DU CAT CALLING AU HARCELEMENT DE RUE...de lutte contre le harcèlement de rue que l’on connaît en...

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104 / BE / JANVIER-FÉVRIER 2015 EN CE QUI CONCERNE LE RELOU DES VILLES, LES NEW-YORKAISES ONT UNE BONNE LONGUEUR D’AVANCE SUR NOUS: LEUR SEUIL DE TOLÉRANCE EST PLUS BAS ET LEUR INDIGNATION, DÉJÀ ANCRÉE DANS LES MŒURS. QU’EST-CE QUI COINCE DANS L’HEXAGONE? PAR CLARENCE EDGARD-ROSA DU CAT CALLING AU HARCELEMENT DE RUE PARIS/NEW YORK

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EN CE QUI CONCERNE LE RELOU DES VILLES, LES NEW-YORKAISES ONT UNE BONNE LONGUEUR D’AVANCE SUR NOUS!: LEUR SEUIL DE

TOLÉRANCE EST PLUS BAS ET LEUR INDIGNATION, DÉJÀ ANCRÉE DANS LES MŒURS. QU’EST-CE QUI COINCE DANS L’HEXAGONE!?

PAR CLARENCE EDGARD-ROSA

DU CAT CALLING AU HARCELEMENT DE RUE

PARIS/NEW YORK

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. Lorsqu’on se balade dans les rues de New York, on est surprise par la quiétude des interactions. C’est simple, on ne se fait presque pas emmerder. Il est loin, Paris : pas de sifflement à chaque coin de rue, les injonctions à

sourire se font rares et les énergumènes alcoolisés qui nous font regretter de rentrer seule, plus encore. On n’a presque pas peur. C’est rafraîchissant, d’abord. Et puis, on prend conscience de l’ampleur du problème chez nous. Pourtant, c’est de New York que viennent la plupart des initiatives

de lutte contre le harcèlement de rue que l’on connaît en France. Stop harcèlement de rue et ses affiches indiquant aux passants qu’on n’est pas “[leur] jolie” nous rappellent les affiches de l’artiste de Brooklyn Tatyana Fazlalizadeh, qui clame la même chose depuis 2013. L’association Hollaback ! et son guide de défense aussi nous vient de New York, où elle a été fondée en 2010. L’idée de “zones sans relou” était déjà soulevée par la ville américaine la même année. Les Françaises qui s’investissent dans cette cause s’inspirent de ce qui se trame dans la Grosse Pomme, et ce n’est pas pour rien. Là-bas, cela fait des années que l’attention est portée sur ce phénomène. Et pour cause : ça ne fait que bouger sur le terrain.

LE PIÈGE DU “PAS SI GRAVE” Comment expliquer que les New-Yorkaises aient une telle longueur d’avance dans la reconnaissance du problème, alors que le harcèlement est bien plus fréquent dans nos rues ? “Il y a une grande difficulté en France à reconnaître la gravité et l’importance du harcèlement de rue, note Christine Détrez, sociologue spécialiste du féminisme. Il y a toujours cette idée de séduction, de galanterie à la française. Cela amène finalement à se dire que « ce n’est pas si grave que ça », voire que les femmes devraient se sentir flattées...” La codification toute américaine des relations hommes-femmes pèse également dans la balance. La loi rend les femmes plus à même de qualifier de sexiste un comportement abusif. “En France, les femmes sont capables de prendre un compliment, même lourd et insistant, au second degré ; aux États-Unis, elles identifient immédiatement le sexisme”, confirme Anne Deysine, juriste et américaniste, en évoquant l’aspect procédurier de la culture américaine. Elle précise : “Alors qu’en France on part du principe que tout le monde est égal, et qu’il n’y a donc

“En France, les hommes sont plus insistants, ils ne te lâchent pas.”Serena, 34 ans, Designer new-yorkaise vivant à ParisÀ New York, je suis beaucoup moins sujette au harcèlement de rue que lorsque j’étais plus jeune. Je crois que la ville a beaucoup changé depuis que je l’ai quittée en 2012!: j’entendais souvent des paroles vulgaires, des hommes qui me demandaient avec agressivité de leur faire un sourire, tandis que maintenant il s’agit plus de commentaires ou de drague maladroite. En France, les hommes sont plus insistants, ça peut vite devenir stressant dans la mesure où ils ne te lâchent pas. Le harcèlement peut aussi être plus agressif dans certains quartiers où les hommes sont en groupe, ce qui rend la chose intimidante. La France perd lentement les stigmates de sa culture machiste, mais je crois que pour les Français, s’attaquer au problème du harcèlement de rue consisterait d’une certaine manière à effacer une partie de leur image de “charmants séducteurs”. Il y a aussi quelque chose de très particulier chez les Français!: ils défendent leurs amis de manière agressive mais sont passifs quand quelque chose arrive à un inconnu. J’ai tout de même remarqué que certains deviennent plus proactifs, peut-être le marqueur d’un changement… Ça ne pourrait pas faire de mal de voir affichés des messages contre le harcèlement dans les lieux publics, comme c’est le cas à New York. Ça créerait un espace pour la discussion qui pourrait encourager les gens à se mobiliser.

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pas de raison de protéger les femmes davantage, aux États-Unis, elles bénéficient du dispositif antidiscrimination, parce qu’elles sont une minorité, au même titre que les Noirs et les homos. Elles savent qu’elles peuvent exiger des dommages et intérêts si elles sont victimes de sexisme.” Mais alors, est-ce la loi qui impacte le seuil de tolérance des New-Yorkaises face au harcèlement de rue, ou l’inverse ? “Le seuil de tolérance de la violence en général, et donc des sollicitations sexistes dans la rue en particulier, varie en fonction de l’évolution des mœurs, le droit n’est souvent que la mise en œuvre juridique de cette évolution”, tranche Me Laurent Hincker, avocat spécialiste du harcèlement et président de l’Ifrav (Institut de formation-recherche-action contre les violences dans la cité). “Disons qu’outre-Atlantique, les normes juridiques sont appliquées plus fermement, d’autant qu’elles peuvent être facilement mises en œuvre par les victimes dans le cadre d’une

“J’ai commencé à avoir honte de mon corps…”Sabrina, 25 ans, Écrivain installée à New York, ayant vécu quelques années à Paris Originaire de Boston, j’ai petit à petit changé ma manière de m’habiller en arrivant à New York, à 17 ans. Je suis devenue moins féminine!: j’ai commencé à avoir honte de mon corps à cause des commentaires qu’on me lançait dans la rue. Je me souviens qu’un jour, dans le quartier des affaires, un businessman m’a frôlée pour chuchoter à mon oreille!: “Jolis seins.” Ce genre de commentaire est insupportable, parce qu’il n’est pas à proprement parler négatif, tout en étant terriblement insultant. À l’époque, on n’utilisait pas le terme “harcèlement de rue”. On disait “cat calling” [petits sifflements comme on en adresserait à un chat – ndlr], il y a encore deux ans. C’est important que ce nouveau terme soit utilisé, parce qu’il montre enfin à quel point c’est grave. Notre intonation à nous, les Américaines, sonne toujours comme si on posait une question!: la dernière syllabe part dans les aigus comme si on attendait toujours une forme d’approbation. En plus de ça, nous passons notre temps à dire “pardon”. Peut-être a-t-on peur de dire ce que l’on pense. Au lieu de répondre que “non, ça ne nous intéresse pas”, on dira plutôt “merci” en souriant. À Paris, où je suis allée pendant mes études, le harcèlement de rue est plus agressif. Un jour, plusieurs hommes m’ont barré la route et m’ont touchée. Je n’arrivais pas à me dégager et j’ai été indignée de voir que les passants ne réagissaient pas. Je ne suis pas sûre que ça se serait passé comme ça à New York.

procédure accusatoire propre au système anglo-saxon”, poursuit l’avocat spécialisé.

LE WEB POUR ALERTER À Brooklyn, on rencontre Debjani Roy, directrice adjointe de Hollaback!. Elle nous reçoit dans les petits bureaux de la structure, la seule des soixante-dix-neuf antennes de l’association à rémunérer sa petite équipe. Et elle n’a pas le temps de chômer : le lendemain se tient la deuxième Hollaback Revolution, une conférence qui réunira performeurs, conférenciers et près de deux cents participants, en plein cœur de New York. “Le harcèlement de rue a toujours été un problème, c’est juste qu’on en parle davantage aujourd’hui, explique-t-elle. On a plus de méthodes et d’outils pratiques pour réagir.” Elle ouvre un onglet YouTube, elle a une vidéo à nous montrer. On y voit une New-Yorkaise qui se rebiffe contre un exhibitionniste dans le métro : “Mon programme pour ce soir est tout trouvé. Je vous escorte jusqu’au commissariat, oui, vous avez bien entendu.” La scène,

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“Les Américains ont une vraie conscience de leur rôle de témoin.”Kristen, 35 ans, Franco-américaine, consultante à New YorkQuand j’ai emménagé à New York en 2011, je me disais!: “Cette ville, c’est le paradis. Ça n’arrivera pas ici.” Jusqu’à ce que je commence à expérimenter le “male gaze” [regard appuyé d’un homme, ndlr], une sorte de version muette du harcèlement de rue à la française. La plupart du temps, je baisse la tête avant de culpabiliser d’avoir cédé. Dans la culture française, le fait de scruter les gens de la tête aux pieds est très présent, tandis qu’ici ça ne se fait pas. Alors, quand ça arrive, c’est très gênant. Ici, le harcèlement de rue va du mec qui passe la langue sur ses lèvres en te matant dans le métro, à celui qui te croise sur ton vélo et qui lance!: “I would ride you” [je te monterais bien, ndlr]. Mais c’est peu fréquent. Du coup, je n’ai pas peur quand je rentre toute seule le soir. Et si je flippe, je crois que c’est uniquement par nostalgie de la France!: les autres nanas n’ont pas peur, d’ailleurs tous les réflexes de repli qu’on adopte en France n’existent pas ici. Le métro qui fonctionne toute la nuit n’y est peut-être pas pour rien. La tolérance zéro implique aussi une présence policière importante, et la législation fait savoir aux hommes qu’ils risquent cher. Et puis, les Américains ont une vraie conscience de leur rôle de témoin!: il y aura toujours une ou deux personnes pour réagir. Sinon, au minimum, l’agresseur a droit à un regard réprobateur très éloquent, qui suffit en général à le décourager.

réjouissante, a été filmée par un usager et compte 800 000 vues. Même chose pour cette vidéo, toujours dans le métro new-yorkais, d’un passager qui s’interpose au milieu d’une agression en ne faisant rien d’autre que… manger des chips. L’homme, que les JT ont surnommé Snackman, est la preuve vivante que l’on peut intervenir le plus simplement du monde – sans risque – quand on est témoin d’une altercation.

JUSTICIERS DU QUOTIDIENEt c’est bien sur ce plan que la différence avec New York saute aux yeux : là-bas, il est normal pour un témoin de réagir ; en France, moins on se mouille, mieux c’est. Un phénomène qu’Anne Deysine explique par le concept du “private sheriff”, typiquement américain :

“Comme ils n’aiment pas l’État, ils ne veulent pas lui confier trop de tâches. Ils prennent en charge à leur propre compte l’obéissance des autres au règlement.” Est-ce en pensant au private sheriff que le MTA (Ratp version New York) a décidé, en 2008, d’afficher des messages antiharcèlement de rue dans les rames de métro ? “Le harcèlement sexuel ne se produit pas qu’au travail. Si vous êtes témoin, dites quelque chose”, peut-on lire entre deux stations. “Prévenir les usagers pour qu’ils réagissent mieux voudrait dire reconnaître que le problème existe, et qu’il faut travailler à le résoudre. C’est tellement plus simple de l’ignorer !”, ironise Nicole Bacharan, politologue et historienne spécialiste de la société US. À bon entendeur…

CHRONIQUES D’UNE VIOLENCE ORDINAIRESur le Web, les New-Yorkaises continuent à se mobiliser. Leur nouvelle arme!: la vidéo. C’est plus fort que les mots, et ça peut devenir viral en moins de deux. Deux ans après celle réalisée par Sofie Peeters, l’étudiante en audiovisuel qui avait filmé ses déplacements dans les rues de Bruxelles pour dénoncer le harcèlement de rue, Hollaback!! remettait le couvert fin octobre avec une version Big Apple de la caméra cachée dans “Ten Hours of Walking in New

York City as a Woman”. Dans cette vidéo, qui a fait le tour de la Toile, l’actrice Shoshana B. Roberts est filmée pendant dix heures marchant dans les rues de New York, se faisant cat caller plus de cent fois. Cette séquence a eu le même mérite que la première!: délier les langues. Mais à l’heure où on écrit ces mots, les critiques aussi vont bon train!: la vidéo montre exclusivement des hommes noirs et latinos. Point de blancs!! À croire que les harceleurs sont forcément des prédateurs issus des minorités ethniques, exactement comme dans la vidéo de Sofie Peeters, qui les classait dans la catégorie des vilains-hommes-basanés. “Nous avons eu une quantité importante d’hommes blancs à l’image, mais le hasard a fait qu’ils étaient soit hors-champ, soit inaudibles”, s’est justifiée l’association. Le “hasard” fait en tout cas mal les choses!: non seulement la vidéo ne représente pas la réalité, mais elle alimente une méfiance dangereuse établie sur la couleur de peau… Tout en disqualifiant les hommes blancs, qui eux, sont ainsi bien au chaud, persuadés qu’ils ne sont pas concernés. Le site d’info féministe Jezebel a depuis formulé une réponse à Hollaback!!, faisant parler des femmes noires dans une autre vidéo!: non, le harcèlement de rue n’est pas l’apanage des hommes de couleur. Mais l’amalgame semble être déjà bien ancré dans les têtes. En atteste “Smile Bitch Training Camp”, de la New-Yorkaise Laura Prangley, un court-métrage de promotion d’un cours factice pour apprendre à “sourire telle une psychopathe en permanence” comme le requièrent les gros lourds dans les rues de New York. On regrette juste que les harceleurs soient là aussi campés par des stéréotypes de caïds – noirs, bien sûr.

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