Désirée Clary. D'après sa correspondance inédite avec ...

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DESIREE CLARY

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G A B R I E L G I R O D D E L ' A I N

DESIREE CLARY D'APRES

SA CORRESPONDANCE INÉDITE

AVEC BONAPARTE, BERNADOTTE ET SA FAMILLE

HACHETTE

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La gravure de couverture est la reproduction du tableau du BARON GÉRARD,

DÉSIRÉE CLARY

(Musée Marmottan).

@ L i b r a i r i e Hachet te , 1959.

Tous droi ts de t r a d u c t i o n , de r e p r o d u c t i o n e t d ' a d a p t a t i o n réservés p o u r t ous pays .

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AVANT-PROPOS

1

L Y A quelques années une romancière d'origine autri- chienne, Mme Annemarie Selinko, publia un ouvrage intitulé Désirée qui fut un des plus grands succès de

librairie de l'après-guerre. Traduit en plusieurs langues, il figura aux États-Unis pendant deux ans en tête de la liste des best-sellers, ce qui est tout à fait exceptionnel. Cette œuvre, très agréable à lire, séduisit en Allemagne, en Scan- dinavie, en Angleterre, en France et en de nombreux autres pays, un vaste public, principalement féminin. Elle con- tribua, ainsi que le film américain qui en fut tiré, à faire connaître au monde entier le personnage de Désirée Clary et l'extraordinaire destinée de cette petite bourgeoise marseil- laise, fiancée de Bonaparte, épouse du maréchal Bernadotte et, finalement, reine de Suède et de Norvège.

Cependant, Mme Annemarie Selinko n'avait vu dans la vérité historique qu'un point de départ, et ces Mémoires, qu'elle supposait écrits par Désirée elle-même, n'avaient en réalité jamais existé, pas plus d'ailleurs que bien des anec- dotes dont elle avait émaillé son récit.

I l nous a paru intéressant de rechercher cette vérité histo- rique, au-delà des biographies déjà parues, au-delà même des Mémoires publiés par les contemporains de Désirée. De quelle façon? Par les correspondances échangées par Désirée avec Bonaparte, avec Bernadotte, avec ses sœurs Julie Bonaparte et Honorine Blait de Villeneufve, avec son frère Nicolas Clary, avec ses neveux et nièces. Grâce à l'au-

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torisation qu'avait bien voulu nous donner S. M . Gustave V, peu avant sa mort, M . Torvald Hôjer a mis avec beaucoup de bonne grâce à notre disposition les archives de la famille royale de Suède qui n 'avaient été jusqu 'à présent que super- ficiellement dépouillées pour la partie concernant Désirée. P a r ailleurs, grâce à la bienveillance de M M . les membres de l ' Ins t i tu t de France, nous avons p u prendre connaissance des archives de Nicolas Clary, déposées pa r Frédéric Masson à la bibliothèque Thiers. L a baronne de Beauverger, née Clary, nous a aimablement communiqué les archives fami- liales qu'elle avait reçues en héritage. Enfin, M. Billioud, archiviste de la ville de Marseille, a vérifié pour nous les actes d'état civil et nous a procuré des pièces peu connues relatives aux parents de Désirée.

De tous ces documents, inédits pour la très grande majorité, il nous eât été facile de tirer une biographie nouvelle de Désirée Clary, ayant trait surtout à sa vie sentimentale. Nous avons choisi une solution plus ardue, consistant à donner aux textes or iginaux la place essentielle. Le plus souvent, nous nous sommes borné à souligner les passages caractéristiques, laissant a ins i au lecteur le soin de se faire une opinion. I l faut tenir compte en effet que dans ces lettres intimes et dont les réponses manquent généralement, des allusions nous échappent; p a r crainte de la police, des sen- timents sont déguisés, des noms propres sont remplacés p a r des initiales ou des pseudonymes. Dans la mesure de nos connaissances, nous avons, bien entendu, proposé une inter- prétation. De même, nous avons distingué p a r m i les propos tenus sur Désirée pa r les mémorialistes de son époque ceux qui nous semblaient exacts ou conformes à son caractère et ceux qui relevaient de l ' ignorance ou de la calomnie. Quand il y avait doute, nous avons choisi l'hypothèse la plus favo- rable à notre héroïne; la gentillesse, en effet, était sa qualité principale et doit lu i valoir notre indulgence.

Enfin , nous ferons remarquer que si le livre de Mme Anne- marie Selinko s'arrête en 1829, au jour du couronnement de Désirée, t'existence de celle-ci ne se termine pas pour autant

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à cette date. En réalité, Désirée mourut en I860 dans sa quatre-vingt-quatrième année. Était-il possible, dans une biographie sérieuse, d'escamoter en quelques pages ces trente et un ans de l'existence d'une reine? Il ne nous l'a pas semblé et, sans attacher à cette période une importance propor- tionnelle à sa durée, nous avons cru devoir néanmoins lui consacrer trois chapitres.

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PREMIÈRE PARTIE

DE L'ANCIEN RÉGIME AU PREMIER EMPIRE

CHAPITRE P R E M I E R

LES CLARY, MARSEILLE ET LA RÉVOLUTION

L ES maisons souveraines d'Europe sont presque toutes de très ancienne origine, et leurs généalogies remon- tent sans peine jusqu'au temps des Croisades et

même de Charlemagne. Dans les familles royales de Suède, de Norvège, de Danemark et de Belgique, une exception se présente au moment d'établir l'ascendance de Charles XIV-Jean, ci-devant maréchal Bernadotte, et de son épouse, née Désirée Clary : il est difficile en leur cas d'aller au-delà du XVIIe siècle, faute d'actes authentiques. Cette lacune a donné libre cours à bien des hypothèses en ce qui concerne notamment la famille Clary.

Ce nom est en effet répandu dans diverses provinces depuis les Flandres jusqu'en Languedoc, et de nombreux chercheurs se sont efforcés, jusqu'ici en vain, de remonter à une source commune. Certains ont cru pouvoir affirmer que les Clary de Marseille venaient du Dauphiné; d'autres, sans plus de raison, qu'ils étaient Albigeois. L'auteur d'un

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Dictionnaire des Irlandais illustres et, après lui, Sir Dunbar Planket Barton1 ont été jusqu'à prétendre que la reine Désirée avait pour père « Francis (sic) Clary, émigré d'Irlande » et que la preuve en était ce prénom d'Oscar qu'elle avait donné à son fils. Il y eut même un Clary russe qui vers 1830 revendiqua sa parenté avec le roi de Suède.

A vrai dire, sous l'Ancien Régime, les Clary n'avaient aucune prétention à la noblesse, et n'ayant pas, comme les Bonaparte, à briguer pour leurs enfants quelque place à l'École de Brienne ou chez les dames de Saint-Cyr, ils ne se préoccupèrent guère de leurs ancêtres. Sous le Premier Empire, leur fortune et leurs alliances étaient telles qu'elles les dispensaient d'une brillante ascendance. Ce fut seule- ment sous la Restauration qu'un généalogiste obséquieux2 leur suggéra qu'ils pouvaient bien descendre de Robert de Clary, mémorialiste des Croisades, et de Jean de Clary, célèbre par le duel qui l'opposa en 1385 à Pierre de Cour- tenay. Pour suppléer aux chaînons manquants, notre expert en héraldisme avait eu recours à des similitudes d'armoiries, sans se douter que celles des Clary de Mar- seille avaient été confectionnées au XVIIe siècle par un fabricant d'écus pour obsèques, sur le modèle du blason des sires de Clary, seigneurs de Florian et de Vindrac. Il ne s'était pas davantage aperçu que le François Clary qui avait fait enregistrer ces armoiries n'était pas l'aïeul de Désirée et Julie.

Lors du mariage de Napoléon avec Marie-Louise, un prince de Clary et Aldringen, de nationalité autrichienne, vint passer trois mois à Paris. A plusieurs reprises, on lui demanda s'il était parent des Clary de Marseille : « Nulle- ment », répondait-il, mais quand il écrivait à sa famille,

1. Bernadotte. Payot, Paris, 1931, p. 24. 2. Le comte Claude Drignon de Magny, qui se disait « baron d'Aigue-

belle, chambellan intime de S. S. Grégoire XVI, conseiller directeur du collège archéologique et héraldique de France ». La généalogie qu'il rédigea sur cinquante-six pages de vélin et sous reliure gothique est aujourd'hui entre les mains de la vicomtesse de la Tour du Pin Ver- clause, née Clary.

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en manière de plaisanterie, il appelait la reine d'Espagne : « Ma cousine J ulie1 ».

En 1940, un érudit niçois2 pensa trouver à Péone, petit village des Alpes-Maritimes, le berceau de tous les Clary vivant sur la côte méditerranéenne. Effectivement, nom- breux sont encore dans cette commune les habitants por- tant ce nom, mais les actes inscrits sur les registres de catholicité ou de l'insinuation ne permettent pas d'établir leur parenté avec les Clary de Marseille.

C'est sur la foi d'un autre érudit3 que l'on attribue géné- ralement comme aïeul à Désirée et Julie un certain Fran- çois Clary, chaussetier, décédé à Marseille le 11 janvier 1703, à l'âge de quatre-vingts ans.

En réalité, leur ascendant véritable, si l'on s'en réfère aux actes de l'état civil de Marseille, est Jacques Clary, fils d'Antoine et de Marguerite Canolle, qui épousa le 24 novembre 1690 en la paroisse Saint-Martin de Marseille, demoiselle Catherine Barosse, fille d'Angelin Barosse, jardinier, et de Jeanne Pélissière. Jacques Clary eut un fils Joseph, baptisé sur la paroisse Saint-Marcel le 22 mai 1693, décédé le 29 août 1748, qui épousa le 27 février 1724 Françoise-Agnès Amaurric, ou Amaulry (1705-1776), fille d'un chapelier. De ce mariage, naissait, le 24 février 1725, François Clary, futur père des deux reines4.

Rien ne semblait l'appeler à de hautes destinées : son père n'était qu'un honnête marchand sans fortune et sans ambition, sa mère était d'origine très modeste. Son mariage (le 13 avril 1751) avec une demoiselle Fléchon, fille de « négociants » estimés et aisés, fut pour François le point de départ de sa brillante carrière. Sa femme, après lui

1. Cf. Souvenirs du prince Charles de Clary et Aldringen. Trois mois à Paris lors du mariage de l'Empereur Napoléon Iei et de l'archiduchesse Marie-Louise, publiés par le comte de Pimodan et le baron de Mitis. Paris, Plon, 1914.

2. Cf. la communication de M. H. h. Rabino dans L'Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux du 15 mars 1940. Col. 194.

3. M. Félix VÉRANY : La Famille Clary et Oscar I I . Marseille, 1893. 4. Cf. en Appendice I, la descendance de François Clary.

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avoir donné deux fils et deux filles, mourut le 3 mai 1758. Un an plus tard, il se remariait avec Françoise-Rose Somis, de douze ans plus jeune que lui. Elle était de bonne famille : son père était un ancien officier au régiment de Picardie, ingénieur en chef du port, chevalier de Saint-Louis; par sa mère, née Soucheiron, elle était apparentée aux plus importants négociants de la cité; son frère était capitaine du génie et faisait figure d'aristocrate (c'est d'ailleurs à lui qu'en 1793 Bonaparte, dans son « Souper de Beaucaire », fait tenir le rôle de l' « aristocrate avoué » alors qu'il ne connaissait pas encore les Clary).

Si les deux mariages successifs de François Clary lui apportèrent de la considération, ce ne sont pas eux qui l'enrichirent. La dot de Gabrielle Fléchon s'élevait à 9 ooo livres comptant, 2 000 livres en trousseau et 4 000 livres payables au décès de sa mère. Celle de Rose Somis (contrat du 24 juin 1759) était de 30 000 livres, dont 3 000 en trousseau, 8 500 en argent, 14 500 en une maison sise rue du Juge-du-Palais et 4 000 payables au décès de Mme Somis.

François, par son habileté commerciale, la rectitude avec laquelle il tenait ses engagements, les risques qu'il savait prendre au bon moment, s'éleva peu à peu dans la hiérarchie et, de « marchand », devint « négociant » et « bourgeois », ainsi que le prouvent ses fonctions d'échevin en 1764, de membre de la Chambre de commerce (1764- 1765, 1771-1776, 1780-1782), de député du Commerce (1779-1783), de marguillier de sa paroisse Saint-Ferréol. Il fit inscrire, à l'armoriai manuscrit des échevins de Mar- seille, un écu qui, celui-là, n'avait aucun rapport avec « l'aigle éployée regardant le soleil en fasce » dont s'enor- gueillissaient les anciens Clary. « D'azur à trois épis d'or défaits, accompagnés d'un soleil d'or en chef et d'une lune d'argent en pointe », ce blason rappelait la clarté, d'où les Clary tiraient leur nom, et le commerce des céréales qui les faisait vivre.

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Nous abordons là un point sur lequel les historiens ont répandu les notions les plus contradictoires et les plus erronées : c'est celui du négoce auquel François Clary devait sa fortune.

Le premier biographe de la reine Désirée, son cham- bellan le baron Hochshildl, avait écrit qu'elle était la fille d'un « négociant et fabricant de soieries ». Frédéric Masson le crut sur parole, et, depuis, beaucoup d'autres, sans s'informer davantage, reprirent cette assertion.

MM. Th. Iung2, Joseph Turquan3 et Roland Charmy4, se référant sans doute aux Mémoires de Barras, ont fait de François Clary un marchand de savon, alors qu'un abbé Marius Ganay5 le traita avec irrévérence de « mar- chand de cacahuètes en gros ».

M. Bernard Nabonne6, renseigné par les archives des Chiappe, amis des Clary, fut le premier à écrire que ceux-ci étaient « des armateurs, qui trafiquaient à Constantinople et aux Échelles du Levant ». Un document découvert en 1948 par M. Villard, archiviste en chef des Bouches-du- Rhône, vint confirmer ce renseignement, en révélant l'inventaire au décès de la fortune de François Clary. En somme, ce dernier faisait ce qu'on appelle aujourd'hui de « l'import-export » : il expédiait en Italie et au Moyen- Orient des produits des manufactures françaises et recevait en échange des blés ainsi que du café, des matières colo- rantes et autres denrées exotiques. Il affrétait des navires ou assurait leurs cargaisons, comme en témoignent maintes polices signées de lui.

I. Désirée, reine de Suède et de Norvège. Paris (librairie Plon), et Stock- holm (librairie de C. E. Fritze), 1888.

2. Bonaparte et son Temps. Paris, 1880, tome II, p. 427. 3. Napoléon amoureux. Paris, 1897. 4. Le Pur Amour de Napoléon : Désirée Clary. Paris, 1942. 5. Cf. L'Éveil provençal du 19 août 1938. 6. Bernadotte. Paris, Albin Michel, 1940 (p. 91), et Joseph Bonaparte,

Paris, Hachette, 1949 (p. 44).

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T r a v a i l l e u r a c h a r n é , s p é c u l a t e u r h e u r e u x , n é g o c i a n t

s c r u p u l e u x e t é c o n o m e , F r a n ç o i s C l a r y e u t u n e v i e f a m i -

l i a le q u i n e d o n n a l i e u à a u c u n c o m m e n t a i r e m a l v e i l l a n t . D e s a s e c o n d e f e m m e , il e u t n e u f e n f a n t s . L ' a î n é , N i c o l a s ,

n é e n 1760 , s e r é v é l a , d è s s o n a d o l e s c e n c e , le v é r i t a b l e

s u c c e s s e u r d e s o n p è r e , le b a n q u i e r e t l ' h o m m e d ' a f f a i r e s

d e t o u t e l a f a m i l l e . D e s h u i t a u t r e s , q u a t r e ( d o n t J u s t i -

n i e n ) m o u r u r e n t r e l a t i v e m e n t j e u n e s e t q u a t r e fil les s e

m a r i è r e n t : Rose , n é e e n 1764, é p o u s a e n 1786 A n t o i n e -

I g n a c e A n t h o i n e , n é g o c i a n t e t a r m a t e u r f o r t r e m a r q u a b l e

l u i a u s s i ; H o n o r i n e , n é e e n 1769 , é p o u s a e n 1791 G a b r i e l

B l a i t d e V i l l e n e u f v e ; e n f i n , l es d e u x b e n j a m i n e s , J u l i e ,

q u i n a q u i t le 26 d é c e m b r e 1771 , e t B e r n a r d i n e - E u g é n i e - Dés i r ée , v e n u e a u m o n d e le 8 n o v e m b r e 1777, e u r e n t le

d e s t i n é t o n n a n t q u e l ' o n s a i t : J u l i e B o n a p a r t e , e n t a n t

q u e r e i n e d e N a p l e s d ' a b o r d e t r e i n e d ' E s p a g n e , e n s u i t e ;

D é s i r é e B e m a d o t t e , e n t a n t q u e r e i n e d e S u è d e e t d e N o r v è g e .

Quelles que soient les origines lointaines des ancêtres Clary, nul doute que Marseille n'ait été la véritable patrie de Julie et de Désirée, et n'ait influencé leurs manières d'être et de penser.

Sans parler des caractéristiques bien connues du tem- pérament méridional, il régnait à Marseille, à la veille de la Révolution, un état d'esprit qui ne pouvait manquer d'avoir des répercussions sur l'éducation des jeunes filles, malgré les voiles dont les religieuses des couvents les entouraient.

Si on relit l'histoire de l'antique cité phocéenne, on est frappé en effet par la turbulence de ses habitants, leur goût du risque et de l'indépendance. Cette mentalité aventureuse eut pour conséquence nombre d'initiatives heureuses. Ainsi, ce fut de Marseille que se fit le commerce avec les Echelles (ou escales) du Levant, dès leur conquête par les Croisés, et ce furent des Marseillais qui, à cette

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occasion, imaginèrent l'institution des consuls en pays étranger. C'est à Marseille qu'on vit naître en 1193 une organisation communale importante où intervenaient les chefs de métiers. C'est à Marseille que le Roy René créa le premier tribunal de commerce et que fut instituée en 1599 la première chambre de commerce française. C'est à Marseille encore qu'on imagina dès 1666 des plans d'ur- banisme pour l'agrandissement rationnel de la ville. En 1781, Antoine Anthoine, le mari de Rose Clary, avait l'audace de fonder un comptoir à Kherson en Crimée et de faire franchir le Bosphore à ses navires en couvrant ses marchandises du pavillon moscovite, ce pourquoi Louis XVI l'anoblit, cette initiative ayant permis de procurer à la flotte française les hauts mâts qui lui man- quaient et de faire venir des blés d'Ukraine dans les périodes de disette.

La puissance financière des négociants et leurs res- ponsabilités municipales donnaient aux bourgeois un prestige qui contrebalançait les privilèges héréditaires de l'aristocratie. Aussi, le mélange des castes était-il plus sensible à Marseille que nulle part ailleurs. D'autant plus que ces armateurs et ces banquiers n'étaient pas des par- venus : affinés par l'aisance progressive de plusieurs géné- rations, ils avaient pris goût au luxe, aux 'belles demeures, aux jardins à la française. En allant aux concerts et au théâtre, en tenant salon littéraire ou cercle philosophique, ils savaient occuper leurs loisirs, ce qui est signe de dis- tinction. Leurs navires leur avaient rapporté de Chine des porcelaines délicates; de Turquie, des soieries aux couleurs chatoyantes; de Perse, des tapis et des minia- tures; des Indes, des châles et des toiles peintes. La co- quetterie et la gourmandise, ces péchés mignons des êtres civilisés, contribuaient aux échanges en mettant à la mode les baumes du Levant, les fards et les parfums d'Arabie, les cafés de Moka, les épices des Indes.

Ces contacts avec l'Extrême-Orient ouvraient égale- ment aux esprits curieux des horizons sur des doctrines

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philosophiques très anciennes et différentes de celles admises en Europe. La prospérité engendrait par ailleurs un certain matérialisme. On en arrivait à discuter religion et politique avec une liberté de plus en plus grande et l'esprit voltairien se répandait parmi les négociants. Les plus importants d'entre eux — les Audibert, les Seimandy, les Hugues, les Rabaud, les Tarteiron — étaient de religion réformée. Ils envoyaient leurs fils étudier à Genève et entretenaient avec les philosophes et les encyclopédistes, avec Necker et Benjamin Franklin, des relations épisto- laires suivies.

En outre, depuis la fin du règne de Louis XV, la franc- maçonnerie avait pris un développement considérable, et Marseille, en 1789, comptait vingt loges assidûment fréquentées par la plupart des hauts fonctionnaires, des négociants, des armateurs et des capitaines de navires. La mère loge écossaise avait des « filles » à Constantinople, à Smyrne, à Saint-Domingue, à la Martinique, comme dans la plupart des villes de Provence, et cela n'était pas sans faciliter les relations commerciales. Seimandy, Tarteiron, Samatan, (un des témoins du mariage de François Clary avec Rose Somis) sont « vénérables »; Joseph Hugues est « orateur »; quatre des Audibert sont « frères ». Bientôt Anthoine et son fils aîné le seront à leur tour. Quant à François et Étienne Clary, il est probable qu'ils ont été initiés, si l'on en juge par les trois points accompagnant leurs paraphes1.

Ces différentes influences, allant du goût de l'aventure à un certain athéisme, ont incontestablement joué chez les Clary. Sans doute faut-il y trouver l'explication de la facilité avec laquelle ils acceptèrent la Révolution et s'adaptèrent aux situations extraordinaires que le régime

1. Cf. La Mère Loge écossaise de France à l'Orient de Marseille, par R. Verrier, Marseille, 1950. Cf. également Les Classes bourgeoises à Mar- seille, par A. Chabaud dans le tome I publié par la Commission de re- cherche et de publication des documents relatifs à la vie économique de la Révolution. Besançon, 1942.

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i m p é r i a l l e u r p r o c u r a . I l s r e c e v a i e n t les h o n n e u r s s a n s

s ' é t o n n e r e t s u p p o r t a i e n t les r e v e r s s a n s se p l a i n d r e . L e u r

é g o ï s m e é t a i t t e m p é r é p a r u n e b o n t é f o n c i è r e e t u n e n a t u r e c o n c i l i a n t e . I l s r é v é r a i e n t l ' a r g e n t e t r e d o u t a i e n t d ' e n

m a n q u e r . I l s c r a i g n a i e n t l a m a l a d i e , p l e u r a i e n t les m o r t s ,

m a i s i g n o r a i e n t l e p é c h é e t l ' e n f e r a u t a n t q u e l a n o t i o n d e sacr i f i ce . É l e v é e s d a n s c e t t e a m b i a n c e , J u l i e e t D é s i r é e

é t a i e n t d o n c t o u t e s p r é p a r é e s à t r a v e r s e r a v e c p l a c i d i t é

les é p r e u v e s d e l a T e r r e u r c o m m e à g r a v i r s i m p l e m e n t les m a r c h e s d e s t r ô n e s .

U n a u t r e a s p e c t b i e n m é r i d i o n a l d e l e u r c a r a c t è r e é t a i t

l e u r a m o u r d e l a casa . L ' e x p r e s s i o n r e v i e n t s o u v e n t s o u s

l e u r s p l u m e s e t s ign i f i e q u e l q u e c h o s e d e p l u s q u e l a

f ami l l e . L a casa , c ' e s t p l u t ô t l ' e n t o u r a g e , « l a m a i s o n n é e »,

a v e c les v ie i l l e s t a n t e s e t l ' o n c l e S o m i s , l a n o u r r i c e q u i a

é l e v é t o u s les e n f a n t s , l es a m i s c é l i b a t a i r e s q u i v i e n n e n t

le so i r j o u e r a u l o t o e t d é g u s t e r u n m o k a .

M m e C l a r y e t se s fil les a v a i e n t l e u r l o g e a u t h é â t r e d e

Marse i l l e , m a i s r i e n n e v a l a i t p o u r e l les u n e r é u n i o n d e f a m i l l e , u n e s o i r é e d a n s a n t e , u n e e x c u r s i o n à l a « c a m -

p a g n e » d e l ' u n o u d e l ' a u t r e , a v e c u n p i q u e - n i q u e a g r é -

m e n t é d ' u n b o n p l a t d e « l i m a c e s » ( c ' e s t - à - d i r e d ' e s c a r g o t s )

o u d e q u e l q u e s ca i l l e s r ô t i e s . A P a r i s , el les a i m a i e n t r e c e -

v o i r l e u r s c o m p a t r i o t e s , p l u s o u m o i n s c o u s i n s , e n t e n d r e

l e u r a c c e n t c h a n t a n t , p a r l e r d u p a y s e n é m a i l l a n t l a

c o n v e r s a t i o n d ' e x p r e s s i o n s p r o v e n ç a l e s . D e c e t a c c o r d s u b t i l n a i s s a i t u n e s o r t e d ' e n t r a i d e m u t u e l l e , f a c i l e m e n t u t i l i s é e

p o u r o b t e n i r u n p o s t e , u n e d é c o r a t i o n , u n e f a v e u r q u e l - c o n q u e , a u s s i b i e n q u ' u n b o c a l d e c o r n i c h o n s o u u n b a r i l d ' o l i v e s .

D é s i r é e e t J u l i e e u r e n t c o n s t a m m e n t l a n o s t a l g i e d u

c l i m a t m é d i t e r r a n é e n , d u so le i l e t d e l a c h a l e u r . L o r s q u e J u l i e f u t c o n d a m n é e à l ' ex i l , ce f u t à F l o r e n c e f i n a l e m e n t

q u ' e l l e s e f ixa . P o u r D é s i r é e , le d r a m e d e s a v i e f u t d e l a

p a s s e r e n g r a n d e p a r t i e d a n s les b r u m e s g l a c é e s d u N o r d :

à p a r t i r d e 1798 , e n e f fe t , e l le n ' e u t p l u s j a m a i s l ' o c c a s i o n

d e r e v e n i r d a n s le Mid i , s a u f p o u r u n c o u r t s é j o u r e n 1 8 1 9 .

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M é r i d i o n a l e s , é t a i e n t - e l l e s p o u r a u t a n t e x u b é r a n t e s e t v o l u b i l e s ? C e r t e s , D é s i r é e b a v a r d a i t e t r i a i t v o l o n t i e r s ;

J u l i e é t a i t a u c o n t r a i r e e x t r ê m e m e n t r é s e r v é e , t i m i d e e t

d o u c e . T o u t e s d e u x a v a i e n t l a f inesse , le t a c t , l a g e n t i l - lesse , l a b o n n e h u m e u r d e s r a c e s m é d i t e r r a n é e n n e s . Ce f u t u n é l é m e n t e s s e n t i e l d e l e u r r é u s s i t e .

J u s q u ' a u s i èc le d e L o u i s X I V , l a v i l l e d e M a r s e i l l e a v a i t

é t é c o m p r i m é e , a u n o r d d u p o r t , e n t r e les q u a i s e t l es

r e m p a r t s d u b o u l e v a r d d e s D a m e s . C ' é t a i t , d a n s c e t e s p a c e

e x i g u , u n e c i t é d u M o y e n A g e , a v e c d e s r u e l l e s é t r o i t e s ,

o b s c u r e s e t p u a n t e s . L e p l a n d ' u r b a n i s m e d e 1 6 6 6 l ' a v a i t

c o n s i d é r a b l e m e n t a g r a n d i e . L e n o u v e a u r e m p a r t p a r t a i t

d e l a p o r t e d ' A i x e t , e n é p o u s a n t à d i s t a n c e l a f o r m e d u

V i e u x P o r t , r e j o i g n a i t le f o r t S a i n t - N i c o l a s . A s o n a c h è -

v e m e n t , e n 1694, il e n g l o b a i t d e s t e r r a i n s v a g u e s , o ù f u r e n t

t r a c é e s d e s r u e s l a r g e s e t r e c t i l i g n e s , a u m é p r i s d e s d é n i - v e l l a t i o n s ; l a C a n e b i è r e , l e c o u r s B e l z u n c e , l a r u e d e R o m e ,

les r u e s S a i n t - F e r r é o l e t P a r a d i s d a t e n t d e c e t t e é p o q u e .

C ' e s t l à q u e les f a m i l l e s a i s é e s f i r e n t c o n s t r u i r e l e u r s h ô t e l s

p a r les c é l è b r e s a r c h i t e c t e s P u g e t o u P o r t a i . H é l a s ! les d é m o l i s s e u r s d u x i x e s iècle n ' e n l a i s s è r e n t

s u b s i s t e r q u e f o r t p e u . E t c e l u i q u e F r a n ç o i s C l a r y a v a i t

a c h e t é , le 16 m a r s 1753 , a u 70 d e l a r u e d e R o m e , e s t

a u j o u r d ' h u i r e m p l a c é p a r u n i m m e u b l e d e r a p p o r t . C ' é t a i t

u n e m a i s o n t r è s s i m p l e à t r o i s é t a g e s s u r r e z - d e - c h a u s s é e ,

a v e c t r o i s c r o i s é e s à c h a q u e é t a g e , s a n s b a l c o n s e t s a n s o r n e m e n t s . P a r « u n j a r d i n s u r l e d e r r i è r e e n p e r s p e c t i v e

a u f o n d », o n v o i s i n a i t a v e c l ' h ô t e l d u m ê m e g e n r e q u e

N i c o l a s a c q u i t p l u s t a r d a u 69 r u e S a i n t - F e r r é o l , e t q u i a é t é conse rvé1 .

M a i s u n M a r s e i l l a i s , m ê m e m o d e s t e , n e s ' e s t j a m a i s

1. Cf. notre article sur Les Demeures de la famille Clary à Marseille, dans la revue Marseille, mai-juillet 1956.

Page 20: Désirée Clary. D'après sa correspondance inédite avec ...

c o n t e n t é d e s o n l o g e m e n t u r b a i n . I l l u i f a u t , d a n s les

e n v i r o n s , u n e « c a m p a g n e », u n e « b a s t i d e », v o i r e u n « c a - b a n o n », o ù l ' o n se r e n d e n f a m i l l e , l e d i m a n c h e , p o u r y

d é j e u n e r d e ses p r o v i s i o n s . L e s C l a r y p o s s é d a i e n t a i n s i

d e u x c a m p a g n e s v o i s i n e s , l ' u n e à S a i n t - J e a n - d u - D é s e r t ,

l ' a u t r e à S a i n t - D o m i n i q u e , q u i s o n t a u j o u r d ' h u i d e s f a u -

b o u r g s d e l a ville1. L e s m a i s o n s e n é t a i e n t a s s e z d é l a b r é e s

e t à p e i n e m e u b l é e s ; les q u e l q u e s h e c t a r e s e n v i r o n n a n t s

p r o d u i s a i e n t d e s l é g u m e s , d e s f igues , d u r a i s i n e t d u b l é .

L a p r o p r i é t é d e S a i n t - J e a n - d u - D é s e r t , p r o c h e d e s c é l è b r e s

f a ï e n c e r i e s , a v a i t é t é a c h e t é e p a r J o s e p h C l a r y , le p è r e d e

F r a n ç o i s , le 11 n o v e m b r e 1732 . Cel le d e S a i n t - D o m i n i q u e

a v a i t é t é a c q u i s e p a r F r a n ç o i s , le 17 j a n v i e r 1771 . I l n ' e n

r e s t e a u c u n v e s t i g e n o t a b l e , e t s u r l e u r e m p l a c e m e n t d e s m a r a î c h e r s c u l t i v e n t m a i n t e n a n t t o m a t e s e t a r t i c h a u t s .

B e r n a r d i n e - E u g é n i e - D é s i r é e C l a r y f u t b a p t i s é e e n l a

p a r o i s s e S a i n t - F e r r é o l l e l e n d e m a i n d e s a n a i s s a n c e , c ' e s t -

à - d i r e le 9 n o v e m b r e 1777 . L e p a r r a i n , l e s i e u r L o u i s -

H o n o r é L e J e a n s , n é g o c i a n t , e t l a m a r r a i n e , B e r n a r d i n e -

C a t h e r i n e d e S o m i s , é t a i e n t , le p r e m i e r , l e m a r i d e s a

d e m i - s œ u r J e a n n e , e t l a s e c o n d e , l a s œ u r d e s a m è r e .

L e b a r o n H o c h s c h i l d 2 , l ' a y a n t f a i t n a î t r e le 8 n o v e m b r e

1. La vieille maison située à Montredon dans la propriété Pastré et connue comme une « bastide Clary » est, en réalité, une ancienne habi- tation des frères Fléchon, dont leur neveu, Étienne Clary, fils du pre- mier mariage de François, hérita seulement en 1808. Elle fut vendue par ses enfants à Mme Pastré en 1839. La tradition selon laquelle Napo- léon y aurait habité n'est guère vraisemblable. (Cf. notre article sur Le Souvenir de Désirée Clary à Marseille dans le Bulletin du Musée Ber- nadotte. Pau, 1956.)

2. Op. cit., page 1. Le général Canrobert dans les Mémoires qu'il a laissés de sa mission en Suède en novembre 1855 et que recueillit M. Germain Bapst (tome III , chap. 1er. Plon-Nourrit, Paris, 1909), arepro- duit en majeure partie — sans s'y référer — les propos du baron Hochs- child et les lettres de Désirée citées par celui-ci. Il y a donc lieu de considérer ce qu'il dit des souvenirs de la reine comme de seconde main.

Page 21: Désirée Clary. D'après sa correspondance inédite avec ...

1781 , f u t e n s u i t e t r è s e m b a r r a s s é p o u r e x p l i q u e r les p r o -

p o s i t i o n s m a t r i m o n i a l e s f a i t e s p a r les f r è r e s B o n a p a r t e e n 1 7 9 4 à c e t t e p e t i t e fille d e d o u z e a n s e t d e m i . S o n e r r e u r

v e n a i t d e ce q u e les a l m a n a c h s d e l a c o u r i m p é r i a l e , a y a n t r a j e u n i l a r e i n e J u l i e d e s i x a n s , D é s i r é e , a f i n d e m a i n t e n i r ,

e n p a r t i e d u m o i n s , l a d i s t a n c e q u i s é p a r a i t s o n â g e d e

ce lu i d e s o n a î n é e , s ' é t a i t r a j e u n i e e l l e - m ê m e d e q u a t r e a n s .

L e s e x e m p l e s d e c e t t e i n n o c e n t e t r i c h e r i e n e m a n q u e n t

p a s d e n o s j o u r s ; à l ' é p o q u e , c ' é t a i t h a b i t u d e f r é q u e n t e ,

l ' é t a t c iv i l n ' e x i s t a n t p a s à p r o p r e m e n t p a r l e r . E t c e t t e

h a b i t u d e p e r s i s t a s o u s le D i r e c t o i r e , p u i s q u e a u m o m e n t d e s o n m a r i a g e , N a p o l é o n B o n a p a r t e e u t l a g a l a n t e r i e d e

se v ie i l l i r , t a n d i s q u e J o s é p h i n e se r a j e u n i s s a i t ; D é s i r é e ,

p l u s t a r d , s u i v i t l ' e x e m p l e et , d e v a n t l ' a g e n t m u n i c i p a l d e

S c e a u x , s e d é c l a r a â g é e d e d i x - h u i t a n s , a l o r s q u ' e l l e e n

a v a i t l a r g e m e n t v i n g t .

D e l a j e u n e s s e d e s d e m o i s e l l e s C l a r y , n o u s n e s a v o n s

r i e n d e p r é c i s . L a t r a d i t i o n v e u t q u ' e l l e s a i e n t é t é é l e v é e s e n u n c o u v e n t d e Mar se i l l e , ce q u i e s t v r a i s e m b l a b l e ,

D é s i r é e a v o u a n t e l l e - m ê m e n ' a v o i r g a r d é q u ' u n s o u v e n i r

a s s e z c o n f u s d e l a m a i s o n p a t e r n e l l e .

E l l e s e p l a i s a i t t o u t e f o i s , c i n q u a n t e a n s p l u s t a r d , à

c o n t e r u n i n c i d e n t d e s o n e n f a n c e . « U n j o u r , d i s a i t - e l l e ,

u n m i l i t a i r e se p r é s e n t a c h e z n o u s , m u n i d ' u n b i l l e t d e

l o g e m e n t . M o n p è r e , q u i n ' a v a i t n u l l e m e n t e n v i e d e v o i r

l a t r a n q u i l l i t é d e s a m a i s o n t r o u b l é e p a r le t a p a g e q u e f a i s a i e n t o r d i n a i r e m e n t les s o l d a t s , le m i t a m i c a l e m e n t à l a

p o r t e a v e c u n e l e t t r e p o u r s o n co lone l , d a n s l a q u e l l e il

p r i a i t c e l u i - c i d e l u i e n v o y e r p l u t ô t u n off ic ier . L e m i l i t a i r e

r e n v o y é é t a i t le f o u r r i e r B e r n a d o t t e q u i d e v a i t p l u s t a r d

m ' é p o u s e r e t d e v e n i r roi1. » « S i n o n e vero, bene t r o v a t o ! » E n 1790, é p o q u e d u s é j o u r

à M a r s e i l l e d e B e r n a d o t t e , ce lu i - c i é t a i t d é j à u n a d j u d a n t

d i s t i n g u é e t n ' a v a i t r i e n d ' u n s o u d a r d . I l p a s s a i t p o u r ê t r e d a n s les f a v e u r s d e s o n co lone l , le m a r q u i s d ' A m b e r t ,

1. B a r o n HOCHSCHII ,D : O p . c i t . , p . 2.

Page 22: Désirée Clary. D'après sa correspondance inédite avec ...

et, plus encore peut-être, dans celles de la marquise; ses contacts fréquents avec des gens de qualité n'avaient pas été sans influer sur ses manières. En bon Béarnais qu'il était, il est bien possible qu'il ait lui-même inventé plus tard l'anecdote pour amuser sa femme.

La convocation des États Généraux créa une certaine agitation parmi les négociants marseillais. Ceux qu étaient protestants étaient, tout naturellement, les par- tisans d'une transformation politique, ayant été les vic- times récentes de l'intolérance gouvernementale et des vexations administratives. Quant à ceux qui se piquaient de sociologie ou d'économie politique, ils trouvaient, dans les absurdités et les injustices des institutions, de nom- breux objets de réforme.

Les riches bourgeois, en général, attendaient de la par- ticipation des nobles et du clergé aux dépenses publiques leur propre exonération. M. de Ricard1 écrit, à propos des Clary : « Cette famille ne voyait pas sans une secrète satis- faction, irréfléchie sans doute, mais sentie, approcher une crise qui devait niveler la société, au profit, croyait- elle, de la classe à laquelle elle appartenait. »

A toutes ces pensées encore mal conscientes, Mirabeau vint, à partir du 16 mars 1789, apporter à Marseille une expression fougueuse qui souleva l'enthousiasme. Et dès lors, l'agitation commença. Le 20 mars, des placards, posés et payés on ne sait par qui, convoquaient les ouvriers aux allées de Meilhan pour le 22. Le lieutenant-général comte de Caraman interdit la réunion, mais le 23, des émeutiers se rassemblent, déferlant vers la maison du directeur des Fermes communales. Le 24, ils la pillent de fond en comble.

« Cette agitation n'était pas particulière à Marseille,

1. Autour des Bonaparte. Fragments de Mémoires du général de Ricard, Paris 1891, p. 70.

Page 23: Désirée Clary. D'après sa correspondance inédite avec ...

r e m a r q u e R a o u l B a s q u e t l . E l l e a v a i t e x p l o s é e n v i o l e n c e s p i r e s à T o u l o n le 23 m a r s , p u i s , d u 25 a u 26, à A ix , à

S a l e r n e s , à A u p s , à Sol l iès , à H y è r e s , à B r i g n o l e s , à R i e z . L ' é t r o i t s y n c h r o n i s m e d e s m o u v e m e n t s , les d i s t a n c e s

q u i s é p a r e n t les l i e u x o ù les é m e u t e s s ' é t a i e n t b r u s q u e -

m e n t d é c h a î n é e s , n e p e r m e t t e n t p a s d ' a d m e t t r e l e u r

s p o n t a n é i t é . U n e o r g a n i s a t i o n s e c r è t e a v a i t c o m m u n i q u é

d e s i m p u l s i o n s e t l a n c é d e s o r d r e s . » Q u e l l e o r g a n i s a t i o n ?

L a r é p o n s e n e p a r a î t p a s d o u t e u s e d è s l o r s q u e n o u s s a v o n s

q u e M i r a b e a u é t a i t f r a n c - m a ç o n e t q u e l a m è r e - l o g e d e

M a r s e i l l e a v a i t , a v a n t 1789, f o n d é d e s « fil les » à B r i g n o l e s ,

H y è r e s , A v i g n o n , R i e z , T o u l o n , A ix . . . .

L e 4 a v r i l , M i r a b e a u é t a i t é l u d é p u t é d u T i e r s à M a r -

sei l le , e t le 6 à A i x ; d e u x n é g o c i a n t s f r a n c s - m a ç o n s s o n t

é l u s à M a r s e i l l e : M i c h e l R o u s s i e r e t A n d r é L i q u i e r . C ' e s t

e n c o r e u n f r a n c - m a ç o n , D o m i n i q u e A u d i b e r t , l e c o r r e s -

p o n d a n t d e V o l t a i r e , q u i d e v i e n t , le i l a v r i l 1790, p r é s i -

d e n t d e l a S o c i é t é p a t r i o t i q u e d e s A m i s d e l a C o n s t i t u t i o n ,

f i l ia le d e ce l le d e P a r i s (le f u t u r c l u b d e s J a c o b i n s ) . A u

b o u t d ' u n m o i s , le c l u b c o m p r e n a i t s e p t à h u i t c e n t s

m e m b r e s . C ' e s t d e l à q u e p a r t i r e n t les e x c i t a t i o n s i n c e s - s a n t e s e t l es m o t s d ' o r d r e d e s m a n i f e s t a t i o n s r é v o l u t i o n -

n a i r e s .

L e r ô l e j o u é d a n s l a R é v o l u t i o n p a r les s o c i é t é s p o p u - l a i r e s a é t é d i s c e r n é d e b o n n e h e u r e p a r A n d r é C h é n i e r .

« S e t e n a n t t o u t e s p a r l a m a i n , é c r i v a i t - i l , e l les f o r m e n t

u n e e s p è c e d e c h a î n e é l e c t r i q u e a u t o u r d e l a F r a n c e . A u m ê m e i n s t a n t , d a n s t o u s les r e c o i n s d e l ' E m p i r e , e l les

s ' a g i t e n t e n s e m b l e , p o u s s a n t les m ê m e s cr is , i m p r i m a n t les m ê m e s m o u v e m e n t s . »

M i r a b e a u — l ' a p p r e n t i s o r c i e r — s ' i n q u i é t a b i e n t ô t d e

l ' a g i t a t i o n q u ' i l a v a i t d é c l e n c h é e à M a r s e i l l e e t , d e P a r i s ,

s u s c i t a c o n t r e le c l u b l ' o p p o s i t i o n d e s o n a m i L i e u t a u d . M a i s le F M B a r b a r o u x , a r d e n t c l u b i s t e , s o r t i t

v a i n q u e u r d e l a l u t t e . Ce f u t l u i q u i a p p e l a à P a r i s le

1. Histoire de Marseille, Paris, 1945, p. 323.

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bataillon des 516 Marseillais dont l'entrée dans la capitale se fit le 30 juin 1792 aux accents de l'hymne de Rouget de Lisle. Et c'est du club de Marseille que partit le 27 juin 1792 une pétition à l'Assemblée où, pour la première fois, il était demandé que le « pouvoir exécutif soit nommé et renouvelé par le peuple ».

Une équipe de tueurs commence alors dans la ville une série de pendaisons que le maire Mouraille tolère. L'abolition de la royauté, la mort du roi sont acclamées. Mais le commerce maritime est empêché par les forces navales anglaises, le blé manque, les assignats se dépré- cient. Avec horreur, les Clary voient un jour (le 13 janvier 1793) le curé de leur paroisse de Saint-Ferréol, l'abbé Olive, vieillard de quatre-vingt-quatre ans, pendu à la lanterne, à quelques pas de chez eux.

Une réaction suivit contre la tyrannie jacobine. Ce fut l' « insurrection sectionnaire ». Les pendeurs sont guillo- tinés le 16 mai, le club est fermé, son état-major arrêté. Sous les ordres du lieutenant-colonel Victor Somis, le frère de Mme Clary, une armée départementale de 6 ooo hommes est formée qui se dirige vers Lyon, mais se fait battre par Carteaux le 11 août. Les Marseillais, se sentant perdus, implorent le secours de la flotte anglaise; l'amiral Hood, selon une tradition typiquement britannique, trouva plus intéressant d'occuper Toulon, port de guerre, et ce sont les troupes de la Convention qui entrèrent dans Marseille le 25 août 1793.

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CHAPITRE I I

PREMIÈRE RENCONTRE

COMMENT LES CLARY FIRENT LA CONNAISSANCE

DES BONAPARTE Il TANDIS QUE JULIE ÉPOUSE

JOSEPH, DÉSIRÉE CORRESPOND AVEC NAPOLÉON

(1793-1795) .

L E 13 JUIN 1793, une famille corse, chassée de son île p a r les t roupes de Paoli, ava i t débarqué à Tou- lon sans un sol. C 'é ta i t la veuve Charles B o n a p a r t e

avec quatre de ses fils — Joseph, Napoléon, Louis et Jérôme — et ses trois filles Marianna, Paolettal et Caro- line. Elle retrouva au milieu de l'anarchie terroriste régnant dans la ville, un autre de ses fils, Lucien, qui, malgré ses dix-huit ans, jouait déjà un rôle révolutionnaire.

Joseph, l'aîné, a vingt-cinq ans. Selon la coutume corse, il est le chef de famille depuis que son père est mort, huit ans plus tôt. Il installe sa mère au village de la Vallette et se rend à Paris demander à la Convention des subsides pour les patriotes corses réfugiés, ayant compris un des premiers le jeu des institutions républicaines. Napoléon aura vingt-quatre ans dans deux mois; capitaine d'ar- tillerie, il rejoint son régiment à Nice, comptant bien y toucher un arriéré de solde, malgré le long congé qu'il vient de s'octroyer sans autorisation. Les autres enfants plus jeunes attendent à Toulon avec leur mère.

Dès son arrivée à Paris, Joseph rencontre des compa- triotes influents, députés à la Convention, parmi lesquels

1. Appelées plus tard Elisa et Pauline.

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Casabianca et surtout Saliceti, qu'il a connu à l'Université de Pise. Il plaide pour la Corse et obtient gain de cause. L'Assemblée vote un secours de 600 000 livres aux insu- laires réfugiés et nomme trois commissaires, dont Saliceti et Chauvet, chargés d'aller prélever dans l'armée d'Italie un corps expéditionnaire destiné à combattre Paoli et les Anglais alors maîtres de l'île. D'autorité, Joseph se joint à eux comme secrétaire et c'est avec eux qu'il pénètre dans Marseille.

Aussitôt la répression commence, dirigée par le repré- sentant Albitte. Le 28 août, un tribunal révolutionnaire, sans jury, entre en fonctions sous l'autorité de Maillet. Saliceti n'oublie pas ses nouveaux amis et il profite de son influence pour, coup sur coup, procurer à Joseph un emploi de commissaire des guerres de première classe, adjoint au citoyen Chauvet, aux appointements de 6 000 francs; à Napoléon, le commandement de l'artillerie devant Toulon; à Lucien, une place de garde-magasin des subsistances à Saint-Maximin, avec un traitement de i 200 francs ; à Mme Bonaparte et à ses autres enfants, un logement à Marseille, 12, rue Caisserie, dans l'hôtel d'un émigré, M. de Cypières. La famille est tirée d'affaire grâce à la solidarité corse et à l'entregent du fils aîné.

Celui-ci, satisfait, va-t-il borner là ses ambitions? Non. Son père avait compris que, sous Louis XVI, pour « arri- ver » il fallait être noble. Les temps ont changé : il importe aujourd'hui d'être franc-maçon.

Le procès-verbal de l'initiation de Joseph à la R L « Parfaite sincérité » de Marseille, le huitième jour du neuvième mois de 1793, existe et la photographie en a été publiéel. Il n'est pas le seul « profane en réflection à faire du bruit à la porte du Temple », et à côté de « Joseph Bonaparte, âgé de vingt-six ans; profession : commissaire du pouvoir exécutif et des guerres, natif d'Ajaccio' en

1. R . V E R R I E R : O p . c i t . , p . 36 .

2 . D e b o n n e fo i , J o s e p h s e c r o y a i t n é à A j a c c i o l e 7 f é v r i e r 1 7 6 8 , a l o r s

q u e d ' a p r è s s o n a c t e d e b a p t ê m e , il é t a i t n é à C o r t e l e 7 j a n v i e r 1 7 6 8 .

Page 28: Désirée Clary. D'après sa correspondance inédite avec ...

C o r s e , c a t h o l i q u e », i l y a s e s d e u x n o u v e a u x f r è r e s - m a ç o n s :

« C h r i s t o p h e S a l i c e t i , c i t o y e n f r a n ç a i s , v r a y e r é p u b l i c a i n ,

r e p r é s e n t a n t d u p e u p l e à l a C o n v e n t i o n n a t i o n a l e , â g é d e

t r e n t e - q u a t r e a n s , n a t i f d e B a s t i a , e n i s l e d e C o r s e , c a t h o -

l i q u e , e t F é l i x C h a u v e t , â g é d e v i n g t - s i x a n s , c o m m i s s a i r e

o r d o n n a t e u r à l ' a r m é e d e s t i n é e à l a r é d u c t i o n d e T o u l o n ,

c a t h o l i q u e , n a t i f d e D i g n e . »

É v é n e m e n t b i e n m i n c e , s a n s d o u t e , q u e c e t t e i n i t i a t i o n ,

e t n o u s n ' e n d é d u i r o n s p a s q u e d ' e l l e a i e n t d é p e n d u l e s

é t o n n a n t e s c a r r i è r e s d e J o s e p h B o n a p a r t e e t d e s o n f r è r e

N a p o l é o n . É v é n e m e n t s y m p t o m a t i q u e c e p e n d a n t e t c a -

p a b l e d ' e x p l i q u e r d a n s u n e c e r t a i n e m e s u r e , d e s « j e u x

d ' i n f l u e n c e » r e s t é s m y s t é r i e u x 1 .

N e p e u t - o n , p a r e x e m p l e , y t r o u v e r l a r a i s o n d e l ' i n t e r -

v e n t i o n d e J o s e p h B o n a p a r t e e n f a v e u r d ' É t i e n n e C l a r y ,

u n d e s f i l s d e F r a n ç o i s e t d e G a b r i e l l e F l é c h o n ? C e t t e

h y p o t h è s e s e r a i t s a n s d o u t e p l u s p r o c h e d e l a v é r i t é m a i s

m o i n s r o m a n e s q u e q u e l e r é c i t f a i t p a r l a r e i n e D é s i r é e

a u b a r o n H o c h s c h i l d .

M o n f r è r e , r a c o n t a i t - e l l e , a v a i t é t é a r r ê t é , j e n e s a i s à q u e l

p r o p o s , e t s a f e m m e 2 é t a i t d a n s u n é t a t d ' a n x i é t é e x t r ê m e , c a r

1. Sous l'Empire, Joseph Bonaparte fut élu Grand Maître de la maçon- nerie, mais en fait l 'autorité était dévolue à Cambacérès, Grand Maître adjoint qui suivait aveuglément les directives de Napoléon. Deux amis intimes de Joseph occupaient des postes importants : Jaucourt était grand secrétaire, et Stanislas de Girardin, grand maître des cérémonies. Voir sur ce sujet Napoléon et la Franc-Maçonnerie, par Hector Fleichs- mann, Paris, 1908. M. Fleichsmann attribue à des directives maçonniques la reddition de Malte à Bonaparte, celle de Mayence à Custine, celles de Nimègue, de Lyde et d'Harlem à Pichegru. Il s'étonne que Joseph ait été élu grand maître alors qu'il n 'était pas maçon : la preuve est faite que sur ce point, il était insuffisamment informé.

Joseph Bonaparte et Cambacérès furent dégradés de leurs dignités à la loge du Grand Orient le 31 mai 1814.

2. Née Marcelle Guey, elle était la fille d'un ancien échevin et d'une demoiselle Fabre; la sœur de Mmes d'Henrique, de Ricard et Haslawer. C'est elle que Mme Selinko appelle « Suzanne ». Quelques lettres d'elle à Nicolas Clary (Bibl. Thiers, Fonds Masson, Carton 86) témoignent de son étonnante ignorance de l'orthographe, d 'un manque de distinc- tion et d'une ambition, qui contrastent avec la bonne éducation et la simplicité de ses belles-sœurs.

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les t r i b u n a u x r é v o l u t i o n n a i r e s a v a i e n t u n e p r o c é d u r e te r r i - b l e m e n t expéd i t ive . Ma p a u v r e bel le-sœur , qu i v o y a i t dé j à son m a r i gui l lo t iné , réso lu t p o u r le s a u v e r de t e n t e r u n e d é m a r c h e a u p r è s d u r e p r é s e n t a n t d u p e u p l e Alb i t t e , q u i se t r o u v a i t de pas sage à Marseille. Ne v o u l a n t p a s al ler seule, elle m e d i t de l ' a ccompagne r . L ' o n n o u s fit e n t r e r d a n s u n e g r a n d e pièce q u i p r é c é d a i t le c a b i n e t de celui d o n t d é p e n d a i t , à ce qu ' i l pa ra î t , l a v ie de m o n frère. I l y a v a i t là u n e foule de gens venus p o u r sol l ici ter des grâces o u des faveurs . N o u s nous ass îmes dans u n coin o ù la fa t igue , la cha leu r de c e t t e c h a m b r e ple ine de m o n d e e t les é m o t i o n s q u e j ' a v a i s t r ave r sées depuis la veille, m ' a c c a b l è r e n t si b i en q u e je m ' e n d o r m i s .

L o r s q u e je m e révei l la i au b r u i t d ' u n e p o r t e que l ' on fer- m a i t , je m e t r o u v a i s sans a u t r e lumière que celle v e n a n t d ' u n e l a n t e r n e qui , d u dehors , j e t a i t son ref let su r le tapis . Ma belle- s œ u r n ' é t a i t p lu s a u p r è s de moi , e t tous les au t r e s sol l ici teurs a v a i e n t é g a l e m e n t d i spa ru . Ma bel le-sœur , à ce qu 'e l le m 'exp l i - q u a p lus t a rd , n ' a v a i t pas v o u l u m e révei l ler lo r sque son t o u r é t a i t v e n u d ' e n t r e r chez A lb i t t e ; son aud i ence te rminée , elle n ' a v a i t p u m e re jo indre ; pressée d ' a p p o r t e r à la pr i son l ' o rd re d ' é l a rg i s semen t de son mar i , elle s ' é t a i t d i t que je sau ra i s b i en r e n t r e r sans elle.

E n a t t e n d a n t j ' é t a i s là, u n peu effrayée e t ne c o m p r e n a n t r i en à m a s i t ua t ion , lo r sque je m ' a p e r ç u s que je n ' é t a i s pas seule. A u m o u v e m e n t q u e j ' a v a i s fait , u n h o m m e qu i so r t a i t de chez le r e p r é s e n t a n t s ' a p p r o c h a de m o i et, me r e g a r d a n t avec surpr i se , v o u l u t savoi r c o m m e n t je m e t r o u v a i s à parei l le heure d a n s u n pa re i l endro i t . Q u a n d je lui eus exp l iqué ce qu i m ' a r - r iva i t , il m e r a s su ra su r le so r t de m o n frère e t a j o u t a : « U n e p e t i t e demoisel le c o m m e vous ne p e u t pas , la n u i t venue , s ' en al ler seule p a r les rues ; je vais donc vous recondui re j u s q u e chez vous . » Nous n o u s m î m e s en r o u t e et, chemin fa isant , nous c a u s â m e s si b ien q u ' à n o t r e ar r ivée , d e v a n t la m a i s o n de m o n frère, n o u s é t ions d e v e n u s t o u t à f a i t bons amis . A u mo- m e n t de nous sépare r , je lui dis que m a m è r e v o u d r a i t cer ta i - n e m e n t e l le-même le r emerc ie r d u soin qu ' i l a v a i t pr is de moi, e t que je le pr ia is p a r c o n s é q u e n t de ven i r nous r end re visi te.

— Alors, u n de ces jours , vous m e p résen te rez à vo t r e famille? dit-il .

— Avec p la is i r ; ma i s je v o u d r a i s pouvoi r , en a t t e n d a n t , d i re a u x miens le n o m de celui qu i m ' a p ro tégée ce scir.

— C 'es t j u s t e ; vous l eu r d i rez que je m ' appe l l e J o s e p h Bona - p a r t e . »

Voilà, d i sa i t la re ine Désirée, c o m m e n t les Cla ry e t les Bona - p a r t e o n t fa i t conna issance .

Page 30: Désirée Clary. D'après sa correspondance inédite avec ...

Il n'existe dans ce récit aucune invraisemblance majeure. Albitte était bien le représentant dont dépen- dait à l'époque le sort des inculpés et on ne peut soupçonner le Suédois Hochschild d'avoir appris ce nom autrement que par Désirée, qui avait de bonnes raisons pour s'en souvenir. Albitte fut remplacé par Barras et Fréron à partir du 18 octobre 1793. Joseph Bonaparte rejoignit le quartier général d'Ollioules avant le 20 septembre. Étienne avait été arrêté le 17 sep- tembre et écroué à la maison d'arrêt de Sainte-Claire. C'est donc le 18 ou le 19 septembre que la scène se serait passée.

Pourquoi alors Désirée parle-t-elle de la « maison de son frère » et non de son père, qui vivait encore? Sans doute, Hochschild a-t-il mal entendu ou corrigé après coup, puisqu'il situe l'événement en 1794. Par ailleurs, s'il est exact qu'Étienne ne fut pas guillotiné, il ne fut pas pour autant libéré immédiatement, son élargissement datant du 10 mars 1794. Entre-temps — le 18 frimaire an II — il rédigea une pétition aux citoyens représentants du peuple, qui fut visée par Fréron.

Nous possédons un autre récit de la façon dont les Clary firent la connaissance des Bonaparte. C'est une note ma- nuscrite rédigée par Victor Somis et datée du 20 décembre 18151. Cette note rédigée dans un but intéressé, plus de vingt-deux ans après les événements qu'elle relate et auxquels le signataire, émigré à l'époque, n'avait pas assisté, a peut-être légèrement déformé les faits. Mais, dans l'ensemble, elle concorde avec le récit de Désirée et les déductions que nous en avons tirées plus haut en ce qui concerne la date.

Ces deux témoignages sont en grande partie confirmés par Barras2 qui écrivit dans ses mémoires : « Étienne Clary, voulant anoblir la fortune paternelle, venant du négoce

1. Cf. Appendice II. - 2. Mémoires de Barras, publiés par Duruy, I, p. 291.

Page 31: Désirée Clary. D'après sa correspondance inédite avec ...

e t d u s a v o n 1 , s ' é t a i t i m a g i n é d e se f a i r e a r i s t o c r a t e : s a p r é t e n t i o n l u i a v a i t v a l u d ' ê t r e i n c a r c é r é . Ses s œ u r s dé so -

lées a l l a i e n t f a i r e d e s d é m a r c h e s a u p r è s d e t o u s les m a t a -

m o r e s r é v o l u t i o n n a i r e s . J o s e p h B o n a p a r t e , c o m m i s s a i r e

d e s g u e r r e s , l e u r f u t i n d i q u é c o m m e u n e p u i s s a n c e d u j o u r .

J o s e p h B o n a p a r t e , a p r è s les a v o i r p l u s i e u r s fois f a i t r e v e n i r

à t o u t e s les h e u r e s m ê m e les p l u s a v a n c é e s d e l a n u i t , e n t r a d e c e t t e m a n i è r e a s s e z d a n s l ' i n t i m i t é d e c e s d a m e s

p o u r a r r i v e r à d e m a n d e r e n m a r i a g e l ' u n e d ' e l l e s . »

B a r r a s e s t a r r i v é à M a r s e i l l e le 18 o c t o b r e 1793 e t y

r e s t a j u s q u ' e n f é v r i e r 1794. I l a p r o b a b l e m e n t e n t e n d u

r a c o n t e r l ' a f f a i r e d e l a r e n c o n t r e d e D é s i r é e a v e c J o s e p h e t l a

m a n i è r e d o n t ce lu i - c i a v a i t a c c o m p a g n é l a « p e t i t e d e m o i -

se l le » p o u r l u i é v i t e r d e s r e n c o n t r e s n o c t u r n e s . D e l à s o n a l l u s i o n à ces c o n v o c a t i o n s à d e s h e u r e s a v a n c é e s d e la n u i t .

E n p r é s e n c e d e ces d é c l a r a t i o n s c o n c o r d a n t e s d e d e u x

m e m b r e s d e l a f a m i l l e C l a r y e t d ' u n c o n t e m p o r a i n , le

d o u t e n ' e s t g u è r e p o s s i b l e .

R e s t e à e x p l i q u e r p o u r q u e l m o t i f , J o s e p h , ce j e u n e « m a t a m o r e r é v o l u t i o n n a i r e », i n t e r v i n t e n f a v e u r d ' u n

n é g o c i a n t c o m p r o m i s q u ' i l n e c o n n a i s s a i t p a s . P o u r les

b e a u x y e u x , r e m p l i s d e l a r m e s , d e M m e É t i e n n e C l a r y ? P e u t - ê t r e . P a r s o l i d a r i t é e n v e r s u n f r è r e m a ç o n , c o m m e

n o u s le s u p p o s i o n s p l u s h a u t ? Ce n ' e s t p a s i m p o s s i b l e .

I l e s t a s s e z s i g n i f i c a t i f e n effe t d e c o n s t a t e r q u e d u r a n t

le m o i s d e s e p t e m b r e 1793, q u a n d le F M M a i l l e t

p r é s i d e le t r i b u n a l ; q u a n d Sa l i ce t i , C h a u v e t e t J o s e p h

B o n a p a r t e , « i n i t i é s » r é c e n t s , l ' e n t o u r e n t e t le p r o t è g e n t ,

l es g r a n d s n é g o c i a n t s f r a n c s - m a ç o n s c o m m e T a r t e i r o n ,

S a m a t a n , P a y a n t , s o n t a r r ê t é s m a i s b i e n t ô t a c q u i t t é s . L e s m ê m e s , a r r ê t é s d e n o u v e a u , f u r e n t c o n d a m n é s à m o r t

e t e x é c u t é s , a p r è s q u e B a r r a s e t F r é r o n e u r e n t a c c u s é M a i l l e t d ' i n d u l g e n c e e n v e r s « les n é g o c i a n t s i n f â m e s ».

1. Nous avons dit plus haut ce qu'il fallait penser de cette assertion. Quant aux prétentions d'Étienne Clary à l'aristocratie il semble qu'elles datent de 1808 seulement, lorsqu'il signait : « Et. Clary de Fléchon. »

Page 32: Désirée Clary. D'après sa correspondance inédite avec ...

D a n s le c a s d ' É t i e n n e C l a r y — d o n t l ' a p p a r t e n a n c e à

l a f r a n c - m a ç o n n e r i e n ' e s t d ' a i l l e u r s p a s p r o u v é e — n o u s

i n c l i n e r i o n s p l u t ô t à p e n s e r q u e l ' i n t e r v e n t i o n d e J o s e p h

B o n a p a r t e f u t le r é s u l t a t d ' u n é l a n d e s o n b o n c œ u r — d e

ce c œ u r d a n s l e q u e l c o u l a i t , p r é t e n d a i t - i l n a g u è r e , l e s a n g

b l e u d e s p o d e s t a t s f l o r e n t i n s — e t d ' u n c a l c u l d e s o n

e s p r i t p r a t i q u e q u i a v a i t j u g é , e n j e u n e h o m m e p a u v r e , d e l a v a l e u r é v e n t u e l l e d ' u n e t r a i t e d e r e c o n n a i s s a n c e t i r é e

s u r u n e f a m i l l e r i che .

S a b o n n e a c t i o n f u t r é c o m p e n s é e i m m é d i a t e m e n t :

M m e É t i e n n e C l a r y , a y a n t f a i t l a c o n n a i s s a n c e d e M m e B o -

n a p a r t e e t d e ses filles, d e v i n t l e u r a m i e e t l e u r p r o t e c t r i c e . « S a n s elle, d i t R i c a r d l , c e t t e f a m i l l e B o n a p a r t e a u r a i t

é t é a s s e z b e s o g n e u s e 2 . »

Cependant, la mort rôdait autour des Clary. Le 7 novembre 1793, Justinien, un des enfants du pre-

mier mariage de François Clary, âgé de vingt-sept ans et célibataire, disparaît mystérieusement. Sa famille s'in-

1. Op. cit., p a g e 106. 2. M m e É t i e n n e Clary i n t e r v i n t é g a l e m e n t p o u r son beau- f rè re

M. de R ica rd , qui, s ' é t a n t é v a d é d u f o r t S a i n t - J e a n le 28 oc tob re 1793 avec la compl ic i té d ' u n e g o u v e r n a n t e de M. Guey, se r e n d i t chez s a bel le-sœur, r ue de la Seconde-Calade , e t lui e m p r u n t a les 28 ooo l ivres nécessaires p o u r se p rocu re r le b a t e a u s a u v e u r . Le fils de M. de R i c a r d , sans reconna i ssance p o u r ce ges te qui s a u v a à l ' époque la vie de son père, p r é t e n d i t que M m e Clary m i t p a r la su i t e b e a u c o u p d ' â p r e t é à se faire r embourse r . E n réal i té , elle consen t i t au con t ra i r e de la rges faci l i tés de p a i e m e n t , pu isqu 'e l le accep ta , en p luviôse a n I X , q u a t r e bil lets de 7 142 l ivres c h a c u n p a y a b l e s a u x époques des 11 nivôse des ans X , X I , X I I , e t X I I I . « J e ne conserve de souven i r que de ses b ienfai ts , éc r iva i t à ce s u j e t M. de R i c a r d à Nicolas Clary, e t m o n p lus vif dés i r es t d ' ê t r e à m ê m e de pouvo i r la conva inc re c o m b i e n je suis j a loux de lui en p r o u v e r m a reconnaissance . » (Bib. Thiers , F o n d s Masson, C a r t o n 85.)

C 'es t une p reuve de p lus d u p e u de c rédi t q u ' o n do i t accorder à ce r t a ins mémoi res dictés p a r la ha rgne , e t ce t r a i t r e n d d ' a u t a n t p lus suspec tes les méchance t é s p ropagées p a r le fils de M. de R i c a r d c o n c e r n a n t les B o n a p a r t e e t les Clary.

Page 33: Désirée Clary. D'après sa correspondance inédite avec ...

q u i è t e , f a i t d e s r e c h e r c h e s . A u b o u t d e q u a t r e j o u r s d ' a n -

g o i s s e , s o n b e a u - f r è r e A n t h o i n e , s e s a m i s R a b i e u x e t

P a i l l e t , d é c o u v r e n t s o n c o r p s d a n s l e p u i t s d ' u n e m a i s o n

d e l a r u e S a i n t - F e r r é o l . I l s a v e r t i s s e n t l a p o l i c e , q u i f a i t

v e n i r u n c h i r u r g i e n . C e l u i - c i , a p r è s e x a m e n d u c a d a v r e ,

d é c l a r e q u e l a m o r t a é t é c a u s é e p a r « u n c o u p d e f e u à

l a c a r o t i d e d e l a m â c h o i r e d u c ô t é g a u c h e », e t q u e l e

c o r p s « p a r a î t a v o i r s é j o u r n é d a n s l e p u i t s e n v i r o n t r o i s

j o u r s 1 ».

A l i r e c e p r o c è s - v e r b a l , o n s ' é t o n n e q u e c e r t a i n s a i e n t

p u c r o i r e à u n s u i c i d e 2 . I l s e m b l e p l u t ô t q u ' i l s e s o i t a g i

d ' u n e e x é c u t i o n s o m m a i r e . A u c u n e e n q u ê t e , e n t o u t c a s ,

n e f u t f a i t e , a u c u n a s s a s s i n n e f u t i d e n t i f i é .

P r é v o y a n t p e u t - ê t r e s a f i n p r é m a t u r é e , J u s t i n i e n a v a i t

f a i t s o n t e s t a m e n t l e 1 6 m a i 1 7 9 2 . I l l é g u a i t 2 0 o o o f r a n c s

à s o n p è r e , 1 0 0 o o o f r a n c s à s a m è r e , 3 0 0 0 0 f r a n c s à c h a -

c u n e d e s e s s œ u r s g e r m a i n e s , 2 4 0 0 f r a n c s à c h a c u n e d e

s e s s œ u r s c o n s a n g u i n e s e t 2 0 0 0 0 f r a n c s à s o n f r è r e

c o n s a n g u i n , É t i e n n e - F r a n ç o i s , a u t o t a l 2 6 4 8 0 0 f r a n c s ;

q u a n t à N i c o l a s , s o n f r è r e g e r m a i n , i l e n f a i s a i t s o n h é r i t i e r

u n i v e r s e l . I l t e n a i t c e t t e f o r t u n e e n p a r t i e d e s o n p è r e , q u i

l u i a v a i t v e r s é 5 0 0 0 0 f r a n c s e n a v a n c e m e n t d ' h o i r i e , e t ,

p o u r l e r e s t e , d e s a p a r t d a n s l e s a f f a i r e s q u ' i l f a i s a i t e n a s s o c i a t i o n a v e c s o n f r è r e N i c o l a s .

O n d i s p u t a p o u r s a v o i r l a d a t e d e s o n d é c è s : l e 1 7 b r u -

m a i r e , j o u r d e l ' a b s e n c e ? l e 2 0 o u l e 2 1 , j o u r d e l a d é c o u -

v e r t e d u c o r p s ? L e s a r b i t r e s , c h a r g é s p l u s t a r d d e l a r é g u -

l a r i s a t i o n d e s a s u c c e s s i o n , o n t r e m a r q u é a v e c b o n s e n s

q u e « l ' é c l a i r c i s s e m e n t d e c e f a i t e s t d e v e n u i n d i f f é r e n t ».

L e 2 0 j a n v i e r 1 7 9 4 , c ' e s t a u t o u r d e F r a n ç o i s C l a r y d e

m o u r i r , m a i s d a n s s o n l i t , a p r è s u n e c o u r t e m a l a d i e . S a

m o r t s u r v e n a i t e n p l e i n e T e r r e u r , e t i l e s t p r o b a b l e q u e ,

s ' i l a v a i t s u r v é c u , i l n ' a u r a i t p a s é c h a p p é à l a g u i l l o t i n e .

1. Archives communales de Marseille, actes de décès; An Second, le 22 du 2e mois.

2. Frédéric Masson en particulier, Napoléon et sa Famille, tome I, P- 93.

Page 34: Désirée Clary. D'après sa correspondance inédite avec ...

L e t r i b u n a l d e M a i l l e t a v a i t é t é , n o u s l ' a v o n s d i t , r e l a -

t i v e m e n t i n d u l g e n t : d u 2 8 a o û t 1793 a u 18 j a n v i e r 1794,

s u r 5 2 8 i n c u l p é s , 2 7 8 a v a i e n t é t é a b s o u s , 88 f r a p p é s d e

p e i n e s d i v e r s e s , 162 c o n d a m n é s à m o r t . B a r r a s e t F r é r o n ,

a r r i v é s à M a r s e i l l e l e 18 o c t o b r e 1793 , a v a i e n t p r i s a u s s i t ô t

d e s m e s u r e s d e p o l i c e s é v è r e s q u i a v a i e n t e u p o u r e f fe t d e m u l t i p l i e r les a r r e s t a t i o n s . P u i s i ls s ' i n s t a l l è r e n t à

T o u l o n , d è s l a r e p r i s e d e l a vi l le , p o u r y o r g a n i s e r les m a s -

s a c r e s e n m a s s e . A p r è s l e u r r e t o u r à M a r s e i l l e ( d é b u t d e

j a n v i e r 1794) , i l s y i n s t i t u è r e n t l e m ê m e r é g i m e , a p p l i -

q u a n t a u p e t i t b o n h e u r c e t t e t e r r i b l e « loi d e s s u s p e c t s »,

q u i p e r m e t t a i t d e f r a p p e r c e u x q u i , n ' a y a n t r i e n f a i t c o n t r e

l a l i b e r t é , n ' a v a i e n t c e p e n d a n t r i e n f a i t p o u r el le. L a

« c o m m i s s i o n B r u t u s » s i é g e a d u 2 0 j a n v i e r a u 13 m a r s 1 7 9 4 ,

j u g e a 2 1 9 p e r s o n n e s e t e n c o n d a m n a à m o r t 123. L e 21 j a n -

v i e r , le l e n d e m a i n d u d é c è s d e F r a n ç o i s C l a r y , u n a n j o u r p o u r j o u r a p r è s l a m o r t d u ro i , t o m b a i e n t les t ê t e s d e s

g r a n d s n é g o c i a n t s q u e M a i l l e t a v a i t s a u v é s u n e p r e m i è r e

fois. H u i t j o u r s a p r è s , H u g u e s l ' a î n é é t a i t g u i l l o t i n é p o u r s a r i ches se , à q u a t r e - v i n g t - q u a t r e ans I . P o u r l e u r r i c h e s s e

a u s s i J a c q u e s S e y m a n d i , D r a g o n l ' a î n é , R o l a n d l ' a î n é ,

G u i l l e r m y 2 . U n e fol ie d é v a s t a t r i c e s ' e s t e m p a r é e d e s r e p r é - s e n t a n t s : i l s f o n t d é m o l i r l ' ég l i s e d e s A c c o u l e s e t ce l l e d e

S a i n t - F e r r é o l , i ls s u p p r i m e n t l e n o m d e M a r s e i l l e q u i d e v i e n t « s a n s n o m », e t F r é r o n a u r a i t r a s é l ' h ô t e l d e v i l l e

e t c o m b l é le V i e u x - P o r t , s i S a l i c e t i n e s ' y é t a i t o p p o s é . L e s u n s a p r è s les a u t r e s , l es d i v e r s m e m b r e s d e l a f a m i l l e

C l a r y se s e n t e n t m e n a c é s . B l a i t d e V i l l e n e u f v e , l e m a r i

d ' H o n o r i n e , é c h a p p e d e j u s t e s s e à u n e a r r e s t a t i o n e n

1. Cette exécution fit une profonde impression sur Napoléon Bona- parte qui y assista et qui en parlait encore avec horreur à Sainte-Hélène (Mémorial, Paris 1823, tome I, p. 196).

2. Le 28 février 1794, Maignet, représentant du peuple pour les Bouchea- du-Rhône, écrit à la Convention : « La guillotine a expédié hier et au- jourd 'hui 43 scélérats qui ont laissé à la République près de 30 mil- lions. » Le 3 mai, il note l'arrestation de 80 hommes « dont les deux tiers ont eux-mêmes la conviction qu'ils doivent finir par la guillotine ». (Archives nationales, Sie D, carton-,-tg, dossier I.) On voit que certaines méthodes sont de tous les temps.

Page 35: Désirée Clary. D'après sa correspondance inédite avec ...

r é p u d i a n t u n e n o b l e s s e p o u r t a n t i n c e r t a i n e ; il é m i g r e a u s s i t ô t . S a f e m m e se r é f u g i e à C u g e s , à t r e n t e k i l o m è t r e s

d e Marse i l l e , s u r l a r o u t e d e T o u l o n , e t , p a r p r é c a u t i o n

s u p p l é m e n t a i r e , d e m a n d e u n d i v o r c e q u ' e l l e o b t i e n t l e

3 m a i 1794. L e l e n d e m a i n , m o u r a i t , d e m a l a d i e o u p e u t -

ê t r e d e p e u r , H o n o r é L e J e a n s , le m a r i d e J e a n n e C l a r y ; s a v e u v e se r e t i r a d a n s s a m a i s o n d e c a m p a g n e . A l a m ê m e

é p o q u e , A n t h o i n e , l e m a r i d e R o s e , q u i se f a i s a i t a p p e l e r

« d ' A n t h o i n e » d e p u i s q u ' i l a v a i t é t é a n o b l i , se r é f u g i a à

G ê n e s , t a n d i s q u e s a f e m m e se c a c h a i t , a t t e n d a n t p o u r le

r e j o i n d r e d ' a v o i r m i s a u m o n d e u n fils (le 15 a o û t ) .

N i c o l a s C l a r y , p l u s a d r o i t , se f i t e n v o y e r o f f i c i e l l e m e n t

e n I t a l i e s o u s p r é t e x t e d ' y a c h e t e r d e s b l é s p o u r l ' a p p r o -

v i s i o n n e m e n t d e s d é p a r t e m e n t s m é r i d i o n a u x . I n s t a l l é d ' a b o r d à L i v o u r n e , il o b t i n t d ' ê t r e n o m m é c o n s u l d u

r o y a u m e d e N aples l , p u i s il s ' é t a b l i t à G ê n e s a f i n d ' y

r e p r e n d r e c o m m o d é m e n t l a s u i t e d e s a f f a i r e s d e s o n p è r e

e t d e r é c u p é r e r les n o m b r e u s e s c r é a n c e s q u ' a v a i t ce lu i - c i

s u r d e s m a r c h a n d s d ' A n g l e t e r r e , d ' É g y p t e e t d e T u r q u i e .

S e u l e d e m e u r a i t e n l ' h ô t e l d e l a r u e d e R o m e l a v e u v e

d e F r a n ç o i s C l a r y a v e c s e s d e u x d e r n i è r e s fil les : J u l i e e t

D é s i r é e . C ' e s t d a n s le p e t i t s a l o n d u r e z - d e - c h a u s s é e d e c e t

h ô t e l o u s o u s l a t o n n e l l e d u j a r d i n d e d e r r i è r e , q u e les d e u x

j e u n e s fil les se l a i s s a i e n t f a i r e l a c o u r p a r J o s e p h e t N a p o -

l é o n B o n a p a r t e .

Si, a u m i l i e u d e 1793, c ' é t a i t l ' a î n é d e s d e u x f r è r e s q u i

a v a i t f a i t p r e u v e d e l a p l u s g r a n d e i n i t i a t i v e e t t i r é s a f a m i l l e d ' e m b a r r a s , s o n c a d e t a v a i t é t é , d e p u i s , m i s e n

v e d e t t e p a r s a c o n d u i t e d e v a n t T o u l o n , s e r é v é l a n t u n

t a c t i c i e n d e p r e m i e r o r d r e e t u n m e r v e i l l e u x e n t r a î n e u r d ' h o m m e s . N o m m é c h e f d e b a t a i l l o n le 29 s e p t e m b r e p a r

1. C'est pourquoi la reine de Naples, Marie-Caroline, ne manqua pas d'ironiser douze ans plus tard en racontant que celle qui lui avait succédé sur le trône était la sœur d'un de ses anciens employés.

Page 36: Désirée Clary. D'après sa correspondance inédite avec ...

l ' a m i Sa l i c e t i , il é t a i t g é n é r a l d e b r i g a d e le 20 d é c e m b r e .

A p a r t i r d u 30 d é c e m b r e , i l é t a b l i s s a i t s o n q u a r t i e r g é n é r a l

à M a r s e i l l e e t y p a s s a i t l a p l u s g r a n d e p a r t i e d e s m o i s d e

j a n v i e r e t f é v r i e r 1794. C ' e s t a l o r s q u e s o n f r è r e a î n é le

p r é s e n t a c h e z les C l a r y .

Voic i c o m m e n t les c h o s e s s e p a s s è r e n t , s i n o u s n o u s e n

r a p p o r t o n s a u b a r o n H o c h s c h i l d :

J o s e p h B o n a p a r t e s ' é t a i t a t t a c h é à sa p e t i t e pro tégée , qui, de son côté, n ' é t a i t p a s insensible a u x a t t e n t i o n s d o n t elle é t a i t l ' ob je t . B i e n t ô t , il d e v e n a i t l ' a m i i n t i m e de la m a i s o n Clary, e t a u b o u t de que lques semaines , il p r o p o s a i t à Dés i rée de l ' épouser , dès qu 'e l le a u r a i t a t t e i n t sa se iz ième année1.

J o s e p h p a r l a i t s o u v e n t à ses ami s d ' u n de ses frères, officier d 'ar t i l ler ie , qu i v e n a i t d ' a t t i r e r l ' a t t e n t i o n s u r lui a u siège de Toulon . Lo r sque ce frère v i n t fa i re u n e c o u r t e v i s i t e à sa fa- mille, q u i h a b i t a i t a lors Marseille, J o s e p h l ' a m e n a chez les Clary.

La desc r ip t ion q u e la re ine Dés i rée m ' a fa i t e de N a p o l é o n te l qu ' i l lui p a r u t à c e t t e époque , ne r é p o n d p a s à l ' idée q u e je m e fais de lui su r la foi des p o r t r a i t s . Ceux-ci m e s e m b l e n t r ep ré sen t e r u n h o m m e g r a v e e t sévère , on d i r a i t t a c i t u r n e , t a n d i s que selon celle q u i le v i t a lors p o u r la p r emiè re fois, le j eune h o m m e q u e J o s e p h B o n a p a r t e lui p r é s e n t a é t a i t d ' u n e ga ie té b r u y a n t e e t t o u t à f a i t b o n e n f a n t . « Son a r r ivée , r acon- t a i t la reine, a m e n a b i e n t ô t u n c h a n g e m e n t d a n s nos p l a n s d ' aven i r . I l n ' y a v a i t p a s l o n g t e m p s q u e nous le connaiss ions , lo rsqu ' i l nous d i t : « D a n s u n b o n ménage , il f a u t q u e l ' u n des « d e u x cède à l ' au t r e . Toi , J o s e p h , t u es d ' u n ca r ac t è r e indécis , « e t il en e s t de m ê m e de Désirée, t a n d i s q u e J u l i e e t m o i nous « s avons ce que n o u s voulons . T u feras donc m i e u x d ' é p o u s e r « Ju l i e . Q u a n t à Désirée, a j ou t a - t - i l en m e p r e n a n t su r ses « genoux , elle sera m a femme. C 'es t a ins i q u e je d e v i n s la « fiancée de N a p o l é o n . »

N a p o l é o n à c e t t e é p o q u e é t a i t t r è s d i f f é r e n t d e ce q u ' i l

d e v i n t p l u s t a r d . L a d u c h e s s e d ' A b r a n t è s l ' a d é p e i n t e n

t r a i t s p e u f l a t t e u r s : p e t i t , o s s e u x , j a u n e , m a l a d i f , a v e c d e s

1. Car étant donné l'erreur qu'il a commise sur la date de naissance de Désirée, le baron Hochschild a pensé qu'elle avait alors douze ans. Or, eUe en avait déjà seize.

Page 37: Désirée Clary. D'après sa correspondance inédite avec ...

c h e v e u x m a l p e i g n é s q u i t o m b a i e n t d e c h a q u e c ô t é d e s o n

v i s a g e e n o re i l l e s d e c h i e n , e t d e p e t i t e s m a i n s m a i g r e s e t n o i r e s ; s a t e n u e é t a i t p e u s o i g n é e , se s b o t t e s n ' é t a i e n t

p a s c i r ées . I l n ' a v a i t p o u r l u i q u e s o n r e g a r d e t s o n s o u r i r e

q u i é t a i e n t e t d e m e u r è r e n t t o u j o u r s a d m i r a b l e s .

D é s i r é e , elle, p a s s a i t a u x y e u x d e s a f a m i l l e p o u r a v o i r

é t é , d a n s s a j e u n e s s e , r a v i s s a n t e e t s p i r i t u e l l e . L e s p o r t r a i t s q u e n o u s a v o n s d ' e l l e v a r i e n t e n t r e e u x d a n s d e t e l l e s

p r o p o r t i o n s q u ' i l n o u s e s t a s s e z d i f f ic i le a u j o u r d ' h u i d e

n o u s f a i r e u n e o p i n i o n d e s o n p h y s i q u e . L e p l u s anc i en1

l a r e p r é s e n t e e n c o s t u m e p r o v e n ç a l , a v e c b o n n e t e t f i c h u

d e d e n t e l l e s , t e n a n t à l a m a i n u n e p a r t i t i o n ; g r a c i e u s e

m a i s a y a n t d é j à t e n d a n c e à l ' e m b o n p o i n t , s o n v i s a g e e s t

p l u t ô t jo l i a v e c d e g r a n d s y e u x n o i r s , u n n e z fin, u n e

b o u c h e r é g u l i è r e . L e p e i n t r e é t a n t m é d i o c r e , le p o r t r a i t

p e u t n ' ê t r e p a s r e s s e m b l a n t . O n n ' e s t p a s s û r d ' a i l l e u r s

q u ' i l r e p r é s e n t e D é s i r é e C l a r y e t o n i g n o r e s a p r o v e n a n c e . . . .

U n a u t r e p o r t r a i t , d o n n a n t a p p a r e m m e n t d e m e i l l e u r e s

g a r a n t i e s d ' a u t h e n t i c i t é , f i g u r e a u m u s é e n a p o l é o n i e n d e

R o m e 2 s o u s f o r m e d ' u n e m i n i a t u r e n o n d a t é e , s i g n é e d e

J e a n G u é r i n . P r o b a b l e m e n t e x é c u t é à P a r i s , p o s t é r i e u r

p a r c o n s é q u e n t à 1798, il r e p r é s e n t e u n e j e u n e fille f rê le

e t e m p r u n t é e , a u x c h e v e u x n o i r s , a u x y e u x u n p e u g lo -

b u l e u x , à l a l è v r e i n f é r i e u r e l é g è r e m e n t p r o é m i n e n t e .

Ce p o r t r a i t n ' e s t p a s a u s s i f l a t t e u r q u e c e u x f a i t s p l u s t a r d

p a r L e f è v r e e t G é r a r d q u i n o u s l a m o n t r e n t i n f i n i m e n t

p l u s j o l i e : « b r u n e p i q u a n t e » a u x g r a n d s y e u x s o m b r e s , a u s o u r i r e m a l i c i e u x , a u d é c o l l e t é h a r m o n i e u x . Ce n ' e s t

q u ' a p r è s a v o i r d é p a s s é l a t r e n t a i n e q u e D é s i r é e se l a i s s a

g a g n e r p a r u n e m b o n p o i n t q u e s a p e t i t e t a i l l e s u p p o r t a i t

d i f f i c i l e m e n t e t d o n t se m o q u è r e n t L a u r e d ' A b r a n t è s

1. Au musée Cantini, à Marseille (n° 38 du catalogue). Reproduit dans la revue Marseille, n° 14, août 1939-février 1940 et dans le n° 1 (juillet 1956) du Bulletin du Musée Bernadotte.

2. Collection Primoli, Salle x, vitrine 7, n° 25. Cette miniature a été reproduite en couleur dans l'édition de luxe illustrée de Napoléon et les Femmes, par Frédéric Masson. Elle fut lithographiée en 1804.

Page 38: Désirée Clary. D'après sa correspondance inédite avec ...

et la comtesse de Boigne avec une méchanceté où la jalousie entrait pour une bonne part.

Désirée avait un charmant caractère. Conciliante, affec- tueuse, gaie, elle était aussi expansive et coquette que sa sœur Julie était réservée. Son insouciance et sa paresse faisaient d'elle une jeune personne assez ignorante; ses talents musicaux demeurèrent à l'état embryonnaire, et son orthographe fut toujours éminemment fantaisiste. Sous des apparences futiles, elle avait l'esprit pratique et sut fort bien plus tard défendre ses intérêts et gérer ses capitaux.

Lorsque Joseph, après avoir fait le galant auprès d'elle, inclina vers Julie, elle ne manifesta aucun dépit, car elle adorait sa sœur et il lui semblait normal qu'elle lui fût préférée. D'ailleurs, Napoléon lui plut dès l'abord, ce n'est pas douteux, et elle voyait dans une union avec lui une raison de ne jamais s'éloigner de Julie.

Malgré l'atmosphère de deuil et de terreur qui régnait autour d'elles à Marseille en ce printemps de 1794, les demoiselles Clary ne se privaient pas de rêver d'amour et de faire de beaux projets. Comme dans toutes les pé- riodes troublées, la mort était devenue une compagne habituelle; la disparition d'un père, l'assassinat ou l'em- prisonnement d'un frère, qui en d'autres temps auraient bouleversé une famille, produisaient un remous à peine perceptible. Le danger qui menaçait à chaque instant l'existence, conduisait à en goûter plus avidement les joies. L'émigration des hommes donnait aux femmes une indépendance plus grande ; des conventions enracinées étaient emportées par la tourmente ; la fréquence de l'extraordinaire ou du révoltant émoussait la surprise ou l'indignation. Et cette Révolution, qui par certains aspects nous paraît hallucinante et intolérable, se révèle, à la lecture de certains documents contemporains, avoir été pour un grand nombre d'individus une période exaltante où l'amour, l'héroïsme et l'ambition s'épanouissaient merveilleusement.

Page 39: Désirée Clary. D'après sa correspondance inédite avec ...

Parmi les projets que nourrissait l'esprit romanesque de Désirée, celui qu'elle chérissait le plus était de revoir Napoléon lorsque aurait lieu le mariage de Joseph. Mais depuis que sa mère et ses sœurs étaient installées au châ- teau Sallé à Antibes, Napoléon ne les quittait que pour séjourner à Nice où se tenait le quartier général de l'armée d'Italie. D'Antibes à Marseille, les routes étaient loin d'être ce qu'elles sont aujourd'hui : boueuses ou poussié- reuses selon les saisons, sentiers escarpés à certains endroits, il fallait des renforts de bœufs pour franchir les cols et traverser à gué les rivières. Aussi voyageait-on surtout par mer le long de la côte, en essayant d'échapper aux frégates anglaises. Est-ce pour ne pas risquer d'être pris par elles que Napoléon ne vint pas assister au mariage de son frère aîné? Est-ce parce que, revenant d'une mission à Gênes, il était retenu à Nice par ses occupations mili- taires? N'est-ce pas plutôt parce que le charme et la dot de Mlle Laurenti, une jolie Niçoise de quinze ans, chez les parents de laquelle il logeait, lui avaient fait oublier Désirée et qu'il ne tenait pas à la revoir? Le fait est qu'il était le Ier août au camp de Siègel près de Nice et que le mariage de Joseph eut lieu sans lui à Cuges, aux environs de Mar- seille. Apprenant, peu après, les événements du 9 Ther- midor et la chute de Robespierre, il rentra à Nice dans la soirée du 5 août et s'y entendit signifier un arrêté des représentants Albitte, Laporte et Saliceti, qui le suspendait de ses fonctions et le mettait en état d'arrestation. On a longtemps discuté du motif réel de cette mesure2; il appa-

1. On a souvent imprimé « camp de Sieg », mais aucun lieu de ce nom, à notre connaissance, n'existe dans les environs de Nice. D'autre part les lettres de Bonaparte de cette époque portent très lisiblement « du camp de Siège ». Il s'agirait donc d'un camp où était rassemblé l'artil- lerie et le matériel de siège.

2. Cf. Mémoires de la duchesse d'Abrantès, tome I, chap. XII I ; Bour- rienne et ses Erreurs volontaires et involontaires ; Napoléon et sa Familh par Frédéric Masson, tome 1, pages 102 et io3.

Page 40: Désirée Clary. D'après sa correspondance inédite avec ...

raît d'après une lettre de Saliceti du 6 août 1794, que ce fut une vengeance mesquine de ce dernier, parce que, disait-il, « lors de mon séjour à Nice, Buonaparte a à peine daigné me regarder du haut de sa grandeurl.... » L'affaire aurait pu très mal tourner pour Napoléon, en raison des relations amicales qu'il avait nouées avec le frère cadet de Robespierre. Heu- reusement, M. Laurenti se porta caution pour lui, ce qui transforma en arrêts de rigueur l'emprisonnement au Fort Carré. L'état-major de l'armée d'Italie déclarant ne pouvoir se passer de ses services et rien, dans ses papiers, ne permet- tant d'étayer la moindre accusation contre lui, il fut libéré le 24 août et pratiquement réintégré dans son emploi.

D'après Schuermans et Garros, Bonaparte serait alors resté à Nice jusqu'au 5 septembre, date à laquelle il partit pour Oneille (autrement dit : Oneglia) avec l'état-major accompagnant le corps d'expédition de Cairo. A notre avis, il dut passer une partie de ce temps à Antibes, dans sa famille, où Désirée était venue en séjour auprès de sa sœur Julie.

Ici se place en effet la première lettre2 adressée

J. Collection d'autographes Emiles Brouwet, no 170 du catalogue de la vente du 15 nov. 1934.

2. Les lettres de Bonaparte à Désirée, citées dans le présent ouvrage, sont toutes inédites à l'exception d'une seule publiée en annexe par M. C. F. Palmstiema dans Marie-Louise et Napoléon (Paris, Stock, 1955). Elles sont reproduites avec l'aimable autorisation de Sa Majesté le roi de Suède d'après les textes retrouvés en 1948 dans les archives de la reine Désirée et qui avaient échappé aux recherches du baron Hochschild.

Sauf une lettre autographe, datée du 20 floréal an III , Désirée n'avait conservé dans ses archives de Stockholm que des copies faites ultérieu- rement par un secrétaire (et non par elle-même, comme l'a ciu M. Palmstiema), qui les avait reproduites à la file et en désordre puisque la première était numérotée « cinquième », la seconde était classée « sep- tième », etc. Si l'on se réfère à sa correspondance de 1834 avec sa sœur Julie, il est possible qu'elle ait laissé les lettres originales dans un meuble de son hôtel de la rue d'Anjou et qu'on les retrouve un jour par hasard. Il est possible aussi que Napoléon les lui ait réclamées sous l 'Empire pour les détruire et que ce soit à cette occasion qu'elle les ait fait copier.

Les brouillons de ses réponses sont tous autographes ; le baron Hochs- child n'en avait publié qu'une partie. Nous-mêmes n'en citons que les passages les plus caractéristiques, en supprimant maintes répétitions.

D'une façon générale, nous avons rectifié l'orthographe de toutes • les correspondances reproduites dans le présent ouvrage,

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par Bonaparte à Désirée. Elle est datée de « Auneil, le 24 fructidor » (10 septembre) et s'exprime ainsi :

La douceur inaltérable qui vous caractérise, l'heureuse franchise qui n'appartient qu'à vous, m'inspirent, bonne Eu- génie, de l'amitié, mais absorbé par les affaires, je ne devais pas penser que ce sentiment devait recevoir dans mon âme une cicatrice plus profonde. Étranger aux passions tendres, je ne devais pas me méfier au plaisir de votre société. Le charme de votre personne, de votre caractère, a gagné insensiblement le cœur de votre amant. Vous avez depuis lu dans mon âme. Vous m'avez même promis de l'amitié. Il est vrai que vous ne vous êtes pas moins éloignée de vos amis avec précipitation. Mais de mon côté, le devoir m'entraîne à vous quitter. Vous ne serez donc pas surprise que je déjoue l'éloignement en vous épanchant mon âme. Il est nuit, tout promet les vents à la mer et demain nous serons encore plus éloignés de dix lieues. Je ne penserai que plus souvent à Eugénie; mais elle, dans l'âge et du sexe de l'inconstance, partagera-t-elle ma solli- citude, mes peines, mon amour??? C'est par l'absence que les sentiments vacillent et les caractérisent (sic). Eugénie est-elle tout entière à son amant?

Vous êtes chez vous, vous avez des dispositions à la musique. Achetez un piano forte, prenez un bon maître. La musique est l'âme de l'amour, la douceur de la vie, la consolation des peines et la compagne de l'innocence. Votre voix se perfectionnera encore et de nouveaux talents accroîtront le plaisir de vos amis. Ayez soin de vous, Eugénie, soyez gaie, heureuse. Pensez quelques instants à votre ami et si vous avez éprouvé du plaisir à lire cette lettre, ne me privez pas du bonheur de deux mots de vous.

Napoléon avait vu récemment Désirée à Antibes, puis- qu'il écrit qu'elle s'est éloignée de ses amis — c'est-à-dire de la famille Bonaparte — et que lui-même est entraîné par le devoir à la quitter. Il ajoute plus loin « Vous êtes chez vous » : Désirée est donc retournée à Marseille, tandis qu'il prenait le chemin de l'Italie. Quittant Oneille, il devait être le lendemain dix lieues plus loin, à trente-six kilomètres exactement, sur la route de Gênes, à Loano où Dumerbion avait établi son quartier général.

Dans cette première lettre, Napoléon, tout en déclarant

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son amour, n'ose encore espérer le voir partagé puisque Désirée ne lui a promis que de l'amitié. Mais ses interro- gations marquent plutôt une discrétion de bon ton qu'un doute profond sur les sentiments qu'il devine avoir éveillés chez la jeune fille. Il lui dit « vous », mais il l'appelle Eugé- nie et non Désirée, pour mieux marquer la particularité de leurs relations. Il se fait humble, modeste, tout en donnant des conseils qui ont le ton de commandements : « Achetez un piano forte, prenez un bon maître ». E t ce guerrier « étranger aux passions tendres », peu habitué au madrigal, se lance dans des considérations sur la mu- sique, s'imaginant qu'elle était le langage de l'amour1.

Tout ce badinage néanmoins est-il sincère? Cet « amant », au sens très platonique de l'époque, est-il réelle- ment amoureux? Nous allons en juger.

Le 14 septembre, à Loano, Napoléon retrouve Saliceti et un autre représentant en mission : le citoyen Louis Turreau dit Turreau de Lignières, un des membres in- fluents de la Convention. Ce représentant avait trente- trois ans et venait d'épouser la jolie fille d'un chirurgien de Versailles, Louise Gauthier, de dix ans plus jeune que lui. Décidé à faire avec elle un voyage de noces agréable sur la Riviera italienne, il n'avait rien trouvé de mieux que de s'y faire envoyer aux frais de l'Assemblée. Malheu- reusement pour lui, sa femme était coquette et succombait volontiers au prestige de l'uniforme. Bonaparte se mit en peine de la séduire, la trouvant « extrêmement jolie et fort aimable »; il espérait aussi par elle obtenir la protec- tion du mari. Ses hommages furent agréés, puisqu'il a dit lui-même à Las Cases sur le Northumberland qui l'emportait vers Sainte-Hélène : « J'étais heureux et fier

1. Déjà en 1791, dans son discours pour répondre à la question posée par l'académie de Lyon, il écrivait : « La musique est à la fois un bienfait du sentiment comme un moyen pour le régler. A tout âge, dans toutes les situations, même parmi les animaux, la musique console, réjouit, ébranle agréablement. » (Cité dans Napoléon inconnu, par Frédéric Mas-

o son, tome II, p. 313.)

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