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Jean Markale

DRUIDES ET CHAMANES

Éditions Pygmalion, 2005

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À la mémoire de Claire Markale

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INTRODUCTIONDémêler l’écheveau

Ce qu’on appelle le « millénarisme » est, sinon un

lieu commun, du moins le fonctionnement absurded’une tradition transmise de génération en générationqui veut absolument mettre des dates précises sur lesmoments les plus importants de l’évolution del’humanité. L’an Mil a excité toutes sortes de frayeurset de fantasmes qui se sont finalement révélés commedes aberrations de l’esprit. Il en a été de même pourl’an 2000, à cela près que cette entrée dans letroisième millénaire (résultat d’une chronologieparfaitement arbitraire !) a été marquée par lagénéralisation de la révolution électronique, mettant lemonde entier à la portée de n’importe quel individu parla vertu d’une technique de plus en plus sophistiquée,

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la vertu d’une technique de plus en plus sophistiquée,sans que pour autant l’intelligence humaine en soitarrivée à un stade supérieur. Car l’homme duXXIe siècle n’est pas plus intelligent que celui duPaléolithique supérieur, vers – 40 000 ; il disposeseulement de beaucoup plus d’informations et peut enquelques secondes calculer ce que son ancêtrepréhistorique mettait des années et des siècles àconcrétiser, pour ne pas dire à rationaliser. Il s’ensuitun sentiment de supériorité qui fausse tout jugementde valeur et surtout, vu le mélange d’informationsdiverses qui lui parviennent, un confusionnisme à peuprès total, phénomène naturel dans lequel le cerveauhumain, débordé de partout, n’arrive plus à faire le tridans ce qu’il reçoit. D’où la tendance actuelle, renforcéepar le succès d’une technologie unique – et surtoutunificatrice, donc réductrice –, à privilégier unecroyance aveugle en un adage vaguement panthéiste :tout est dans tout.

Or, cette belle certitude n’est qu’un leurre. Tout

n’est pas dans tout, mais le tout (qu’il soit humain oudivin) ne peut être que la conjonction – et non pasl’addition – d’une infinité d’informations parcellaires,généralement indépendantes les unes des autres, doncuniques, qui donnent naissance à un ensemble,cohérent ou non, considéré, selon les cas et lescirconstances, comme définitif ou provisoire. C’est alorsqu’apparaît le danger du syncrétisme (qu’on pourraitfacilement dénommer par dérision le syncrétinisme),

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facilement dénommer par dérision le syncrétinisme),ennemi mortel de la synthèse, laquelle n’est autre quele résultat d’une lente assimilation (on pourrait dire« digestion ») d’éléments hétéroclites et hétérogènesqui constituent une nourriture brute nécessaire àl’évolution – sinon à la survie – de l’esprit humain.Mais, comme dans toute opération physiologique de cegenre, il y a nécessairement des déchets nonassimilables. C’est le cas dans le domaine de laspiritualité, ou tout au moins de la métaphysique et dela religion considérée comme un ensemble socioculturelorganisé et régi par des normes définies d’avance etsurtout reconnues et acceptées par une collectivitédéterminée. Par conséquent, dans le melting-pot queconstitue le brassage permanent des idées, descroyances et des convictions, des choix s’imposent : iln’est pas bon d’ingurgiter des champignons reconnuscomme mortels, pas plus qu’il n’est bon d’acceptern’importe quelle notion venue on ne sait d’où sousprétexte qu’elle est nouvelle et qu’elle pourraitdéboucher sur des révélations inédites. L’esprit humainse meut à travers des paysages qui ne sont pastoujours favorables à son épanouissement.

Or, le confusionnisme actuel ne semble pasconnaître de limites. Sous prétexte d’œcuménisme, onva tenter d’opérer une fusion entre le catholicismeromain, le protestantisme calviniste, l’orthodoxiebyzantine et l’anglicanisme (qui n’est en fait qu’uncatholicisme réformé !), sans se rendre compte desdivergences fondamentales qui existent entre ces

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divergences fondamentales qui existent entre cesdiverses confessions quant à l’interprétation de textesapparemment fondamentaux. De même, sous prétextede revenir aux origines, on va s’efforcer de concilier lestrois religions dites monothéistes, le judaïsme, lechristianisme et l’islam, alors qu’aucune de cesconfessions n’a la même approche du « divin », et qu’endernière analyse, ce qu’on appelle le polythéisme n’estpeut-être pas une « croyance en plusieurs dieux » maissimplement la lente dégénérescence d’un monothéismeprimitif qui a fini par prendre les représentationsconcrètes de la divinité unique pour des entités isolées,douées d’une existence autonome. Alors qu’il ne s’agitque d’une matérialisation d’un concept spirituelintransmissible autrement que par des imagesconcrètes.

Et que dire de cette mode actuelle qui consiste, pourun Occidental d’origine chrétienne, qu’il le veuille ounon, qu’il soit croyant, agnostique ou athée, à se fairebouddhiste ou hindouiste sans même réfléchir au fosséqui sépare la mentalité orientale de la mentalitéoccidentale ? Dans l’hindouisme et le bouddhisme, on seréfère à l’existence d’une âme collective qui se fondraensuite dans le nirvâna, non pas le paradis à la modechrétienne, mais l’unité retrouvée des êtres et deschoses, tandis que dans le christianisme, le judaïsme etl’islam, on a foi en une âme individuelle responsable deses actes et qui est destinée à rejoindre ce qu’on asouvent qualifié de « neuvième chœur des anges ». Lesdonnées sont donc profondément antinomiques et ellesapparaissent inconciliables pour tout observateur

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apparaissent inconciliables pour tout observateurimpartial. On n’en finirait pas de dénoncer cette maniecontemporaine de mélanger des sources hétérogènes,dépendant des conditions de vie dans un climat et uneépoque déterminés, ainsi que des contraintessociologiques afférentes, dans l’espoir quelque peudémentiel de retrouver l’eau vive qui est à l’origine dumonde et des êtres qui le peuplent.

Le seul point de référence est le mythe de la Tour deBabel. Dans l’opinion courante, cette anecdote,largement répandue par l’Histoire sainte, est le justechâtiment de l’orgueil humain face à la toute-puissancedivine. Mais l’Histoire sainte, telle qu’elle est enseignéepar l’Église romaine, en prend à son aise avec le textede la Genèse. On en fait l’origine de la différenciationdes langues, donc de la dispersion des peuples, alorsqu’il s’agit de quelque chose de plus tragique :l’éparpillement de la Révélation primitive en unemultitude d’interprétations, la plupart du tempscontradictoires et même antagonistes. Il faut citer letexte. Lorsque les hommes commencent à bâtir leurville et la fameuse tour, Iahvé-Adonaï descendcontempler le spectacle et dit : « Maintenant, rienn’empêchera pour eux tout ce qu’ils préméditeront defaire ! Offrons, descendons et mêlons là leur lèvre (=langage) afin que l’homme n’entende plus la lèvre deson compagnon{1}. » Le texte est très clair et, de ce fait,il est assez terrifiant, car il suppose une féroce défiancedivine envers le genre humain, ce qui peut justifier lesinnombrables révoltes constatées tout au cours de

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innombrables révoltes constatées tout au cours del’Histoire, contre un Créateur injuste et jaloux de sesprérogatives{2}.

Ainsi, le langage n’est donc pas seulement une affaired e vocabulaire mais l’instrument d’unecompréhension partagée par une collectivité,apparemment universelle autrefois, d’une réalitéessentielle transmise et véhiculée par des mots. Àpartir de ce moment crucial, symbolisé par l’épisode dela Tour de Babel, l’humanité n’a plus accès à la totalitédu message primitif. Elle n’en a plus que des fragmentséclatés, mais chacun des participants de cette humanitéprétend en détenir la totalité, ce qui explique assez bienles discussions et les guerres idéologiques ou sanglantesqui n’ont pas cessé de ravager la planète depuis dessiècles, et qui se perpétuent au gré des jours.

Cette perte de la Révélation primitive, quelle qu’ensoit la cause, divine ou humaine, est catastrophique.Elle a fait le malheur de l’humanité. Elle a dispersé lemessage originel et elle a caricaturé la « quête » del’absolu, comme en témoignent les récits qui serattachent au Cycle du Graal, où l’on voit tous leschevaliers lancés à la recherche de la Vérité une etindivisible se massacrer entre eux parce qu’ils ne sereconnaissent pas. Et surtout parce qu’ils ne saventplus ce qu’ils cherchent. La confusion est totale. Est-cel’œuvre du Diable, celui qui, étymologiquement, sedresse en travers ? Il n’y a pas de réponse, mais uneconstatation : chacun croit détenir cette Vérité et estprêt à éliminer tous ceux qui n’adhèrent pas à sa

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prêt à éliminer tous ceux qui n’adhèrent pas à sapropre vision de cette Vérité. Or, la Vérité est unjugement de l’esprit, un raisonnement, qui n’a rien decommun avec la Réalité, laquelle nous échappeconstamment, comme l’a montré si habilement Platondans la célèbre allégorie de la Caverne. Nous ne voyonsque le reflet des réalités supérieures, autrement ditnous ne percevons que les phénomènes qui ne sont queles conséquences sensibles de ce que le philosopheprussien Kant appelait les noumènes, terme désignantcette Réalité ineffable, et finalement incompréhensible.Il faut alors se souvenir de ce que constatait, quelquepeu amèrement, Jean-Paul Sartre : « Nous sommesdes paquets d’existants jetés sur terre sans savoircomment ni pourquoi. » Position agnostique, bienentendu, à laquelle Sartre prétendait apporter unesolution : « L’existence précède l’essence », ce qui veutdire que c’est l’être humain qui définit, par son action,son essence dans un perpétuel devenir.

Mais Sartre a oublié que Dieu n’existe pas. À yréfléchir, Dieu (nom commode, devenu commun, maisqui ne fait que désigner la Cause primordiale) n’existepas, au sens étymologique du terme. Il est, et c’estnous qui existons, c’est nous qui, toujoursétymologiquement, sortons de. On ne sait pas de quoi,mais le fait est là. Nous sortons de « quelque chose » etnous tentons de savoir de quoi il s’agit. Là est l’originede tous les systèmes de pensée métaphysique, l’originede toutes les religions. Et l’origine de toutes les guerresde religion, de toutes les intolérances, de tous les abusde pouvoirs, et de toutes les spéculations sur la place de

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de pouvoirs, et de toutes les spéculations sur la place del’Homme et de son destin dans le cadre d’un universinconnu et, sinon illimité, du moins probablement infini,toujours au sens étymologique, « non fini », « nonachevé », « non parvenu à sa perfection »… Lephilosophe grec présocratique Héraclite, génialpromoteur – sinon inventeur – de ce qu’on appelle laDialectique à trois termes (thèse, antithèse, synthèse),revivifiée par Hegel et complètement renversée par lematérialisme historique athée de Feuerbach et de KarlMarx, avait déjà compris que si tout est dans tout, rienn’est identiquement dans tout. C’est l’un des épigonesaberrants de Platon, Aristote, maître à penser duMoyen Âge, relayé par Thomas d’Aquin, théologienofficiel du Christianisme romain, qui a tout faussé enintroduisant dans la pensée occidentale cette notionpernicieuse du « ce qui est faux n’est pas vrai, etinversement ».

Évidemment, la réaction contre cette doctrinearbitraire et restrictive ne s’est pas fait attendre,comme en témoignent les soi-disant « hérétiques » quise sont succédé au cours des siècles jusqu’à nos jours.Mais, à présent, cette « réaction » s’opère dans tous lessens, et dans la confusion la plus totale. Oui, il fautretrouver le message originel, oui, il faut reconstituer latradition primitive. Mais comment ? Là est toute laquestion. Quand Shakespeare fait dire à Hamlet : « Tobe or not to be », il savait parfaitement ce que celasignifiait. Mais la traduction française « être ou ne pasêtre » est un non-sens. Le verbe anglais to be,

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être » est un non-sens. Le verbe anglais to be,apparenté au gallois bydd et au breton bed, termes quidésignent le « monde », un « monde organisé, visible,relatif », est l’équivalent du mot français « exister ». Iln’a jamais eu le sens d’être. Quand Hamlet pose cettecélèbre question, il ne fait allusion qu’à la présencehumaine dans le monde des relativités. L’Être, c’estbien autre chose. Et les « existants » de toutesconfessions ont beau prétendre détenir la Vérité, ils nesont que des Fous de Dieu prêts à assumer et àconcrétiser n’importe quel crime, au nom de ce Dieu(que celui-ci soit nommé Allah, Iahvé ou le PèreÉternel), sans même savoir – ou sans même tenter desavoir – ce qu’est cette appellation arbitraire héritéedu grec, comme l’a fort bien mis en évidence GeorgesDumézil. Il n’est que l’image concrète d’une entitédivine parfaitement abstraite, mais personnalisée etprésentée sous des aspects anthropomorphiques. Endéfinitive, dans notre pauvre vocabulaire, ce terme nefait que désigner un Être Primordial innommable etinconnaissable.

D’ailleurs, ce « dieu » ne s’est jamais manifesté quepar la voix des existants. Le Iahvé hébraïque ne nousest connu que par l’intermédiaire de Moïse – et de ceuxqui ont écrit la Genèse et l’Exode sous son nom. LeDieu des Musulmans ne nous est connu que par sonprophète Muhammad, ou tout au moins par ceux quiprétendent avoir recueilli et transmis les paroles du« Maître », ce qui est loin d’être évident, puisque, dèsla disparition du « prophète », ses descendants se sont

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la disparition du « prophète », ses descendants se sontentre-tués pour conserver le leadership de la nouvellereligion. Que dire, en plus, des Rig-Veda et autresécrits hindouistes ? Que dire également du princeindien Gautama, considéré comme l’initiateur dumouvement qu’on appelle bouddhiste, et qui n’est pasune religion, mais un système philosophique adaptéaux populations extrême-orientales ? Il fautreconnaître que, seule, la religion chrétienne prétendque le Dieu incommensurable s’est manifesté dans lapersonne de Jésus-Christ. Encore faut-il savoir quetout ce que nous savons du Messie nous vient detémoins plus ou moins fiables qui ont mis par écrit,cinquante ou cent ans après, les paroles qu’il auraitprononcées. On est en plein flou artistique, à l’intérieurduquel s’agitent des personnages plus soucieux de leurbien-être matériel immédiat que du devenir spirituelde ceux à qui ils prétendent délivrer des passeportspour le Paradis.

Pourtant, la presque totalité des mythes et deslégendes théogoniques insiste sur le fait qu’autrefois,« en ce temps-là », c’est-à-dire dans le temps desorigines, ce « dieu » (ou ces dieux) s’adressaitdirectement aux humains et leur transmettait unmessage clair et net qu’ils comprenaient. La Genèse enest un exemple, mais elle est loin d’en être le seultémoignage. La plupart des traditions font mentiond’un état primordial où le Créateur (ou le Démiurge)était en contact permanent avec ses créatures. Cela,bien avant l’événement mystérieux symbolisé par

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bien avant l’événement mystérieux symbolisé parl’épisode de la Tour de Babel. Alors, dans cesconditions, comment ne pas supposer l’existence d’uneRévélation primordiale, malheureusement perdue ?

C’est pourquoi, depuis des siècles, en marge desdogmes établis par les religions institutionnelles, s’estdéveloppée une recherche, quelque peu désespérée, decette tradition primitive considérée comme ayantréellement existé. Certes, depuis l’édit de l’empereurThéodose, en 382, qui établit le christianisme comme lareligion officielle et unique de l’Empire romain{3}, laseule vérité était celle de l’Église, même si les optionsdogmatiques de celle-ci n’étaient pas encore biendéfinies. La formule « hors de l’Église, point de salut »s’appliquait intégralement, éliminant d’office toutes lestentatives d’interprétations diverses qui semanifestaient ici et là et qui étaient classées comme des« hérésies ». Le message évangélique, revu et corrigédans le moule de la pensée gréco-romaine, avait acquisune valeur universelle et ne se discutait pas. Mais àpartir de la Réforme, et surtout des réticencesagnostiques du siècle des Lumières, la recherchemétaphysique avait battu en brèche le « ce qui va desoi » imposé par l’Église. Il fallait trouver autre chose etexplorer des domaines qui, jusque-là, avaient étéinterdits. Et l’époque romantique a donné le signald’une recherche étendue à toutes les composantesd’une unité qu’on sentait confusément altérée etdéformée par le dogmatisme chrétien.

Confusément… Voilà le terme qu’il convientd’employer. En effet, cette recherche, par suite d’un

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d’employer. En effet, cette recherche, par suite d’unmanque d’informations précises, s’est faite dans laconfusion la plus totale, pour en arriver, aux alentoursde l’an 2000, à un mélange ahurissant de donnéeshétéroclites non vérifiées, sinon selon des méthodesscientifiques du moins selon des critères solidementétablis et une connaissance approfondie des plusanciens textes légués par les siècles passés. Et que fairequand les textes supposés ont été perdus ou quand ilsn’ont jamais existé ? Se référer à une « Tradition » ?Certainement, mais laquelle ? C’est ainsi quefleurissent actuellement d’innombrables « sociétés depensée », pour ne pas dire « religions », dont lesfondements, à l’analyse, ne reposent sur rien, sinon surl’imagination de ceux qui prétendent en détenir lesarcanes les plus confidentiels. C’est le cas du druidisme,cette religion des anciens Celtes (Gaulois ou autres),disparue depuis le IVe ou le Ve siècle de notre ère, maisreconstituée arbitrairement – et seulement de façonconjecturale – par quelques intellectuels « illuminés » àpartir du XVIIIe siècle, en Grande-Bretagne. Ce « néo-druidisme », puisqu’il faut l’appeler par son nom réel,n’a absolument rien de commun avec la religion vécueaux temps de l’indépendance celtique, au début denotre ère, et pour cause : cette religion interdisaitl’usage de l’écriture et l’on ne possède aucun documentautochtone authentique pour avoir le droit de la définir,tant par ses structures que par ses doctrines{4}. Quelleque soit la bonne foi des « néo-druides »contemporains, quelle que soit la valeur de leurs

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contemporains, quelle que soit la valeur de leursrecherches, il faut bien admettre que le druidisme, telqu’il a été vécu pendant des siècles par une grandemajorité de la population européenne, est perdu à toutjamais et que toute tentative pour le faire renaître n’estqu’un jeu de l’esprit.

Cette incertitude concernant les anciens druides estdue à un manque évident d’informations historiquessur les rituels qui devaient être en usage en ceslointaines époques. Mais, si l’on en croit lestémoignages de l’Antiquité grecque et latine, lesdruides, qui enseignaient l’immortalité de l’âme et larenaissance dans une autre vie, étaient considéréscomme des « philosophes », experts en sciences del’univers, et des « mages » (magi), à la fois devins etopérateurs de pratiques magiques. Dans ces conditions,pour combler les vides d’une information incomplète, latentation est forte de faire entrer en jeu la« sorcellerie », toujours plus ou moins vivante dans lestraditions populaires, cette sorte de prolongementquelque peu dégénéré de la magie primitive tellequ’elle était vécue et pratiquée dans cet illud tempus,ce temps lointain des origines, lorsque l’existanthumain savait encore régir les mécanismes les plusmystérieux d’un monde en perpétuelle évolution. Or, la« sorcellerie », personne ne sait exactement en quoielle consiste, sauf ceux qui prétendent en détenir lessecrets. Et dans l’opinion courante, du moins en Europeoccidentale, les sorciers de village ont la réputationd’être les héritiers à la fois des druides celtes et des« hommes médecine », c’est-à-dire des chamanes, qui,

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« hommes médecine », c’est-à-dire des chamanes, qui,au début du XXIe siècle, sont toujours en activité dansle nord et le centre de l’Asie (malgré la soviétisation etles influences chrétiennes ou musulmanes), dans lenord de l’Europe (chez les Lapons) et, bien entendu,dans le Nouveau Monde, chez les Esquimaux et lesderniers « Peaux-Rouges », rescapés du génocidedéclenché par de bons chrétiens européens contre desAmérindiens qui ne demandaient rien d’autre que decontinuer à vivre selon leurs traditions dans les vastesespaces qu’occupaient leurs ancêtres.

C’est dire que, malgré les apparentes ruptures et lesrévolutions idéologiques qui se sont succédé au coursdes siècles, les antiques croyances et les cultesafférents ont la vie dure. « Une bonne partie duchristianisme lui-même s’éclaire par l’étude des cultesqui l’ont précédé. Toute religion actuelle est en effet ledernier aboutissement d’une longue série de croyanceset de rites, transmis de génération en générationdepuis l’âge préhistorique, transformés, altérés,adaptés, mais survivant aux révolutions religieusesmême les plus violentes. […] Le paysan du XVIIIe,sinon du XXe siècle, et le chasseur de l’âge de la pierre,qui vivait un ou deux millénaires avant l’èrechrétienne, ont plus d’idées communes qu’on ne lepense généralement. En effet, lorsque l’Église conquit,du IIe au Xe siècle, les païens qui habitaient la Gaule,Gallo-Romains ou Barbares, elle se garda bien deheurter de front, avant d’être toute-puissante, lescroyances de l’époque ; presque toujours, elle se

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croyances de l’époque ; presque toujours, elle secontenta de les assimiler tant bien que mal à sa propredoctrine. Pour s’imposer aux païens, le christianisme seteinta de paganisme, il devint païen, peut-on dire ; etdoit-on s’en étonner ? L’Église primitive ne fut-elle pascomposée d’une réunion de païens ? Or, les nouveauxconvertis ne dépouillèrent pas, du jour au lendemain[…] ni leur hérédité, ni leur culture intellectuelle etmorale ; ils apportèrent donc au christianisme leursfaçons de penser, et consciemment ou inconsciemment,une partie de leurs préjugés, de leurs anciennescroyances, de leurs rites traditionnels{5}. »

C’est donc dans cette direction qu’il faut hardiments’engager : explorer les traditions occidentales, tantpopulaires et orales que littéraires (dans la mesure oùces sources littéraires peuvent être considérées commefiables), en ne négligeant aucun élément d’information.Mais c’est un exercice périlleux, car une telle démarcherisque de déboucher sur un confusionnisme à traverslequel il serait impossible de tracer les grandes lignesd’une tradition authentique. Il est donc nécessaire detrier les informations venues de toutes parts et de lesanalyser de façon à en tirer le maximum de profits. Etce n’est pas facile. Si le christianisme, d’originesémitique mais diffusé à travers la philosophie grecque(en fait hellénistique) et le rationalisme romain, arécupéré des éléments antérieurs, il doit en être demême pour ce qu’on appelle le « druidisme », termescientifique assez récent qui désigne une religioninstitutionnelle incontestablement de structure indo-européenne. Ce « druidisme », religion des Celtes

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européenne. Ce « druidisme », religion des Celteshistoriquement prouvée en Occident à partir desenvirons de l’an 500 avant notre ère, a dû lui aussiabsorber et intégrer des éléments appartenant à descroyances et des rituels provenant de la Préhistoire,notamment de l’époque mégalithique, de l’Âge duBronze, et des périodes qu’on dit maintenant être« proto-celtiques », sans aucune autre précision que laprésence des fameux « champs d’urnes » qui sont àpeu près l’unique témoignage sur lequel on peuts’appuyer sans crainte de délirer.

C’est alors qu’intervient fatalement le rôle réel – ouimaginaire – de cet étrange phénomène classé, sansdoute arbitrairement, comme étant le « chamanisme »,ensemble de pratiques rituelles, magiques etpsychiques, qui paraît avoir dominé non seulementl’Europe du Nord, mais la grande plaine nord-asiatiqueet, par extension, l’aire spécifique des Amérindiens qui,on le sait, sont des Asiates ayant franchi le détroit deBéring à une époque où la banquise reliait les deuxcontinents. Ce « chamanisme » est sans aucun doutequelque chose de très ancien et de très répandu. Mais ilconsiste en un ensemble de croyances, de rituels et detechniques relevant de la magie, ou même de lamédecine, et n’a jamais été une religion, au sens strictdu terme, avec une tradition ancestrale, orale ou écrite,des dogmes, une hiérarchie et des institutions dûmentétablies. Par contre, le druidisme a été, c’estincontestable même si les informations le concernantsont fragmentaires, une religion institutionnelle de

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sont fragmentaires, une religion institutionnelle detype indo-européen, ayant des points communs avec lebrahmanisme et la religion primitive des Romains.

Il est impossible en effet de séparer le druidisme, oudu moins ce que l’on en connaît, du contexte indo-européen. C’est une religion qui a été apportée par desimmigrants venus, en vagues successives, des plainesde l’Asie centrale, mais surtout des rives de la MerNoire, cette région où les Grecs plaçaient le pays desmystérieux Cimmériens{6}, considérés comme desêtres fabuleux, habitant des domaines souterrains, etdans lequel, selon l’Odyssée, se trouvait l’une desentrées de l’Autre Monde. Mais pourquoi ne pasadmettre qu’en émigrant vers l’ouest, cette religionindo-européenne primitive ne se serait par chargéed’éléments étrangers empruntés aux populationsaborigènes ?

Certains sont allés très loin dans ce refus de touteinfluence allogène, se voilant volontiers la face devantles réalités du terrain, et rejetant en bloc « tout lefatras d’hypothèses sur l’origine préceltique ou nonceltique des druides, les suppositions ou supputationssur leur parenté avec les chamanes de Laponie et deSibérie » qui ne sont que « néant intellectuel etinintelligence pure{7} ». Il est vrai que depuis Fabred’Olivet et ses aberrantes rêveries, reprises au débutdu XXe siècle par le soi-disant occultiste ÉdouardSchuré, on a, dans certains milieux spécialisés, affirméavec force – et contre toute raison – que ce sont desdruides partis d’Occident qui auraient été lesfondateurs de la religion brahmanique de la plaine du

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fondateurs de la religion brahmanique de la plaine duGange. Il est également vrai que le celtisant JuliusPokorny a consacré sa vie universitaire à tenter deprouver que les langues celtiques sont d’origine« hamitique », autrement dit apparentées à la langueberbère{8}. Il fallait donc réagir et revenir au point dedépart : une religion indo-européenne teintéed’éléments divers empruntés aux peuples conquispacifiquement ou par les armes dans un Occident déjàriche en traditions millénaires.

Car, en ce domaine, on se prouve plongé dans laconfusion la plus totale, au mépris des plusélémentaires précautions d’emploi de la méthodecomparative. Il est cependant une indéniableconstatation historique : le druidisme a disparu depuispresque vingt siècles, tandis que le chamanisme,quelles que soient ses formes, quelles que soient sesdégénérescences probables, est toujours une réalitévécue au début du troisième millénaire. Il ne s’agitdonc pas d’établir une identification entre ces deuxsystèmes de pensée, mais seulement d’en examiner lesressemblances ou les différences.

Qu’il y ait eu interférences entre les pratiques duchamanisme et celles du druidisme, cela paraît évidentau premier abord, puisque les chamanes ont précédéles druides et qu’ils existent encore de nos jours. Maisune constatation s’impose d’emblée : les Druides nesont pas des Chamanes et les Chamanes ne sont pasdes Druides. Ces derniers sont des prêtres,appartenant à une classe sacerdotale organisée et

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appartenant à une classe sacerdotale organisée ethiérarchisée ; les Chamanes ne sont que desopérateurs isolés au sein d’une société, mais cependantdépositaires d’une tradition transmise depuis dessiècles de bouche à oreille. Cependant, en dépit de cettedifférence fondamentale, druides et chamanes« fonctionnent » dans les mêmes domaines etnaviguent en quelque sorte dans les mêmes eaux. C’estpourquoi, en désaccord total avec certains celtisants quise prétendent – de leur propre chef – les seulsautorisés à parler de la religion druidique considéréesous l’unique héritage indo-européen, il imported’explorer le vaste et nébuleux domaine où se sontrencontrés – et même souvent confrontés – les anciensDruides et les étranges « hommes médecine » que sontencore et toujours les Chamanes.

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I-

Les sources Les Celtes, avant l’introduction du christianisme,

n’ont jamais écrit leur histoire ni leurs traditions lesplus anciennes. Quels que soient les buts réels del’interdiction de l’écriture par les druides, il faut bienreconnaître que la civilisation celtique, avec toutes sesvariantes, est d’essence purement orale. Et il en est demême pour le chamanisme, qui a toujours été vécudans des cadres socioculturels parfois très différents etqui n’a été vraiment connu que par des enquêtesethnologiques, à partir de la fin du XIXe siècle, et

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surtout au cours du XXe siècle, notamment par lesétudes extrêmement approfondies d’un Mircea Éliade,qui demeurent, jusqu’à ce jour, les sources les plusfiables d’une civilisation reposant sur des coutumes etdes traditions transmises de génération en génération,par la voie orale, donc insaisissables. C’est dire lacomplexité du problème soulevé par toute tentative decompréhension de phénomènes comme le druidisme oule chamanisme. Et pourtant, contrairement à ce qu’onpourrait croire, les informations sur ce sujet sontinnombrables. Le tout est non seulement de lescollecter, alors qu’elles sont dispersées à traversquantité de documents d’origines diverses, mais de lessoumettre à une analyse comparative d’une rigueurabsolue afin de se garder d’une interprétation abusived’éléments incomplets et surtout d’une tendance àcompenser certaines lacunes par les excès d’uneimagination débridée qui risque de conduire aux piresaberrations de l’esprit.

Les sources les plus classiques et donc les pluscouramment utilisées en ce domaine sont évidemmentles sources écrites, tant historiques – ou soi-disanttelles ! – que littéraires, mythologiques, ou simplementethnographiques. Mais, à notre époque marquée par laprimauté de l’écrit (en attendant la primauté del’image, ce qui ne saurait tarder), que penser de lafiabilité des documents fixés, pour ne pas dire figés,dans l’écriture ? « Nous connaissons les noms dequelque cent cinquante auteurs grecs de tragédies,mais en dehors de quelques fragments cités çà et là par

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mais en dehors de quelques fragments cités çà et là pardes auteurs et des anthologistes grecs et romains debasse époque, il ne nous reste les pièces que de troisauteurs, des Athéniens du Ve siècle avant J. -C. Mais cen’est pas tout. Eschyle a écrit quatre-vingt-deuxpièces, nous n’en avons que sept complètes ; Sophocleen aurait écrit cent vingt-trois, dont il ne reste quesept ; et nous pouvons lire dix-neuf des quatre-vingt-deux œuvres d’Euripide. Ce que nous lisons, en outre,si nous lisons le texte grec original, est une versionlaborieusement corrigée à partir des manuscritsmédiévaux, généralement du XIIe au XVe siècle denotre ère, le résultat final d’un nombre inconnud’opérations de copie, toujours susceptibles detranscriptions erronées{9}. » Et comme la civilisationgrecque, de toute évidence, repose sur l’écrit, qu’enest-il des civilisations qui n’ont pas connu – ou qui ontrefusé – l’écriture, et que l’on ne connaît guère que parles témoignages de leurs contemporains ? Le problèmeposé débouche sur d’insondables abîmes.

Car quel crédit peut-on accorder à ceux qui ontprétendu transmettre des informations essentielles surune « culture », sur une « religion », sur une« tradition » ? La Bible hébraïque, rédigée peu avantl’ère chrétienne, n’est qu’une réécriture de donnéestraditionnelles plus anciennes remises au goût du jour.Les Évangiles, canoniques ou non, ont été rédigés (enlangue grecque) une centaine d’années après la mortdu Christ d’après diverses sources (en latin, cela se ditsecundum, « selon… »). Et quand on sait que ces récits

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secundum, « selon… »). Et quand on sait que ces récitsévangéliques ont été écrits pour servir d’illustrationsaux Épîtres de saint Paul (l’authentique fondateur duchristianisme), on peut se poser d’innombrablesquestions qui ont toutes les chances de demeurer sansréponse. Ce flou artistique peut conduire à n’importequelle interprétation abusive ou tendancieuse. Ce quel’on sait des Celtes, et donc de leurs druides, se trouveseulement dans les textes irlandais du Moyen Âge,rédigés par des moines qui étaient certes des Celtes,mais complètement christianisés, et par leshistoriographes grecs et latins, les contemporainsincontestables des druides.

C’est dire la méfiance dont il convient de s’entourerà ce propos. Car, « les passages des auteurs grecs oulatins relatifs aux religions barbares méritent engénéral peu de créance ; même quand ce ne sont pasdes documents de seconde main et qu’ils émanent decontemporains, il faut se rappeler qu’ils noustransmettent presque toujours non pas des faitsscientifiquement observables, mais plutôt l’impressionproduite par des cérémonies de sauvages sur des gensqui se considéraient à un titre comme très civilisés. […]On sait aussi que les Romains avaient la manied’assimiler à leurs propres dieux ceux des autrespeuples : or l’application de cette méthode, parfoisféconde en résultats heureux, les induisait souvent ende lourdes erreurs pareilles à celles que commettaientles hommes du XVe ou du XVIIe siècle, lorsqu’ilsvoyaient dans toutes les religions sauvages desdéformations de la révélation primitive et des

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déformations de la révélation primitive et descaricatures du Catholicisme. […] De plus, les anciensétaient fort mal renseignés sur les religions des peuplesétrangers, même des peuples conquis. Car il n’est rienqu’un homme dissimule avec plus de soin que sescroyances et ses rites à un homme d’une autrerace{10} ». On pourrait en dire autant des missionnaireset autres ethnologues des XIXe et XXe siècles qui ontexploré, sans mettre en doute leur bonne volonté, lescoutumes et les croyances des « sauvages » qu’ilsvisitaient et qu’ils auraient voulu convertir, sinon à la« vraie religion », du moins au rationalisme ambiant.

Dans ces conditions, ne faudrait-il pas abandonnertoute prétention à connaître ce qu’était réellement ledruidisme de l’Âge du Fer (de - 500 à + 300) et quellesétaient les différentes étapes de ce qu’on appelle lechamanisme, ces deux traditions étant purement oraleset n’étant répertoriées que par des enquêtes ou desobservations extérieures ? Certainement pas. Au coursdu XXe siècle, les sciences auxiliaires de l’Histoire ontfait des progrès considérables qui aident à comprendreles récits, historiques ou légendaires, par lesquels descivilisations disparues ou méprisées ont accédé à unecertaine lumière. En effet, en dehors de l’Histoire, il y al’Archéologie, la Toponymie, l’Onomastique, la traditionorale dite « folklorique », et aussi, élémentdéterminant, science toute nouvelle mais riche eninformations, la « Climatologie », c’est-à-dire l’étudesystématique des climats à travers les millénaires quiont précédé notre époque.

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ont précédé notre époque.

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1. L’archéologie et ses sciences auxiliaires

Grâce à des observations qui débordent du cadrepurement géologique de base, on peut, par desméthodes scientifiques incontestables, en arriver àcerner les changements climatiques qui se sont succédépendant la Préhistoire, notamment en cette périodequ’on appelle le Néolithique, entre – 8000 et – 2000.On s’aperçoit alors que les multiples migrations depeuples, repérables par les dépôts archéologiques, ontété conditionnées la plupart du temps par desphénomènes d’ordre climatique. Ces déplacements depopulations paraissent avoir « leurs origines dans desrégions excentrées par rapport à l’Europe tempérée.Sous nos climats, de légères fluctuations n’affectent pasle milieu de manière considérable. Situation fortdifférente dans les zones steppiques ou septentrionales,où quelques années de perturbations ou de sécheressepeuvent rompre de manière irrémédiable l’équilibredes activités humaines, contraignant les peuples àprendre la route vers des contrées plus favorables.D’ores et déjà, on peut dissocier deux types decomportements : des conditions radicalementdéfavorables entraînent des migrations de groupesentiers, avec femmes, enfants, armes et bagages. Àl’inverse, les phases de climat optimal génèrent dessurpopulations, des déséquilibres démographiques, laconstitution de contingents de guerriers conquérants

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constitution de contingents de guerriers conquérantsqui iront porter le dynamisme de leur groupe initial au-delà des frontières{11} ». C’est dire l’importance decette climatologie quant à la connaissance des peuplesles plus anciens et de leurs déplacements, lesquels nesont pas sans influence sur leurs cultures et leurstraditions.

Certes, à cause de l’éloignement dans le temps, il esttrès difficile de savoir de façon précise quelles ont étéles variations climatiques au cours de ce qu’on appellela Préhistoire, mais les méthodes d’investigationsscientifiques récemment mises au point permettentcependant de dater approximativement les grandesétapes de l’histoire de la Terre et par conséquent deceux qui l’ont peuplée. La climatologie, concurremmentavec la dendrologie et la datation par le carbone 14,vient donc au secours de l’archéologie, del’anthropologie et, en définitive, de l’Histoireproprement dite.

On sait avec certitude que le « druidisme » était lareligion des anciens Celtes, et que ceux-ci constituaientune branche des peuples primitifs qu’on classe commeindo-européens d’après leur filiation linguistique et leurorganisation sociale{12}. Depuis de longues années, tousles historiens – et les préhistoriens – étaient d’accordsur un point : le berceau des Celtes consiste en untriangle compris entre la Bohême, le Harz et les Alpesautrichiennes, avec comme centre archéologiqueincontestable le site de Hallstatt qui a donné son nom àla première civilisation de l’Âge du Fer. Cette

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la première civilisation de l’Âge du Fer. Cettelocalisation est confirmée par de nombreusestrouvailles archéologiques, mais on s’aperçoit que cetriangle idéal n’a été qu’une étape pour la civilisationceltique et que celle-ci n’est en fait que le résultat demigrations venues d’ailleurs.

Il semblerait que l’étape précédente la plusmarquante, vers le milieu du Néolithique, de lamigration des peuples qui allaient devenir, selon laterminologie actuelle, des « Proto-Celtes », doive sesituer sur le rivage nord de la Mer Noire, du côté de laCrimée, mais plus à l’intérieur des terres, dans lessteppes du pays des Kurgans. On notera d’une part quecette zone est limitrophe de celle qui sera occupée pard’autres peuples qui allaient bientôt se différencier enScythes et Sarmates, et d’autre part une curieuseparenté d’appellation entre le nom actuel de la Crimée,dérivé de celui des anciens Hyperboréens ouCimmériens signalés par Hérodote (« LesHyperboréens et les Cimmériens, chassés par lesScythes, étaient riverains de la mer ») et égalementpar Homère dans l’Odyssée, mais localisés plus aunord, en fait sur les rivages de la Baltique : « Nousatteignons la passe de l’océan aux profonds courants oùles Cimmériens ont leur pays, leurs villes. Ce peuple vitsous les nuées, sous les brumes que jamais les rayonsdu soleil n’ont percées. Sur ces malheureux pèse unenuit funèbre. » Pline l’Ancien prétend que, dans leursrégions, « il y a des jours de six mois » et parconséquent des nuits également de six mois. Tout celaressort des vieilles légendes grecques centrées à

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ressort des vieilles légendes grecques centrées àDelphes qui racontent que le dieu Apollon, après sanaissance, était parti chez les Hyperboréens sur unchar conduit par des cygnes. Au VIe siècle avant notreère, le poète Pindare qualifie le peuple des Cimmériensde « millénaire » et affirme qu’il est sacré, protégé de lamaladie, de la vieillesse, de la fatigue et des guerres.Autrement dit, il s’agirait d’une sorte d’Autre Mondetout à fait conforme aux traditions celtiques d’Irlande,monde que vient visiter à intervalles réguliers un dieude la lumière, ce qui rejoint les antiques traditionsconcernant le mystérieux sanctuaire mégalithique deStonehenge en Grande-Bretagne.

Or, ces Cimmériens, plus ou moins mythiques, nesont pas sans rappeler le nom biblique de Gomer, ainsique, ultérieurement, celui typiquement celtique desCimbres (peuple qui est pourtant incontestablementd’origine germanique, comme celui des Teutonsd’ailleurs), que l’on retrouve dans le nom génériqueque se sont donné beaucoup plus tard les Gallois,Cymri, terme provenant d’un ancien Com-broges,signifiant « du même pays ». On peut toujours rêver etformuler les hypothèses les plus folles, mais il faut bienavouer que tout cela fourmille de coïncidences difficilesà éliminer. Il semble que la mémoire de l’humanité aitconservé bien des éléments archaïques qui n’ont ététranscrits que sous une forme symbolique, mais que lesrécentes découvertes archéologiques viennentsingulièrement authentifier.

D’ailleurs, sans aller chercher dans les mythes, ou

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D’ailleurs, sans aller chercher dans les mythes, oudans ce qu’il en reste de ces époques lointaines, on peutse livrer à des conclusions qui pour paraîtrehasardeuses n’en sont pas moins étayées sur desréalités. En effet, quand on examine en profondeur lesstructures essentielles de la société celtique,notamment à travers les coutumes les plus archaïquesconservées dans les traditions de l’Irlande médiévale,on découvre avec une certaine stupéfaction qu’ellessont toutes héritées d’une situation très ancienne,pastorale et nomade, qui peut facilement s’expliquerpar la présence de ces populations dans les steppes dupays des Kurgans.

En effet, si les Gaulois continentaux du temps deCésar – et dans une moindre mesure les Bretons de l’îlede Bretagne – avaient évolué considérablement aucontact des Méditerranéens, découvrant la propriétéfoncière individuelle, une agriculture très performanteet une évidente sédentarisation, les Irlandais, quin’avaient pas subi ces influences et qui resteronttoujours en dehors de l’Empire romain, avaientconservé, même après la christianisation, bon nombred’éléments relevant d’un stade très archaïque de leurcivilisation. Les frontières entre les diversescommunautés – pompeusement appelées royaumes ! –sont très floues et peuvent varier du jour aulendemain{13}. Il n’y a pas de possession individuelledes terres. La seule richesse consiste en troupeaux(ovins, bovins, porcins){14}. Les villes sont inexistantes(elles ne sont que des résidences royales ou des

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(elles ne sont que des résidences royales ou desforteresses refuges en cas de danger) et les rapportsentre les membres d’une communauté sont établisselon les modalités d’un contrat de cheptel, quand le« vassal » se voit confier la responsabilité d’untroupeau appartenant à un « suzerain », c’est-à-dire enfait à une collectivité dont le suzerain, un chef élu etnon héréditaire, n’est que le répartiteur des richessespotentielles appartenant à une communauté liée pardes traditions ancestrales qu’on ne met jamais endoute, par des rapports familiaux, par des contratsentre divers clans et également par des coalitionsd’intérêts, même si celles-ci ne sont que provisoires{15}.

C’est dire l’importance de cette localisation d’unnoyau primitif de pré-Celtes ou de proto-Celtes(aucune appellation n’est vraiment valable) dans cessteppes avoisinant la Mer Noire, en contact d’une partavec le Proche-Orient, et d’autre part avec les peuplesde la grande plaine nord-asiatique. Tout part de là. Ilsemble que tous les historiens, archéologues etanthropologues contemporains soient d’accord pourplacer dans cette région occupée par les Kurgansl’origine de cette civilisation qui deviendra « celtique »par la suite, et par conséquent de leur religion, ledruidisme, religion nettement indo-européenne dansses fondements, mais qui était déjà différenciée parrapport au noyau primitif. Et les migrations de la MerNoire à l’Atlantique de ces peuples inconnus,migrations dues autant à des conditions climatiques(recherche de pâturages) ou à des pressions de plus enplus constantes d’envahisseurs nomades voisins

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plus constantes d’envahisseurs nomades voisins(Scythes et Sarmates) qu’à des accroissementsconsidérables de populations, vont se dérouler versl’Occident en plusieurs vagues qui sont difficilementrepérables dans le temps, mais qui n’en sont pas moinsprouvées par l’archéologie et la toponymie.

L’une de ces vagues est certaine et incontestable :elle suit la vallée du Danube, comme en témoignent lesdépôts archéologiques et bien souvent les noms delieux, comme le Danube lui-même (Tanaos, où l’onretrouve le nom de la déesse primordiale des Celtes,Dana ou Dôn), ou encore le nom de la Bohême,provenant de celui du peuple celte des Boiens, et lesappellations de certaines villes, Ratisbonne(« forteresse avec remparts ») et Vienne (Wien,ancienne Vindobonna, « remparts blancs »). Sansparler des correspondances qu’on pourrait établir entrele nom de la Dana celtique avec les appellationsactuelles de fleuves comme le Don et le Donetz. Cequ’on appelle la « Celtique danubienne » a été une desétapes fondamentales de cette civilisation issue de l’estet convergeant vers l’Atlantique, et elle a laissé destraces très anciennes et incontournables. Cet itinéraireest sans aucun doute le plus naturel et le plus logique,le lieu de passage idéal si l’on veut expliquer lesmigrations vers l’ouest des populations nomades issuesdu Kouban.

Ces traces, tant archéologiques que toponymiques,sont donc réparties dans toute la vallée du Danube,avec des prolongements dans les pays avoisinants,

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avec des prolongements dans les pays avoisinants,notamment dans le nord de la Roumanie, dans lesCarpates – et même dans le sud de la Pologne, enSerbie, en Hongrie, dans une zone assez fertile où lesanciens nomades ont pu se fixer sur des terres richesen lœss et se mêler à des populations autochtones déjàsédentarisées et converties au mode de vie néolithique,c’est-à-dire à la culture des céréales et à l’élevage ditintensif sur des surfaces limitées mais toujoursverdoyantes. Comme ces migrations s’étalent sur untrès court laps de temps (la civilisation néolithique,issue du Moyen-Orient, se répandant à peu près sur unkilomètre par an en direction de l’ouest), cette valléedanubienne a été une sorte de melting-pot où se sontfondues les traditions les plus hétéroclites, celles deschasseurs-cueilleurs du Paléolithique, celles despremiers agriculteurs sédentaires, celles des pasteursnomades surgis des steppes de l’Asie centrale.

C’est ainsi qu’on a pu situer le domaine primitif desCeltes en plein cœur de l’Europe, dans un triangleformé par la Bohême, le Harz et les Alpesautrichiennes. Et les indices de cette civilisation, qui avu apparaître l’usage du fer, métal remplaçant peu àpeu le cuivre et l’étain, bases de l’alliage qu’on nomme« bronze », se trouvent concentrés autour du site deHallstatt, à 450 mètres d’altitude, au bord d’un lac trèsprofond, au nord des Alpes. C’est là que fut découverteen 1824, et fouillée minutieusement pendant près d’unsiècle, une vaste nécropole située à quelque400 mètres au-dessus du village actuel. Elle s’est

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révélée d’une incroyable richesse en ornements(notamment en or) et en mobilier qui témoignent d’unstade de civilisation particulièrement raffiné. Cettenécropole correspond à une population locale trèsdense qui ne peut s’expliquer que par la présence d’unerichesse prodigieuse : le sel gemme (qui expliqued’ailleurs le nom allemand de Hallstatt). Les mines ontété exploitées dès le VIIe siècle avant notre ère, avecdes dizaines de kilomètres de galeries creusées par desmineurs qui s’éclairaient au seul moyen de brindillestenues entre les dents, à une altitude qui va de 800 à1200 mètres. Et, ce que l’on peut remarquer, c’est quece cimetière contient seulement un quart de tombes deguerriers, la majorité appartenant à une populationnettement ouvrière.

Cela pose des problèmes quant à l’identification despopulations qui ont travaillé sur ce site.Incontestablement, les objets découverts prouventl’existence d’une première civilisation de l’Âge du Fer,celle qu’on a précisément et fort justement qualifiée de« civilisation de Hallstatt », et qui est nettementceltique par l’inspiration, les motifs et les techniques.Alors, qui étaient ces gens si laborieux, qui n’étaientplus des nomades et certainement pas desagriculteurs ? La réponse la plus rationnelle est celle-ci : des peuples venus du Kouban par la vallée duDanube, qui se sont mêlés à des autochtones et qui ontexploité comme il convenait les richesses naturellesd’un pays peu propice à la culture.

Car le sel, surtout en plein cœur de l’Europe

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Car le sel, surtout en plein cœur de l’Europecontinentale, conférait à ceux qui l’exploitaient nonseulement une richesse matérielle, mais un pouvoirpresque absolu sur les populations avoisinantes. Le selest un ingrédient indispensable pour la conservationdes aliments et comme complément alimentaire dans lanourriture des troupeaux. Cela explique assez bien larichesse des exploitants de Hallstatt et des alentours,et justifie pleinement l’expansion de ceux-ci au coursdes siècles suivants vers l’Allemagne rhénane desconfins les plus occidentaux de l’Europe. Là encore, lesdécouvertes archéologiques en Allemagne de l’Ouest etdans l’est de la France mettent en évidence la richesseet la puissance de ces envahisseurs – classés commeCeltes – dans un vaste territoire qui englobe le bassindu Rhin, celui de la Saône, voire une partie de celui dela Seine. En fait, plus on étudie l’Histoire, la Préhistoireet l’Archéologie, plus on s’aperçoit que tous les Celtessont venus en Occident en franchissant le Rhin. Et celadonne raison à tous ceux qui prétendent que les Celtesétaient des terriens, même si certains d’entre eux,butant contre la Mer du Nord, la Manche et l’OcéanAtlantique, sont devenus des marins malgré eux, allantmême jusqu’à envahir les îles Britanniques.

Mais cet itinéraire par la vallée du Danube n’a pasété le seul emprunté par ces anciens peuples nomadesdes steppes de la Russie méridionale. Des découvertesarchéologiques récentes, jointes à des projections surles climats de ces époques lointaines et à une datationplus précise des objets récoltés lors des fouilles, font

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plus précise des objets récoltés lors des fouilles, fontapparaître qu’il y a eu au moins une autre migrationvers le nord, plus précisément vers la Baltique, ce quisemble en accord avec toutes les traditions concernantles Hyperboréens vivant dans des brumes obscures etdétenteurs d’une autre richesse, celle de l’ambre,récolté dans la Baltique, et qui, comme le sel,constituait une monnaie d’échange imparable. Et c’estsur le territoire constituant actuellement le nord de laPologne et les États baltes que semble s’être constituéun noyau de populations « pré-celtiques » qui ont eudes contacts prolongés avec des peuples du nord,notamment avec les Finno-Ougriens venus desimmensités de la Sibérie, héritiers d’une traditioncertainement millénaire, tant sur le plan de l’élevagedes troupeaux que sur un plan socioculturel etreligieux. Car la Sibérie a été, il faut bien le dire, leberceau de ce qu’on appelle le chamanisme, et setrouve encore à l’heure actuelle la région du monde oùle chamanisme est le plus actif et le plus vivace. C’estpourquoi il est d’une extrême importance de considérerce noyau « baltique », émigré ensuite vers l’ouest,comme une sorte de creuset où s’est forgée uneréflexion religieuse ou spirituelle qui a influencé defaçon définitive l’évolution de la religion druidiqueprimitive des Celtes en Occident.

Il est en effet impossible de prétendre qu’uneidéologie – religieuse ou autre –, quelle que soit sapuissance originelle, puisse conserver toutes sescaractéristiques essentielles lorsqu’elle se trouveconfrontée à d’autres idéologies. Certes, les structures

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confrontée à d’autres idéologies. Certes, les structuresde base demeurent, mais l’adaptation de ces structuresau milieu d’une société différente suppose uneévolution, sinon une synthèse, ou au pire unsyncrétisme, comme le démontre l’exemple duchristianisme implanté en Amérique latine parmi despopulations d’origine amérindienne et africaine, ce qui aengendré des croyances et des rites peu conformes àl’orthodoxie romaine primitive mais cependant fidèlesau message évangélique.

Par conséquent, la filière migratoire suivie par lesproto-Celtes, tant le long du Danube que le long de laBaltique, a nécessairement eu des répercussions plusou moins profondes sur leur doctrine originelle (sociale,métaphysique, religieuse et/ou mythologique), si tantest qu’elle ait jamais existé. Au fur et à mesure de leuravancée vers l’Atlantique, ces peuples se sont chargésd’éléments hétérogènes qui pour être demeurésméconnus n’en sont pas moins discernables dans lesgrandes lignes de ce qu’est devenue la religion ditedruidique. Les envahisseurs, quels qu’ils fussent, n’ontjamais éliminé complètement les populations dont ilsfaisaient la conquête : tout au plus, ils les ont soumises,et de toute façon, à la faveur de cette assimilation,volontaire ou non, les échanges se sont faits dans lesdeux sens. Ce serait donc folie pure que de prétendreque le « druidisme » occidental est le reflet fidèle de ceque pouvait être cette religion à son point de départindo-européen. L’Archéologie et ses sciences annexessont donc des éléments indispensables pour tenter de

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définir ce qu’était devenu le « druidisme » au cours desmigrations de ceux qui en ont été les premierspropagateurs.

Il importe également de considérer avec attention lecontenu de ces trouvailles archéologiques : ainsi peut-on tenter de définir l’évolution d’un système de penséenon seulement social, quotidien même, mais déjàmétaphysique et religieux, sachant bien qu’en cespériodes lointaines, il n’y a aucune différence entre le« sacré » et le « profane », l’un n’étant pas vécu sansl’autre.

La quasi-totalité des dépôts archéologiques quijalonnent les migrations des futurs Celtes consiste en« tombeaux », quelle que soit leur architecture ou leurdisposition intérieure, ce qui, de prime abord, supposeune réflexion métaphysique sur la vie et la destinéehumaine, et sur les rapports entre le visible etl’invisible. C’est pourquoi les objets déposés dans lestombeaux acquièrent aux yeux du chercheur uneincontestable valeur : ils sont les témoignagesirréfutables d’une véritable civilisation dont on ignorecependant les formulations verbales aussi bien que lescroyances profondes.

Ce qui frappe d’abord, c’est l’abondance d’objetsd’orfèvrerie, tant en pierre, en argent, en cuivre, enbronze qu’en or. La première idée qui vient à l’espritest qu’on ne voulait pas séparer le défunt des objets,armes ou ornements divers, qui avaient entouré sa vieet qu’il était donc plongé, dans la mort, dansl’environnement qui était le sien durant son existence.

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l’environnement qui était le sien durant son existence.Cette idée semble parfaitement normale et ne souffreaucune contradiction. Mais ce qui est propice à denombreuses hypothèses, ce sont les symboles oureprésentations que peuvent recouvrir ces objets enapparence issus de la vie quotidienne, individuelle ousociale.

Certes, ce sont souvent des objets d’ornementation,de parure. Il semble d’ailleurs qu’à l’origine, ce soientdes femmes qui en aient été les détentrices et que c’estau fur et à mesure de l’évolution qu’ils soient devenusdes signes, non seulement de richesses, mais depuissance tant politique qu’économique, autrement ditde pouvoir politique. Que faut-il en conclure ? Queprobablement ces objets témoignent d’une époque où lerôle social – et religieux – de la femme était plusimportant que dans les périodes les mieux connues,celles qui sont marquées par une influenceméditerranéenne, nettement plus androcratique quedans les temps passés. On pense évidemment aumythe des Amazones.

Ces objets sont des colliers, des pendentifs et surtoutdes séries de cercles en or finement travaillés et ciselés,avec un extraordinaire luxe d’élaboration, et, ce qui esttrès spécifique de l’art celtique, des colliers rigides ettorsadés qu’on appelle des torques. Il faut y ajouter,dès l’Âge du Bronze, une quantité incroyable de cequ’on appelle des « lunules », c’est-à-dire des colliersplats, formés d’une feuille d’or et qui évoquentirrésistiblement un clair de lune. On ne peut que

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irrésistiblement un clair de lune. On ne peut quesupposer que ces objets, même s’ils sont décoratifs,appartiennent à un système métaphysique, sinonmagico-religieux, où s’opposent – et se complètent –les valeurs prêtées à l’astre du jour et à celui de la nuit.Une telle hypothèse est bien sûr renforcée par l’étudedes mythes les plus archaïques qui mettent en scène lesoleil et la lune, figurations de divinités, et souvent enproie à l’hostilité des forces obscures de la nuit{16}.

L’abondance des armes découvertes dans cestombeaux s’explique bien entendu par la volontéd’entourer le défunt des marques de puissance queconstituent les épées, les poignards et les haches. Mais,d’une part, il s’agit alors d’un guerrier, ou d’un roi issude la caste des guerriers, et d’autre part, on s’aperçoitque la plupart de ces armes ou n’ont jamais étéutilisées, ou n’ont aucune efficacité : ce sont réellementdes objets votifs. Il en est de même pour les chars,intacts ou brisés, qui se trouvaient près du défunt :certains sont purement symboliques, et d’ailleurs,comme dans le fameux tombeau de Vix (Côte-d’Or), ils’agissait bien souvent d’une femme qui y étaitinhumée.

Il y a un grand nombre de « tombes à char », datantdu premier Âge du Fer, dans l’espace rhénan et dansl’est de la France. Il faut donc en déduire que ces chars,placés auprès d’un défunt, revêtaient une grandeimportance. Et certains d’entre eux sontparticulièrement riches d’enseignement. C’est le cas duplus connu d’entre eux, le chariot que l’on découvrit àTrundholm, près de Nykjobing, au Danemark, à

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Trundholm, près de Nykjobing, au Danemark, àquelque 300 mètres du bord d’un marécage. C’estincontestablement un objet cultuel, symbiose parfaitede tous les chars votifs qui ont été élaborés depuis l’Âgedu Bronze et dont l’usage s’est perpétué tout au coursde la période dite de Hallstatt, ce qui suppose lapermanence d’un culte solaire basé sur la croyance quele Soleil est emmené dans sa course céleste, soit sur unbateau, soit sur un char tiré par un ou plusieurschevaux. Et cette course du Soleil, qui se poursuitpendant la nuit, quelque part ailleurs, est aussi àl’image de l’âme humaine s’en allant vers l’AutreMonde.

Ce char de Trundholm, qui a 60 cm de long,supporte un grand disque en bronze d’un diamètre de25 cm sur une face duquel une feuille d’or plaquée a étéconservée, comportant des motifs concentriquesinsérés dans des spirales. De toute évidence, ce disquereprésente le soleil qui est entraîné dans une courseperpétuelle. Mais quelle est la nature exacte de cesoleil, emblème d’une divinité de la vie et de la mort, enfait d’une divinité suprême ? Si l’on en croit les mythesqui nous sont parvenus ultérieurement, et surtout sil’on en croit la linguistique des peuples celtes etgermains, le soleil est toujours du genre féminin. Ils’agirait donc, en dernière analyse, d’une déesse soleil,ce que confirme la composition d’un autre char cultuel,plus récent, intermédiaire entre l’Âge du Bronze etl’époque de Hallstatt, découvert en Autriche près deGraz, le splendide char de Strettweg.

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Graz, le splendide char de Strettweg.Cette représentation est parfaitement

compréhensible : au milieu du char, se dresse unpersonnage féminin qui porte de ses deux mains, au-dessus de sa tête, une immense coupe ouverte vers leciel ; tout autour sont des hommes, probablement desprêtres, qui lui rendent hommage en dansant et enagitant des branches. C’est donc l’illustrationsaisissante, et d’une grande valeur esthétique, d’unculte solennel rendu à une divinité féminine qui, parcomparaison avec le char de Trundholm, ne peut êtreque le Soleil, emblème de l’énergie divine qui anime lesêtres et les choses. Et cela fait penser à une traditionarchaïque du Japon, concernant la déesse solaireAmateratsu. Or, on sait que le nord du Japon, le paysd e s Aïnos, a conservé des éléments cultuels quis’apparentent de très près aux traditions de la grandesteppe nord-asiatique débouchant en Europe du nordet dans les grands espaces de la Russie méridionale,donc dans des régions occupées à la fois par les Scytheset par ceux qui allaient devenir les Celtes. On sait parHérodote et aussi par les quelques tragédies grecquesanciennes qui nous sont parvenues que l’Artémis desGrecs n’est en fait que l’image hellénisée d’une antiquedivinité solaire toute-puissante, celle qu’on a appelée la« Diane scythique » et qu’on peut reconnaître dans lesdivers récits dramatiques des aventures d’Oreste,d’Iphigénie et des Atrides. Il faut donc admettre queces chars de l’Âge du Bronze et du premier Âge du Fersont les premières manifestations connues d’un culterendu à une divinité féminine de nature solaire{17}.

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rendu à une divinité féminine de nature solaire{17}.Ce voyage du char solaire à travers l’espace, aussi

bien nocturne que diurne, est doublé par des« navigations ». En effet, sur les pétroglyphes desmonuments mégalithiques comme sur les gravuresrupestres de Scandinavie, il y a d’innombrablesreprésentations de barques, même très schématiques.De plus, dans les tombes de ces mêmes époques,nombreuses sont les barques votives, parfois en pierre,le plus souvent en or, qui témoignent à la fois d’ungrand raffinement artistique et d’une incontestableidéologie religieuse.

Là encore, c’est une navigation du soleil à travers lesheures du jour et de la nuit, avec l’idée constante de larenaissance de la lumière, et par conséquent lacroyance en un éternel recommencement. Lanavigation du soleil, qui disparaît pendant la nuit dansle vaste et mystérieux océan qui entoure le monde, estaussi la navigation des êtres vivants qui meurent le soirà l’ouest et réapparaissent, lavés de toute souillure, lematin dans les régions orientales de l’univers. C’est direl’importance que prendra par la suite l’orientationtraditionnelle des églises chrétiennes d’architecturetraditionnelle, dont le chœur est nécessairement ducôté du soleil levant (et non pas, comme on le pensegénéralement, tourné vers Jérusalem). Et si le Soleilest le symbole de la Vie, il est aussi l’image de cettedivinité primordiale qui contribue à la perpétuellemigration des âmes entre les deux mondes, celui duvisible et celui de l’invisible.

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visible et celui de l’invisible.Ces représentations du char ou du navire solaire

semblent liées à un système métaphysique dont lesmanifestations se sont succédé au cours desmillénaires. On en reconnaîtra les lignes essentiellesdans tous les récits du haut Moyen Âge irlandais,comme dans la plupart des romans dits de la TableRonde, qui concernent les errances de l’âme humaine àtravers les turbulences de l’existence, turbulencesindispensables à la découverte d’un chemin conduisantà la Lumière absolue. Ces objets archéologiquesexpliquent et justifient pleinement les récits ultérieursoù l’on voit les héros se lancer dans des expéditionsterrestres hasardeuses vers des pays inconnus ou desnavigations vers l’ailleurs, comme celui de laNavigation de Bran, fils de Fébal, vers la Terre desFées, ou celui, très christianisé, de la Navigation desaint Brendan à la recherche du Paradis{18}. Unebonne partie de la mythologie celtique, même sous saformulation chrétienne, ne peut véritablement êtrecomprise sans cette référence aux objets découvertsdans les sites archéologiques du Néolithique, de l’Âgedu Bronze et de l’Âge du Fer, que ce soit dans lestombeaux, que ce soit dans de simples dépôts, dans despuits, dans des caveaux ou dans des lacs, qui sont enfait des offrandes à la divinité, afin de se concilier celle-ci ou de manifester ainsi le lien fondamental qui unit lacréature et le créateur, quel qu’il soit.

Au fil des temps, le contenu des dépôtsarchéologiques ne fait que préciser la situation

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archéologiques ne fait que préciser la situationculturelle qui est celle des divers peuples quiconstitueront l’ensemble celtique. Ainsi en est-il dumonnayage, apparu dès le IIIe siècle avant notre ère,du moins sur le continent dit « barbare », et qui, par laforce des choses, se trouve être le plus précieuxtémoignage qu’on puisse utiliser pour reconstituer unehistoire fragmentaire ou incomplète. C’est vers ledeuxième millénaire que le numéraire a fait sonapparition chez les Hittites, qui s’inspiraient desBabyloniens, avec des formes de lingots estampillésportant mention de leur poids et de leur titre, donc enquelque sorte « officialisés » et sous la garantie d’uneautorité politique. C’est de là qu’est partie, d’aborddans le Moyen-Orient, puis dans les cités grecques, lacoutume d’étalonner les échanges grâce à des pièces demétal, selon des normes établies d’avance et acceptéespar tous. Et, à la fin du IVe siècle avant notre ère, laGrèce est inondée par un numéraire macédonien.

Or, ce sont ces fameux statères en or dits dePhilippe II (le père d’Alexandre le Grand) qui vontservir de modèles à l’expansion du système monétaireà travers toute l’Europe du nord, en particulier chez lespeuples qu’on classe désormais sous l’appellation deCeltes. À l’origine, ces monnaies sontincontestablement une imitation assez servile dustatère de Philippe de Macédoine : l’avers représenteune tête laurée, celle d’un roi ou d’un chef, le revers, unchar, conduit par un aurige, qui est l’emblème de lapuissance économique et militaire de celui quicautionne le monnayage. Car il est évident que

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cautionne le monnayage. Car il est évident quel’extension du monnayage est avant tout économique,ayant pour but primitif de faciliter les échangescommerciaux entre groupes sociaux de diversesorigines et d’implantation très disparate. Cependant, àcette époque, la distinction entre le profane et le sacrén’existe pas, d’autant plus que tout accord, fût-ilcommercial, repose sur une fiabilité que seuls les dieuxpeuvent garantir.

La monnaie, sous quelque forme que ce soit, revêtdonc une valeur sacrée. Il n’est donc pas étonnant queles monnaies dites gauloises reflètent, selon les époqueset les circonstances, des préoccupations métaphysiquesou religieuses dont les représentations, plus ou moinsabstraites ou symboliques, sont répercutées dansl’ornementation des objets monétaires. Toutetransaction quelle qu’elle soit est placée sous le regardet donc sous la garantie des dieux, ce qui fait que lemonnayage dépasse de loin l’utilité économique etpolitique pour acquérir une valeur sacrée.

Mais sur quels critères ? Tout dépend alors ducontexte idéologique dans lequel évolue le groupe socialconsidéré. Ainsi, dans l’aire méditerranéenne, oùdomine un certain matérialisme lié au quotidien, on secontente de reproduire presque fidèlement le modèleproposé par le statère de Philippe II de Macédoine, roid’un peuple de commerçants. Il en va tout autrementdans les pays au nord des Alpes, donc dans l’Europebarbare, qu’elle soit celtique, germanique ou mêmeslave sur les confins orientaux.

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slave sur les confins orientaux.C’est ainsi que, si l’on suit un itinéraire qui va d’est

en ouest, on s’éloigne du modèle primitif pour parvenirà une véritable apothéose d’abstraction, notammentchez les peuples de l’île de Bretagne. Peu à peu, levisage représenté sur l’avers est éclaté, et nesubsistent que des traits essentiels qui dénotent lesouci de figurer la signification profonde du personnageet non pas son apparence extérieure. Quant au revers,il devient parfois délirant, du moins pour un esprit quis’en tiendrait à la rationalité méditerranéenneclassique. Or, une analyse en profondeur de ces« aberrations » révèle un langage quelque peuinitiatique dont on ne possède malheureusement pas lecode. C’est le cas des pièces armoricaines tant enargent qu’en or : le cheval n’est plus que schématisé,l’aurige apparaît comme une tête fantomatique au-dessus d’un animal emporté par un élan furieux, etl’ensemble est entouré de petites têtes coupéessuspendues à une sorte de chaînette. D’autres motifs,assez énigmatiques, comme des boules d’oùs’échappent des tiges, symbole de la matrice divineoriginelle, semblent relier ces figurations à d’antiquesrituels dont on ignore l’exact déroulement autant que lasignification réelle.

Le monnayage gaulois – ou plutôt celtique puisqu’ilest réparti sur l’ensemble des pays celtes, hormisl’Irlande – apparaît alors comme un extraordinairelivre d’images, comparables aux fresques, aux vitrauxet aux bas-reliefs des églises chrétiennes médiévales,qui s’ouvre devant un observateur désireux d’en savoir

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qui s’ouvre devant un observateur désireux d’en savoirplus sur les croyances de ces peuples{19}.

Ainsi, au lieu d’être simplement des objetspermettant une vie économique plus facile et desrelations élargies entre les peuples, les monnaies sonten réalité un conglomérat d’informations de différentesnatures (mythologiques et métaphysiques) qui n’ontété jusqu’à présent qu’imparfaitement exploitées. Etcela pose d’innombrables questions non encorerésolues, notamment à propos de pièces dont l’origineest la Celtique danubienne, certainement les plusarchaïques, les plus voisines du modèle macédonien,mais en même temps échappant à toute interprétationqui serait liée à la philosophie ou à l’esthétique dumonde hellénique, puis hellénistique.

On se trouve parfois en présence d’étrangesreprésentations symboliques qui ne sont pas aisées àinterpréter. « En Bavière, un type a été appelé“coupelle à l’arc-en-ciel” ; on a pensé longtemps queces petites monnaies avaient des propriétés magiquesparce que, trouvées après la pluie, l’arc-en-ciel s’élevaitau-dessus d’elles, à l’endroit où il touchait la terre. Enmédecine populaire, ces monnaies avaient des vertusde guérison et de porte-bonheur. […] Elles sontbombées et décorées de dragon courbe, de serpent, detête d’oiseau, de torques, de trois globules ou autresornements abstraits. Tous ces motifs, difficiles àinterpréter, lèvent un coin du voile sur ce mondemythologique immense des Celtes{20}. » Oui, mais dequel monde s’agit-il, et comment faut-il l’interpréter ?

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quel monde s’agit-il, et comment faut-il l’interpréter ?Pourquoi ces trois globules à l’intérieur d’un torque, àl’exclusion de toute représentation réaliste ?

Il semble que le nombre 3 ait été privilégié chez lesCeltes. Les grandes lignes de la tradition druidique ontété transmises au Pays de Galles sous forme de« triades ». Les motifs ornementaux de l’orfèvrerieceltique sont tous plus ou moins construits selon leprincipe du triskell, c’est-à-dire de trois spirales reliéesà un centre. Cette représentation n’est pas d’origineceltique, car elle existe depuis des millénaires sur desgravures découvertes en Asie, notamment au Tibet,mais elle a été adoptée et généralisée par les Celtes aupoint de devenir le symbole même de la traditionceltique, repérable depuis l’époque mégalithique sur lespétroglyphes des dolmens et autres sanctuaires sacrés,et répercuté ensuite sur les objets ornementaux de lacivilisation dite de la Tène (deuxième Âge du Fer) etsur les manuscrits enluminés de l’Irlande nouvellementchristianisée. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si l’undes « logos » les plus fréquemment utilisés en Irlandecontemporaine est le trèfle, du latin trifolium, à troisfeuilles, que saint Patrick, évangélisateur supposé del’Irlande, brandissait comme emblème de la Trinitéchrétienne, démontrant ainsi l’unité d’un Tout en troiséléments différents.

Cela met l’accent sur l’importance du ternaire chezles Celtes, et donc dans la religion des druides. Car ilsemble bien que le trèfle, comme le triskell, soit lafiguration des trois éléments fondamentaux selon la

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figuration des trois éléments fondamentaux selon lapensée des peuples « barbares » de l’Occident : l’Air, laTerre et l’Eau, le quatrième élément dit classique, leFeu, inexistant en tant que tel (parce qu’instable etmollement ponctuel), n’étant que l’énergie –indispensable – qui transmute les autres élémentsséparables et spécifiques. À ce compte, le triskellpourrait condenser en une seule image la théologiedruidique : la totalité est la mise en œuvre, parl’énergie divine, des éléments matériels que sont l’Air,l’Eau et la Terre. C’est donc reconnaître l’importancedu monnayage dans la transmission d’une tradition quiremonte au plus lointain des âges et qui débouche surcertains aspects de la civilisation des Celtes, parconséquent de la tradition druidique. Et ce n’est passeulement par la valeur symbolique des motifs utiliséspar les monnayeurs que sort de l’ombre la traditiondruidique, mais par profusion d’éléments soi-disantdécoratifs qui sont en réalité des rappels de tout ce quecette tradition millénaire enseignait aux jeunesgénérations.

Et puisqu’il s’agit d’images, il ne faudrait pas oubliercertains objets, beaucoup plus récents, mais quirésument parfaitement tout un parcours métaphysiquequi n’a jamais été écrit mais qui s’est transmis degénération en génération au gré des contacts des« proto-Celtes » avec leurs voisins de culture et detradition différentes. Tel est le cas de ce magnifiqueobjet découvert au Danemark, le célèbre « Chaudronde Gundestrup », conservé actuellement au muséed’Aarhus, qui peut être considéré comme un condensé

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d’Aarhus, qui peut être considéré comme un condenséessentiel de la spiritualité des peuples celtes en mêmetemps qu’une illustration parfaite de leur mythologie.

Il s’agit d’un chaudron, datant de la fin du 1er siècleou du début du IIe siècle de notre ère,incontestablement à usage rituel, en argent, dont lefond et les parois extérieures sont greffés de plaquesimagées dont la description n’est pas facile, tant lesmotifs et les scènes, d’ailleurs très voisines, sur un planesthétique, de l’art des steppes de l’Asie centrale, doncnettement « scythiques », sont assez complexes. Mais,par comparaison avec les légendes mythologiques duPays de Galles et de l’Irlande, bien que recueilliestardivement, on parvient à décrypter un bon nombrede ces figurations et à les replacer dans une vasteépopée mythologique qui ne nous estmalheureusement parvenue que par fragments.

Le personnage le plus important représenté ici estcertainement le dieu aux cornes de cerf, en positiondite « bouddhique », c’est-à-dire les jambes repliéessous lui, tel qu’il apparaît sur un bas-relief gallo-romaindécouvert à Reims et que l’on connaît bien sous le nomd’Autel de Reims. Le « dieu cornu » est représenté surun autre bas-relief, celui de l’Autel des Nautes,conservé au musée de Cluny à Paris ; cette figurationest accompagnée de quelques lettres qui permettent delui donner un nom, Kernunnos. Est-ce un dieu gaulois ?Certainement pas. Il est le vestige d’une religion plusancienne, remontant aux périodes glaciaires duPaléolithique, religion qui privilégiait le culte du cervidé

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Paléolithique, religion qui privilégiait le culte du cervidé(en l’occurrence le renne), animal qui constituaitl’unique source d’alimentation des groupes humainsrelégués dans des zones froides, arides et sansvégétation véritablement nutritive.

Il semble donc que les Celtes aient adopté cepersonnage divin surgi du plus profond du passé, et quia continué ainsi à symboliser la survie des ancêtres,puis, par voie de conséquence, la richesse économiqueet alimentaire d’un groupe social déterminé. Et ce« dieu cornu » sera le modèle, au cours du Moyen Âge,de toutes les représentations populaires et« folkloriques » du diable{21}.

Mais le Chaudron de Gundestrup contient biend’autres informations sur la mythologie des Celtes. Nonseulement y figurent le « dieu cornu » auquel on adonné le nom de Kernunnos, mais également le « dieu àla roue{22} », le « dieu au maillet{23} », la « déesse auxoiseaux{24} », le « serpent à tête de bélier{25} » et biend’autres motifs qui ne s’expliquent guère que par uneminutieuse comparaison avec les récits ultérieursconservés dans la tradition irlandaise et galloise duhaut Moyen Âge{26}.

Il y a enfin une scène très étrange qui mérite qu’ons’y attarde. Il s’agit d’une plaque imagée située àl’intérieur du chaudron. Au centre est couché un arbre,horizontalement, mais qui ne va pas jusqu’auxextrémités, ni à gauche, ni à droite. À droite, sur toutela surface de la plaque, trois hommes soufflent dans degrandes trompes auxquelles on a donné le nom de

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grandes trompes auxquelles on a donné le nom decarnyx. Sur le plan inférieur, c’est-à-dire sous l’arbre,six guerriers, l’épée levée et portant un long bouclier,marchent de droite à gauche (sens maléfique), poussés,semble-t-il, par un septième guerrier sans boucliermais portant son épée sur l’épaule, et dont le casqueest surmonté d’un sanglier. Et ces guerriers seheurtent à un animal bondissant qui leur fait face defaçon nettement agressive.

À gauche, sur toute la surface, un immensepersonnage coiffé d’un bonnet qui se prolonge par unenatte plonge un homme la tête en bas dans une sortede chaudron. Sur le plan supérieur, s’en vont vers ladroite (sens bénéfique) quatre cavaliers munis d’unelance et dont le casque est surmonté d’un oiseau. Sansaucun doute s’agit-il d’un rituel de régénération ou derenaissance, et l’on a comparé cette représentationd’une description faite par un scholiaste de Lucain àpropos du culte de Teutatès (ou Toutatis), quiconsistait à étouffer un homme dans un chaudron. On aparlé à ce propos du fameux « chaudron derésurrection » qui apparaît dans plusieurs récitsirlandais et gallois, et qui serait le prototype du« saint » Graal de la Quête médiévale. Quoi qu’il en soità propos de la signification profonde de cette scène,tous les archéologues sont d’accord pour y voir uneprocession de défunts à qui une divinité inconnue maistoute-puissante redonne la vie.

Avec ses plaques imagées, le Chaudron deGundestrup est donc infiniment précieux pour l’étudedes antiques croyances des Celtes, et cela met en

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des antiques croyances des Celtes, et cela met enévidence le rôle essentiel que jouent l’archéologie et sesdisciplines annexes dans l’étude de la tradition de nosancêtres, car elles constituent, si on en fait un bonusage, des éléments d’information incontestables, et deplus d’origine réellement celtique.

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2. Les récits historiques

Car les peuples dits celtes n’ont jamais écrit eux-mêmes leur Histoire, c’est un fait acquis et indéniable,du moins jusqu’à la christianisation et à l’utilisation dela langue latine (ou grecque pour la partie orientale del’Empire romain). Il est donc obligatoire de recourir àdes textes historiques rédigés par leurs voisins, enl’occurrence les Grecs et les Romains qui, eux, n’étantpas sous le coup d’interdits religieux ou culturels,utilisaient l’écriture pour raconter ce qu’ils voyaientautour d’eux. Mais ce qu’ont vu et transmis les Grecset les Romains n’est en définitive qu’une vagueapproche d’une réalité historique. Certes, cela vautmieux que rien, mais cela demeure fragmentaire etbien souvent faux par suite de l’incompréhension decertains témoins vis-à-vis d’une mentalité qui leur étaittotalement étrangère. Et, de plus, ce n’est que versl’an 500 avant notre ère que les Celtes apparaissentdans l’Histoire écrite, ce qui ne facilite guère laconnaissance profonde de ce qu’a pu être le« druidisme » primitif.

D’ailleurs, dans le foisonnement des récits issus del’Antiquité gréco-romaine, du moins parmi ceux quinous sont parvenus, il y a très peu de textesconcernant la religion des Celtes, celle-ci étantconsidérée comme une série de spéculations aberrantes

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pour certains auteurs, imbus de philosophie grecquerationaliste, ou, d’une manière générale, commequelque chose de complètement incompréhensibleparce que complètement étranger à la logiqueméditerranéenne.

Tel est le cas du philosophe Aristote qui, après avoirrapporté ce qu’on dit des Celtes « qui ne craignent pasles flots déchaînés » (Éthique à Nicomaque, VIII, 7), necomprend pas l’attitude de ces pauvres fous de Celtes« qui prennent les armes pour marcher contre lesflots » (Éthique à Eudème, III, 1). Il s’agit d’un rituelde conjuration que signale également le géographeStrabon (VII, 2), rapportant les témoignagesd’historiens selon lesquels les Celtes « menacent etrepoussent de leurs armes le flot qui monte ».

De même, le naturaliste Pline l’Ancien, qui décrit unautre rituel, n’en comprend pas le sens symbolique :« Il y a une espèce d’œuf […] en grand renom dans lesGaules. En été, d’innombrables serpents enroulés etmêlant leurs baves et les sécrétions de leurs corps serassemblent en une étreinte harmonieuse et celaproduit ce qu’on appelle un œuf de serpent. Les druidesdisent que cet œuf est projeté en l’air par lessifflements et qu’il convient de le recueillir dans unesaie avant qu’il ne touche terre. Le ravisseur doits’enfuir à cheval, car il est poursuivi par les serpentsjusqu’à ce que ceux-ci soient arrêtés par un coursd’eau. On reconnaît cet œuf à ce qu’il flotte contre lecourant, même s’il est attaché à de l’or. […] J’ai vu cetœuf, de la grosseur d’une pomme moyenne ronde, à la

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œuf, de la grosseur d’une pomme moyenne ronde, à lacroûte cartilagineuse comme les nombreux bras d’unpoulpe » (Histoire naturelle, XXIX, 52). Tout cela estbien confus, mais grâce à des découvertesarchéologiques récentes dans des tombeaux ou desendroits sacrés, on sait maintenant que cet « œuf deserpent » est tout simplement un oursin fossile, et quecelui-ci était, pour les druides, le symbole de l’œufcosmique bien connu de diverses traditionscosmologiques.

Un autre exemple d’incompréhension est constituépar le célèbre passage de Tite-Live (XXIII, 24) quis’étend complaisamment sur le sort du consulPostumius et de sa légion, anéantie parce que lesGaulois avaient coupé les arbres et la forêt quelongeaient les Romains et qu’ils avaient renversés sureux à leur passage. Tout le récit de Tite-Live estprésenté comme un épisode historique réel daté avecprécision. Or, de nombreux textes irlandais et gallois leprouvent : il s’agit d’un mythe, celui de la « guerrevégétale », qui recouvre une connaissancetraditionnelle d’une mystérieuse énergie interne liée àl’arbre et au végétal d’une façon générale. Il est vraique la tendance des Romains, qui sont avant tout desrationalistes, est d’historiciser les faits rapportés d’unlointain passé sans prendre la peine d’en vérifierl’authenticité.

On pourrait en dire autant de la fameuse « prise deDelphes » par les Gaulois du chef Brennus, auIIIe siècle avant notre ère. S’il est exact que des tribus

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IIIe siècle avant notre ère. S’il est exact que des tribusgauloises se sont aventurées dans les Balkans, on n’ajamais pu établir la réalité du pillage du sanctuaire deDelphes. En effet, on connaît cette « histoire » par lesrécits des Grecs Pausanias et Diodore de Sicile, ainsique des Romains Justin et Cicéron, mais ce qui estsurprenant, c’est que le texte de Pausanias, qui sert debase, est un démarquage complet d’un récit d’Hérodoteconcernant une expédition des Perses à Delphes. Il y ade quoi rêver, d’autant plus que cette confusion –volontaire ou non – a contribué à développer la légendede l’Or maudit de Delphes qui se serait retrouvéensuite à Toulouse, chez les peuples des VolquesTectosages, et aurait alors causé le malheur du consulromain Caepius.

Il y a cependant des informations concernant lesdruides eux-mêmes. D’après les historiens, ou les« historiographes » de l’Antiquité classique, noussavons que les druides étaient à la fois des prêtres, desphilosophes, des « mages », des prophètes, desmédecins, des enseignants, mais aussi des conseillerspolitiques d’une extrême importance. César, qui, quoiqu’on puisse penser de ses interprétations pro domo,demeure l’un de nos meilleurs informateurs quant à lasociété gauloise qu’il connaissait bien pour l’avoirfréquentée – et fait espionner ! –, est formel sur cepoint : la classe druidique est la classe dirigeante,supérieure à celle des guerriers, et donc supérieure à lacaste royale, comme en témoigne la coutume irlandaisedu haut Moyen Âge selon laquelle, dans une assemblée,si un guerrier ne peut parler avant le roi, celui-ci ne

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si un guerrier ne peut parler avant le roi, celui-ci nepeut pas prendre la parole avant le druide. Tous lestémoignages concordent pour faire du druide ledépositaire de la Connaissance, ce qui est conforme àl’étymologie de son nom, « très voyant » ou « trèssavant ». On sait également, par César, que les druides« enseignaient les jeunes gens » de n’importe quelleclasse sociale dans des sortes de collèges, et que lesétudes, toutes basées sur l’oralité, duraient unevingtaine d’années. Au cours de cette « scolarité », lesdisciples apprenaient par cœur, sous forme de vers,l’essentiel de la tradition. Mais il arrivait bien souventque ces disciples « lâchent » leurs études en cours deroute : seuls demeuraient ceux qui se révélaient lesplus doués et les plus endurants. Et le Romain Cicérond’affirmer très haut son admiration pour le druideéduen Diviciacos, qu’il avait reçu chez lui, avec qui ilavait longuement conversé, à propos de sesconnaissances sur le monde visible (les sciences de lanature) et sur le monde invisible (les spéculationsintellectuelles et métaphysiques). D’ailleurs, nombreuxsont les auteurs grecs et latins à avoir émis l’idée quel’enseignement des druides était sinon identique dumoins analogue à celui de Pythagore, ce qui constituaitalors une référence indiscutable.

Mais si l’Histoire nous renseigne assez précisémentsur le rôle social du druide, il n’en est pas de même ence qui concerne la doctrine et les rituels de la religiondont il est le pivot. Il n’y a que de brèves allusions àcette doctrine. Ce qui apparaît le plus clairement, c’est

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cette doctrine. Ce qui apparaît le plus clairement, c’estla croyance en l’immortalité de l’âme (ce qui choquaitles Grecs et les Romains de l’époque classique) et dansla survie de celle-ci dans un autre corps, pour ne pasdire dans un autre monde{27}. Ce qui expliqueraitd’ailleurs assez bien la facilité avec laquelle les Celtesdits païens, notamment les Irlandais, se sont convertisau christianisme{28}. Et d’autres allusions permettentde penser qu’en définitive la croyance druidique étaitcentrée autour du concept d’un dieu unique,inconnaissable, incommunicable et innommable, maisreprésenté concrètement sous ses diversesfonctionnalités par des êtres divins ou supposés tels. Etsurtout, il semble que ce dieu absolu – et abscons – nepouvait être honoré que dans un milieu naturel, aumilieu des forêts, dans des clairières sacrées, lenemeton, lieu symbolique où s’élaboraient les délicatesfusions entre le visible et l’invisible, entre les forcescosmiques et les forces telluriques.

Car on ne peut douter une seule seconde ducaractère spiritualiste de la religion des druides. Si lesaffirmations de César (VI, 14) demeurent quelque peuambiguës quand il dit que, selon les druides, « les âmesne périssent point mais passent après la mort d’uncorps dans un autre », Lucain, dans son épopéehistorique, La Pharsale, est beaucoup plus précis : « Lamort n’est que le milieu d’une longue vie. » Et il ajoute :« Les ombres ne gagnent pas le séjour silencieux del’Érèbe et les pâles royaumes de Dis, le même espritgouverne un autre corps dans un autre monde »(v. 450-451). Il en est de même pour Pomponius

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(v. 450-451). Il en est de même pour PomponiusMela : « Les âmes sont immortelles et il y a une autrevie chez les morts » (III, 3). Mais c’est dans un textede Lucien de Samosate, philosophe sceptique duIIe siècle de notre ère, que se trouve l’information laplus précieuse concernant l’essentiel de la théologiedruidique.

Dans un passage de ses Discours (Héraklès, 1-7), ildécrit avec précision – et étonnement – un monumentfiguré d’origine celtique qu’il prétend avoir vu lui-même{29} : « Les Celtes, dans la langue de leur pays,nomment Héraklès Ogmios, mais l’image qu’ilsdonnent du dieu est tout à fait particulière. Pour eux,c’est un vieillard sur la fin de sa vie, chauve sur ledevant de la tête, les cheveux restants étant toutblancs, la peau rugueuse, comme brûlée par le soleil, aupoint d’être noircie comme celle des vieux marins. Onle prendrait davantage pour Charon […] que pourHéraklès. Mais tel qu’il est, il a l’équipementd’Héraklès : il porte la débouille du lion, il tient unemassue de la main droite, il a le carquois à l’épaule etun arc tendu à la main gauche. »

Il est déjà surprenant de voir un personnage comme« Hercule », emblème de la force physique, représentésous les traits d’un vieillard presque débile, mais lasuite est encore plus déroutante : « Ce qu’il y a de plusextraordinaire dans ce portrait, c’est que cet Héraklèsvieillard attire à lui une foule considérable d’hommes,tous attachés par les oreilles à l’aide de petites chaînesd’or ou d’ambre, pareilles à de beaux colliers. Et, bien

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d’or ou d’ambre, pareilles à de beaux colliers. Et, bienque ces hommes soient ainsi à peine attachés, ils neveulent point s’enfuir. Au contraire, ils suivent leurconducteur, tous gais et joyeux, et ils semblent lecombler d’éloges. […] Ce qui me paraissait le plusinsolite dans tout cela, c’est que le peintre, ne sachantpas où suspendre le début des chaînes, puisque la maindroite tenait déjà la massue et la main gauche l’arc,avait perforé la langue du dieu et faisait tirer par elleles hommes qui le suivaient et vers lesquels il seretournait en souriant. »

Il est évident que le narrateur est si décontenancépar ce spectacle qu’il ne peut qu’accuser le peintre – unbarbare ! – de gaucherie et d’avoir placé le début deschaînes là où il le pouvait. Heureusement, un Gauloisqui se trouve présent, et qui semble bien connaître lamentalité grecque, vient à son secours et lui donne uneexplication qui justifie pleinement cette étrangereprésentation en y apportant une dimensionmétaphysique de première importance :

« Nous autres, Celtes, nous n’identifions pasl’éloquence comme vous, les Grecs, à Hermès, mais àHéraklès, car Héraklès est beaucoup plus fortqu’Hermès. D’autre part, si on en a fait un vieillard, net’en étonne point : c’est seulement dans la vieillesseque l’éloquence atteint son plus haut point. […] Net’étonne donc pas de voir l’éloquence représentée sousforme humaine par un Héraklès âgé qui conduit de salangue les hommes enchaînés par les oreilles. » Il suffitde prendre le terme « éloquence » pour l’équivalent de

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de prendre le terme « éloquence » pour l’équivalent de« parole » pour comprendre le sens profond de cettereprésentation : c’est la parole divine qui conduit lesactions des hommes, et cela rejoint étrangementl’Évangile de Jean : « au début était le Verbe, et leVerbe s’est fait chair. » Cela démontre aisément que lathéologie des druides mettait en avant la puissance duLogos dans la création, puis le déroulement del’univers. L’énergie divine n’est pas physique, elle estspirituelle.

Mais si ces quelques informations tirées des auteursgrecs et latins nous renseignent efficacement sur ledogme enseigné par les druides, qu’en est-il des rituelset des cérémonies ? Sur ces points, les textesproprement historiques sont plutôt rares etfragmentaires. Le seul, le plus connu, qui contient unedescription détaillée d’un rituel religieux (encore qu’ilfaille le considérer dans sa totalité et non pas dans laversion tronquée qu’on en donne généralement), estcelui de Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle àpropos de la cueillette du gui, suivie d’un sacrifice dedeux jeunes taureaux. Mais on n’est guère renseignésur cette cérémonie incantatoire contre les flotssignalée par Aristote et Strabon, pas plus que sur lacoutume sacrée qu’avaient les Gaulois (et plus tard lesIrlandais) de couper la tête de leurs ennemis afin de lesconserver dans leurs « temples », selon Tite-Live, ouencore sur les soi-disant sacrifices humains dans desmannequins d’osier livrés aux flammes, comme lerapporte César. Tout ce que l’on apprend, c’est que les

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rapporte César. Tout ce que l’on apprend, c’est que lessanctuaires druidiques, non bâtis en pierres maisparfois entourés d’une enceinte en bois, se trouvaienttoujours dans des endroits isolés, au milieu des forêts,dans le fameux nemeton, c’est-à-dire une clairièresacrée ouverte sur le ciel, et que les représentationsdes divinités consistaient en simulacra, c’est-à-dire enpoteaux de bois (ou en blocs de pierre, les lec’h) necomportant aucun élément figuratif.

Une autre approche historique importante se trouvedans la Vie d’Agricola (chap. XV) et les Annales(chap. XIV) de l’historien latin Tacite à propos de l’îlede Mona (Môn en gallois, Anglesey en anglais) quipassait pour le centre même de la religion druidique. Cen’est pas sans rappeler ce que prétendait César, àsavoir que l’origine de la religion druidique se situaitdans l’île de Bretagne. Or, l’île de Bretagne ayant étéconquise en partie par les Romains au 1er siècle denotre ère, les divers peuples bretons se soulevèrentplusieurs fois, en particulier en 61, et pour s’attaquerau cœur de la révolte, le général romain SuetoniusPaulinus décida d’attaquer l’île de Mona « peupléed’habitants courageux et refuge de tous les exilés ». Etil n’hésite pas à employer les grands moyens, faisantpasser une partie de son armée sur l’île à l’aide debateaux plats, et une autre partie à gué, à marée basse.Mais la bataille qui va se dérouler prend une allurefantastique.

En effet, Tacite ne peut s’empêcher, en relatantcette tragédie, de laisser paraîtra sa stupéfaction : « Lerivage était bordé par l’armée ennemie qui présentait

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rivage était bordé par l’armée ennemie qui présentaitune forêt d’armes et de soldats au milieu desquels necessaient de courir des femmes, telles des Furies, criantdes imprécations, vêtues de robes noires, les cheveuxépars, des torches dans les mains. Tout autour, desdruides, les mains levées vers le ciel, hurlaient desauvages malédictions. Ce spectacle saisit d’effroi nossoldats. » Cela n’empêche pas le désastre : les Romainsmassacrent tous ceux qu’ils trouvent devant eux. Mais,à cette description, on comprend que les Bretons, sousla direction de leurs druides, sont en train de pratiquerun rituel de conjuration destiné à éloigner leursennemis{30}. Mais Tacite est incapable de donner desdétails sur les paroles que vociféraient les femmes etles druides de Mona.

Ce manque de données précises a provoqué bien deserreurs d’interprétation et bien des rêveries sansfondement, comme celles sur les sacrifices opérés surles monuments mégalithiques, qu’on considérait encoreau début du XXe siècle comme les « autels desdruides » et autres tables sacrificielles. C’est dire queles témoignages historiques sérieux concernant lareligion druidique à l’époque où elle était répanduedans une grande partie de l’Europe ne sont guère utilessi l’on veut entreprendre une étude systématique de lavie religieuse qui était celle des Gaulois avant qu’ils nesuccombent à leurs voisins, Romains et Germains, etsurtout avant que l’ensemble des peuples celtes nesoient convertis au christianisme. Il faut donc chercherailleurs, en particulier dans les traditions mises par

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ailleurs, en particulier dans les traditions mises parécrit après la christianisation, mais il faut savoir quecelles-ci ont pu être déformées, détournées ou malcomprises, et qu’il est nécessaire de les soumettre àune analyse critique rigoureuse.

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3. Les textes mythologiques et épiques

C’est en Irlande qu’on découvre la plus grandequantité de textes, rédigés en langue gaélique (etparfois en latin), à partir du VIIe siècle, par les moineschrétiens soucieux de conserver la mémoire de leursancêtres. Pour ce faire, ils utilisaient les récits oraux quicontinuaient à être transmis de génération engénération par des conteurs et des poètes, héritiers desfameux fili qui avaient assuré la succession des druidesdes époques préchrétiennes. Car, ne l’oublions pas,l’Irlande, isolée à l’extrême ouest de l’Europe, n’ajamais fait partie de l’Empire romain, et ses traditionssont demeurées très longtemps vivantes, même sous lecouvert du christianisme. C’est dire que les récits quinous sont parvenus, même s’ils sont souvent altérés,tronqués et incomplets, constituent le témoignage leplus archaïque, sinon le plus authentique, d’unecivilisation disparue.

Bien sûr, les plus anciens manuscrits n’ont pas étéconservés mais, au cours des décennies et des siècles,ils ont été recopiés – plus ou moins fidèlement – pourêtre finalement collectés dans les scriptoriamonastiques, du XIIe au XVe siècle, et pieusement misà l’abri pendant les périodes les plus troublées del’histoire irlandaise, ce qui a permis aux érudits de la findu XIXe et du XXe siècle de les étudier, de les

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du XIXe et du XXe siècle de les étudier, de lestranscrire, de les publier et de les traduire, le plussouvent en langue anglaise. Ainsi s’est constitué unimmense corpus de récits mythologiques et épiquesdans lesquels on peut puiser des informationsessentielles sur le rôle et les pratiques des druides dansl’ancienne Irlande.

Parmi les manuscrits les plus importants, on peutsignaler le célèbre Livre de la Vache brune (ainsinommé à cause du cuir de sa couverture), copié aumonastère de Clonmacnoise, le Livre de Leinster, établiau monastère de Glendalough, ainsi que le Livre jaunede Lecan, le Livre de Ballymote et le Livre du doyennéde Lismore. Mais il y en a bien d’autres, conservés dansdiverses universités ou collèges d’Irlande ou deGrande-Bretagne, comme la riche collection diteEgerton. Ce sont de précieuses antiquités, mais il nefaudrait pas négliger certains manuscrits plus récents,datant du XVIIIe siècle, qui contiennent des récitscollectés dans la tradition orale par les fameux« antiquaires » de l’époque, ce qui prouve que, malgréla colonisation anglaise, la mémoire du peuple irlandaisétait loin d’être perdue.

C’est dans ces manuscrits que se trouvent collectéesles plus anciennes épopées de la tradition gaélique, enparticulier celles qui concernent le « cycle d’Ulster »,autour du héros Cûchulainn, du roi Conchobar et de lareine Maeve, le « cycle de Leinster », autour du hérosFinn mac Cool et de son fils Oisin – qui seront connusdans toute l’Europe, dès la fin du XVIIIe siècle, sous lesnoms de Fingal et d’Ossian, par la grâce de l’Écossais

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noms de Fingal et d’Ossian, par la grâce de l’ÉcossaisMacpherson, lequel broda considérablement sur lesthèmes évoqués dans la tonalité du romantismenaissant. Et il faut y ajouter le « cycle des Rois » quicomprend d’innombrables petites épopées concernantdes rois – ou de simples chefs – qui sont, en règlegénérale, plus mythiques que réels.

Il y a aussi ce qu’on pourrait appeler le « cyclemythologique ». Il s’agit de récits remontant à la nuitdes temps qui mettent en présence des êtresprimordiaux, puis des dieux personnalisés. Et, ce quiest remarquable, c’est que ces dieux, qui appartiennentà différentes époques, sont également des druides,comme si le druidisme avait toujours existé. Biensouvent, ces « dieux » s’affrontent entre eux dans desguerres inexpiables, et les uns et les autres utilisent destechniques qu’on peut qualifier de magiques, soit pourse défendre, soit pour attaquer. On se trouve là enprésence d’une sorte de melting-pot où s’entremêlentincontestablement des traditions d’origines trèsdiverses, melting-pot qui ne peut être que le résultatdu contact des Celtes primitifs avec les populationsqu’ils ont côtoyées au cours de leurs migrations aussibien qu’avec les tribus autochtones qui se trouvaientdéjà sur l’île d’Irlande.

C’est ainsi qu’a été rédigée au XIIe siècle unecompilation connue sous le nom de Leabhaor Gabala,c’est-à-dire « Livre des Conquêtes », qui prétendraconter l’histoire d’Irlande depuis la veille du Déluge,avec bien sûr des emprunts à la tradition biblique que

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avec bien sûr des emprunts à la tradition biblique queconnaissaient fort bien les moines chrétiens. AuXVIIe siècle, cette compilation sera résumée, maisparfois complétée, par un érudit, un certain JohnKeating, sous le titre d’Histoire d’Irlande. Tout celaappartient bien entendu au mythe et devient souventfort déroutant ; mais il faut reconnaître que de telsdocuments sont nécessaires si l’on veut pénétrer aufond du puits obscur de la mémoire celtique, et surtoutobtenir des détails sur les pratiques druidiques.

Ainsi en est-il d’un texte qui porte le titre de Siègede Drum Damghaire. Il est présenté comme historiqueet met en scène la rivalité de deux rois qui se disputentchacun la primauté. Mais ce qui est remarquable, c’estque ce sont leurs druides qui se livrent à une lutte sansmerci au moyen de méthodes qui n’ont vraiment aucunpoint commun avec l’art militaire : ce ne sont que feux,tempêtes et brouillards druidiques, le tout présenté detelle sorte qu’on a l’impression de se trouver devant lamise en images de rêves provoqués par l’utilisation desubstances hallucinogènes. Mais il n’y a pas que dans cetexte que les batailles soient présentées commemagiques : la plupart des récits mythologiques etépiques de l’Irlande gaélique contiennent tous uneimportante proportion de phénomènes de ce genre,même ceux qui, en apparence, présentent le plusd’éléments christianisés.

On peut en dire autant des nombreuses et célèbres« Vies des Saints » irlandais, y compris celles qui sontécrites en latin. Les pieux personnages dont on nous

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écrites en latin. Les pieux personnages dont on nousdécrit l’existence parfois paisible, parfois tumultueuse,connaissent parfaitement les pratiques magiques, et ilsles utilisent tant pour le bien des nouveaux convertisque pour lutter contre les forces hostiles – et doncdiaboliques. C’est ce qui se passe pour saint Patrick, lepatron de l’Irlande (qui est peut-être la synthèse deplusieurs personnages réels confondus), lorsqu’ilengage des combats magiques avec les druides afin depersuader la population que la magie chrétienne estplus efficace que la magie païenne. Et que dire de la vielégendaire de la fameuse sainte Brigitte de Kildare (quin’est autre qu’une christianisation de la déesse Brigitau triple visage, étonnant personnage mythologique) ?Il est vrai que l’existence historique de cesinnombrables « saints », dont on prétend que beaucoupsont venus évangéliser la Bretagne armoricaine{31}, estloin d’être assurée…

Au regard de cette incroyable richesse en récitsirlandais de toutes sortes, la tradition du Pays de Gallesen comporte fort peu, mais ils n’en sont pas moinsrévélateurs d’un fonds commun. Datant des mêmesépoques que les premières épopées irlandaises, ils ontété recueillis beaucoup plus tard dans des manuscritsdes XIIe, XIIIe et XIVe siècles, en langue galloise. Cesont essentiellement les célèbres Livre d’Aneurin, LivreNoir de Carmarthen, Livre de Taliesin, Livre Rouge deHergest et Livre Blanc de Rydderch, auxquels on peutjoindre d’autres manuscrits fragmentaires ou plusrécents qui ne font guère que reprendre des textes déjà

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récents qui ne font guère que reprendre des textes déjàcollectés dans les précédents, avec des variantes quisont toujours intéressantes à étudier.

Le plus ancien, qui remonte peut-être au XIe siècleet qui, de toute façon, reprend des données bienantérieures et très archaïques, est le Livre d’Aneurin,nommé ainsi à cause du supposé auteur, barde galloisdu VIe siècle. Il ne contient que des poèmes, enparticulier la vaste épopée en vers qui porte le titre deY Goddodin, laquelle raconte avec force détails uneexpédition malheureuse des Bretons du nord contredes tribus pictes, et où, pour la première fois, estprononcé le nom du mystérieux roi Arthur, sans plusde détails.

Le Livre Noir de Carmarthen, probablement collectéau début du XIIe siècle, est une sorte de pot-pourri depoèmes parfois très difficiles à interpréter, tant lesthèmes évoqués paraissent d’une autre époque maisqui ont tous un rapport direct avec les plus anciennestraditions des Celtes de l’île de Bretagne : quand onprend soin de comparer ses composantes avec d’autrestextes celtiques ou d’origine celtique, on y trouve deprécieuses informations sur les rites et les croyancesdes druides, et les premières mentions du mystérieuxpersonnage qui deviendra le fameux enchanteurMerlin, appelé ici en gallois Myrddin (qui a donnéMerzhinn en breton armoricain{32}). Le Livre deTaliesin (XIIIe siècle) doit son appellation à l’auteursupposé des poèmes qu’il contient, un barde galloishistorique du VIe siècle devenu personnage

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historique du VIe siècle devenu personnage« surnaturel », en tout cas mythologique, au cours dessiècles suivants, et même l’un des compagnons du roiArthur. C’est dans ce manuscrit que se trouve l’étrangepoème intitulé Cat Goddeu, « le Combat des Arbres »,composé de fragments de diverses origines et quiconstitue une sorte de synthèse échevelée descroyances druidiques{33}.

C’est dans le Livre rouge de Hergest et le Livreblanc de Rydderch que se trouvent les récits en proseles plus importants, qui correspondent d’une certainefaçon aux récits irlandais. Il s’agit essentiellement de cequ’on appelle couramment le Mabinogi, corpusd’origine très ancienne, divisé en quatre branches, etde quelques récits isolés, le tout permettant depénétrer au plus profond de la tradition brittonique{34}.Ce sont réellement des épopées mythologiques d’oùémergent des détails qui ne peuvent être quedruidiques et chamaniques par bien des aspects. Et, endehors du Mabinogi proprement dit, dont lespersonnages divins ou surnaturels sont les équivalentsde ceux repérés en Irlande, on y trouve, sous le titre deKulwch et Olwen, la plus ancienne version de l’épopéearthurienne, dont l’archaïsme ne fait aucun doute tantl’atmosphère y est différente de celle qui règne dans lesromans « courtois » français des XIIe et XIIIe siècles.

À cette littérature rédigée au Moyen Âge en languegalloise, il faut ajouter de nombreux textes en languelatine écrits par des clercs, comme l’HistoriaBrittonum, attribuée à un certain Nennius, datant

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Brittonum, attribuée à un certain Nennius, datantd’avant le Xe siècle, et surtout la célèbre etincontournable Historia Regum Britanniae (« Histoiredes Rois de Bretagne »), écrite vers 1135 par l’éruditgallois Geoffroy de Monmouth d’après des traditionsorales et d’anciens textes aujourd’hui perdus, ouvrageessentiel – bien que suspect en de nombreux points –qui a contribué à introduire non seulement la traditionceltique primitive mais toute l’épopée arthurienne dansl’Europe cultivée de son époque et a provoqué engrande partie l’éclosion de ces innombrables romansdits « de la Table Ronde » dont le succès a étéretentissant dans tous les pays occidentaux.

Certes, on a parfois rejeté ces romans, lesconsidérant comme de simples fabrications littérairesdestinées à magnifier la dynastie des Plantagenêts faceà celle des Capétiens, successeurs des Carolingiens – etde Charlemagne, héros des Chansons de Geste. Il estexact que ce sont des œuvres de propagande en faveurde la monarchie insulaire, mais ce serait se priverd’informations remarquables de ne pas les étudier enprofondeur. Car les auteurs des romans de la TableRonde, Chrétien de Troyes le premier, n’ont rieninventé. Ils ont puisé abondamment dans le fonds oraltraditionnel des pays celtes, comme le prouvent denombreux épisodes de ces aventures chevaleresques, ycompris ceux qui seront regroupés par la suite autourdu thème central, à la fois chrétien et gnostique, du« saint » Graal. Il s’agit là d’une source abondanted’informations parfois surprenantes qui aidentconsidérablement à comprendre ou à interpréter tant

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considérablement à comprendre ou à interpréter tantles textes anciens que les traditions orales quiperdurent encore de nos jours à travers toute l’Europe.

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4. Les traditions populaires orales

Ce qu’on appelle le « folklore », c’est-à-direlittéralement le « savoir du peuple », a été autrefoistrès déprécié par les intellectuels imbus de leursconnaissances soi-disant scientifiques. Les temps ontquelque peu changé depuis qu’on s’est aperçu que cettemémoire populaire recelait des trésors qu’on avait cruperdus{35}. Certes, certains spécialistes, notamment enmatière d’études celtiques, la rejettent obstinémentsous prétexte que, non écrite, elle n’est pas fiable etque, de plus, elle s’est chargée au cours des sièclesd’éléments hétérogènes qui risquent de déformer unesaine vision d’une tradition authentique. Comme sil’authentique, comme la vérité, était quelque chose destable… Tout le monde connaît cette boutade : « Laculture, c’est tout ce qui reste quand on a tout oublié. »Eh bien, il en est de même avec la tradition populaireorale : c’est bien souvent tout ce qui reste quand on atout oublié des siècles passés. C’est pourquoi il importede pénétrer le plus profondément possible dans cettezone ombreuse de la mémoire de l’humanité.

Apparemment, la moisson des contes populairesoraux qui a été accumulée au cours des siècles seprésente sous des aspects bien confus où il est difficilede distinguer ce qui est originel de ce qui ne l’est pas.Cela tient au fait que cette moisson s’est faite sur unlong laps de temps et que le résultat écrit de ce qui

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long laps de temps et que le résultat écrit de ce quiétait oral est entièrement dépendant des coutumes, desmodes et de l’expression de l’époque. Les célèbres Laisde Marie de France, rédigés au XIIe siècle en dialecteanglo-normand, portent la marque de la cour desPlantagenêts et de ce qu’on appelle l’expressioncourtoise, bien qu’ils aient été extraits d’un fondspopulaire oral qui circulait encore en Bretagnearmoricaine et dans l’Angleterre du sud-ouest. De lamême façon, les Contes de Perrault, qui surgissent dela mémoire collective, ont été réécrits par un hommeraffiné qui sacrifiait au goût des milieux intellectuels dela fin du XVIIe siècle. Dans le domaine germanique, onen dira autant de l’immense collection opérée par lesfrères Grimm qui se trouve souvent ensevelie sous lesredondances du romantisme allemand, sinon sous lesouci évident de la faire servir à des revendicationsnationalistes. Quant aux folkloristes bretons FrançoisMarie Luzel et Anatole Le Braz, ce qu’ils ont recueilli aété exprimé dans le style qui était celui de la fin duXIXe siècle et du début du XXe. Comment y échapper ?Et pourtant, à l’analyse, en « nettoyant » le récit de sesfioritures et de ses figures de style, on retrouveimmanquablement les structures essentielles d’unmessage, celui qui nous est légué depuis les âges lesplus lointains.

Mais comment peut-on dater l’origine de cettestructure essentielle ? Il vaut mieux y renoncer, carchaque transmission a pu nuancer le récit primitif, et ilserait hasardeux de prétendre que tel ou tel conte a été

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serait hasardeux de prétendre que tel ou tel conte a étéélaboré à une époque précise. Tout cela est le résultatd’une fusion qui, à partir d’éléments très simples, aconduit à l’élaboration d’un récit logique correspondantsans aucun doute à des motivations culturelles trèsanciennes et que la mémoire populaire a conservéessous les aspects les plus divers. Si l’on cherche, àtravers la tradition populaire orale, quelles étaient cesmotivations, on risque de se perdre. Tout au plus peut-on supposer une certaine origine, à condition detrouver dans d’autres moyens d’expression quelquechose d’équivalent, autrement dit en utilisant laméthode comparative qui déplaît aussi bien à certainstenants de l’orthodoxie universitaire laïque qu’auxthéologiens les plus fondamentalistes de notre temps.

Les ancêtres des Celtes ont envahi des régions où setrouvaient déjà établies des populations autochtones.Ils n’ont certainement pas éliminé ces dernières, car ilsavaient besoin d’elles, même s’ils les réduisaient enesclavage. Ils ont donc cohabité avec elles avant de lesabsorber – ou d’être absorbés par elles. « Cettecohabitation, que l’on peut pressentir pendant denombreux siècles, entre populations fortementdissemblables, est éclairante pour les phasesultérieures, car elle nous oblige à bien conserver àl’esprit que les successions de groupes humains ne setraduisent pas par une disparition des groupesantérieurs, un processus “annule et remplace” bienplus commode à imaginer. […] La réalité est toujoursplus complexe, plus combinatoire. De plus, il convient

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plus complexe, plus combinatoire. De plus, il convientde rompre avec notre conception contemporaine deterritoire et de frontière{36}. »

Effectivement, et c’est encore plus valable chez despeuples dont les coutumes sont encore proches decelles des nomades, la notion de territoire fixe necorrespond à rien. Au fur et à mesure que ces proto-Celtes se sont infiltrés dans l’ouest de l’Europe, ils onttraversé des pays déjà occupés par des gens quiavaient leurs propres coutumes et leur propremémoire. D’où un inextricable mélange qui cependantpeut être défini lorsqu’on considère les contacts qu’onteus les futurs Celtes avec les populations du nord del’Europe et même avec le nord de l’Asie. C’est là où legroupe parti du voisinage de la Mer Noire, à la périodeque les archéologues ont classée « Kurgan IV », à l’Âgedu Bronze moyen, et qui s’est établi un temps le longdes rivages du sud-est de la Baltique, prend toute sonimportance, car il a alors rencontré des populationsvenues des steppes de l’Asie centrale, de la Sibérie,avec tous les éléments qu’on peut qualifier de« chamaniques », des tribus finno-ougriennes dont lesFinnois actuels sont les descendants, ainsi que d’autresIndo-Européens déjà établis au nord et qui deviendrontplus tard les Germains.

Dans sa Germania (chap. 98), Tacite, qui avait uneconnaissance approfondie des régions proches de laBaltique, mais qui s’y reconnaît avec difficulté, affirmeque l’angle sud-est de la Baltique, entre la Vistule et lesactuels Pays baltes, est habité par les Estes, ou Oesti. Ilprécise que ces Estes avaient les usages des Suèves,

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précise que ces Estes avaient les usages des Suèves,donc des Germains, mais que, par la langue, ils serapprochaient des Celtes. Il ne faut d’ailleurs pasoublier que d’autres peuples germaniques, les Cimbreset les Teutons, portent des noms celtiques. Or, d’aprèsles plus récentes études linguistiques, il semblerait quele nom des Estes soit issu de la même racine que celuides Vénètes. Y aurait-il eu un établissement de proto-Vénètes sur les bords de la Baltique ? C’est tout à faitpossible.

Mais, à l’aube du premier millénaire avant notre ère,à la suite de bouleversements climatiques et dechangements de conditions économiques, certainestribus germaniques déjà installées en Scandinavie, lesGoths, les Vandales et les Burgondes notamment,affluent vers le sud-est, la seule voie d’accès terrestrevers l’Europe continentale du nord, probablement envue d’émigrer vers les plaines d’Ukraine. Ils vont seheurter aux Estes, ce qui va provoquer un doublemouvement de populations chez les futurs Vénètes : lesuns s’en iront vers le sud, et on les retrouvera bientôtdans le fond de l’Adriatique ; les autres s’en iront versl’ouest, le long de la Baltique, pour gagner des régionsplus tranquilles.

« Ce qui nous importe, c’est qu’au cours du premiermillénaire avant notre ère, nous avons un peupleinstallé sur la basse Vistule, de langue et de cultureproches de celles de la communauté originelle indiviséecelte et italiote. Maître du commerce de l’ambre, ilvoisine directement sur ses frontières occidentales avec

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voisine directement sur ses frontières occidentales avecles Germains. Ces derniers les qualifient de manièregénérique de Wendes, ou Vénètes{37}. » Et l’onretrouvera une partie des Vénètes dans le sud de laBretagne armoricaine (Vannes, Gwened en breton), etprobablement dans les îles Britanniques, notammentdans le Gwynedd du nord-ouest du Pays de Galles.

Il est donc impossible, de prime abord, de délimiterla part de chacun dans ce brassage. Les éléments quis’y révèlent sont obligatoirement hétérogènes, et c’estce qui fait l’intérêt d’une exploration de ces contes etlégendes répandus un peu partout dans le monde, etdont la structure primitive paraît bien être issue d’unmême creuset primitif, qu’il soit spécifique, limité à unerégion, ou qu’il soit universel sous réserve denombreuses variantes.

Ce qui est arrivé aux peuples proto-celtes fixés untemps au sud-est de la Baltique n’est qu’un exempleparmi bien d’autres, mais qui devrait démontrer que le« folklore » n’est pas seulement une accumulationd’histoires plus ou moins fantastiques issues desrêveries de l’humanité, mais un conservatoire detraditions diverses qui se sont parfois heurtées oufondues les unes dans les autres au cours des multiplespéripéties des peuples européens. De même qu’il n’y apas de race pure, il ne peut y avoir de tradition« vierge ». Il y a nécessairement interaction entre lesdifférentes composantes de la mémoire humaine. Lacivilisation n’est autre que la conjonction plus ou moinsharmonieuse de ce qui reste quand on a tout oublié.

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Il faut donc prendre très au sérieux ce que latradition populaire orale, transmise de génération engénération, apporte au patrimoine de l’humanité. Etdans le cas particulier qui concerne les rapports entrele druidisme et le chamanisme, il faut absolument tenircompte de ces mélanges qui se sont produits au coursdes millénaires et des siècles, et qui ont abouti à cerésultat parfaitement visible et repérable aujourd’hui :la mémoire d’un peuple, quel qu’il soit, garde l’essentielde ce qui a été pensé et vécu pendant les longuespériodes où, de balbutiements en balbutiements, il estparvenu à définir son identité. On oublie trop souventque le christianisme, unanimement considéré commeune religion occidentale, n’est autre quel’aboutissement d’une antique tradition hébraïque,donc d’origine sémitique, revue et corrigée par lesGrecs, les Latins et les Celtes, tous indo-européens, etsans cesse remise en question par les apports quiviennent d’ailleurs, c’est-à-dire de civilisations qui nesont ni sémites, ni indo-européennes.

Cela dit, dans ce domaine de recherches, lesdocuments ne manquent pas. Depuis l’époqueromantique, nombreux sont les érudits ou simplescurieux qui ont cru bon de recueillir et de conserverpar écrit les poèmes ou les récits traditionnels qu’ilsentendaient dans les campagnes, soit par hasard, soitavec la volonté manifeste de sauvegarder un certainhéritage du passé. Innombrables sont donc les recueilsde contes populaires publiés dans toutes les langues.Bien entendu, ces recueils sont d’inégale valeur, et l’on

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Bien entendu, ces recueils sont d’inégale valeur, et l’onne peut guère prendre en compte que ceux quiindiquent avec précision le lieu où tel ou tel récit a étérecueilli, ainsi que la date de cette collecte{38}. C’est laseule façon de pouvoir comparer ces récits oraux avecce qui nous reste de la tradition écrite plus ancienne, etsurtout avec le résultat des différentes découvertesarchéologiques. Mais, à priori, rien de ces innombrablesmoissons ne doit être écarté, chaque détail pouvant serévéler utile une fois replacé dans un contexteparticulier sans lequel il risquerait de demeurerincompréhensible.

Il ne s’agit pas de tout explorer. Dans un sujet quiconcerne spécialement l’apport druidique et l’apportchamanique dans la tradition occidentale, il estnécessaire de se limiter à ce qui a été conservé de lamémoire populaire dans les pays qui ont été sinonsoumis, du moins marqués par les peuples celtes, c’est-à-dire en fait les trois quarts de l’Europe{39}. Ce n’estdonc pas seulement la tradition orale de la Bretagne, del’Irlande ou du Pays de Galles qu’il convientd’examiner, mais d’étendre plus loin cette exploration,et bien sûr de tenir compte de ce qui a été recueilli auxalentours, dans les Pays baltes notamment, qui ont étéle lieu de rencontre incontestable de la civilisation indo-européenne primitive et des multiples traditionsvenues de la grande plaine nord-asiatique, qui est,qu’on le veuille ou non, le territoire où se sontlargement développées et maintenues sansinterruption jusqu’à nos jours les grandes options de ce

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qu’on appelle le chamanisme.

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5. Les textes parallèles

Dans un tel contexte, il serait impossible de négligerles apports étrangers au monde celtique, ou du moins àce que l’on en connaît. En premier lieu, ce qui s’impose,c’est la tradition germanique, ou plutôt « germano-scandinave », puisque l’essentiel de cette tradition a étéconservé, vers le Xe siècle de notre ère, par les Eddasislandaises, ces récits mythologiques sauvés de l’oubli,comme en Irlande, par l’activité des premiers moineschrétiens, et qui constituent un condensé d’unemémoire remontant à la nuit des temps. Et, ici, toutdébouche sur des interrogations sans réponsesprécises. Comme le dit Régis Boyer, qui a étudié enprofondeur non seulement les textes les plus anciens decette tradition germano-scandinave, mais a tenté d’endéfinir la composition, « en Scandinavie, toponymie etonomastique remontent souvent à un stade pré-indo-européen, posant du même coup l’irritant problème dusubstrat autochtone{40} ». Or, ce substrat, Régis Boyerle démontre clairement, c’est un contexte chamanique.Et comme les Eddas islandaises n’ont pu être rédigéesque par contamination des conteurs irlandais, il s’ensuitque rien de ce qui concerne le druidisme et lechamanisme ne peut échapper à un plongeon dans cedomaine germano-scandinave.

En effet, à cette irritante question du substrat

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En effet, à cette irritante question du substratautochtone s’ajoute celle des « influences subies, quidurent être fort nombreuses en raison de l’extrêmemobilité de ces peuplades. […] Étant donné l’ouvertureextrême des Scandinaves à autrui, trait typique etconstant, leur relative instabilité, leur profond amourdes voyages, leurs contacts perpétuels, enconséquence, avec un monde dont ils ont contribué àreculer les bornes connues, à l’est comme à l’ouest, rienn’est plus malaisé que de distinguer ce qui est suigeneris de ce qui a été assimilé après emprunt auxGrecs, Latins, Orientaux, Slaves, Celtes, etc. Il existepeut-être d’intéressantes “charnières”, balte, ossètepar exemple. Mais comment en décider sansappel{41} ? ». Et c’est vraisemblablement sur la côte sudde la Baltique que cette confrontation a eu lieu, lesCeltes n’étant pas absents de ce tourbillon dans lequelse sont engouffrées les traditions les plus diverses.

Parmi celles-ci, l’épopée finlandaise, collectée etrestituée par Élias Lonnerôt au début du XIXe siècle,d’après des chants populaires oraux, connue sous letitre de Kalevala, n’est pas sans intérêt. Quelquesréserves qu’on puisse faire sur l’authenticité de cetexte, qui n’est après tout qu’une reconstitutionconjecturale, on doit reconnaître qu’il s’agit là d’untémoignage extrêmement précieux des civilisations dunord de l’Asie et que, par conséquent, la part d’unancien chamanisme ne peut qu’y être importante. C’esttoute une mythologie archaïque qui anime le Kalevalaen un saisissant condensé de croyances et de rites dontil est difficile de pénétrer les arcanes. Mais cela existe,

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il est difficile de pénétrer les arcanes. Mais cela existe,et il faut prendre en compte cette mémoire surgie desbrumes nordiques.

Il en est de même pour une autre épopée transmisepar voie orale jusqu’au début du XXe siècle, celle desOssètes du Caucase, derniers descendants des anciensScythes, épopée traduite et étudiée dans le détail parGeorges Dumézil{42}. Il serait vain d’en prouverl’authenticité, puisque tout repose sur l’oralité et doncsur la transmission d’un schéma primitif de générationen génération, avec, à chaque fois, des ajouts, desconfusions et des variantes. Mais toutes les versionsrecueillies confirment l’existence d’un archétype quel’on retrouve étrangement dans l’épopée irlandaise, àl’autre extrémité du domaine indo-européen{43}.Influences directes réciproques ? Sûrement pas. Àl’étude, on constate qu’il s’agit réellement d’unestructure archaïque commune qui s’est développéeselon les conditions d’existence des peuples concernés.

Ces récits hérités du passé scythique sontévidemment chargés d’éléments empruntés auxcultures voisines, et les pratiques chamaniques yparaissent évidentes. Les plaines de Sibérie ne sont paséloignées de l’Ossétie. Il a dû y avoir dans cette région,qui est un lieu de passage, un brassage extraordinairede populations indo-européennes et asiatiques, sanscompter l’apport de la mystique musulmane venue dePerse et celui du christianisme byzantin qui, dansl’expression surtout, ont laissé des tracesincontestables. Mais les récits ossètes ne sont pas les

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incontestables. Mais les récits ossètes ne sont pas lesseuls à témoigner de cette synthèse : la traditionpopulaire des nomades de la steppe, des Kirghiz enparticulier, est tout aussi éclairante quant à l’étudecomparative du chamanisme proprement dit avec latradition indo-européenne, et donc avec ce qui estdevenu, en Occident, le druidisme{44}.

Tout cela concerne l’Europe et l’Asie du nord. Mais ilserait périlleux de soustraire de cette confrontation lestextes grecs qui présentent eux-mêmes une synthèseentre la tradition méditerranéenne et celle venuedirectement des rivages de la Mer Noire, de la Thraceou de l’Europe balkanique. La lecture de la Théogonied’Hésiode, de l’Odyssée d’Homère, des Argonautiquesd’Apollonios de Rhodes, des premières tragédiesgrecques, celles d’Eschyle en particulier, et de l’œuvred’Hérodote, même si celle-ci n’est pas vraimentconforme à ce que l’on attend d’un historien tel qu’onpourrait le définir actuellement, n’en est pas moinsimportante pour la compréhension des phénomènesculturels qui ont agité l’Europe depuis le début dupremier millénaire avant notre ère. Rien n’est inutile,même s’il faut se garder d’affirmer que tout est danstout.

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6. Ethnographie chamanique

Les chamanes ne sont pas des prêtres. Lechamanisme n’est pas une religion et n’a parconséquent ni hiérarchie sacerdotale ni prétentionsdogmatiques. C’est un ensemble de rites qui sont lerésultat d’expériences millénaires transmises un peuau hasard parmi des populations qui, par ailleurs,pouvaient appartenir de près ou de loin à une religionétablie. De plus, il n’existe aucun document d’originechamanique qui pourrait être considéré comme un« catéchisme » ou comme une « Bible ». Ce qui n’a pasempêché, tout au long du XXe siècle, l’apparitiond’innombrables ouvrages sur le sujet, mais qui, à peuprès tous, se contentent de présenter le chamanismesous son aspect le plus superficiel, le plus« accrocheur » ; ou en tout cas de façon anecdotique,privilégiant le pittoresque, le mystérieux etl’expérience personnelle au détriment de l’étudescientifique en profondeur.

Car il s’agit bien d’expériences personnelles, à vraid i r e individuelles, et par conséquent uniques etincontrôlables. C’est le cas d’un certain soi-disantethnologue américain qui, dans les années 1960-1970,s’est payé un remarquable succès de librairie endélirant durant des pages et des pages sur son initiationauprès d’un « sorcier » Yaqui et sur les avantages de la

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« petite fumée bleue ». Quelle que soit l’authenticitéréelle de ce témoignage, celui-ci se limite à uneexpérience, et l’on ne peut en tirer aucune conclusion,sauf si on prend l’induction pour un raisonnementscientifique. Et les émules de ce personnage sontnombreux. C’est à qui prétend dévoiler les « secrets duchamanisme », si tant est qu’il y en ait ; c’est à quiracontera son expérience individuelle ; c’est à qui,faisant assaut de générosité, enseignera l’art duchamane. Il semble y avoir, à notre époque, autant dechamanes autoproclamés que de néo-druidespersuadés de leur mission salvatrice.

Tout cela n’est pas sérieux. Il existe heureusementdes documents qui ouvrent la voie à des recherchesplus poussées. Les chamanes sont bien réels et ilsappartiennent à notre époque.

Des documentaires filmés les montrent en action, etconstituent des témoignages irrécusables sur leursactivités et sur leurs « pouvoirs ». Et puis il y a surtoutles enquêtes ethnologiques ou ethnographiques menéesavec rigueur par des anthropologues ou desobservateurs minutieux des sociétés humaines qui nese sont pas laissé déborder par une imaginationdélirante. En définitive, en dehors de nombreux articlespubliés dans des revues spécialisées, et donc peuaccessibles au grand public, le seul ouvrage qui puisseservir de référence à toute étude sur le chamanismeest celui de Mircea Éliade, Le Chamanisme et lestechniques archaïques de l’extase{45}. Il constitue lasomme de tout ce que l’on peut connaître sur le sujet.

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somme de tout ce que l’on peut connaître sur le sujet.En elles-mêmes, les observations faites sur le terrain

ne signifient rien et ne peuvent guère être interprétéesque comme des descriptions de rituels en usage dansun but déterminé, par exemple pour guérir un malade,pour avoir la vision de l’avenir ou pour conjurer unmauvais sort. C’est la fonction de l’homme médecine dese livrer à ces opérations qui relèvent la plupart dutemps de la magie. Mais la magie n’est pas absente despratiques du druidisme, du moins si l’on en croit lesdivers textes mythologiques et épiques recueillis dansle domaine celtique. C’est donc à partir de ces textesceltiques qu’il faut partir à la rencontre des« techniques de l’extase » qui caractérisent lechamanisme.

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II-

Thèmes et variations Il est impossible de savoir quand la notion de sacré

s’est inscrite dans l’esprit humain. Sans doute fait-ellepartie de la nature même de l’être, issue du sentimentqu’il existe ailleurs quelque chose qui dépassel’entendement. C’est pourquoi le sacré fait peur : il estdu domaine de l’invisible et cache des secrets quipeuvent être redoutables. Qu’on le veuille ou non, il y afatalement un jeu de mots entre sacré et secret. Il estdonc interdit, et son accès passe pour être réservé àceux qui peuvent l’éprouver par une expérience

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ceux qui peuvent l’éprouver par une expériencepersonnelle, le prêtre, le sorcier, le mage ou lechamane, de toute façon un être humain exceptionnel.D’où la nécessité, pour le commun des mortels, derecourir aux services d’un « inspiré ». C’est, pour toutesociété, comme le dit Mircea Éliade, « la certitude queles humains ne sont pas seuls dans un monde étranger,entourés par les démons et les forces du mal. À part lesdieux auxquels on adresse des prières et offre dessacrifices, il existe des “spécialistes du sacré”, deshommes capables de voir les esprits, de monter au Cielet de rencontrer les dieux, de descendre aux Enfers etde combattre les démons, la maladie et la mort{46} ».

Il faut également tenir compte de l’insatisfactionpermanente des êtres humains : ils sentent la présencede cet espace sacré autour d’eux mais sont incapablesde le percevoir. Pour ce faire, ils s’adressent donc auxprêtres et à toute personne revêtue du pouvoir defranchir des limites interdites pour que ceux-ci leurdécrivent ensuite ce qu’ils ont vu et entendu lors deleurs voyages réels ou supposés de l’autre côté de lafrontière. Dans toutes les civilisations, il y a toujours eudes « visionnaires », officiels ou non, capablesd’accomplir cette fonction nécessaire à l’équilibrepsychologique de la société à laquelle ils appartiennent.C’est évidemment le cas des druides celtes autant quecelui des chamanes des steppes sibériennes.

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I. La navigation vers l’Autre Monde

Une antique croyance de Bretagne armoricaine,reprise et développée par Pierre-Jakez Hélias dans sonroman L’Herbe d’Or, prétend qu’il existe sur certaineslandes désertiques un végétal empreint de pouvoirsmerveilleux. Lorsqu’un passant s’arrête et cueille cetteHerbe d’Or, il ne reconnaît plus le lieu dans lequel il est.En fait, il se trouve transporté ailleurs, dans un mondeinconnu qui ressemble pourtant à celui qu’il parcourtquotidiennement. On reconnaîtra ici le même thèmeque celui du Rameau d’Or, ce talisman grâce auquelÉnée, selon Virgile, peut pénétrer dans l’Autre Monde.Et l’on ne manquera pas d’établir une comparaisonavec ce que les ouvrages de science-fiction appellent la« quatrième dimension », dans laquelle, à la suite decertaines circonstances et en des lieux appropriés, onpeut se trouver projeté sans en prendre vraimentconscience, du moins dans un premier temps.

Mais tout le monde n’est pas en possession del’Herbe d’Or, ou du Rameau d’Or. Ce sont donc desprivilégiés qui peuvent pénétrer dans le mondeinvisible, ce monde à la portée de tout être humain,parallèle au monde quotidien, mais qu’on ne peutappréhender sans avoir le « don de double vue », car,en définitive, ce végétal peut n’être que l’imageemblématique du pouvoir très particulier que certains

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emblématique du pouvoir très particulier que certainshumains ont obtenu, soit par un apprentissage quicorrespond à une initiation auprès d’un « maître », soitde manière innée, soit par l’intervention d’unpersonnage surnaturel. Ou alors, il faut conquérir ce« rameau d’or » par la force ou par la ruse, ce quiconstitue une transgression parfois suivie deconséquences fâcheuses. Il faut cependant signaler que,surtout dans les contes populaires, c’est en rendantservice à quelqu’un – généralement une vieille qui serévèle une fée – que le héros reçoit comme un don untalisman qui peut être une pierre ou un objetmerveilleux.

Mais ce n’est pas le cas du héros du récitmythologique irlandais, Bran, fils de Fébal. Sepromenant devant sa forteresse, il entend soudain unemusique comme jamais encore il n’en avait entendu, etbientôt sombre dans une sorte de torpeur. Alors, unefemme d’une merveilleuse beauté lui apparaît et luidemande de la rejoindre dans une île lointaine où « latristesse, la maladie et la mort sont inconnues ». Etpour lui permettre de la rejoindre, elle lui donne unebranche de pommier. Peu de temps après, Brans’embarque sur l’océan avec quelques-uns de sescompagnons. Il se lance ainsi à la recherche de cette îleparadisiaque, et après une étrange navigation parmides îles inconnues et peuplées d’êtres féeriques oumonstrueux, il parvient à Émain Ablach, l’île desPommiers, cette « Terre des Fées » où règne lepersonnage féminin qui lui avait remis le talisman. Et,croyant avoir passé deux mois sur cette île, dans le

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croyant avoir passé deux mois sur cette île, dans lebonheur le plus parfait, ayant la nostalgie de son paysnatal, il revient sur les rivages d’Irlande mais s’aperçoitque son absence a duré deux cents ans{47}.

Il arrive une semblable aventure à un certainCondla, fils du roi semi-légendaire Conn aux CentBatailles. Lors d’une assemblée, une femme ravissantelui apparaît, à lui seul, et elle l’invite à partir avec ellepour une terre merveilleuse. Puis elle disparaît aprèslui avoir lancé une pomme. S’apercevant qu’un êtresurnaturel se trouve au milieu de l’assemblée, lesdruides du roi se livrent à des incantations pour lechasser. Mais la pomme est restée dans la main deCondla. « Pendant un mois, Condla fut sans consommerde boisson ni de nourriture. Il lui semblait que rienn’était plus digne d’être consommé, excepté sa pomme.La pomme ne diminuait pas, quoi qu’il enconsommât{48}. » Et la magie de la pomme est telle que,lorsque la femme se présente une deuxième fois, plusrien ne peut retenir Condla qui se précipite dans unebarque de cristal où se trouve déjà l’apparition. Alors labarque disparaît dans la brume et les druides ont beauredoubler leurs incantations, personne ne reverraCondla et la mystérieuse femme{49}. Il est évident quela pomme joue ici le même rôle que le rameau, labranche ou l’herbe d’or et qu’elle constitue le talismannécessaire pour passer dans un autre monde.

Mais il arrive que le talisman soit uniquement uneincantation – maléfique autant que bénéfique – lancée,soit par un druide, soit par une femme aux pouvoirs

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soit par un druide, soit par une femme aux pouvoirssurnaturels. Il s’agit alors du fameux geis, signalé dansde nombreux textes irlandais comme étant un moyenmagique contraignant auquel celui qui le reçoit ne peutse soustraire sous peine de mourir ou d’être déshonoréà tout jamais. Dans le récit des Aventures d’Art, fils deConn, on voit Art, le deuxième fils du roi Conn, joueraux échecs avec une femme, que son père a prisecomme concubine, mais qui a été chassée de l’AutreMonde et qui est exilée en quelque sorte en Irlande.Art perd la partie, et la femme maléfique, qui luiréclame un gage, lance sur lui un geis : « Je veux, dit-elle, que tu ne puisses manger nourriture en Irlandeavant d’avoir ramené Delbchaen, la fille de Morgan. »Art demande où se trouve la fille, et la réponse esttranchante : « Dans une île au milieu de la mer, c’esttout ce que tu peux savoir. »

Étant ainsi contraint par une force supérieure, Art selance à l’aventure. Sur le rivage, il découvre une barquedans laquelle il monte. La barque navigue sans pilotesur la mer et il aborde une île où règne la reine Creidnéqui le garde un mois dans sa « chambre de cristal. Belleétait l’apparence de cette chambre, avec ses portes decristal et ses cuves intarissables, car bien qu’elles nefussent jamais remplies, elles étaient toujours pleines ».Il s’agit ici d’une initiation, d’une préparation à la suitede son voyage vers l’Autre Monde, d’autant plus que lareine, avant qu’il ne reparte, lui prodigue des conseilsqui seront fort utiles au héros pour se diriger au milieudes dangers les plus divers. Il subit en effet de terriblesépreuves qu’il finit par surmonter, et il revient en

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épreuves qu’il finit par surmonter, et il revient enIrlande avec la jeune fille qui lui avait été désignée{50}.

Ce dernier récit contient, plus que les deux autres,des éléments incontestablement chamaniques, et l’oncroirait assister au voyage d’un chamane dans l’AutreMonde, en suivant des chemins fort périlleux, maisguidé cependant par un maître, en l’occurrence la reineCreidné qui se comporte comme une initiatrice et uneprotectrice. Le voyage du chaman dans l’Autre Mondene consiste pas seulement à aller explorer ces régionsmystérieuses et à les décrire au commun des mortels :il ne faut pas oublier que le chamane est d’abord un« homme médecine » dont la fonction principale est deguérir un malade en allant chercher son âme égarée eten la ramenant dans son corps, voire même, commeOrphée, à arracher un défunt au monde infernal et à lefaire revivre, du moins sous certaines conditions. Or,provoqué par une femme maléfique qui lance sur lui leterrible geis, Art, fils de Conn, qui se sent malade,diminué ou incomplet, ne peut faire autrement qued’entreprendre ce voyage « au bout de la nuit ».

On peut d’ailleurs s’interroger sur le but de cevoyage. Que représente en effet la jeune Delbchaenqu’il doit conquérir au terme de fantastiquesépreuves ? Il y a plusieurs hypothèses. Si l’on s’en tientau contexte, étant donné que la femme maléfique estresponsable de la stérilité du royaume de Conn, il s’agittout simplement de ramener la fertilité sous les traitsde la jeune fille venue d’un pays rempli de dangersmais également de richesses inépuisables. C’est aussi

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mais également de richesses inépuisables. C’est aussil’un des rôles du chamane de lutter contre lespuissances ténébreuses et hostiles qui s’acharnentcontre une collectivité et, en cas de catastrophe ou dedisette, de faire le nécessaire pour lui rendre uneprospérité qu’elle a perdue, ne serait-ce quetemporairement.

Une autre interprétation peut être celle-ci : enlançant le geis, la femme maléfique le met sous le coupd’un sortilège qui va le diminuer, sinon attenter à sasanté. Le fait qu’il doit partir en quête d’une femmedans l’intention de l’épouser et de la ramener laissepenser qu’il reçoit une maladie qui atteint sa virilité.Pour retrouver celle-ci, il doit accomplir ce périlleuxvoyage dans des régions peuplées de monstres quis’opposent à la réussite de son entreprise. Et unetroisième hypothèse se fait jour. Art est fils de roi et, enprincipe, la royauté étant élective, il devra prendre lasuccession de son père. Mais il est sans doute encoreimmature et ne sera capable de redonner la prospéritéau royaume que s’il possède des capacités essentiellespour régner. Pour les Celtes, comme dit un adage bienconnu, « le royaume s’étend jusqu’où peut aller leregard du roi », ce qui est une formule fort éloquente.Dans ce cas, il doit conquérir sa puissance, même auprix d’épreuves périlleuses. C’est ainsi qu’il atteindra lajeune fille qui lui est destinée, et qui est l’image de laSouveraineté dans toute sa plénitude. De toute façon,ces trois interprétations ne sont pas contradictoires etelles font apparaître dans les récits de nombreux

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détails qui s’apparentent de fort près aux techniqueschamaniques.

C’est également par un geis que s’accomplit un autrevoyage dans l’Autre Monde, dans le texte irlandaisconnu sous le titre de la Maladie de Cûchulainn. Aucours d’une assemblée qui se tient pendant la fête deSamain, le 1er novembre, le héros Cûchulainn, pressépar les femmes d’Ulster qui lui demandent d’accomplirun tour d’adresse, attrape (on ne dit pas comment) desoiseaux qu’il leur distribue. Mais, peu de temps après,apparaissent deux autres oiseaux, reliés entre eux parune chaîne d’or rouge, qui volent au-dessus d’un lac enchantant une douce chanson qui endort tous les Ulates,sauf Cûchulainn, sa femme et son cocher Loëg. En dépitdes avertissements de sa femme, Cûchulainn prend safronde et attaque les oiseaux, mais il les manque. Alors,furieux, il jette sa lance et transperce l’aile de l’un desoiseaux. Aussitôt, ceux-ci plongent dans le lac etdisparaissent sous les eaux.

Mais, à ce moment-là, Cûchulainn se sent mal. Ils’appuie sur un pilier de pierre, vraisemblablement unmenhir, et il s’endort. Pendant son sommeil, il rêve quedeux jeunes femmes viennent vers lui et le frappentavec une cravache. Quand il se réveille, il déclare qu’ilest malade et, effectivement, il restera alité une annéeentière dans un état de torpeur incompréhensible pourson entourage.

Il sort de cette torpeur pendant la fête de Samainsuivante, donc un an après. Alors, un inconnu vient luiparler et lui fait savoir qu’il ne pourra être guéri de sa

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parler et lui fait savoir qu’il ne pourra être guéri de samaladie que par les deux filles d’un certain Aed Abrat.Et il ajoute que Fand, l’une de ces filles, est amoureusede Cûchulainn. On comprend alors que les deux filles enquestion étaient les oiseaux disparus dans le lac et dontl’un a été blessé par la lance du héros. Précisément, unefemme vient également le voir, qui dit s’appelerLibane. Elle lui répète que Fand est amoureuse de lui etqu’il peut l’obtenir à condition de venir lutter contre lesennemis du roi Labraid. Cûchulainn demande où habitele roi Labraid. Elle lui répond : « Il habite en MagMelt. » Il s’agit d’une des dénominations de l’AutreMonde, la « Plaine des Fées », ou encore la « Terre dePromesse ».

Mais Cûchulainn, le héros intrépide qui ne reculedevant aucun danger, Cûchulainn a peur. Il déclarequ’il préfère aller ailleurs qu’en Mag Mell, et il yenvoie, sous la conduite de Libane, son fidèle cocherLoëg. Ainsi est fait. À son retour, le cocher fait unedescription enthousiaste du pays de Mag Mell.Cûchulainn n’hésite plus : il part avec Libane, rencontreFand et le roi Labraid, engage le combat contre lesennemis de celui-ci et obtient la victoire. Il est alors unmois en compagnie de Fand, puis il revient en Irlandeaprès avoir convenu avec elle d’un rendez-vous. Or, lafemme de Cûchulainn, pleine d’une jalousie féroce, seprépare à aller tuer Fand que le héros s’efforce deprotéger. Finalement, tout s’arrange par l’interventionde Manamamn, le roi suprême de Mag Mell, qui agiteson manteau entre Fand et Cûchulainn, rompant ainsi

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son manteau entre Fand et Cûchulainn, rompant ainsile lien d’amour qui les unit{51}.

Il est évident que le rêve qu’a eu le héros pendantson sommeil « magique » constitue une sorte de geis :les deux femmes – des femmes-oiseaux, donc despersonnages féeriques –, en le fustigeant, lui donnent lapossibilité de pénétrer dans l’Autre Monde. Mais il fauts’interroger sur la « maladie » de Cûchulainn quil’oblige à demeurer un an dans un état de torpeur, doncdans un état second. Il y a aussi la musique qui joue unrôle important dans cette histoire, comme d’ailleursdans celle de Bran et celle de Condla. C’est une musiquedivine, ou féerique, ce qui revient au même, qui a lepouvoir d’endormir, ou plutôt d’enchanter au sens fortdu terme. Cette musique « ne se définit pas en mesureset en notes, mais en “vibrations”, qui rendent toutemusique dite instrumentale à la fois hors du temps etindistincte de la parole, du chant et de la voix. Noussommes très proches de l’incantation et de lamagie{52} ». On pense évidemment aux tambours deschamanes qui, par leurs sons et leurs rythmes, peuventfaire « décrocher » du réel aussi bien celui qui en joueque ceux qui l’entendent. Depuis la nuit des temps, lamusique a accompagné, sinon structuré, les cérémoniesde toutes les religions et les rituels magiques les plusdivers. Mais ce n’est pas tant l’harmonie des sons quiest efficace, ce sont essentiellement les vibrations qui,dans certains cas, peuvent complètement bouleverserla perception du monde extérieur.

Un autre texte irlandais, plus récent mais chargé de

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Un autre texte irlandais, plus récent mais chargé detraditions archaïques, est Oisin dans la Terre dePromesse : le héros, surtout connu sous le nomd’Ossian, fils de Fingal (en réalité, Oisin, fils de Finn),voit venir à lui une merveilleuse jeune fille blonde quidit s’appeler Niam, ce qui signifie « ciel » ou « sacré »,montée sur un cheval blanc. Elle invite Oisin à partiravec elle dans son pays situé « au-delà de la grandemer ». Elle en décrit d’abord les beautés, et tandisqu’elle parlait, un autre charme s’étendit sur les êtreset les choses : « Pas un cheval ne broncha, pas unesaute de vent ne se fit sentir, pas un aboiement dechien ne retentit, pas un arbre ne frémit et pas unhomme présent n’esquissa le moindre geste. Etlorsque, sur ces entrefaites, elle se mit à psalmodier unchant aux paroles incompréhensibles, tous sentirent enl’entendant leur cœur envahi d’un bonheur immense. »Et Oisin saute sur le cheval blanc qui s’élance bientôtdans les flots et y disparaît{53}.

Cela fait évidemment penser au chant des sirènes,ces êtres fantastiques – qui ne sont pas aquatiquesmais résident sur les rochers du rivage – dont Ulysse,dans l’Odyssée, se méfie grandement, car il craint detomber sous leur charme, ce qui aurait pourconséquence de lui faire précipiter volontairement sonbateau sur les récifs. Mais le récit homérique estempreint de rationalisme. Il n’en est pas de même dansles textes d’origine celtique où le réel et l’imaginaires’entremêlent sans cesse, obéissant à une autre formede logique qui dépasse de loin le matérialismeméditerranéen.

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méditerranéen.Pourtant, les héros de ces histoires sont présentés

comme des êtres réels, parfaitement incarnés, et mêmeles personnages issus de l’Autre Monde apparaissentsous des formes humaines, même quand elles sontmonstrueuses. Cela pose le problème de la formulationde ces textes. Ne sont-ils pas seulement desillustrations très concrètes de rituels magico-religieuxet de spéculations métaphysiques ? Les conditions danslesquelles les humains pénètrent dans l’Autre Mondetendraient effectivement à répondre affirmativement àcette question.

En effet, les récits sont nets sur ce point : ceux quientendent la musique féerique tombent sous un« charme ». Ils ne sont plus eux-mêmes, ou tout aumoins leur être subit une transformation qui leurpermet une perception extra-sensorielle de leurenvironnement. S’ouvrent alors d’autres horizons danslesquels ils peuvent s’engouffrer pour y voir ce qui sepasse derrière la barrière qui se dresse devant euxdans la vie quotidienne. Après cette sorte d’initiation,ils sont incontestablement en extase. Ces récitsmythologiques celtiques apparaissent ensuiteprofondément nourris d’un important substrat depratiques archaïques, telles qu’on peut encore enobserver dans certaines régions d’Asie, du nord del’Europe et de l’Amérique, où se pratique unchamanisme traditionnel à l’intérieur de sociétésspécifiques, plus ou moins refermées sur elles-mêmes,qui n’ont pas été altérées, ou très peu, au contact de

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qui n’ont pas été altérées, ou très peu, au contact del’universalisme gréco-romain ou chrétien.

Certes, les héros de ces récits ne sont pas deschamanes mais ils se comportent comme s’ilssubissaient une initiation chamanique. « Tous leshommes ne savent pas qu’ils possèdent un second moiet tous ne maîtrisent pas la technique permettant de lelibérer à volonté. Si le sommeil et la maladie entraînantcoma ou catalepsie permettent au Double de quitter lecorps et de vaguer à sa guise, de son propre chef oupour répondre à une demande, il existe des individusdont la fonction est, justement, de remplir les missionsque leur impose une personne ou la communauté, grâceà leur alter ego. Ces personnages sont desprofessionnels de l’extase : ils savent rompre les liensqui unissent le corps au double. […] Ils décrivent levoyage qu’ont entrepris leurs Doubles tandis que leurscorps étaient à l’abri dans la maison{54}. »

Car le voyage dans l’Autre Monde, s’il est cependantréel, n’est pas forcément celui du corps dans l’espace.C’est un voyage intérieur. Chaque fois qu’un chamanes’élance dans cette exploration de l’invisible, il se metvolontairement en état cataleptique, dans un état detranse : il s’endort et demeure inerte. Et c’est sondouble psychique, ou « éthérique », qui accomplit cevoyage. Les observations faites sur le comportementdes chamanes de Sibérie sont formelles sur ce point :« Le futur chamane est emporté au ciel par les espritscélestes et reçoit un corps merveilleux semblable auleur. Il tombe généralement malade et s’imagine qu’il

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leur. Il tombe généralement malade et s’imagine qu’ilmonte au ciel. Après ces premiers symptômes a lieu lacérémonie de l’initiation par un maître. Parfois,pendant et immédiatement après l’initiation, l’apprentichamane perd connaissance et son esprit monte au cieldans une barque portée par des aigles, pours’entretenir avec les esprits célestes{55}. » Le chamanes« connaît par sa propre expérience extatique lesitinéraires des régions extra-terrestres. Il peutdescendre aux Enfers et s’élever aux Cieux. Le risquede s’égarer dans ces régions interdites reste toujoursgrand mais, sanctifié par l’initiation et muni de sesesprits gardiens, le chamane est le seul être humain àpouvoir affronter ce risque et s’aventurer dans unegéographie mystique{56} ». Les héros celtes ne sont pasdes chamanes, bien sûr, mais ils subissent cetteinitiation chamanique et sont guidés et protégés par lesesprits célestes, la plupart du temps sous l’aspect defemmes féeriques.

Il y a donc dédoublement. Et ce n’est pas sansrappeler certains comportements prêtés aux sorcières,du moins si l’on en croit les comptes rendus de procèsde sorcellerie engagés du XIIe au XVIIe siècle. Onprétendait que les sorciers et sorcières pouvaient, pardes moyens magiques – considérés comme diaboliques–, se déplacer la nuit dans l’espace pour aller auSabbat. Mais de nombreux témoignages démontrentclairement que le sorcier ou la sorcière demeuraittoujours inerte, en état cataleptique, pendant ce voyagequi était accompli par son double. La similitude avecl’extase chamanique n’est pas niable. Il s’agit en fait

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l’extase chamanique n’est pas niable. Il s’agit en faitd’une même technique qui met en action des forcespsychiques existant en l’être humain mais que seulespeuvent activer certaines personnes.

À cet égard, ce que raconte l’inquisiteur Jean Bodin(1530-1596), au chapitre 12 de sa Daemonomania, esttout à fait remarquable : « Quand j’étais à Nantes, en1546, j’ai entendu dire des choses surprenantes sursept magiciens qui, en présence de nombreusespersonnes, déclarèrent qu’ils allaient, en l’espace d’uneheure, rapporter des nouvelles de tout ce qui sedéroulait dans un rayon de sept lieues. Ils perdirentalors connaissance et restèrent trois heures dans cetétat, puis ils se redressèrent et dirent ce qu’ils avaientvu à Nantes et aux alentours. Ils décrivirent avec uneprécision extraordinaire lieux, actes et personnes. Lesrecherches entreprises révélèrent l’exactitude de leursdires. » Et les exemples de cette sorte sont nombreux.Certes, il est de bon ton de nier ces dédoublements enles reléguant au rang de fantasmes ou de visionshystériques. « Pourtant, force est de constater qu’ilexiste une autre “vérité” et qu’elle se rencontre auxquatre coins de l’Europe. […] La réalité d’un transportau loin ne peut être mise en doute puisque, à chaquefois, ce que disent ces femmes ou ces hommes sortantde leur transe se révèle exact. Mais ce que les gens dece temps-là étaient incapables de comprendre, c’estque le Double part en voyage{57}. »

Tout aussi remarquable est un témoignage inclussous forme d’interpolation dans la Légende dorée de

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sous forme d’interpolation dans la Légende dorée deJacques de Voragine (vers 1250) à propos de saintGermain d’Auxerre : « Un jour qu’il avait reçul’hospitalité dans une maison, saint Germain fut étonnéde voir, après le souper, apprêter la table, et ildemanda pour qui on préparait un second souper. » Onlui répond que c’est « pour les bonnes dames qui vontde nuit ». Saint Germain se décide à veiller pourobserver ce qui se passe. Il aperçoit soudain deshommes et des femmes entrer dans la salle et semettre à table. En faisant le signe de la croix, saintGermain leur interdit de s’en aller, puis il réveille toutela maisonnée et demande si l’on connaît ces gens. On luirépond que ce sont des voisins et des voisines. « Alors,il commanda aux “démons” de rester là et il envoyaquelqu’un au domicile de chacun d’eux : on les trouvadans leur lit. »

Quel que soit le crédit qu’on peut apporter à cettehistoire, il faut reconnaître qu’elle entre tout à fait dansle cadre du chamanisme. On sait que lorsqu’unchamane est parti pour son voyage dans l’AutreMonde, son corps gît, inerte, sur sa couche. Et l’on nepeut en aucun cas le toucher ou le changer de place, caralors, son double ne pourrait plus réintégrer son corps.Cet interdit est valable également pour les loups-garous et pour les sorciers. Si on déplace le corpsinanimé, le loup-garou, ou le sorcier, est condamné àerrer perpétuellement dans un monde intermédiaire.Mais ce qui est encore plus étrange, c’est que le doublen’est pas exempt de recevoir des blessures pendant

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n’est pas exempt de recevoir des blessures pendantson voyage et que ces blessures se retrouvent sur lecorps inanimé. Dans l’Historia Brittonum, ouvrage enlatin du Xe siècle attribué à un certain Nennius, il estquestion d’hommes qui se transforment (en loup-garounotamment) et accomplissent un voyage nocturne :« Ils quittent leur corps humain, ordonnant à leursamis de ne pas le changer de position ou de le toucher,si peu que ce soit, car, si cela arrivait, ils ne pourraientjamais reprendre leur apparence humaine. Si pendantqu’ils sont loups quelqu’un les blesse ou les frappe, lablessure ou la marque du coup se retrouve exactementsur le corps inanimé. »

Un chroniqueur de la fin du XIIe siècle, Gervais deTilbury, affirme dans un chapitre de ses Loisirsimpériaux, où il traite des apparitions nocturnes, qu’ilconnaît personnellement des femmes de son voisinagequi se rendent au loin et parcourent le monde aprèsavoir quitté la couche de leur époux endormi. Et deciter le cas d’une de ces femmes qui, ayant pris laforme d’un chat, fut blessée au cours de son « voyage ».Or, son corps, qui était resté allongé sur le lit, portait latrace de cette blessure (III, 93). Et il y a bien d’autrestémoignages de ce genre dans la littérature médiévaleainsi que dans les contes populaires.

Quoi qu’il en soit de ces exemples, et pour en reveniraux navigations vers l’Autre Monde, il faut bienremarquer que cet Autre Monde est présenté, dans lesquelques récits irlandais cités, comme une île située enplein océan. C’est une tradition bien établie depuis laplus haute antiquité, aussi bien par les Méditerranéens

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plus haute antiquité, aussi bien par les Méditerranéensque par les Celtes, que les pays où le soleil se couchesont le domaine des dieux, des héros et des défunts engénéral. Le dieu égyptien Osiris régnait sur l’Amenti, lepays des morts, quelque part à l’ouest du monde.Plutarque parle d’une île bienheureuse régie parKronos, se trouvant à l’ouest du monde. La célèbre îled’Avalon de la légende arthurienne est égalementplacée dans les régions du soleil couchant. Il faut direque l’esprit humain a toujours été intrigué par le faitque le soleil disparaissait au-delà du monde visible etrenaissait le matin suivant dans la direction opposée.

C’est dans ce même ordre d’idées que se présente latrès curieuse Navigation de saint Brendan à larecherche du Paradis, récit anglo-normand duXIIe siècle qui a eu un énorme succès dans toutel’Europe médiévale. Le héros est un personnagehistorique, un moine fondateur de plusieurs abbayes enIrlande, en particulier de Clonfert, et qui, un jour, aprèsavoir entendu un moine lui raconter les merveilles qu’ila vues sur l’océan, se lance, avec quelques-uns de sescompagnons, à la recherche de l’Autre Monde chrétien.Sa navigation est ponctuée d’épisodes plus ou moinsfantastiques et il parvient cependant à avoir une visionde l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis avant deretourner dans son pays{58}.

Il est tout à fait possible que cette navigation ait étéréelle et que saint Brendan ait abordé en Amérique.L’expérience à laquelle a procédé l’Américain TimSeverin, qui consistait à effectuer ce voyage en

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Severin, qui consistait à effectuer ce voyage enrespectant à la lettre les indications du texte,semblerait le prouver{59}. Mais cela mis à part, le récitest vraiment la version christianisée de la Navigationde Bran, fils de Fébal. On y retrouve, sous le vernischrétien, les équivalents des épisodes les plusmarquants de la version « païenne » archaïque, et bienentendu toute la structure du voyage extatique duchamane dans l’Autre Monde.

Le thème de la navigation vers les régionsmystérieuses d’un autre monde est parfaitementjustifié par la croyance universelle que l’eau est enprincipe infranchissable pour les « esprits » de quelquenature qu’ils soient. L’imaginaire humain ne s’est pasfait faute de broder sur ce thème. Il est répandu cheztous les peuples et il se reconnaît facilement danscertains récits, parfois obscurs, de la tradition populaireorale. C’est le cas d’un conte recueilli dans le Morbihan,en Bretagne armoricaine, au début du XXe siècle, etqu’on peut intituler la Terre des Fées.

Il s’agit d’un jeune homme qui rencontre une vieillefemme dans une forêt. Celle-ci lui demande ce qu’ilrecherche. Il lui répond qu’il n’a peur de rien et qu’ilvoudrait bien savoir ce qu’est la peur. La vieille femmele met à l’épreuve et, constatant ses bons sentiments,elle lui confie une baguette qui lui permettra desatisfaire tous ses désirs. Resté seul, il formule lesouhait d’être emporté dans une île qui soit à lui seul.Mais les ennuis commencent. Il est attaqué par desbêtes sauvages et il est sur le point d’être dévoré. Il

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bêtes sauvages et il est sur le point d’être dévoré. Ilformule alors le souhait qu’un bateau apparaisse, et cesouhait se réalise immédiatement. Le jeune homme seprépare à monter sur le bateau, mais une « sirène » luibarre le passage, arguant que le navire lui appartient. Ilest prêt à renoncer quand la sirène lui dit : « Non, vousresterez avec moi pendant deux ans. Vous avez eu peurdevant les bêtes sauvages. C’est moi qui les ai envoyéespour vous effrayer puisque vous n’aviez pas encore eupeur. Dans deux ans, je saurai ce que je dois faire devous. »

Deux ans se passent, et le jeune homme ne s’enaperçoit pas, car « il ne s’était pas ennuyé ». Un jour, lasirène l’invite à venir se baigner avec elle, lui annonçantque, de ce fait, tous deux feront revivre des défunts quisont engloutis dans des sables mouvants. Le jeunehomme éprouve encore une fois une grande peurdevant le grouillement de ces défunts qui cherchent àlui attraper les bras et les jambes. Alors, la sirène luidonne une cloche, lui ordonnant de la faire tinter. Lesdéfunts disparaissent dans le sable.

Puis la sirène invite le jeune homme à venir avec ellesauver les passagers d’un navire qui risquent de senoyer et de conduire les rescapés dans un port,l’avertissant de ne pas rester absent plus d’un jour. Lejeune homme s’acquitte de sa mission avec exactitude.Il retrouve ensuite la sirène et celle-ci lui déclare :« Votre navire va disparaître. Vous resterez seul dansune île, mais je vous ferai visite tous les huit jours. Puisje causerai votre bonheur. Je vais vous marier à unejeune fille. Elle est dans une grotte de l’île. J’élèverai un

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jeune fille. Elle est dans une grotte de l’île. J’élèverai unchâteau pour vous deux. Voici une ligne d’argent :quand vous irez sur le bord du rivage, vous n’aurezqu’à la jeter à l’eau pour pêcher des poissons de toutesespèces qui sont dans la mer. Voici trois cheveux de matête, et quand vous les jetterez dans l’île, vous aurezautant d’oiseaux pour votre nourriture. Il y aura unegrotte avec du vin et une autre avec de la liqueur. Vousvivrez vieux et heureux tous les deux au plus hautpoint. Je m’en vais et vous ne me verrez plusjamais{60}. »

Cet étrange récit, réduit au minimum etvraisemblablement tronqué, apparaît comme une sortede condensé d’une aventure initiatique dont lescomposantes devaient autrefois être beaucoup plusdéveloppées. Mais tel qu’il est, il laisse entrevoir unestructure qui semble ne pas s’être perdue au cours destransmissions orales durant des siècles. La vieillefemme, la sirène (au sens premier du texte, c’est-à-dire un être féerique résidant sur des rochers) et lajeune fille promise au jeune héros sont les trois aspectsd’un même personnage, c’est-à-dire la femmechamane, à la fois initiatrice, opératrice (en tant queprêtresse) et but suprême de ce voyage dans l’AutreMonde, ce qui rejoint la notion de « femme chamane »dans la tradition nord-asiatique.

En fait, cette navigation vers l’Autre Monde, sifréquente dans le chamanisme tel qu’on peut encorel’observer aujourd’hui, est absolument universelle etremonte aux premiers âges de l’humanité. Les

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remonte aux premiers âges de l’humanité. Lesgravures relevées sur de nombreux monumentsmégalithiques témoignent de leur « classicisme ». Parexemple, les pétroglyphes du Mané Lud, enLocmariaquer, l’un des tertres les plus étranges duMorbihan, sont remplis de figurations sommaires debarques manœuvrées par des rameurs très stylisées. Ilen est de même sur les gravures rupestres deScandinavie. Et cela ramène bien entendu aufranchissement du Styx et de l’Achéron, dans les récitsmythologiques de la Grèce antique où la barque dunocher Charon demeure la représentation la plusremarquable du « nocher des Enfers », du « passeur »qui va du rivage des vivants au rivage des morts etinversement. Mais la même croyance existe chez lesCeltes.

En effet, si l’on en croit le chroniqueur byzantin duVIe siècle, Procope, auteur du De Bello Gothico, laBretagne armoricaine servait en quelque sorted’embarcadère continental pour une navigation pourl’île des Morts. « Le long de la côte qui fait face à l’île deBretagne, il y a plusieurs villages occupés par despêcheurs, par des laboureurs, par des marchands quivont trafiquer dans l’île de Bretagne. Sujets aux Francs,ils ne paient aucun tribut et on ne leur en a jamaisimposé. Ils prétendent en avoir été déchargés parcequ’ils sont obligés de conduire tour à tour les âmes desmorts. Ceux qui doivent faire l’office de la nuit suivantese retirent dans leur maison et se couchenttranquillement en attendant les ordres de celui qui a ladirection du voyage. Vers la minuit, ils entendent

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direction du voyage. Vers la minuit, ils entendentquelqu’un frapper à la porte et les appeler à voix basse.Alors, ils courent au rivage, sans comprendre le pouvoirmystérieux qui les entraîne. Ils y trouvent des bateauxvides, et pourtant ces bateaux sont si chargés des âmesdes morts qu’ils dépassent à peine la surface des eaux.En moins d’une heure, les pêcheurs achèvent unenavigation qui devrait durer une journée entière etabordent à l’île des Bretons. Ils n’y voient personne, nipendant le voyage, ni au cours du débarquement, maisils entendent une voix qui compte les nouveauxpassagers. S’il se trouve quelques femmes dans cesbarques, la voix dévoile le nom des maris qu’elles onteus. »

Certes, cette histoire est fortement rationalisée,mais l’essentiel y est contenu : les pêcheurs sont en faitdes chamanes chargés d’accompagner les défunts dansun Autre Monde qui est ici localisé avec une certaineprécision. Mais, en elle-même, la navigation n’a rienperdu de son caractère fantastique, et on peut très bienadmettre que les pêcheurs sont en état de transe etque ce sont leurs doubles éthériques qui accomplissentcette navigation psychopompe.

Ce n’est d’ailleurs pas la seule tradition de ce genresur les côtes armoricaines. Aux environs de l’île d’Arz,dans le golfe du Morbihan, d’après une légende locale,« la nuit, on voit des vaisseaux de haut bord montéspar des hommes et des chiens de taille gigantesque. Ceshommes sont des réprouvés dont la vie a été souilléepar des crimes horribles. Les chiens sont des démons

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par des crimes horribles. Les chiens sont des démonsqui les gardent et les torturent. Sans cesse, lesvaisseaux sillonnent les flots, passant d’une mer àl’autre, sans entrer dans les ports, et il en sera ainsijusqu’à la fin du monde{61} ». On reconnaîtra ici lethème bien connu du « Vaisseau fantôme » avec sonnavigateur maudit condamné à errer éternellement surles mers.

Une autre légende locale se réfère à cette mêmecroyance. « Entre Belle-Île et Quiberon, il y a unbateau qui a une voile noire, le Bateau de la Mort (Bager Maru). Il transporte les âmes des trépassés et lesmène en une grande lande. Dans le bateau, il y a deuxhommes qui enferment dans une coque de noix lesâmes de ceux qui se sont perdus en mer, en lesconduisant sur cette grande lande. Les trois quartsarrivent à Karnak, sur une montagne où il n’y a que desépines, des ronces et des ajoncs, et l’autre quart vadans un endroit qui n’est que lande. Ce bateau vatoujours sur la mer. Quand les âmes se trouvent plusloin, elles vont dans une île qui est appelée “île desDésolés” (Inezen en dud dizolet). Le mauvais temps netombe jamais sur ce bateau, mais personne ne le voitsur la mer. Souvent, l’âme s’en va du bateau sous laforme d’une flamme ou d’une colombe, suivant qu’elleva au purgatoire ou qu’elle est sauvée. Celle qui estnoire comme un corbeau va dans l’enfer : elle estdamnée. Les deux hommes de l’équipage sont deuxmorts. Ils sont heureux car Dieu leur a donné lepouvoir de réussir en toute chose{62}. » Cette histoire,

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pouvoir de réussir en toute chose{62}. » Cette histoire,bien qu’elle soit très christianisée, a intégralementconservé ses structures archaïques.

Un épisode du récit gallois de Peredur, contenu dansun manuscrit du XIIIe siècle, reprend intégralementcette conception que, pour aller dans l’Autre Monde, ilfaut franchir la mer, ou un estuaire, ou simplement unfleuve ou une partie d’un lac pour aboutir soit sur uneîle, soit sur une autre rive. Peredur se trouve en effetau bord d’un estuaire et il aperçoit un « passeur » quiemmène des moutons blancs sur le rivage opposé et cesmoutons, y débarquant, deviennent noirs. Alors, le« passeur » prend à son bord des moutons noirs, les faittraverser en sens contraire, et ceux-ci deviennentblancs dès qu’ils touchent terre. On a appelé justementcet épisode le « Gué des Âmes ». Il faut bien dire quec’est une excellente illustration de l’imperméabilité desdeux mondes, imperméabilité – doublée d’uneinterpénétration – qui n’est sensible qu’à ceux qui ontle don de « double vue », autrement dit les hérosprivilégiés, ou encore les druides ou les chamanes.

Mircea Éliade signale que, dans la plupart destraditions des peuples asiatiques les plus« archaïques », « la barque des morts joue un grandrôle aussi bien dans les pratiques proprementchamaniques que dans les coutumes et les lamentationsfunéraires ». Il ajoute : « La barque ramènerait l’âmedu mort dans la patrie d’origine d’où sont partis lesancêtres. Mais ces souvenirs éventuels ont perdu […]leur signification historique ; la “patrie originaire”devient un pays mythique et l’Océan qui la sépare des

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devient un pays mythique et l’Océan qui la sépare desterres habitées est assimilé aux Eaux-de-la-Mort. Lephénomène est d’ailleurs fréquent dans l’horizon de lamentalité archaïque, où l’histoire est continuellementtransformée en catégorie mythique. […] En dernièreinstance, nous avons affaire à des mythologies et desconceptions religieuses qui, si elles ne sont pas toujoursindépendantes des usages et pratiques matériels, sontpourtant autonomes en tant que structuresspirituelles{63}. »

Il ne faut pas oublier que le chamanisme neconstitue en aucune manière une « religion » et necomporte par conséquent ni dogme ni théologie : cen’est qu’un ensemble de pratiques rituelles transmisesoralement de génération en génération et dont certainspersonnages, les chamanes, sont les détenteurs plus oumoins exclusifs, ou du moins reconnus comme tels parla collectivité à laquelle ils appartiennent. Mais celasuppose que ces pratiques rituelles, qui ne peuventêtre gratuites ou spontanées, reposent sur descroyances dûment établies et partagées, lesquellesproviennent souvent d’influences extérieures au milieuoù s’exerce le chamanisme.

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2. Le pays sous les eaux

Il arrive aussi que l’Autre Monde soit situé dans unendroit caché aux yeux des humains, quelque part sousla mer ou sous un lac, comme c’est le cas, dans lesromans de la Table Ronde, à propos du merveilleuxpalais de la fée Viviane, la Dame du Lac, où est élevé lefutur chevalier Lancelot. Cela s’explique facilementpuisque, selon la tradition comme selon les découvertesscientifiques les plus récentes, les « eauxprimordiales » sont à l’origine de toute vie. Ce motif estassez répandu dans les récits des Ossètes restitués parGeorges Dumézil et concernant le clan des Nartes, enparticulier pour ce qui est du héros Batraz, l’équivalentde l’Irlandais Cûchulainn et du « courtois » Lancelot duLac, qui, après sa naissance, continue sa maturation ausein de la mer. Il y a sans doute ici une référence auliquide amniotique au milieu duquel est enfermél’embryon humain, mais le détail « biologique » devientvéritablement métaphysique.

Cependant, en dehors de ce cas limite, il fautconstater que l’intrusion des héros dans l’Autre Mondes’effectue souvent par une plongée, volontaire ouaccidentelle, qui leur permet de se retrouver dans despays merveilleux, insoupçonnables aux regards,comme si l’Île des Fées, qui est devenue l’Avalon oùrègne la fée Morgane, veillant sur la dormition du roiArthur, avait brusquement sombré dans les

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Arthur, avait brusquement sombré dans lesprofondeurs de la mer, en parallèle avec la célèbre Villed’Is armoricaine, frappée de malédiction et engloutie àla suite du comportement « diabolique » de la princesseDahud et de ses sujets{64}. L’un des récits irlandais surles exploits de Finn, roi des Fiana, et de sescompagnons raconte avec force détails les aventures deDiarmaid dans un étrange pays sous les eaux où il a étéentraîné magiquement et où il est rejoint par toute latroupe des Fiana{65}. Mais la description de ce « payssous les eaux » n’est guère différente de celle quiconcerne l’île bienheureuse où règnent des êtressurnaturels, généralement des femmes.

Cette idée que la surface des eaux cache une réalitéque seuls deux qui ont acquis le don de double vuepeuvent discerner est constante dans la mémoirepopulaire. La croyance aux ondines qui hantent unmonde mystérieux et qui tentent d’y attirer leshumains qui leur plaisent, est répandue dans les contesoraux de tous les pays. La vie subaquatique esttoujours perçue comme floue, la surface étant toujoursplus ou moins agitée par des vagues provoquées par lessouffles du vent et de toute façon occultée par laprésence d’herbes ou d’algues qui ne font que renforcercette impression de mystère impénétrable.

Pourtant, que de merveilles sont ainsi hors de portéedu commun des mortels !… À cet égard, l’épopéeprimitive de Lancelot du Lac, avant d’être rattachée,par la grâce de Chrétien de Troyes, au cycle arthurien,constitue une parfaite illustration de cette réalité

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constitue une parfaite illustration de cette réalitéonirique. On sait que la fée Viviane, cette jeune filleinitiée par Merlin et devenue la fameuse « Dame duLac », a ravi l’enfant du roi Ban de Bénoïc et l’aemporté dans un lac sous les yeux de sa mère folle dedésespoir. Mais la Dame du Lac sait très bien ce qu’ellefait : ayant la connaissance de l’avenir, elle a pourdevoir d’élever et d’éduquer cet enfant promis aux plushautes destinées. Il faut qu’elle en fasse le « meilleurchevalier du monde ».

Elle l’emmène donc dans son domaine subaquatique,ce qui nous vaut, dans la version primitive due à unpoète bavarois qui prétend l’avoir adaptée d’un textebreton, une description détaillée de ce « pays sous leseaux » tel qu’il était imaginé par les poètes et lesconteurs d’autrefois :

« Le lac où elle avait semblé se jeter avec l’enfantn’était en fait qu’un enchantement que Merlin avait faitpour elle : à l’endroit où l’eau paraissait justement laplus profonde, il y avait de belles et riches maisons, àcôté desquelles courait une rivière très poissonneuse ;mais l’apparence d’un lac recouvrait tout cela. Toutel’année, cette terre merveilleuse était fleurie comme aumilieu du mois de mai lorsque les oiseaux chantent leurjoie de vivre, et tout autour, s’étalaient des vergersdont les arbres portaient toujours des fruits mûrs etsavoureux, d’une douceur de miel et du goût le plussubtil qui pût exister. Et surtout, il y avait une collinede cristal, arrondie comme une halle, sur laquelle avaitété construite une splendide forteresse, entourée d’une

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été construite une splendide forteresse, entourée d’unemuraille que nul être humain, si habile fût-il, n’eût pufranchir vivant, sauf à l’endroit où se trouvait la porte.Cette muraille était faite en diamant très dur, et tousceux qui résidaient à l’intérieur se trouvaient ainsi encomplète sécurité. Rien à l’intérieur ne portait lamarque du temps. Personne n’y subissait les effets dela colère, de l’envie ou de la souffrance. Les pierresdont avait été construit le palais avaient une tellevertu, à ce qu’on raconte, que quiconque y passait ladurée d’une journée ne ressentait jamais la tristesse,mais ne connaissait que la joie. C’est là que résidait laDame du Lac, au milieu d’une multitude de femmes,toutes aussi belles les unes que les autres{66}. »

Et pourtant, un tel séjour paradisiaque ne dispensenullement des vicissitudes de la vie. Le Monde d’En-Bas est comme le reflet du Monde d’En-Haut, et l’onpeut y observer parfois les mêmes turbulences. Entémoigne un très curieux récit irlandais, peut-êtretardif puisque le manuscrit qui le contient date duXVe siècle, mais qui paraît à bien des égards refléterune situation très archaïque. Un jour de fête, quandsont rassemblés près d’un lac les guerriers deConnaught, ils aperçoivent un homme qui surgit de labrume et qui vient vers eux. Cet homme engage laconversation et se présente comme un membre destribus de Dana, c’est-à-dire de la race des anciensdieux, et il explique qu’il est venu les trouver pour leurdemander de venir l’aider à récupérer son épouse qui aété enlevée par un rival quelque peu diabolique etenfermée ensuite dans une forteresse inaccessible.

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enfermée ensuite dans une forteresse inaccessible.« Sur ces paroles, il pivota sur ses talons et repartitdans la brume. Les hommes de Connaught le virentfranchir les limites de la terre ferme et s’enfoncerlentement dans les eaux du lac qui se refermèrent surlui. »

Les hommes de Connaught répondent à son appel.Une cinquantaine d’entre eux, sous le commandementd’un certain Loégairé, se dirigent vers l’endroit où ilsavaient vu disparaître l’inconnu, s’enfoncent dans leseaux et parviennent au fond du lac. Ils découvrentalors un pays semblable au leur. Après plusieursaventures et combats, ils réussissent leur mission. Pourtémoigner sa reconnaissance envers Loégairé, le roi decet étrange pays, Fiachna, lui donne sa fille en mariage.Or, très curieusement, cette fille, évidemment trèsbelle et rayonnante, se nomme Der Greine,littéralement « le Soleil » en gaélique, ce qui nousramène à la notion de divinité féminine solaire tellequ’elle apparaît dans les textes les plus anciens. Mais,comme il se doit, Loégairé et ses guerriers ont quelquepeu la nostalgie de leur patrie. Ils surgissent du lacpendant une fête donnée par les hommes deConnaught. Ceux-ci se précipitent vers eux pour leursouhaiter la bienvenue et leur promettre qu’ils serontpourvus de toutes les richesses possibles sur cetteterre. Or, Loégairé et ses hommes refusent tout net :« N’approchez pas ! disent-ils. C’est pour vous direadieu que nous sommes venus vous retrouver ici. » Etaprès avoir pris des nouvelles de chacun de leurs

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après avoir pris des nouvelles de chacun de leurscompagnons, « ils retournèrent dans les eaux du lac. Enpeu de temps, ils gagnèrent la forteresse où Loégairépartageait la souveraineté avec Fiachna{67} ». Il estévident que, dans cette aventure, le guerrier surgi de labrume est l’initiateur qui joue le rôle du chamaneaccompagnant certaines personnes, choisies par lui, surles chemins tortueux et dangereux de l’Autre Monde.Et cet Autre Monde, riche de ressources diverses, uninstant menacé par des entités maléfiques, est doncsitué au fond d’un lac, aussi près du monde deshumains, mais totalement invisible au commun desmortels.

L’enlèvement de la femme de l’Autre Monde et saséquestration dans une forteresse ne peuvent que fairepenser au roman « courtois » de Chrétien de Troyes,Lancelot ou le Chevalier à la charrette, dont unemagnifique illustration se reconnaît d’ailleurs surl’archivolte du portail nord de la cathédrale de Modène,en Italie, datant des environs de l’an 1100. Il s’agit làde l’enlèvement de la reine Guenièvre par le sinistreMéléagant, qui la retient prisonnière dans son royaumede Gorre (ou « de Voirre », c’est-à-dire de « verre »),« d’où nul ne peut revenir », du moins en principe. Et,comme par hasard, l’un des accès à cet Autre Mondeest un mystérieux « pont sous l’eau » sur lequel,malheureusement, l’auteur ne donne aucun détail.

La mémoire populaire a conservé tout cela. Un descontes les plus connus du Pays de Galles, qui concerneles traditions du Dyved, place nettement le domaine dupeuple féerique sous les eaux d’un lac. Un jeune

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peuple féerique sous les eaux d’un lac. Un jeunehomme fait paître son troupeau sur les bords du Llyn yFan, en pleine montagne. Un jour, il aperçoit « aumilieu du lac une femme qui peignait ses longscheveux » et qui, visiblement, vient de surgir desprofondeurs, entraînant avec elle un magnifiquetroupeau de vaches. Il engage la conversation avec elleet lui offre du pain et du fromage. La femme refusedeux jours de suite cette offrande parce que le pain estou trop cuit, ou pas assez. Le troisième jour, elleaccepte et déclare qu’elle veut bien épouser le jeunehomme et qu’elle lui procurera la richesse grâce à sontroupeau de vaches. Mais elle y met une condition : sonmari ne devra pas la frapper plus de deux fois, car à latroisième, elle disparaîtra à jamais. Le jeune hommeépouse la femme des eaux et le troupeau de vaches luiapporte fortune et prospérité. Malheureusement, sansle faire exprès, le mari frappe sa femme deux fois, puisune troisième. La femme disparaît alors sous les eaux,suivie par son troupeau, abandonnant son mari et lestrois fils qu’elle lui a donnés.

Le malheureux est au désespoir, car il a tout perdu,sa femme et la richesse. Avec l’aide des habitants de larégion, il tente d’assécher le lac pour obliger le peupleféerique à réapparaître. C’est alors qu’un monstrehideux apparaît qui s’écrie : « Hommes ! Quelleprétention est la vôtre ! Vous voulez nous priver deseaux qui nourrissent notre royaume ! Sachez que sivous vous acharnez contre nous, nous ferons en sorted’inonder la vallée. Ainsi sera détruite la ville de Brecon

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d’inonder la vallée. Ainsi sera détruite la ville de Breconet tous ses alentours deviendront stériles pendant neufgénérations. Que chacun soit dans son domaine. Vous,vous avez la terre et le ciel ; nous, nous avons le mondequi est sous les eaux. Laissez-nous en paix et nous nevous causerons aucun dommage{68}. » Voilà qui est netet précis : l’Autre Monde est là, tout près, mais séparédu monde humain par la surface des eaux. Il y aévidemment un lien entre cette croyance et lestraditions ou superstitions concernant le rôle plus oumoins magique du miroir, ce que Lewis Carroll a fortbien compris en écrivant son Alice à travers le miroir.

Cependant, la femme des eaux réapparaît plusieursfois pour visiter ses trois fils. Puis, un jour, elle prendl’aîné à part et lui dévoile les secrets qu’elle connaîtpour guérir les maladies, même les plus graves. C’estainsi que, selon la tradition du sud-ouest du Pays deGalles, s’institue la lignée des Meddygon Mydfai, les« médecins de Mydfai », dont l’habileté devient bientôtlégendaire. On voit tout de suite le lien qu’il y a entre cegenre de récit et le chamanisme, considéré comme unensemble de recettes médicinales qui proviennentd’une certaine vision de l’Autre Monde. Cependant, ici,ce n’est pas l’âme du malade, égarée dans des paysfantastiques, que va chercher le chamane, ce sont lesêtres de l’Autre Monde qui lui accordent, sous certainesconditions, le don de guérison. Mais l’idée demeureidentique : la médecine et la magie sont entièrementliées, et toutes deux sont des héritages d’un mondemystérieux où vivent des êtres féeriques, détenteursdes grands secrets de l’univers.

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des grands secrets de l’univers.Car, dans ce monde subaquatique, la vie est parallèle

à celle qui est de rigueur sur la surface de la terre, maiselle n’est permise qu’à des êtres exceptionnels qui sont,soit d’origine féerique ou divine, soit initiés, c’est-à-direcapables de s’adapter aux conditions différentes d’uneexistence parallèle, en fait celle de l’extase chamanique.Il en est ainsi dans un récit irlandais, qui est l’une desversions de la légende panceltique de la Ville d’Is. Ici,ce n’est pas la mer qui envahit la cité, mais les eaux quidébordent d’un puits et forment un immense lac. Tousles habitants périssent, sauf la fille du roi, une certaineLibane : « Elle descendit au plus profond du lac avecson petit chien et y vécut une année entière dans unegrotte. Mais, à la fin de l’année, elle s’ennuya de saréclusion et exprima le désir d’être un saumon pourpouvoir nager dans les eaux profondes des estuaires etparcourir avec ses semblables la mer claire et verte. Defait, elle n’eut pas plus tôt exprimé ce vœu qu’il futexaucé, mais son visage et ses seins conservèrentl’aspect de ceux d’une jeune femme{69}. »

La technique employée ici est nettement d’essencechamanique, même si le récit est contaminé par lacroyance en l’existence d’ondines, mi-femme, mi-poisson, ce qui n’est d’ailleurs pas contradictoire avecles métamorphoses dont on prétend les chamanescapables. Et cette « extase » durera jusqu’au momentoù, pêchée par le saint homme Congal, Libane estbaptisée par celui-ci, retrouve sa nature humaine etmeurt « dans la paix du Seigneur ». La christianisation

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meurt « dans la paix du Seigneur ». La christianisationa joué à fond, comme pour la princesse de la Ville d’Is,Dahud, dont le nom signifie « bonne sorcière ». Mauditependant un certain temps, elle peut cependant êtresauvée, et avec elle la cité engloutie dont elle estl’émanation et la maîtresse. Il existe de nombreuxcontes sur ce thème, particulièrement en Bretagnearmoricaine.

Car on peut, à certaines périodes courtes mais bienprécises, s’introduire dans la ville engloutie et, si l’onest en possession de capacités particulières, y opérerune « salvation » profitable autant aux habitants de lacité qu’à l’opérateur lui-même. C’est l’histoire queprésente un curieux récit recueilli vers 1880 à Cavan,dans les Côtes-d’Armor. « On racontait dans le paysqu’une forteresse habitée par une belle princesse étaitretenue au fond de la mer par les malins esprits. Lanuit de la Saint-Jean, pendant que l’horloge sonnait lesdouze coups de minuit, la mer s’ouvrait et le château semontrait aux hommes assez hardis pour aller sur lagrève. Si quelqu’un avait pu entrer dans le château ets’emparer de la baguette magique qui se trouvait dansl’un des appartements, il serait devenu le maître de laprincesse et de ses richesses. Mais s’il ne réussissaitpas, c’en était fait de lui : il périssait{70}. » Bien sûr, lehéros de l’histoire réussit, car en bon chamane, il arriveà vaincre les obstacles, épouse la princesse et recueilleles richesses de l’Autre Monde. Autrement dit, il aréussi son voyage extatique et en recueille, sous laforme emblématique de la princesse, les enseignementsqu’il espérait obtenir de sa périlleuse expédition.

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qu’il espérait obtenir de sa périlleuse expédition.

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3. La descente aux enfers

Dans la tradition celtique, l’Autre Monde n’est pastoujours situé dans une île en plein océan, vers les paysoù le soleil se couche, ni sous les eaux. L’Autre Mondeest ailleurs, aussi bien séparé de la terre des vivantspar l’eau que par l’air ou par l’obscurité qui règne dansles mystérieux antres de la terre. Par définition, les« Enfers » sont situés en-bas, comme c’est le cas dansles croyances grecques sur le Royaume des Ombresrégi par Hadès-Pluton, en fait l’équivalent de la« Géhenne » de la tradition hébraïque. On ne peutpénétrer dans ce royaume qu’une fois mort, et l’on nepeut plus jamais en revenir. Pourtant, certainspersonnages y ont pénétré vivants et ils en sontrevenus, comme en témoigne la légende d’Orphée,transmise par les Grecs, mais en fait d’origine thrace,autrement dit ayant subi les influences des peuplesindo-européens des rivages de la Mer Noire, aussi bienles Scythes que les Sarmates et les futurs Celtes.

Le but du voyage d’Orphée dans l’Autre Monde estd’en ramener Eurydice, la femme qu’il aime, et qui estmorte injustement (la mort est toujours injuste !). Il seconduit en authentique chamane et, par ses chants, ilpénètre impunément dans les Enfers, fléchissant leterrible Pluton – en fait, le soumettant à sescontraintes magiques, de telle sorte que le dieu des

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contraintes magiques, de telle sorte que le dieu desténèbres ne peut refuser de laisser partir Eurydice. Il ymet cependant la condition que l’on sait, et que l’onpeut interpréter de bien des façons sans pour autantl’expliquer. Orphée, par son impatience à se retournerpour contempler Eurydice, échoue dans sa tentative devaincre la mort. Mais cette tentative est nettementd’essence chamanique, car le rôle du chamane est nonseulement d’expulser les démons, mais de soigner lesmaladies en allant dans l’Autre Monde ramener l’âmedu malade, ou celle du défunt, qui s’y est égaréemalencontreusement. Et chez certains peuples, c’estsur une barque que le chamane s’en va vers l’AutreMonde, que celui-ci soit sur une île, dans les entraillesde la terre, sur une montagne inaccessible, ou encorequelque part dans le ciel, domaine par excellence desdivinités de la vie et de la mort.

L’idée essentielle est cependant qu’il existe, sousterre, un monde où s’agitent les ombres des défunts.C’est en pénétrant dans l’Averne qu’Énée, muni durameau d’or, aborde dans ces « Enfers » à la recherchede son père Anchise. C’est au fond d’un gouffre – dansle pays des Cimmériens, comme par hasard –qu’Ulysse peut évoquer les héros défunts de la guerrede Troie. Une tradition de Polynésie, rapportée parMircea Éliade, relate la descente du héros maori Hutudans les domaines obscurs, à la recherche de laprincesse Pare qui s’était suicidée à cause de lui. Huturencontre la grande Dame-de-la-Nuit, « qui règne surle Pays des Ombres, et obtient son aide : elle lerenseigne sur le chemin à prendre et lui donne une

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renseigne sur le chemin à prendre et lui donne unecorbeille de vivres pour qu’il ne touche pas aux mets del’Enfer. Hutu retrouve Pare parmi les ombres et réussità la ramener avec lui sur la terre. Le héros réintègreensuite l’âme dans le corps de Pare, et la princesseressuscite ». Dans une variante de Hawaï, le hérosenferme l’âme de la défunte dans une noix de coco etl’intègre dans l’orteil du corps sans vie, avant demasser le mollet et de la faire remonter vers lecœur{71}.

L’opposition entre les ténèbres et la lumière est àl’image de la succession du jour et de la nuit. En pleineclarté du jour, les êtres et les choses apparaissent dansleur réalité même, du moins le croit-on, et de toutefaçon, tout est visible, sensible, vérifiable, tandis que,dans le domaine de l’ombre, tout est caché, secret,impénétrable à la vision diurne, donc permettanttoutes les suppositions. Cela explique la fascination qu’aexercée, depuis la plus lointaine Préhistoire, le mondesouterrain, peuplé de mystères, ceux-ci prenant parfoisles formes les plus extraordinaires, à la fois terrifianteset attirantes. Ce n’est certainement pas un hasard si lesgrottes du Paléolithique – qui ne sont pas deshabitations humaines mais de véritables sanctuaires –ont tant influencé l’imaginaire : elles ne pouvaient êtreque la résidence des forces invisibles qui régissent lemonde depuis toujours, qu’elles soient bénéfiques oumaléfiques. Il en sera de même pour les mines quipermettent d’extraire de la terre-mère des richessesinsoupçonnées, les minerais, aussi bien l’or et la plupart

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des métaux que le sel, substance indispensable à la vieet surtout à la survie. D’où, comme on le sait, le rôleparticulier des forgerons, seuls capables de transformerles matières brutes par l’action génératrice du feu, etpar conséquent l’importance des dieux du monde d’en-bas, de Vulcain-Héphaïstos en particulier, voire dudiable lui-même, maître absolu des énergies ambiguësrecelées par le sous-sol, et qui entretient dans lesenfers un feu perpétuel.

La Psychanalyse a mis en évidence l’importance del’univers fantasmatique dont le monde souterrain estcrédité : c’est un symbole maternel. Le mondesouterrain est à la fois rassurant, parce qu’il protègedes agressions extérieures (vents, tempêtes, chaleur,froid, cataclysmes divers), et très inquiétant, parcequ’il est synonyme d’inconnu. Et pourtant, c’est làl’origine du monde, pour reprendre le titre d’unepeinture de Gustave Courbet qui fit scandale en sontemps. La grotte et le souterrain, d’une façon générale,sont les images parfaites du ventre féminin, avec toutce que cela comporte de réminiscence de l’état utérin etde frayeurs devant l’évidence d’un retour à la mèreprimitive au moment de la mort. De plus, le ventre dela mère – de la femme, d’une façon plus générale – estmystérieux, sombre, caché, et les fantasmes les plusaberrants y prennent place, comme cette crainte fortrépandue de la vagina dentata, ce « vagin denté » quimeurtrit celui qui a l’audace de s’y introduire, quand ilne le dévore pas entièrement. Cette attirance-répulsionest fondamentale et elle est partagée par l’ensemble de

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est fondamentale et elle est partagée par l’ensemble del’humanité, sans aucune exception, quel que soit lestade culturel considéré.

Et pourtant, ce monde souterrain – ou utérin, ce quiest la même chose – est diablement intéressant. C’estpourquoi il se trouve toujours des individus pour tenterde l’explorer, pleinement conscients de s’exposer alorsaux pires dangers. Les contes populaires en portentd’éloquents témoignages, et ceux-ci sont d’autant plusprécieux qu’ils ne sont pas provoqués par unraisonnement mais par une appréhension inconscientequi semble innée chez tous les êtres humains, du plusfruste d’entre eux au plus élevé psychiquement,appartenant à ce que, faute de mieux, on pourraitappeler la hiérarchie de l’intelligence. L’obsession bienconnue de certains milieux dits ésotériques ouoccultistes à propos de la mythique Agartha, cedomaine souterrain où vit une race supérieuredétentrice des plus grands secrets de l’univers, n’estque l’intellectualisation des fantasmes les plusprimaires de l’humanité.

Au fait, quels sont ces « secrets de l’univers » dont laréminiscence se dissimule sous les fantasmes les plusprimaires de l’esprit humain ? Les tenants de l’Agarthaet de la non moins hypothétique Shamballah, cettemystérieuse cité souterraine où serait conservéjalousement tout le savoir du monde, font référence àune tradition primordiale qui aurait été perdue, ouplutôt dispersée à une certaine époque symbolisée parla Tour de Babel. On pourrait rabaisser cette soi-disant

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la Tour de Babel. On pourrait rabaisser cette soi-disanttradition primordiale, comme l’ont fait lespsychanalystes, à la mémoire ancestrale qui garde lanostalgie d’un état d’innocence antérieur à l’état deconscience, revécue à titre individuel par tout êtrehumain lors de son séjour dans l’utérus maternel,lequel ne fait que reproduire l’apparition, sur un plangénérique, de la vie sur terre, surgie des eaux-mères,puisqu’il est prouvé que tout a pris naissance dans unmilieu aquatique « ionisé » par un rayonnementmystérieux que les religions affirment être la puissancecréatrice d’une énergie divine. Ce serait l’origine dumythe du Paradis terrestre, ou tout simplement del’Âge d’Or, ce qui revient au même. Mais tout n’estpeut-être pas perdu, ni même oublié.

C’est ce que sous-entend Rabelais dans le CinquièmeLivre, lorsque la prêtresse Bacbuc, chargée de la gardede l’oracle de la Dive Bouteille, s’adresse ainsi àPantagruel et à ses compagnons au moment de leurdépart : « Allez, amis, en protection de cette sphèreintellectuelle de laquelle en tous lieux est le centre etn’a en lieu aucune circonférence, que nous appelonsDieu. Et venus en votre monde, portez témoignage quesous terre sont les grands trésors et chosesadmirables. […] Qu’est devenu l’art d’évoquer lafoudre et le feu céleste, jadis inventé par le sageProméthée ? Vous certes l’avez perdu ; il est de votrehémisphère départi, ici sous terre est en usage »(chap. XLVIII). Voilà des paroles qui en disent long etconstituent la pleine justification de toute « descente

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constituent la pleine justification de toute « descenteaux enfers », qu’elle soit chamanique ou celtique, àcondition bien entendu que cette descente s’effectuedans le but d’y découvrir les « trésors » cachés auxyeux du commun des mortels.

Et si ces trésors sont cachés, c’est qu’ils sontprécieux. Et comme toute chose précieuse, il faut qu’ilssoient gardés. Les gardiens sont des êtres féeriques oudivins, voire des prêtres ou des chamanes. Il arrivemême que ce soit le diable lui-même qui soit le gardiendes trésors défendus, christianisation évidente dethèmes beaucoup plus anciens et qui se réfèrent aumythe de Prométhée. Cependant, dans le domaineceltique, ce sont très souvent des nains, de petits êtresqui vivent sous terre et auxquels en Bretagne on donnele nom de korrigans (des ozégans dans le Morbihanceltophone) ou de poulpicans, au Pays de Galles lescorianeit, en Irlande les « petites gens », tous étant leséquivalents des elfes de la tradition germano-scandinave. Mais ces « petites gens » ne sont jamais nifranchement bons, ni franchement mauvais : ilspeuvent être les deux, favorisant certains humains etse montrant féroces pour ceux qu’ils jugent mauvais,intéressés, avares ou hostiles. Ils choisissent donc avecsoin ceux qu’ils admettent dans leurs étrangesdemeures et écartent par tous les moyens les curieuxet les indiscrets qui voudraient s’emparer indûment deleurs richesses ou de leurs secrets. Car il ne faut pasoublier qu’ils sont tous doués de pouvoirs magiques,sinon surnaturels.

Un conte populaire recueilli au début du XXe siècle à

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Un conte populaire recueilli au début du XXe siècle àRiantec (Morbihan) illustre fort bien ce propos. Unkorrigan est devenu le parrain du fils d’un paysan,comblant celui-ci de bienfaits ; mais il propose ensuite àce paysan d’être lui-même le parrain de son propre fils.Le paysan accepte et suit son compère dans une landeoù ils sont rejoints par d’autres korrigans. Sous unegrosse roche, il y a une anfractuosité. Les korrigansinvitent le paysan à les suivre dans cette mystérieusecavité. Ayant vaincu une légitime appréhension, lepaysan parvient ainsi « au long d’un couloir trèssombre et qui n’en finissait pas. Il déboucha cependantdans une grande salle qui paraissait éclairée pard’immenses torches attachées aux piliers. Mais lespiliers étaient si brillants qu’ils renvoyaient la lumièreun peu partout. Sur les murs, il y avait des tapisseriesavec des couleurs rouges et or, et au milieu une longuetable garnie des mets les plus rares et les pluschers{72} ». Le paysan est fort bien reçu, mais lelendemain, sortant du domaine des korrigans etregagnant son village, il s’aperçoit que rien n’est pluscomme avant et qu’en réalité, ce n’est pas une seulenuit qu’il a passée dans le palais féerique, mais aumoins quatre-vingt-cinq ans. Car le temps n’est pas lemême dans l’Autre Monde que sur la terre deshumains.

Ce qu’il faut retenir, c’est que, de toute façon, il y aun prix à payer lorsqu’on s’introduit dans l’AutreMonde, à l’image du chamane qui, au moment de soninitiation, tombe malade ou est atteint d’une crise de

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initiation, tombe malade ou est atteint d’une crise defolie. On peut également penser que le paysan, au lieude poser des questions aux korrigans, se tait et secontente de manger et de boire en leur compagnie. Aufond, il n’a rien cherché d’autre et, comme Perceval aumoment de son premier séjour dans le château duGraal, il s’est abstenu de parler, ce qu’il aurait dû faires’il avait été véritablement motivé. C’est unehypothèse, mais qui se dégage de nombreux autresrécits de ce genre dispersés dans la tradition populairede l’Europe occidentale.

Cependant, ce qui apparaît nécessaire, à défaut de« rameau d’or », c’est l’autorisation donnée,volontairement ou non, par un introducteur qui joue enquelque sorte le rôle d’un chamane initiateur etprotecteur, qui envoie un néophyte au fond du gouffrepour savoir comment il va s’en tirer. Un autre contebreton, recueilli dans le Trégor, le célèbre récit deKoadalan, nous montre le héros jeté dans un puits parun sorcier – ou un diable – auquel il a dérobé autrefoisses livres de magie, et qu’il vient de récupérer partraîtrise. Est-ce pour le punir, ou pour le mettre àl’épreuve ? On ne sait pas. Mais il est certain que cetteanecdote se réfère à la coutume des puits funéraires,attestée par de nombreux exemples archéologiquespendant tout l’Âge du Fer. Non seulement on yentassait des ossements, mais également des offrandes,objets de métal ou de céramique, destinées à honorerautant les dieux de l’ombre que les défunts eux-mêmes. L’archéologie a mis en relief l’importance deces puits funéraires dans les lointaines époques qui ont

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ces puits funéraires dans les lointaines époques qui ontprécédé le christianisme en Europe occidentale, maiségalement dans le cadre de civilisations dites« primitives ».

Un autre récit oral de Bretagne armoricaine,également recueilli dans le Trégor, insiste à la fois surles richesses que contiennent les puits et sur l’attraitqu’ils exercent sur l’imaginaire humain, attirance mêléeévidemment d’une grande crainte devant ce qui estténébreux et inconnu. Le héros du récit, un certainEfflam, est obligé par un roi de subir certainesépreuves, en particulier celle de « descendre dans unpuits et de revenir raconter ce qu’il y a vu ».

Le héros fait taire toutes ses terreurs : « Il ne ditrien et descendit dans le puits. Ce ne fut pas facile : ildevait s’accrocher aux pierres et faire bien attention dene pas glisser. Il atteignit cependant le fond et fut toutsurpris de voir qu’il n’y avait pas d’eau. Au contraire, ily avait un jardin merveilleux, tout illuminé de soleil,avec des fleurs qui sentaient bon, et des arbres chargésde fruits. Efflam s’extasiait devant tant de merveilles etil parcourait les allées de ce jardin en tous sens lorsqu’ilvit, au pied d’un arbre, un vieillard qui se reposait. » Cevieillard semble bien disposé à son égard et lui prodiguedes conseils en l’invitant à revenir en ce même endroitchaque fois qu’il connaîtra des difficultés. Il est bienévident que ce vieillard est à l’image d’un maîtrechamane qui a déjà accompli le voyage et qui s’engage àguider le jeune néophyte qui manifeste ainsi sa volontéde « savoir » ce qui est caché. Et le vieillard lui

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de « savoir » ce qui est caché. Et le vieillard luidemande également de ne pas raconter au roi ce qu’il avu réellement{73}. Car les secrets de l’Autre Monde nepeuvent être répétés qu’à ceux qui le méritent et non àceux qui ne sont animés que d’une simple curiosité.

Comme le jeune Efflam, le héros du conte deKoadalan se tire d’affaire lui aussi grâce àl’intervention d’un personnage surnaturel. Au fond dupuits, il atterrit au milieu d’un grand bois. Après s’êtrelamenté sur son sort, il se décide à agir : « Il se mit àparcourir le bois, mais il ne rencontra ni homme nibête. Comme la nuit était venue, il dormit, la têteappuyée sur une grande pierre couverte de mousse. »Comme on le voit, le monde inférieur est la réplique decelui de la surface, à cette différence qu’il sembledéserté par les êtres vivants, animaux ou humains, àpart quelques personnages qui ne peuvent être quedivins ou féeriques.

À son réveil, Koadalan s’aperçoit qu’il se trouveexactement à l’endroit où sa protectrice, une jumentnommée Tereza, qui est en réalité une femme-fée,sinon une femme-chamane, lui a donné rendez-vous s’ilavait besoin de son aide. Il l’appelle, et celle-ci accourtimmédiatement et rétablit la situation : elle emmèneKoadalan au château du sorcier et lui fait récupérer sesfameux livres de magie ainsi que sa femme et son fils,qui étaient retenus prisonniers. C’est alors laséparation d’avec Tereza, au milieu des bois. « Je tefais mes adieux pour toujours, car nous ne nousreverrons jamais », dit Tereza. Alors, « elle s’éleva en

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l’air et il la perdit bientôt de vue ». C’est en quelquesorte la preuve que cette femme jument, en laquelle onpourrait reconnaître la déesse gauloise Épona (devenueRhiannon dans la tradition galloise), est réellementl’initiatrice et la protectrice de cet apprenti chamanequ’est en fait Koadalan. Maintenant, si l’on peut dire, ilest capable de voler de ses propres ailes : « Koadalan,sa femme et son fils remontèrent alors dans leurcarrosse, car celui-ci était revenu aussitôt qu’il l’avaitdemandé. Ils arrivèrent sans tarder au pays deKoadalan, à Plouaret{74}. »

Mais tout ne se passe pas toujours aussi bien pourceux qui s’introduisent dans le monde souterrain. Dansun autre conte breton, recueilli dans deux versionspresque identiques dans les Côtes-d’Armor et dans leFinistère, autrement dit en Haute Cornouaille, il s’agitd’un jeune homme qui veut rejoindre sa sœur, laquellea épousé un personnage mystérieux qui l’a emmenéeensuite dans son domaine du Château Vert. Mais lehéros, qui se nomme Izanig, ne sait pas où se trouve leChâteau Vert. Il se lance alors à l’aventure et rencontredes personnages quelque peu fantastiques qui, les unsaprès les autres, lui indiquent le chemin à suivre. Et cechemin est fort pénible, hérissé de dangers qui sontautant de fantasmes susceptibles d’empêcher Izanigd’aller jusqu’au bout de sa quête.

Quittant une plaine dont la moitié est stérile etl’autre moitié fertile – indice du passage entre les deuxmondes : « Il arriva ainsi à la route dont la terre étaitnoire. Il voulut la prendre, mais il vit qu’elle était

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noire. Il voulut la prendre, mais il vit qu’elle étaitremplie, à l’entrée, de serpents entrelacés, de sortequ’il eut peur et qu’il hésita un moment à aller plus loin.Son cheval lui-même reculait d’horreur quand il voulaitle pousser dans ce chemin. » Izanig, confiant en sondestin, persiste et se lance courageusement dans cemilieu hostile. Il en est quitte pour la peur, car il arriveindemne, ainsi que son cheval, au bord d’un grandétang « et il ne voyait aucune barque pour passer del’autre côté. Il ne savait pas nager, de telle sorte qu’ilétait fort embarrassé ». Il se trouve donc dans unesituation de « blocage » psychologique dû auxfantasmes terrifiants qui l’assaillent. Il lance pourtantson cheval dans les eaux et, au prix de grandesdifficultés, il atteint l’autre rive. Mais là toutrecommence : il est devant « l’entrée d’un cheminprofond, étroit et sombre, tout rempli d’épines et deronces ». Il se désespère un moment, puis rampe àtravers les ronces et parvient à sortir de ce piège, mais« ses vêtements étaient tout déchirés et son corps étaittout meurtri et sanglant ». Il n’est cependant pas aubout de ses peines.

Il voit arriver un cheval maigre et décharné enlequel il reconnaît cependant sa propre monture. Ilsaute sur le dos du cheval et « parvint à un endroit où ily avait un grand rocher placé sur deux autres rochers.Le cheval frappa du pied sur le rocher de dessus quibascula aussitôt et laissa libre l’entrée d’unsouterrain ». Alors, une voix l’invite à pénétrer dans lesouterrain. « Une odeur épouvantable le fit suffoquer.

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Le souterrain était fort obscur et il ne pouvait avancerqu’à tâtons. Au bout d’un moment, il entendit derrièrelui un vacarme comme il doit y en avoir en enferlorsque tous les diables se mettent à hurler. »Apercevant une petite lumière au lointain, il se dirigedans cette direction. « Et bientôt, il se trouva en dehorsdu souterrain. Mais devant lui, il y avait plusieurschemins et il se demandait bien lequel il allait prendre.Il se décida à suivre celui qui faisait face au souterrainet continua sa route droit devant lui. » Après avoirtriomphé de tous les obstacles qui s’accumulent sur sonpassage, il parvient dans un espace dégagé qui luipermet d’apercevoir, au fond, le Château Vert tantrecherché.

Mais les épreuves ne sont pas terminées. Il entredans la cour, mais toutes les portes sont fermées. Il nese décourage pourtant pas. « Il parvint à se glisser dansune cave par un soupirail, puis, de là, il monta unescalier et se trouva dans une grande salle magnifiqueet remplie de lumières de toutes les couleurs. Il n’yavait personne. Izanig appela, mais en vain, carpersonne ne lui répondit. Il y avait six portes quidonnaient sur cette salle, et en approchant de l’uned’elles, Izanig fut très surpris de voir qu’elle s’ouvraitd’elle-même. Il passa ainsi dans une autre salle, encoreplus belle et plus lumineuse. Et trois portes donnaientsur cette salle. L’une d’elles s’ouvrit quand il arriva àproximité, et il pénétra dans une troisième salle. » C’estainsi qu’il retrouve sa sœur, endormie, qu’il réveille parun baiser. Il apprend alors que le mari de celle-ci est

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un baiser. Il apprend alors que le mari de celle-ci esttout simplement le soleil. Enfin, après avoiraccompagné celui-ci dans sa tournée journalière, iltransgresse certains interdits imposés et doit revenirdans son pays d’origine où il meurt quelque tempsaprès{75}.

La trame de ce récit, assez touffu mais très détaillé,est d’une netteté absolue : il s’agit bel et bien d’unvoyage chamanique dans l’Autre Monde. Que veut eneffet le jeune Izanig ? Retrouver sa sœur, non pastellement pour la ramener, mais pour savoir quelle estsa situation exacte. Il entreprend donc cette quête versun pays dont il ignore tout, mais qui est remplid’embûches et de dangers. Tout cela est évidemmentdu domaine du fantasme. Izanig se conduit comme unchamane qui se plonge dans un état d’extase prolongéqui permet à son « double » de parcourir des régionsinterdites. Conduit par des guides rencontrés au hasardde ses errances, et aussi par son cheval qui semble bienêtre l’équivalent de la déesse jument Tereza du conted e Koadalan (thème bien connu du chevalpsychopompe), il annihile peu à peu toutes lesapparitions qui se présentent à lui et qui sont autantd’obstacles à sa pénétration dans le monde souterrain.Et, dans ce monde souterrain, il découvre la« lumière », cette mystérieuse lumière qui n’éclaire pasles vivants, mais qui régit le monde des dieux et deshéros de l’ancien temps. Mais ce qu’il faut retenir, c’estque cette pénétration des zones interdites ne se fait passans difficultés, car l’univers d’en-bas est bien souvent

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rempli de monstres qui font fuir ceux qui n’ont pas le« rameau d’or » ou quelque chose qui en tient lieu.

Il existe une synthèse courte et remarquable par saconcision de cette tentative de pénétrer dans l’AutreMonde souterrain. Elle est contenue dans un épisodedu récit gallois de Peredur, version archaïque etpopulaire de la Quête du Graal christianisée auXIIe siècle par Chrétien de Troyes et ses successeurs.Le héros, qui est incontestablement le prototype dePerceval le Gallois, se trouve un jour, au cours de sonerrance, à la mystérieuse cour du « Roi desSouffrances ». Il est témoin d’étranges pratiques. Tousles soirs, un cheval apporte le cadavre d’un des fils duroi et, tous les soirs, des femmes jettent le corps sansvie dans une cive (ou un chaudron), dans laquelle ilrenaît. À la demande d’explications formulée parPeredur, on répond que ces fils du roi sont tués chaquejour par un monstre, l’Addanc, qui a sa tanière dansune grotte des alentours. N’écoutant que son courage –ou plutôt son inconscience –, Peredur décide decombattre le monstre et de l’empêcher de nuire àjamais.

Mais une décision courageuse et volontaire ne suffitpas. Peredur se lance à la recherche de la grotte où setapit le monstre, sans trop savoir où il va. C’est alorsqu’il rencontre, assise sur le haut d’un mont, la femmela plus belle qu’il eût jamais vue (chaque femme quePeredur rencontre est toujours la plus belle !). « Jeconnais l’objet de ton voyage, dit-elle ; tu vas te battreavec l’Addanc. Il te tuera, non par vaillance, mais par

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avec l’Addanc. Il te tuera, non par vaillance, mais parruse. Il y a, sur le seuil de sa grotte, un pilier de pierre.Il voit tous ceux qui viennent sans être vu de personneet, à l’abri du pilier, il les tue tous avec un dardempoisonné. Si tu me donnais ta parole de m’aimerplus qu’aucune autre femme au monde, je te ferais dond’une pierre qui te permettrait de le voir en entrantsans être vu de lui. » Bien entendu, Peredur promet àla femme de l’aimer plus que toute autre – ce qu’il faitavec toutes les femmes qu’il rencontre – et, ayant reçula pierre d’invisibilité, il poursuit son chemin. C’est làque se place l’épisode des moutons blancs quideviennent noirs et des moutons noirs qui deviennentblancs en franchissant l’estuaire, signe que Peredur setrouve à la frontière des deux mondes. Puis il se dirigevers la grotte : « Il prit la pierre dans la main gauche,sa lance dans la main droite. En entrant, il aperçutl’Addanc ; il le traversa d’un coup de lance et lui coupala tête{76}. » Après quoi, il se voit proposer d’épouserl’une des sœurs des guerriers qui l’ont accompagnéjusqu’à l’entrée de la grotte.

Peredur a donc réussi à pénétrer dans l’AutreMonde souterrain et à y éliminer les terreurs quil’assaillaient. Mais qu’y gagne-t-il ? Apparemment, unefemme qu’on lui propose d’épouser, et qu’il refuse. Lerécit est avare de détails, mais un épisode précédentpeut l’éclairer. Il a été en effet question d’un serpentmonstrueux, autrement dit d’un dragon, qui résidedans un tertre. Et il y a « dans la queue du serpent unepierre. La pierre a cette vertu que quiconque la tient

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pierre. La pierre a cette vertu que quiconque la tientdans sa main peut avoir, dans l’autre, tout ce qu’il peutdésirer d’or{77} ». C’est en somme la Pierrephilosophale. Il est certain qu’il y a eu, chez lecompilateur du récit, une confusion, ou une inversion,d’épisodes. La pierre du serpent représente lesrichesses de cet Autre Monde souterrain que Peredurconquiert en éliminant l’Addanc qui en était le gardienet dépositaire.

Mais si Peredur a réussi à vaincre les obstacles quis’opposaient à son entrée dans l’Autre Monde etsurtout les dangers mortels qui se sont présentésdevant lui, c’est bien grâce à l’intervention de lamystérieuse femme qui trône sur un tertre – et qui, aucours du récit, sera nommée « l’Impératrice ».Exactement comme la déesse jument du conte deKoadalan, elle est donc l’initiatrice, la femme chamanequi guide le héros néophyte dans les ténèbres dumonde souterrain. Cependant, cette Impératrice estjuchée sur un mont, c’est-à-dire un tertre, et ce n’estcertainement pas sans raison.

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4. Le tertre féerique

En effet, sur toute l’étendue des territoires qui ontété sinon occupés, du moins traversés par les peuplesceltes, les « tertres » jouent un rôle considérable dansl’imaginaire collectif. Il s’agit de buttes artificiellesdatant essentiellement de l’époque des mégalithes,c’est-à-dire pendant le Néolithique, avec desprolongements à l’Âge du Bronze, et que lesarchéologues appellent officiellement des cairns, termeanglais qui provient d’un ancien celtique cairn,signifiant « amas de pierres ». Il importe de préciserque ces cairns sont en fait les monumentsmégalithiques qui portent le nom de dolmens (dubreton taol, table, et maen, pierre) ou encore d’alléescouvertes, dont les plus anciens, qui sont d’ailleurs lesplus occidentaux, remontent à peu près à 5 000 ansavant notre ère et se sont répandus dans toutel’Europe, et même sur les rives africaines et asiatiquesde la Méditerranée jusqu’à l’Âge du Bronze, c’est-à-dire entre - 2000 et – 700, sous des formes moinsspectaculaires et plus restreintes.

Il existe à ce propos un cliché tenace qui a eu sonheure de gloire à l’époque romantique : les dolmensétaient des « autels » sur lesquels les druidessacrifiaient d’innocentes victimes au cours de rituelsmystérieux mais sanglants, témoignages évidents de la

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mystérieux mais sanglants, témoignages évidents de labarbarie de ces temps reculés. Ce cliché, complètementstupide, était le résultat de l’incompréhension de ceuxqui voyaient s’élever dans les endroits les plus désertsces blocs de pierre dressés dont on se demandait en faitcomment ils avaient pu être érigés. Mais ce qu’il fautsavoir, c’est que, bien souvent, il ne nous reste de cesmonuments que leurs structures internes : tous lesdolmens, toutes les allées couvertes étaient surmontésd’un tertre artificiel, construit de main d’homme,comportant des pierres (galgal) ou de la terre amassée(tumulus), ou les deux à la fois. Ils n’étaient jamais àciel ouvert, et c’est au cours des siècles que l’érosionaidant, ou l’action humaine de récupération de la terreet des pierres, ces monuments ne nous apparaissentbien souvent que comme des squelettes décharnés aumilieu de landes plus ou moins désertiques. Ce ne sonten réalité que des constructions – d’ailleurs élaboréesselon une architecture soignée et symbolique ainsi quegrâce à des techniques éprouvées – qui étaient cachéesà la vue de tous sous des tertres qui, eux, étaientparfaitement visibles et repérables, situés la plupart dutemps au sommet d’une colline ou dans des endroitsqui permettaient de les remarquer de très loin.

Ces monuments sont incontestablement destombeaux, certains individuels, d’autres collectifs,comportant plusieurs chambres funéraires. Mais,comme cela a été le cas pour les premières égliseschrétiennes, construites sur le tombeau d’un martyr oud’un saint personnage, les dolmens et les alléescouvertes sont devenus très vite des sanctuaires. On

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couvertes sont devenus très vite des sanctuaires. Onpeut l’affirmer bien qu’on ne sache évidemment pascomment se déroulaient les cérémonies de l’époquemégalithique : il est vraisemblable que l’assemblée desfidèles se tenait à l’extérieur et que seul le prêtrepénétrait à l’intérieur du monument. Il devait en êtrede même lors des funérailles d’un chef ou des membresde sa famille. Certains de ces tertres, en Irlande,comportent d’ailleurs, devant l’entrée du monumentproprement dit, une sorte d’enclos qui, selon toutevraisemblance, était réservé aux assistants.

Ce sont donc à la fois des tombeaux et dessanctuaires. Mais ce ne sont pas des hypogées.L’inhumation des défunts ne se faisait pas sous terremais au-dessus de la surface du sol, quand bien mêmele monument était édifié sur une hauteur. Cetteparticularité est très importante, car elle suppose quele monde des morts – et celui des divinités – setrouvait sur le même plan que le monde des êtresvivants, et non pas au-dessous. Dans tous les grandscairns, maintenant bien connus et étudiés, l’entrée sesitue au ras du sol et le couloir qui conduit à la chambresépulcrale est en pente ascendante avant de parvenir àun espace plus vaste qui n’est d’ailleurs jamais aucentre même du tertre, mais toujours décalé parrapport à celui-ci. Il est évident que la chambrefunéraire représente la matrice de la déesse-mèreprimitive et que le couloir d’accès est l’image duconduit vaginal. Tout se présente comme si lesconstructeurs de mégalithes avaient voulu représenter

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constructeurs de mégalithes avaient voulu représenterainsi une image du ventre maternel dans lequel onconduisait solennellement les corps des défunts afinqu’ils puissent renaître dans une autre vie. Lesexemples de tels monuments, notamment dans les îlesBritanniques et en Bretagne armoricaine, ne manquentpas, et celui de Newgrange, en Irlande, dans la valléede la Boyne, est sans aucun doute, depuis sarestauration, l’un des plus remarquables et des pluscaractéristiques{78}.

C e s cairns ont toujours intrigué ceux qui lescôtoyaient sans cesse, et les considéraient avec uncertain respect mêlé d’une sorte de terreurinconsciente. La taille de ces pierres pouvait fairesupposer que c’étaient des géants qui les avaientassemblées, ou encore que c’étaient des êtressurnaturels, des dieux ou des fées, qui les avaientapportées pour des raisons qui demeuraientmystérieuses. Cela parce qu’il fallait bien tenter dedécouvrir une explication à la présence dans lescampagnes les plus reculées de ces vestiges des tempspassés. Mais il y avait aussi la question qui se posaitquant aux êtres qui pouvaient se dissimuler àl’intérieur de ces monuments, car nécessairement, enbonne logique, ces amas de pierres devaient avoir étébâtis dans un but déterminé. D’où la croyance fortrépandue dans toute l’Europe que les nains, leskorrigans et les elfes avaient leur domaine secret, àl’abri des regards humains, sous les dolmens ou dansl’obscurité des tertres.

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l’obscurité des tertres.Car les cairns appartiennent de facto à l’Autre

Monde, celui des défunts et des dieux qui les accueillentaprès leur trépas dans un séjour infernal ouparadisiaque. « Il est probable qu’un grand nombre detraits de la géographie funéraire, de même qu’uncertain nombre de thèmes de la mythologie de la mort,sont le résultat des expériences extatiques deschamanes. Les paysages que le chamane aperçoit et lespersonnages qu’il rencontre dans l’au-delà sontminutieusement décrits par le chamane lui-même,pendant ou après la transe », remarque Mircea Éliade.Le héros qui s’engage dans cet Autre Monde secomporte exactement comme un chamane, quelle quesoit la méthode qu’il emploie pour « décrocher » du réelquotidien et parvenir à un état d’extase, donc de« double vue ». Et Mircea Éliade d’insister sur« l’existence de similarités entre les récits des extaseschamaniques et certains thèmes épiques de lalittérature orale. Les aventures du chamane dansl’autre monde, les épreuves qu’il subit dans sesdescentes extatiques aux enfers et dans ses ascensionscélestes, rappellent les aventures des personnages descontes populaires et des héros de la littératureépique ».

Et la conclusion, bien que prudente, qui découle deces observations ne fait aucun doute : « Il est trèsprobable qu’un certain nombre de “sujets” ou de motifsépiques, de même que beaucoup de personnages,d’images et de clichés de la littérature épique, sont, endernière analyse, d’origine extatique, en ce sens qu’ils

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dernière analyse, d’origine extatique, en ce sens qu’ilsont été empruntés aux récits de chamanes narrantleurs voyages et aventures dans les mondessurhumains{79}. »

Car les « tertres » sont les enveloppes visibles quidissimulent la réalité des univers parallèles. Ilsconstituent le domaine des défunts, mais aussi celui desdieux et des êtres féeriques. C’est ce que la traditionirlandaise, la plus archaïque de toute l’Europeoccidentale, tente d’expliquer dans le Livre desConquêtes, cette compilation savante du XIIe siècle quise présente comme un résumé de l’histoire mythiquede l’Irlande, telle qu’elle avait été conservée dans lamémoire populaire et répercutée par la classe deslettrés, eux-mêmes héritiers des anciens druides del’époque pré-chrétienne.

Il s’agit essentiellement de l’occupation de l’Irlandepar différents peuples au cours des âges. On remonteainsi avant le déluge, alors que l’île est peuplée par unerace inconnue qui disparaît lors du cataclysme. Puis, cesont les tribus de Partholon, des défricheurs et despasteurs, qui viennent s’y installer. Mais ceux-ci setrouvent en conflit avec des êtres monstrueux, lesFomoré, dont l’origine est inconnue mais qui résidentquelque part dans des îles entourées de brouillards, etqui symbolisent les forces obscures et pour ainsi dirediaboliques, qui s’opposent à l’harmonie du monde. Lestribus de Partholon disparaissent et sont remplacéespar les tribus de Nemed qui, leur nom l’indique (nemedsignifie « sacré »), témoignent d’une introduction de la

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signifie « sacré »), témoignent d’une introduction de lapensée métaphysique, sinon religieuse. Mais, auxprises avec les Fomoré, les tribus de Nemed doiventémigrer. C’est alors que surgissent les Fir Bolg, les« Hommes Foudre », emblématiques d’une civilisationoù apparaissent les arts du feu et la métallurgie. Maisces Fir Bolg sont bientôt supplantés par les Tuatha DéDanann, les tribus de la déesse Dana.

Ces tribus viennent des « îles du nord du monde »,lieu évidemment symbolique, mais elles apportent avecelles « la sagesse, la science, la magie et le druidisme ».Autrement dit, elles constituent une société trèsstructurée, très hiérarchisée, de personnages divins. Defait, ce sont les anciens dieux de l’Irlande païenne donton retrouvera plus tard les équivalents dans lesdiverses mythologies indo-européennes. Ces tribus dela déesse Dana se heurtent également aux Fomoré,mais elles assurent finalement leur suprématie surtoute l’Irlande, du moins un certain temps, car denouveaux envahisseurs se présentent, les « Fils deMilé », soi-disant descendants de Nemed, qui sont lesGaëls, donc des Celtes indo-européens. Après une luttesans merci qui aboutit à la célèbre bataille de Tailtiu, unaccord de paix est conclu entre les Tuatha et les Gaëls :ces derniers auront la terre d’Irlande, à charge poureux de la mettre en valeur, et les tribus de Danaposséderont le royaume obscur des tertres ainsi que lesîles lointaines.

« Ainsi, chacun serait chez soi, mais cela nedispenserait pas les uns et les autres de rester toujours

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dispenserait pas les uns et les autres de rester toujoursen contact. Il fut notamment précisé que les tribus deDana pourraient, si tel était leur désir, quitter leurinvisibilité et venir parmi les Fils de Milé, mais qu’encontrepartie, les Fils de Milé pourraient pénétrer dansle domaine des tribus de Dana chaque année, pendantle temps que durerait la fête de Samain{80}. » Telle estl’origine de la croyance selon laquelle les cairns sont ledomaine des dieux, des héros et des défunts.

La fête de Samain, le 1er novembre (plusexactement la nuit de la pleine lune la plus proche decette date), est en effet le moment le plus important del’année. C’est le « Nouvel An », la « fin de l’été » (sensdu terme gaélique) et l’entrée dans les « mois noirs »de l’hiver. Mais, symboliquement, cette fête de Samainse situe en dehors du temps et de l’espace. Le temps yest en effet aboli, notion qui se retrouve dans leprolongement chrétien de cette fête païenne, laToussaint, qui consacre la communion des Saints, duPassé, du Présent et de l’Avenir. Pendant les trois jourset nuits symboliques de Samain (et dans lesmanifestations folkloriques de Halloween, qui en sontl’aspect populaire), les deux mondes, celui des vivantset celui des dieux, communiquent sans problème, et laplupart des grandes légendes épiques de l’Irlande ne sefont pas faute d’insister sur cette datation : c’est à cemoment-là que se produisent les grandes aventuresdes héros, qu’ils soient humains, surhumains oudivins{81}.

Mais en dehors de cette fête rituelle qui consacre en

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Mais en dehors de cette fête rituelle qui consacre enquelque sorte la notion d’éternité, le monde desTertres est séparé de celui des humains. Chacun chezsoi. Mais les habitants de l’Autre Monde ont le dond’invisibilité, ce que ne possèdent pas les humains, àmoins d’être doués du don de double vue. C’est ce quiarrive à une sage-femme bretonne dans un contepopulaire de Haute Cornouaille recueilli à la fin duXIXe siècle. Ce conte est très réduit, mais en lui-mêmeil se présente comme l’héritage d’une croyanceancestrale qui ramène d’ailleurs à la pierre d’invisibilitéque la mystérieuse Impératrice remet au hérosPeredur pour lui permettre d’entrer dans l’AutreMonde et de vaincre le terrifiant Addanc, gardien destrésors cachés.

L’histoire est très simple. Une femme korrigan estsur le point d’accoucher. Elle fait venir une sage-femmeréputée pour l’assister. Une fois l’enfant né, la mèrechante quelques vers d’une chanson : « Cherchez là, macommère, au coin de l’armoire, – vous y trouverez unepierre ronde. – Frottez-en les yeux de mon enfant. »La sage-femme obéit, mais comme elle comprend quela fameuse pierre doit avoir une vertu particulière, elles’en frotte également son œil droit. Et le récit précise :« Elle ignorait que cette pierre précieuse, qui étaitparfaitement polie et dont la forme était celle d’un œuf,avait la propriété de donner aux personnes dont elleavait touché les yeux, la faculté de voir les korriganslorsqu’ils se rendaient invisibles. » C’est ainsi qu’unjour de marché, elle aperçoit sa commère, la femmekorrigan, invisible, prendre, « parmi les marchandises,

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korrigan, invisible, prendre, « parmi les marchandises,celles qui lui plaisaient le plus sans que les marchandsparussent en être surpris ».

Mais, le soir, elle rencontre la femme korrigan et luidit : « Ah ! commère, vous avez fait aujourd’hui unerude brèche aux étalages et aux boutiques d’étoffes, etpourtant, elles ne vous ont pas coûté bien cher. » Lafemme korrigan lui demande alors de quel œil elle l’avue. « De l’œil droit », répond-elle. C’était celui qu’elleavait touché avec la pierre. « Aussitôt, la femmekorrigan enfonça un de ses doigts dans l’œil que samalheureuse commère venait de lui désigner, l’arrachade son orbite et lui dit qu’elle ne la verrait plusdésormais. » C’est ainsi que la sage-femme devintborgne « et ne vit plus jamais les korrigans lorsqueceux-ci étaient invisibles{82} ».

Il y a donc des règles très précises concernant lesrapports qu’entretiennent les humains avec les gens del’Autre Monde. Les tertres mégalithiques sont certeshabités, et personne ne peut en douter, mais on nepénètre pas impunément dans des domaines interdits.D’ailleurs, dans la tradition gaélique d’Irlande, lescairns, où résident les dieux, les héros et les défunts,sont connus sous l’appellation de sidh, terme gaéliquequi signifie « paix », « sérénité ». Ce n’est peut-être pastoujours en conformité avec ce qui s’y passe, puisqueinnombrables sont les combats et les guerres dans cetunivers invisible, mais c’est un fait : le Sidh estconsidéré comme un monde idéal et paradisiaque, celuid’avant la « chute », pour utiliser un langage judéo-

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d’avant la « chute », pour utiliser un langage judéo-chrétien, par rapport au monde humain agité dedissensions perpétuelles, de turbulences diverses etsurtout dominé par la violence et l’injustice.

Mais, dans la littérature épique de l’Irlande, il arrivefréquemment qu’un héros s’introduisefrauduleusement, généralement par ruse ou par simpleintimidation, dans le domaine réservé des êtresféeriques – et invisibles. Un récit (les Enfances deFinn) du fameux cycle du Leinster, connu sousl’appellation globale de cycle « ossianique », nousdévoile ainsi comment le roi Finn mac Cool (Fingal,père d’Oisin, c’est-à-dire de l’Ossian si célèbre àl’époque romantique grâce aux ouvrages de l’ÉcossaisMacpherson) obtient certains pouvoirs pourtantréservés aux gens du sidh. Mais ce n’est certes passans mal ni sans exposition au danger, car le « sacré »est toujours ambigu : il peut réveiller les énergies etconduire vers une possession divine ; mais il peutégalement conduire à la mort, ou tout au moins à ladéchéance. N’importe quel individu n’est pas capablede supporter le choc qui se produit nécessairement lorsde la rencontre – fortuite ou volontairement provoquée– entre les deux univers de nature fondamentalementopposée.

D’après ce récit, Finn mac Cool se rend chez le poèteCethern pour y apprendre non seulement la poésie,mais la science et la divination. Il y arrive quelquesjours avant la fête de Samain et se mêle à uneassemblée de poètes. Le soir venu, Finn et Cethern s’en

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assemblée de poètes. Le soir venu, Finn et Cethern s’envont flâner dans la prairie « sous un tertre qu’onappelait le sidh Élé ». Finn demande au poète pourquoice tertre est ainsi appelé et l’autre lui répond : « Aunombre des habitants de ce tertre est une fille d’unemerveilleuse beauté qui porte le nom d’Élé. C’est enson honneur que nous appelons le tertre de cettemanière, tant sa beauté surpasse celle de toutes lesautres femmes. On ne la voit pourtant que la nuit deSamain, car durant cette fête, tu le sais, les tertres sonttous ouverts : leurs habitants peuvent venir vers nouset nous pouvons aller vers eux visiter leurs immensesdomaines et parcourir leurs palais merveilleux. »

Le décor est donc tracé. Dans le tertre féerique, il y ad’immenses domaines et des palais merveilleux, unAutre Monde parallèle dont la richesse et lasomptuosité excitent l’imagination quand ce n’est pas laconvoitise. Or, le soleil vient à peine de disparaître« que les tertres s’ouvrirent. […] Finn vit en sortir unefoule de gens qui, de tertre en tertre, échangèrent dejoyeuses paroles, et il remarqua qu’ils s’apportaientmutuellement de quoi boire et manger. En apparence,tout le monde semblait festoyer […] les habitants dutertre ne manifestant aucune hostilité vis-à-vis desgens massés dans la prairie ». Précisément, ces gensmassés dans la prairie viennent chaque nuit de Samainpour apercevoir, ne fût-ce qu’un seul instant, la belleÉlé dont ils sont éperdument amoureux. Mais cecomportement est dangereux, car chaque année, l’und’eux est mystérieusement tué d’un coup de javelot. OrFinn s’est juré de faire cesser ce jeu sanglant. Il guette

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Finn s’est juré de faire cesser ce jeu sanglant. Il guettedans l’ombre et, au moment où Élé apparaît dans safascinante beauté, il remarque « un homme vêtu degris sombre qui, sortant du tertre, suivait la femme àune certaine distance. Et cet homme portait unjavelot ». Alors, lorsque l’inconnu lève le bras, prêt àenvoyer son javelot sur l’un des hommes del’assistance, Finn jette sa lance sur lui et le transperce.« Avec un grand cri de douleur, l’inconnu s’effondra,mais pour se relever immédiatement, s’enfuir encourant vers le sidh Élé et y disparaître à l’intérieur. »

Finn se précipite vers l’entrée du tertre, mais laporte en est fermée. Il entend alors « de grandeslamentations et comprend que les habitants du tertredéploraient la mort de l’un des leurs, l’amant de la belleÉlé qui, chaque année, par jalousie, tuait l’un dessoupirants de sa bien-aimée ». Cependant, certains deceux qui étaient sortis hors du tertre n’ont pas eu letemps d’y rentrer. Finn se précipite au milieu d’eux,saisit une femme par le bras et l’entraîne le plus loinpossible. La femme menace Finn de terriblesmalédictions s’il ne la lâche pas. Finn ne se laissecependant pas impressionner, et il engage unenégociation : il ne la lâchera que si elle lui restitue lalance – quelque peu magique – avec laquelle il a tuél’amant de la belle Élé. « Alors, sans qu’il pûtcomprendre comment, elle disparut dans le tertre d’oùmontaient toujours des cris et des lamentations, maisbientôt la porte s’entrouvrit, et la lance de Finnretomba à ses pieds, encore ruisselante de sang{83}. »

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retomba à ses pieds, encore ruisselante de sang{83}. »Mais Finn mac Cool n’en a pas fini avec les habitants

du sidh. La suite du même récit nous montre le héros,avec un compagnon du nom de Fiacail, errant, sansaucun doute un autre soir de Samain, sur une collinedésertique : « Ils virent trois femmes qui selamentaient sur un tertre. Intrigués, ils s’enrapprochèrent, mais dès qu’elles les eurent aperçus,elles se relevèrent et se précipitèrent à l’intérieur dutertre. L’une d’elles, cependant, ne fut pas assez rapideet, l’attrapant par son manteau, Finn lui arracha unebroche qui resta dans sa main. » Quand elle s’enaperçoit, la femme revient vers Finn dans un état decolère effroyable, et elle lui ordonne de lui rendre labroche. Finn lui répond qu’il ne la lui rendra que si ellelui explique pourquoi les deux femmes et elle-même sesont enfuies à leur approche. « Je n’ai pas à te le dire »,répond la femme.

Mais il n’empêche qu’elle se met à se lamenterbruyamment : « Il serait honteux pour moi deregagner le tertre sans elle (la broche). Tu ne pourraisle comprendre, mais cela me serait une flétrissureinsupportable. Les miens me banniront et j’en serairéduite à errer nuit après nuit par l’Irlande entièresans jamais trouver un instant de repos. Rends-moicette broche, je t’en supplie, et en échange, je te feraiun don{84}. » Finn accepte de lui rendre la broche, et ilreçoit en échange un don, mais on ne sait pas lequel,probablement un pouvoir de divination.

Ainsi donc il est possible d’échanger des objets –

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Ainsi donc il est possible d’échanger des objets –équivalents de pouvoirs surnaturels ou simplementmagiques – avec les êtres de l’Autre Monde. Mais, danscette histoire, qui concerne la volonté farouche d’unhumain de connaître ce qui se passe dans le sidh, estégalement évoquée l’errance possible de certainsmembres du peuple féerique à la suite d’unbannissement. Si l’on comprend bien, la femme, privéede sa broche, deviendrait un fantôme condamné à errerentre deux mondes sans pouvoir jamais se fixerquelque part. La même conception se retrouve dans denombreuses légendes chrétiennes qui mettent en scènecertaines âmes du Purgatoire, elles-mêmescondamnées à errer entre les deux mondes tant que neserait pas accompli le temps de leur pénitence ou tantqu’elles n’auront pas été aidées dans leur « salvation »par un humain compatissant. Il est évident que labroche, dérobée puis rendue à la femme du sidh parFinn mac Cool, devait avoir symboliquement uneimportance extraordinaire : c’était vraisemblablementl’emblème de ses pouvoirs surnaturels. Privée de cespouvoirs, elle ne pouvait donc plus appartenir aupeuple féerique et demeurait ainsi à la merci de celuiqui s’en était emparé indûment, en ignorant d’ailleurscomment s’en servir. Plus que jamais, si les hommesont besoin du secours des dieux, Dieu a lui-même, selonun adage bien connu, besoin des hommes. C’est le sensqu’on peut donner à l’alliance privilégiée et mêmeexclusive, tant de fois évoquée dans la Bible, entreIahvé et les patriarches de l’Ancien Testament.

Car s’il peut y avoir friction et même opposition

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Car s’il peut y avoir friction et même oppositionviolente entre les deux mondes, la plupart du temps unaccord se fait qui permet de maintenir l’équilibre del’univers. Les peuples du sidh ne sont pas les ennemisdu genre humain, ils en sont le complément, à moinsque ce soit le contraire. Un autre récit irlandais, lesAventures de Néra, récit assez compliqué du fait de saconcision et d’un manque total d’explications (ayantvraisemblablement pour cause la non-compréhensiondu copiste chrétien en face d’une tradition païenne),constitue un témoignage remarquable de cette alliancetacite entre le visible et l’invisible.

C’est le soir de Samain dans la forteresse deCruachan où résident deux personnages essentiels dulégendaire irlandais, Ailill et Maeve (Mebdh), roi etreine de Connaught. Ceux-ci ont groupé avec euxquelques fidèles guerriers autour du foyer où bout unvaste chaudron dans lequel cuit lentement de lavenaison. Tout à coup, le roi déclare qu’il accordera larécompense de son choix à celui qui aura le couraged’aller nouer un brin d’osier autour du pied d’un desdeux captifs pendus dans une « maison des tortures ».On n’en sait pas plus sur la « pendaison » des captifs, nisur ce qu’est exactement la « maison des tortures », nisur la signification réelle du rituel qui consiste à nouerun brin d’osier autour du pied d’un pendu, mais le récitprend alors une étrange dimension : « Grandes étaientles ténèbres, cette nuit-là. Tous les hommes voulurenty aller, mais chacun d’eux revint au plus vite sans avoirmis le brin d’osier autour du pied du prisonnier. Tous

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mis le brin d’osier autour du pied du prisonnier. Tousavaient peur des fantômes qui rôdaient dans laforteresse. » Si l’on comprend bien, il s’agit de ladescription de ce qui se passe actuellement un peupartout pendant la soirée du 31 octobre, c’est-à-dirependant la veillée de Halloween. Mais il y a unedifférence : là, ce sont des vrais fantômes et non desenfants qui se déguisent. Le texte irlandais insiste surla terreur qui saisit les guerriers, même les pluscourageux d’entre eux.

Il y en a cependant un qui relève le défi, un certainNéra. Le roi lui promet sa belle épée à poignée d’or s’ilréussit l’épreuve. Mais Néra est prudent. Avant d’alleraffronter les fantômes, il prend soin de revêtir unesolide armure. Or, dès qu’il arrive dans la « maison destortures », l’armure tombe d’elle-même trois fois desuite, et c’est l’un des captifs qui lui donne la solutionpour la faire tenir : la fixer avec un clou. Voilà qui estfait, et l’armure tient bon. Néra noue le brin d’osierautour du pied du prisonnier, mais celui-ci lui demandeune faveur : « Par ta vraie valeur, prends-moi sur tondos pour que je puisse aller boire avec toi. J’avais trèssoif quand on m’a pendu ici. »

Tout cela est bien mystérieux. On remarqueratoutefois que le captif est pendu, ce qui renvoie aurituel dit de Teutatès (thème illustré d’ailleurs sur unedes plaques du fameux Chaudron de Gundestrup), etqu’il est assoiffé, desséché, en quelque sorte étouffé, cequi est conforme à ce que prétend le scoliaste de Lucaindans un manuscrit qui recopie le passage de La

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dans un manuscrit qui recopie le passage de LaPharsale qui concerne les croyances et les rituels desGaulois. Néra accepte et prend le prisonnier sur sondos. Il leur arrive à tous deux d’étranges aventures,mais le prisonnier peut enfin étancher sa soif. Mais toutbascule quand Néra veut rependre le prisonnier là où ill’a trouvé.

En effet, Néra voit « une chose surprenante : à laplace de la forteresse, la colline était brûlée devant luiet, dans le monceau de têtes fichées sur des pieux quien occupaient la surface{85}, il reconnut les têtes d’Ailillet de Maeve, et de tous leurs familiers ». On devineaisément l’ahurissement qui saisit Néra à ce moment-là.

Mais le héros de cette histoire n’est pas au bout deses surprises. Il aperçoit une foule de guerriers quidisparaissent dans l’ombre. Il les suit sans trop savoirpourquoi et se retrouve dans un « autre monde »semblable à celui des humains, avec un village, desmaisons solidement bâties, des jardins et des prairies.Les guerriers auxquels il s’est mêlé s’aperçoivent de saprésence insolite et le conduisent devant un « roi ».Celui-ci l’accueille avec bienveillance, mais il luiordonne d’aller rejoindre une femme qui vit seule dansune maison et de lui apporter chaque jour un fagot debois. Néra ne peut faire autrement qu’obéir. Il vatrouver la femme, couche avec elle cette nuit-là et, lelendemain, s’acquitte de son devoir quotidien envers leroi, lui apportant donc un fagot de bois. Il demeure làpendant un temps indéterminé, étant témoin de chosesassez déroutantes, comme celle de la présence d’une

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assez déroutantes, comme celle de la présence d’unecouronne fabuleuse – et magique – gardée par unaveugle et un boiteux.

Un jour, cependant, comme il a conscience que rienn’est normal dans l’univers qui l’entoure, et que ce nepeut être que celui du sidh, il finit par poser desquestions à la femme avec laquelle il vit : « Je medemande ce qui s’est passé le jour où j’ai pénétré dansle tertre. J’ai vu que la forteresse de Cruachan avait étédétruite et incendiée et que les gens de ton peuple onttué Ailill et Maeve, ainsi que toute leur maisonnée. » Lafemme lui révèle alors la vérité sur les fantasmagoriesdont il a été le témoin passif : « Ce n’est pas exact. C’estune armée d’ombres qui est allée dans la forteresse.Mais ce que tu as vu se réalisera si tu n’avertis pas lestiens. » Néra ne comprend guère ces paroles, mais ilinsiste en demandant à la femme comment il pourraitavertir les siens puisque ceux-ci sont apparemmentmorts. La femme répond : « Lève-toi et va vers eux.Ils entourent toujours le chaudron, et ce qu’il contientn’a pas encore été mangé. » En fait, la femme du sidh,par amour ou pour toute autre raison, trahit son proprepeuple en faveur de Néra. Elle va même plus loinpuisqu’elle lui conseille de dire à Ailill et à Maeve devenir détruire le sidh à la prochaine fête de Samain.Enfin, elle lui révèle qu’elle est enceinte et qu’elledonnera bientôt naissance à un fils. Et elle ajoute :« Quand ton peuple viendra détruire le tertre, envoieun message pour me prévenir et que je puisse memettre à l’abri ainsi que ton troupeau. Et toi-même, tu

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mettre à l’abri ainsi que ton troupeau. Et toi-même, tupourras revenir ici quand tu voudras. » Mais commeNéra doute que le roi et la reine de Connaught puissentcroire un récit aussi fantastique, la femme lui conseillede cueillir des « primeroses, de l’ail sauvage et desfraises », végétaux qui sont plutôt anachroniques parrapport à la période de Samain, afin de prouver lavéracité de ses dires.

Voici donc Néra de retour dans la forteresse deCruachan. Contrairement à ce qu’il avait vu avant depénétrer dans le sidh, il ne remarque rien d’anormal.La forteresse lui semble absolument intacte. « Il luisemblait avoir séjourné trois jours dans le tertre. Or, enarrivant dans la maison, il trouva Ailill et Maeve, ainsique leurs familiers, autour du chaudron. » Il racontealors qu’il a accompli la mission dont il s’était chargé, àsavoir nouer un brin d’osier autour du pied d’unprisonnier pendu ; puis il fait part au roi et à la reine deConnaught de ce qu’il a appris concernant ladestruction du sidh à la prochaine fête de Samain. Ailill,conformément à sa promesse, donne alors à Néra sonépée à poignée d’or et s’engage à entreprendre uneexpédition contre le sidh.

Une année entière se paisse, du moins dans lemonde humain. « Trois jours avant Samain, Ailillavertit Néra qu’il était temps pour lui d’aller, commeconvenu, protéger sa femme et ses biens. » Néraretourne donc – on ne sait pas trop comment – dans lesidh où sa femme lui présente son fils. Puis il s’en vaavec sa femme, son fils et son troupeau en un lieu qui

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avec sa femme, son fils et son troupeau en un lieu quin’est pas précisé. Alors, « la veille de Samain, Ailill etMaeve rassemblèrent les hommes de Connaught etallèrent assaillir le sidh. Après l’avoir détruit, ilsemportèrent toutes les richesses qu’il recelait. Et voilàcomment Ailill et Maeve obtinrent la couronne de Briunqui leur conférait la suprématie sur les autres peuplesde l’Irlande. Quant à Néra, il retourna dans le sidh avecsa femme, son fils et son troupeau, et il y vécut depuislors{86} ».

Il y a bien des obscurités dans ce texte qui paraîttrès archaïque dans son essence, mais dont la rédactiona nécessairement été altérée par les diversestranscriptions au cours des siècles, soit par suite d’unecertaine censure chrétienne, soit parce que les copistesne comprenaient plus exactement de quoi il s’agissait,ce qui est d’ailleurs malheureusement le cas pour denombreux récits collectés dans les manuscrits duMoyen Âge. Mais une étude minutieuse de l’ensemblede la trame des Aventures de Néra, à la lumière desréflexions de Mircea Éliade sur la probable origine« extatique » de certains mythes, faitincontestablement apparaître les grandes lignes d’uneexpérience chamanique dans la meilleure tradition dugenre.

En effet, il s’agit d’abord d’un voyage dans l’AutreMonde. Le roi Ailill provoque ses guerriers àl’accomplir, mais la grande majorité d’entre eux sontincapables d’aller loin : ils abandonnent leur péripleinitiatique parce qu’ils se sont laissé impressionner par

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initiatique parce qu’ils se sont laissé impressionner parles fantasmagories qui surgissent dans leur esprit. Etces fantasmagories sont évidemment culturelles. Puisla croyance générale est qu’en cette nuit de Samain,donc dans ce qui est maintenant la veillée deHalloween, l’ombre est envahie par des fantômes oudes êtres maléfiques. Il y a donc élimination de ceuxqui ne sont pas destinés à aller jusqu’au bout de leurvoyage extatique.

Néra ose s’enfoncer dans les ténèbres, c’est-à-diredans un univers inconnu. Il fait taire ses craintes etaccomplit donc la mission dont il s’est chargé : il noueun brin d’osier autour du pied du condamné. Mais ilfaut alors s’interroger sur la vraie nature de ceprisonnier dont la situation, apparemment et en bonnelogique, est absolument inexplicable, et mêmeinjustifiable. Il est pendu, on ne sait pas comment,peut-être par les aisselles, peut-être même par lespieds, la tête en bas. Dans ce dernier cas, celarappellerait le sacrifice en l’honneur de Teutatès,illustré sur le Chaudron de Gundestrup et décrit par lescoliaste de Lucain. Mais est-ce un sacrifice sanglant ?Certainement pas : la figuration du Chaudron deGundestrup laisse percevoir qu’il s’agit d’un rite derégénération, puisqu’on comprend que les guerriersmorts ou blessés, qui vont de droite à gauche (sensmaléfique), après avoir été plongés dans le chaudron latête en bas, paraissent bien vivants et triomphants surle plan supérieur, allant cette fois de gauche à droite(sens bénéfique).

C’est à ce moment qu’il faut se référer à un

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C’est à ce moment qu’il faut se référer à unpersonnage mythologique de la tradition germano-scandinave, le grand dieu Wotan-Odin-Woden, dontRégis Boyer n’hésite pas à affirmer que « rien n’interditde voir en lui une sorte de dieu-chamane, “une espècede dieu-sorcier”, comme dit G. Dumézil. […] Odin atous les traits d’un roi-chamane : il en possède lesfacultés extatiques caractérisées, cette “fureur” qui luivaut son nom{87}, ces transes qu’évoque implicitementle Grinismal{88}. Il est grand maître de la magie, c’est legrand voyant, ce qui explique qu’il soit borgne. Enfin, ila dû subir une douloureuse initiations{89} ».

Car Odin-Wotan a des rapports très étroits avec lespendus. « Parfois, il suscitait hors de terre des hommesmorts ou bien siégeait sous les pendus. Aussi était-ilappelé le Seigneur des Morts ou Seigneur des Pendus.[…] De tout trésor enfoui dans le sol, Odin savait où ilétait caché et il connaissait les lais qui lui ouvraient laterre et les rochers et les pierres et les monticules, illiait par des paroles ceux qui y habitaient, il y entrait ety prenait ce qu’il voulait{90}. » On croirait presque qu’ils’agit du pendu que Néra emporte sur son dos et qui luipermet ainsi de pénétrer dans le sidh. Effectivement,ce mystérieux pendu a quelque chose d’odinique. Dansson inexplicable situation, il rappelle la « douloureuse »initiation d’Odin, lui aussi pendu pour acquérir despouvoirs surnaturels, comme en témoigne cettestrophe du récit scandinave intitulé Havamal : « Je saisque je pendis – à l’arbre battu des vents – neuf nuitspleines, – navré d’une lance, et donné à Odin, – moi-

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pleines, – navré d’une lance, et donné à Odin, – moi-même à moi-même donné, – à cet arbre – dont nul nesait – d’où proviennent ses racines{91}. » De plus, dansun autre texte scandinave, le Grinismal, nous voyonsOdin pendu entre les feux, privé de nourriture et deboisson huit jours durant pour obtenir puis exposer unescience sacrée à la fois prophétique, révélatoire (lesdemeures sacrées) et purement gnomique (les rivièresde l’au-delà, les chevaux des Ases). Nous avons déjàentrevu, à propos de nécromancie, son commerceétrange avec les pendus. […] Ce trait peut renvoyer àla pendaison rituelle des victimes qui lui étaientsacrifiées ; il peut valoir pour sa propre pendaison,indispensable à l’acquisition du savoir caché{92} ».

Il s’agit bien entendu ici du dieu germano-scandinave Odin et non d’une divinité celtique, mais lecaractère chamanique d’Odin rejaillit sur le caractèredes héros et des dieux de l’épopée celtique, qu’elle soitirlandaise ou galloise. Il est certain qu’il existe un« fonds autochtone nordique sur lequel sont venus segreffer les Indo-Européens. […] Rappelons que lechamanisme s’applique à un culte archaïque répandudans tout le continent nord-asiatique, qu’il postule unspiritualisme vivant et l’existence d’un autre mondeavec lequel le prêtre-sorcier ou chamane estsusceptible d’entrer en communication{93} ».

C’est bien ce qui arrive à Néra lorsqu’il noue le brind’osier au pied du pendu et qu’il emmène celui-ci surson dos. Le pendu, authentique Odin, ou tout au moinsauthentique chamane initiateur, le fait pénétrer dans

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authentique chamane initiateur, le fait pénétrer dansl’Autre Monde et lui confère la connaissance des« choses cachées », en l’occurrence la vision de ce quipourrait arriver s’il n’intervenait pas lui-même pourdétourner un destin fixé d’avance. C’est direl’importance du héros-chamane qui peut transformerle monde par l’acquisition de certains pouvoirs. Mais cequi est remarquable dans l’histoire de Néra, c’est que ladurée de son séjour dans le sidh, qui paraît fort longuedans le récit, n’est en réalité que de quelques minutes :lorsqu’il retourne dans la maison où Ailill et Maevetiennent leurs assises, tout cela s’est passé le tempsd’un rêve, c’est-à-dire d’une extase pendant laquelle ledouble spirituel de Néra s’est évadé de son corpsmatériel et a voyagé à la fois dans le temps et dansl’espace. La description d’un voyage chamanique est iciplus qu’évidente.

Le temps est donc aboli pendant le séjour dans letertre féerique, mais également l’espace. Si laforteresse de Cruachan est située sur la colline duConnaught qu’on appelle maintenant Rath Croghan,cela désigne un enclos assez vaste, entouré depalissades et de fossés, à l’intérieur duquel se dressentplusieurs habitations, y compris la salle où le roi et lareine reçoivent leurs guerriers autour d’un foyer,généralement central, dont la cheminée n’est autrequ’un trou dans la toiture par où s’échappent – plus oumoins facilement – les fumées. Les convives, on le saitgrâce aux descriptions non seulement des conteursirlandais, mais des chroniqueurs grecs, s’asseyaient par

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irlandais, mais des chroniqueurs grecs, s’asseyaient parterre, autour du foyer, sur de la paille et des joncsfraîchement cueillis, et se partageaient la nourriture, dela venaison, cuite dans un énorme chaudron. Et l’onpeut encore actuellement apercevoir les ruines, tout aumoins les substructures, de cette forteresseparfaitement réelle et tangible. Mais où est donc situéle sidh de Cruachan ?

Certes, on découvre également les débris d’un tertremégalithique à l’intérieur même de cet enclos, preuvequ’il y avait continuité entre la période mégalithique etl’époque celtique proprement dite : de toute façon, lacolline de Cruachan était un endroit symbolique, pourne pas dire sacré, comme l’était le site de Tara, enLeinster, centre idéal, véritable omphallos de latradition irlandaise, comme le sera plus tard, après lachristianisation, la colline de Slane, où un sanctuaires’est dressé sur les ruines d’un établissementdruidique. Or, si l’on suit à la lettre le récit desaventures de Néra, on s’aperçoit que l’espace estégalement aboli : le sidh est partout et nulle part, et,pourvu qu’on soit « initié », on peut y pénétrer sanss’en rendre vraiment compte. Et pourtant, il estpr é se nt à côté du monde quotidien et ne s’endifférencie guère que par une sorte d’environnementparadisiaque qui, au fur et à mesure qu’on s’y engage,apparaît comme surprenant et oblige à se posercertaines questions. En fait, tout peut se résoudre parl’explication suivante : l’opérateur, qu’il soit chamane,druide ou héros privilégié, atteint un état d’extase quile fait « décrocher » du réel et atteindre les régions les

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le fait « décrocher » du réel et atteindre les régions lesplus profondes de l’inconscient, celles dont on nesoupçonne généralement pas l’existence, sauf en cas decirconstances particulières ou encore à la suite derituels compliqués, à moins que ce ne soit parl’absorption de substances hallucinogènes.

Il faut également prendre en compte les étrangesgravures qu’on peut remarquer sur les piliersintérieurs de nombreux tertres mégalithiques, commeà Newgrange, Dowth, Howth et Lough Crew en Irlande,ainsi qu’à Gavrinis et dans plusieurs cairns de la régionde Locmariaquer en Bretagne armoricaine. Ces« pétroglyphes », comme on les appelle, sont biendifficiles à interpréter ; s’agit-il d’une écriture sacrée –et secrète – dont le code d’accès demeure inconnu, ousimplement d’un « livre d’images » comparable auxsculptures et aux fresques que l’on trouve dans leséglises chrétiennes ? Sans aucun doute les deux à lafois. Mais il y a autre chose : dans ces sombres replis –au-dessus du niveau du sol, rappelons-le, mais quioffrent l’aspect de souterrains –, ne seraient-ce pasplutôt des représentations magiques destinées àplonger l’observateur dans un état second luipermettant d’accéder à une vision parallèle ? Cesfloraisons de lignes brisées, de cercles concentriques, despirales, toutes plus ou moins labyrinthiques, fontpenser aux mandalas de la tradition indienne. Ceseraient donc en quelque sorte des objets deméditation, des éléments provocateurs pour parvenir àun état d’extase. Ainsi s’expliqueraient les fantastiques

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un état d’extase. Ainsi s’expliqueraient les fantastiqueset surprenantes découvertes que font les héros aprèsavoir pénétré dans ces espaces ténébreux etapparemment sans issue. L’univers du sidh se présentecomme un immense réservoir non seulement d’êtresfantomatiques mais surtout de paysages illimités, ceuxde l’Autre Monde, entrevus l’espace d’un moment etqui se révèlent grandioses et riches de trésorsinépuisables.

Car les tertres féeriques sont remplis de richessesdont les humains rêvent de s’emparer. Certes, lescairns renferment bien souvent les objets précieux quiy ont été déposés près des défunts en offrandes ou enviatiques pour leur voyage dans une autre vie, mais enfait, on s’aperçoit bien vite que les héros épiques,comme les druides et les chamanes, recherchentessentiellement des éléments de « connaissance », etque les trésors matériels sont avant tout des figuresconcrètes mais emblématiques des différents stades decette connaissance acquise au prix d’effortsconsidérables, essentiellement sur soi-même, en faisantsurgir de l’inconscient tout ce qui y réside et qu’on peutconsidérer comme des réminiscences d’un état deconscience primitif.

Certains détails sont probants à cet égard, enparticulier la description d’une mystérieuse « chambrede soleil » qui, d’après le récit concernant Étaine et leroi des Ombres, est à la disposition d’Oengus (Angus),le « Mac Oc », fils du dieu Dagda, maître tout-puissantd u sidh de Brug-na-Boyne, autrement dit le site

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d u sidh de Brug-na-Boyne, autrement dit le sitemégalithique de Newgrange, dans la vallée de la Boyne,dans le comté de Meath. L’héroïne de cette histoire, lajeune et belle Étaine, a été transformée par jalousie en« mouche » par la sorcière Fumanach, première épousedu dieu Mider, maître du sidh de Bri-Leith. Mais cettemouche « pourpre avait la taille d’une tête humaine, eton n’avait jamais vu au monde plus bel insecte. Le sonde sa voix et le bourdonnement de ses ailesproduisaient une musique plus douce que celle desharpes et des cornemuses et ses yeux brillaient commedes pierres précieuses dans l’obscurité. […] Elleaccompagnait Mider en tous lieux, sans le quitterjamais, où qu’il allât ». Évidemment, Fumanach, aucomble de la jalousie, réagit et déclenche une tempêtemagique qui emporte le pauvre insecte dans sestourbillons de vent.

Elle erre ainsi à travers toute l’Irlande. « Et ce ventétait si fort et si terrible que la malheureuse Étaine neput trouver d’endroit, ni cime d’arbre, ni sommet decolline, où se poser pendant sept ans, sauf sur lesrochers de la mer et les grandes vagues qui déferlaientjusqu’au rivage. Mais, un jour, elle heurta le Mac Oc,alors que celui-ci se promenait sur la prairie quis’étendait sous la forteresse de Brug-na-Boyne. Et leMac Oc reconnut Étaine sous sa forme de mouchepourpre. Il lui souhaita la bienvenue et, l’enveloppantdans les plis de son manteau pour la protéger du ventqui continuait à souffler, l’emporta à l’intérieur de laforteresse. Là, il plaça l’insecte dans sa chambre desoleil, qui était toujours inondée de lumière et qui

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soleil, qui était toujours inondée de lumière et quicontenait des herbes odorantes et merveilleuses. Etdès lors, il dormait chaque nuit à côté d’elle et lasoignait avec le plus grand soin pour lui permettre dereprendre ses couleurs et sa vivacité{94}. » De touteévidence, cette « chambre de soleil » est une sorted’athanor alchimique où s’opère une régénération parla lumière. Et l’on remarquera qu’elle se trouve dansl’obscurité, à l’intérieur de la « forteresse », c’est-à-dire du sidh, ce qui veut dire que cette « lumière »n’est pas matérielle, mais d’essence spirituelle.

Pourtant, ce thème de la « chambre de soleil », toutsymbolique qu’il est, s’appuie sur une réalité matérielledont le cairn de Newgrange constitue l’exemple le plusremarquable. Lors de la restauration intégrale dumonument, dans les années 1960, les archéologues sesont aperçus qu’il existait, au-dessus de l’entrée ducouloir, une sorte de rectangle et que c’est par cetteouverture que pénétraient, au moment du solsticed’hiver, les premiers rayons du soleil levant. Cesrayons léchaient littéralement le sol du couloir pourparvenir enfin à la chambre sépulcrale qu’ils inondaientcomplètement de lumière. Or, dans cette chambre, surdes vasques de pierre, étaient exposés des ossementset des cendres. Il est indéniable qu’à l’époquemégalithique, en l’occurrence vers 3 500 ans avantnotre ère, donc bien avant la présence des Celtes enIrlande, se déroulaient en ces lieux des rituelsfunéraires visant à la « renaissance » des défunts. Et, àpartir de cette découverte fortuite sur le site de

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partir de cette découverte fortuite sur le site deNewgrange, on a pu élargir notre connaissance en cedomaine et observer que dans la plupart desmonuments mégalithiques de ce type et de cetteépoque, l’architecture est ainsi disposée en fonction dulever du soleil au solstice d’hiver, donc au moment leplus sombre, le plus « noir » de l’année, mais égalementau moment où le soleil cesse de descendre pourremonter à l’horizon vers le solstice d’été. L’intentionsymbolique ne peut être niée.

C’est dire que cette mystérieuse « chambre desoleil », telle qu’elle est décrite dans le récit celtique,probablement collecté vers le VIIIe siècle de notre ère,garde le souvenir très fidèle d’antiques croyancesconcernant la régénération et la renaissance au sein duventre maternel que reproduit exactementl’architecture du cairn, avec sa chambre sépulcrale quiest la matrice et son couloir d’accès qui est le conduitvaginal. Et c’est aussi la preuve que la traditionceltique, celle des druides d’avant la christianisation,s’est emparée de traditions beaucoup plus anciennesqui remontent à une religion de l’Âge néolithique dontles Celtes sont, qu’on le veuille ou non, les héritiersnaturels. Et, par-delà la religion mégalithique, onretrouve évidemment les traces des pratiques et descroyances chamaniques.

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5. Le château dans les airs

Mais la « chambre de soleil », toute symboliquequ’elle est dans l’ombre des tertres féeriques, sembleplus à sa place dans une autre évocation de l’AutreMonde, cette fois idéalisée, comme ce sera le cas dansle christianisme, dans l’immensité d’ailleurs non moinsmystérieuse du Ciel, profond et insondable. Ce qui esten haut est comme ce qui est en bas, et inversement,l’échelle des valeurs n’ayant aucun sens directeur etl’adjectif latin altus signifiant aussi bien « haut » que« bas ».

Et c’est dans un texte anglo-normand du XIIe siècle,la Folie Tristan, dite « d’Oxford » à cause du manuscritqui l’a conservé, épisode fragmentaire de la célèbrelégende de Tristan et Yseult, que va réapparaître cethème de la « chambre de soleil ». L’histoire racontéedans ce texte se situe au moment où Tristan, banni dela cour du roi Mark, s’introduit en se déguisant en foudans l’entourage du roi de Cornouailles de façon àpouvoir rencontrer clandestinement la reine.Méconnaissable, il tient devant le roi Mark des proposincohérents en apparence, mais qui ne peuvent queréveiller l’attention d’Yseult, qui assiste à cette« prestation » digne d’un « fou » professionnel, c’est-à-dire d’un bouffon qui peut, dans une totale impunité, sepermettre les impertinences les plus audacieuses

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permettre les impertinences les plus audacieusesdevant un public aristocratique qui s’ennuie et nedemande qu’à se réjouir en entendant les pires sottises.

Or Tristan ne s’en prive pas. Il commence paraffirmer que le roi Mark, marié depuis longtemps à lareine Yseult, est quelque peu blasé par celle-ci. Ilpropose donc au roi d’échanger la reine contre sapropre sœur, à lui, le fou. Le roi Mark, après avoir bienri, lui répond par une objection de taille : « Mais queferas-tu de la reine, toi, le pauvre fou qui peux à peinevivre de la charité publique ? » La réponse de Tristan,comme tout son délirant discours, est évidemment àdouble sens : « Là-haut, en l’air, j’ai une grande salle oùje demeure ; elle est faite de verre, belle et grande ; aubeau milieu, le soleil y darde ses rayons. Cette salle estsuspendue en l’air et pend dans les nues ; quel que soitle vent, elle ne chancelle ni ne balance. À côté de cettesalle se trouve une chambre faite de cristal etrichement lambrissée. Quand le soleil se lèvera demain,il y répandra une grande clarté. »

On est ici en plein cœur du mythe celtique. Cette« chambre de soleil » dans laquelle Tristan prétendpouvoir accueillir Yseult dans les meilleures conditionspossibles est un lieu d’amour absolu, une sorted’athanor dans lequel s’accomplit la fusion alchimiquede deux êtres, mâle et femelle (soufre et mercure dansle langage alchimique), sous les rayons recréants dusoleil, qui est le Feu de l’Esprit, symbole del’intelligence créatrice, autrement dit de l’Énergiedivine. Car, il faut le répéter, il n’y a que trois élémentsfondamentaux, et non pas quatre comme on le croit

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fondamentaux, et non pas quatre comme on le croitgénéralement : la Terre, l’Eau et l’Air, le Feu n’étantque le mouvement qui métamorphose les élémentsentre eux. Le Feu n’existe pas en lui-même, mais sanslui, les éléments, non animés, seraient pur néant, etsans les éléments qu’il anime, le Feu n’a aucune raisond’être.

Mais la « chambre de soleil » est aussi un lieu deconnaissance, ou plutôt d’illumination, et le séjour duhéros dans la lumière du soleil équivaut à une périoded’initiation à un plus haut niveau de conscience, thèmechamanique s’il en fût, qui permet d’acquérir cefameux don de double vue tant recherché mais qu’ilfaut toujours mériter au terme de multiples épreuves.Ainsi, dans sa quête presque désespérée de la jeunefille qui lui est destinée mais dont il ne sait rien, le hérosArt, fils du roi Conn aux Cent Batailles, passenécessairement chez une mystérieuse reine des fées, etil y est fort bien reçu en sa chambre de cristal : « Art sepencha et vit, ébloui, des parois de cristalqu’éclaboussait la lumière du soleil en déversant milleirisations sur des arbustes dont les fleurs répandaientdes parfums inconnus ; belle était l’apparence de cettechambre, avec ses ornements d’or et de pierresprécieuses sertis dans les murs, avec ses sièges enbronze tapissés d’étoffes soyeuses, avec ses cuves qui,au milieu, semblaient emplies de l’hydromel le plus finet le plus savoureux. » Et on lui apprend que « quelleque soit la quantité qu’on boive dans ces cuves, ellessont toujours pleines{95} ». Et c’est seulement après un

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sont toujours pleines{95} ». Et c’est seulement après unséjour « d’une nuit et un mois dans cet endroitparadisiaque que le jeune Art trouvera son chemin autravers des multiples dangers qui se dressent devantlui, et parviendra enfin au but qu’il s’est fixé ».

Il y a, dans la tradition celtique, bien d’autresréférences à cette « chambre de soleil », dite également« chambre de cristal ». Ainsi, dans le cycle ossianique,la jeune et belle Grainné, dont le nom provient dugaélique grein, « soleil », et qui est le prototype del’Yseult médiévale, explique comment elle est tombéeamoureuse du beau Diarmaid, lui-même prototype deTristan : « Dans ma chambre à la belle vue, à traversmes fenêtres de verre bleu, je t’ai aperçu et je t’aiadmiré. Et je tournai la lumière de mes yeux sur toi cejour-là, et depuis je n’ai jamais donné mon amour à unautre que toi et je ne le ferai jamais. » Il faut égalementse souvenir que, par amour pour la fée Viviane,l’enchanteur Merlin se laisse enfermer magiquementpar celle-ci dans une tour invisible qui ressemble bien àces « tours de verre » que certains navigateursdécouvrent en plein océan, et dont les occupants sontmuets, c’est-à-dire qu’ils appartiennent à l’AutreMonde.

D’ailleurs, dans le légendaire gallois, cet AutreMonde est souvent appelé Kaer Wydr (CastrumVitreum en latin), c’est-à-dire « la Cité de Verre ». Cequi nous ramène au mystérieux royaume de Gorre,décrit par Chrétien de Troyes dans son Chevalier à lacharrette, royaume régi par l’étrange Méléagant(Maelwas en gallois), dont, dans son autre récit, Érec

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(Maelwas en gallois), dont, dans son autre récit, Érecet Énide, le même Chrétien de Troyes nous dit quec’est « un haut baron, le seigneur de l’Île de Verre ». Encette île, il n’hiverne ni ne fait trop chaud ; on n’yentend jamais le tonnerre, on n’y voit foudre nitempête, et bots et serpents n’y séjournent. Il estévident qu’il s’agit ici d’une image paradisiaque :l’Autre Monde est présent, à côté de celui des humains,mais il en est séparé par une cloison de verre(évidemment symbolique) qui ne laisse passer que lalumière. Quant à Grainné-Yseult, elle est bien lapersonnification de la déesse solaire primitive,dispensatrice de chaleur, d’amour, de lumière, et bienentendu de vie.

À l’origine, le domaine de cette déesse solaire nepeut être situé que dans l’immensité du ciel, d’où lethème d’un château suspendu dans les airs, et où résideune belle princesse inaccessible ou prisonnière d’uncercle de flammes, comme l’est la valkyrie Brunehildedans la version archaïque des Eddas scandinaves, etque doit libérer – et épouser – le héros civilisateur dutype de Sigurd-Siegfried. Mais, dans la traditionlittéraire celtique, ce château dans les airs paraît avoirété oublié : par contre, il réapparaît constamment dansles contes populaires qui ont gardé, sans aucun doute,la trame la plus cohérente de ce genre de spéculationsmétaphysiques.

Ainsi en est-il d’une monumentale épopée populairebretonne, la Saga de Yann, dans laquelle apparaissentdes éléments empruntés nécessairement à des

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des éléments empruntés nécessairement à despratiques chamaniques. Le héros de cette histoire estun jeune homme qui part à la découverte du monde,mais il n’est pas seul dans cette exploration. Il estaccompagné par un cheval qui, en réalité, on l’apprendà la fin du récit, n’est autre que son propre père qui, telun chamane initiateur, guide son fils dans les méandresles plus complexes de ce voyage dans le temps etl’espace et le protège des nombreux dangers qui seprésentent devant lui. Car le héros a fort à faire : il doiten particulier, sous peine d’être mis à mort, satisfaireles demandes de la fille du roi Fortunatus qu’un certainroi de Bretagne anonyme veut épouser, mais qui serefuse à lui tant que ne sont pas satisfaites sesdemandes insensées. Et c’est le malheureux Yann quiest chargé d’accomplir ces actions.

Engagé dans une quête impossible – et toutes lesquêtes initiatiques sont par principe impossibles àréaliser sans le secours de la magie –, le jeune Yann setrouve confronté à un problème insoluble. Il se plaintde son sort auprès de son fidèle cheval : « Il me fautaller chercher le château d’or de la fille du roiFortunatus. Et c’est un château porté par quatrechaînes d’or et par quatre lions les plus forts qui soientau monde. » Heureusement, et selon un principechamanique bien connu, le héros a fait alliance avec leroi des bêtes. Les animaux viennent à son secours etattaquent les quatre lions qui portent le château.« Alors, aussitôt, s’engagea, entre ces superbeschampions, une guerre de destruction acharnée. […]

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champions, une guerre de destruction acharnée. […]Quand ces quatre lions furent tués, on tira sur lechâteau au moyen des quatre chaînes d’or, et on letraîna vers la mer. Il se tint sur l’eau, tranquille commel’eût fait un navire, si bien qu’il fut attaché, par lesquatre chaînes d’or, à l’arrière du navire de Yann qui leremorqua aussi bien que possible. »

La quête semble réussie. Mais si le « château dansles airs », avec sa « chambre de soleil », a été conquis etamené dans le monde des humains, il ne sertstrictement à rien parce que les clefs de ce château ontété jetées dans la mer par la princesse elle-même. Ilreste donc à trouver une solution pour pénétrer àl’intérieur du château qui recèle en lui-même tous lesmystères de l’Autre Monde. Il faut donc que Yannentreprenne une autre quête, également impossible. Etce n’est qu’avec son alliance avec les animaux, enl’occurrence le roi des poissons, que le jeune Yannrécupère les clefs qui permettront enfin de pénétrer àl’intérieur même du mystère{96}.

Ce récit se termine par la victoire du jeune Yann quifinit par épouser la princesse après que celle-ci a réussià éliminer le roi de Bretagne en le tuant sans vergogne.Yann est maintenant en possession de la déessesolaire ; il a obtenu enfin la connaissance pleine etentière de cet Autre Monde dans lequel il a pénétré nonseulement par sa volonté farouche, mais avec l’aide decet étrange personnage qu’est son cheval. Et c’estencore un élément chamanique de premièreimportance. « Animal funéraire et psychopompe parexcellence, le cheval est utilisé par le chamane, dans

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excellence, le cheval est utilisé par le chamane, dansdes contextes différents, comme moyen d’obtenirl’extase, c’est-à-dire la “sortie de soi-même” qui rendpossible le voyage mystique. Ce voyage mystique,répétons-le, n’a pas nécessairement une directioninfernale ; le cheval permet aux chamanes de s’envolerdans les airs, d’atteindre le Ciel. […] Le cheval porte letrépassé dans l’au-delà ; il réalise la “rupture deniveau”, le passage de ce monde-ci dans les autresmondes. […] Psychopompe et funéraire, le chevalfacilitait la transe, le vol extatique de l’âme dans lesrégions interdites. La chevauchée symboliquetraduisait l’abandon du corps, la mort mystique duchamane{97}. » Un texte comme celui de la Saga deYann, tout empreint de réminiscences chamaniques, seprésente donc comme une parfaite illustration de laconquête, par un être humain, d’un Autre Monde, situédans ce cas quelque part dans l’infini du Ciel.

Un autre conte breton, recueilli au XIXe siècle dansl’île d’Ouessant, mais qui témoigne de la permanenced’une croyance remontant à la nuit des temps, conteintitulé les Femmes-Cygnes, est encore plus précis surce sujet. Le héros de l’histoire est un jeune berger, dunom de Pipi Menou qui, chaque jour, lorsqu’il fait paîtreson troupeau dans une prairie au bord d’un étang, voit« de grands oiseaux tout blancs, toujours trois, jamaisplus et jamais moins, qui venaient de l’horizon le pluslointain et qui tournoyaient sur l’étang. Et après avoirtournoyé un long moment, les grands oiseaux blancs seposaient sur le rivage, au bord de l’eau tranquille

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posaient sur le rivage, au bord de l’eau tranquilleparsemée de joncs et de nénuphars. Mais alors seproduisait quelque chose de merveilleux : dès qu’ilstouchaient terre, les grands oiseaux tout blancs setransformaient en belles jeunes filles toutes nues qui,après avoir rejeté leur plumage d’oiseau, se baignaientdans l’étang et y folâtraient sous les doux rayons dusoleil. Puis lorsque le soir tombait, elles revenaient surle rivage, ramassaient leur plumage, y pénétraient, ets’élevaient dans l’air pour disparaître, très haut, dansun grand bruit d’ailes, en direction du soleil couchant ».

Bien sûr, le jeune berger est très intrigué par cemanège et voudrait bien en savoir plus. Or, c’est sagrand-mère qui, dans ce cas, joue le rôle d’initiatrice etlui révèle la réalité de sa vision : « Ce sont des femmes-cygnes, mon enfant. Elles sont les filles d’un puissantenchanteur. Elles habitent en un beau palais toutdécoré d’or et de cristal, un beau palais qui est trèshaut dans le ciel, retenu par quatre chaînes d’or au-dessus de la mer. » Pipi Menou n’a plus qu’une idée entête : aller voir ce qui se passe dans ce château dans lesairs. De plus, il semble très ébloui par l’image radieuseet intemporelle que lui offrent ces êtres venusd’ailleurs. Sur les conseils de sa grand-mère, il dérobele plumage de l’une des femmes-cygnes et ne consent àle lui rendre que si elle l’emmène jusqu’à ce palaisféerique.

Après avoir discuté avec ses deux compagnes, lafemme-cygne accepte le marché proposé par le berger.Il lui rend donc son plumage. « Elle l’enfila prestement,le fit monter sur son dos, et les trois sœurs s’élevèrent

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le fit monter sur son dos, et les trois sœurs s’élevèrentdans les airs, si haut que le jeune garçon ne vit plus ni laterre ni l’eau. Il n’y avait que du ciel bleu et tout autourles rayons du soleil qui le noyaient dans une lumièredorée. Et bientôt, Pipi Menou aperçut le château del’Enchanteur. C’était un palais d’or et de cristal, pluslumineux que le soleil lui-même, retenu au-dessus desnuages par quatre chaînes d’or qui descendaient duciel{98}. » Bien sûr, comme dans de nombreux contesdans ce genre où le héros est confronté avec desépreuves imposées par l’Enchanteur, le diable ou unequelconque divinité, l’histoire se termine le mieux dumonde : le jeune berger épouse l’une des femmes-cygnes, mais, ce qui est un signe révélateur del’appartenance de ces femmes à l’Autre Monde, « onraconte que les enfants qui leur naquirent furent tousenlevés par les fées de la mer ».

Mais si l’Autre Monde est situé dans le Ciel, qu’il soitun château retenu par quatre chaînes d’or ou qu’il soitune lointaine « étoile » échappant au temps deshumains, il faut y parvenir, ce qui ne peut se faire quepar des moyens surnaturels qui s’apparentent bienentendu à la magie. Et cet « envol » vers le châteauféerique n’est pas simple à accomplir. Là encore, lescontes populaires ont gardé les vestiges d’antiquesrituels, comme le montre un autre conte bretonarmoricain dont il existe deux versions, l’une duMorbihan{99}, l’autre du Finistère{100}. Le héros del’histoire est encore un jeune garçon qui, sans doute parhérédité ou par une initiation précédente, a acquis la

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hérédité ou par une initiation précédente, a acquis laconnaissance du « langage des oiseaux », et le pouvoirde les commander, ce qui est une techniquechamanique bien établie, répandue dans tout ledomaine où officient encore de nos jours les « hommesmédecine ».

Donc, le jeune héros de l’histoire se lance dansl’exploration du monde, non seulement de celui qui estvisible et tangible, mais de celui qu’il sent présent àcôté de lui. Il réussit de nombreuses épreuves grâce àl’aide d’une pie qui l’emporte sur son dos, car, en cestemps-là, « les pies étaient alors plus grandes et plusfortes qu’elles le sont maintenant », référence évidenteà la réactualisation de l’illud tempus, au temps de l’Âged’Or, que prétendent effectuer les chamanes par leurrituel plus ou moins magique. À la fin de ce voyageinitiatique, il doit se rendre en un château suspendudans les airs où se trouve la princesse dont il estamoureux. C’est un géant volant qui est chargé de leconduire dans ce château ; mais ce géant, qui ressemblebien à un ogre, a besoin de beaucoup de nourriture.Pour commencer ce vol à travers l’espace, le géant« reçut pour commencer de gros morceaux de viande,puis de plus petits. Ils étaient à une lieue et demie,mais il ne restait plus de viande. Le géant dit : Il fautque tu coupes un morceau de ta fesse ». C’est ainsi quele jeune héros découpe un morceau de sa chair pour ledonner à manger à son « transporteur » ; et c’est grâceà cette auto-mutilation qu’il parvient à destination etqu’il peut épouser la princesse dont il est épris.

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On ne peut que penser à l’un des épisodes de La Finde Satan de Victor Hugo, quand il décrit la folleascension de Nemrod en direction du Ciel dans uncoffre tiré par quatre aigles qui demandent, àintervalles réguliers, de la chair à manger. Et n’ayantplus rien à leur donner, Nemrod leur donne son esclaveà dévorer. Certes, on est ici en pleine exagérationépique, mais il faut reconnaître que Hugo s’estincontestablement inspiré de toutes les légendesconcernant le vol chamanique vers l’Autre Monde,pendant lequel le néophyte, druide, chamane ou simplehéros, doit payer de sa personne, soit charnellement,soit en subissant une crise démentielle, ce qui est le casde tous les apprentis chamanes qui ont pu êtreobservés tant en Asie qu’en Océanie et en Amérique.Car tout se paie, et il n’y a que les « tièdes » qui nesoient pas admis au royaume de Dieu, si l’on prend à lalettre certaines paroles des Évangiles.

La crise démentielle ou la mutilation apparaissentdonc comme indispensables si l’on veut transgresser lesinterdits (c’est-à-dire les limites de la logiquehabituelle) et accéder à un niveau de consciencesupérieur. Tel Odin-Wotan pendu à un arbre etperdant un de ses yeux pour acquérir le don de doublevue, le héros, qu’il soit druide ou chamane, doit payer leprix fort pour franchir les limites de domaines qui luisont inconnus et qu’il cherche à pénétrer à tout prix.C’est ainsi que, dans toutes les mythologies, l’aveugleou le borgne est voyant, le manchot habile à manierl’épée ou la massue, le boiteux imbattable à la course.

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l’épée ou la massue, le boiteux imbattable à la course.Les exemples ne manquent pas dans les récitsmythologiques. La tare physique est la preuve quel’initié a abandonné quelque parcelle de son humanitépour acquérir quelque chose d’autre, de nature divine,quelque chose qui lui permet de s’introduire dans uneautre dimension. Le Château dans les Airs n’est qu’unsymbole, bien sûr, mais il explique pourquoi, tant depersonnages humains tentent de survoler les océans etla terre elle-même pour y accéder, ne fût-ce qu’audétriment de leur intégrité physique.

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6. Le vol magique et chamanique

Les divers mythes, contenus dans les épopéesanciennes et les contes populaires, et concernantl’existence d’un « château dans les airs » ainsi que laréalité d’un « vol » magique vers cet endroit céleste,« font allusion à un temps où la communication entre leCiel et la Terre était possible ; à la suite d’un certainévénement ou d’une faute rituelle, la communication aété interrompue, mais les héros et les medicine menréussissent néanmoins à la rétablir. […] Les medicinemen australiens, comme nombre d’autres chamanes etmagiciens d’ailleurs, ne font autre chose que restaurerprovisoirement, et pour eux seuls, ce “pont” entre leCiel et la Terre, jadis accessible à tous leshumains{101} ».

Et quoi qu’il en soit des méthodes utilisées, celles-ciont imprégné de façon durable les récits, les croyanceset les rituels qui se manifestent encore à notre époquedans toutes les parties du monde.

Un élément bien connu et répercuté abondammentdans les archives du Moyen Âge, et jusqu’auXVIIe siècle en Occident, est le fameux « vol dessorcières ». L’image la plus courante est celle où l’onvoit la sorcière s’enduire le corps d’un certain onguentou enfourcher un balai pour s’envoler (la plupart dutemps par la cheminée) et gagner rapidement le lieu où

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temps par la cheminée) et gagner rapidement le lieu oùse tient le Sabbat présidé par le diable en personne,personnage mythologique sous lequel se cache unedivinité cornue (tel le Gaulois Cernunnos aux bois decervidé) des temps antérieurs au christianisme. Lesminutes des procès pour sorcellerie sont abondammentpourvues en témoignages qui concordent tous sur cepoint : les sorcières peuvent se déplacer dans l’espacecomme des oiseaux de nuit.

Cette croyance est vieille comme le monde. Dans sonroman L’Âne d’Or ou les Métamorphoses, l’auteur latindu Bas-Empire Apulée met en scène, dans une ville deThessalie – célèbre dans toute l’Antiquité comme paysde sorcellerie, mais en contact direct avec lechamanisme des plaines de l’Asie centrale – son héros,Lucius, apercevant grâce à la complicité d’uneservante, son hôtesse, la bourgeoise Pamphila,s’enduire le corps d’une mystérieuse pommade, setransformer en chouette et s’envoler à travers le toit.On sait que Lucius veut lui aussi tenter cetteexpérience ; mais la servante s’étant trompéed’onguent, il en est réduit à prendre l’aspect d’un âne,ce qui justifie ensuite les multiples mésaventures duhéros, autant d’épreuves qui se présenteront devant luisur le chemin de l’initiation aux mystères d’Isis.

Ici, le rapport avec les traditions des peuples desgrandes plaines du nord de la Mer Noire est évident. Ilse manifeste également chez les Iraniens, qui sont desIndo-Européens – et le sont demeurés même aprèsl’islamisation de la Perse, comme en témoigne le grandensemble de contes réunis sous l’appellation de Mille et

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ensemble de contes réunis sous l’appellation de Mille etune nuits –, descendants des Scythes et des Sarmates,et donc très voisins, culturellement parlant, à la fois desOssètes du Caucase et des tribus du Kurgan qui allaientdevenir, au terme de leurs migrations successives, lesancêtres des Celtes occidentaux. Or, dans le légendaireiranien, le « vol chamanique existe, même s’il estdevenu quelque peu caricatural avec le célèbre thèmedes « tapis volants ». Il semble d’ailleurs que cela aitété contaminé par l’influence des techniques indiennesdes fakirs, et notamment par la pratique controverséede la corde dressée magiquement et qui sert àl’opérateur pour entreprendre son ascension vers leCiel. En fait, cette corde des fakirs indiens estl’équivalent des échelles ou des escaliersqu’empruntent les initiés pour joindre le Ciel et laTerre, l’échelle de Jacob en étant l’exemple le plusconnu, mais qu’on retrouve très souvent dans lesrituels des chamanes sibériens. L’idée de base esttoujours la même : il s’agit de rétablir le lien entre lesdeux mondes, lien rompu à l’aube de l’humanité parsuite d’une transgression (celle symbolisée par lefameux péché d’Adam et Ève au Paradis terrestre) oud’une catastrophe naturelle provoquée par les dieuxjaloux de la puissance croissante d’une humanitéprenant conscience de son pouvoir de création, commecela apparaît dans les mythes babyloniens ou dans lalégende grecque (en fait caucasienne) de Prométhée, ouencore dans les spéculations de Platon à propos d’unsupposé androgynat primitif.

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supposé androgynat primitif.Cela dit, le domaine proprement celtique, perpétué

dans la mémoire ancestrale européenne dont les contespopulaires sont l’aboutissement, est riche en anecdotesqui mettent en valeur le vol magique de certainspersonnages habilités, selon des causes très diverses, àrestituer le lien privilégié qui existait autrefois entre leCiel et la Terre. L’exemple le plus connu est celui de lafée Morgane des romans dits de la Table Ronde, qui estprésentée dans de nombreuses versions de la légendecomme susceptibles d’apparaître sous la forme d’unecorneille. L’un des plus anciens témoignages de cettecroyance se trouve dans la Vita Merlini du clerc galloisGeoffroy de Monmouth, rédigée vers 1135. Dans cetexte, l’auteur fait parler le barde Taliesin qui revientd’une sorte de pèlerinage dans l’île d’Avalon où le roiArthur est en « dormition » : « Neuf sœurs ygouvernent par une douce loi et font connaître cette loià tous ceux qui viennent de nos régions vers elles. Deces neuf sœurs, il en est une qui dépasse toutes lesautres par sa beauté et sa puissance. Morgane est sonnom, et elle enseigne à quoi servent les plantes,comment guérir les maladies. Elle connaît l’art dechanger l’aspect d’un visage, de voler à travers les airs,comme Dédale, à l’aide de plumes. » En somme, il s’agitd’une description très fidèle d’une femme chamane.

En tout cas, c’est une femme douée des pouvoirsdruidiques. Les textes les plus anciens, qui en font lafille d’Ygerne et du duc de Cornouailles, donc la demi-sœur d’Arthur, prétendent qu’elle était, par nature,fort douée pour la « nigromancie », c’est-à-dire la

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fort douée pour la « nigromancie », c’est-à-dire lasorcellerie, et qu’elle avait été également la disciple duprophète enchanteur Merlin. Mais elle est avant tout lapersonnification de la déesse-mère primitive, celle quela tradition purement galloise nomme Modron (termequi signifie « maternelle »), mère de Mabon, le jeunesoleil longtemps prisonnier des forces obscures etdélivré grâce au roi Arthur et à ses premierscompagnons, davantage des chamanes que deschevaliers d’ailleurs, car ils sont tous doués de pouvoirsplus ou moins surnaturels qui leur permettent devaincre les êtres maléfiques qui s’opposent à leurlongue quête. Et, dans cette même tradition galloise,Modron est l’équivalent d’une certaine Rhiannon (= la« royale »), autre aspect de la déesse-mère, en laquelleles mythologues s’accordent pour reconnaître les traitsd’Épona, divinité gauloise récupérée par les Latins etdevenue déesse protectrice des étables, si l’on en croitles récits du Bas-Empire romain.

Il faut d’ailleurs préciser que le nom d’Éponaprovient d’une racine indo-européen epp, signifiant« cheval », qu’on retrouve dans le grec hippos et lelatin equus. Sous ce triple nom de Modron (Matrona),Rhiannon (Rigantona) et Épona (devenue Macha engaélique), celle qui apparaît clairement, c’est la divinitéféminine primordiale, de nature solaire, la « cavalière »qui est nécessairement psychopompe et qui peut doncconduire, sous certaines conditions, les humains, lesdéfunts bien sûr, mais également les vivantsprivilégiés, qu’ils soient druides, chamanes ou héros,

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privilégiés, qu’ils soient druides, chamanes ou héros,dans l’Autre Monde. On retrouve encore une fois ici lafonction « chamanique » du cheval qui, tel le Pégasedes Grecs, est capable de s’élancer vers des horizonsinsoupçonnés.

Or Morgane, sous ses différents aspects, n’est autreque la Morrigane (terme signifiant la « grande reine »)de la tradition gaélique d’Irlande, déesse de la guerre,de l’amour, de la sexualité pure, mais aussi de lamusique, de l’inspiration poétique et des techniquesartisanales (comme la Minerve romaine) sous le nomde Brigit (bientôt christianisée sous le nom de sainteBrigitte de Kildare), fille, ou sœur, ou épouse du dieuDagda, et qui, bien souvent, apparaît sous forme decorneille. Car c’est une « femme oiseau » dont le vol àtravers les airs permet la jonction entre le mondecéleste, celui du sidh ou celui des îles lointaines, et lemonde terrestre, humain, aveuglé par les apparencestrompeuses de la vie quotidienne matérielle. Comme laMorgane de la tradition brittonique, Morrigane estcapable de changer son aspect quand elle le désire.Ainsi, pendant la fameuse bataille de Cualngé où lehéros ulate Cûchulainn lutte seul contre les guerriersdu reste de l’Irlande, Morrigane vient à lui sousdifférentes formes animales pour le détourner de soncombat, puis blessée par lui, elle devient vieille femmeet se fait guérir de ses blessures par le héros. Et,beaucoup plus tard, après une lutte plus magique queguerrière contre ses ennemis, pendant laquelleCûchulainn trouve la mort, c’est Morrigane elle-même

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Cûchulainn trouve la mort, c’est Morrigane elle-mêmequi, sous l’aspect d’une corneille, vient se pencher surl’épaule du héros et constater son décès.{102}

Il y a d’ailleurs dans le légendaire gallois – répercutéensuite dans les romans de la Table Ronde – denombreuses anecdotes concernant l’intervention d’unetroupe de corbeaux ou de corneilles qui viennent ausecours d’un héros en difficulté. Ainsi en est-il d’unépisode du récit arthurien connu sous le titre de Songede Rhonabwy, contenu dans un manuscrit duXIVe siècle. C’est le fameux épisode des « Corbeauxd’Owein ».

Tout, dans cette histoire, se déroule dans uneatmosphère imprégnée de magie. Le témoin, c’est-à-dire Rhonabwy, est en fait en plein cœur d’un rêve. Ilest guidé par un certain Iddawc qui le fait circulerparmi des personnages appartenant à l’épopée galloisela plus ancienne. C’est ainsi qu’il se trouve en présencedu roi Arthur, appelé dans ce texte l’empereur Arthur,ce qui est d’ailleurs conforme au prototype qui est unsimple « conducteur de guerres ». Iddawc faitremarquer à Rhonabwy la bague et sa pierre enchâsséeque porte Arthur à l’un de ses doigts : « Une des vertusde cette pierre, c’est qu’elle fera que tu te souviennesde ce que tu as vu cette nuit ; si tu n’avais pas vu cettepierre, jamais le moindre souvenir de cette aventure nete serait venu à l’esprit. » En somme, il s’agit del’équivalent du « rameau d’or » sans lequel le néophyteRhonabwy ne pourrait rien voir de ce qui se passe danscet étrange univers peuplé de fantômes. De plus,Arthur est installé confortablement assis sur un

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Arthur est installé confortablement assis sur unmanteau magique : « Gwenn (Blanche) était le nom dumanteau : une de ses vertus, c’était que l’homme quien était enveloppé pouvait voir tout le monde sans êtrevu de personne. » C’est également la vertu du manteaud’Oengus, le Mac Oc, maître du sidh de Brug-na-Boyne : quiconque en est enveloppé devient invisible,ce qui permet ainsi à certains héros irlandaisd’échapper aux poursuites de leurs ennemis les plusacharnés{103}.

Cependant, Arthur demande à Owein, fils d’Uryen(le chevalier Yvain du roman de Chrétien de Troyes),de jouer aux échecs avec lui. Owein accepte, maisplusieurs fois, pendant le jeu, on vient dire à Owein queles gens d’Arthur tourmentent « sa troupe decorbeaux » et font de grands ravages parmi celle-ci.Owein demande à Arthur de faire cesser le massacre ;mais Arthur, à chaque fois, se contente de lui dire decontinuer son jeu. À la fin, excédé, Owein ordonne àl’un de ses serviteurs de dresser son étendard. C’estalors que les corbeaux changent complètementd’attitude : « Ils s’élevèrent en l’air, irrités, pleinsd’ardeur et d’enthousiasme, pour laisser le ventdéployer leurs ailes et se remettre de leurs fatigues.Quand ils eurent retrouvé leur valeur naturelle et leursupériorité, ils s’abattirent d’un même élan furieux surles hommes qui venaient de leur causer colère, douleuret pertes. Aux uns ils arrachaient la tête, aux autres lesyeux, à d’autres les oreilles, à certains les bras et lesenlevaient avec eux en l’air. L’air était tout bouleversé

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enlevaient avec eux en l’air. L’air était tout bouleverséet par le battement d’ailes, les croassements descorbeaux exultant, et d’un autre côté par les cris dedouleur des hommes qu’ils mordaient,estropiaient{104}. » Arthur demande à Owein de calmerses corbeaux, mais ce dernier se contente de lui dire de« jouer son jeu », comme s’il voulait se venger del’indifférence du roi lorsque c’étaient les corbeaux quiétaient attaqués. Finalement, Owein ordonne d’enleverl’étendard et le calme est immédiatement rétabli.

Tout cela est bien mystérieux. On se croirait en pleincœur du fameux film Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock.Dans certains épisodes des romans français de la TableRonde, il arrive fréquemment qu’un chevalier gardiend’un gué, en grand danger d’être vaincu, soit secourupar une troupe de corbeaux qui s’acharnent surl’assaillant, et l’on apprend ensuite que cette troupe decorbeaux appartient à une femme – une fée bienentendu – qui est l’amie du gardien, et qu’en réalité, cesont des femmes de l’Autre Monde qui apparaissentainsi sous cette forme d’oiseaux. Et souvent ce gardiendu gué est appelé Urgben ou quelque chosed’approchant, et c’est presque le nom du roi Uryen, lepère d’Owein. Or, dans les généalogies galloises, enparticulier dans un texte intitulé « l’Extraction deshommes du nord », il est question de la lignée deKynvarch qu’on place nettement sous la protectiond’une troupe de corbeaux. D’ailleurs, la fin du récitgallois d’Owein et la Dame de la Fontaine, versionarchaïque du Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes,

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archaïque du Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes,est précise à ce sujet : « Owein retourna vers sesvassaux, c’est-à-dire vers les trois cents épées de latribu de Kynvarch et la troupe des corbeaux. Partoutoù il allait avec eux, il était vainqueur{105}. »

Incompréhensible en lui-même, cet épisode descorbeaux d’Owein se réfère évidemment à d’antiquesrituels chamaniques dont subsistent quelques bribesdispersées dans les récits mythologiques, nonseulement dans l’épopée irlandaise et dans la traditiondu Pays de Galles, mais également, et ce n’estcertainement pas une coïncidence, dans les récits soi-disant historiques du Gaulois latinisé Tite-Live,collecteur de légendes archaïques qu’il a intégrées dansles premiers livres de son Ab Urbe condita.

En effet, lors de l’invasion de l’Italie, vers 387 avantnotre ère, on sait que les Gaulois s’emparèrent deRome à l’exception du Capitole. On sait aussi quel’attaque contre ce Capitole par les Gaulois échouaparce que les oies sacrées du sanctuaire de Junonavaient averti les Romains de la présence des ennemis.C’est d’ailleurs encore un élément de plus pour mettreen valeur le rôle des oiseaux dans tout conflitmythologique, ce qu’est en réalité l’expédition gauloisecontre Rome. Mais après cette prise manquée de lacitadelle romaine par excellence, il y a d’autresépisodes qui méritent notre attention. Tite-Live (VII,26) raconte en effet un curieux combat entre unGaulois de grande taille et un Romain du nom deMarcus Valerius. Mais le récit de cette bataille est plusdétaillé chez le compilateur Aulu-Gelle (IX, 13), qui cite

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détaillé chez le compilateur Aulu-Gelle (IX, 13), qui citeabondamment un passage de l’historien ClaudiusQuadrigatus (dont les ouvrages sont perdus), et quinous montre le Gaulois « nu, sans autre arme qu’unbouclier et deux épées ». Ce Gaulois « crie d’une voixformidable que celui qui veut se mesurer avec luiparaisse et s’avance. La taille énorme et l’horriblefigure du barbare (c’est un Romain qui s’exprime !)inspiraient tant d’effroi que personne n’osaitrépondre ». On croirait lire une description del’Irlandais Cûchulainn, le guerrier solitaire maisgigantesque, face aux quatre armées qui agressent sonpays d’Ulster.

Cependant, le Romain Marcus Valerius s’avance etose répondre au défi du Gaulois. La lutte estimpitoyable et Valerius est sur le point de succomberlorsqu’un corbeau se précipite, attaque le Gaulois ettente de l’aveugler, permettant ainsi au Romain d’avoirraison de son adversaire. Et c’est de là, dit-on, queValerius fut par la suite honoré du surnom de Corvinus.Il est évident qu’il y a ici une certaine inversion, lecorbeau se faisant le champion du Romain contre leGaulois, mais le concept mythologique est identique :certains guerriers sont sous la protection d’un animal,mammifère ou volatile, peu importe, ce qui supposeune sorte de totémisme demeuré présent dansl’inconscient collectif.

On retrouvera ce totémisme plus ou moins sous-jacent dans un épisode du Didot-Perceval, l’un desrécits français du XIIIe siècle qui est une sorte de

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récits français du XIIIe siècle qui est une sorte dedémarquage du Perceval de Chrétien de Troyes. On yassiste à un combat acharné entre le héros du Graal,c’est-à-dire Perceval, et un certain Urbain (ouUrgben), dans lequel il n’est pas difficile de reconnaîtrele roi Uryen, père d’Owein-Yvain, le « Chevalier auLion ». Au plus fort de la lutte, une troupe d’oiseaux« plus noirs qu’aucune chose qu’il avait jamais vue »vient au secours d’Urbain, sur le point, lui aussi, desuccomber sous les coups de son adversaire. Percevaltue l’un des oiseaux qui se métamorphose aussitôt encadavre de jeune fille. Renseignements pris et obtenus,on apprend qu’il s’agit d’une troupe formée par lessœurs de l’épouse d’Uryen, une dénommée Modron,autrement dit la Matrona gauloise (la Marnedivinisée), qui deviendra ensuite la fée Morgane aprèsavoir été la Morrigane irlandaise. Et comme, danscertaines versions de la légende arthurienne, il est ditque Morgane a été un temps l’épouse du roi Uryen, etdonc la marâtre (sinon la mère) d’Owein-Yvain, on envient à se persuader que les fameux « corbeauxd’Owein » ne sont autres que les sœurs de la maîtressed’Avalon, signalée par Geoffroy de Monmouth, qui ontle pouvoir de se métamorphoser en oiseaux.

De toute façon, dans la tradition celtique, les oiseauxsont liés à un personnage divin de sexe féminin. C’estainsi que, dans la deuxième branche du Mabinogigallois, on apprend que Rhiannon, la grande reine, maisaussi la déesse cavalière, équivalente de l’Épona gallo-romaine, a toute autorité sur une troupe d’oiseaux, qui

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sont probablement des corbeaux ou des corneilles.Lorsque le héros Brân Vendigeit (Brân le Béni) aentraîné ses guerriers en Irlande pour délivrer sa sœurBranwen, maltraitée par le roi d’Irlande, et qu’il a périau cours de l’expédition, les rescapés reviennent dansl’île de Bretagne et s’installent dans une curieuseforteresse qui leur fait oublier le temps et la tristesse :« Ils commencèrent à se pourvoir en abondance denourriture et de boisson, et se mirent à manger et àboire. Trois oiseaux vinrent leur chanter certain chantauprès duquel étaient sans charme tous ceux qu’ilsavaient entendus. Les oiseaux se tenaient au loin au-dessus des flots et ils les voyaient cependant commes’ils avaient été avec eux{106}. » Or, sait-on que le nomde Brân (qui est du genre féminin en gallois comme enbreton) signifie « corbeau » et que celui de Branwenveut dire « corbeau blanc » ? De plus, il faut signalerque ce nom de Brân est fortement ambigu, car il peutégalement avoir le sens de « hauteur », « colline », etpar extension de « chef ». C’est bien dans ce contextequ’on peut reconnaître le personnage mythologique deBrân le Béni sous le nom latinisé de Brennus, chefgaulois vainqueur de Rome en 387, et dans celui d’unautre Brennus, plus ou moins mythique celui-là, chef del’expédition gauloise contre Delphes, un siècle plus tard.

Les oiseaux de Rhiannon apparaissent donc commeles alliés du clan de Brân, comme ils le sont du cland’Uryen et de son fils Owein. Mais, à ce titre, ilspeuvent aussi bien être bénéfiques envers certains, etmaléfiques envers d’autres. D’ailleurs, dans une des

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maléfiques envers d’autres. D’ailleurs, dans une desTriades de l’île de Bretagne, véritable condensé de latradition brittonique primitive, il est question de ces« oiseaux de Rhiannon qui tuent les vivants etréveillent les morts ». L’épisode des « corbeauxd’Owein » démontre cette ambiguïté, et il en est demême dans un conte traditionnel gallois, recueilli etpublié au début du XIXe siècle dans la compilationconnue sous le titre de Iolo Manuscripts, et qui estrattaché à la vaste épopée arthurienne, le conte desOiseaux de Drutwas.

Drutwas, fils de Tryffin, l’un des chevaliers de lacour d’Arthur, a épousé une femme-fée qui lui a donnécomme cadeau trois oiseaux merveilleux. Ces oiseauxcomprennent les paroles humaines et obéissent en touspoints à ce que leur ordonne leur maître. Drutwas lesemmène toujours dans les batailles où ils font desprodiges en attaquant les ennemis, ce qui permet à leurmaître d’être partout vainqueur, comme Owein, avecsa troupe de corbeaux. Mais Drutwas en conçoit tantd’orgueil qu’il se croit capable de tout. Il en arrive àdéfier le roi Arthur en combat singulier ; mais il envoieà sa place, sur le lieu fixé pour la rencontre, ses fameuxoiseaux en leur disant de tuer le premier homme quis’y présentera.

Or, la sœur de Drutwas était depuis longtempsamoureuse d’Arthur. Ayant appris le piège dans lequelson frère veut attirer le roi, elle fait parvenir à celui-ciune lettre pour lui donner rendez-vous dans un autreendroit, et elle s’arrange pour le retenir le plus possible,

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endroit, et elle s’arrange pour le retenir le plus possible,au-delà de l’heure fixée pour le combat. Drutwas,désireux en quelque sorte de ramasser les morceaux,s’en vient bien plus tard au lieu de la rencontre ; maiscomme personne ne s’y était encore présenté, sespropres oiseaux, obéissant aveuglément à ses ordres,se précipitent sur lui et le tuent{107}. En somme, lamorale est sauve et la méchanceté de Drutwas seretourne contre lui.

D’ailleurs, dans le récit le plus célèbre de lalittérature épique d’Irlande, la Razzia des bœufs deCualngé, il est dit expressément que « tout bonguerrier doit connaître le jeu des corbeaux noirs ». Quelest donc ce « jeu des corbeaux noirs » ? Une réponse àcette question se trouve peut-être dans la Géographiedu Grec Strabon (IV, 6), qui se fait l’écho d’unetradition rapportée par le voyageur Artémidore àpropos d’un port situé dans l’Atlantique,vraisemblablement à proximité de la Grande Brière. Eneffet, nous dit-on, dans un port de l’océan, quand deuxpersonnes se disputaient au sujet d’une affaire, « ellesplaçaient une planche en un lieu élevé et, sur cetteplanche, deux gâteaux, chaque partie ayant le sien ».Des corbeaux dont l’aile droite était blanche se jetaientalors sur les gâteaux, et « celle des deux parties quiavait eu son gâteau culbuté triomphait ». Étrangecoutume en vérité, qui tient à la fois de l’ordalie et ausside pratiques chamaniques bien connues sur lecontinent nord-asiatique.

Il ne faudrait aussi pas oublier que le corbeau est

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Il ne faudrait aussi pas oublier que le corbeau estl’animal « totémique » du dieu panceltique Lug et quela ville de Lyon (Lugdunum, la « citadelle de Lug », sil’on en croit certains historiens de l’Antiquité) a étéfondée à l’emplacement où s’était abattue une troupede corbeaux. Quant aux rapports du dieu germaniqueOdin-Wotan avec les corbeaux, ils sont constants ettémoignent encore une fois d’un substrat chamanique,sans aucun doute d’origine autochtone, beaucoup plusimportant qu’on le pense, dans la mémoire collectivedes Indo-Européens établis dans le nord et dans l’ouestdu continent.

De toute façon, le héros Cûchulainn est entouré defemmes-oiseaux. Sa naissance, fort mystérieuse – etd’ailleurs double si l’on en croit les textes –, se présentesous la protection de femmes-oiseaux qui sont desêtres de l’Autre Monde. Pourtant, sa mère, Dechtiré,sœur du roi Conchobar (Conor), est une mortelle ; maiselle apparaît sous l’aspect d’un cygne parmi une trouped’oiseaux blancs qui résident dans le sidh. Cûchulainnest-il le fils incestueux de Conchobar et de Dechtiré ?Très probablement, mais on lui donne comme père réelle dieu Lug, dont il est en réalité le double humain{108},ce qui fait du héros un être surhumain, échappant àcertaines malédictions collectives frappant le peupledes Ulates, détenteur de pouvoirs guerriers acquis parmagie et surtout de caractères bien précis quil’apparentent incontestablement à un chamane égaréen plein Occident. Et, tout au long de sa vietumultueuse, Cûchulainn est confronté avec desoiseaux qui se révèlent en fait des femmes du sidh

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oiseaux qui se révèlent en fait des femmes du sidhapparaissant sous cette forme{109}.

Mais ce sont des êtres féeriques – ou divins – quiont le pouvoir de prendre ces aspects d’oiseaux,généralement de cygnes blancs, animaux hyperboréenspar excellence, ou de corbeaux et de corneilles, decouleur noire, qui sont curieusement les attributsprêtés au dieu Lug, divinité lumineuse et multi-fonctionnelle – qui n’a strictement rien à voir avecl’Apollon gréco-romain, lui-même d’originehyperboréenne –, et dont le sanctuaire paraît être unétrange temple situé en Bretagne insulaire, dans lequelchacun s’accorde à reconnaître le monument deStonehenge, en plein cœur de la plaine de Salisbury,lieu privilégié consacré aux défunts et aux dieux del’ancien temps. Qu’en est-il des simples humains quiveulent accomplir le périple périlleux vers l’AutreMonde par un « vol magique et chamanique » qui lesrelie à des rituels hérités de la plus lointainePréhistoire ?

Une première constatation s’impose : étant donnéque ce qui est en bas est comme ce qui est en haut,d’après la célèbre « Table d’Émeraude » hermétiste, siles êtres de l’Autre Monde sont susceptibles de deveniroiseaux et de parcourir sous cet aspect le monde, leshumains qui aspirent à cette connaissance desdomaines interdits peuvent le faire pourvu qu’ils soientdoués ou protégés par une puissance intermédiaire.« L’ascension initiatique octroie la faculté de voler aufutur magicien. En effet, partout dans le monde, on

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futur magicien. En effet, partout dans le monde, onprête aux chamanes et aux sorciers le pouvoir de voler,de parcourir en un clin d’œil d’énormes distances et dedevenir invisibles. » Magie et chamanisme sontévidemment liés.

Mais, continue Mircea Éliade, « il est difficile dedécider si tous les magiciens qui croient pouvoir setransporter à travers les airs ont connu, au cours deleur période d’apprentissage, une expérience extatiqueou un rituel de structure ascensionnelle, c’est-à-dires’ils ont obtenu le pouvoir magique de voler à la suited’une initiation ou d’une expérience extatique quidéclarait la vocation chamanique. On peut supposerqu’au moins une partie d’entre eux ont réellementobtenu ce pouvoir magique à la suite et par voie d’uneinitiation. Nombre d’informations, qui attestent lacapacité de voler des chamanes et des sorciers,négligent de nous préciser les modalités d’obtention deces pouvoirs, mais il se peut fort bien que ce silencetienne à l’imperfection de nos sources. Quoi qu’il ensoit, dans bien des cas la vocation ou l’initiationchamanique est directement liée à une ascension auciel{110} ».

On est bien obligé de constater que le « vol magiqueet chamanique » est à la base de toute connaissance del’Autre Monde. C’est le lien obligatoire, quel que soit lelieu où sont supposées résider les divinités.« L’ascension céleste joue un rôle essentiel dans lesinitiations chamaniques. Rites d’ascension d’un arbreou d’un mât, mythes d’ascension ou de vol magique, devoyages mystiques au ciel, etc., tous ces éléments

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voyages mystiques au ciel, etc., tous ces élémentsremplissent une fonction décisive dans les vocations oules consécrations chamaniques. […] L’expériencechamanique équivaut à une restauration de ce tempsmythique primordial et le chamane apparaît comme unêtre privilégié qui retrouve, pour son comptepersonnel, la condition heureuse de l’humanité à l’aubedu temps. Quantité de mythes […] illustrent cet étatparadisiaque d’un illud tempus béatifique que leschamanes, pour leur part, retrouvent par intermittencependant leurs extases. » Car il s’agit bel et biend’extases, et ce qui est prêté aux chamanes peut trèsfacilement être attribué aux druides et à tous les hérosde l’épopée celtique.

Mais quelle est la nature exacte de l’extase ? Est-elleprovoquée par l’absorption de certaines substanceshallucinogènes, ou par suite d’un rite magique ? Laquestion n’a jamais cessé d’être débattue. D’ailleurs, ilarrive que cette extase soit provoquée par un simpleaccident. C’est un cas de ce genre concernant un certainGrec du nom de Er que rapporte le philosophe Platondans le chapitre X de La République : « Blessé dans unebataille, Er fut trouvé dix jours plus tard parmi lesmorts. On le porta dans sa maison, sans connaissanceet sans mouvements. Deux jours après, quand onvoulut le placer sur un bûcher pour l’incinérer, ilressuscita, commença à parler et à raconter de quellemanière étaient jugés les hommes après leur mort. Ilaffirma que son âme, étant séparée de son corps, serendit en grande compagnie dans un lieu très agréable

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rendit en grande compagnie dans un lieu très agréableoù se voyaient deux grandes ouvertures qui donnaiententrée à ceux qui venaient de dessus la terre, et deuxautres ouvertures pour aller vers le ciel. Er vit les jugesqui examinaient ceux qui venaient de ce monde. Quandson tour fut venu, les juges lui dirent qu’il devaitretourner sur terre pour annoncer aux hommes ce quise passait dans l’autre vie. » On croirait lire un de cesnombreux témoignages recueillis auprès de personnessortant d’un coma profond, et qu’on appelle des« N.D.E. » (near Death experience, c’est-à-dire« expérience près de la mort »). Ce qui est certain, c’estque ce voyage dans l’Autre Monde a été accompli par ledouble du personnage, son corps demeurant inerte etsans vie, comme s’il avait été dans un état cataleptique.

Pourtant, dans certaines anecdotes, le voyage paraîtbien réel, surtout lorsqu’il est la conséquence d’un« charme » magique jeté par un sorcier ou même unemalédiction chrétienne prononcée par un clerc. C’est cequi se passe dans un récit irlandais, la Folie de Suibhné,qui offre certaines similitudes avec les textes les plusanciens, notamment celui du Gallois Geoffroy deMonmouth, concernant la « folie » de Merlin. À la suited’un acte sacrilège, Suibhné, fils de Colman Cuar, roi deDal Araidhe, est maudit deux fois par Ronan le Beau,abbé de Drumiskin, dans le comté de Louth. Engagédans une bataille pour venir en aide à l’un de sesvassaux, il sent tout à coup les effets de la malédiction :« Or, tout à coup, tandis que le combat redoublait deviolence, le roi de Dal Araidhe se sentit incapable de

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violence, le roi de Dal Araidhe se sentit incapable debouger, envahi qu’il était par une peur insurmontable.Ses doigts étaient paralysés, ses jambes tremblaient,son cœur battait à une vitesse incroyable, ses sensétaient troublés, sa vue brouillée. Ses armes luitombèrent des mains, et il ne put se baisser pour lesramasser. »

C’est ici la description assez précise du début d’une« crise » qu’on peut qualifier de démente, mais qui estsurtout l’indice d’un état de transe. Suibhné en estarrivé à présent à un point de non-retour : « Il se sentitquitter le sol et voler dans les airs, monter lentement,puis tourbillonner comme s’il était pris dans unetornade, laquelle eut tôt fait de l’éloigner du champ debataille et de l’emporter au-dessus d’une forêt. Etchaque fois que ses pieds touchaient le sol ouheurtaient un arbre, il rebondissait et reprenait sacourse folle à travers l’espace, se demandant quand etcomment il lui serait possible de s’arrêter. Il franchitdes vallées, des collines, il traversa des plaines, ils’égara au milieu de marécages et, enfin, alors que lanuit tombait, il vint s’abattre sur un if qui se dressaitsur les pentes de la Vallée des Fous. C’était ainsi quel’on nommait la vallée d’Ercain, non loin de Ros Bearaig,car elle servait de refuge aux insensés et à tous ceuxdont l’esprit était quelque peu dérangé{111}. » Et c’estlà, sur les branches de l’if, que Suibhné passe une annéeentière, dans le plus complet dénuement, chantant detristes mélopées, déplorant le sort qui s’est abattu surlui, buvant l’eau des ruisseaux et se nourrissant deracines et de cresson sauvage.

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racines et de cresson sauvage.Tous ceux qui viennent le voir l’exhortent à

reprendre sa vie normale dans sa tribu. Rien n’y fait.Suibhné persiste dans son isolement farouche tout endéplorant sa triste destinée. Son comportement est entout cas étrangement semblable à celui de Merlin, dansle récit de Geoffroy de Monmouth : il s’agit bel et bienici d’une crise de folie qui est caractéristique del’initiation chamanique. Tout apprenti chamane doitpasser par cette période de trouble et d’incertitude quiest authentiquement une aliénation mentale. Maiscette crise est indispensable pour acquérir les pouvoirsdu chamane. À condition, bien sûr, de s’en guérir. OrSuibhné, contrairement à Merlin qui retrouve bientôtsa raison après avoir bu l’eau d’une source magique,demeure dans cet état de prostration complète sanspouvoir franchir le pas. Son épouse vient elle-même lesupplier de revenir dans sa tribu et le plaint avecbeaucoup de tendresse, lui disant : « Je voudrais quedes plumes poussant sur ton corps et le mien nouspermettent de nous envoler ensemble dans la lumièreet les ténèbres et d’y vagabonder jusqu’à la fin destemps{112}. »

L’initiation de Suibhné est donc incomplète, car il esttoujours sous le coup de la malédiction de l’abbé Ronan.Celui-ci le poursuit de sa vindicte et, après une périodeoù Suibhné reprend un peu de calme et condescend àretourner dans sa tribu, le moine renouvelle sesincantations : « En accord avec la volonté du puissantSeigneur de toutes choses, je veux que toutes les

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Seigneur de toutes choses, je veux que toutes lespuissances du mal s’acharnent contre Suibhné, qu’ellesle persécutent et le châtient de son orgueil et de saméchanceté ! Je veux que, cette nuit même, sa frénésiele reprenne et qu’il aille errer dans les espacesinfernaux d’où il n’aurait jamais dû sortir. » Cesincantations ne témoignent pas particulièrement d’unesprit de charité chrétienne, mais c’est ainsi, et Suibhnéest empêché de profiter pleinement de l’expériencevécue au cours de sa « folie », c’est-à-dire au cours deson initiation. Celle-ci lui est désormais interdite par lavolonté délibérée d’un moine qu’on pourrait qualifierde « contre-chamane », et qui, de toute façon, connaîttoutes les pratiques magiques des anciens druides.

« Et en effet, vers la minuit, sa frénésie ressaisitSuibhné. Il se réveilla, croyant entendre des arméeslancées à sa poursuite, s’élança, bondit par la fenêtre ets’enfuit dans la vallée qui s’ouvrait devant laforteresse. » C’est alors qu’il est en proie aux « êtres dela nuit », c’est-à-dire à toutes ses terreursfantasmatiques : « Il eut une étrange vision : des troncssans têtes lui apparurent, surgis de l’ombre. Puis cefurent des têtes sans corps, horribles et grimaçantes,qui s’approchèrent de lui, manifestement disposées à lemordre cruellement, cinq têtes aux cheveux hérissés,qui poussaient des cris affreux. […] Et, dans un élanfurieux, toutes les cinq se précipitèrent vers Suibhnéqui n’eut que le temps de reculer pour ne pas setrouver culbuté. Alors, il sauta de buisson en buissondans le fol espoir d’échapper à ces monstres qui leharcelaient sans relâche. Et bien que les vallées fussent

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harcelaient sans relâche. Et bien que les vallées fussentlarges devant lui, il les franchissait d’un bond, allantd’une cime à l’autre avec la légèreté d’un oiseau et laprécision d’une chèvre de montagne. »

Ce vol « magique » de Suibhné dure toute la nuit, etle malheureux non seulement se trouve en proie à sesterreurs qui sont autant de délires incontrôlés, mais ildoit subir de dures atteintes physiques : « Suibhnésentait les têtes s’agripper à ses mollets, à ses genoux,à ses cuisses, à ses épaules, à sa nuque, sans qu’il pûtmême se secouer pour s’en débarrasser. C’était commes’il recevait en plein corps la violence d’un torrentsauvage dévalant du sommet d’une haute montagneaprès une tornade{113}. » Cependant, au matin, épuisé,il s’effondre devant un petit bâtiment qui est l’ermitaged’un saint homme nommé Moling. Celui-ci le reconnaîtet le recueille avec beaucoup de compassion ; maisSuibhné continue à vivre comme une bête sauvage àcôté de l’ermitage, ne se nourrissant que de lait qu’unefemme vient verser chaque jour dans un trou creusé àmême le sol. Et, par la suite, il périt lamentablement,victime de la jalousie du mari de cette femme qui luiapportait du lait tous les jours. Suibhné n’a donc pasréussi l’épreuve que constitue son état de « frénésie »morbide, et son « vol chamanique » ne peut être qu’unéchec total tant physique que psychique.

Dans ce récit, la réalité du vol magique estincontestablement affirmée. Le corps de Suibhné n’estpas resté inerte dans la forteresse où il avait trouvérefuge. Il en sera de même dans un conte populaire de

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refuge. Il en sera de même dans un conte populaire deProvence, recueilli à la fin du XIXe siècle, et qui sembleune lointaine réminiscence de L’Âne d’Or d’Apulée. Ils’agit d’un jeune homme d’Or d’Apulée qui tombeamoureux d’une jeune fille d’une grande beauté qui vitavec sa mère. Tous les soirs, il va faire sa cour à cellequ’il considère déjà comme sa fiancée, mais toujourssous la surveillance de la mère. Cependant, ces deuxfemmes ont la réputation d’être des « masques », c’est-à-dire des sorcières et, sans cesse averti par ses amis,le jeune homme décide d’en avoir le cœur net. Unvendredi soir (la nuit du vendredi au samedi étantpropice au sabbat), il prolonge la soirée qu’il passe chezsa fiancée en faisant semblant de s’endormirprofondément.

Il joue son rôle à merveille et, entre ses paupières, ilvoit les deux femmes devenir de plus en plusnerveuses aux approches de minuit. « Elles tentèrentun dernier effort pour l’éveiller, puis elles discutèrent àvoix basse. Enfin, elles semblèrent prendre unedécision. Elles éteignirent la lumière. La pièce se trouvaplongée dans l’obscurité. Seuls quelques tisons quibrûlaient dans l’âtre permirent au jeune homme de serendre compte de ce qu’elles faisaient. Il en futstupéfait. Elles sortirent en effet d’une armoire cachéeun pot qui fut placé sur la table. Elles se dépouillèrentde leurs vêtements et, en un tour de main, elles furentnues. Elles prirent chacune un peu de la pommade quiétait dans le pot et s’enduisirent tout le corps d’unemanière très méthodique. Elles commencèrent par sefrotter les pieds, puis les mollets, puis les cuisses, puis,

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frotter les pieds, puis les mollets, puis les cuisses, puis,le ventre, la poitrine, le dos et enfin la tête, enprononçant chaque fois la formule suivante : sur lafeuille. À peine eurent-elles terminé ces opérations que,tout à coup, elles furent transformées en chouettes, etelles s’envolèrent par la cheminée en poussant le crilugubre de l’oiseau de nuit, laissant leurs vêtements surune chaise de la pièce qui venait d’être le théâtre decette étrange métamorphose. »

Le jeune homme est désormais fixé : il ne peut plusdouter que sa fiancée soit une sorcière. Mais s’il estabasourdi, il n’en demeure pas moins fort curieux. Ildécide de tenter lui-même l’expérience et d’aller ainsirejoindre les deux femmes au sabbat. Il se dénude,répand l’onguent sur tout son corps comme il l’a vufaire, mais il se trompe d’incantation : au lieu de diresur la feuille, il répète sous la feuille. En tout cas, lamétamorphose s’accomplit et c’est sous forme dechouette qu’il s’envole par la cheminée. « Mais, passantdevant l’âtre, il se sentit entraîné, malgré toute sarésistance, au-dessous de la branche feuillée qui ypétillait, de sorte qu’il commença à s’y brûler d’unefaçon très désagréable. »

Et ce n’est pas fini : « À peine était-il arrivé auxchamps qu’un supplice extrêmement péniblecommença pour lui. En effet, tant qu’il était dans unendroit où la terre était nue, il volait avec aisance, maisdès qu’il parvenait aux abords d’un bosquet, ou prèsd’un simple arbuste, il ne pouvait s’empêcher de passersous les branches, ce qui lui fouettait terriblement la

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sous les branches, ce qui lui fouettait terriblement latête, le corps et les pattes. Il fut bientôt couvertd’écorchures et de contusions. Il sentait qu’il allaitsuccomber et il croyait toucher à sa dernière heure,quand le jour parut et que le coq se mit à chanter.L’heure des masques était passée. Il tomba rudementsur la terre humide et se retrouva dans sa formenaturelle. »

Encore un échec. Mais il faut bien avouer que lejeune homme de cette histoire, dont le ton ironiquen’est pas à démontrer, ne cherchait rien sinon àsatisfaire sa curiosité. Il n’empêche que ceux qui osents’aventurer dans les domaines interdits, sans se faireassister par un introducteur dûment averti par uneinitiation antérieure, risquent les pires avanies, ycompris une mort non souhaitée. Le jeune héros duconte provençal a la chance de s’en tirer avec leminimum de dégâts. Il se retrouve nu et « dans la plustriste situation du monde. Il se releva comme il put et,en boitant, il regagna sa maison en toute hâte avantque l’on pût le voir. Une fois chez lui, il se coucha, enproie à une violente fièvre, et il garda le lit pendantplusieurs jours ».

En fait, l’imprudent « fiancé » s’est laissé aller à undésir insensé de pénétrer par effraction dans un mondeauquel il n’avait pas droit. Il est sur le point d’enmourir. Mais sa santé revient. « Et dès qu’il fut guéri, ils’en alla habiter un autre village, sans donnerd’explication, et surtout sans aller réclamer à son ex-fiancée et à sa mère les vêtements qu’il avait laisséschez elles{114}. » La conclusion qu’on peut tirer de ces

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chez elles{114}. » La conclusion qu’on peut tirer de cesexpériences malheureuses est qu’il ne suffit pas de serendre en simple visite de politesse chez « les êtres dela nuit » quels qu’ils soient, dieux ou défunts, mais qu’ilfaut d’abord savoir ce que l’on veut, ce que l’oncherche, et surtout connaître exactement les limitesimpératives qu’imposent l’inconscience etl’incompétence. Les frontières entre les deux mondes,si tant est qu’elles soient imprécises, sont peuplées biensouvent de monstres qui se font un devoir des’attaquer aux intrus qui ne sont pas détenteurs del’indispensable « rameau d’or ».

Car le rameau d’or, s’il protège le voyageur dans sonerrance à travers l’Autre Monde, est essentiellementcelui qui permet la vision de ce qui se passe au-delà dela frontière. Le « rameau d’or » n’est qu’un symbole,un objet emblématique qui peut avoir de multiplesaspects. Ainsi, dans le cas du vol magique, il n’est pasétonnant de constater que les chamanes utilisent unvêtement ou des ornements comportant des plumagesd’oiseaux. « Il est clair qu’au moyen de tous cesornements, le costume chamanique tend à pourvoir lechamane d’un nouveau corps, magique, en formed’animal. […] On a rencontré des plumes d’oiseaux unpeu partout dans les descriptions des costumeschamaniques. Qui plus est, la structure même descostumes essaie d’imiter le plus fidèlement possible laforme d’un oiseau. […] Le même symbolisme aérien serencontre un peu partout dans le monde, précisémenten relation avec les chamanes, les sorciers et les êtres

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en relation avec les chamanes, les sorciers et les êtresmythiques que ceux-ci parfois personnifient{115}. » Ilest impossible alors de ne pas penser à la descriptiondu redoutable druide irlandais Mogh Ruith, lorsqu’aucours d’une bataille entre lui et les druides du partiadverse, il vient de susciter des feux magiques :« S’étant fait apporter sa peau de taureau brun sanscornes et sa coiffure en plumes tachetées, ainsi quetous ses instruments druidiques, il monta dans son charet, s’élevant dans les airs aussi haut que les flammes, semit à fustiger celles-ci de manière à les orienter vers lenord, tout en chantant des incantations{116}. »

Mais à travers les innombrables mythes concernantle vol du chamane, du sorcier, du druide, ou de touthéros qui s’arroge, par son audace, son courage et sonintelligence, des pouvoirs en quelque sortesacerdotaux, il est difficile de savoir s’il y a réellementmétamorphose de l’opérateur ou simplement unevision subjective de celui-ci, un phénomène d’extase,provoqué ou non par des hallucinogènes, par destechniques appropriées ou encore par l’interventiond’un quelconque « gourou », au cours duquel c’est ledouble qui s’envole hors du corps et revient ensuiteraconter tout ce qu’il a vu durant son voyage dansl’Autre Monde, et parfois rapporter des réponses à desproblèmes que seul le contact avec l’Autre Mondepermet de résoudre.

Il y a certes des témoignages plus que troublants.Des séances chamaniques ont été filmées et nousmontrent des transformations psychiques qui se

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montrent des transformations psychiques qui serépercutent sur le corps lui-même. Ainsi a-t-on vu deschamanes devenir des sangliers, sans toutefois changerd’aspect, se comportant comme des animaux etfouillant la terre avec leurs dents pour en extraire desracines et les mâcher. C’est un exemple parmi biend’autres. Et si, comme le fait remarquer prudemmentMircea Éliade, les pouvoirs attribués aux chamanes,aux sorciers – et bien entendu aux druides –,« revêtent souvent un caractère purement spirituel, le“vol” traduisant uniquement l’intelligence, lacompréhension des choses secrètes ou des véritésmétaphysiques » (Le Chamanisme, p. 373), il est descas inexplicables. Tels sont, dans le contexte duchristianisme et de l’islam, les phénomènes bienrépertoriés que sont l’extase mystique, la lévitation etl’ubiquité, sans parler des « stigmates » qui sont plutôtdes crises d’hystérie, et des rêves qui, étantindividuels, sont absolument incontrôlables{117}. Il fautbien reconnaître que toutes ces manifestations sontentourées du plus grand mystère, mais qu’ellesviennent souvent compléter – et parfois éclairer – lesmythes et les légendes qu’on a tendance à considérercomme aberrants.

En fait, n’est aberrant que ce qui erre en dehors dela logique habituelle, celle qui est admise à un certainmoment par le plus grand nombre d’individus. Maisqu’est-ce que la logique au regard de ce qui échappe àla compréhension humaine ? Autrefois, voler dans lesairs était un mythe, autrement dit une utopie. Or, leshumains parcourent les airs à bord d’avions, oiseaux

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humains parcourent les airs à bord d’avions, oiseauxmétalliques que nos ancêtres considéraient comme dudomaine de l’imaginaire. Et ces mêmes humainspeuvent même, dans certaines conditions, se retrouversur la Lune. Si l’on tient compte des immensespossibilités de l’esprit, le « vol magique », qu’il soitphysique ou qu’il soit psychique, n’en est pas moins uneréalité de la pensée.

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7. Le Pont et le Gué périlleux

Le thème du pont ou du gué périlleux est répanduuniversellement, non seulement dans les ritesfunéraires, mais dans tous les récits concernant lepassage dans l’Autre Monde. « Les chamanes, à l’égaldes trépassés, ont un pont à traverser au cours de leurvoyage aux Enfers. Comme la mort, l’extase mystiqueimplique une mutation, que le mythe traduitplastiquement par un passage périlleux », affirmeMircea Éliade (Le Chamanisme, pp. 375-376). « On aaffaire à un complexe mythologique dont les principauxéléments constitutifs seraient les suivants : a) in illotempore, aux temps paradisiaques de l’humanité, unpont reliait la Terre au Ciel, et on passait d’un point àl’autre sans rencontrer d’obstacles parce qu’il n’y avaitp a s la mort ; b) une fois interrompues lescommunications faciles entre Terre et Ciel, on ne passaplus sur le pont qu’en esprit, c’est-à-dire en tant quemort ou en extase ; c) ce passage est difficile, end’autres termes il est semé d’obstacles et toutes lesâmes n’arrivent pas à le traverser ; il faut affronter lesdémons et les monstres qui voudraient dévorer l’âme,ou encore le pont devient étroit comme une lame derasoir au passage des impies, etc. : seuls les bons, etparticulièrement les initiés, traversent facilement lepont […] ; d) certains privilégiés réussissent néanmoins

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pont […] ; d) certains privilégiés réussissent néanmoinsà le traverser de leur vivant, soit en extase, comme leschamanes, soit “de force”, comme certains héros, soit,enfin, paradoxalement, par la sagesse ou parl’initiation. »

Ces spéculations métaphysiques, formellementattestées chez tous les peuples qui ont pratiqué ou quipratiquent encore le chamanisme, ont largementdébordé sur les systèmes religieux qui se sont infiltréspeu à peu dans leurs territoires. C’est ainsi que lebouddhisme tibétain les a récupérées presquetotalement, comme le prouve le célèbre Bardo Thodol,« Livre des Morts », compilation d’incantations, deprières et de conseils destinés à faciliter le passage del’âme dans l’Autre Monde. L’islam et le christianismeen ont gardé de nombreux souvenirs, et la notion de« Purgatoire », dont l’origine irlandaise a étédémontrée avec brio par Jacques Le Goff, en est lasuite logique dans le monde occidental. Mais, auxtemps druidiques, la tradition celtique en a étéimprégnée de façon indélébile. Et, sur ce sujet, deuxtextes apparaissent comme fondamentaux : l’un, asseztardif, appartient au cycle arthurien en languefrançaise ; l’autre, sans doute plus archaïque, est engaélique d’Irlande.

C’est dans le Lancelot ou le Chevalier à la charrettede Chrétien de Troyes, vers 1175, que se trouve la plusremarquable description de ce pont qui relie les deuxmondes. Le point de départ est donc l’enlèvement de lareine Guenièvre par le sinistre Méléagant, maître de

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reine Guenièvre par le sinistre Méléagant, maître decet étrange royaume de Gorre, « d’où nul ne revient ».Le sénéchal Kaï, frère de lait du roi Arthur, toujoursbrave mais très présomptueux, se lance à la poursuitedu ravisseur, mais il échoue dans sa tentative : il estblessé et fait prisonnier. Ce sont finalement Gauvain, leneveu d’Arthur et le valeureux Lancelot du Lac quientreprennent, séparément, cette quête aventureusedans le but de délivrer la reine.

Évidemment, sous le couvert d’un rapt historicisé,matériel, pourrait-on dire, se cache une autre réalité :la reine Guenièvre est morte, comme Eurydice, et,pour les chevaliers d’Arthur, il convient d’agir commeun chamane, à savoir pénétrer dans les Enfers, vaincrela mort, récupérer l’âme égarée et la ramener vivante àla cour d’Arthur. C’est d’autant plus important que lareine Guenièvre représente symboliquement lasouveraineté, et que sa disparition prive la royautéd’Arthur – et donc toute la société qui gravite autourde lui – de sa légitimité.

Au cours de cette quête, qui est plutôt une errancelabyrinthique, Lancelot est obligé de monter dans la« charrette d’infamie », c’est-à-dire la charrette danslaquelle on conduit ceux qui sont condamnés au pilori.Après un certain temps d’hésitation – qui lui serad’ailleurs reproché plus tard par la reine Guenièvreelle-même –, il s’humilie volontairement dans cettecharrette et se trouve en butte aux quolibets et auxinjures de ceux qu’il rencontre sur son chemin.Hébergé ensuite chez un vavasseur, il expose le but desa quête. Son hôte lui révèle alors qu’il vient

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sa quête. Son hôte lui révèle alors qu’il vientd’emprunter le chemin le plus dangereux pourparvenir au royaume de Gorre et qu’il connaît un autrechemin, plus paisible, mais beaucoup plus long.Lancelot choisit le chemin le plus court et le pluspérilleux, et, le lendemain, il part en compagnie desdeux fils du vavasseur. « Ils parvinrent peu après auPassage des Pierres. Une bretèche en barrait l’entrée,avec un guetteur aux aguets. »

Il s’agit bien sûr d’un « passage étroit », un premierbarrage sur la route qui mène à l’Autre Monde.Lancelot est obligé de lutter contre les guerriers quiveulent lui interdire d’aller plus loin. Mais il estvainqueur et, avec ses deux compagnons, il s’engagedans ce qui n’est pas encore un domaine interdit maisune zone frontière où peuvent se présenter demultiples dangers. Les trois hommes sont hébergéschez une mystérieuse Dame qui est sans aucun douteune des gardiennes de cette zone imprécise. Au coursdu souper, surgit un arrogant chevalier tout armé quiinjurie Lancelot, lui reproche d’être monté dans lacharrette d’infamie et l’avertit solennellement qu’il luiarrivera malheur s’il continue son chemin et s’il tentede franchir le « Pont de l’Épée ». La menace n’est pasvaine et l’arrogant chevalier s’exprime ainsi : « Toi quiprétends franchir le Pont de l’Épée, écoute un peu : tupasseras l’eau si tu veux, sans peine et sans histoires.Grâce à moi, tu feras une rapide traversée dans unebarque. Mais, s’il me plaît, quand tu seras sur l’autrebord, je viendrai te réclamer le prix du passage, et ce

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bord, je viendrai te réclamer le prix du passage, et cesera ta tête, selon mon bon plaisir. »

Il n’est pas difficile de reconnaître dans le chevalierarrogant l’équivalent de Charon, le nocher des Enfers.Tout passage doit se payer, et au prix fort : si on nemeurt pas avant de franchir l’eau périlleuse, on risquesa tête en pénétrant indûment dans le monde interditoù ne sont admis que les défunts. Bien entendu,Lancelot refuse d’écouter plus longtemps l’arrogantchevalier et accepte de le combattre. Il est vainqueurde ce duel et ne consent à laisser la vie sauve à sonadversaire que s’il s’engage à monter lui-même dans lacharrette d’infamie, ce que refuse obstinément levaincu. Survient alors une jeune fille qui lui demandede lui accorder un don. Croyant qu’elle vient implorerla grâce de l’arrogant chevalier, Lancelot accepte.

Mais lorsque la jeune fille lui annonce que le don qu’ila accordé est tout simplement la tête du vaincu – quiest paraît-il félon et déloyal –, Lancelot hésite et donneune dernière chance à son adversaire. Il est de nouveauvainqueur et, pour respecter le don auquel il s’estengagé, mais qu’il désapprouve formellement, il coupela tête de l’arrogant chevalier et la remet à la jeune fillequi la jette immédiatement, et sans explication, dans unvieux puits. Voici donc Lancelot libre de poursuivre sonchemin vers le royaume de Gorre.

Il est de nouveau hébergé chez la Dame qui l’avaitdéjà reçu, et, le lendemain, il part, toujours encompagnie des deux fils du vavasseur, mais également« d’un certain nombre d’exilés qui voulaient le suivre »,tous désireux d’échapper à la tyrannie du sinistre

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tous désireux d’échapper à la tyrannie du sinistreMéléagant et plaçant tous leurs espoirs dans la réussitedu héros. « Ils atteignirent alors le Pont de l’Épée etaucun d’eux ne fut assez hardi pour ne pas s’émouvoir.Ils avaient mis pied à terre et regardaient avec stupeurce pont effrayant. On voyait fuir l’eau perfide aux flotsnoirs et grondants, comme ceux d’un torrent infernal,et on savait tout aussitôt que, tombé dans ce courantpérilleux, nul ne pourrait résister. Quant au pont qui lefranchissait, on voyait bien qu’il n’était pareil à aucunautre : c’était une grande épée bien polie qui brillait deblancheur, jetée en travers de l’eau froide. Ellemesurait bien deux lances de longueur. Il y avait surchaque rive un grand billot de bois où elle était fichée.Certes, on ne pouvait craindre une chute causée par sarupture ou son fléchissement, car elle semblait d’unesolidité et d’une raideur à toute épreuve. Mais, ce quiajoutait encore à la terreur, c’était d’apercevoir surl’autre rive deux lions, ou bien deux léopards,enchaînés à un bloc de pierre. L’eau, le pont et lesfauves, tout alentour glaçait d’effroi. »

Les fils du vavasseur tentent désespérément dedissuader Lancelot d’entreprendre une traversée aussipérilleuse, mais rien n’y fait : « Il ôta son armure demanière à conserver toute sa souplesse. Il ne pouvaitpas ignorer bien sûr qu’il n’arriverait pas indemne etsans entailles au terme de l’épreuve ; mais il avait lacertitude que sur cette épée plus affilée qu’une faux demoissonneur il pourrait se tenir fermement, les mainsnues et les pieds libres. Peu lui importaient alors les

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nues et les pieds libres. Peu lui importaient alors lesplaies aux mains et aux pieds : mieux valait s’estropierque tomber du pont et prendre un bain forcé dans uneeau de laquelle il ne pourrait jamais sortir. Alors, il selança hardiment et, à force de ténacité et d’endurance,ne cessant de penser à celle qu’il aimait, s’aidant desmains, des pieds et des genoux, il rampa sur l’épée etparvint enfin au but désiré. Alors, il se rappela les deuxlions qu’il avait aperçus de l’autre rive et promena sonregard autour de lui. Mais il n’y avait rien, pas mêmeun lézard{118}. »

Il est certain que, dans ce texte d’une étonnanteprécision, le romancier champenois n’a rien inventé : ilse contente de raconter, dans le style de son époque,une aventure qu’il a entendue par voie orale ou qu’il adécouverte dans un manuscrit aujourd’hui perdu, maisde toute façon d’origine celtique. Or, il ne fait aucundoute que l’on se trouve en présence d’une traditionprofondément marquée par les croyances et les rituelschamaniques. Et le fait que la vision des deux lionsn’était qu’un fantasme qui s’évanouit une fois l’épreuveaccomplie prouve que le héros a agi en état d’extase,sinon sous le coup d’une hypnose caractérisée.

Toute la problématique des chamanes se trouve eneffet contenue dans cet épisode rédigé dans le plus purstyle chevaleresque de la société courtoise de la fin duXIIe siècle. On en retrouvera l’équivalent dans uneautre épopée d’origine chamanique, le célèbre Kalevalafinlandais où le barde primordial Vainämöinen, en étatde transe, accomplit son voyage vers Tuonela, nom queporte l’Autre Monde dans la tradition finno-ougrienne :

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porte l’Autre Monde dans la tradition finno-ougrienne :dans un des épisodes les plus essentiels de cette vastecompilation, le barde est contraint d’affronter denombreux dangers qui se dressent devant lui, etsurtout il doit traverser un pont composé d’épéestranchantes et de poignards acérés. « Dans ces mythes,ce passage “paradoxal” souligne justement que celui quiréussit à le réaliser a dépassé la condition humaine : ilest un chamane, un héros ou un esprit, et en effet on nepeut réaliser le passage paradoxal que si l’on estesprit{119}. » Lancelot, comme Vainämöinen,débarrassé d’un « instinct de survie » parfaitementégoïste, néantise complètement toutes les terreursancestrales qu’il a affrontées, bon gré mal gré, au coursde son existence, et se présente alors comme un puresprit rétablissant le pont qui existait, dans les tempsprimordiaux, entre la Terre et le Ciel.

Ce n’est d’ailleurs qu’une épreuve parmi d’autres.De nombreux ennuis attendent le chevalier dans leroyaume de Gorre. D’abord, ses blessures constituentun handicap. Ensuite, il doit lutter contre Méléagantpour que celui-ci puisse l’autoriser à quitter cet étrangeroyaume avec la reine Guenièvre. Ce qu’il ne ferad’ailleurs pas, prenant Lancelot dans le piège descontraintes chevaleresques. De plus, pour accéder àGuenièvre, Lancelot devra subir une épreuveéquivalente : pour pénétrer dans la chambre où setrouve la reine, il doit en effet franchir un autre« passage étroit », en l’occurrence une fenêtredéfendue par de solides barreaux de fer. Pour rejoindre

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défendue par de solides barreaux de fer. Pour rejoindrecelle qu’il aime, et qui est le but de ce voyage périlleux,il est obligé de tordre les barreaux afin de se frayer unpassage, utilisant ainsi le maximum de sa force et, cefaisant, se couvrant de blessures sanglantes. Certes, ilsera finalement le vainqueur incontestable de cettequête, mais ce n’est pas lui qui aura l’honneur deramener Guenièvre à la cour du roi Arthur. C’estGauvain qui accomplira cette mission après s’êtreintroduit dans le royaume de Gorre par un mystérieux« pont sous l’eau » dont l’auteur ne dit absolumentrien.

Le pont constitue donc, symboliquement, le cheminétroit que tout humain doit emprunter, qu’il soit vivantou mort, lorsqu’il veut accéder à l’Autre Monde. Maiscet Autre Monde, très indéfinissable, très présentpourtant sur la surface de la terre sans qu’on lediscerne, est aussi le lieu de l’initiation, del’illumination, pourrait-on dire, si ce terme n’était pasautant lié aux spéculations bouddhistes. Et la traditionceltique d’Irlande en fait l’accès à la connaissance, unedes portes qui s’ouvrent sur une réalité supérieure,celle dont parle Platon dans sa fameuse allégorie de lacaverne. Le franchissement du pont, si difficile qu’ilsoit, est en somme la libération de l’être enchaîné aufond de la caverne, le dos tourné vers la lumièreextérieure dont on ne voit que le reflet sur le mur d’enface. C’est ce que semble démontrer un autre texteceltique, L’éducation de Cûchulainn, récit en languegaélique tardivement collecté dans un manuscrit duXVIIIe siècle mais qui, comparé avec un texte plus

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XVIIIe siècle mais qui, comparé avec un texte plusancien, La Courtise d’Émer, est riche d’enseignementssur le rôle joué par le chamanisme dans la constitutionde l’idéologie druidique.

Le texte de L’Éducation de Cûchulainn faitapparaître de curieuses coutumes chez les Irlandais del’époque pré-chrétienne, en particulier l’obligation pourtout futur guerrier d’aller se perfectionner non pas chezun maître irlandais, mais écossais, ou tout au moins del’île de Bretagne, car on ne sait jamais très bien, danstoutes ces épopées, où est la différence entre laBretagne (insulaire) et l’Écosse proprement dite. Cettepremière constatation fait penser à ce que dit César desdruides gaulois qui allaient s’instruire dans l’île deBretagne, ce qui laisse supposer que celle-ci étaitvraiment pour tous les peuples celtes un centre à la foisreligieux, culturel et militaire d’une importanceexceptionnelle. Il faut aussi remarquer que, dans tousles textes celtiques, irlandais en particulier, il y atoujours un jeu de mots entre Scotia, qui désignel’Écosse, et Scythia, qui est le pays plus ou moinsmythique des Scythes, ce qui rattache cette traditioninsulaire à celle des lointains ancêtres des Celtes, quandils étaient les voisins des Scythes et des Sarmates dessteppes de l’Asie centrale et de la Russie méridionale.

Mais il y a plus. Cette éducation militaire quedoivent recevoir les jeunes guerriers irlandais est loinde ressembler à une quelconque école de guerre ou àun camp d’entraînement pour légionnaires romains. Ils’agit essentiellement d’une éducation magique. On

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s’agit essentiellement d’une éducation magique. Onsait, par le Livre des Conquêtes, que les grands dieuxceltes, les Tuatha Dé Danann, venaient des mythiques« îles du nord du monde » et qu’ils avaient amené aveceux la science, le druidisme et la magie. Cette collusionentre la science, le druidisme et la magie, d’une part, etles îles du nord du monde, d’autre part, estsignificative ; et elle renforce l’hypothèse qui voit dansle druidisme un certain aspect, ou tout au moins unhéritage, du chamanisme primitif de la grande plainequi s’étend au nord du continent euro-asiatique.

Une seconde coutume n’est pas moins surprenante :cette éducation guerrière des jeunes gens était assuréenon pas par des hommes mais par des femmesguerrières qui apparaissent comme des magiciennessinon des sorcières. Qui sont-elles exactement ? Latentation est forte d’en faire des « druidesses », s’il estbien vrai qu’il ait existé des druidesses, ce qui n’est pasprouvé de façon définitive. Il y a eu des femmes dans laclasse sacerdotale druidique, c’est certain, mais leurrôle n’est pas très clair, et il s’apparente davantage à laprophétie et à la magie proprement dite qu’à la prêtriseau sens où on l’entend généralement. Par contre, cesfemmes guerrières – et initiatrices – apparaissent trèsproches des innombrables femmes chamanes dontl’existence est attestée dans toutes les traditions quipratiquent les techniques de l’extase. Et l’on pourraitmême établir un lien entre ces femmes guerrières etles nombreux chamanes qui se féminisent, soit enportant des vêtements de femme{120}, soit, dans

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portant des vêtements de femme{120}, soit, danscertains cas, en se châtrant volontairement, à l’imagede certains prêtres de l’Antiquité, les Ennarées, selonHérodote, qui étaient voués au culte de la déesse-mèreCybèle. Quoi qu’il en soit, il semble que, chez les Celtes,l’éducation des jeunes guerriers ne consistait passeulement dans l’apprentissage du maniement desarmes : la part réservée à l’apprentissage de la magieet au développement de la sexualité apparaît non pascomme quelque chose de complémentaire, mais commefaisant partie intégrante de l’enseignement dispensé àcette occasion.

Donc Cûchulainn, qui s’est déjà distingué par sonardeur guerrière, part pour l’Écosse afin de compléterson éducation auprès de ces étranges femmesguerrières. Il va d’abord, avec quelques compagnons,chez une certaine Dordmair, fille de Domnal leBelliqueux, qui commence par leur faire unedémonstration saisissante : elle fiche une épée en terre,la pointe en l’air, puis elle saute et vient se poser àl’horizontale, la poitrine contre la pointe, sans aucuneblessure apparente, ni le moindre accroc à sonvêtement. Tous ceux qui tentent cette épreuveéchouent, sauf Cûchulainn. Celui-ci reste une annéeentière avec Dordmair, apprenant des tours d’adressequi sont surtout d’ordre magique ; puis il se rend chezune autre femme guerrière, du nom de Scatach. Maisn’entre pas qui veut dans le territoire régi par Scatachet sa fille Uatach. Pour y parvenir, il faut franchir unpont, appelé « Pont des Sauts ».

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pont, appelé « Pont des Sauts ».Ce pont est de même nature que le « Pont de

l’Épée » : « Voici comment était ce pont : pour peuqu’on sautât dessus, il se rétrécissait jusqu’à deveniraussi mince qu’un cheveu, aussi dur qu’un clou et aussiglissant que le fil d’une épée. D’autres fois, lorsquequelqu’un bondissait au-dessus de lui, il se levaittellement haut qu’on eût dit un mât de navire. »Cûchulainn regarde plusieurs jeunes gens qui tententde franchir le pont. « Invariablement, ils tombaient àterre, vaincus. Après avoir bien observé la scène, ilsauta lui-même sur le pont, mais celui-ci devint siglissant que, n’y pouvant tenir, il chut à la renverse. »Et, pendant ce temps, Scatach, en compagnie de sa fille,du haut de sa maison, observe attentivement lecomportement de tous ceux qui s’acharnent à vouloirfranchir l’espace interdit.

Cûchulainn est quelque peu marri de cet échec.« S’étant relevé, et, après avoir pris son élan, il sautade nouveau au-dessus du pont, mais une nouvelleglissade l’étendit au sol. Les jeunes gens quil’entouraient poussèrent des cris moqueurs pourstigmatiser sa folie, puisqu’il tentait l’épreuve du Pontdes Sauts sans avoir reçu les enseignements deScatach. En s’entendant railler de la sorte, Cûchulainn,pris de rage, sauta une troisième fois au-dessus du ponten faisant balancer son corps comme s’il flottait dans levent et, de cette façon, il parvint à se poser sur leplancher du pont, à la hauteur exactement du piliercentral. Et le pont ne se rétrécit ni ne s’amincit, tel unfil, ni ne se leva. Devant un pareil exploit, l’assistance

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fil, ni ne se leva. Devant un pareil exploit, l’assistancene put réprimer des cris d’étonnement etd’admiration{121}. »

Le héros a donc franchi le pont, transgressant ainsil’interdit, ou plutôt la malédiction, qui frappe lecommun des mortels. Il vient de pénétrer dans cetétrange Autre Monde qu’est le domaine de Scatach, etil est en droit de réclamer les autres éléments quicompléteront son initiation. D’ailleurs, Scatach, qui l’abien observé, sait maintenant que Cûchulainn estprédestiné, et qu’il a été, selon le principe chamanique,« choisi par les esprits ». Elle envoie sa fille à larencontre du héros pour l’inviter chez elle, et la fille nese fait pas prier, car dès qu’elle a aperçu le héros, elleen est tombée éperdument amoureuse. Mais lesépreuves de Cûchulainn ne sont pas terminées pourautant. Scatach veut vérifier sa valeur et sesdispositions. Il doit alors se mesurer à un terriblechampion. Il est vainqueur mais, couvert de blessures,il est soigné par la femme guerrière et sa fille.

C’est alors que l’initiation prend une autre tournure.Pendant la nuit, Uatach, la fille de Scatach, pénètredans la chambre où repose Cûchulainn, et comme sesintentions sont on ne peut plus claires, le jeune hommela repousse en disant : « Ne sais-tu pas, ô fille, que c’estvioler un interdit, quand on est malade, de coucheravec une femme ? » Uatach s’en va, mais elle revientpeu de temps après, complètement nue, et se glissesournoisement dans le lit de Cûchulainn. Celui-ci « étaitgrandement ennuyé. Il étendit sa main valide vers la

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grandement ennuyé. Il étendit sa main valide vers lafille et rencontra un doigt de celle-ci, de sorte qu’en larepoussant, il tira sa peau et sa chair et qu’il la blessa etmarqua rudement ». La fille proteste et menaceCûchulainn d’un geis de destruction parce qu’il l’ablessée sans raison. Elle ne consent à lui pardonner ques’il accepte qu’elle dorme auprès de lui cette nuit-là.Cûchulainn persiste dans son refus. Alors, Uatach luipromet qu’il obtiendra de sa mère les « trois tours »qui feront de lui le guerrier le plus redoutable qui soitau monde{122}.

Sur cette promesse, le jeune homme accepte depasser la nuit avec la fille de Scatach. Le récit est muetsur ce qui se passe alors, mais au matin, la fille luirévèle comment il doit agir pour obtenir les secrets desa mère. Cûchulainn s’arrange alors pour surprendreScatach à un moment où elle est sans armes. Il lève sonépée sur elle, la menaçant de « mort et destruction ».Scatach, en grand danger, accepte les conditions de son« élève » : « les trois tours que tu n’as jamais appris àpersonne avant moi, ta fille, et aussi l’amitié de tescuisses ».

Ainsi s’éclaire le caractère de l’initiation reçue chezles femmes guerrières : il s’agit d’une initiation sexuelleet magique tout autant que guerrière proprement dite.On sait que, de tout temps, la guerre et la sexualitésont liées, mais dans cet épisode, le lien apparaît trèsclairement. Cûchulainn a déjà reçu chez Dordmair lespremiers éléments de cette initiation, mais il a besoind’en savoir plus, car il a repoussé les avances de cetteDordmair{123}. Il faut donc que l’initiation soit

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Dordmair{123}. Il faut donc que l’initiation soitcomplétée par une relation sexuelle entre la« Maîtresse » et le disciple. Mais cette relation n’estpas unique : celle qui s’établit entre Cûchulainn etUatach ne peut en aucun cas exclure la relation entrelui-même et Scatach. D’ailleurs, les noms de la« Maîtresse » et de sa fille sont significatifs : le jeunehomme subit ici une initiation terrible puisque telle estla signification du nom de Uatach, mais également quifait peur (sens du nom de Scatach). Enfin, la relationavec la fille est un mariage « annuel », c’est-à-dire unconcubinage légal mais temporaire, selon la coutumeceltique, qui ne dispense pas de relations sexuellesépisodiques avec une autre femme.

Cet aspect particulier de l’initiation guerrière,magique et sexuelle s’explique par le rôle que joue lafemme dans l’idéologie celtique. Comme dans d’autrestextes irlandais, en particulier La Poursuite deDiarmaid et Grainné, gallois (Histoire de Taliesin), oumême français d’inspiration celtique (Tristan etYseult), la femme apparaît comme transformatriced’énergie, celle qui absorbe la force virile et la restitueensuite en donnant le jour à l’enfant. Mais si lephénomène de la parturition trouve ainsi sajustification sur le plan physiologique, il a une autresignification dans un domaine qu’on a rarement abordédans le monde gréco-romain, et presque jamais dans lemonde chrétien, le concept du coitus reservatus, bienconnu des pratiques du tantrisme oriental, maissuspect et même « diabolisé » en Occident. Autrement

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suspect et même « diabolisé » en Occident. Autrementdit, la relation sexuelle entre un homme et une femmen’est pas forcément un acte de procréation, un acte decréation d’un troisième être qui prolongerait les deuxautres, mais la transformation de l’amant dans laplénitude de l’amour affectif, à la fois sentimental etcharnel. La femme qui « se donne » ne donne pas sonêtre, mais la composante orgastique suscitée parl’homme et qu’elle partage avec lui. Donc, elletransforme l’homme en lui renvoyant une part de sonénergie, déjà transformée, et elle se transforme elle-même puisqu’elle bénéficie de la même composante àlaquelle elle a procuré son énergie féminine. C’est doncdans cette optique qu’il faut examiner l’initiation deCûchulainn, depuis qu’il a franchi le pont qui le séparaitde l’Autre Monde.

Donc, Scatach, sous l’obligation de son serment,révèle les trois prouesses et, « la nuit suivante,Cûchulainn eut la fête de la main et du lit avec la fille,et, en plus, l’amitié des cuisses de la mère ». Il restealors une année entière chez les deux femmes où ilperfectionne ses connaissances. Il s’en va ensuite chezune autre femme guerrière, Aifé, fille d’un roi deGrande Grèce (sic). « Celle-ci l’accueillit aimablementet amoureusement, car il était beau et plaisait à toutesles femmes. Et cette nuit-là, il eut la fête de la main etdu lit avec elle et resta en sa compagnie pendant uneannée entière. » C’est d’ailleurs pendant ce séjour qu’ilapprend un « tour » secret, le gai bolga, coup magiquequ’il sera le seul au monde à connaître et qui fera de lui

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qu’il sera le seul au monde à connaître et qui fera de luiun guerrier invincible. Et quand il prend congé de Aifé,celle-ci lui avoue qu’elle est enceinte de lui et qu’elledonnera naissance à un fils.

Il s’en va néanmoins après avoir demandé à Aifé delui envoyer ce fils lorsqu’il aura l’âge de porter lesarmes. Voici donc le héros livré à lui-même. « Il sentitson esprit angoissé pendant tout le jour. Il cheminalonguement, tout pensif, avant d’atteindre le Pont desSauts, non loin de la forteresse de Scatach. » C’est alorsque se place un étrange épisode qui souligne une fois deplus l’importance du « pont » dans cette recherche desmystères de l’Autre Monde.

En effet, « il aperçut soudain quelque chosed’inimaginable, de merveilleux, d’horrible, demonstrueux, à savoir une femme fort laide, fort grande,fort vieille, qui, debout de l’autre côté du pont, tenait ensa main un récipient de métal tout empli de boules defer hérissées de pointes acérées. Alors, il reconnut enelle une sorcière nommée Ess Enchenn dont, sesouvint-il, il avait tué les trois fils au cours d’un combatpérilleux ».

Il faut essayer de bien comprendre la situation.Visiblement, la sorcière veut traverser le Pont desSauts, mais elle est de l’autre côté, c’est-à-dire queCûchulainn, lui, se trouve toujours dans le domaine plusou moins magique des femmes guerrières, qu’on peutd’ailleurs assimiler à l’Autre Monde, tout au moins àl’un des aspects concrets de celui-ci. Et la sorcièremanifeste le désir d’y pénétrer. Cependant, elle

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manifeste le désir d’y pénétrer. Cependant, elles’aperçoit bien que Cûchulainn, de l’autre côté,constitue un obstacle. Elle lui crie de lui laisser le librepassage, mais Cûchulainn lui répond : « Ce que tu medemandes est impossible. Ce pont ne peut être franchique par une seule personne, et cette personne ne peutêtre que moi. Il est si mince et si glissant que nul ne s’ypeut tenir s’il n’en a appris l’art et la manière. »

La sorcière insiste et menace Cûchulainn des piresmaux. Alors, celui-ci « enserra le pont de ses bras et deses jambes et s’y étendit sur le dos, en travers. Mais lasorcière, par un coup dont elle avait le secret, bonditsur lui, le saisit brutalement et le blessa. Il se vit perdus’il ne réagissait au plus vite et, sautant en l’air, il sebalança au-dessus du pont comme s’il flottait dans levent, puis, fondant sur la sorcière, il tira son épée et,d’un seul coup, lui en trancha la tête. Ainsi périt EssEnchenn, la maudite, pour avoir osé défierCûchulainn{124} ».

Ainsi donc le héros, admis dans le domaine deScatach par sa valeur et son initiation, se présente icicomme un des gardiens du Pont des Sauts, et c’est entant que tel qu’il empêche la sorcière de le franchir. Ilarrive souvent, dans les anciennes épopées, commedans certains contes populaires, que le « gardien duseuil » soit remplacé par un imprudent qui accepte deprendre sa place, ne serait-ce qu’un moment. C’est cequi se produit dans un court récit breton recueilli dansle Morbihan au début du XXe siècle, les Trois Poils dudiable : là, le « gardien du seuil » est un passeur qui fait

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franchir une large rivière à ceux qui veulent aller« chez le diable », mais qui sont avertis qu’ils nereviendront pas de leur expédition. Et le héros du récit,après quelques péripéties, se débarrasse d’un gêneur,en l’occurrence un de ses frères, en l’envoyant prendrela place du passeur{125}.

On peut découvrir un autre pont « périlleux » dansle récit de la Navigation de Maelduin, sorte de doubletplus récent de la Navigation de Bran, à ceci près que lehéros ne s’embarque pas pour rejoindre la reine de l’îledes Fées mais pour venger le meurtre de son père. Aucours de son voyage sur la mer, il va, comme Bran, d’îleen île, toutes étant plus mystérieuses les unes que lesautres. C’est ainsi que Maelduin et ses compagnonsparviennent à une île de dimensions modestes, « oùs’élevait une forteresse, à la porte apparemment enbronze, à laquelle on ne pouvait accéder que par unpont de verre ». Les navigateurs abordent dans l’île etse dirigent vers la forteresse, bien décidés à parler àceux qui devaient y habiter. « Mais dès qu’ilss’engagèrent sur le pont de verre, ils tombèrent tous àla renverse, étant incapables de tenir debout sur cettesurface très glissante{126}. »

Il serait tentant d’interpréter ce « pont de verre »comme un « pont de glace », ce qui expliqueraitrationnellement pourquoi les navigateurs ne peuvent ytenir debout. On peut également penser au pont bifrostde la mythologie scandinave, qui permet l’entrée auroyaume des dieux, et qui ressemble fort à un pont deglace. Mais la suite de l’histoire montre qu’il s’agit en

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glace. Mais la suite de l’histoire montre qu’il s’agit enfait d’un pont magique, quelle que soit sa nature, quirelie le monde des vivants à un domaine interdit. CarMaelduin et ses compagnons « se trouvaient dans cetteposition fort embarrassante quand ils virent unefemme sortir de la forteresse, un seau à la main.Lorsqu’elle fut arrivée à la partie la plus basse du pont,elle souleva une plaque de verre et remplit son seau àune fontaine qui jaillissait d’en dessous du pont. Puis,sans même paraître s’apercevoir de la présence deMaelduin et de ses compagnons, elle rebroussa cheminet rentra dans la forteresse ». Cela ne fait que susciterla curiosité des navigateurs : « En rampant, ilsparvinrent jusqu’à la porte de bronze. Avec leurs épéeset leurs boucliers, ils la heurtèrent longtemps dansl’espoir qu’on viendrait leur ouvrir. Mais le bruit qu’ilsfaisaient sur le bronze se transforma en une doucemusique qui les endormit jusqu’au matin. »

Le même manège se reproduit trois jours et troisnuits. « Ils furent ainsi sans nourriture et sansbreuvage. Au matin du quatrième jour, la femme allavers eux. D’une grande beauté, elle portait un manteaublanc, un collier d’or autour de son cou, un diadèmed’argent sur sa chevelure noire. Elle était chaussée desandales d’argent blanc qui faisaient ressortir le rose deses pieds et, sur son manteau, était épinglée une broched’argent cloutée d’or. Et son manteau, légèrementouvert par la brise du matin, laissait voir une chemisede soie très fine sur sa peau blanche. » La femme lesconduit alors dans une maison très confortable, avec

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conduit alors dans une maison très confortable, avecdes lits préparés pour chacun, tout près du rivage, maiselle ne leur fait pas franchir le pont. Mais elle leurapporte « un panier qui contenait une nourriture quiressemblait à du fromage ou à du lait caillé. Elledistribua la nourriture à chacun d’eux, et chacun ytrouvait le goût et la saveur qu’il désirait. Ensuite, ellealla remplir son seau sous la même dalle du pont deverre et leur en offrit le contenu. Enfin, quand elle lesvit tous rassasiés, elle les quitta et regagna laforteresse ».

La nourriture ainsi dispensée et à laquelle chacuntrouve le goût qu’il désire fait évidemment penser aurepas du Saint-Graal tel qu’il est décrit dans les textesdu XVIIIe siècle. Effectivement, la forteresse interditepeut être considérée comme l’équivalent du Châteaudu Graal. Elle n’est accessible qu’à ceux qui le méritent.Et la fantasmagorie continue : « Cette nuit-là, Maelduinet ses compagnons dormirent profondément dans lamaison. Mais, quand ils s’éveillèrent, ils s’aperçurentqu’ils se trouvaient dans leur bateau, au milieu de lamer. Jamais ils ne retrouvèrent l’île mystérieuse, ni laforteresse, ni le pont de verre, ni la maison près durivage où ils avaient dormi, ni la femme qui leur avaitservi une nourriture et une boissonmerveilleuses{127}. » Ont-ils été sous le coup d’unsortilège ? Ont-ils été plongés dans un état d’extase parla volonté de cette étrange femme qui vit de l’autrecôté du pont ?

Cependant, il arrive que ce pont reliant les deux

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Cependant, il arrive que ce pont reliant les deuxmondes, pont mythique bien sûr, peut revêtir unaspect surprenant, qui n’est pas exemptd’enseignement profond. Dans la seconde branche duMabinogi gallois, recueil de récits mythologiquescollectés au XIIe siècle, mais issus d’une tradition quiremonte très loin dans le temps, se trouve en effet unépisode qui ne manque ni de pittoresque ni designification. Dans ce texte, intitulé Branwen, fille deLlyr, le héros Brân Vendigeit, « Bran le Béni »,personnage considérable, de taille gigantesque etdétenteur d’un mystérieux chaudron de renaissancequi préfigure le Graal, conduit une expédition desBretons insulaires en Irlande afin de venir à l’aide deBranwen, la sœur de Brân, maltraitée par son époux, leroi Matholwch. Or, l’armée des Bretons se trouve enface d’un estuaire fort large qu’il est impossible defranchir puisqu’il n’y a pas de pont. Cela démontre queBrân et ses compagnons sont arrivés à la frontière dedeux mondes. Mais, ici, il n’y a ni passeur, ni pont, nimême de « gardien du seuil ».

En fait, il y avait un pont, mais il a été détruit par lesIrlandais, inquiets de voir arriver une puissante arméebretonne sur leur territoire. « On rassembla aussitôttous les guerriers d’Irlande, tous les grands chefs, et ontint conseil. » Les membres de ce conseil sont formels :« Il n’y a d’autre plan possible que de reculer par-delàla Llinon, rivière d’Irlande{128}, de mettre la Llinonentre toi et lui, et de rompre le pont. Il y a au fond de larivière une pierre aimantée qui ne permet à aucunnavire ni vaisseau de la traverser. » Il s’agit donc d’une

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navire ni vaisseau de la traverser. » Il s’agit donc d’unefrontière plus ou moins magique entre deux mondes,même si l’explication qui est donnée de son caractèreinfranchissable est rationalisée, presquescientifiquement, par la présence supposée d’unepierre aimantée au fond de l’eau. Mais, à l’époque de latranscription du récit, une pierre aimantée passait pourêtre plus ou moins d’origine surnaturelle et pour ainsidire diabolique.

Brân et sa troupe parviennent donc sur les bords dela Llinon. Les guerriers disent à leur chef : « Tu connaisle privilège de cette rivière, personne ne peut latraverser, et il n’y a pas de pont dessus. Quel est tonavis pour un pont ? » Brân le Béni leur fait alors uneétrange réponse : « Je n’en vois pas d’autre que celui-ci : que celui qui est chef soit pont. C’est moi qui seraile pont. » Aussitôt dit, aussitôt fait : « Il se coucha par-dessus la rivière ; on jeta des claies sur lui, et lestroupes traversèrent sur son corps{129}. »

Il ne faut certes pas se laisser prendre àl’invraisemblance de la situation : celle-ci ne fait quetraduire concrètement une réalité idéologique qui meten valeur le rôle et la responsabilité du chef, qu’il soitroi ou simple conducteur d’armée. C’est au chef deprendre les décisions qui s’imposent, pour le plus grandbien de tous ; c’est à lui de se dévouer pour une causecommune. Et de plus, étant donné le sens symboliquede la rivière qui sépare deux mondes, seul Brân, qui seprésente ici comme un « pontife », c’est-à-direétymologiquement « celui qui fait le pont », est avant

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étymologiquement « celui qui fait le pont », est avanttout une sorte de prêtre, un chamane, seul capable,grâce aux connaissances acquises par une initiationantérieure, de rétablir, du moins provisoirement, lefameux lien entre la Terre et le Ciel.

D’autre part, on sait que, mythologiquement parlant,le Gallois Brân le Béni est le même personnage que lesecond Brennus qui, selon les chroniqueurs grecs,aurait conduit, vers 287 avant notre ère, uneexpédition gauloise à Delphes et dans les Balkans. Cetteexpédition a peut-être, au départ, une base historique ;mais à travers les récits confus et souventcontradictoires de Pausanias, de Diodore de Sicile et ducompilateur latin Justin, c’est en fait une épopéemythologique qui est présentée sous un aspect soi-disant historique. Or, on peut facilement constater decurieuses analogies entre ce que racontent les écrivainsde l’Antiquité classique et le récit gallois,vraisemblablement issu d’une tradition oraleappartenant à la fois à l’île de Bretagne et à l’Irlande.

Comme Brân le Béni, Brennus se lance dans unequête de butin à travers des pays inconnus, mais demême qu’un alchimiste pratique le Grand-Œuvre à lafois pour fabriquer une pierre matérielle et un édificespirituel intérieur, chez les Celtes, la quête de trésorsest toujours ambivalente : il s’agit autant de seprocurer les viles richesses du siècle que les fabuleuses« richesses » de l’Autre Monde. C’est un thèmeconstant dans les épopées celtiques, et la célèbre« Quête du Graal » en est, sinon l’aspect définitif, du

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moins l’une de ses dernières manifestations à l’usaged’un public christianisé.

Et voici Brennus et sa troupe, vainqueurs sans grandeffort des peuples qu’ils ont rencontrés dans les paystraversés, arrêtés dans leur élan sur les rives du fleuveSperchios. Il faut traverser l’eau, mais il n’y a pas depont. Dans le récit de l’événement tel qu’il a ététransmis par les chroniqueurs grecs et latins, la part delégende est tellement forte qu’on ne sait plus discernerla réalité à travers les affabulations mythologiques.L’eau est avant tout une frontière naturelle, parfoisinfranchissable, mais c’est aussi, sur un planmétaphysique, ce qui sépare le monde des humains dumonde des esprits. Brennus et sa troupe se trouventdonc au seuil du royaume des morts. Mais le« Royaume des Morts » est interdit aux vivants, etinversement, de sorte que le franchissement de cetteeau donne toujours lieu à des épreuves symboliquesdont les épopées, depuis l’Odyssée et LesArgonautiques, jusqu’à la Quête du Graal, sontabondamment pourvues.

Mais Brennus, « fertile en ruses et en expédients »,comme l’affirme Pausanias, fait franchir le fleuveSperchios à sa troupe : une partie passe à la nage, uneautre en utilisant leurs boucliers comme nacelles, unetroisième à gué, la taille des Gaulois étant suffisantepour cet exploit. Or, le thème du bouclier qui sert denavire se retrouve dans la légende arthurienne,notamment dans un poème mythologique touffu etobscur attribué au barde gallois Taliesin, les Dépouilles

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obscur attribué au barde gallois Taliesin, les Dépouillesde l’Abîme, conservé dans un manuscrit du XIIIe siècle.Le sujet apparent en est une expédition dans l’AutreMonde, situé quelque part en plein océan, en vue des’approprier un chaudron de connaissance et derenaissance, l’un des prototypes évident de ce quideviendra le Graal dans la littérature médiévale ducontinent. À cette expédition prennent part le roiArthur et ses compagnons, mais l’histoire semble plutôtconcerner Brân le Béni.

D’après les plus anciens textes où apparaît le roiArthur, en tant que chef de bande au service des roisde Bretagne, le héros possède quelques objetsmerveilleux, en particulier son épée, Excalibur dans lestextes français, Kaledfwlch dans les textes gallois,Caladbolg dans les textes gaéliques, ce qui signifie« violente foudre », et un étrange bouclier appeléPrytwen en gallois, ce qui veut dire « forme blanche ».Mais ce bouclier est également le navire d’Arthur. Et,dans ce poème des Dépouilles de l’Abîme, il estvraiment décrit comme un navire :

« Trois fois plein le navire Prytwen, nous y allâmes.Sauf sept, personne ne revint de Kaer Sidhi, la ville

des Fées…Trois fois plein le navire Prytwen, nous allâmes sur

la mer.Sauf sept, personne ne revint de Kaer Rigor…Trois fois plein le navire Prytwen, nous partîmes

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Trois fois plein le navire Prytwen, nous partîmesavec Arthur.

Sauf sept, personne ne revint de Kaer Kolud, lacitadelle obscure{130}… »

L’ensemble du poème, qui a pour personnage

principal le fameux roi Arthur, raconte en faitl’aventure de Brân le Béni en Irlande. Et, de plus, unrécit en gaélique d’Irlande, le Meurtre de Cûroi,présente une étonnante analogie avec les Dépouilles del’Abîme et avec le récit gallois de l’expédition de Brânen Irlande. Mais, ici, le héros en est le fameuxCûchulainn qui, tel Brân, joue le rôle du pont pourtransporter ses compagnons : « Nous emmenâmestrois vaches ; – elles nagèrent sur la mer… – Quandnous partîmes sur l’océan, – les hommes de monbateau furent noyés… – Alors je portai […] – neufhommes sur chacune de mes mains, – trois sur ma tête– et huit sur mes deux flancs, – accrochés à moncorps{131}. » Plus que jamais, la coutume est respectée :« que celui qui est chef soit pont ».

Mais cela n’est valable que lorsqu’il n’y a pas de pontsur le cours d’eau. Sinon, il faut se résoudre à subir deterribles épreuves pour franchir le pont magique quisépare les deux mondes. On en a un exemple dans undes épisodes en langue française rattachés tardivementau cycle arthurien, le récit des Merveilles de Rigomer :Rigomer est une cité interdite, quelque peu à l’imagedu royaume de Gorre. Pour y accéder, il faut luttercontre des guerriers embusqués sur la route, puis

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contre des guerriers embusqués sur la route, puisaffronter des monstres sur un pont qui relie le mondedes humains à cet espace étrange qui se situe « del’autre côté de l’eau ».

C’est Lancelot du Lac qui est le héros de l’aventure.Après avoir vaincu nombre d’ennemis qui voulaientl’empêcher d’accéder à la rivière, il parvient enfin à unpont qui est paraît-il infranchissable. Le conseil qu’onlui donne est celui-ci : « Si tu veux traverser, le plussûr moyen est de voler comme un oiseau. » Lancelotrétorque qu’il n’est pas un oiseau et qu’il se contenterade s’engager sur le pont et de combattre tous ceux quis’opposeront à son passage. Mais, sur ce pont, il y a ungardien, un horrible dragon. « Même si tu cours sur lepont, le dragon te rattrapera, t’agrippera avec sesdents et ses griffes et te fera subir les pires tourments.Tel est le sort de tous les présomptueux quifranchissent le pont sans sauf-conduit. »

Lancelot s’informe de ce « sauf-conduit », et tous sesinterlocuteurs lui avouent qu’ils ne savent pas ce quec’est. « Lancelot s’abîma dans de profondes réflexions :il ne s’agissait plus en effet de lutter contre un homme,mais de s’opposer à un monstre qui mettrait toute saforce diabolique à le détruire. Pourtant, il savait quecertains chevaliers étaient parvenus à passer. Ce qu’ilsétaient devenus ensuite, c’était une autre affaire.Présentement, l’important était donc de se tenir le plusloin possible du monstre puisque celui-ci était attachépar une chaîne. » Et après une nuit de repos, Lancelotse décide à tenter l’impossible. « Arrivé devant le pont,Lancelot observa le dragon qui, tapi au milieu, semblait

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Lancelot observa le dragon qui, tapi au milieu, semblaitassoupi. Mais il savait bien que ce n’était là que feinte :il était aux aguets, attendant le moment propice pourbondir. Lancelot se signa et, prenant sa massue à deuxmains, s’engagea sur le pont. »

C’est alors que le dragon l’attaque avec une agilitéextraordinaire. Lancelot n’a pas le temps de se mettrehors d’atteinte et la bête plante ses griffes dans sonhaubert. « Par chance cependant, la chair ne fut pasatteinte, et pendant que le monstre tentait de dégagerses griffes des mailles d’acier, Lancelot lui asséna uncoup terrible près de l’oreille. Le dragon vacilla,quelque peu étourdi, et resta immobile quelquesinstants, répit qu’il mit à profit pour le frapper ànouveau. Au troisième coup, le dragon assommés’écroula. » Lancelot se précipite alors pour gagnerl’extrémité du pont, mais le dragon, ranimé, le poursuitde toute la longueur de sa chaîne. « Alors Lancelot seretourna, leva sa massue et la fit retomber de toutesses forces sur la gueule du monstre. Mais, à son grandeffroi, la massue éclata en morceaux, l’obligeant às’enfuir à perdre haleine. » Cependant, il a atteintl’autre rive. « Il constata qu’il n’y avait personne. Toutsemblait vide et déserté. Lancelot se retourna : sur lepont, le dragon avait repris sa place, prêt àrecommencer son infernale besogne{132}. »

Lancelot a donc réussi à passer « de l’autre côté » ;mais s’il a vaincu ses propres terreurs internessymbolisées par le dragon, il n’est pas pour autantexempt de tous les fantasmes qu’il va rencontrer par la

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exempt de tous les fantasmes qu’il va rencontrer par lasuite dans la mystérieuse cité de Rigomer. Les« merveilles » supposées ne sont pas autre chose que laconcrétisation de sa volonté farouche avec seshésitations et ses erreurs. Les épreuves qui l’attendentsont à la dimension de ce qu’il vient de vivre enfranchissant le pont. Cependant, on peut dire que cetépisode est révélateur des croyances accumuléesdepuis des siècles dans l’esprit humain : l’entrée dansl’autre monde demeure toujours interdite, ce queprouve l’attitude du dragon qui reprendimmédiatement sa garde au milieu du pont. Seul uninitié, c’est-à-dire un prêtre, un chamane ou druide,peut impunément pénétrer à l’intérieur, et de toutefaçon à ses risques et périls.

Dans les diverses épopées anciennes comme dans lescontes populaires, le pont, symbole très fort, peutparfois laisser la place au gué, lieu de passageobligatoire et évidemment plus archaïque. LorsqueLancelot, dans un autre épisode de sa vaste épopée,veut franchir une rivière pour aller jusqu’au bout de saquête, il se heurte à un chevalier, Urgben ou Urbain,qui bénéficie de l’appui d’une troupe d’oiseaux noirs, lesfameux « corbeaux d’Owein », qui seraient plutôt ici les« corneilles de Morgane ».

En effet, assailli au milieu du gué par la troupe desoiseaux, Lancelot se défend avec énergie. D’un coupd’épée, il atteint l’un d’eux : l’oiseau blessé tombe sur lesol, et immédiatement se change en une jeune filletoute ensanglantée. Alors, les autres oiseaux poussentde grands cris de douleur, comme font les femmes, se

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de grands cris de douleur, comme font les femmes, serassemblent, prennent la blessée entre leurs serres etdisparaissent dans le ciel aussi rapidement etmystérieusement qu’ils sont apparus. Et Lancelotinterroge le chevalier vaincu sur ces prodiges. Lechevalier lui répond : « J’aime d’amour profond unereine, la plus belle femme qui ait jamais été. Un soirque je la priai d’amour, elle me promit qu’elleaccéderait à ma volonté si j’acceptais de lui promettreun don. J’étais si heureux que je lui promis aussitôt, etelle se donna à moi. Mais, le lendemain, elle me réclamale don : elle m’ordonnait de garder ce gué et d’interdireà quiconque de le franchir. […] sache aussi que celleque tu as blessée sous l’apparence d’un oiseau était lasœur de mon amie. Ses compagnes, sous la formed’oiseaux, l’ont emportée dans l’île d’Avalon où elles lasoigneront et la guériront de ses blessures{133}. » Ilapparaît donc clairement que ce gué, comme le Pont del’Épée, est une des entrées interdites du fabuleuxroyaume d’Avalon où règne la fée Morgane, quel quesoit le nom qu’on lui donne.

Mais le gué, comme le pont, peut être seulement unefrontière entre deux territoires, entre deux groupessociaux qui ont chacun leur spécificité et font tout pourla protéger et la maintenir. On s’en aperçoit bien dansles premiers épisodes de cette vaste « saga » irlandaisequ’est la Razzia des bœufs de Cualngé. Et c’est une foisde plus le personnage de Cûchulainn qui est mis enavant, non pas seulement en tant que guerrier maisessentiellement en tant que druide, ayant acquis

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essentiellement en tant que druide, ayant acquisauprès des fameuses femmes guerrières etmagiciennes des secrets qui demeurent inconnus pourles autres humains.

L a Razzia raconte les événements d’une guerreinexpiable entre les habitants de l’Ulster, donc lesUlates, et tous les autres peuples d’Irlande pour lapossession d’un taureau divin, le fameux « Brun deCualngé ». Profitant de la période où les Ulates, parsuite de la malédiction lancée sur eux par la fée Macha,sont atteints d’une mystérieuse « maladie de femme »et sont donc incapables de prendre les armes, lesarmées irlandaises, sous la conduite de la reine Maevede Connaught, lancent leurs attaques contre l’Ulster. Etle seul homme d’Ulster à échapper à la malédiction estCûchulainn. Pendant neuf jours et neuf nuits, durée decette « maladie », il va s’opposer tout seul à l’intrusiondes ennemis, par des moyens qui relèvent autant de lamagie que de la connaissance de l’art militaire.

Il commence en effet par couper une branche dechêne avant de la tordre, d’y graver une inscription enogham, c’est-à-dire en écriture verticale spécifique del’Irlande et du nord-ouest de la Grande-Bretagne auxtemps celtiques, et enfin de placer ce « cercledruidique » autour d’une pierre en laquelle on peutreconnaître un menhir. Parvenue à cet endroit, l’arméeirlandaise ne peut aller plus loin, car elle se trouvedevant un interdit sacré, et elle est obligée de campersur place dans des conditions pénibles à cause de laneige qui tombe en abondance pendant toute la nuit.

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neige qui tombe en abondance pendant toute la nuit.Cependant, Cûchulainn n’a fait que parer au plus

pressé. Le véritable obstacle qu’il va dresser devant lesennemis, ce sera sur un gué qui est le passageobligatoire pour pénétrer en Ulster. Le jour suivant, il« entra dans le bois, sauta de son char et, d’un seulcoup de son épée, coupa une fourche à quatre branches,la tailla soigneusement, en brûla l’extrémité et y gravaune inscription en ogham sur l’un des côtés. Puis illança si bien la fourche ainsi faite depuis l’arrière de sonchar et d’une seule main qu’elle s’enfonça aux deuxtiers dans la terre au milieu du gué, un tiers seulementrestant émergé{134} ». Le gué est désormaisinfranchissable, sauf si un guerrier ennemi consent àcombattre son gardien, c’est-à-dire Cûchulainn enpersonne. Ce qui ne manque pas d’arriver, mais chaquefois Cûchulainn sort vainqueur du combat, et il faudral’intervention, d’ordre magique, du héros Fergus, qui aété l’un des pères nourriciers de Cûchulainn, pour quel’interdit qui pèse sur cet endroit soit levé.

En somme, par la pose de la fourche au milieu dugué, Cûchulainn a sacralisé le territoire des Ulates enen faisant l’équivalent d’un monde féerique, sinon del’Autre Monde lui-même. Cette histoire épique autantque mythologique n’est pas sans faire penser à unépisode des guerres gauloises relaté par Tite-Live dansson livre IV, épisode dont l’historicité est plus quedouteuse. En fait, il semble que ce soit un doublet del’aventure de Manlius Corvinus, tout au moins dans sondébut, où l’on voit un même Gaulois géant provoquerles Romains, mais cette fois-ci sur un pont qui sépare

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les Romains, mais cette fois-ci sur un pont qui sépareles deux armées. Cela n’a rien d’extraordinaire en soi,sinon ce qu’en dit Tite-Live : « un pont qu’aucunearmée ne rompait pour éviter de montrer ainsi sacrainte ». C’est donc un pont symbolique. À la fin, uncertain Titus Manlius (qui est peut-être le même queManlius Corvinus) accepte de combattre le géantgaulois et le tue : « Au cadavre gisant, il ne fit d’autreaffront que de le dépouiller de son collier. Toutsanglant, il le passa à son cou. » C’est ainsi que Manliusmérita son surnom de Torquatus (de torquae, collierceltique par excellence).

Ce combat sur le pont et la prise du torque sont deséléments révélateurs. Le Gaulois géant est une sorte deCûchulainn qui a sacralisé le domaine des siens et quis’en présente le défenseur. Il est vaincu et, à cemoment-là, son vainqueur s’empare de son collier quiest le symbole même de la puissance dans toute latradition celtique. Il y a inversion des rôles : c’estmaintenant Manlius Torquatus qui est le gardien dupont ou du gué et qui est habilité à le faire traverser ounon.

Il en sera de même dans un autre récit irlandaisconnu sous le titre de Siège de Drum Damghaire : ils’agit là d’une guerre entre le roi du Munster, Fiachna,et le haut roi d’Irlande, Cormac mac Airt. Cette guerres’enferre dans la confusion la plus totale ; aussi les deuxrois font appel à leurs druides respectifs pour tenter devenir à bout de l’adversaire. Et ce sera alors une sériede batailles proprement magiques sur le gué d’une

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de batailles proprement magiques sur le gué d’unerivière qui sépare les deux camps, batailles toutes plusextraordinaires les unes que les autres, mais dont lescomposantes chamaniques ne font aucun doute.

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8. Chaleur intérieure et fureur sacrée

Les chamanes, comme les forgerons, passent pourêtre les maîtres du feu. Dans certains territoires où sepratiquent différentes formes de chamanisme,notamment chez les anciens Germains et les Japonaisdu nord de l’archipel, les forgerons sont d’ailleursassociés à l’initiation du nouveau chamane. Il estcertain que « la magie métallique, par le “pouvoir dufeu” qu’elle impliquait, s’est assimilé nombre deprestiges chamaniques. Nous trouvons dans lamythologie des forgerons quantité de thèmes et demotifs empruntés aux mythologies des chamanes etdes sorciers en général. Cet état de choses se vérifieaussi dans les traditions folkloriques de l’Europe, quoiqu’il en soit de leurs origines : le forgeron est maintesfois assimilé à un être démoniaque et le Diable estconnu comme jetant des flammes par la bouche. Nousretrouvons dans cette image, valorisée négativement,la puissance magique sur le feu{135} ». Mais on peutégalement découvrir dans les traditions celtiques cesmêmes croyances à propos du pouvoir attribué auxdruides quant à la maîtrise du feu.

Mais de quel feu s’agit-il ? On sait que, chez lesCeltes, le feu n’est pas considéré comme un des quatreéléments : il est le mouvement, cette énergie quiprovoque les transformations de la matière. Partant de

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cette constatation, il est facile de comprendre pourquoi,dans la tradition chrétienne, l’Esprit saint est toujoursassimilé au feu : c’est l’animateur, le réveilleur,l’initiateur. Lorsque les Apôtres reçoivent l’Espritdivin, c’est sous forme de langues de feu. Et que dire du« feu secret » des Alchimistes qui leur permet, à partird’une matière première brute, de constituer la fameusePierre philosophale ? Mais ce feu, tel qu’il estreprésenté dans les croyances diverses et dans lesrécits mythologiques, n’est en réalité que laconcrétisation d’un feu intérieur qui anime certainsêtres humains privilégiés. Ainsi en est-il du personnagede Cûchulainn, toujours lui, dans certains textes qui leprésentent comme un « homme brûlant ».

On sait que Cûchulainn a une naissance étrange. Ilnaît deux fois. Il est dit fils du dieu Lug. Sa mère,Dechtiré, sœur du roi Conchobar, est représentéesouvent sous l’aspect d’une femme cygne. C’est doncun être féerique ou divin, et cela explique assezpourquoi le héros des Ulates sera en possession depouvoirs spécifiques, non seulement d’ordre physique(sa force prodigieuse) mais d’ordre psychologique pourne pas dire magique. Tout jeune, et avant de subir lamoindre initiation, il se révèle un redoutable guerrier.Détail essentiel : à l’âge de sept ans, il vient à bout d’unterrible chien, celui du maître forgeron des Ulates,nommé Culann. Et comme il a privé Culann de son plusfidèle gardien, il s’offre pour le remplacer. Alors qu’à sanaissance on l’avait nommé Sétanta (= le Cheminant), ilva devenir Cû-Chulainn, le « Chien de Culann », le

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va devenir Cû-Chulainn, le « Chien de Culann », le« Chien du Forgeron ». Le rapport entre l’héroïsme dupersonnage et son rôle de « gardien du feu » est alorsplus qu’évident. Et les aventures qui vont être lessiennes ne font que confirmer cet aspect proprementchamanique.

Le récit des « Enfances de Cûchulainn » intégré dansla Razzia des bœufs de Cualngé s’étend largement surles exploits fantastiques du « petit garçon » qui n’aencore que sept ans. Après une folle expédition, ilrevient vers Émain Macha, la forteresse du roiConchobar, à toute vitesse sur son char conduit par soncocher. On le voit arriver de loin et le roi s’écrie :« C’est le petit garçon, fils de ma sœur. Il est alléjusqu’aux frontières de la province voisine, ses mainssont toutes rouges de sang ; il n’est pas rassasié decombats, et si l’on n’y prend pas garde, par son faitpériront tous les guerriers d’Émain. »

L’avertissement de Conchobar n’est pas vain ; lachevauchée de Cûchulainn n’a rien calmé de l’ardeurguerrière, pour ne pas dire la fureur démente, qu’il adéclenchée lors de son combat contre de redoutablesadversaires. Il a été véritablement saisi par un feuintérieur, « levant la tête au-dessus de la terre, portantla main sur sa figure, devenant pourpre et prenant dela tête aux pieds la forme d’une meule de moulin ». Cesont des contorsions rituelles qu’il a accomplies ; il s’estmis dans un état de transe. Il a fait surgir des bas-fonds de son inconscient – ou de sa mémoire ancestrale– tous les instincts de destruction qui s’y cachaient et

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– tous les instincts de destruction qui s’y cachaient etqui se manifestent sous forme de roue, emblème dutonnerre. Mais il est difficile de refouler ces instinctsdéchaînés, et puisqu’ils ont été provoqués par despratiques druidiques – ou chamaniques –, c’est par cesmêmes pratiques qu’ils doivent être apaisés.

C’est pourquoi Conchobar fait sortir les femmes etles filles d’Émain toutes nues, « pour montrer leurnudité au petit héros ». Ce n’est certes pas pour rienque l’on prétend que la femme est le repos duguerrier ! Les ordres du roi sont exécutés : « La jeunetroupe des femmes sortit et sans aucune réserve luimontra sa nudité. Mais lui se cacha le visage en letournant contre la paroi du char. Il ne vit pas la nuditédes femmes. Alors on le fit descendre du char. Pourcalmer sa colère, on lui apporta trois cuves d’eaufraîche. On le mit dans la première ; il donna à l’eau unechaleur si forte que cette eau brisa les planches et lescercles de la cuve comme on casse une coque de noix.Dans la seconde cuve, l’eau fit des bouillons groscomme le poing. Dans la troisième cuve, la chaleur futde celles que certains hommes supportent et qued’autres ne peuvent supporter. Alors, la colère du petitgarçon diminua. » Et le récit se termine par ladescription de Cûchulainn habillé de frais. Et surtout,on insiste sur son comportement devenu tout à coup« pacifique ». Il reprend sa taille normale, et comme side rien n’était, il fait avec son corps une roue pourpre.Il consacre ainsi son triomphe comme un artiste quivient se faire applaudir. Il « fait la roue » comme unpaon. Et, de plus, il se métamorphose : « Il avait sept

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paon. Et, de plus, il se métamorphose : « Il avait septdoigts à chacun de ses deux pieds, autant à chacune deses deux mains, sept pupilles à chacun de ses deuxyeux, et dans chacune de ses pupilles on voyait brillersept pierres précieuses{136}. » Ce rayonnement quiémane de ses yeux, c’est la fameuse « lumière duhéros » qui apparaît dans certaines circonstances de savie, quand il manifeste ainsi sa chaleur intérieure.

Ici, une comparaison s’impose avec un autre récittraditionnel venu de l’autre extrémité du domaineindo-européen, l’épopée des Nartes, telle qu’elle s’estmaintenue dans la mémoire du peuple des Ossètes dunord du Caucase, donc dans des territoires qui ont ététrès influencés par le chamanisme. C’est l’histoire duhéros Batraz. Comme Cûchulainn, il a une étrangenaissance. Sa mère est une « femme grenouille » qui nepeut vivre en plein jour sans une sorte de carapace etqui est sous le coup d’un interdit de type mélusinien.Bien sûr, l’interdit est transgressé et la femme, qui estenceinte, doit disparaître. Mais, auparavant, elletransmet son embryon dans le dos de son époux,Haemyts. Celui-ci mature ce fœtus à l’intérieur d’un« abcès » pendant le temps qui convient, sous lasurveillance de la mystérieuse Satana, une sorte dedivinité féminine qui, par bien des aspects, fait penser àla Morrigane irlandaise et à la fée Morgane de lalégende arthurienne.

« Satana compta les jours et les mois. Quand leterme fut arrivé, elle creva l’abcès de Haemyts. Un feurouge passa… c’était, la moitié du haut en simple acier,

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rouge passa… c’était, la moitié du haut en simple acier,la moitié du bas en acier de Damas, un petit garçon quijaillissait et s’en allait tomber dans la mer ! La belle eaubleue ne fut plus qu’un nuage au-dessus du fonddesséché. Puis le nuage se refroidit et retomba en pluie,remplissant la mer et la faisant même déborder{137}. »Le rapport avec l’histoire de Cûchulainn est indéniable.Et ce n’est pas tout. Le petit garçon grandit très vite,mais à un moment donné, il éprouve le besoin de « fairetremper son corps d’acier ». Il va donc trouver leforgeron Kurdalaegon. Ce dernier lui demande debrûler du charbon pendant un mois et d’amasser desgalets. « Kurdalaegon le jeta alors dans le fourneau desa forge, versa sur lui des paniers de charbon et, par-dessus, étala les galets. Tout autour il disposa douzesoufflets et souffla pendant un mois. » Mais un mois nesuffit pas ; le jeune garçon, qui porte le nom de Batraz,est encore chauffé pendant deux fois deux semaines.Alors, il demande au forgeron de le sortir, de ne pasl’exposer dans le vent, mais de le jeter dans la mer.

« Kurdalaegon le saisit avec ses pinces et le lançadans la mer. La mer se mit à bouillir et s’assécha : l’eaus’était évaporée dans le ciel. Les gros poissons, lespetits poissons se débattaient sur le fond découvert.Tout le corps de Batraz ne fut plus qu’acier bleu, saufun boyau qui ne fut pas trempé parce que la mer s’étaitasséchée trop vite. Il sortit et, de nouveau, la mer seremplit d’eau, les vagues déferlèrent, les gros poissons,les petits poissons se ranimèrent et recommencèrent ànager dans les profondeurs{138}. » En dehors descirconstances particulières dues à l’environnement

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circonstances particulières dues à l’environnementculturel dans lequel apparaît ce récit ossète, il fautreconnaître que la trame est absolument la même quedans l’histoire de Cûchulainn. Et il y a même l’action duforgeron : il se présente ici en initiateur, comme l’avaitfait le forgeron irlandais Culann en obligeant le jeuneSétanta à changer de nom, signe évident de sonpassage dans un état supérieur, ou tout au moins unétat de conscience différent.

Il y a donc, dans ce passage dans le feu, un rituel demétamorphose. Et, une fois de plus, on le retrouve àl’extrémité occidentale de l’Europe. La secondebranche du Mabinogi gallois raconte à ce sujet uneétrange histoire. Brân le Béni et le roi d’Irlandeconversent à propos d’un chaudron magique, cefameux chaudron d’inspiration et de renaissance quiest l’un des prototypes du Graal. C’est le roi d’Irlandequi parle : « Un jour que j’étais à la chasse en Irlande,sur le haut d’un tertre dominant un lac appelé Llynn yPeir (Lac du Chaudron), j’en vis sortir un grand hommeaux cheveux roux portant un chaudron sur son dos. Ilétait d’une taille démesurée et avait l’air d’unmalfaiteur. Et s’il était grand, sa femme était encoredeux fois plus grande que lui. »

Le roi d’Irlande continue son récit en précisant qu’ila accueilli cet homme gigantesque et sa femme sur sonterritoire, mais que bientôt ils se sont rendus coupablesde nombreuses exactions envers ses sujets. Il estquestion de les chasser, mais ils inspirent tellement decrainte qu’on recule devant cette possibilité. « Dans cet

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crainte qu’on recule devant cette possibilité. « Dans cetembarras, mes vassaux décidèrent de construire unemaison toute en fer. Quand elle fut prête, ils firentvenir tout ce qu’il y avait en Irlande de forgeronspossédant tenailles et marteaux, et firent accumulertout autour du charbon jusqu’au sommet de la maison.Ils passèrent en abondance nourriture et boisson à lafemme, à l’homme et à leurs enfants. Quand on les sutivres, on commença à mettre le feu au charbon autourde la maison et à faire jouer les soufflets jusqu’à ce quetout fût chauffé à blanc. Eux tinrent conseil au milieudu sol de la chambre. L’homme, lui, y resta jusqu’à ceque la paroi de fer fût blanche. La chaleur devenantintolérable, il donna un coup d’épaule à la paroi et sortiten la jetant dehors, suivi de sa femme. Personned’autre qu’eux deux n’échappa{139}. »

On ne dit pas ce que sont devenus les deux rescapésde cette « maison de fer » chauffée à blanc, mais ilexiste dans l’épopée irlandaise le pendant de cetteaventure fantastique. Le récit de l’Ivresse des Ulatesprésente en effet une ahurissante errance des Ulatessous la conduite du roi Conchobar et de l’indispensableCûchulainn, après un festin qui a été copieusementarrosé. Les Ulates sont ivres, s’égarent au milieu del’Irlande et finissent par aboutir chez leurs ennemis, leroi et la reine de Connaught. Ceux-ci les accueillentapparemment avec déférence mais, sur les conseilsd’un de leurs devins, ils sont bien décidés à sedébarrasser définitivement de leurs ennemis detoujours.

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C’est ainsi qu’on loge les Ulates dans « une maisonde fer flanquée de deux maisons en bois ». Toujours enétat d’ébriété, les Ulates ne se rendent pas compte dupiège dans lequel ils s’enferment. « On vint encore s’yoccuper d’eux, leur apporter de quoi boire et de quoimanger, cependant que dans la maison souterraine, lesgens du roi mettaient le feu à un énorme bûcher{140}. Etquand la nuit devint très sombre, les serviteurs,informés du plan conçu contre les Ulates, s’esquivèrentsans dire un mot, et le dernier à s’en aller refermasoigneusement la porte derrière lui. »

Voici donc les Ulates enfermés dans un lieu clos ethostile. Ils ne s’en aperçoivent pas tout de suite. « Onfixa alors les sept chaînes de fer autour de la maison, onles scella aux sept piliers qui se dressaient dehors, aumilieu de la cour. Ensuite, on amena trois cinquantainesde forgerons munis de leurs soufflets que l’on chargead’activer le feu. On fit trois cercles autour de la maison.On alluma le feu au-dessous de la maison de fer, etégalement au-dessus, si bien que la chaleur traversabientôt la cloison. » Les Ulates, sentant cette chaleuraugmenter, commencent à s’inquiéter sérieusement etse rendent compte qu’ils sont pris dans un piègemortel. Certains des guerriers tentent d’ébranler lacloison, mais rien n’y fait. Après des discussions quitournent à l’aigre chez les Ulates, lesquels,complètement dégrisés, se rejettent les uns sur lesautres la responsabilité de cette situation, Cûchulainnse décide à agir : « Il brandit son épée mais eut beaul’enfoncer profondément dans le mur, celui-ci n’en fut

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l’enfoncer profondément dans le mur, celui-ci n’en futmême pas ébranlé. » Après d’autres essais infructueux,« Cûchulainn fit un bond en l’air, ainsi qu’il l’avaitappris chez Scatach, mais au lieu de le suspendre et deplaner comme au milieu des vents, il le prolongea et,heurtant la toiture, la projeta d’un coup versl’extérieur, avant de retomber lui-même devant l’unedes maisons de bois. Et le fracas qu’il provoqua entouchant terre fut tel que la forteresse entière entrembla et que les armes suspendues aux murs desmaisons se décrochèrent en grand tapage{141} ». Alors,ayant compris que l’expérience – en fait, une épreuve– était terminée, le roi Ailill et la reine Maeve ouvrentles portes de la maison de fer, en font sortir les Ulates,et les reçoivent généreusement comme des hôtes degrande valeur. Mais c’est encore un piège, car ilsdevront combattre durement, les armes à la main, pourrecouvrer leur liberté.

Tous les détails fournis par le récit irlandais, par lerécit gallois et par celui des Ossètes, tendent àinterpréter le thème de la « Maison de Fer » chauffée àblanc comme le souvenir d’un antique rituel d’initiationque d’autres textes placent pendant la fête de Samain.Et, à chaque fois, interviennent des forgerons, ce quin’est pas un hasard. Ce « rituel de Samain » ne nousest guère connu que par des allusions dans différentstextes celtiques. Il semble en outre que Jules César,dans ses Commentaires, ait mal compris lesinformations dont il disposait sur ce sujet lorsqu’il parledes « sacrifices humains » que les Gaulois

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des « sacrifices humains » que les Gauloisentreprennent en faisant brûler de grands mannequinsd’osier où sont enfermés des prisonniers ou desmalfaiteurs. Les choses ne sont pas si simples : il s’agitbien plutôt de mort symbolique et de renaissance àtravers une épreuve redoutable mais nécessaire pouraccéder à un autre état de conscience.

On en retrouve des réminiscences dans certainscontes populaires, en particulier dans la fameuse Sagade Yann, recueillie à la fin du XIXe siècle dans la régionde Tréguier, en Bretagne armoricaine. Le héros decette histoire est un jeune homme qui est guidé etprotégé par son cheval, lequel n’est autre qu’un sorcierchamane qui a pris cet aspect animal. Ce « protecteur »le tire d’affaire chaque fois que le malheureux se trouvedans les situations les plus désespérées. Et, après demultiples aventures, le voici précisément condamné àêtre brûlé vif sur un bûcher pour satisfaire le capriced’une princesse qu’un vieux roi, quelque peuprésomptueux et ingrat, veut à tout prix épouser.

Heureusement, le cheval lui indique le moyen desortir sain et sauf de cette redoutable épreuve :« Étrille-moi bien et ramasse dans une bouteille, avecla brosse, la poussière et tout ce qui tombera de mapeau, puis remplis la bouteille avec de l’eau. » Le jeuneYann lui obéit et le cheval poursuit : « À présent, tun’as rien d’autre à faire qu’à aller voir le roi et à lui direque tu veux faire ta niche dans le bûcher dressé pour tebrûler. Tu lui demanderas aussi le temps de faire tesprières avant d’aller chercher le royaume de paradis.Apporte avec toi un escabeau pour t’asseoir lorsque tu

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Apporte avec toi un escabeau pour t’asseoir lorsque tuseras entré dans le bûcher. Alors, tu tireras ta chemisede dessus ton corps, tu laveras tes membres avec cequi est dans la bouteille et tu les frotteras le pluspossible. Ainsi, quand tu seras mouillé de la tête auxpieds, tu laveras également ta chemise, et une fois quetu auras remis ta chemise sur ton corps, tu diras au roid’allumer le feu au moment où il le voudra. »

Yann fait exactement ce que lui conseille son cheval.Le voici maintenant dans le bûcher, et des flammess’élèvent. « Tout le monde s’attristait sur Yann. Ondisait que c’était péché de brûler un aussi bon garçon,un garçon qui avait si bon cœur. C’est alors que Yannsauta du milieu du brasier, tremblant de froid de tousses membres. Il disait qu’il ne pouvait pas s’enempêcher. Tous dirent que c’était un miracle et queYann devait être un saint, ou un diable. On serassemblait autour de lui et on disait : “Non, ce n’estpas un diable ! Regardez-le ! Qu’il est beau, bien plusbeau qu’il n’était avant !” … Et c’était vrai : tous lesassistants étaient stupéfaits et ébahis, comme vouspouvez le penser{142}. » Et la fin de l’histoire est fortheureuse pour Yann : la princesse en tombe amoureuseet demande au roi de se rajeunir et de devenir plusbeau en se soumettant lui-même à l’épreuve dubûcher. Le roi accepte bien volontiers mais, comme iln’est pas « préparé » à cette épreuve, il est réduit encendres et la princesse peut alors épouser le jeuneYann.

Il est indéniable que ces techniques, répercutées

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Il est indéniable que ces techniques, répercutéesplus ou moins fidèlement dans les récits traditionnels,ont quelque chose en commun avec celles qui sontprêtées au chamanisme. « Tous ces mythes et cescroyances vont de pair, il faut le noter, avec des rituelsinitiatiques qui impliquent une réelle “maîtrise du feu”.Le futur chamane esquimau ou mandchou, comme leyogi himalayen ou tantrique, doit prouver sa puissancemagique en résistant aux froids les plus rigoureux ouen séchant des draps mouillés à même son corps.D’autre part, toute une série d’épreuves imposées auxfuturs magiciens complètent, en sens inverse, cettemaîtrise du feu. La résistance au froid par la “chaleurmystique”, ou l’insensibilité au feu, dénotent, l’une etl’autre, l’obtention d’un état surhumain{143}. »

Pour appuyer cette affirmation, il est bon de citer unépisode du plus ancien récit purement arthurien, lerécit gallois de Kulwch et Olwen. On y présente eneffet les premiers compagnons d’Arthur, qui sont bienloin d’être des chevaliers courtois tels qu’ils sont décritsdans les romans français des XIIe et XIIIe siècles. Cesont au contraire des guerriers farouches, mais à lamode celtique, c’est-à-dire que leur valeur guerrièreest due en partie à leurs pouvoirs magiques, lesquelssont nettement d’essence chamanique.

Il faut en effet s’attarder sur ces personnages. VoiciBedwyr, que les romans français appellent Béduier :« Personne ne l’égalait à la course dans cette île. […]Quoi qu’il n’eût qu’une main, trois combattants nefaisaient pas jaillir le sang plus vite que lui sur le champ

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faisaient pas jaillir le sang plus vite que lui sur le champde bataille. Autre vertu : sa lance produisait uneblessure en entrant, mais neuf en se retirant. » On nedit pas que ce Bedwyr a à sa disposition des « bottes desept lieues », mais c’est tout comme. En tout cas, ilrappelle singulièrement le personnage de Tyr, le dieumanchot de la mythologie germanique, elle-mêmefortement teintée de chamanisme. Et voici un certainKynddelic qui « n’était pas plus mauvais guide dans unpays qu’il n’avait jamais vu que dans le sien propre ».Voici encore Gwrhyr, « l’interprète des langues, parcequ’il les savait toutes ». On apprend d’ailleurs plus loinqu’il savait également le langage de tous les animaux etqu’il pouvait donc converser avec eux. C’est ensuiteGwalchmai, le « faucon de mai » que les romansfrançais appellent Gauvain, le neveu d’Arthur : « Il nerevenait jamais d’une mission sans l’avoir remplie ;c’était le meilleur des piétons et le meilleur descavaliers. » Et c’est aussi Menw, fils de Teirgwaed :« Au cas où ils seraient allés dans un pays païen, ilpouvait jeter sur eux charme et enchantement de façonqu’ils ne fussent vus de personne, tout en voyant toutle monde. » On peut évidemment penser que cepersonnage est l’équivalent du fameux Merlinl’Enchanteur, mais de toute façon il s’agit bel et biend’un druide ou d’un chamane.

Mais il y a surtout Kaï, appelé Keu ou Keux dans lesromans français (ce nom provient du latin Caius) qui enfont le frère de lait d’Arthur et le caricaturent commeun vantard et un hâbleur qui, malgré son courage, neréussit jamais ses missions parce qu’il se jette tête

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réussit jamais ses missions parce qu’il se jette têtebaissée dans les pires situations. C’est tout autre chosedans le récit gallois : « Kaï avait cette vigueurcaractéristique qu’il pouvait rester neuf nuits et neufjours sous l’eau ; il restait neuf nuits et neuf jours sansdormir ; un coup d’épée de Kaï, aucun médecin nepouvait le guérir ; c’était un homme précieux que Kaï :quand il plaisait à Kaï, il devenait aussi grand quel’arbre le plus élevé de la forêt. Autre privilège : quandla pluie tombait le plus dru, tout ce qu’il tenait à la mainétait sec au-dessus et au-dessous, à la distance d’unepalme, si grande était sa chaleur naturelle. Elle servaitmême de combustible à ses compagnons pour faire dufeu, quand ils étaient éprouvés par le froid{144}. » On netrouvera jamais nulle part une énumération aussicomplète des pouvoirs d’un chamane celtique ni unepreuve plus éclatante du substrat chamanique dans latradition de l’extrême occident.

On peut s’interroger sur la réalité de cettedescription enthousiaste d’un personnage récupéréensuite dans les romans dits courtois. Il faut bienrépéter que le récit de Kulwch et Olwen représente unstade très archaïque de la légende arthurienne. Mais ilest particulièrement riche d’enseignements : Kaï est unvrai chamane, comme l’est d’ailleurs Cûchulainn, et ilen possède également la « chaleur intérieure ». Et cettechaleur, condensée dans les profondeurs de l’être, nedemande qu’à s’exprimer. On en découvre un exemplesaisissant dans une autre description enthousiaste, cellede Cûchulainn en transe, au milieu des batailles de la

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de Cûchulainn en transe, au milieu des batailles de laRazzia des bœufs de Cualngé. Ayant combattu seulpendant plusieurs jours contre les armées d’Irlande, lehéros a été aidé par le dieu Lug qui l’a plongé dans unesorte de léthargie et l’a remplacé pendant trois jours ettrois nuits.

Au sortir de cette léthargie, qui ressemble bien à unehypnose, Cûchulainn se retrouve alors en pleine forme,et sa chaleur va surgir d’étonnante manière. Il seprépare à reprendre le combat et se munit de sesarmes. « Enfin, il coiffa son casque à crête et poussa uncri égal à celui de cent guerriers. Ce cri se prolongeafort loin, car il était poussé en même temps par lesfantômes à visage de bouc, par les fées des vallées, parles démons de l’air, devant lui, au-dessus de lui, autourde lui, chaque fois qu’il sortait pour répandre le sangdes ennemis et pour accomplir de brillants exploits.Puis il revêtit son voile de protection qui le rendaitinvisible, vêtement apporté de la Terre de Promesse etdonné par Mananann, fils de Lir. Alors se produisit sapremière contorsion. Elle fut terrible, multiple,merveilleuse. Ses jambes tremblèrent tout autour delui comme un arbre contre lequel vient buter un ventde tempête. Chacun de ses membres se mit à trembler,chaque articulation, chaque doigt, chaque jointure, dusommet de la tête jusqu’à la plante de ses pieds. Pris defureur, il tordit son corps. Ses orteils, le devant de sesjambes, ses genoux passèrent derrière lui, ses talons,ses mollets, ses fesses devant. Les muscles superficielsde ses mollets se posèrent sur la face antérieure de sesjambes et y firent une bosse aussi grosse que le poing

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jambes et y firent une bosse aussi grosse que le poingd’un guerrier. Et, tirant les nerfs du sommet de sa tête,il les déplaça derrière sa nuque, de telle sorte quechacun d’eux produisait une bosse ronde,indescriptible, aussi grosse qu’une tête d’enfant d’unmois. »

On voit que Cûchulainn mérite assurément lesobriquet de « Contorsionniste d’Émain » que luidonnent souvent ses ennemis. Mais sa fureur sacréen’en a pas fini pour autant de s’exprimer : « Puis ildéforma ses traits, son visage. Il attira l’un de ses yeuxdans sa tête de telle façon qu’une grue n’aurait pas puramener cet œil du fond du crâne sur la joue. Sa bouchese déforma de façon monstrueuse. Il éloigna sa joue del’arc formé par les mâchoires et rendit ainsi visiblel’intérieur de sa gorge. Ses poumons et son foie vinrentflotter dans sa bouche.

D’un coup de griffe de lion, il frappa la peau quicouvrait sa mâchoire supérieure, et toutes lesmucosités qui, comme un courant de feu, arrivaient deson cou dans sa bouche, devinrent aussi grandes que lapeau d’un mouton de trois ans. On entendait le bruitque faisait son cœur en frappant contre sa poitrine, etce bruit était aussi violent que celui que produisent lesaboiements d’un chien de guerre ou les cris d’un lionsur le point d’attaquer un ours. La chaleur causée parsa violente et vigoureuse chaleur peupla le ciel d’unenuée d’orage et, du sein de ces nuées, jaillissaient milleétincelles de feu qui se répandaient partout dans unimmense crépitement, comme si le tonnerre ne cessait

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immense crépitement, comme si le tonnerre ne cessaitde frapper la terre. »

Il est certain que Victor Hugo, pourtant coutumierdes descriptions détaillées et grandiloquentes, n’auraitpas fait mieux que l’auteur anonyme de ce texte. Ilsemble en tout cas que cette description soit vraimentvoulue et exagérée pour mettre en valeur la qualitésingulière et exceptionnelle de la fureur du héros. Et cen’est pas tout : « Autour de sa tête, sa chevelure devintpiquante et semblable à un bouquet de fortes épinesdans le trou d’une haie. Si l’on avait secoué au-dessusde lui un pommier couvert de beaux fruits, ces fruits neseraient pas tombés à terre mais se seraient tousplantés sur chacun de ses cheveux hérissés par lafureur. Sur son front, se dressa la lumière du héros, unfeu long et gros comme la pierre à aiguiser d’unguerrier. Du sommet de sa tête jaillit un rayon de sangbrun, rectiligne comme une poutre, aussi haut, aussiépais, aussi fort, aussi long que le mât d’un navire. D’oùrésulta une vapeur magique, semblable à la fumée quisort du palais d’un roi, lorsque ce roi va s’asseoir prèsdu foyer, le soir, à la fin d’une journée d’hiver{145}. »

Ce texte, qui fait partie des « classiques »incontournables de la littérature irlandaise en languegaélique, pose cependant un certain nombre deproblèmes. Incontestablement, il est d’inspirationchamanique, même si une poésie plutôt échevelée – ettrès surréaliste dans la tonalité – vient gonfler unedescription qui aurait pu être beaucoup plus simple. Detoute évidence, Cûchulainn est en état d’extase. Or,« l’extase chamanique n’aboutit souvent qu’après

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« l’extase chamanique n’aboutit souvent qu’aprèsl’échauffement : l’exhibition des pouvoirs fakiriques àcertains moments de la séance résulte de la nécessitéoù se trouve le chamane d’authentifier l’état secondobtenu par l’extase. Il se larde avec des couteaux, iltouche du fer rougi à blanc, il avale des braises, parcequ’il ne peut faire autrement : il est tenu d’éprouver lanouvelle condition, surhumaine, à laquelle il vientd’accéder{146} ».

Mais, à la réflexion, et si l’on suit ce qu’écrit à cesujet Mircea Éliade, on est en droit de se demander quiest le chamane dans cette histoire. Est-ce Cûchulainn,ou est-ce l’auteur du récit ? Et quelle est la réalitéexacte de l’extase si longuement décrite ? Le feuintérieur qui brûle le héros est-il naturel ou est-ilprovoqué par des éléments extérieurs ? À cesquestions, Mircea Éliade propose une réponse quisemble cohérente : « Il y a tout lieu de supposer quel’usage des narcotiques fut encouragé par la recherchede la “chaleur magique”. La fumée de certaines herbes,la “combustion” de certaines plantes avaient pourvertu d’augmenter la “puissance”. L’intoxiqués’échauffe ; l’ivresse narcotique est brûlante. Ons’efforçait d’obtenir par des moyens mécaniques la“chaleur intérieure” qui menait à la transe. On tiendracompte également de la valeur symbolique del’intoxication ; celle-ci équivalait à une “mort” :l’intoxiqué abandonnait son corps, acquérait lacondition des trépassés et des esprits. L’extasemystique étant assimilée à une “mort” provisoire ou à

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mystique étant assimilée à une “mort” provisoire ou àl’abandon du corps, toutes les intoxications aboutissantau même résultat étaient de ce fait intégrées dans lestechniques de l’extase{147}. »

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9. Métamorphoses et combats de Druides

Ce « feu intérieur » qu’on attribue au chamane et àtout être humain ayant subi une initiation de typechamanique peut être inné chez certains hérosprédestinés. Dans ce cas, on dira que ce sont les« esprits » qui ont fait le choix d’un « élu » et l’ontenvahi pour le conduire à maturité. Cela faitévidemment penser, dans le cadre du christianisme, àla vocation sacerdotale, c’est-à-dire à l’appel de Dieu.Mais ce feu peut s’acquérir par des méthodes plusréalistes qui réveillent dans le corps certainespossibilités oubliées de l’esprit et du corps : lestechniques du yoga sont de cet ordre, et ellespermettent, par des moyens naturels, d’atteindre unétat de conscience supérieur. Et puis, enfin, parl’absorption de certaines substances, qui ne sont pasforcément hallucinogènes, il est possible de parvenir àun haut degré de connaissance permettant unemodification complète de l’être. Ainsi peuvents’expliquer les « métamorphoses » qu’on prête auxchamanes et aux druides, ainsi qu’à certains héros desépopées mythologiques.

C’est ainsi que Finn mac Cool, le roi des Fianad’Irlande, après un séjour chez un forgeron qui luidonne une épée magique et lui fait épouser –temporairement – sa fille, obtient la connaissance de

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temporairement – sa fille, obtient la connaissance detous les secrets du monde en mangeant un saumon quine lui était d’ailleurs pas destiné{148}. Il faut dire que lesaumon, poisson qui « remonte aux sources », est, dansla tradition celtique, le détenteur symbolique de lamémoire des temps d’autrefois, lorsque la Terre étaitencore reliée au Ciel et que le message primordial étaitencore compris par les humains. Mais c’est aussi parl’absorption d’une certaine substance que le bardegallois semi-légendaire Taliesin, personnification mêmedu druidisme, obtient cette sagesse en même tempsque des pouvoirs surhumains, dont celui demétamorphose.

Comme Cûchulainn, ce Taliesin a une doublenaissance. Il est d’abord un jeune homme tout à faitordinaire, nommé Gwyon Bach, et rien ne le prédisposeà une destinée exceptionnelle. Un récit quelque peutardif, Histoire de Taliesin, opère une synthèse de lalégende, fort ancienne, qui tournait autour de cepersonnage. Une certaine Keridwen, mi-sorcière, mi-déesse, en fait un des aspects de la déesse-mère desCeltes, fait bouillir pour son fils, qui est laid et peuintelligent, un mélange de plantes dans un chaudron,afin d’en faire un breuvage de connaissance et derégénération. Comme le chaudron doit rester sur lefoyer pendant un an, elle charge un aveugle et le jeuneGwyon de surveiller cette « cuisson ». Mais juste avantle délai, trois gouttes du breuvage tombent sur le doigtde Gwyon qui, sous le coup de la brûlure, porte sondoigt à sa bouche. Mais, « à l’instant même où lesgouttes merveilleuses le touchèrent, il vit toutes choses

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gouttes merveilleuses le touchèrent, il vit toutes chosesà venir et sut qu’il devait se garder des artifices deKeridwen, car grande était son adresse. En proie à unepeur irrésistible, il s’enfuit vers son pays. Et lechaudron se brisa en deux parce que tout le liquideétait empoisonné, sauf les trois gouttes magiques ».

Keridwen est évidemment furieuse d’avoir ainsiperdu le fruit d’une année de travail. Elle poursuitGwyon Bach. Mais « celui-ci la vit et se changea enlièvre avant de disparaître, mais elle se changea elle-même en lévrier et le rejoignit. Alors, il se précipitavers la rivière et devint poisson. Mais Keridwen, sousforme d’une loutre, le pourchassa sous les eaux tant etsi bien qu’il dut se changer en oiseau. Elle le suivit alorssous l’apparence d’un faucon et ne lui laissa aucun répitdans le ciel. Et comme elle était sur le point de fondresur lui et qu’il avait peur de mourir, il aperçut un tas degrain qu’on venait de battre sur l’aire d’une grange. Ils’y précipita et se changea en un grain. Mais Keridwenprit la forme d’une poule noire surmontée d’une hautecrête et, en grattant avec ses pattes, elle découvrit legrain et l’avala. Et, à ce que dit l’histoire, elle futenceinte. Quand vint l’époque de sa délivrance, ellen’eut pas le courage de tuer l’enfant en raison de sabeauté. C’est pourquoi elle le mit dans un sac de peau.Elle jeta le sac à la mer, à la grâce de Dieu, le vingt-neuvième jour d’avril{149} ». On remarquera la date :c’est la veille de la fête druidique de Beltaine quimarque le milieu de l’année celtique et constitue uneexaltation du feu, de la lumière et de l’activité estivale.

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Cependant, le sac est recueilli par le fils d’un roi qui,découvrant l’enfant, s’émerveille et lui donne le nom deTaliesin, c’est-à-dire « front brillant ». Et c’est ceTaliesin qui deviendra « chef des bardes » de Bretagneet qui détiendra non seulement le don de prophétie etde seconde vue, mais aussi des pouvoirs magiques,pour ne pas dire chamaniques.

C’est donc par absorption des trois gouttes qui ontdébordé du chaudron que Gwyon-Taliesin obtient soninitiation à un degré supérieur, acquérant ainsi lepouvoir de se métamorphoser. Le thème était trèsrépandu dans les pays celtiques, et on en retrouveplusieurs versions dans la tradition populaire orale.Dans le conte les Treize Grains de blé noir, recueilli en1881 à Pleine-Fougères en Ille-et-Vilaine, il s’agit dufils d’une veuve qui devient pendant un an le serviteurdu diable dans un étrange château. Ayant réussi às’échapper, il détient cependant certains pouvoirsmagiques qu’il a appris au cours de son séjour. Pourvivre, il transforme trois bottes de foin en troismoutons, puis trois fagots en trois bœufs qu’il vavendre sur le marché à un prix exorbitant. Tous lesacheteurs potentiels se récusent, sauf un personnagemystérieux, qui est évidemment le diable, qui veutainsi progressivement récupérer le jeune homme. Latroisième fois, c’est le jeune homme qui se transformeen poulain. Il demande alors à sa mère d’aller vendre lepoulain au marché, mais sans la bride. Or, la veuve,quelque peu émue, oublie de reprendre la bride. Alors,le diable, toujours sous un autre aspect, confie le

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le diable, toujours sous un autre aspect, confie lepoulain à son valet pour le ramener au château. Mais,fatigué de marcher, il monte sur le dos du poulain.

Mais à peine a-t-il enfourché l’animal que celui-ci semet à galoper et se précipite dans un étang. Et, « àpeine avait-il touché l’eau que le poulain se transformaen un poisson frétillant ». Le diable, survenu sur cesentrefaites, se change en loutre et poursuit le poisson,lequel se métamorphose ensuite en oiseau et se réfugieenfin dans la chambre d’une jeune fille où il devient unanneau d’or.

Le diable arrive alors et veut acheter l’anneau que lajeune fille, à laquelle le jeune homme a expliqué lasituation, a passé à son doigt. Elle refuse obstinément,et le père demande de lui prendre l’anneau de force.Mais celui-ci tombe et se transforme en treize grains deblé noir qui s’éparpillent sur le sol. Le diable se changeen poule noire et commence à dévorer les grains ; maisle treizième de ces grains se transforme alors en renardet dévore le diable sous sa forme de poule{150}.Conclusion plaisante, certes, mais qui n’altère en rien leschéma du conte primitif. D’ailleurs, la Saga deKoadalan, récit populaire de la région de Tréguier,contient la même trame : poursuivi par le sorcier et sesdeux complices qui ont pris l’aspect de musiciens.Ceux-ci demandent à acheter l’anneau d’or que la jeunefille a passé à son doigt, mais elle refuse, et l’anneau quitombe se change alors « en un grain charbonné dans ungrand tas de froment qui était dans le grenier duchâteau. Aussitôt les trois autres devinrent trois coqs

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château. Aussitôt les trois autres devinrent trois coqsqui se mirent à chercher le grain charbonné dans le tasde froment. Mais le grain charbonné devint un renard,et le renard croqua les trois coqs{151} ».

Ce mythe des métamorphoses successives et de lapoursuite qu’elles engendrent semble avoir pénétré enprofondeur la mémoire celtique, car on en découvre desréminiscences un peu partout, même dans des chantspopulaires sans prétention, tel celui qui a été recueilliau début du XXe siècle dans le Morbihan et dans leFinistère, dont voici une des versions : « Une jeune filleétait désirée de son amant. Il disait : Enfin, jeune fille, ilfaut nous marier. – Je suis trop jeune, disait-elle ; enfin de compte, je préfère aller lièvre dans la landeplutôt que de me marier. – Alors, dit-il, je me feraichasseur et je t’attraperai. Et, le lendemain matin, ils’en alla chasser et l’attrapa. La jeune fille lui dit : Jevais me faire poisson dans l’eau. Il lui dit : Je me feraipêcheur et je t’aurai. Il s’en alla pêcher et il la prit. Elledit : Je vais me mettre malade dans mon lit. Ilrépondit : Je vais me mettre prêtre et j’irai teconfesser. J’aurai celle que j’aime. Elle dit : Je vais memettre morte et enterrée. – Alors, dit-il, je me feraisaint Pierre en Paradis, et je n’ouvrirai pas la porteavant d’avoir vu mon amie. Et c’est ainsi qu’ils semarièrent{152}. » Cette petite histoire, qui est vraimentune « bluette », témoigne en tout cas de la permanencedu thème.

Dans les récits les plus anciens, contrairement auxcontes populaires qui ont subi, qu’on le veuille ou non,l’influence du christianisme et d’une certaine

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l’influence du christianisme et d’une certaineconception moderne de la non-violence, on a puremarquer une abondance de détails qui mettent enrelief des luttes inexpiables entre différentescomposantes des sociétés humaines, et même despeuples dits féeriques. Il y a de l’agressivité dans l’air,et les descriptions de combats, sont toujoursdéveloppées à l’extrême, et jusqu’à l’exagération laplus folle. Il en est de même dans les traditionsd’origine chamanique et, comme l’écrit Mircea Éliade(Le Chamanisme, p. 394), « les éléments guerriers quiont une grande importance dans certains types dechamanisme asiatique s’expliquent par la nécessité ducombat contre les démons, les véritables ennemis del’humanité ». Mais les démons s’infiltrent souvent chezles humains. Les druides et les héros celtes qui leurtiennent lieu sont donc les protecteurs de la collectivité,d’où leur apparente agressivité et leur fureur guerrièretant de fois magnifiées dans les textes.

Or, de même que dans la caste des guerriers il estd’usage de s’affronter entre « champions » autant pourprouver sa supériorité que pour s’exercer au combat,ce qui plus tard deviendra la coutume du tournoimédiéval, les druides, comme les chamanes, vont selivrer à des joutes qui peuvent parfois dégénérer envéritables tueries, mais qui, la plupart du temps, nesont que des « spectacles d’illusionnistes », chacunvoulant faire preuve de ses dons magiques. À cet égard,un récit irlandais, les Deux Porchers, estparticulièrement intéressant à étudier. Ce texte se

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particulièrement intéressant à étudier. Ce texte seprésente comme un prélude à la vaste épopée de laRazzia des bœufs de Cualngé, mais il est certainementpostérieur à celle-ci, tout en conservant d’indéniablesarchaïsmes. Et grâce à lui, nous plongeons dans le fondsmythologique de l’Irlande et des pays celtiques, enparticulier dans le « système » des métamorphoses,c’est-à-dire des transformations d’êtres humains enanimaux, et vice versa.

Friuch est le porcher de Bodbh, roi des sidh deMunster, tandis que Rucht est le porcher d’OchallOchne, roi des sidh de Connaught. Cela nous introduitdans le monde spécial des Tuatha Dé Danann, cesanciens dieux de l’Irlande contraints de se retirer dansles tertres et dans les îles avoisinantes. Après l’accordqu’ils ont conclu avec les Gaëls, ils vivent dans l’AutreMonde, sous l’autorité de Mananann mac Lir, et celui-cileur a procuré le don d’invisibilité et des cochons« magiques » qui sont la nourriture habituelle de ceuxqui sont admis au « festin d’immortalité » présidé parle dieu forgeron Goibniu. Et il faut préciser que chez lesCeltes, d’une façon générale, les porchers occupent unefonction peu en rapport avec le rang dans lequel on lesclasse à notre époque. Ce sont en fait de hautsdignitaires, comme les forgerons d’ailleurs.

Rucht et Friuch étaient liés d’amitié. Chaque foisqu’on manquait de glands en Munster, Rucht invitaitFriuch à mener son troupeau en Connaught, etinversement si on manquait de glands en Connaught.Or les hommes du Munster et de Connaught excitent la

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Or les hommes du Munster et de Connaught excitent larivalité entre les deux porchers, qui vont se retrouverface à face et obligés de prouver la supériorité de l’unou de l’autre. La première épreuve n’est guèreconcluante, car les cochons des deux provincesdeviennent aussi maigres les uns que les autres, à telpoint qu’on retire leur charge de porchers à Rucht et àFriuch. Alors, pendant deux ans, ils furent sous laforme de corbeaux, et ils engagent une lutte acharnée.Naturellement, comme leurs forces sont égales, leurquerelle n’a aucune issue. Au bout de la deuxièmeannée, les deux oiseaux apparaissent à l’assemblée duMunster et reprennent pour un moment leur aspecthumain. On leur souhaite la bienvenue, mais ilsrépondent par une prophétie de mauvais augure et,pour deux nouvelles années, ils deviennent poissons etse poursuivent cruellement dans les rivières et lesmers d’Irlande. Là encore, ils font « match nul ». Aprèsquoi, ils reprennent forme humaine et deviennent deuxchampions, l’un au service de Bodbh, l’autre au servicede Fergna, roi du sidh de Nento-sous-les-eaux. Et lorsd’une assemblée, ils combattent l’un contre l’autre,sans succès, pendant trois jours et trois nuits. « Ilss’étaient si bien déchirés qu’on pouvait voir leurspoumons. Alors, on alla pour les séparer. »

Après d’autres métamorphoses et d’autresaventures, les deux rivaux prennent la forme de deuxvers, l’un dans une source à Cualngé, en Ulster, l’autredans un ruisseau du Connaught. Le premier, quidéclare se nommer Crunniuc, engage la conversationavec la future reine Maeve venue se laver au ruisseau

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avec la future reine Maeve venue se laver au ruisseauet lui recommande d’épouser Ailill de Connaught. Lesecond, qui prétend se nommer Tummuc, lie amitiéavec le roi Fiachna. Les deux vers sont nourris pendantune année par Maeve et Fiachna. Un jour, Tummucdéclare à Fiachna : « Il va y avoir une rencontre entrel’animal dont je t’ai parlé l’année dernière et moi-même. Une de tes vaches m’avalera demain et une desvaches de Maeve avalera aussi mon camarade. Ainsinaîtront deux taureaux, et il y aura une grande guerreen Irlande à cause de nous. » Et c’est ainsi qu’estprophétisée la fameuse razzia qui mettra aux prises lesguerriers de Connaught et ceux d’Ulster à cause desdeux taureaux, le Brun de Cualngé et le Beau Cornud’Aé.

Il est évident que les deux porchers sont en réalitédes druides, ou qu’ils sont revêtus de tous les pouvoirsdruidiques. Ces druides sont des magiciens en mêmetemps que des prêtres, et finalement très proches deschamanes. Ils passent donc pour être capables d’agiterles éléments et de transformer l’aspect des êtres et deschoses, y compris eux-mêmes, mais dans la narrationépique qui, ne l’oublions pas, est une version tardivecollectée et rédigée par des moines chrétiens, lasignification profonde de ces événements est plus oumoins perdue ou oubliée. Quand le rédacteur écrit queles deux porchers se transforment en oiseaux, il prendcette métamorphose à la lettre, alors que les sous-entendus du texte laissent à penser qu’il y a, de la partdes deux hommes, simplement l’acquisition du

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des deux hommes, simplement l’acquisition ducaractère de l’oiseau (probablement un oiseau deproie). C’est une forme de rituel comparable à celui deschamanes de l’Europe du nord et de la plaine asiatique.Lorsque le chamane se transforme en animal, il enacquiert la nature, et non seulement il se transformelui-même, mais il peut transformer les autresindividus.

Mais cette aventure fantastique a une significationd’ordre psychologique autant que métaphysique. Cesdeux porchers, qui sont en fait des druides, obligés dese mesurer, vont se dépasser. Ils utilisent leur courage,leur intelligence, leur valeur physique et morale autantque leurs pouvoirs « chamaniques ». Le narrateurchrétien, qui a d’ailleurs pieusement recueilli cettehistoire, ne sachant plus de quoi il s’agissait en réalité,n’a retenu que le changement extérieur de forme, cequi était évidemment plus facile. C’est toujours l’imageformelle qui subsiste et non pas le contenu. Lesignifiant prend la place du signifié et masque celui-ci, àplus forte raison quand il n’y a plus personne pour enexpliquer le véritable sens. Ainsi se forment desimages, creuses mais parfois très belles, trèsénigmatiques, mais qui sont de véritables« enchantements ».

D’autre part, on peut remarquer dans cetteopposition fondamentale entre les deux porchers unerésonance philosophique. D’après ce qu’on peut ensavoir, la pensée celtique n’est pas construite sur leprincipe de non-contradiction. Ce serait plutôt unsystème du genre présocratique, celui d’Héraclite revu

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système du genre présocratique, celui d’Héraclite revuet corrigé par Hegel. Chaque être suscite son contraire,son « non-être », implicitement contenu en lui. Maistous les individus ne sont pas capables de le fairesurgir.

Lorsque ces deux principes sont en harmonie, ils sefondent dans l’unité, ils se néantisent : Rucht et Friuch,avant, se trouvent en fait dans la non-existence, dansla non-conscience de leurs pouvoirs. À partir dumoment où, grâce à leur affrontement, ils prennentconscience de ces pouvoirs, ils se voient l’un et l’autreet ont donc conscience de leur existence, maisseulement l’un par rapport à l’autre. Car la conscienced’exister ne peut se réaliser que par la découverte del’autre. Or, comme l’existence consciente est unedynamique reposant sur des forces en présence, cesforces s’opposent avec violence, d’où la lutte que selivrent les deux porchers, lutte de forces égales etcontradictoires, donc lutte insoluble dans le monde desapparences. Ainsi, sur le plan cosmique, l’histoire desdeux porchers n’est pas autre chose que l’illustrationdes métamorphoses de l’être en ses différentesincarnations.

Dans de nombreuses régions, la combativité deschamanes devient parfois une manie agressive, et danscertaines traditions sibériennes, les chamanes sontréputés s’affronter continuellement sous formed’animaux. Mais les transformations en animal ne sontque des images concrètes pour signifier que le druide,le chamane ou le héros, prend, selon les circonstances,

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le chamane ou le héros, prend, selon les circonstances,les forces magiques attribuées à un animal, pour lesutiliser lui-même. Si on le décrit comme prenant telleou telle forme, c’est parce qu’on ne peut pas fairepasser le message autrement que par des imagesfortes. À cet égard, le récit irlandais du Siège de DrumDamghaire est exemplaire.

La base de ce récit est historique : vers l’an 300 denotre ère, le haut roi d’Irlande, Cormac, est en guerrecontre son vassal, le roi du Munster, Fiachna, qui ne luipaie pas le tribut qu’il lui doit. À partir de cette réalité,tout va basculer dans un univers symbolique, car ce nesont pas les guerriers qui vont se battre, mais desdruides ou des héros appartenant plus ou moins à despeuples féeriques.

En effet, Cormac dispose de deux druides, Colphta etLurga, ainsi que de trois magiciennes, tous redoutablespar leur science. Mais, avant de s’assurer les servicesde ces êtres exceptionnels, le roi avait deux druides, Fiset Cithruadh, qui ont été évincés parce qu’ils n’étaientpas capables de venir à bout des ennemis. Pour sevenger, ils lancent un « souffle druidique » sur l’arméede Cormac en plein engagement contre celle duMunster. Les guerriers de Cormac se battent les unscontre les autres dans la plus totale confusion.

Cormac persiste cependant. Il met le siège devant laforteresse munstérienne de Drum Damghaire et faitintervenir ses nouveaux druides. Ceux-ci rehaussentd’abord la colline où il a établi son camp, afin d’être àégalité avec l’adversaire. Des combats singuliers sont

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égalité avec l’adversaire. Des combats singuliers sontlivrés et les trois magiciennes, sous l’aspect de troisbrebis, harcèlent les guerriers du Munster. Les druidesColphta et Lurga parviennent à tarir les sources quiravitaillent en eau les gens du Munster, et ceux-ci,dans la pire nécessité, vont devoir reconnaître leurdéfaite, quand Fiachna pense soudain à s’assurer lesservices de son ancien maître, le druide Mogh Ruith,car « il n’y a point de sortilèges qu’il ne puisseaccomplir ou à l’extérieur, ou à l’intérieur du sidh ».

Mais Mogh Ruith pose ses conditions pour saparticipation à la guerre contre le Munster. Et cesconditions sont exorbitantes, mais Fiachna n’a pas lechoix : il les accepte. Alors Mogh Ruith fait jaillir leseaux de toutes les sources du Munster, car sa magie estplus forte que celle de ses adversaires. Il abaisse lacolline où se dresse le camp de Cormac. Un desdisciples de Mogh Ruith parvient même à tuer ledruide Colphta à l’aide d’une anguille magique, puisc’est le tour du deuxième druide de Cormac, Lurga. Etlorsque les trois magiciennes viennent combattre,toujours sous forme de brebis, Mogh Ruith suscite troischiens féroces qui les pourchassent et les dévorent.

Comme on le voit, cette bataille est un combatchamanique, une lutte acharnée entre druides quiconfrontent leurs pouvoirs. Les hommes n’ont pasgrand-chose à faire dans ce conflit, sauf compter lespoints. Cormac, désespéré, ayant perdu les druides etles magiciennes sur lesquels reposait toute sa stratégie,en est réduit à parlementer avec Mogh Ruith. Il luipromet une fortune si celui-ci change de camp. Mais

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promet une fortune si celui-ci change de camp. MaisMogh Ruith, s’il est vénal, refuse de trahir Fiachna, caril a un certain sens de la parole donnée.

Alors Cormac se réconcilie avec ses anciens druides,et l’un d’eux, Cithruadh, allume un « feu druidique »avec du bois de sorbier et, grâce à ses incantations,dirige ce feu contre les adversaires. Mais Mogh Ruithallume un autre feu, non moins druidique, beaucoupplus puissant, qui annihile celui de Cithruadh. Celaprovoque la débandade dans l’armée de Cormac. Lesguerriers du Munster poursuivent leurs ennemis et enfont un grand carnage. Mogh Ruith lui-même s’acharnesur les malheureux druides du haut roi qu’il transformeen pierres. Il est vainqueur parce que ses pouvoirs sontincomparables. Et Cormac est contraint de faire la paixavec Fiachna, renonçant ainsi à sa suzeraineté sur leMunster{153}.

D’après ce récit, on se rend compte de l’importancedu personnage de Mogh Ruith, le plus marquant detous les druides présents dans l’ancienne littératureépique de l’Irlande, pourtant si riche en figures dedruides et de magiciens. La description détaillée qu’onfait de lui, des pouvoirs qu’on lui attribue, des rituelsqu’il accomplit, est absolument remarquable. Il détientune puissance surhumaine : il possède un pouvoir sansbornes sur le feu, sur les éléments, sur les animaux etsur les hommes. Il a le pouvoir de susciter desmonstres et d’éveiller des fantômes. Il peut, d’un geste,faire et défaire. Il détient les secrets de la vie et de lamort. Il a certes acquis sa science dans l’univers des

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mort. Il a certes acquis sa science dans l’univers desTuatha Dé Danann, ce qui est l’indication de sonappartenance à l’Autre Monde. On peut le définir ainsi :à une époque historique, et bien qu’il soit lui-mêmelégendaire, ou tout au moins le résultat d’uneidéalisation, il est l’héritier de l’ancienne science desTuatha, c’est-à-dire de la science divine. Il peutexercer son pouvoir aussi bien dans le sidh que sur lasurface de la terre : il a donc la possibilité de passerindifféremment du Ciel sur la Terre, et inversement,rétablissant ainsi la communication primordiale entreles deux mondes. Faut-il voir dans ce personnagel’image du druide de l’ancien temps, donc l’imagemême du chamane ? Le contexte dans lequel il évoluesemble apporter une réponse affirmative à cettequestion.

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10. La puissance végétale

L’historien latin d’origine gauloise, Tite-Live, relateun bien étrange épisode des guerres incessantes quiéclatèrent entre les Romains et les Gaulois cisalpins :« Il y avait une vaste forêt que les Gaulois appelaientLitana (= large), par où le consul Postumius allaitconduire son armée. À gauche et à droite de la route,les Gaulois avaient coupé les arbres de telle sorte que,tout en demeurant debout, ils pussent tomber à lamoindre impulsion. Postumius avait deux légionsromaines et, à partir de la mer Adriatique, il avait levétant d’alliés que vingt-cinq mille hommesl’accompagnaient sur ce territoire ennemi. Comme lesGaulois s’étaient massés sur la lisière, de l’autre côté dela forêt, dès que l’armée romaine y fut entrée, ilspoussèrent les plus éloignés des arbres qu’ils avaientcoupés par les pieds. Les premiers tombant sur les plusproches, si instables eux-mêmes et si faciles àrenverser, tout fut écrasé dans leur chute confuse,armes, hommes et chevaux. C’est à peine si dixhommes purent échapper à ce massacre » (Histoire deRome, XXIII, 24).

Tite-Live présente cet événement commehistorique, et il le date. Mais à y réfléchir, le contenu dece récit est absolument invraisemblable : commenttous les arbres de cette forêt auraient-ils pu être

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tous les arbres de cette forêt auraient-ils pu êtrecoupés à la base et rester debout ? Il y a donc là unehistoricisation d’une légende, évidemment d’origineceltique, d’autant plus que le nom gaulois latiniséLitana ou Litava est celui de l’Armorique, mais désignetrès souvent une des régions de l’Autre Monde. Et l’onne peut alors que se référer à un poème en languegalloise, attribué au fumeux barde Taliesin, le CatGoddeu, le « Combat des Arbres ».

Dans ce poème, fort confus, et qui est le résultatd’une compilation de plusieurs textes antérieurs, onapprend que, lors d’une grande bataille, les guerriersbretons étaient sur le point d’être vaincus par leursennemis. Alors, le magicien Gwyddion, fils de la déesseDôn (qui est la Dana irlandaise), et neveu de Math, quiest lui-même maître de la magie, fait en sorte demétamorphoser ses compatriotes en arbres etvégétaux divers. Et ce sont donc ces végétaux quis’opposent aux ennemis dans des conditions difficiles,mais en manifestant un grand courage et beaucoupd’héroïsme{154}.

Ce thème de la forêt qui combat n’est d’ailleurs pasun cas unique : on le retrouve dans plusieurs récitsirlandais. Ainsi, dans la Mort de Cûchulainn, on voittrois affreuses sorcières, les « filles de Calatin »,ennemies mortelles du héros, susciter« fantasmagoriquement une grande bataille entre deuxarmées, entre de magnifiques arbres mouvants, debeaux chênes feuillus{155} ». Et le même détail apparaîtd a ns la Bataille de Mag Tured où deux sorcièresdisent : « Nous enchanterons les arbres et les pierres,

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disent : « Nous enchanterons les arbres et les pierres,et les mottes de terre, si bien qu’ils deviendront unetroupe en armes luttant contre eux, et qu’ils lesmettront en fuite avec horreur et tourment{156}. »

Et ce n’est pas tout. « Les filles de Calatinrassemblèrent des chardons pointus et aux feuillagesacérés, de la digitale aux pointes légères ; ellesformèrent des forêts volantes et fanées, et elles enfirent des guerriers nombreux et armés, si bien qu’iln’y eut ni sommet ni colline autour de la vallée qui nefut rempli de combats et de batailles, qu’on entendaitjusqu’aux nuages du ciel et jusqu’aux murs dufirmament les cris horribles et sauvages que poussaientles enfants de Calatin aux environs, si bien que le paysfut plein de blessures et de dépouilles, d’incendies et decadavres tombant rapidement, et que toute la contréeretentit de ce pouvoir magique des enfants deCalatin{157}. »

Un autre récit, largement christianisé pourtant, laMort de Muirchertach, reprend le même thème desvégétaux – et des pierres – transformés en guerriers.La mystérieuse Sin, dont le nom signifie à la fois« bruissement, tempête, vent rude, nuit d’hiver, cri,lamentation, gémissement », est une femme-fée quiveut se venger du roi Muirchertach, responsable de lamort de ses parents. Elle fait en sorte qu’il tombeamoureux d’elle et l’englue littéralement dans sessortilèges. Et, en réponse à une question du roi qui luidemande quelle est son origine et si elle croit en Dieu,elle répond qu’elle croit au même dieu que lui, mais

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elle répond qu’elle croit au même dieu que lui, maisqu’elle est capable de « créer un soleil, une lune, desétoiles radieuses, des hommes cruels, guerriersimplacables, du vin de l’eau de la Boyne, des moutonsde rochers et des cochons de fougères ». C’est tout unprogramme.

Et elle passe à exécution. « Aussitôt, Sin s’avança etaligna deux troupes égales, aussi fortes et bien arméesl’une que l’autre. Et il semblait qu’il n’y eût jamais eusur terre de troupes plus vaillantes et plus braves, maisl’une d’elles attaqua l’autre et la vainquit en quelquesinstants en présence de tous. » Plus tard, Sin susciteune armée d’ennemis que le roi s’en va combattre avecune fureur incroyable, à tel point que trois clercs quiétaient venus le visiter le découvrent « acharné àfrapper des pierres, des taillis et des tertres ». Malgrél’intervention d’un saint moine, cela se termine trèsmal pour le roi Muirchertach qui périt, victime de lavengeance de Sin, cette femme chamane de lameilleure tradition{158}.

De toute façon, on s’aperçoit que le thème des arbresqui marchent ou qui combattent a pénétré enprofondeur dans la mémoire. Il ressurgit dans leMacbeth de Shakespeare avec la prophétie des troissorcières. Celles-ci font évidemment penser aux troisfilles de Calatin, et comme elles, elles se déplacent dansle vent. Et leur prophétie est doublée par l’apparitiond’un enfant couronné, portant un arbre dans sa main,qui déclare : « Macbeth ne sera jamais vaincu jusqu’àce que le grand bois de Birnam marche contre lui »

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ce que le grand bois de Birnam marche contre lui »(Acte IV, scène I). Et Macbeth mourra quand on luiannoncera que la forêt s’est mise en marche contre lui.Certes, on est tenté de voir dans cette anecdote uneallusion au « camouflage » pratiqué par tous lesguerriers du monde, et qui consiste à avancer en secachant derrière des branches d’arbres. Maisl’explication est trop simpliste et trop rationnelle pourêtre prise au sérieux. On est ici dans le domaine d’unmythe très ancien sur la puissance végétale.

Le poème du Cat Goddeu, en dehors de ce fameuxcombat des arbres, contient une référence précise àune pratique de magie végétale : « Quand je vins à lavie, mon créateur me forma par le fruit des fruits, parles primeroses et les fleurs de la colline, par les fleursdes arbres et des buissons, par les fleurs de l’ortie. »Ces détails ne sont guère compréhensibles que s’ils sontmis en relation avec l’histoire racontée dans laquatrième branche du Mabinogi gallois, dont le hérosest le magicien Gwyddion.

Arianrod, fille de Dôn, et donc sœur de Gwyddion,n’ayant pas voulu reconnaître le fils qu’elle a eu defaçon mystérieuse (en fait incestueuse), et l’ayantfrappé d’une malédiction (« n’avoir jamais une femmede la race qui peuple cette terre en ce moment »),Gwyddion, qui élève l’enfant, va trouver son oncle,Math, le roi magicien. Celui-ci lui dit : « Cherchons, aumoyen de notre magie et de nos charmes à tous lesdeux, à lui faire sortir une femme des fleurs. » Aussitôtdit, aussitôt fait : « Ils réunirent alors les fleurs duchêne, celles du genêt et de la reine-des-prés et, par

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chêne, celles du genêt et de la reine-des-prés et, parleurs charmes, ils en formèrent la pucelle la plus belleet la plus parfaite du monde. » Ainsi naît Blodeuwedd,littéralement la « née des fleurs », dont la destinéefinira tragiquement : pour la punir de l’adultère qu’ellea commis et du crime qu’elle a perpétré en faisantmourir le fils de Gwyddion, celui-ci la transformera enhibou{159}.

Il est vrai que Gwyddion n’en était pas à son coupd’essai. Un autre poème attribué à Taliesin affirme eneffet : « Le plus habile homme dont j’ai entendu parler,ce fut Gwyddion, fils de Dôn, aux forces terribles, quitira par magie une femme des fleurs. […] Du sol de lacour, avec des chaînes courbées et tressées, il formades coursiers et des selles remarquables. » Là,l’explication se trouve également dans la quatrièmebranche du Mabinogi : voulant s’emparer des cochonsde Pryderi, qui sont évidemment, les équivalents desporcs de Mananann et qui constituent une richessemagique, Gwyddion propose de les échanger endonnant à Pryderi des cadeaux somptueux. Et il nes’embarrasse pas de scrupules : « Il eut recours à sesartifices et commença à montrer sa puissance magique.Il fit paraître douze étalons, douze chiens de chassenoirs, douze boucliers dorés. Ces écus, c’étaient deschampignons qu’il avait transformés. » On ne peut, quepenser à Merlin l’Enchanteur, surtout dans les épisodesoù il veut séduire la jeune Viviane, faisant apparaître àson gré des bâtiments, des vergers merveilleux et desêtres humains qui ne sont en réalité que des touffes

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êtres humains qui ne sont en réalité que des touffesd’herbes et des branchages. De toute évidence, onattribue à Gwyddion la connaissance et l’utilisationd’une mystérieuse énergie végétale.

C’est là qu’il faut parler de la relation privilégiée quiexiste chez les Celtes entre la « science » et le« végétal ». Ce n’est pas pour rien que le nemeton,c’est-à-dire la clairière sacrée, le sanctuaire celtique,est placé dans la forêt. Et bien que l’étymologie faisantdu druide un « homme du chêne » soit fausse (le druideest le « très voyant » ou le « très savant »), on ne peutoublier que, dans les langues celtiques, les termes quidésignent la connaissance et ceux qui désignent le boisproviennent d’une même racine, vidu-. C’est assezsignificatif.

La science et le végétal sont donc symboliquementmis en parallèle. Mais peut-être n’est-ce pas seulementsymboliquement : le fait d’écrire, ou plutôt de graver,des incantations rituelles sur des morceaux de bois oudes branches d’arbre fait passer le symbole dans ledomaine pratique. L’if, le coudrier, le sorbier, lebouleau et le chêne sont des arbres druidiques, utilisésdans bien des cas par les druides. L’if, dont les fruitssont du poison, est particulièrement à l’honneur, et deplus, on sait maintenant que son écorce recèle unesubstance qui peut guérir certains cas de cancer. Entout cas, les druides et les fili d’Irlande gravaient leursincantations sur des baguettes d’if. Le nom d’Éochaid,qui est un nom porté par de nombreux rois, historiquesou légendaires, signifie peut-être « qui combat par

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ou légendaires, signifie peut-être « qui combat parl’if ». Certains peuples gaulois, comme les Éburovices(Évreux et York) et les Éburons (Belgique), portent desnoms qui contiennent le mot celtique eburo, « if ». Ilfaudrait également signaler les Arvernes, où l’onretrouve verno, « aulne », ainsi que les Viducasses(Vieux, en Normandie), « les combattants du bois », lesLemovices (Limoges, Limousin et Léman) où l’onreconnaît le nom de l’orme (lemo).

De nombreux textes nous apprennent que, pourleurs opérations magiques, les druides et les fili seservent du bois de coudrier et de sorbier. Le chêne,« représentation visible de la divinité », selon Maximede Tyr (Dissertations, VIII, 8) qui attribue cetteopinion aux Celtes, est de toute façon symbole descience et de puissance, et c’est le gui cueilli sur lechêne (ce qui est extrêmement rare) qui est considérécomme le plus actif. Quant au pommier, il est plus quejamais « l’arbre de la science du bien et du mal ». Il esten effet l’arbre de l’île d’Avalon ou d’Émain Ablach, etla pomme est le fruit par excellence, le fruit qui procurel’immortalité.

Lorsque Suibhné, frappé par une malédiction quin’est en fait qu’une incantation druidique christianisée,erre dans son vol « chamanique », il aboutit dans unarbre, et il y reste. Quand Merlin, celui de la légendeprimitive, est atteint de sa crise de folie, il se réfugie aupied d’un arbre et ne veut pas s’en écarter. C’est làd’ailleurs qu’il converse avec les animaux, ce quiprouve qu’il a remonté le temps et qu’il a atteint

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prouve qu’il a remonté le temps et qu’il a atteintl’époque bienheureuse de l’Âge d’Or, époque où leshumains et les bêtes se comprenaient et vivaient enbonne intelligence. Il est vrai que Merlin, même si sonimage a été déformée par la suite et si on en a fait le filsd’un diable, demeure l’exemple type du druide destemps passés qui restituent le pont entre le Ciel et laTerre.

C’est dire l’importance de l’arbre, non seulementchez les Celtes, mais dans les traditions de tous lespeuples. Dans sa description du temple germano-scandinave d’Uppsala, le chroniqueur Adam de Brêmenous dit : « Près de ce temple, se trouve un arbregigantesque qui étend largement ses branches ; il esttoujours vert, tant en hiver qu’en été. Personne ne saitquelle sorte d’arbre c’est. Il y a là aussi, près de cetarbre, une source et c’est à cette source que les païensapportent leurs offrandes. » Il s’agit bien entendu decet arbre sacré qu’on rencontre dans les textesmythologiques des Germains, à savoir le frêneYggdrasill.

Le texte de la Völuspa, qui prétend raconterl’histoire mythique du monde, décrit ainsi cet arbre,que d’aucuns disent être un if et non un frêne, par cesquelques vers : « Je sais que se dresse un frêne, ils’appelle Yggdrasill, l’arbre élevé, aspergé de blancsremous ; de là vient la rosée qui tombe dans le vallon.Éternellement vert, il se dresse au-dessus du puitsd’Urdr. » C’est évidemment l’axis mundi de trèsnombreuses traditions. « Il supporte les “neufmondes”, sans que l’on perce exactement le sens de

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mondes”, sans que l’on perce exactement le sens del’expression. Trois racines le soutiennent qui plongentdans trois directions différentes, bien qu’ici les versionsdivergent : pour le Grimnismal, […] trois racinespartent dans trois aires du frêne Yggdrasill ; Heldemeure sous l’une, sous l’autre les Thurs du givre,sous la troisième l’espèce humaine. En revanche, selonSnorri Sturluson, l’une de ces racines aboutit chez lesdieux “dans le ciel” : c’est là d’où partent les sourcesd’où partent tous les fleuves. […] Dans un cas commedans l’autre, nous sommes fondés à voir en lui, commele dit Mircea Éliade, l’idéogramme de la mythologiescandinave, ou encore l’arbre-image du Cosmos,comme ses correspondants en Inde ou enMésopotamie, et aussi l’arbre-centre du monde, lesupport de l’univers qu’il répète, résume etsymbolise{160}. »

On sait que c’est à cet arbre Yggdrasill que le dieuOdin-Wotan est resté pendu pour acquérir la sagesse.On sait aussi combien la mythologie germano-scandinave est imprégnée d’éléments chamaniques.« L’arbre cosmique est essentiel au chamane. De sonbois, il façonne son tambour, en escaladant le bouleaurituel il monte effectivement au sommet de l’Arbrecosmique, devant sa yourte et à l’intérieur de celle-ci setrouvent des répliques de cet Arbre, et il le dessineaussi sur son tambour. Cosmologiquement, l’Arbre duMonde s’élève au centre de la terre, l’endroit de son“ombilic”, et ses branches supérieures touchent lepalais de Bai Ulgan{161} », c’est-à-dire du dieu suprême.

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palais de Bai Ulgan{161} », c’est-à-dire du dieu suprême.« Il importe de rappeler que dans nombre de traditionsarchaïques l’Arbre cosmique, exprimant la sacralitémême du monde, sa fécondité et sa pérennité, setrouve en relation avec les idées de création, de fertilitéet d’initiation, en dernière instance avec l’idée de laréalité absolue et de l’immortalité. L’Arbre du Mondedevient ainsi un Arbre de Vie et d’immortalité. Enrichid’innombrables doublets mythiques et symbolescomplémentaires (la Femme, la Source, le Lait, lesAnimaux, les Fruits, etc.), l’Arbre cosmique se présentetoujours à nous comme le réservoir même de la vie etle maître des destins{162}. »

Il n’est donc pas surprenant de découvrirl’importance de l’arbre chez les Celtes, même si ceux-cin’ont pas exprimé formellement le concept de l’Axe duMonde. L’essentiel est de savoir que l’Arbre est unélément capital dans les croyances et les pratiquesdruidiques et qu’il détient en fait la puissance divine,celle-ci étant symbolisée par le gui dont, d’après Pline,les druides faisaient un remède universel, chosenormale puisque le gui puise la sève de l’Arbre, doncsymboliquement le sang du dieu suprême. Le conceptdu Graal chrétien n’est pas très éloigné de cetteconception archaïque.

Tous ces récits mythologiques, toutes ces anecdotesautour du végétal et des métamorphoses ou des« créations » opérées à partir du végétal, sontabsolument invraisemblables selon notre logique. Est-ce de la magie ? Est-ce de l’hypnotisme ? Est-ce le fruit

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ce de la magie ? Est-ce de l’hypnotisme ? Est-ce le fruitd’une imagination débridée sous l’effet de quelquedrogue ? Cela se réfère cependant à un mythefondamental dont on rencontre les vestiges dans toutel’étendue du monde celtique, c’est-à-dire dans unegrande partie de l’Europe. Et ne parlons pas des contespopulaires qui répètent des versions altérées du thème.La « fabrication » de Blodeuwedd, le « combat desArbres », la médecine végétale druidique, qui estlargement attestée, le soin qu’apportaient les druides àla cueillette de certaines plantes, le rapport certainentre le « bois » et la « connaissance », la familiarité dudruidisme avec la nature végétale, cette magie végétaleelle-même, tout cela ne peut être l’effet desuperstitions imbéciles. Il faut qu’il y ait réellementquelque chose à la base.

Le philosophe suisse Rudolf Steiner, fondateur del’Anthroposophie, écrivait en 1918 : « À l’époque del’Atlantide, les plantes n’étaient pas seulementcultivées pour être utilisées comme nourriture, maisaussi pour faire servir l’énergie qui sommeillait en ellesaux transports et à l’industrie. Alors les Atlantespossédaient des installations qui transformaientl’énergie nucléaire recelée par les semences végétalesen énergie techniquement utilisable. C’est ainsiqu’étaient propulsés à faible attitude les véhiculesvolants de l’Atlantide{163}. » On peut évidemment bienrire de cette « vision », car c’en est une, et elle n’engageque son auteur. Mais si l’on pense au « vol dessorcières », au « vol chamanique » et aux diversesfemmes-oiseaux des légendes celtiques, on est

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femmes-oiseaux des légendes celtiques, on estcependant obligé de reconnaître, sans faire de jeu demots, qu’il n’y a jamais de fumée sans feu.

Il faut d’abord remarquer qu’il n’était pas fréquent,à la fin de la Première Guerre mondiale, de faireréférence à l’énergie nucléaire. Ensuite, il convient designaler que Rudolf Steiner, tout imprégné de Goethe,notamment du Goethe philosophe que les Français neconnaissent guère, s’est longuement intéressé auxproblèmes des végétaux, et de l’agriculture enparticulier. Il a publié en 1897 un traité sur LaMétamorphose des plantes{164}, et beaucoup plus tardune sorte de « cours aux agriculteurs », intituléFondements de la méthode biodynamique{165}. Or la« biodynamie » est une méthode de culture qui, àl’exclusion de tout apport d’engrais, d’amendements oud’insecticides, prétend revivifier les sols appauvris etaméliorer les espèces végétales en cycle fermé, c’est-à-dire en utilisant l’énergie contenue dans les planteselles-mêmes, le tout étant de savoir comment ne pasgaspiller cette énergie et comment la faire surgir aumoment opportun. De nombreuses recherchespratiques sont effectuées depuis lors, en Suisse, enAllemagne, en Belgique et en France, et il semblequ’elles aient donné des résultats positifs{166}.

Le principe de la biodynamie n’est pas récent.L’Alchimie traditionnelle ne s’est pas seulementintéressée au règne minéral : dans certains textes, il estquestion d’une pierre végétale parallèle à la pierrephilosophale d’origine minérale. Et pour réaliser cette

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philosophale d’origine minérale. Et pour réaliser cettepierre végétale, il est nécessaire de concentrer l’énergievitale des plantes, de la débarrasser de la gangue quil’empêche d’être active, en un mot de lever lesenchantements maléfiques qui semblent peser sur lavégétation comme sur le règne animal. Le but est nonpas d’utiliser le végétal comme combustible, mais delibérer l’énergie qui y est contenue sans interventiond’une méthode de combustion. C’est ce qui a été faitdans le domaine du minéral pour libérer l’énergienucléaire, mais il est plus difficile de s’attaquerdirectement à la matière vivante. Or, le végétal estvivant, et c’est un végétal vivant qui doit être utilisé, etnon pas du bois mort. Cela paraît pure utopie, mais cen’est même pas un rêve. Ce sont de quotidiennesexpériences qui sont menées dans certainslaboratoires. Il n’y a là rien qui soit anti-scientifique.Rudolf Steiner en avait conscience, c’est incontestable.

Et si l’on reprend l’exemple celtique, on peut enarriver à d’étranges conclusions. Les arbres quimarchent et qui combattent, n’est-ce pas lareprésentation symbolique imagée de l’utilisation decette énergie végétale ? La naissance de Blodeuwedd,littéralement « fabriquée » à partir de plantes, n’est-cepas la représentation de cette même énergie dans lebut de créer un être nouveau ? Après tout, noussommes ce que nous mangeons, et nous ne vivons queparce que nous empruntons aux végétaux (et auxanimaux qui s’en nourrissent) leurs forces vitales parl’ingestion et la digestion. Pourquoi n’y aurait-il pas

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l’ingestion et la digestion. Pourquoi n’y aurait-il pasd’autres phénomènes que celui de la digestion ?

La question est posée. La réponse pourrait peut-êtreexpliquer certaines guérisons miraculeuses, certainsphénomènes « paranormaux », classés commesurnaturels ou magiques. La tradition alchimiqueprétend que la Pierre philosophale, qui ne sert que trèsrarement à changer du plomb en or, contrairement àl’opinion courante, est une panacée universelle. Or,cette panacée universelle existe dans la traditiondruidique : au témoignage de Pline l’Ancien lui-même,c’est le gui.

Pline dit en effet : « Les Gaulois croient que le gui,pris en boisson, donne la fécondité aux animaux stérileset constitue un remède contre tous les poisons » (XVI,249). On ne connaît pas le nom gaulois du gui, mais engaélique, le mot est uileiceadh, littéralement « guérittout », « panacée », et le mot gallois oll-iach, qui esttrès proche, a exactement le même sens. Le termebreton armoricain est uhelvarr (haute branche), maisau XVIIIe siècle, en dialecte vannetais, on utilisait lapériphrase dour derhue, « eau de chêne », ce qui estsignificatif, car on reconnaît ainsi que le gui est gorgé dela sève du chêne, « ou de tout autre arbre considérésymboliquement comme un chêne », comme le précisejustement Pline l’Ancien qui sait très bien que le gui esttrès rare sur le chêne lui-même. Cette dénomination siparticulière appelle quelques commentaires.

Le gui est en effet un végétal extraordinaire. C’estun parasite, en quelque sorte une plante-vampire qui

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un parasite, en quelque sorte une plante-vampire quise nourrit du sang des autres. En vérité, il survit enbuvant la sève de l’arbre : il est donc réellement « eaude chêne ». De plus, on sait que c’est l’une des plusanciennes plantes de la planète, peut-être l’une despremières espèces végétales à avoir fait son apparition,et en tout cas qu’elle est une rescapée d’une lointaineépoque où les conditions de vie étaient fort différentes.Il faudrait en conclure que le gui a survécu à tous lescataclysmes que la terre a pu subir, qu’il a connu lesétapes successives de l’évolution et qu’il s’est adaptéaux circonstances nouvelles : c’était une question de vieou de mort, car ne pouvant puiser son énergie vitaledirectement dans le sol, comme les autres plantes, ils’est fixé sur des végétaux dont il a fait sienne l’énergievitale. En ce sens, le gui libère l’énergie du chêne (ou detout autre arbre), mais il l’utilise à son profit. Ici, lesymbole rejoint la réalité.

Ces remarques ne visent pas à affirmer que lesdruides possédaient le secret pour libérer l’énergievitale des végétaux afin de s’en servir pour fairefonctionner des machines. Si tel était le cas, cela sesaurait, les Celtes ayant laissé quelques souvenirs dansl’histoire de l’humanité. D’ailleurs, les Romains, fortpragmatiques et toujours prêts à s’emparer desinventions des autres peuples (comme la charrue et letonneau !), ne se seraient pas fait faute d’en tirer profitpour eux-mêmes. Mais il est tout à fait vraisemblable,et même probable, que les druides connaissaient ceprincipe de l’énergie végétale et qu’ils l’appliquaient àcertaines plantes, dont le gui, à des fins thérapeutiques,

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certaines plantes, dont le gui, à des fins thérapeutiques,et certainement magiques. Quant à savoir quellesméthodes ils employaient, c’est tout autre chose. Nousignorons tout. Mais ce qui est intéressant dans le cadredu druidisme comparé au chamanisme, c’est de voirqu’un mythe comme celui de la dynamique végétale(combat des Arbres, naissance végétale,métamorphoses, médecine végétale universelle)existait dans la tradition druidique. Car un mythe,quelle que soit la façon dont il est exprimé, sous-tendnécessairement une réalité, même celle qui paraît laplus irrationnelle.

C’est dire l’importance du rituel du gui tel qu’il estdécrit par Pline l’Ancien. Le chêne représentant la forcedivine, l’énergie cosmique, même quand il est remplacésymboliquement par un autre arbre, le gui, eau dechêne, constitue donc l’essence de la divinité. Le soinavec lequel les druides cueillaient le gui, et ce qu’ils enfaisaient ensuite, cette sorte de « potion magique »,indiquent clairement une recherche constante, de lapart de l’élite intellectuelle des peuples celtes, d’uncontact avec les puissances supérieures, contact qui setraduit par une assimilation, une véritable « digestion »de ces puissances. Il s’agissait bel et bien d’intégrer ladivinité dans l’humain, et en définitive d’incarner ledieu.

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CONCLUSIONUn autre regard

Tout le monde connaît la fameuse boutade : « la

culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié ».C’est évidemment un paradoxe, mais qui correspond àune profonde réalité. En effet, on est en droit des’interroger sur ce qu’est l’oubli, terme tant de foisutilisé dans notre langage mais qui n’est pas toujoursbien compris. L’oubli semble s’opposer à la mémoire,mais la mémoire elle-même n’est pas toujours saisiedans son sens exact, et l’on a tendance à confondreallégrement mémoire et mémorisation. Il fautpourtant marquer la différence qui existe entre cesdeux mots : la mémorisation est un acte par lequel onfait surgir un souvenir qui est en quelque sorte stockédans la mémoire. Quand on dit qu’on « perd la

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dans la mémoire. Quand on dit qu’on « perd lamémoire », en réalité on ne fait qu’avoir des difficultéspour mémoriser un élément appartenant à la mémoire.La psychanalyse a mis en évidence que notreinconscient recelait en abondance des images, despensées, des raisonnements oubliés ou refoulés, qu’ilétait possible, dans certaines conditions, de faireresurgir au stade de la conscience claire, et donc de lesmatérialiser par le langage rationnel.

La mémoire peut être individuelle, mais elle peutêtre collective, héritée non seulement du plus lointainpassé de l’humanité, mais également de tout ce quis’est dit et fait pendant des siècles et des millénairesqui séparent ce point zéro du présent actuel. Et c’estcette mémoire collective qui constitue ce qu’on appellela culture. Mais la culture est diversement partagée àtravers l’humanité, selon les circonstances et selon lesépoques. Elle est fluente, soumise aux caprices del’idéologie et des opportunités, obéissant ainsi à la loi del’offre et de la demande. C’est pourquoi on peutaffirmer qu’elle est ce qui reste quand on a tout oublié.Mais qu’est-ce que ce « tout oublié » ?

Ce ne peut être que la mémoire, cette fonctionmystérieuse qui permet de stocker à l’infini lesinformations les plus diverses, de façon en principeindélébile et définitive, comme le disque dur d’unordinateur. Il existe donc un « puits de mémoire », unpuits sans fond dans lequel on peut à la fois puiser leséléments du passé et déverser ceux du temps présent.Le tout est de savoir mémoriser ce contenu, car il se

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Le tout est de savoir mémoriser ce contenu, car il seprésente parfois sous des formes floues ouincompréhensibles : c’est alors qu’on peut parler demythe.

L e mythe est en effet difficilement saisissable. Parnature, il est immanent, c’est-à-dire qu’il demeure sousdes formes diverses, mais qu’il est en lui-mêmeinexprimable. Pour qu’il soit exprimable, il faut qu’ilpasse de l’état d’immanence à celui de permanence,qu’il s’incarne en quelque sorte dans le concret aumoyen d’images, que celles-ci soient verbales,plastiques ou sonores, pour ne pas dire musicales oumême gestuelles. C’est donc le mythe qui nourrit, defaçon inconsciente, toutes les tentatives humaines quiconduisent à l’art, car l’art est à la fois un « artifice » etune recherche passionnée d’une réalité tout autre quecelle qui apparaît quotidiennement sous nos sens.

L’art se nourrit donc du mythe, mais il n’est pas leseul à être « mythophage » : toutes les religions, ettoutes les pratiques dites religieuses, le sont aussi, sansoublier ce qu’on appelle la « mythologie ». Voici unterme étrange qui contient en lui sa proprecontradiction, puisque c’est un composé de muthos etd e logos, ces deux notions étant par natureinconciliables.

Le logos est assez facile à définir : c’est le Verbe, laParole, et par extension le langage rationnel et donc la« science ». Vincent Bounoure, dans son remarquableessai sur le Mythe{167}, en donne une interprétationrigoureuse : pour lui, c’est une « parole d’une certitude

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rigoureuse : pour lui, c’est une « parole d’une certitudeinhumaine comme on le voit quand il devient lex chezles Latins, c’est-à-dire parvient à l’empire pourdistribuer les compétences entre les juridictionsdiverses de l’État et de la pensée ». Car il ne faut pasoublier que le mot lex, la « loi », provient de la mêmeracine que logos, et s’apparente à legere qui, avant deprendre le sens de lire, signifie avant tout « cueillir,choisir ». L’idée de « choix » suppose donc un certainparti pris et la préférence pour une certaine conception,préférence qui élimine toutes les autres.

Dans ces conditions, il serait tentant de définir lemuthos comme étant tout ce qui n’est pas logos. Mais ily aurait à débattre sur des nuances : le muthos aurait-il précédé le logos, ou bien serait-il un logos dégénéré ?En réalité, le mot « mythe » est devenu confusionnel.Pour la plupart des gens, c’est ce qui n’est pas vrai.Sans discuter la signification qu’il conviendrait dedonner à « vrai », il faut avouer qu’on a tout fait pourdiscréditer le mythe, à n’importe quelle époque, dansn’importe quel système culturel qui se voulait« évolué ». Pourtant, le mythe est une réalité culturelleindéniable : il existe, et cela suffirait à le faire prendreen considération. De toute façon, comme le dit MirceaÉliade, le mythe est « une histoire vraie parce qu’il seréfère toujours à des réalités{168} ». Évhémère ne disaitpas autre chose, lui qui prétendait que les dieuxn’étaient que des héros civilisateurs idéalisés et leursaventures la transposition d’événements historiques.

Ce n’est pas si sûr, et on peut affirmer le contraire.

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Ce n’est pas si sûr, et on peut affirmer le contraire.Les mythes ont souvent provoqué des événementshistoriques, et le récit de l’Histoire universelle ne seraiten dernière analyse qu’une suite de mythesréactualisés et revécus à différentes époques par despersonnages prisonniers d’une certaine culture, d’uneéducation, d’une direction d’intention, menant ainsi à laconstitution d’une idéologie contraignante quis’appuierait sur une résurgence des mythes, autrementdit une mythologie. En fait, le mythe n’a jamais deforme définitive et ne peut pas en avoir, puisqu’il n’estpas exprimable autrement que par un langage, unlogos, quel qu’il soit. Il n’est ni authentique, nianachronique, et il est impossible d’en entrevoirl’origine ou tout au moins une formulation originelle. Lemythe est en quelque sorte l’esprit qui anime un conte,un récit mythologique. Cet esprit est insaisissable endehors du contexte dans lequel il se manifeste, demême que la pensée est insaisissable en dehors dulangage qui sert à l’exprimer. Et puisqu’on ne peut nierl’existence de la pensée, on ne peut davantage nierl’existence du mythe.

Dans toutes les cultures soumises à une idéologieofficielle, on a fait en sorte de jeter la suspicion sur lemythe en répétant incessamment qu’il n’était pas« vrai ». Un tel jugement de valeur indique la volontéde ces cultures officielles de détruiresystématiquement le mythe, et quand cettedestruction se révèle impossible, de l’incorporer pour lerendre inoffensif. Car le mythe est nocif dans un cadre

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rendre inoffensif. Car le mythe est nocif dans un cadresocial où tout ce qui est établi doit l’être de façonpermanente et immuable. Le mythe dérange ; l’universd u logos peut être démoli par l’irruption du muthos.Quand le christianisme s’est implanté dans les paysceltiques, il a absorbé et digéré un certain nombre demythes druidiques qui lui paraissaient dangereux maisqu’il ne pouvait pas éradiquer : on a donc mis une croixsur d’anciens monuments et on a « canonisé » deshéros mythiques. L’Irlande et la Bretagne en sont lespreuves manifestes.

Mais, bien avant cette époque, qu’avaient donc faitles Celtes, sinon récupérer et digérer les mythes despeuples autochtones qu’ils venaient de coloniser oud’intégrer dans leur système socioculturel ? Si lesRomains ont pourchassé et finalement anéanti lesdruides, c’est parce que leur civilisation, tout entièrebasée sur le logos, était menacée par celle prônée parle druidisme qui, on le discerne très bien à travers latradition légendaire, était demeuré beaucoup plusproche d’une civilisation du muthos.

Il faut donc porter un autre regard sur ces vestigesdu passé qu’on puise de temps à autre dansl’insondable puits de mémoire que les civilisationsdisparues ont légué à la postérité. Si un arbre peutrépandre ses frondaisons à chaque nouvelle saison dansle ciel, c’est parce que ses racines se nourrissent de cequi est contenu dans le sol. Une révolution culturelle nepeut pas être un anéantissement du passé, mais aucontraire une renaissance de celui-ci.

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C’est pourquoi il est nécessaire d’examiner avec unautre regard les correspondances qui peuvent existerentre la tradition celtique et la tradition chamanique,en ne perdant jamais de vue que les druides ne sontpas des chamanes et que les chamanes ne sont pas desdruides. Les uns et les autres ont puisé dans le « puitsde mémoire » les éléments qui leur convenaient, etbien souvent ce sont les mêmes éléments qu’ils ontrecueillis et mis en relief. Les chamanes comme lesdruides ont voulu à tout prix plonger dans le passépour restituer un état de conscience supposé être celuide l’illud tempus, ces temps primordiaux où un pontexistait entre la Terre et le Ciel, quand les humainspouvaient converser avec les dieux.

Mais, à l’heure actuelle, dans quel but accomplir cepèlerinage qui n’est qu’un « retour aux sources », alorsqu’on ne sait plus rien de ces sources ? Pourquoivouloir à tout prix, dans des conditions hasardeuses,remonter ainsi le temps et explorer ce que d’autres ontdéjà exploré et qu’ils se sont efforcés d’oublier ?L’humanité est tout entière dirigée vers le progrès,vers un avenir que chacun espère et souhaite lemeilleur possible, et il semble paradoxal, voireaberrant, de vouloir revenir en arrière, dans une soi-disant « Belle Époque » qui n’a probablement jamaisexisté. Pourtant, on s’aperçoit que de plus en plus cettehumanité, quelque peu effrayée par le gouffre quis’ouvre sur l’avenir, a besoin de retrouver des racinesqui permettraient de satisfaire sa soif inextinguible deconnaître l’inconnaissable.

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connaître l’inconnaissable.« D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-

nous ? » Ces questions sont de plus en plusangoissantes. Et chacun se rend compte que l’on n’a pasfait surgir du puits de mémoire toutes les informationsqui y sont contenues, informations qui permettraientde mieux préparer un avenir qui ne pourra être que laconséquence d’un passé prétendu révolu. C’est dans cetordre d’idées que se manifeste cette volonté derechercher ce qui a été oublié, ce qui a été méprisé ourejeté par conformisme ou simplement par peur dedécouvrir une réalité qui serait décevante.

Mais cette recherche ne peut être entreprise quegrâce à un autre regard. Aveuglée par les progrèstechnologiques qui pourtant améliorentconsidérablement ses conditions d’existence,l’humanité prend conscience de son insatisfaction etfinalement de sa solitude. Qu’est-ce que l’être humainau milieu de cet infini où il se sent plongé sans pouvoirni le comprendre ni l’appréhender ? Les idéologiespolitiques, les philosophies, les spéculations religieusesont tenté de répondre à cette question, mais elles sesont enferrées dans des certitudes, des dogmes, et doncdes contraintes, qui ne permettent plus à l’être humainde découvrir la voie qui, en principe, devrait être lasienne, la justification même de son existence.

Ainsi s’expliquent les tendances actuelles à allerchercher ailleurs que dans les cultures officielles ce quilui manque cruellement. Ainsi se justifie cette plongéedans un passé que, pour diverses raisons, on a

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dans un passé que, pour diverses raisons, on asoigneusement expurgé, voire aseptisé. Le tout est desavoir quels sont les avantages qu’on peut retirer decette exploration.

Les motivations de chacun paraissent différentes,car elles sont uniques, spécifiques, mais elles sontcependant dans ce qu’on appelle l’air du temps. Ellescorrespondent à des pulsions inconscientes, les mêmesqui sont exprimées par Platon dans sa célèbre allégoriede la Caverne, et que Baudelaire a si magnifiquementtraduites par quelques vers où il veut plonger à corpsperdu dans l’inconnu, n’importe où, pourvu qu’on ytrouve du nouveau. Or, il n’y a pas de nouveau. Toutn’est que recommencement, tout n’est queréhabilitation. On ne crée rien sur le vide. Mais ce vide,que l’homme actuel ressent, il veut le combler, et lesinformations de tout ordre dont on disposeactuellement le permettent, pourvu que l’on se gardede tomber dans un délire d’imagination que rien nepourrait éteindre.

C’est dans ces conditions qu’il est utile de s’engagerdans une recherche des traditions druidiques, tellesqu’elles nous ont été transmises par des épopéesmythologiques, par des contes populaires ou descoutumes ancestrales qui perdurent. De même,l’intérêt que l’on porte aux croyances et aux pratiquesdes chamanes se justifie pleinement par le fait qu’ellessont à l’image d’une société archaïque qui n’a pas été,ou très peu, altérée par le contact des idéologiescontraignantes qu’impose toujours un régime, quel qu’il

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contraignantes qu’impose toujours un régime, quel qu’ilsoit, politique, philosophique ou religieux. On peuttoujours découvrir du nouveau quand on fouille dans lepassé avec un autre regard.

Le déséquilibre qui caractérise la civilisationindustrielle contemporaine, parvenue à un très hautdegré de technologie, mais à un bien moindre degréd’évolution psychique, a conduit à un malaise, à unesorte de « mal vivre ». Il est difficile, dans lescirconstances présentes, de parvenir à une satisfactionpsycho-affective complète. Et puis, l’angoisse naît de laconstatation que le « ce qui va de soi » n’est pas unecertitude absolue. Le doute est venu ronger le dogme,un dogme de tranquillité, un dogme sécurisant auquelon a cru pendant des siècles, et qui n’est plusacceptable aujourd’hui que dans un musée. Alors,quand les grandes options qui ont fait une civilisationbien déterminée sont remises en cause, il est urgent dese tourner vers des sources d’énergies nouvelles. Latradition celtique et la tradition chamanique sont deuxde ces sources. Elles sont en quelque sorte vierges,n’ayant que très peu été utilisées en dehors de leursterritoires d’origine. Et surtout, elles apparaissentcomme un contrepoids indispensable contre l’écrasantepesanteur d’une société où la planification s’insinuedans les moindres gestes de la vie quotidienne. En unmot, face au vertige qui saisit les êtres humains aumilieu de la civilisation universaliste qui est la nôtre, leremède paraît bien être le recours, non pas au passé enlui-même, mais aux enseignements de ce passé oubliérevus et corrigés par les données de l’actualité.

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revus et corrigés par les données de l’actualité.Car si l’intérêt que suscite la tradition n’était qu’une

simple mode, elle ne pourrait constituer qu’un futiledérivatif, une façon d’échapper au réel, donc une fuite.Ce serait aussi vain que de conserver dans un muséedes reliques d’un certain passé, datées et bien rangées,pour les soumettre à l’admiration sans conséquenced’un public toujours séduit par les mystères des tempsobscurs et prêt à rêver devant les paysages d’un autremonde. Ce serait aussi méconnaître la valeuressentielle du témoignage apporté par la tradition :comment des hommes et des femmes ont-ils réagidevant telle ou telle circonstance, comment ont-ilsdécouvert des solutions qui, pour être provisoires, n’enont pas moins été des remèdes efficaces ? Leschamanes étaient – et sont encore – des « hommesmédecine ». Les druides ont été des prêtres, mais aussides médecins utilisant la matière végétale pour tenterde guérir les malades. Pourquoi ne pas utiliser leursavoir ? À condition, bien entendu, de le retrouver.

C’est là la difficulté. Pour retrouver le plein emploide cette tradition, il faut la replacer dans son contexte.Une solution de facilité consiste à utiliser dessubstances hallucinogènes qui font « décrocher » lechercheur. Mais c’est un moyen artificiel. Le poète etpeintre Henri Michaux l’a expérimenté, mais parcuriosité intellectuelle et sous surveillance médicale. Unautre poète, Antonin Artaud, s’est lancé éperdumentdans cette quête, d’abord en Irlande, ensuite chez lesAmérindiens. Il est devenu fou, n’ayant pas supporté

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Amérindiens. Il est devenu fou, n’ayant pas supportécette période intermédiaire où le futur chamane doitaffronter ses démons intérieurs en une crise morbidequi peut se révéler tragique. Bien qu’on ne puisse faireconfiance à Carlos Castañeda, il faut reconnaître qu’ilmet en évidence les dangers que représente uneexpérience extatique si elle n’est pas guidée etsurveillée par quelqu’un qui en est déjà sortivainqueur. On ne pénètre pas impunément dans leroyaume interdit.

Car, en définitive, il s’agit bien de cela : l’AutreMonde est un domaine interdit à ceux qui ne leméritent pas, ou qui n’y sont pas suffisammentpréparés. Les mystiques chrétiens, très mal vus deleurs contemporains d’ailleurs, étaient nourris desÉcritures. Ils les avaient lues, relues et méditées. Ils nes’engageaient pas dans cette expérience sans repèressûrs. Les lamas tibétains ne se lancent pasinconsidérément dans leurs voyages initiatiques. Leschamanes ne tombent pas n’importe comment dansl’extase qui caractérise leur fonction de guérisseur etde conducteur d’âmes dans l’Autre Monde. Et lesdruides, avant d’opérer les prodiges qui sont siabondamment décrits dans les épopées mythologiques,devaient faire leur apprentissage auprès d’un maîtrependant une vingtaine d’années. On ne peuts’improviser druide ou chamane. Il faut appartenir àune lignée et méditer sur ce qu’on a puisé dans le Puitsde Mémoire.

Le but de ces tentatives, certaines étant couronnéesde succès, est de retrouver l’homme ancien qui

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de succès, est de retrouver l’homme ancien quisommeille sous l’homme moderne et de lui fairefranchir ce pont périlleux qui sépare notre mondevisible du monde invisible. Actuellement, le seul moyende parvenir à ce but est d’étudier les vestiges que nousa légués un passé riche en découvertes oubliées. C’estdans cet état d’esprit qu’il faut se pencher sur les récitsfantastiques dont est remplie la tradition celtique.

Poul Fetan, 2005.

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{1} Traduction d’André Chouraqui, Genèse, XI, 6-7.

{2} Voir J. Markale, Les Révoltés de Dieu, Paris, Les Presses du Châtelet,2003.{3} Contrairement à l’opinion courante, l’édit de l’empereur Constantin de

314 n’était qu’un « édit de tolérance ». Le christianisme devenait « légal » aumême titre que les autres religions existantes. C’est Théodose qui a imposé lechristianisme à tout l’Empire et a interdit tous les cultes dits « païens ».{4} C’est pourquoi il ne sera jamais fait appel dans cet ouvrage à une

quelconque référence aux textes « dogmatiques » ou « traditionnels » mis enévidence et largement répandus à travers les multiples « sociétés » druidiques(c’est-à-dire « néo-druidiques ») qui envahissent actuellement une importantefraction des spéculations de la pensée occidentale.{5} Ch. Renel, Les Religions de la Gaule avant le christianisme, Annales du

Musée Guimet, tome XXI, Paris, 1906, pp. 1-2. Cet ouvrage, dû à un professeur delettres classiques, en dépit d’un vocabulaire marqué par l’époque (les« Barbares », les « Primitifs », les « Sauvages », etc.), est d’une extraordinairelucidité et mérite d’être cité largement.{6} Dont on retrouve le nom dans celui de la Crimée.

{7} Christian J. Guyonvarc’h, Magie, médecine et divination chez les Celtes,Paris, 1997, p. 348.{8} Pour être honnête, on doit tenir compte d’une tradition tenace répandue

chez les Kabyles contemporains, du moins chez certains lettrés, qui affirmentleur communauté d’origine avec les Celtes.{9} Moses I. Finley, Le Monde d’Ulysse, Paris, 1969, pp. 16-17.

{10} Ch. Renel, op. cit., pp. 4-6.

{11} Jean Danzé, Bretagne pré-celtique, Coop Breizh, 2001, p. 17.

{12} En dehors des élucubrations aryennes ou nordiques reprises etdéveloppées par les nazis pour les raisons que l’on sait, les études tantlinguistiques qu’anthropologiques n’ont jamais permis d’affirmer l’existenced’une race indo-européenne, pas plus que d’une race celtique ou germanique.Il s’agit d’une forme de civilisation partagée par de nombreuses populationsd’origines parfois très diverses et qui se sont mêlées au gré des migrations et desaléas de l’Histoire.{13} C’est le sens qu’on peut donner à un adage célèbre : « le royaume s’étend

jusqu’où peut aller le regard du roi ». Tout dépend en effet de l’autorité et de lapuissance de celui, roi ou simple chef, qui a été choisi pour régir lacommunauté et en assurer la continuité, la sécurité et l’approvisionnement enbiens de consommation.{14} Il est significatif qu’en Irlande, jusqu’au temps de la christianisation,

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{14} Il est significatif qu’en Irlande, jusqu’au temps de la christianisation,le monnayage – pourtant largement répandu sur le continent et dans l’île deBretagne – était absolument inconnu. Seuls existaient le système du troc etcelui, plus sophistiqué, de l’équivalence en têtes de bétail ou en « femmesesclaves ».{15} Pour plus de détails sur ces sujets, mal connus et souvent mal

interprétés, on peut consulter J. Markale, La Femme celte, Paris, Payot, 1972,

nouvelle édition en poche, 1996, ou encore J. Markale, Le roi Arthur et la sociétéceltique, Paris, Payot, 1976, réédition de 1999.{16} Par exemple, les innombrables récits qui montrent la lune dévorée par

un serpent, ou un animal maléfique ou fantastique (les éclipses), ou le soleiloutragé par les humains et refusant d’éclairer le monde.{17} Par contre, d’autres chariots cultuels semblent exprimer l’action

masculine au service de la lumière solaire, tel le fameux « char de Mérida »,découvert en Espagne et conservé au Musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye : il représente un chasseur (celtibère ?) poursuivant, avec sonchien, un sanglier. Cela semble l’illustration parfaite d’un récit arthuriengallois remontant au IXe siècle, qui raconte la poursuite par Arthur d’unsanglier dévastateur qui symbolise nettement les forces nocturnes maléfiques.Mais cette poursuite du sanglier maudit entre dans le cadre de la quêteentreprise pour conquérir la femme solaire.{18} On en découvrira de nombreuses variantes dans les récits

mythologiques irlandais réunis dans J. Markale, « Les Conquérants de l’ÎleVerte », premier volume de la série La Grande Épopée des Celtes, Paris,Pygmalion, 1998.{19} À cet égard, un ouvrage essentiel demeure, celui de Lancelot Lengyel,

L’Art gaulois dans les médailles, Paris, 1954, ouvrage qui reproduitphotographiquement tous les types de monnaies des territoires celtes avant laperte de l’indépendance gauloise. Si le commentaire prête parfois à discussion,les documents sont là, en grandeur réelle et très souvent agrandis de telle sorteque les détails les plus insignifiants en apparence prennent toute leur valeur sion les observe attentivement.{20} Christiane Éluère, L’Or des Celtes, Fribourg, 1987, p. 1995.

{21} Ce qui ne l’empêchera d’ailleurs pas d’être une sorte d’emblèmechristique, le fait que les « bois » du cerf se renouvellent d’année en année. Dansles romans de la Table Ronde apparaît un cerf blanc au collier d’or, entouré dequatre lions protecteurs, qui est la représentation emblématique du Christentouré des quatre évangélistes. Il faut également signaler que le personnage dece dieu de la prospérité, qui porte un torque à son cou, mais qui tient un autre

torque d’une main et la tête d’un serpent de l’autre, se retrouve de façon presque

identique sur le pilier d’une croix celtique chrétienne brisée, datant du VIIIe oudu IXe siècle, retrouvée et conservée au monastère de Clonmanoise, dans le

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du IXe siècle, retrouvée et conservée au monastère de Clonmanoise, dans lecentre de l’Irlande. Était-ce un pilier remontant aux âges « druidiques » ou uneréminiscence d’une tradition qui se perpétuait dans l’Église si particulière del’Irlande du haut Moyen Âge ? La question est loin d’être résolue, mais il estcertain que cette représentation était « parlante » pour tous les nouveauxchrétiens irlandais.{22} Personnage qu’on a souvent assimilé au Jupiter tonnant des Romains,

mais qui est plus proche du mystérieux druide Mogh Ruith d’un récit irlandais.{23} César l’assimile à Dispater, mais il s’agit bel et bien du dieu Dagda

Irlandais « dont la massue tuait lorsqu’il en frappait par un bout, et quiredonnait la vie lorsqu’il en frappait par l’autre extrémité ».{24} C’est la déesse cavalière gauloise Épona, reconnaissable sous le nom de

Macta dans la mythologie irlandaise et sous celui de Rhiannon dans celle duPays de Galles.{25} Motif fréquent dans la sculpture gallo-romaine et sur les monnaies

gauloises.{26} En particulier la représentation d’un guerrier qui chevauche un

saumon, illustration exacte d’un passage du récit gallois de Kulwch et Olwen,remontant au IXe siècle, et qui est le premier recueil littéraire des aventures dufabuleux roi Arthur.{27} Contrairement à une opinion qui s’est souvent manifestée, il n’y a,

dans aucun texte, la moindre allusion à un quelconque système de« réincarnation » ou de « métempsycose » qui pourrait être comparé à latradition indienne.{28} À ce sujet, voir J. Markale, Le Christianisme celtique et ses survivances

populaires, Paris, Imago, 1984, réédition de 1995, ainsi que Le Périple de saintColomban, Genève, Georg, 2000.{29} Cette description de l’Héraklès gaulois a été mise en images, en 1524,

par l’énigmatique peintre Albrecht Dürer dans un dessin du Kunstbuch.

{30} Cela fait d’ailleurs penser à ce que raconte César à propos du siège deGergovie, où il décrit une sorte de rituel accompli par les Gauloises qui, les seinsdénudés, semblent narguer les assaillants.{31} Voir J. Markale, Les Saints fondateurs de Bretagne et des pays celtes,

Paris, Pygmalion, 2002.{32} Il faut rappeler que le nom de Merlin est purement français : c’est le

« petit merle », et c’est une vague euphonie qui a permis cette identification.Voir J. Markale, Merlin l’Enchanteur, Paris, Albin Michel, 1992.

{33} Pour tous ces poèmes, voir J. Markale, Les grands Bardes gallois,Paris, Picollec, 1981.

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Paris, Picollec, 1981.{34} Rappelons que brittonique est un terme scientifique qui définit le

peuple et/ou la civilisation des Bretons insulaires – et des anciens Gauloiscontinentaux, ainsi que des Bretons armoricains immigrés (et dont les languesactuelles sont le gallois, le cornique et le breton armoricain), par opposition àl’autre groupe celtique dit « gaélique » ou « goidélique », rameau ethnique quicomprend les Mandais et les Écossais du nord-ouest, ainsi que les habitants del’île de Man, et dont la langue est le gaélique.{35} En France, on ne peut, à ce sujet, que rendre hommage à l’action

efficace des « folkloristes » de la fin du XIXe siècle, tel Paul Sébillot, et desbénévoles de la Société Française de Mythologie (et à son créateur, HenriDontemville) qui se sont acharnés à « décoder » ce qu’on considérait comme denenfantillages ou des « contes de nourrice ».{36} Jean Danzé, Bretagne pré-celtique, p. 24.

{37} Jean Danzé, Bretagne pré-celtique, p. 198.

{38} Ainsi doit-on écarter les très beaux contes, malheureusement nonlocalisés, de l’Auvergnat Henri Pourras et ceux (quelque peu trafiqués) duBreton Émile Souvestre.{39} Pour la Bretagne, il existe deux ouvrages de base, les Contes de

François-Marie Luzel et La légende de la Mort en Basse-Bretagne d’AnatoleLe Braz. Ce sont des classiques incontournables. Sur un plan élargi, il y toute lasérie de la Revue des Traditions populaires, sous la direction de Paul Sébillot,surtout jusqu’en 1914, qui constitue une véritable Bible pour tous ceux quis’intéressent à l’expression populaire orale. Pour ma part, j’ai publié Contespopulaires de toutes les Bretagne, Rennes, Ouest-France, 1977 (réédition 2004),La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, Paris, Payot, 1975, Contespopulaires de toute la France, Paris, Stock, 1980, Contes occitans, Paris, Stock,

1981, Contes de la Mort des pays de France, Paris, Albin Michel, 1992, Contesgrivois des pays de France, Paris, Le Rocher, 1996, Contes et Légendes des paysceltes, Rennes, Ouest-France, 1994 (réédition 2004). On pourra y trouverl’essentiel du « corpus » oral traditionnel de l’Europe occidentale.{40} R. Boyer, La Religion des anciens Scandinaves, Paris, Payot, 1981, p. 9.

Cet ouvrage de Régis Boyer est essentiel pour l’étude des rapports entre lestraditions germaniques, celtiques et chamaniques.{41} R. Boyer, op. cit., p. 28.

{42} Notamment dans Romans de Scythie et d’alentour, Paris, Payot, 1978,

et Le Livre des Héros, Paris, Gallimard, 1968, réédition 1989.

{43} Un exemple est caractéristique, celui des aventures du héros des

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{43} Un exemple est caractéristique, celui des aventures du héros desNartes (tribu des Ossètes), Batraz, homme ou plutôt surhomme né d’étrangefaçon, animé par une chaleur extraordinaire, qui a un exact correspondantirlandais dans le héros des Ulates, Cûchulainn. Mais il y a bien d’autressimilitudes tout aussi remarquables.{44} L’ouvrage essentiel sur la tradition des Kirghiz est la traduction qui a

été faite des récits oraux, recueillis au début du XXe siècle parmi lespopulations de la steppe, par Pertev Boratav, accompagnée de notes trèspertinentes de Louis Bazin, réunis sous le titre Aventures merveilleuses sousterre et ailleurs de Er-Töshtük, le géant des steppes, Paris, Gallimard, 1965,réédition 1989.{45} Deuxième édition, Paris, Payot, 1968. Pour compléter les informations

contenues dans cet ouvrage, il est utile de consulter le livre collectif deI. Paulson, A. Hultrantz et K. Jettmar, intitulé Les Religions arctiques etfinnoises, Paris, Payot, 1965. Il s’agit d’études remarquables sur les traditionsreligieuses – et magiques – des Sibériens, des Finnois, des Lapons et desEsquimaux.{46} M. Éliade, Histoire des croyances et des idées religieuses, Paris,

Payot, 1983, tome III, p. 18.{47} La Navigation de Bran, fils de Fébal, dans J. Markale, L’Épopée celtique

d’Irlande, Paris, Payot, 1993, p. 37.{48} J. Markale, Le Druidisme, Paris, Payot, 1985, p. 183.

{49} Un récit hagiographique médiéval recueilli à Tréguier, en Bretagnearmoricaine, comporte une histoire analogue : un jeune clerc est enlevé par une« fée des eaux », mais l’intervention de saint Tugdual le fait revenir sur lerivage. Cependant, il porte autour du cou le voile de la fée et, malgré son refusconscient et l’action des clercs de Tréguier, il meurt l’année suivante.J. Markale, La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, Paris, Payot, 1975,pp. 30-32.{50} J. Markale, L’Épopée celtique d’Irlande, pp. 220-227.

{51} J. Markale, L’Épopée celtique d’Irlande, pp. 143-148.

{52} Ch.-J. Guyonvarc’h, Magie médecine et divination chez les Celtes,Paris, Payot, 1997, p. 340.{53} J. Markale, Les Triomphes du Roi Errant, vol. IV de La Grande Épopée

des Celtes, Paris, Pygmalion, 1998, p. 288.{54} Claude Lecouteux, Fées, sorcières et loups-garous au Moyen Âge,

Paris, Imago, 1992, pp. 48-49.{55} M. Éliade, Le Chamanisme, p. 124.

{56} Ibid., p. 155.

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{56} Ibid., p. 155.

{57} Claude Lecouteux, op. cit., pp. 104-105.

{58} J. Markale, Les Saints fondateurs de Bretagne et des pays celtes, Paris,Pygmalion, 2002, pp. 63-75.{59} Sur ce problème, voir l’ouvrage remarquable de Louis Keryran,

Brandan, Le grand navigateur celte du VIe siècle, Paris, Robert Laffont, 1977.

{60} Texte intégral dans J. Markale, Contes de la Mort des Pays de France,pp. 333-335.{61} J. Markale, La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, pp. 34-35.

{62} Recueilli en 1914 par J. Frison. J. Markale, La Tradition celtique enBretagne armoricaine, p. 35.{63} M. Éliade, Le Chamanisme, pp. 281-282.

{64} J. Markale, La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, pp. 91-115.

{65} J. Markale, Les Triomphes du Roi Errant, vol. IV de La Grande Épopéedes Celtes, pp. 111-140.{66} Lanzelet, d’Ulrich von Zatzikhoven. J. Markale, Lancelot du Lac,

vol. III du Cycle du Graal pp. 49-50.

{67} J. Markale, Les Conquérants de l’Île Verte, pp. 235-239.

{68} J. Markale, Contes et Légendes des Pays celtes, pp. 229-236.

{69} J. Markale, Les Conquérants de l’Île Verte, pp. 257-258.

{70} Revue des Traditions populaires, III (1888), pp. 103-104. J. Markale, LaTradition celtique en Bretagne armoricaine, pp. 107-108.{71} M. Éliade, Le Chamanisme, p. 290.

{72} J. Markale, Contes populaires de toutes les Bretagne, pp. 258-264.

{73} J. Markale, Contes populaires de toutes les Bretagne, pp. 174-175.

{74} J. Markale, La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, pp. 176-179.

{75} J. Markake, Contes populaires de toutes les Bretagne, pp. 182-197.

{76} Les Mabinogion, trad. de Joseph Loth, édition de 1979, Paris, pp. 222-223.{77} Ibid., p. 220.

{78} Au sujet des mégalithes et de leurs constructeurs, voir J. Markale,

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{78} Au sujet des mégalithes et de leurs constructeurs, voir J. Markale,

Dolmens et Menhirs, la civilisation mégalithique, Paris, Payot, 1994.

{79} M. Éliade, Le Chamanisme, p. 396.

{80} J. Markale, Les Conquérants de l’Île Verte, p. I95.

{81} Voir J. Markale, Halloween, histoire et traditions, Paris, Imago, 2000.

{82} J. Markale, La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, pp. 143-144.

{83} J. Markale, Les Triomphes du Roi Errant, pp. 81-83.

{84} J. Markale, Les Triomphes du Roi Errant, p. 72.

{85} Coutume celtique attestée aussi bien par les conteurs irlandais quepar les historiens grecs et latins : les Gaulois, les Bretons et les Gaëls coupaientla tête de leurs ennemis et les conservaient précieusement, souvent sur despieux qui entouraient la forteresse du chef. Il y a de cette coutume de nombreuxsouvenirs dans les contes populaires.{86} J. Markale, Les Conquérants de l’Île Verte, pp. 247-252.

{87} La racine indo-européenne du nom d’Odin (que Tacite, dans LaGermanie, appelle Wutanaz) signifie « fureur » et même « violence ».

{88} Texte mythologique scandinave.

{89} Régis Boyer, Les Religions des anciens Scandinaves, pp. 148-149.

{90} Chapitre VII de l’Ynglinga Saga, traduit et cité par R. Boyer, p. 144.

{91} Traduit et cité par R. Boyer, p. 149.

{92} R. Boyer, p. 150.

{93} R. Boyer, p. 148.

{94} J. Markale. Les Conquérants de l’Île Verte, pp. 304-305.

{95} J. Markale, Les Seigneurs de la Brume, vol. V de La Grande Épopée desCeltes, pp. 133-134.{96} J. Markale, La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, pp. 160-164.

{97} M. Éliade, Le Chamanisme, pp. 364-366.

{98} J. Markale, La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, pp. 186-191.

{99} Revue des Traditions populaires, XXII (1907), pp. 270-272.

{100} Revue des traditions populaires, XXIV (1909), pp. 443-445.

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{100} Revue des traditions populaires, XXIV (1909), pp. 443-445.

{101} M. Éliade, Le Chamanisme, p. 119.

{102} J. Markale, Le Héros aux Cent Combats, vol. III de La Grande Épopéedes Celtes, p. 309. C’est dans cette posture de mourant, appuyé à un pilier, avecune corneille sur l’épaule, qu’est représenté, en statue, le héros Cûchulainndans la grande poste de Dublin, haut lieu symbolique de l’indépendanceirlandaise.{103} Voir notamment « La poursuite de Diarmaid et Grainné », dans

J. Markale, Les Triomphes du Roi Errant, p. 268.

{104} Trad. J. Loth, Les Mabinogion, édition de 1979, pp. 147-164.

{105} Trad. J. Loth, Les Mabinogion, éd. de 1979, p. 192.

{106} Trad. J. Loth, Les Mabinogion, éd. de 1979, p. 40.

{107}J. Markale, l’Épopée Celtique en Bretagne, pp. 262-263.

{108} Cûchulainn apparaît en effet comme l’aspect héroïsé du dieu Lug, le« Multiple Artisan », celui qui possède en lui-même toutes les fonctions divinestout en n’étant jamais ni le père, ni le roi des dieux de la mythologie celtique. Demême, Lancelot du Lac apparaît comme une sorte de figuration « courtoise »,adaptée à la mentalité des XIIe et XIIIe siècles français, de ce personnage divin

dont l’archétype remonte à la nuit des temps. Voir à ce sujet J. Markale, Lancelotet la chevalerie arthurienne, Paris, Imago, 1985.{109} En particulier dans l’épisode où il blesse l’un des deux cygnes qui

survolent l’assemblée des Ulates au moment de la fête de Samain, ces cygnes se

révélant des femmes du sidh (J. Markale, Les Compagnons de la BrancheRouge, vol. II de La Grande Épopée des Celtes, pp. 279-314). Dans un autreépisode, Cûchulainn blesse un cygne qui est en réalité une femme-fée du nom deDerbforgaille, qui était venue vers lui par amour. Voir J. Markale, LesCompagnons de la Branche Rouge, pp. 271-274.{110} M. Éliade, Le chamanisme, pp. 124-125.

{111} J. Markale, Les Seigneurs de la Brume, vol. V de La Grande Épopéedes Celtes, pp. 293-294.{112} Ibid., p. 297.

{113} J. Markale, Les Seigneurs de la Brume, pp. 299-300.

{114} J. Markale, Contes occitans, pp. 255-262.

{115} M. Éliade, Le Chamanisme, pp. 132-133.

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{115} M. Éliade, Le Chamanisme, pp. 132-133.

{116} « Le Siège de Drum Damghaire ». J. Markale, Les Seigneurs de laBrume, p. 213.{117} Je dois ici signaler, sous toutes réserves, une expérience que j’ai vécue

et que je n’ai jamais vraiment comprise. À cette époque, je me trouvais en conflitassez violent avec un homme – le père de ma seconde épouse – que je savaisavoir reçu une initiation chamanique. Il agissait contre moi et, en plusieursoccasions, il a failli réussir non seulement à me déstabiliser, mais, parexemple, à me faire précipiter dans un ravin au volant de ma voiture. Or, unenuit, au cours de mon sommeil, je me suis senti un grand oiseau blanc en train devoler à travers les nuages. Je me souviens fort bien du contact humide et froidde ces nuages sur mon « plumage ». Ces sensations sont restées gravées en moiet elles sont pour moi la certitude que « mon double » a quitté mon corps et s’estprécipité dans les airs. Expérience individuelle, donc non vérifiable. Maispourtant, une fois réconcilié avec cet homme doué de pouvoirs chamaniques,celui-ci m’a avoué qu’il avait agi dans le but de me démontrer ainsi sescapacités. Et, par la même occasion, il m’a avoué que son initiation étaitincomplète, qu’il lui manquait le dernier degré, ce qui faisait que, la plupart dutemps, les actions « occultes » qu’il engageait se retournaient contre lui. Il s’agitici, je le répète d’un témoignage qui n’engage que moi, et qu’on n’est pas obligé decroire. Mais, à la lumière de cette expérience individuelle, on ne peut queprendre au sérieux toutes les traditions rapportées dans les récitsmythologiques des civilisations dites primitives, à condition, bien entendu, deles replacer dans l’environnement socioculturel dans lequel elles se sontmanifestées.{118} J. Markale, Lancelot du Lac, vol. III du Cycle du Graal, pp. 207-214. Il

faut signaler que, dans le récit gallois Kulwch et Olwen, Arthur et sescompagnons franchissent une rivière sur un poignard magique.{119} M. Éliade, Le Chamanisme, p. 378.

{120} On a même des exemples attestés de chamanes ainsi féminisés quiprennent un mari et qui vivent exactement comme des femmes biologiques. Letravestisme rituel correspond à une volonté de réunir une féminité perdue à lamasculinité des sociétés androcratiques.{121} J. Markale, Les Compagnons de la Branche Rouge, vol. II de La

Grande Épopée des Celtes, pp. 163-164.{122} Dans la version parallèle – et plus archaïque – de La Courtise d’Émer,

Uatach, sous l’aspect d’une servante, pénètre dans la chambre de Cûchulainn.Celui-ci lui brise un doigt. La fille pousse un cri qui réveille le champion CochorCrufe qui se précipite pour combattre Cûchulainn. Mais il succombe sous lescoups du héros. C’est seulement trois jours après que Uatach donne àCûchulainn le moyen d’obtenir trois souhaits : un enseignement sans faille, lemariage avec Uatach et la révélation de l’avenir.{123} Dans La Courtise d’Émer, Dordmair, appelée ici Dornoll, tombe

amoureuse de Cûchulainn : or, vu la laideur de la femme guerrière (« Grandsétaient ses genoux ; elle avait les talons devant elle, ses pieds derrière, elle était

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amoureuse de Cûchulainn : or, vu la laideur de la femme guerrière (« Grandsétaient ses genoux ; elle avait les talons devant elle, ses pieds derrière, elle étaithideuse »), le héros la repousse et la femme lui promet de se venger.{124} J. Markale, Les Compagnons de la Branche Rouge, pp. 170-171.

{125} Revue des Traditions populaires, XXVI (1911), pp. 199-200.

{126} J. Markale, Les Conquérants de l’Île Verte, p. 285.

{127} J. Markale, Les conquérants de l’Île Verte, pp. 287-288.

{128} Il s’agit de la Liffey, ce fleuve qui se jette dans la baie de Dublin aprèsavoir traversé la ville.{129} Trad. J. Loth, Les Mabinogion, éd. de 1979, p. 35.

{130} J. Markale, Les grands Bardes gallois, p. 85.

{131} Ancienne poésie d’Irlande, dans Cahiers du Sud, n° 335, p. 16.

{132} « Les Merveilles de Rigomer », dans J. Markale, Lancelot du Lac,pp. 290-292.{133} J. Markale, Lancelot du Lac, pp. 128-131.

{134} J. Markale, Le Héros aux Cent combats, pp. 122-123.

{135} M. Éliade, Le Chamanisme, p. 369.

{136} J. Markale, Les Compagnons de la Branche Rouge, pp. 133 134.

{137} Georges Dumézil, Le Livre des Héros, p. 179.

{138} Ibid., pp. 188-189.

{139} J. Loth, Les Mabinogion, éd. de 1979, pp. 30-31.

{140} Sur ordre du roi, on avait entassé d’énormes tas de bois dans la cave,sous la maison de fer.{141} J. Markale, Les Compagnons de la Branche Rouge, pp. 216-221.

{142} J. Markale, La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, pp. 166-168. La même histoire se retrouve à peu près de façon identique dans un contevosgien : le jeune héros doit séjourner trois jours dans un four chauffé, mais ilen sort indemne grâce aux conseils de sa jument qui se révèle ensuite commeune princesse sous le coup d’un sortilège. Voir L.-F. Sauvé, Le Folklore desHautes Vosges, p. 322 et suivantes.{143} M. Éliade, Le Chamanisme, p. 371.

{144} J. Loth, Les Mabinogion, éd. de 1979, p. 114.

{145} J. Markale, Le Héros aux Cent Combats, pp. 173-175.

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{145} J. Markale, Le Héros aux Cent Combats, pp. 173-175.

{146} M. Éliade, Le Chamanisme, p. 371.

{147} Ibid., p. 371.

{148} J. Markale, Les Triomphes du Roi Errant, pp. 61-66.

{149} Traduction complète du récit dans J. Markale, L’Épopée celtique enBretagne, pp. 94-108.{150} J. Markale, Contes populaires de toutes les Bretagne, pp. 23-36.

{151} J. Markale, La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, pp. 169-183.{152} Revue des Traditions populaires, XXX (1915), pp. 148-149.

{153} Texte intégral dans J. Markale, Les Seigneurs de la Brume, pp. 170-216.{154} J. Markale, Les grands Bardes gallois, pp. 78-79.

{155} J. Markale, Le Héros aux Cent Combats, pp. 271-295.

{156} J. Markale, Les Conquérants de l’Île Verte, pp. 123-148.

{157} J. Markale, Le Héros aux Cent Combats, pp. 271-295.

{158} Texte intégral dans J. Markale, Les Seigneurs de la Brume, pp. 247-264.{159} J. Loth, Les Mabinogion, pp. 59-81.

{160} Régis Boyer, La Religion des anciens Scandinaves, pp. 207-208.

{161} M. Éliade, Le Chamanisme, p. 219.

{162} Ibid., p. 220.

{163} R. Steiner, Unsere Atlantischen Vorfahren, Berlin, 1918, p. 14.

{164} Éditions Triades, Paris.

{165} Éditions anthroposophiques romandes, Genève.

{166} Association Olivier de Serres, Issigeac (Dordogne).

{167} Encyclopédie thématique Weber, la Pensée. Paris, 1972, p. 13.

{168} M. Éliade, Aspects du Mythe p. 15.