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FERRY (Luc) , Le Nouvel ordre écologique : l'arbre, l'animal et l'homme. Grasset, Paris, 1992. Dans un ouvrage déjà ancien l , R. Rémond cite une enquête du sociologue britannique H.J. Eykens, lequel avait dressé en 1950 une sorte de type-idéal du conservateur. On y trouve un véritable catalogue des idées conservatrices (et le lecteur ironique se plaît à imaginer ce qu'il serait devenu aux mains d'un G. Flaubert ou d'un L. Bloy). Parmi les opinions relatives à l'infériorité de certaines races ou au respect du repos dominical, on trouve celle-ci : "On ne doit pas interdire les expériences sur les animaux vivants". Les temps seraient-ils en train de changer ? Entendons par là : ceux qui, aujourd'hui, rejettent véritablement la modernité ne seraient-ils pas ceux qui défendent un peu trop activement les animaux et, de façon générale, les êtres de nature ? Telle est, en un sens, la question centrale du livre de L. Ferry. . L'avant-propos, intitulé "Les parenthèses de l'humanisme", indique bien l'enjeu de l'ouvrage. On distingue classiquement trois écologies : l'environnementalisme anthropocentré, l'environnementalisme élargi aux animaux, l'écologie profonde. Derrière ces trois figures, L. Ferry distingue une autre typologie. C'est l'adhésion critique à la modernité technolibérale ou, au contraire, le refus radical de celle-ci qui doivent servir de critère ; selon que ce refus sera inspiré par la nostalgie d'un passé perdu ou par l'espoir d'un avenir meilleur, on obtiendra alors une écologie "de droite" - pour ne pas dire d'extrême-droite - ou une écologie "de gauche" - pour ne pas dire d'extrême-gauche -. Pour sa part, L. Ferry défend une écologie environnementaliste, résolument anthropocentrée, et donc une éthique pour l'usage de l'environnement, par opposition à une éthique de l'environnement 2 . La première partie du livre est consacrée à un examen critique des thèses de l'émancipation animale. Le lecteur informé est extrêmement surpris de trouver enrôlé sous cette bannière T. Regan qui s'est toujours présenté comme un défenseur de la théorie, bien différente, des droits animaux. Les analyses de L. Ferry peuvent, à la rigueur, valoir pour P. Singer ; mais il est pour le moins risqué d'affirmer que P. Singer et T. Regan sont "d'accord entre eux sur l'essentiel" (p. 87) sans avoir précisé ce qu'on tient pour essentiel dans cette affaire. Nous y reviendrons. Quoi qu'il en 1 - R. Rémond, La Droite en France. Aubier, Paris, 1963, p. 311-312. 2 - La distinction entre éthique de l'environnement et éthique pour l'usage de l'environnement est de T. Regan, dans All that Dwell Therein. University of California Press, Berkeley, 1982, p. 188.

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FERRY (Luc) , Le Nouvel ordre écologique : l 'arbre, l'animal et l'homme. Grasset, Paris, 1992.

Dans un ouvrage déjà ancien l, R. Rémond cite une enquête du sociologue britannique H.J. Eykens, lequel avait dressé en 1950 une sorte de type-idéal du conservateur. On y trouve un véritable catalogue des idées conservatrices (et le lecteur ironique se plaît à imaginer ce qu'il serait devenu aux mains d'un G. Flaubert ou d'un L. Bloy). Parmi les opinions relatives à l'infériorité de certaines races ou au respect du repos dominical, on trouve celle-ci : "On ne doit pas interdire les expériences sur les animaux vivants". Les temps seraient-ils en train de changer ? Entendons par là : ceux qui, aujourd'hui, rejettent véritablement la modernité ne seraient-ils pas ceux qui défendent un peu trop activement les animaux et, de façon générale, les êtres de nature ? Telle est, en un sens, la question centrale du livre de L. Ferry.

. L'avant-propos, intitulé "Les parenthèses de l'humanisme", indique bien l'enjeu de l'ouvrage. On distingue classiquement trois écologies : l'environnementalisme anthropocentré, l'environnementalisme élargi aux animaux, l'écologie profonde. Derrière ces trois figures, L. Ferry distingue une autre typologie. C'est l'adhésion critique à la modernité technolibérale ou, au contraire, le refus radical de celle-ci qui doivent servir de critère ; selon que ce refus sera inspiré par la nostalgie d'un passé perdu ou par l'espoir d'un avenir meilleur, on obtiendra alors une écologie "de droite" - pour ne pas dire d'extrême-droite - ou une écologie "de gauche" - pour ne pas dire d'extrême-gauche -. Pour sa part, L. Ferry défend une écologie environnementaliste, résolument anthropocentrée, et donc une éthique pour l'usage de l'environnement, par opposition à une éthique de l'environnement2.

La première partie du livre est consacrée à un examen critique des thèses de l'émancipation animale. Le lecteur informé est extrêmement surpris de trouver enrôlé sous cette bannière T. Regan qui s'est toujours présenté comme un défenseur de la théorie, bien différente, des droits animaux. Les analyses de L. Ferry peuvent, à la rigueur, valoir pour P. Singer ; mais il est pour le moins risqué d'affirmer que P. Singer et T. Regan sont "d'accord entre eux sur l'essentiel" (p. 87) sans avoir précisé ce qu'on tient pour essentiel dans cette affaire. Nous y reviendrons. Quoi qu'il en

1 - R. Rémond, La Droite en France. Aubier, Paris, 1963, p. 311-312. 2 - La distinction entre éthique de l'environnement et éthique pour l'usage de l'environnement est de T. Regan, dans All that Dwell Therein. University of California Press, Berkeley, 1982, p. 188.

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soit, L. Ferry rassemble sous quatre chapitres les principales idées du livre de P. Singer 3.

Thèse 1 : l'intérêt est le fondement du respect moral et le critère permettant d'identifier un sujet de droit.

Thèse 2 : il y a égalité formelle de tous les êtres souffrants et/ou jouissants ; le spécisme consiste à refuser de la reconnaître.

Thèse 3 : il existe cependant des différences entre les animaux et les hommes.

Thèse 4 : il n'existe pas de privilège de principe de l'humanité : "une prérogative particulière pourra lui être accordée seulement dans certains cas et pour des raisons rationnelles (calculables en termes de plaisir et de peine)" (p. 94).

Il n'est pas certain que les analyses de P, Singer soient correctement présentées. Par exemple, le philosophe australien est un utilitariste de la préférence et non un utilitariste hédoniste (contrairement à ce que laisse supposer la formulation de la thèse 4). Il y a d'excellentes raisons à cela : P. Singer n'a pas été pour rien l'élève de R. M. Hare et son utilitarisme, comme celui de son maître, est lié à l'affirmation d'une théorie méta-éthique connue sous le nom de prescriptivisme universel. Dans ces conditions, il est plutôt égarant de présenter P. Singer comme s'il affirmait que les individus sont respectables en droit lorsqu'il dit en réalité qu e l'égalité est une prescription relative à la façon dont nous devrions les traiter. De la même façon, l'affirmation conjointe de l'égale prise en considération des intérêts humains et animaux et de la différence de valeur entre les vies humaines et les vies animales a nourri tout un débat, qu'il est assez difficile d'ignorer, autour de l'oeuvre de P. Singer.

Bref, lorsque L. Ferry présente sa propre opinion relative au traitement éthique de l'animal, elle doit être reçue avec le respect que mérite toute opinion, dès lors qu'elle apparaît dans un débat démocratique ; mais il faut bien admettre qu'elle ne répond guère aux arguments de l'adversaire. En gros, elle consiste à affirmer que l'homme manifeste une faculté d'arrachement à l'égard du donné naturel, faculté que les animaux ne possèdent en aucune façon. Cette faculté n'est jamais prise en compte par les utilitaristes, lesquels nient (ou, pir encore, ignorent) cette discontinuité en t r e l'homme et l'animal. Pour sa part, L. Ferry considère, comme Kant e t pour les mêmes raisons, que l'on doit au moins une certaine considération aux bêtes, qui sont des analogues de l'homme. L'ennui est que P. Singer est le premier à admettre (en un sens non-

3 - 11 s'agit, bien entendu, de Animal Liberation, qui vient d'être traduit en français chez Grasset.

tran seen dan tal, il est vrai) cette dimension culturelle-langagière 4

de l'homme, ce qui ne l'empêche pas de soutenir les thèses qui sont les siennes. Il y a donc, de la part de L. Ferry, une véritable ignoratio elenchi à propos de l'émancipation animale.

La situation est, malheureusement, un peu comparable dans la seconde partie de l'ouvrage, intitulée "Les Ombres de la terre". Il s'agit de présenter et de discuter les thèses de l'écologie profonde. Mais il n'est pas tout à fait adéquat de présenter A. Leopold et son disciple le plus connu, J. B. CaUicott, comme des représentants de l'écologie profonde ; de même en ce qui concerne les analyses biocentrées de P. Taylor, ou celles de R. Nash et de CD. Stone (ces dernières ayant d'ailleurs pas mal évolué) où il est question d'extension des droits à l'environnement. C'est un peu comme si on affirmait que Hegel, Fichte et Schelling ont dit exactement la même chose au motif que les manuels d'histoire de la philosophie les classent à la rubrique : "Idéalisme allemand". En fait, le label "écologie profonde" devrait être réservé à A. Naess et à celles ou ceux qui s'inspirent de lui ; mais le mysticisme du vieux maître norvégien et de ses élèves n'est certainement pas partagé par tous ceux que cite L. Ferry 5.

Ce dernier a plusieurs griefs à faire valoir contre l'écologie profonde (conçue comme un paradigme plutôt que comme une doctrine) : son antimodemisme radical est bien proche de la fascination pour les modèles politiques autoritaires ; son scientisme moral la conduit inéluctablement au dogmatisme ; sa divinisation d e la nature implique un rejet de la culture moderne ; son éloge de la diversité se fait volontiers hostile à l'espace public républicain (p. 242). Dans ces conditions, L. Ferry n'hésite pas à conduire un rapprochement entre les thèses de l'écologie profonde et les législations allemandes de novembre 1933 (sur la protection des animaux), de juillet 1934 (sur la chasse) et de juin 1935 ( sur la protection de la nature). D. Rousset signalait déjà, en exergue à L'Univers concentrationnaire. qu'un décret signé H. Gôring protégeait les grenouilles. L'auteur de ces lignes a l'impression q u e les camps de concentration auraient existé même si H. Gôring n'avait pas été Reichsjâgermeister. Il n'est pas exclu que certains écologistes nous invitent à pratiquer un amour romantique-sentimental de la nature, indissociable d'une hostilité de principe

4 - Par exemple dans The Expanding Circle : Ethics ans Sociobiology. Oxford University Press, Oxford, 1983, p. 91.

5 - Il n'est pas du tout partagé, par exemple, par J. B. CaUicott. Ce dernier en parle en termes très critiques dans "The Search for an Environmental Ethics" in Matters of Life and Death : New Introductory Essays in Moral Philosophy. (T. Regan, éd.), McGraw-Hill, New York, 1993, (3 ème éd.), p. 339-331.

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envers la culture conçue comme arrachement, ou comme effet d 'une transcendance. Mais est-ce vraiment ce qui intéresse les philosophes qui traitent d'éthique de l'environnement ? Par exemple, R. et V. Routley ont élaboré 6 un certain nombre de cas difficiles pour les défenseurs d'un environnementalisme anthropocentré (l'exemple du dernier homme, l'exemple du dernier groupe humain, l'exemple du grand entrepreneur, e t c . ) . Il aurait sans doute été préférable que L. Ferry indiquât au lecteur comment il pense pouvoir répondre à de telles difficultés. Peut-être estime t-il qu'il n'y a pas lieu dans le cadre d'un essai.

Au total, on passe un bon moment en lisant Le Nouvel ordre écologique : cet ouvrage est fort bien écrit, avec une évidente allégresse polémique, et l'anti-essentialisme de L. Ferry le conduit à émettre des opinions qui ne manquent pas de justesse (sur l'écoféminisme, sur le mouvement du "politiquement correct"). Ce qui fait gravement défaut, cependant, c'est la dimension argumentative et parfois même l'exactitude de l'information 7. Au total, c'est l'exemple type de ce à quoi mène une lecture symptomatique. On peut bien diagnostiquer, sous l'amour de la nature, la haine des hommes. Mais si la pratique de la lecture symptomatique révèle quelque chose, c'est bien que l'on peut diagnostiquer n'importe quoi (ou presque) derrière n'importe quoi (ou presque). Cela fait certainement de la bonne littérature. Dans la mesure où L. Ferry se présente, en quatrième de couverture, comme un philosophe, on est en droit de se demander si cela fait aussi de la bonne philosophie.

J.Y. GOFFI

6 - "Human Chauvinism and Environmental Ethics" in Env i ronmen ta l Phi losophy. (D.S. Mannison, M.A. McRobbie et R. Routley, eds ;), Monograph Series, No 2, Department of Philosophy, Research School of Social Sciences, Australian National University, 1980, p. 96-189.

7 - A la page 157, une citation visiblement faite de seconde main conduit L. Ferry à attribuer à W. Aiken un projet d'extermination de l'humanité au plus grand profit de la biosphère, alors que W. Aiken repousse précisément avec horreur un tel programme.