trad. Philippe Bouquet, Paris, 1993

• DE BERGERAC Cyrano, Voyage dans la Lune : (L’autre Monde ou Les Etats et Empires de

la Lune), [1665], Flammarion, Paris, 1970

• DE MIRANDA Luis, L’art d’être libres au temps des automates, Max Milo, Paris, 2010

• DESPROGES Pierre, Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis, Seuil, 1985

• EPICURE, Lettre à Ménécée, Hatier, Paris, 1999

• ELLUL Jacques, Le système technicien, [1977], Le Cherche Midi, Paris, 2004

• FRANCASTEL Pierre, Peinture et société : naissance et destruction d’un espace plastique

de la Renaissance au cubisme, [1951], Denoël/Gonthier, Paris, 1977

• GOFFI Jean-Yves, La philosophie de la technique, PUF, Paris, 1996

• GORZ André, Ecologica, Galilée, Paris, 2008

• GUIDOT Raymond, Histoire du design de 1940-1990, Hazan, Paris, 1994

• HERRIGEL Eugen, Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, Dervy, Paris, 1998

• HUYGUE Pierre-Damien, Faire-Place, Mix, Paris, 2009

• HUXLEY Aldous, Le Meilleur des mondes, [1932], Pocket, (trad. Jules Castier),1977

• JEAN Georges, Voyage en utopie, Gallimard, Paris, 1994

• K.DICK, Philip, Ubik, [1969], Poche , trad. Alain Domérieux, Paris, 1999

• K.DICK, Si ce monde vous déplaît ...et autres écrits, Editions de l’Eclat, Paris, 1998

BIBLIOGRAPHIE

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200 201DÉTOURS DU PROGRÈS

• LEVI-STRAUSS Claude, Tristes Tropiques, [1965], Pocket, Paris, 2001

• LISTA Giovanni, Le Futurisme, Hazan, Paris,1985

• MIDAL Alexandra, Design, Introduction à l’histoire d’une discipline, Pocket, Paris, 2009

• MORIN Edgar, Pour une politique de civilisation, Arléa, Paris, 2008

• MORRISON Jasper, A world without words, Lars Müller Publishers, Baden,1998

• MUNARI Bruno, L’art du design, [1966],, Pyramid, (trad. Jules Castier), 2012

• ORDINE Nuccio, L’utilité de l’inutile. Manifeste, Les Belles Lettres, Paris, 2013

• ORWELL George, 1984, [1949], Gallimard, Paris, 1972

• PAPANEK Victor, Design pour un monde réel, [1971], Mercure de France, Paris, 1974

• PROUST Marcel, A la recherche du temps perdu, tome 1 : Du Côté de chez Swann,

[1913], Le Livre de Poche, Paris,1992

• QUEHEILLARD Jeanne et SALMON Laurence, In Progress : Le design face au progrès,

Monografik, Blou, 2010

• SERRES Michel, Petite poucette, Le Pommier, Paris, 2012

• TAGUIEFF Pierre-André, Le sens du progrès : Une approche historique et philosophique,

Flammarion, Paris, 2004

• TESSON Sylvain, Petit traité sur l’immensité du monde, Editions des Equateurs, Paris,

2005

• VAN ANDEL Pek, De la sérendipité dans la science, la technique, l’art et le droit : Leçons

de l’inattendu, L’Act Mem, Chambéry, 2008

• VIAL Stéphane, Court traité du design, PUF, Paris, 2010

• VIAL Stéphane, L’être et l’écran, PUF, Paris, 2013

• WRIGHT Ronald, La Fin du progrès ?, Broché, trad. Brasseur Marie-Cécile, Paris, 2006

PRESSE

• Le Monde Hors-série, Futur, les avancées technologiques 2025, 2050, 2100, Février-

Avril 2013

• CABUT Sandrine, Le premier patient doté d’un cœur artificiel autonome est mort, Le

Monde, 16 mars 2014

• CIGAINERO Jake, Mine Kafon, un démineur au design utile, Le Monde, 21 juin 2013

• LAURENT Alexandre, Encadrons les neuro-révolutionnaires, Cahier du «Monde», 7 mai

2014

• PIQUARD Alexandre, Google, une certaine idéologie du progrès, Le Monde, 26

septembre 2013

CONFERENCES / INTERVIEWS / DOCUMENTAIRES

• BERLAN Aurélien, CARNINO Guillaume, GRAS Alain, Pourquoi et comment se défaire

de la mythologie du «progrès» ?, Conférence à l’EHESS, 29/11/13.

• BORREL Philippe, Un monde sans humains, Documentaire, Arte France, 2012, 96min.

Consultable sur http://boutique.arte.tv/f8052-un_monde_sans_humains

• DEMARLE Benoît et BOLLET Sacha, Masdar, une cité verte au pays de l’or noir,

Documentaire, France 5, 2013, 54min. Consultable sur http://www.france5.fr/emission/

masdar-une-cite-verte-au-pays-de-lor-noir/diffusion-du-20-07-2013-15h20

• DUGOWSON Maurice, Auroville, Office national de radiodiffusion télévision française,

Emission Actuel 2, 26/02/1973, 115min. Consultable sur http://www.ina.fr/

• HUYGUE Pierre-Damien, L’innovation comme maître-mot, Conférence à l’ENSCI-les

ateliers, 08/10/2013, 105min. Consultable sur http://www.ensci.com/actualites/

rencontres-des-ateliers/une-rencontre/article/18261/

• RIEBER Audrey, Y a-t-il du progrès dans l’art ?, Conférence à l’Université Paris Diderot,

10/04/2013, 15 min. Consultable sur http://www.univ-paris-diderot.fr/Mediatheque/

spip.php?article361

• ROY Mathieu, Survivre au progrès, Documentaire, 2011, 86 min. Consultable sur

http://boutique.arte.tv/f7612-survivre_progres

• VIRILIO Paul, Penser la vitesse, Interview, Arte France, 2007, 92 min. Consultable sur

http://www.arte.tv/fr/2382838.html

• SERRES Michel, L’innovation et le numérique, Conférence à l’ Université Paris - Panthéon-

Sorbonne, 29/01/2013, 48 min. Consultable sur

http://www.canal-u.tv/video/universite_paris_1_pantheon_sorbonne/

michel_serres_l_innovation_et_le_numerique.11491

INTERNET

• http://www.ccne-ethique.fr/fr/type_publication/avis

Avis N°122 du CCNE, « Recours aux techniques biomédicales en vue de « neuro-amélio-

ration » chez la personne non malade: enjeux éthiques »

• http://fr.wikisource.org/wiki/Livre:Baudelaire_-_Curiosit%C3%A9s_

esth%C3%A9tiques_1868.djvu

BAUDELAIRE Charles, Curiosité esthétique, Michel Levy freres, Paris, 1868, p.228

• http://www.mcescher.com/gallery/

BIBLIOGRAPHIE

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202 203DÉTOURS DU PROGRÈS

Selection de travaux de M.C. Escher

• http://www.rubegoldberg.com/gallery

Planches de dessin de Rube Goldberg

• http://www.markuskayser.com/work/solarsinter/

Projet SolarSinter sur le site de Markus Kayser

• http://dok-ing.hr/

Site de l’entreprise Croate DOK-ING, Concepteur de véhicules robotisés de déminage.

• http://minekafon.blogspot.fr/

Projet Mine Kafon sur le site de Massoud Hassani

• http://projetfondationcorbu.free.fr/

Site de la Fondation Le Corbusier, Paris

• http://archigram.westminster.ac.uk/

Sites d’archives du travail d’Archigram

• http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2883730/f1.image

MARINETTI Filippo Tommaso, Le Manifeste du futurisme, Le Figaro, 20 février 1909

• http://www.concours-lepine.com/qui-est-le-concours-lepine/

association-des-inventeurs-fabricants-franais/

Site du Concours Lépine

• http://www.chefdentreprise.com/Thematique/entrepreneuriat-1024/commerce-10108/

Breves/L-inventeur-du-distributeur-de-baguettes-couronne-au-Concours-Lepine-236568

LALLANE Mallory, Le boulanger parisien Jean-Louis Hecht couronné au Concours Lépine

2014, 12 mai 2014

• http://www.franceinter.fr/evenement-mon-oncle-de-tati-a-redecouvrir-sur-grand-ecran

Propos de Jacques Tati parus dans Le Monde, le 24 avril 1958, société

• http://www.franceculture.fr/emission-les-rencontres-de-petrarque-1

Une semaine de table-rondes animées par Emmanuel Laurentin et Jean Birnbaum autour

du theme « De beaux lendemain ? Ensemble, repensons le progres », France Culture, 21

au 25 juillet 2014

• http://pulse.edf.com/fr

Le site EDF Pulse, « Ensemble, donnons l’impulsion au progres! »

• http://www.jstor.org/stable/2024942

NAGEL Thomas, The Absurd, source : The Journal of Philosophy, Vol. 68, No. 20,

Sixty-Eighth Annual Meeting of the American Philosophical Association Eastern Division

(Oct. 21, 1971), p. 716-727. Publié par : Journal of Philosophy

FILMS

• CHAPLIN Charlie, Modern Times (Les Temps modernes), États-Unis, 1936, 87 min

• CUARON Alfonso, Les Fils de l’homme, Royaume-Uni, États-Unis, 2006, 109 min

• DOILLON Jacques, RESNAIS Alain, ROUCH Jean, Gébé, L’An 01, France,1973, 87 min

• FISCHLI Peter et WEISS David, Der Lauf Der Dinge (Le cours des choses), 1987, 28min

• FLEISCHER Richard, Soylent Green (Soleil vert), États-Unis, 1973, 97 min

• GODARD Jean-Luc, Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution, France, Italie,

1965, 99 min

• HITCHCOCK Alfred, Psycho (Psychose), États-Unis, 1960, 109 min

• KUBRICK Stanley, 2001: A Space Odyssey (2001, l’Odyssée de l’espace), Royaume-

Uni, États-Unis, 1968, 139 min

• KUROSAWA Akira, Dersou Ouzala, URSS, Japon, 1975, 2h25 min

• LANG Fritz, Metropolis, Allemagne, 1927, 210 min

• NICCOL Andrew, Gattaca (Bienvenue à Gattaca), États-Unis, 1998, 106 min.

• PERREC Georges et QUEYSANNE Bernard, Un homme qui dort, 1974, 93 min

• UYS Jamie, The Gods Must Be Crazy (Les dieux sont tombés sur la tête), Afrique du Sud,

1980, 109 min

• RADFORD Michael, 1984, Royaume-Uni, 1984, 113 min

• STANTON Andrew, Wall-E, États-Unis, 2008, 98 min

• JONZE Spike, Her, États-Unis, 2013, 120 min

• TATI Jacques, Playtime, France, Italie, 1967, 124 min

• TATI Jacques, Mon Oncle, France, 1958, 110 min

• TATI Jacques, Trafic, France, 1971, 92 min

• WARHOL Andy, Sleep, 1963, 321 min

EXPOSITION

• SUGIMOTO Hiroshi, Aujourd’hui le monde est mort, (25.04.14 – 07.09.14), Palais de

Tokyo, Paris

MUSIQUE

• VIAN Boris, La Complainte du progrès, (paroles d’Alain Goraguer), 1956, 2min54s

BIBLIOGRAPHIE

Page 103: DU PROGRÈS - ensci.com · Hakim Bey, TAZ (Zone Autonome Temporaire), Paris, L’Éclat, 1997. 2. Ibid. 3. Même si Ambrose Bierce dans son Dictionnaire du Diable (1911), définit

Merci beaucoup à :Marie-Claire Sellier,

Ma chere famille,Mes chers amis.

Page 104: DU PROGRÈS - ensci.com · Hakim Bey, TAZ (Zone Autonome Temporaire), Paris, L’Éclat, 1997. 2. Ibid. 3. Même si Ambrose Bierce dans son Dictionnaire du Diable (1911), définit

Imprimé en novembre 2014 à Parispar Trefle Communication Typographies utilisées : Futura et Cambria.

DÉTOURS DU

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Guillaume JandinMémoire de fin d’études

sous la direction de Marie-Claire SellierEnsci - Les Ateliers 2014

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