Drossart - Nonae Caprotinae

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Paul Drossart « Nonae Caprotinae » : La fausse capture des Aurores In: Revue de l'histoire des religions, tome 185 n°2, 1974. pp. 129-139. Résumé La fête des "Nonae Caprotinae", qui se célébrait dans le calendrier lunaire au premier quartier suivant le solstice d'été (7 juillet), au début donc de la saison de dominance des nuits, appelle, dans ses rites et dans une de ses légendes étiologiques, une interprétation lunaire (notamment la torche brandie par une esclave montée sur un figuier, avec un écran qui en voile la lumière d'un côté). Elle est ainsi une continuation inversée des rites qui, en juin, à l'approche du solstice, ont prétendu fortifier, encourager les Aurores menacées ou fatiguées ("Matralia" du 11 juin, etc. ; rapports inverses des matrones et des femmes esclaves dans les deux rituels ; rapports inverses — positifs, négatifs — de "Mater Matuta", l'Aurore, et des "Nonae Caprotinae" avec Camille). Citer ce document / Cite this document : Drossart Paul. « Nonae Caprotinae » : La fausse capture des Aurores. In: Revue de l'histoire des religions, tome 185 n°2, 1974. pp. 129-139. doi : 10.3406/rhr.1974.10134 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1974_num_185_2_10134

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Paul Drossart

« Nonae Caprotinae » : La fausse capture des AuroresIn: Revue de l'histoire des religions, tome 185 n°2, 1974. pp. 129-139.

RésuméLa fête des "Nonae Caprotinae", qui se célébrait dans le calendrier lunaire au premier quartier suivant le solstice d'été (7 juillet),au début donc de la saison de dominance des nuits, appelle, dans ses rites et dans une de ses légendes étiologiques, uneinterprétation lunaire (notamment la torche brandie par une esclave montée sur un figuier, avec un écran qui en voile la lumièred'un côté). Elle est ainsi une continuation inversée des rites qui, en juin, à l'approche du solstice, ont prétendu fortifier,encourager les Aurores menacées ou fatiguées ("Matralia" du 11 juin, etc. ; rapports inverses des matrones et des femmesesclaves dans les deux rituels ; rapports inverses — positifs, négatifs — de "Mater Matuta", l'Aurore, et des "Nonae Caprotinae"avec Camille).

Citer ce document / Cite this document :

Drossart Paul. « Nonae Caprotinae » : La fausse capture des Aurores. In: Revue de l'histoire des religions, tome 185 n°2, 1974.pp. 129-139.

doi : 10.3406/rhr.1974.10134

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1974_num_185_2_10134

«. Nonae Caprotinae » :

La fausse capture des Aurores

La fête des Nonae Caprotinae, qui se célébrait dans le calendrier lunaire au premier quartier suivant le solstice d'été (7 juillet), au début donc de la saison de dominance des nuits, appelle, dans ses rites et dans une de ses légendes éliologiques, une interprétation lunaire (notamment la torche brandie par une esclave montée sur un figuier, avec un écran qui en voile la lumière d'un côté). Elle est ainsi une continuation inversée des rites qui, en juin, à l'approche du solstice, ont prétendu fortifier, encourager les Aurores menacées ou fatiguées (Matralia du 11 juin, etc. ; rapports inverses des matrones et des femmes esclaves dans les deux rituels ; rapports inverses — positifs, négatifs — de Mater Matuta, l'Aurore, et des Nonae Caprotinae avec Camille).

Il y a près de vingt ans que Georges Dumézil a commencé à dégager les éléments d'une mythologie romaine de l'Aurore, en soumettant les rites des Malralia du 11 juin à une analyse appuyée sur des comparaisons védiques1. Précisée en 19662, cette recherche a franchi récemment une nouvelle étape avec l'interprétation de Camille comme « protégé de l'Aurore », présentée dans la seconde partie de Mythe et Epopée, IIP. Le caractère largement légendaire de la « geste » de Camille est un fait qu'à des degrés divers ont reconnu tous les historiens depuis Th. Mommsen4. Or, la légende n'est pas toujours simple

1) Déesses Mines et mythes védiques, Bruxelles, 1956, chap. 1. 2) La religion romaine archaïque (ci-dessous : R.R.A.), Paris, 1966, p. 63-67 ;

332-333. 3) Paris, 1973 (ci-dessous : M. el E., 3), deuxième partie : « La saison de

l'aurore », p. 93-199. 4) Cité par F. Munzer, P.W., VII, col. 348, s. v. Furius, 44 (1912). Cf.

J. Bayet, Tite-Live, t. 5 (coll. G. Budé), appendice IV, p. 140-155. Récemment, J. Hellegouarg'h, Le principát de Camille, R.E.L., 48, 1970, p. 112-132, en particulier, sur la déformation légendaire, p. 117 et 131.

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déformation ou idéalisation de l'histoire. Le phénomène inverse se produit aussi. A Rome en particulier, la « mythologie perdue » a souvent fourni à l'histoire des cadres narratifs ou conceptuels. Dumézil applique à Camille la méthode qui lui a permis, par exemple, de reconnaître, dans ce qui est dit des couples Romulus-Numa, Horatius Coclès - Mucius Scaevola, les équivalents humanisés de morceaux de mythologie védique ou germanique. Le résultat, cette fois encore, est assez convaincant pour nous encourager à orienter dans le même sens l'examen d'un dossier où apparaît aussi le nom de Camille : celui des Noncs Caprotines.

* * *

Au début de la troisième dictature de Camille, la tradition met en concurrence une « victoire à l'aurore », préparée et gagnée par le dictateur lui-même1, et une victoire nocturne remportée en son absence (Plut., Cam., 33, 2-6). Plutarque insiste sur cette dualité, qui impose un choix à l'historien : Trspl toutou tou TioXéjxou Sittoí Xóyot, XéyovToa. Les deux épisodes rapportés n'ont pourtant rien d'incompatible et auraient très bien pu constituer deux phases de la guerre ; mais nous voici aiguillés vers une symétrie : la victoire nocturne est présentée comme une réplique fabuleuse ([auOwStjc) de la victoire à l'aurore — non que le récit fasse appel au surnaturel, mais parce qu'il servait de légende étiologique à la fête des Nones Caprotines du 7 juillet, accessoirement aussi à la galopade rituelle des Poplifugia du 5. Plutarque a raconté cette histoire à deux reprises (Cam., 33 ; Rom., 29). Sous une forme très voisine, on peut la lire aussi dans Macrobe (SaL, 1, 11, 35-40).

Les Latins campent sous les murs de la ville, et exigent des Romains qu'ils leur livrent des jeunes filles et des femmes de naissance libre. Peu soucieux de céder à cette exigence, mais incapables de soutenir un siège, les magistrats tergiversent. Une esclave nommée par les uns Philôtis et par les autres Tutula (ou Tutela) leur propose

1) M. et E., 3, p. 103-104, sur Plutarque, Cam., 34, 1-5.

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alors de se livrer en otage à la place des femmes libres, avec un certain nombre de ses compagnes dans la fleur de l'âge. Vêtues et parées comme des dames, elles se rendent dans le camp des assiégeants, sous la conduite de Philôtis. Macrobe précise ici que les pseudomatrones, réparties dans le camp, uiros plurimo uino prouocauerunl. Pendant la nuit (vúxxcop) une fois les hommes endormis, elles leur volent leurs épées. Philôtis se hisse sur un figuier sauvage et brandit un flambeau dont (précise le seul Plutarque) elle dissimule la lumière aux ennemis en déployant de leur côté son manteau (í^á-nov, Cam., 33, 5), peut-être même un écran et des tentures (тгрохаХир^осп. xal 7гара7ггтаа[ласт1У , Rom., 29, 8). C'est le signal convenu avec les magistrats, à l'irisu des autres citoyens. Tirés du sommeil, les Romains font une sortie désordonnée (étiologie des Poplifugia), et vont massacrer sans gloire les ennemis toujours endormis. La fête des nones de juillet commémore l'événement. « On la commence en franchissant en foule la porte de la ville et en criant beaucoup de prénoms les plus communs dans le pays... pour imiter les soldats qui, dans leur précipitation, s'interpellaient alors les uns les autres. Ensuite les servantes, brillamment parées, se promènent en folâtrant et en lançant des railleries à ceux qu'elles rencontrent. Elles se livrent aussi entre elles une sorte de combat, pour marquer la part qu'elles prirent alors à la lutte contre les Latins. Enfin, elles s'installent et festoient, à l'ombre de branches de figuier. On appelle ce jour les Nones Caprotines, à cause, pense-t-on, du figuier sauvage d'où la jeune esclave éleva sa torche ; car le figuier sauvage s'appelle en latin capri ficus » (Cam., 33, trad. R. Flacelière).

On voit que l'auteur grec ne distingue pas le jour des Poplifugia de celui des Nones Caprotines. Outre Plutarque et Macrobe, une brève notice dans le calendrier de Polemius Silvius (C.I.L., I, 2, p. 269) et une allusion d'Ovide, qui parle d'ailleurs ici d'une horde gauloise1, établissent la fonction étiologique du récit. Varron ne nous renseigne que sur le rite : Nnnae Caprolinae, quad eo die in Lalio Iunoni Caprotinae mulieres sacrificant et sub capri fico faciunt : e capri fico adhibent uirgam ; mais il atteste aussitôt après l'existence d'une praetexla étiologique jouée aux Jeux Apollinaires2 ; de plus,

1) Ars nmaloria, 2, 257-258 isur les cadeaux à faire le 7 juillet) : Pnrrige et ancillae, qua poenas luce pependii / lusa marilali gallica ue.sle manus. « Offres-en aussi à la servante, en ce jour où la horde gauloise fut châtiée, dupée par la robe nuptiale. »

2) Voir Le théâtre aux Nones Caprotines (à propos de Varron, De lingua latina, 6, 18), article à paraître dans la Revue de philologie.

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dans : les lignes qui précèdent ce passage il ; a . présenté les Poplifugia comme la commémoration d'une sortie tumultueuse des Romains contre les assiégeants latins (De /./., 6, 18).

La fertilisation du figuier par la caprification, liée à.des pratiques mimant avec plus ou moins de réalisme la fécondation des femmes, a jadis inspiré à J. G. Frazer de nombreux rapprochements avec des rites africains1. On sait du reste que les fruits, la sève laiteuse, les feuilles, les rameaux du figuier et jusqu'aux protubérances de ses branches figurent autant de symboles sexuels, essentiellement féminins2 ; que la chèvre et le bouc, présents aussi dans le rite (Caprotina, . capri ficus) ont parfois une signification identique3. Cette dominante sexuelle du rite n'est pas non plus absente de Vaïlion, où les servantes jouent un rôle de meretrices, et représentent, en quelque sorte la troisième fonction humiliant la fonction guerrière, exactement comme dans un conte étiolo- gique des Fastes une autre bienfaitrice du peuple romain, Anna Perenna, bafoue le dieu Mars en décevant ses appétits sexuels (3, 675-696). Mais ce n'est là qu'un aspect du récit de Plutarque et de Macrobe. Nous n'irons pas, à la suite de J. J. Bachofen, qui voulait y retrouver la prostitution des Sacées babyloniennes, établir une parenté hasardeuse entre Tutula et la Lydienne Tydo, par l'intermédiaire du priapique Tutunus Mutunus4. La TouToúXa (ou ТоитоХа) de Plutarque5

1) The Fasti of Ovid, London, 1929, t. 2, p. 343 sq. ; Les origines magiques de la royauté, trad. P. H. Loyson, Paris, 1920, p. 301 sq.

2) St. Weinstock, P.W., XVII, col. 852 (s. v. Nonae Caprotinae), qui cite Plut., Is. et Os., 36 ; Athen., III, 74 d - 76 d. Sur l'interprétation des protubérances, voir J. Gagé, Malronalia, Bruxelles, 1963, p. 89 (à propos du figuier r Ruminai). Cf. P.W., VI, s. v. Feige, col. 2146 (Olck).

3) M. Lejeune, Notes de linguistique italique, XXII, Caprotina, R.E.L., 45, 1967, p. 194-202 ; J. G. Frazer, The Fasti..., t. 2, p. 347 sq. ; E. Gjerstad, Legends and fads of early roman history, Lund, 1962, p. 12.

4) Die Sage von Tanaquil, 1870, in Gesammelte Werke, 6, Basel, 1951, p. 222-230 ; cf. К. Vahlert, P.W., XVI, col. 979-987, s. v. Mutunus. Sur la courtisane dans la religion et la légende à Rome, voir G. Dumézil, Meretrices ■ et Virgines dans quelques légendes politiques de Поте et des peuples celtiques, Ogam, 6, 1954, p. 3-8. Sur Anna Perenna, M. et E., 1, p. 544 sq. (« La fausse : fiancée »).

5) Voir Vies, éd. R. Flacelière, E. Chambry, M. Jumeaux (coll. G. Budé), t. 2, p. 192, n. 1.

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est bien la Protectrice, comme la Tulela de Macrobe, comme ces Tutulinae préposées plus modestement à la sauvegarde des récoltes (Tert., De sped., 8, 3), et la Tutilina dont un fragment de Varron (Men., 216) nous atteste qu'on pouvait l'invoquer au (-ours d'un siège.

Traitons donc le récit comme un tout cohérent, pour en dégager les points forts. Le thème central est la substitution des femmes esclaves aux dames romaines. Et dans le rite également, si toutes les femmes sacrifient sous le figuier (Macrobe, 1,11, 36) ou festoient sous des branches de figuier (Plut., Rom., "29, 9 — mais Cam., 33, 8, ne parle ici que des servantes), seules les esclaves participent au cortège joyeux et au combat simulé, moments essentiels, dont les matrones se trouvent ainsi exclues. La situation est inverse de celle des Matralia, où c'est l'esclave intruse qui est expulsée du temple1. Ici, toutefois, il n'y a pas de relation d'hostilité entre les deux groupes, mais bien, de la part des servantes, secours et relais, prise en charge d'une fonction normalement exercée par les femmes libres.

La comparaison avec la mythologie de l'aurore chez les Indiens védiques a conduit Dumézil à interpréter les rites de Mater Matuta comme une dramatisation de l'antagonisme entre les aurores menacées à la veille du solstice d'été (les matrones) et les ténèbres envahissantes (les esclaves), dramatisation qui ne se borne pas à mimer le phénomène, mais dont l'intention est « d'encourager l'aurore, les aurores quotidiennes contre l'offensive, l'accroissement imminent du temps nocturne, ou de les renforcer contre leur propre lassitude »2.

Or, les nones de juillet coïncident en principe (et coïncidaient en effet dans le calendrier lunaire antérieur au calendrier dit « pré-julien ») avec le premier quartier qui suit le solstice d'été : on se trouve au point de départ de la première

1) Ovide, F., 6, 481-482; 551-558; Plut., Cam., 5, 2; Q.R., 16 et 17. 2) M. et E., 3, p. 9У ; cf. p. 188.

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des six remontées mensuelles de la -lumière lunaire,, appelées à . suppléer de plus en. plus généreusement, jusqu'au: point critique du solstice d'hiver (domaine d'Angerona), des aurores de plus en plus paresseuses ou défaillantes. Dans ce que nous connaissons du rituel des Nones Caprotines, les femmes esclaves prenaient partiellement en charge les attributions des matrones et devenaient les interprètes de la communauté des femmes dont il s'agissait de garantir la fécondité. Limitée au rituel, l'analogie avec les Malralia ne s'impose pas avec assez d'évidence pour nous permettre de conclure à une mise en drame transposant et représentant le relais des aurores parles lunes de chaque nuit. Le mythe étiologique va nous fournir un indice plus précis.

Le monde savant, qui s'est beaucoup intéressé à Philôtis- Tutula, ne semble pas avoir rendu justice à son talent d'acrobate: Juchée sur un figuier (arbre assez peu propice à cet exercice), il lui faut brandir un flambeau tout en déployant; derrière elle son manteau — à moins qu'il ne s'agisse d'un; voile et de tentures (voir supra, p. 131). Une telle mise en scène s'explique mal s'il s'agissait seulement de dérober la flamme à la vue des ennemis, d'ailleurs assez profondément endormis pour que les femmes leur aient dérobé leurs épées.

Je crois reconnaître ici une image familière à l'iconographie romaine : le personnage féminin emporté vers le ciel dans un envol d'écharpe ou de voiles (uelificalio), et qui- parfois brandit une torche : par exemple sur l'armure delà- statue de Prima Porta, sur le bas-relief de Carthage inspiré par VAra Pacis (au musée du Louvre). Bien que l'identification de cette figure puisse dépendre de la scène traitée1, on y voit le plus souvent une divinité du ciel nocturne : la Nuit, Séléné, Luna. Ainsi, sur la cuirasse d'Auguste, écrivait Albert Grenier, « le Ciel étend son voile ; le Soleilsur son char s'élance précédé de l'Aurore qui répand la rosée, tandis que:

1 ) C'est ainsi qu'une figure féminine ailée, portant une longue torche, illustre l'apothéose de l'impératrice : Sabine sur l'arc de Portogallo ; cf . J.-Cl. Richard, Latomus, 25, 1966, p. 793.

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la Lune ; disparaît déjà, à. demi? avec son flambeau pâlii я1. Les deux figures féminines sont même si étroitement accolées que G..K. Galinsky, identifiant à tort la « toarch bearing uelificans » avec Vénus, commente : « Aurora carries Venus »2. En fait, opposées à l'image impétueuse et virile du Soleil, l'Aurore et la Lune ont été traitées par l'artiste dans un même mouvement de fuite, en sœurs siamoises, ne formant, plus qu'une seule silhouette.

Les attributs de Philôtis dans la scène du signal sont donc ceux que l'iconographie classique prête à la Lune3. Mais ce trait n'est pas separable du reste du récit, dont il forme la ï péripétie- essentielle. Et le récit lui-même ne saurait être traité indépendamment du; rituel qu'il prétend expliquer. C'est le caprificus qui établit une relation explicite entre la posture allégorique de Philôtis et ce que nous savons du rite, puisque cet arbreest au. centre des cérémonies du» 7 juillet.. M. Marcel Lejeune a crutrouver un second point d'attache entre la légende et la fête : l'écran de Philôtis évoquerait des peaux de bouc suspendues au figuier sauvage, que ces dépouilles transformeraient symboliquement en bouc4. Retenir cette hypothèse ne doit pas impliquer que l'on rejette dans la,

1) Le génie romain dans la religion, la pensée et l'art, Paris, 1925, rééd. 1969, p. 371. Le rapprochement s'impose avec les premières strophes du Carmen saeculare d'HoRACE ; cf. éd. Kiessling-Heinze, ad loc.

2) Aeneas, Sicily and Rome, Princeton, 1969, p. 204 sq. et fig. 138 : p. 229 sq. et fig. 162 sur le bas-relief de Carthage ; du même auteur, Sol and the « Carmen Saeculare », Latomus, 26, 1967, p. 620-621. Contre l'identification de la porteuse de torche à la déesse Vénus : R. Rebuffat, Les divinités du jour naissant sur la cuirasse d'Auguste de Prima Porta, M.E.F.R., 73, 1961, p. 161-228 (le personnage serait la Nuit).

3) Dans l'art augustéen, la représentation de la Lune sous l'aspect d'une porteuse de torche semble d'inspiration hellénistique. Mais la fonction apotro- païque ou symbolique de la torche dans la sphère magico-religieuse, et singulièrement dans certains cultes féminins, est à Rome comme ailleurs une réalité indépendante des poncifs iconographiques. Les femmes qui composent l'ambassade à Coriolan portent des torches (Dion., Hal., 8, 44, 1). Or, cet épisode « historique» sert (Vaïlion à la dédicace du temple de Fortuna muliebris (Dion., Hal., 55 sq. ; Liv., 2, 40, 12). Cf. Ovide, à propos du culte de Diane sur FAventin : femina lucentes portât ab-Vrbe faces [F., 3, 270) ; voir aussi Properce, 2, 32, 9-10; Stace, S., 3, 1, 56-57 ; et sur ces textes le commentaire de R. Schilling, Religion et magie à Rome, Annuaire de l'Ecole pratique des Hautes Eludes, 5e sect., 75, 1967-1968, p. 36-37.

4) Art. cit., p. 199, n. 26.

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pure anecdote Philôtis et sa torche, dont la signification lunaire me paraît s'imposer.

Plus précisément encore, je pense que l'attitude de l'héroïne, brandissant sur son perchoir un flambeau dont elle voile la lumière du côté ennemi représente en un tableau vivant le partage de l'orbe lunaire dont la moitié seulement, la nuit des Nones, dispense ses rayons. Cette interprétation rend compte des quatre éléments qu'elle traite solidairement : la servante, le figuier, l'écran, la torche.

Il ne s'agit pas ici d'avancer l'existence de quelque « culte de la Lune » dans la Rome archaïque. C'est en tant que régulatrice des saisons, mais aussi de la sexualité féminine que la Lune, dans le complexe « junonien » des Nones Caprotines, joue un rôle qu'établit de toute manière la place de la fête dans le calendrier1. A l'intersection du mythe et du rite, le caprificus, support de la lumière nocturne (dans le mythe) et instrument d'initiation gynécologique (dans le rite), est aussi le point de rencontre symbolique des plans astronomique et sexuel.

Travesties en aurores, les lunes, leurs complices, se sont laissé capturer par les ténèbres, qui ne peuvent rien sur elles, et qu'elles dissipent au lieu de s'// engloutir. La déroule des ténèbres sort de leur apparente victoire sur les aurores.

Quelques éléments d'une mythologie lunaire se font ainsi jour, qui concordent avec l'exégèse dumézilienne des Matralia, selon laquelle l'Aurore, menacée par les Ténèbres, est du côté de la Nuit bienfaisante, sa sœur, dont elle choie le fils (le jeune Soleil). La différence est qu'ici Vancilla ne représente pas les Ténèbres comme l'esclave expulsée du temple de

1) Voir K. Latte, Rômische Religionsgeschichle, Munich, 1967, p. 233, n. 2 ; cf. le riche commentaire de l'édition A. S. Pease du De nátura deorum sur 2, 68. La Junon « lunaire » est invoquée aux calendes sous le nom de luno Couella. Cette épithète est ordinairement rapprochée de luna caua (Plín., N.H., 8, 54). M. Renard a proposé de l'interpréter par le nom générique indoeuropéen désignant le bovin (anglais cow, etc.) : Iuno Couella, in Mélanges II. Grégoire, t. 4, Bruxelles, 1У53, p. 401-408.

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Matuta, mais la bonne Obscurité, le rôle des Ténèbres étant dévolu à l'armée ennemie.

La dualité des noms de l'héroïne (même si ces noms sont relativement « modernes ») illustre ce rôle médiateur. Philôlis est un nom de courtisane, et celle qui le porte est, au moins en apparence, complice des appétits grossiers et des ténèbres ennemies, propices à Vénus1. Tulula est ce qu'indique son nom : la Tutélaire, abstraction divinisée dont le culte domestique comporte l'emploi de cierges et de lampes2 — ici donneuse de victoire par la lumière même qu'elle répand.

En effet, comme c'est si souvent le cas à Rome, le mythe va se trouver intégré à l'histoire militante. L'épisode est cependant rejeté par Tite-Live (sans doute parce que Camille n'y joue aucun rôle). Tel qu'il est, réinterprété par la propagande patriotique, il garde ses composantes mythiques : les Romains ne sont pas voués seulement aux victoires diurnes. Quand bien même son alliée l'Aurore serait défaillante, et Camille absent, le légionnaire peut compter sur des secours surnaturels venus du ciel nocturne.

Un indice en faveur de cette interprétation me semble être apporté par Macrobe, qui cite Luna (avec Jupiter, Angerona et Ops Consiuia) parmi les quatre divinités que plusieurs antiquaires proposaient d'identifier avec la mystérieuse Tutela de Rome (Sat., 3, 9, 4). Les rapports de notre légende avec Yeuocatio de la Tutela ont été utilement relevés par V. BasanofP.

En outre, l'importance de la composante lunaire dans les Nones Caprotines est peut-être confirmée par leur correspondance avec les Carmentalia des 11 et 15 janvier. Ces deux journées encadrent (toujours dans un calendrier lunaire « vrai ») la pleine Lune qui suit le solstice d'hiver (ides de

1) Cette « divinité qu'on adore la nuit », selon la définition méprisante que donne d'Aphrodite l'ilippolyte d'Euripide (106). Dans le Curculio de Plaute, le quolibet : Venus noctuuigila (196), adressé à une courtisane, restitue peut-être une épithète rituelle.

2) Voir W. Ehlers, P.W., VII, col. 1600, s. v. Tulela. 3) Nonae Caprotinae, Latomus, 8, 1949, p. 209-216.

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janvier) : la lumière nocturne triomphe, mais déjà elle perd* du terrain. Après Otto Gilbert, Rafïaële Pettazzoni a défendu la thèse d'une Carmenta lunaire1. Outre la place de la fête au calendrier, les épithètes : Anteuorta (ou Porrima, ou Prorsa) et Posluorla, appliquées à la déesse, peuvent illustrer les directions opposées du croissant. Pettazzoni les rapproche de représentations lunaires figurant sur de nombreux documents numismatiques. Ovide, il est vrai, les interprète par rapport au carmen divinatoire (dont Carmentis est la divinité, cf. F., 1, 633 ; Macrobe, 1, 7, 20) et Varron par l'obstétrique (Gell., 16, 16, 4), mais leur désaccord même incite au scepticisme quant à l'ancienneté de ces explications, et permet à tout le moins d'admettre une superposition de sens . dont l'un, celui qui1 s'applique aux aspects changeants de la Lune, se serait perdu..

Deux rituels que leur, situation au calendrier place sous un signe lunaire favorisent donc la fertilité des femmes : les Nones Caprotines et les Carmentalia, célébrées symétriquement aux Nones et aux Ides par excellence que sont les journées des 7 juillet et 13 janvier, la consécration des Ides à Jupiter excluant toutefois que les Carmentalia prennent place le 13, . d'où leur répartition entre le 11 et le 15, ou peut-être la limitation à ces deux journées d'un rituel s'étendant initialement sur trois jours. Ovide enseigne que Carmentis veillait à l'heureuse issue de la grossesse (F.\ 1, 627-628). Nous sommes donc bien toujours dans la zone de la sexualité féminine, non plus au stade de la fécondation (rites du capri ficus), mais de son aboutissement normal et souhaité. La composante lunaire' intervient, presque toujours dans ce domaine; c'est son absence qui serait étonnante2.

1) Carmenta, Studi e Material i di Sloria délie Iîeligioni, 17, 1941, p. 1-16. 2) Au niveau du mythe, Pettazzoni suggérait que le chariot (carpenlum) qui

est au centre du récit étiolo-jique d'OviDE (F., 1, 619-626) représente le char de* la Lune. L'historiette rapporte que les matrones utilisèrent l'avortement systématique comme moyen de pression contre leurs époux qui prétendaient les . priver de voiture. Elle monte en épingle la quasi-homonymie : carpenta-Car- menta. Il est donc probable que c'est cet à-peu-près qui a introduit les chariots dans Vaïlion. Exemples comparables : Lara-Lala [F., 2, 599 sq.) ; Lemuria- Remuria (F., 5, 479) ; Carna-cardo (F., 6, 101).

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La symétrie que nous avons cru pouvoir établir entre Nones Caprotines et Carmenlalia n'est pas sans rappeler la correspondance entre les deux fêtes de l'Aurore et du Soleil ancêtre (Sol Indiges) du 11 juin et du 11 décembre1. Les repères chronologiques concordent. L'ancrage dans le calendrier est significatif : c'est aux deux pôles de l'année, aux temps d'épreuve de la lumière lunaire, que la fécondité des femmes romaines devait être stimulée. Les rites du 7 juillet comportaient un prélude nocturne. Et la mythologie lunaire que nous devinons derrière la légende d'origine des Nones Caprotines avait le même caractère utilitaire que la mythologie de l'Aurore2.

Paul Drossart.

1) G. Dumézil, RM.A., p. 333 ; M. et E., 3, p. 99 (d'après С. Косн). Ovide rapporte que Carmentis fut la première à offrir des gâteaux (liba) à Mater Matuta, identifiée à la Grecque Ino-Leucothée {F., 6, 482 et 529-534). Cette légende est certainement tardive, mais elle peut traduire le sentiment d'une parenté entre les deux déesses, associant Carmentis à l'offrande des gâteaux cuits in leslu caldo (Varron, De lingua lalina, 5, 106), rite important des Malralia.

2) M. et E., 3, p. 99, 195.