Désigné étranger 1 Guillaume Le BLanclité d’être au monde et la possibilité de dire le...

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14 LNA#56 / cycle migrations 1 Q ue signifie ne pas être d’ici ? Une vie peut-elle être seulement une vie migrante ? Existe-t-il un bon usage du nom « étranger » ? Il faut faire revenir les voix, les corps disqualifiés. Quelle est cette vie au bord de la frontière qui est sans cesse acculée à la limite sans pouvoir la franchir ? Comment l’étranger finit-il par être cette vie absolument précaire, au bord du rien, vie expulsée hors de la jungle démantelée, hors des frontières de la nation, rendue à l’invisi- bilité ? Qui sommes-nous pour construire l’ autre comme cette vie étrangère à tous les sens du mot, qui n’a rien à nous dire, à nous apprendre, une vie qui semble moins vivante que la nôtre ? Il semble que toutes les vies n’habitent pas le même monde. Les unes sont perçues comme des vies nationales, tandis que les autres sont reléguées hors du champ de perception autorisé, ne semblent perçues que comme des vies excessives qui contredisent le déroulé de la nation. Les unes sont attachées à des droits tandis que les autres n’en ont guère. La nation divise « ses » sujets en sujets nationaux et en autres . Mais ces autres ne sont autres que parce que la nation les a altérés, les a transformés en mauvais sujets. Il semble souvent que formuler la possibilité de l’étranger revienne à affirmer l’existence d’un site originaire indompté que l’exilé et le visiteur activeraient à leur façon. Pourtant, étranger est moins un site originaire que l’appréciation pro- duite par une désignation dans un contexte particulier. Étranger devient alors l’un des pôles d’un jugement qui l’arrime à l’autre pôle du sujet national. Le sens de cette relation bipo- laire étranger/national n’est pas fixé par avance. De ce point de vue, nulle ontologie de l’étranger qui fixerait les conditions de déploiement du site de l’étranger (cela n’exclut pas la possibi- lité d’une ontologie sociale de l’étranger comme nous le ferons apparaître au cours du livre) mais une politique de l’étranger qui, tantôt, en fait le conquérant légitime ou arrogant, tantôt le vaincu malheureux. Que se passe-t-il quand l’étranger devient le vaincu, quand il n’est plus qu’un subalterne ne comptant pour rien ? À quelle forme culturelle est-il encore relié ? Com- ment peut-il contester les formes de vie hégémoniques qui l’ostracisent ? Comment se redistribuent les relations de genre à l’intérieur des modes de vie étrangers ? Plus généralement, quel sens y a-t-il à porter le nom d’étranger ? Lorsqu’une vie est désignée négativement comme vie étran- gère, il ne faut pas s’empresser de reverser cette altération sur 1  À lire sur ce sujet : Dedans, dehors. La condition d’étranger, Guillaume Le Blanc, éd. du Seuil, oct. 2010. le compte d’une altérité première issue d’un site ontologique de l’étranger mais revenir au contraire, de façon critique, sur les procédures de désignation qui éloignent des vies hors des cercles épistémologiques légitimés. Il faut donc maintenir l’étranger comme le pôle déprécié des jugements nationaux qui est en relation avec l’autre pôle apprécié du sujet natio- nal plutôt que de le penser comme un site originaire. Car être étranger, c’est souvent surgir comme le pôle récalcitrant qu’affirment les jugements nationaux en se référant de manière élogieuse au pôle national même s’il peut arriver que le sujet national, en devenant un sujet colonial ou un sujet conquérant, en vienne à penser le pôle de l’étranger comme un pôle hautement productif et positif. Il semble ainsi qu’une nation ait besoin de « ses » étrangers pour pouvoir s’affirmer comme nation. Que doit être alors l’étranger pour apparaître en même temps comme l’autre de la nation et l’autre dans la nation ? Si être étranger, c’est être fait autre (plutôt que de s’affirmer par soi-même comme pouvoir d’être autre), cela signifie-t-il que l’étranger est à la fois hors de la nation et dans la nation ? Comment une vie peut-elle être dehors alors qu’elle est dedans ? L’altérité n’est pas une qualité introduite par la vie étrangère à la faveur d’une expérience indomptée de l’exil ou de la visitation. Elle repose sur une désignation souvent injurieuse qui convoque une vie à la périphérie, la maintient à la frontière en la situant tantôt dedans, tantôt dehors. L’altérité ne révèle donc pas le monde secret de l’étranger qu’une phénoménologie nous permettrait de restituer en sa leçon de choses propre, en faisant retour aux gestes de l’étranger, à ses manières d’être. Pour percevoir une vie comme autre, plusieurs conditions doivent être remplies. Tout d’abord, première condition, il est nécessaire de disposer d’un ensemble homogène de per- ceptions standard qui construisent et étayent la familiarité du monde national. Il va sans dire que cette cohérence percep- tive ne peut exister qu’à la condition qu’elle s’enracine dans un dispositif cohérent qui est la scène d’intelligibilité propre à une nation. La nation existe en effet comme cette scène d’in- telligibilité primordiale qui dirige les faisceaux de perception vers les éléments les plus familiers en les regroupant comme faisant partie du mobilier de la nation. A contrario , elle éloigne les éléments perçus comme étranges, insolites, queer . Ensuite, seconde condition, il est nécessaire de disposer d’une structure de témoignage particulièrement vigoureuse. Pour pouvoir percevoir la vie autre de l’étranger, il semble que des sujets soient requis, pleinement assurés d’être des sujets nationaux, Désigné étranger 1 Philosophe, professeur de philosophie à l’Université de Bordeaux Par Guillaume Le BLanc En conférence le 22 mars Migrant mother, 1936 - Photo de Dorothea Lange. Library of Congress, Prints & Photographs Division, FSA/OWI Collection, [LC-DIG-ppmsca-23845].

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Que signifie ne pas être d’ici ? Une vie peut-elle être seulement une vie migrante ? Existe-t-il un bon usage

du nom « étranger » ? Il faut faire revenir les voix, les corps disqualifiés. Quelle est cette vie au bord de la frontière qui est sans cesse acculée à la limite sans pouvoir la franchir ? Comment l’étranger finit-il par être cette vie absolument précaire, au bord du rien, vie expulsée hors de la jungle démantelée, hors des frontières de la nation, rendue à l’invisi-bilité ? Qui sommes-nous pour construire l’autre comme cette vie étrangère à tous les sens du mot, qui n’a rien à nous dire, à nous apprendre, une vie qui semble moins vivante que la nôtre ? Il semble que toutes les vies n’habitent pas le même monde. Les unes sont perçues comme des vies nationales, tandis que les autres sont reléguées hors du champ de perception autorisé, ne semblent perçues que comme des vies excessives qui contredisent le déroulé de la nation. Les unes sont attachées à des droits tandis que les autres n’en ont guère. La nation divise « ses » sujets en sujets nationaux et en autres. Mais ces autres ne sont autres que parce que la nation les a altérés, les a transformés en mauvais sujets.

Il semble souvent que formuler la possibilité de l’étranger revienne à affirmer l’existence d’un site originaire indompté que l’exilé et le visiteur activeraient à leur façon. Pourtant, étranger est moins un site originaire que l’appréciation pro-duite par une désignation dans un contexte particulier. Étranger devient alors l’un des pôles d’un jugement qui l’arrime à l’autre pôle du sujet national. Le sens de cette relation bipo-laire étranger/national n’est pas fixé par avance. De ce point de vue, nulle ontologie de l’étranger qui fixerait les conditions de déploiement du site de l’étranger (cela n’exclut pas la possibi-lité d’une ontologie sociale de l’étranger comme nous le ferons apparaître au cours du livre) mais une politique de l’étranger qui, tantôt, en fait le conquérant légitime ou arrogant, tantôt le vaincu malheureux. Que se passe-t-il quand l’étranger devient le vaincu, quand il n’est plus qu’un subalterne ne comptant pour rien ? À quelle forme culturelle est-il encore relié ? Com-ment peut-il contester les formes de vie hégémoniques qui l’ostracisent ? Comment se redistribuent les relations de genre à l’intérieur des modes de vie étrangers ? Plus généralement, quel sens y a-t-il à porter le nom d’étranger ?

Lorsqu’une vie est désignée négativement comme vie étran-gère, il ne faut pas s’empresser de reverser cette altération sur

1 À lire sur ce sujet : Dedans, dehors. La condition d’ étranger, Guillaume Le Blanc, éd. du Seuil, oct. 2010.

le compte d’une altérité première issue d’un site ontologique de l’étranger mais revenir au contraire, de façon critique, sur les procédures de désignation qui éloignent des vies hors des cercles épistémologiques légitimés. Il faut donc maintenir l’étranger comme le pôle déprécié des jugements nationaux qui est en relation avec l’autre pôle apprécié du sujet natio-nal plutôt que de le penser comme un site originaire. Car être étranger, c’est souvent surgir comme le pôle récalcitrant qu’affirment les jugements nationaux en se référant de manière élogieuse au pôle national même s’il peut arriver que le sujet national, en devenant un sujet colonial ou un sujet conquérant, en vienne à penser le pôle de l’étranger comme un pôle hautement productif et positif.

Il semble ainsi qu’une nation ait besoin de « ses » étrangers pour pouvoir s’affirmer comme nation. Que doit être alors l’étranger pour apparaître en même temps comme l’autre de la nation et l’autre dans la nation ? Si être étranger, c’est être fait autre (plutôt que de s’affirmer par soi-même comme pouvoir d’être autre), cela signifie-t-il que l’étranger est à la fois hors de la nation et dans la nation ? Comment une vie peut-elle être dehors alors qu’elle est dedans ? L’altérité n’est pas une qualité introduite par la vie étrangère à la faveur d’une expérience indomptée de l’exil ou de la visitation. Elle repose sur une désignation souvent injurieuse qui convoque une vie à la périphérie, la maintient à la frontière en la situant tantôt dedans, tantôt dehors. L’altérité ne révèle donc pas le monde secret de l’étranger qu’une phénoménologie nous permettrait de restituer en sa leçon de choses propre, en faisant retour aux gestes de l’étranger, à ses manières d’être.

Pour percevoir une vie comme autre, plusieurs conditions doivent être remplies. Tout d’abord, première condition, il est nécessaire de disposer d’un ensemble homogène de per-ceptions standard qui construisent et étayent la familiarité du monde national. Il va sans dire que cette cohérence percep-tive ne peut exister qu’à la condition qu’elle s’enracine dans un dispositif cohérent qui est la scène d’intelligibilité propre à une nation. La nation existe en effet comme cette scène d’in-telligibilité primordiale qui dirige les faisceaux de perception vers les éléments les plus familiers en les regroupant comme faisant partie du mobilier de la nation. A contrario, elle éloigne les éléments perçus comme étranges, insolites, queer. Ensuite, seconde condition, il est nécessaire de disposer d’une structure de témoignage particulièrement vigoureuse. Pour pouvoir percevoir la vie autre de l’étranger, il semble que des sujets soient requis, pleinement assurés d’être des sujets nationaux,

Désigné étranger 1

Philosophe, professeur de philosophie à l’Université de Bordeaux

Par Guillaume Le BLanc

En conférence le 22 mars

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auxquels le certificat de sujet national a été soigneusement délivré, qui s’autorisent (sont autorisés) à instituer la visibi-lité de la vie étrangère. L’étranger en soi n’existe pas sans une structure active de témoignage qui vient attester de la nature de l’expérience vécue par l’étranger, en se portant garante de ce qui est vu et entendu (mais aussi, le cas échéant, en mobilisant le toucher et l’odorat). Au croisement de ces deux conditions, une question s’impose : comment pouvons-nous nous autoriser à être de tels témoins ? Qui nous institue comme témoin légitime, habilité pour témoigner et reconstruire le monde de l’étranger ? Pourquoi l’étranger n’est-il pas autorisé à être le témoin de la vie étrangère ? À quelle contre-narration est-il enchaîné pour se voir dénier le droit d’entrer dans l’espace des narrations officielles ?

D’un côté, nous ne pouvons trouver aucun étranger, et partant aucune altérité de la vie étrangère, sans témoins qui attestent de la vie réelle de femmes, d’hommes et d’enfants qui sont différents du fait de la singularité de l’exil. D’un autre côté, les structures de témoignage internes à la vie étrangère sont disqualifiées ou ignorées, rendues inaudibles au point que l’étranger en ressort potentiellement invisibilisé. Car un témoin ne saurait se découvrir par lui-même témoin dans le monde tant il est toujours institué comme témoin sur une scène nationale qui le reconnaît témoin et l’habilite dans sa fonction de témoin. Si l’ontologie a été peu sensible à cette structure de témoignage dans la possibilité d’être au monde au point que dire le monde et être au monde semblent relever de la même donation métaphysique, affirmer le rôle majeur du témoin qui dit le monde en soulignant combien il est ins-titué sur une scène nationale qui l’autorise à être témoin, le reconnaît comme tel, c’est, en revanche, disjoindre la possibi-lité d’être au monde et la possibilité de dire le monde. Celle ou celui qui est au monde n’est absolument pas garanti de pou-voir dire le monde dans lequel elle ou il se trouve. Seule une ontologie sociale attentive à la structure nationale et sociale du témoignage peut revenir de façon critique sur ces formes de disjonctions qui éloignent des formes de vie hors des canons de la narration, les rendant pour cette raison incertaines sinon invraisemblables, voire bizarres.

Parce qu’un sujet surgit dans le champ visuel comme faisant tâche, il ne lui reste guère que la possibilité de se soustraire à ce champ visuel. À moins qu’il ne soit tout simplement congédié de ce champ visuel par l’absence de toute perception qui le relègue dans le hors-champ. L’invisibilité de l’étranger peut ainsi être de deux sortes. Elle peut apparaître comme l’ultime

possibilité sociale du sujet privé de toute autre possibilité sociale. Disparaître dans la forêt de Calais (comme jadis le brigand dans la forêt de Cherbourg), c’est chercher à se soustraire au raid national, précisément parce que sa visibilité est exclusivement constituée comme en trop. Elle peut aussi se comprendre, de ce fait, comme un effet de la perception nationale autorisée qui ne veut tout simplement pas voir la vie étrangère et la retenir dans le champ perceptif autorisé. Il faut alors poser la question suivante : « Comment certains hommes sont-ils devenus transparents, invisibles à eux-mêmes, des témoins légitimes de la réalité des faits cependant que la plupart des hommes et des femmes étaient rendus tout sim-plement invisibles, déplacés de la scène, soit qu’ils travaillent physiquement sous la scène dans les souffleries évacuant la pompe, soit qu’ils soient entièrement hors-scène ? » 2. Donna Haraway pose cette question dans un autre contexte, quand l’émergence du récit scientifique au XVIIème siècle conduit certains à s’instituer comme des témoins neutres de l’objecti-vité scientifique alors même que la totalité des autres sujets se voit frappée de discrédit. Mais il faut entendre cette question sur un plan plus radical encore, concernant le rapport entre le familier et l’étranger et le type de narration qui s’y joue. Les témoignages légitimes sont en réalité des témoignages qui s’accordent avec les canons narratifs de la nation, qui respectent le schème de l’identité nationale et s’évertuent à le déployer dans des récits appropriés. Leur conséquence est une expul-sion, hors de la scène nationale, hors des récits édifiants de la nation, des populations désignées comme étrangères rendues invisibles alors même que leur travail, au noir, dans les cou-lisses, est très souvent constitutif d’une nation. Les Chinois qui construisent le rail américain dans des conditions désas-treuses, les Espagnols, les Italiens, les Arabes qui travaillent dans le bâtiment en France, les Turcs ou les Polonais qui sont réquisitionnés sur les grands chantiers de la réunification allemande sont des sujets invisibles qui peuvent mourir, dans le béton ou sur les rails, sans que leur mort soit pleurée, des sujets en quête de récits dont les vies ne sont en général restituées par aucun témoignage national. Elles deviennent alors des vies qui ne sont plus considérées comme des vies, des vies qui ne sont pas considérées comme étant pleinement vécues. Comme le soutient Judith Butler, « sans le chagrin (…), il y a une vie qui n’aura jamais été vécue, soutenue par aucun regard, aucun témoignage, une vie non pleurée quand elle est perdue » 3.

2 Ibid., p. 316.

3 Judith Butler, Frames of War, London/Brooklin, Verso, 2009, p. 15.