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    Gaston Bachelard [1884-1962][1970]

    LE DROITDE RVER

    Un document produit en version numrique par Daniel Boulagnon, bnvole,professeur de philosophie en France

    Courriel : Boulagnon [email protected] webdans Les Classiques des sciences sociales.

    Dans le cadre de : "Les classiques des sciences sociales"Une bibliothque numrique fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web :http ://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web :http ://bibliotheque.uqac.ca/

    mailto:[email protected]:[email protected]:[email protected]://classiques.uqac.ca/inter/benevoles_equipe/liste_boulagnon_daniel.htmlhttp://classiques.uqac.ca/inter/benevoles_equipe/liste_boulagnon_daniel.htmlhttp://classiques.uqac.ca/http://classiques.uqac.ca/http://classiques.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://classiques.uqac.ca/http://classiques.uqac.ca/inter/benevoles_equipe/liste_boulagnon_daniel.htmlmailto:[email protected]
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    Gaston Bachelard, Le droit de rver. [1970] 2

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    Fondateur et Prsident-directeur gnral,

    LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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    Gaston Bachelard, Le droit de rver. [1970] 3

    Cette dition lectronique a t ralise par Daniel Boulagnon, professeur

    de philosophie en France partir de :

    Gaston Bachelard,

    LE DROIT DE RVER.

    Paris : Les Presses universitaires de France, 1re di-tion, 1970, 250 pp. Collection la pense.

    Polices de caractres utilise:Times New Roman, 14 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word2008 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier format:LETTRE US, 8.5 x 11.

    dition numrique ralise le 31 octobre 2014 Chicoutimi, Ville deSaguenay, Qubec.

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    Gaston Bachelard, Le droit de rver. [1970] 4

    Gaston Bachelard (1970)

    LE DROIT DE RVER

    Paris : Les Presses universitaires de France, 1redition, 1970, 250

    pp. Collection la pense.

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    A LA PENSE

    C O L L E C T I O N D I R I G E P A R P H I L I P P E G A R C I N

    LE DROIT

    DE

    RVERPAR

    GASTON BACHELARD

    P R E S S E S U N I V E R S I T A I R E S D E F R A N C E

    1970

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    Gaston Bachelard, Le droit de rver. [1970] 6

    REMARQUE

    Ce livre est du domaine public au Canada parce quune uvre pas-se au domaine public 50 ans aprs la mort de lauteur(e).

    Cette uvre nest pas dans le domaine public dans les pays o ilfaut attendre 70 ans aprs la mort de lauteur(e).

    Respectez la loi des droits dauteur de votre pays.

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    Table des matires

    Quatrime de couvertureAvertissement des diteurs[5]

    Premire partieARTS[7]

    Les nymphas ou les surprises d'une aube d't[9]Introduction la Bible de Chagall[14]Les origines de la lumire[32]Le peintre sollicit par les lments[38]Simon Segal[43]Henri de Waroquier sculpteur : l'homme et son destin[47]Le cosmos du fer[54]Une rverie de la matire[60]La divination et le regard dans l'uvre de Marcoussis[63]Matire et main[67]

    Introduction la dynamique du paysage[70]Le Trait du Burin d'Albert Flocon[94]Chteaux en Espagne[99]

    Deuxime partieLITTRATURE[123]

    Balzac : Sraphta[125]Edgar Poe :Les Aventures de Gordon Pym[134]Rimbaud l'enfant[150]La dialectique dynamique de la rverie mallarmenne[157]V.-E. Michelet[163]Germe et raison dans la posie de Paul Eluard[169]Une psychologie du langage littraire : Jean Paulhan[176]Jacques Brosse :L'ordredes choses[186]

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    Troisime partie

    RVERIES[193]L'espace onirique[195]Le masque[201]Rverie et radio[216]Instant potique et instant mtaphysique[224]Fragment d'un journal de l'homme[233]

    Rfrences bibliographiques[247]

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    LE DROIT DE RVER

    QUATRIMEDE COUVERTURE

    Retour la table des matires

    Un dlicieux recueil... Ce petit livre, d un sage fort savant denotre poque folle, est l'un des plus rafrachissants qui se puissenttrouver aujourd'hui (L'Aurore) Il y est question de tout : de la maindu graveur, du test de Rorschach, de la radio, de la posie de Paul

    Eluard, de la meilleure faon de s'endormir. Et, une fois encore, on estsduit par l'intelligence et l'humour d'un des rares hommes qui aientpossd jusqu'ici ce que C. P. Snow appelle les deux cultures ...Une des penses gniales de notre sicle (Jean-Louis Ferrier, L'Ex-press) Il faut lire ce petit livre merveilleux, ruisselant de clart etqui met l'esprit en tat de perptuelle excitation... Ne craignez pas ladispersion ou la fatigue, sauf la fatigue de suivre un esprit particuli-rement agile. D'abord le livre a une unit relle, celle du regard, ensui-te ce regard a le don d'clairer, d'animer les objets sur lesquels il sepose... L'admirable est la fermet de la dmarche de la phrase et de

    l'intelligence (Robert Kanters,Le Figaro littraire) Le Droit de r-ver contient des pages qui donneront la meilleure image d'une intelli-gence en action, et sans rebuter, pensons-nous, ceux que la philoso-phie pourrait mettre en dfiance... Nous lui trouvons le charme, l'in-vention inoue, la beaut humaine d'un rveur qui est un grand cri-vain (Lucien Guissard, La Croix) Il est curieux que ce livre, quin'est aprs tout qu'un ensemble d'essais, contienne autant de force ex-

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    plosive que d'autres ouvrages, capitaux, du mme auteur. C'est queBachelard est jamais un penseur trange, on dirait plutt tranger, etqu'il le reste quoi qu'il crive, produisant les mmes chocs par deux

    petites phrases que par toute une page ou un chapitre d'analyse. Etpuis, le lecteur est moins tendu... Jamais on n'aura trouv meilleur titreque pour ce livre-ci et le titre n'est pas de Bachelard car c'estbien d'un ouvrage de revendication qu'il s'agit.- La pense de Bache-lard est toujours la proclamation et la rclamation d'une libert retrou-ve, ou retrouver (Encyclopdie du monde actuel, Lausanne) ...Un titre que l'auteur n'aurait pas reni... Bachelard ajoute ses songes ceux de ses auteurs et nous invite les enrichir de nos propres rves(Claude Mauriac, Le Figaro) Chaque page de ce livre est un exci-tant pour la pense (Le Monde).

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    LE DROIT DE RVER

    AVERTISSEMENTDES DITEURS

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    Gaston Bachelard n'avait pas prvu de son vivant le rassemblementdes textes publis dans le prsent ouvrage. Il n'est pas sr qu'il etreconnu notre choix, qu'il et agr l'ordonnance de ce recueil et letitre mme que nous avons inscrit en tte du volume (titre extrait duchapitre o il se dpeint moins comme un philosophe l'ouvrage quecomme un rveur ou, mieux, comme un penseur qui s'octroie le droitde rver).

    Il nous a paru cependant que les essais ici runis taient lis par unprincipe d'unit trs visible et, comme et dit Joubert, qu'ils grou-paient avec eux-mmes. Qu'il nous parle de Monet ou de Chagall, deBalzac ou d'luard, de la coquille ou du nud de corde, c'est l'atta-che, l'intersection du songe et de la rflexion que se place toujourscelui qui dclarait on le verra plus loin que le monde est intenseavant d'tre complexe et que la philosophie devrait tre restitue sesdessins d'enfant.

    Ph. G.

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    LE DROIT DE RVER

    Premire partie

    ARTS

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    [8]

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    Premire partieARTS

    Les nymphasou les surprises

    dune aube dt Il n'y a point de Polype, ni de Camlon,

    qui puisse changer de couleur aussi souventque l'eau.

    Jean-Albert Fabricius,

    Thologie de l'Eau, trad. 1741

    I

    Retour la table des matires

    Les nymphas sont les fleurs de l't. Elles marquent l't qui netrahira plus. Quand la fleur apparait sur l'tang, les jardiniers prudentssortent les orangers de la serre. Et si ds septembre le nnuphar d-

    fleurit, c'est le signe d'un dur et long hiver. Il faut se lever tt et tra-vailler vite pour faire, comme Claude Monet, bonne provision debeaut aquatique, pour dire la courte et ardente histoire des fleurs dela rivire.

    Voici donc notre Claude parti de bon matin. Songe-t-il, en chemi-nant vers l'anse des nymphas, que Mallarm, le grand Stphane, apris, en symbole de quelque Lda amoureusement poursuivie, le n-

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    nuphar blanc ? Se redit-il la page o le pote prend la belle fleur comme un noble uf de cygne... qui ne se gonfle d'autre chose sinonde la vacance exquise de soi... . Oui, dj tout la joie d'aller fleurir

    sa [10] toile, le peintre se demande, plaisantant avec le modle dans les champs comme en son atelier

    Quel uf le nnuphar a-t-il pondu la nuit ?

    Il sourit d'avance de la surprise qui l'attend. Il hte le pas. Mais

    Dj la blanche fleur est sur son coquetier.

    Et tout l'tang sent la fleur frache, la fleur jeune, la fleur rajeuniepar la nuit.

    Quand le soir vient Monet l'a vu mille fois la jeune fleur s'en

    va passer la nuit sous l'onde. Ne conte-t-on pas que son pdoncule larappelle, en se rtractant, jusqu'au fond tnbreux du limon ? Ainsi, chaque aurore, aprs le bon sommeil d'une nuit d't, la fleur du nym-pha, immense sensitive des eaux, renat avec la lumire, fleur ainsitoujours jeune, fille immacule de l'eau et du soleil.

    Tant de jeunesse retrouve, une si fidle soumission au rythme dujour et de la nuit, une telle ponctualit dire l'instant d'aurore, voil cequi fait du nympha la fleur mme de l'impressionnisme. Le nymphaest un instant du monde. Il est un matin des yeux. Il est la fleur sur-

    prenante d'une aube d't.Sans doute un jour vient o la fleur est trop forte, trop panouie,

    trop consciente de sa beaut pour aller se cacher quand le soir tombe.Elle est belle comme un sein. Sa blancheur a pris un rien de rose, unton rose-tentation-lgre sans lequel la couleur blanche ne pourraitavoir conscience de sa blancheur. Cette fleur, ne l'appelait-on pas, end'autres temps : la quenouille de Vnus (ClavusVeneris) ? Nefut-elle pas, dans la vie mythologique qui prcde la vie de [11] toutechose, Hraclion, cette forte Nymphe morte de jalousie pour avoir

    trop aim Hracls ?Mais Claude Monet sourit de cette fleur soudain permanente. C'est

    celle-l mme quhier le pinceau de Monet a donn l'ternit. Lepeintre peut donc continuer l'histoire de la jeunesse des eaux.

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    IIOui, tout est nouveau dans une eau matinale. Quelle vitalit il doit

    avoir ce fleuve-camlon pour rpondre tout de suite au kalidoscopede la jeune lumire ! La seule vie de l'eau qui frissonne renouvelletoutes les fleurs. Le plus lger mouvement d'une eau intime estl'amorce d'une beaut florale.

    L'eau qui bouge a dans l'eau des battements de fleur, dit le pote 1

    S'il l'osait, un philosophe rvant devant un tableau d'eau de Monetdvelopperait les dialectiques de l'iris et du nympha, la dialectique dela feuille droite et de la feuille calmement, sagement, pesamment ap-

    puye sur les eaux. N'est-ce pas la dialectique mme de la planteaquatique : l'une veut surgir anime d'on ne sait quelle rvolte contrel'lment [12] natal, l'autre est fidle son lment. Le nympha acompris la leon de calme que donne une eau dormante. Avec un telsonge dialectique, on ressentirait peut-tre, en son extrme dlicatesse,la douce verticalit qui se manifeste dans la vie des eaux donnantes.

    .

    Une fleur de plus complique toute la rivire. Un roseau plus droitdonne des rides plus belles. Et ce jeune iris d'eau perant le vert fouil-lis nnupharesque, il faut que le peintre nous dise tout de suite sontriomphe surprenant. Le voici donc, tous sabres dehors, toutes feuillestranchantes, laissant pendre de trs haut, en une ironie blessante, salangue soufre au-dessus des flots.

    Mais le peintre sent tout cela d'instinct et il sait trouver dans les re-flets un sr principe qui compose en hauteur le calme univers de l'eau.

    1 Gloria ALCORTA, Visages, Ed. Seghers, p. 13.

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    III

    Et c'est ainsi que les arbres de la berge vivent dans deux dimen-sions. L'ombre de leur tronc augmente la profondeur de l'tang. On nerve pas prs de l'eau sans formuler une dialectique du reflet et de laprofondeur. Il semble que, du fond des eaux, on ne sait quelle matirevienne nourrir le reflet. Le limon est un tain de miroir qui travaille. Ilunit une tnbre de matire toutes les ombres qui lui sont offertes.Le fond de la rivire a aussi, pour le peintre, de subtiles surprises.

    Parfois du fond du gouffre monte une bulle singulire : dans le si-lence de la surface, elle balbutie cette bulle, la plante soupire, l'tanggmit. Et le rveur qui peint est sollicit par une piti pour un malheurcosmique. Un mal profond gt-il sous cet Eden de fleurs ? Faut-il sesouvenir avec jules Laforgue du mal des Ophlies fleuries

    Et des nymphas blancs des lacs o dort Gomorrhe.

    Oui, l'eau la plus riante, la plus fleurie, dans le plus clair matin, re-cle une gravit.

    Mais laissons passer ce nuage philosophique. Revenons, avec notrepeintre, la dynamique de la beaut.

    [13]

    IV

    Le monde veut tre vu : avant qu'il y et des yeux pour voir, l'ilde l'eau, le grand il des eaux tranquilles regardait les fleurs s'pa-nouir. Et c'est dans ce reflet qui dira le contraire ! que le mondea pris la premire conscience de sa beaut. De mme, depuis queClaude Monet a regard les nymphas, les nymphas de l'Ile-de-France sont plus beaux, plus grands. Ils flottent sur nos rivires avecplus de feuilles, plus tranquillement, sages comme des images de Lo-

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    tus-enfants. J'ai lu, je ne sais plus o, que dans les jardins d'Orient,pour que les fleurs fussent plus belles, pour qu'elles fleurissent plusvite, plus posment, avec une claire confiance en leur beaut, on avait

    assez de soin et d'amour pour mettre devant une tige vigoureuse por-tant la promesse d'une jeune fleur deux lampes et un miroir. Alors lafleur peut se mirer la nuit. Elle a ainsi sans fin la jouissance de sasplendeur.

    Claude Monet aurait compris cette immense charit du beau, cetencouragement donn par l'homme tout ce qui tend au beau, lui quitoute sa vie a su augmenter la beaut de tout ce qui tombait sous sonregard. Il eut Giverny, quand il fut riche si tard ! , des jardi-niers d'eau pour laver de toute souillure les larges feuilles des nnu-phars en fleurs, pour animer les justes courants qui stimulent les raci-nes, pour ployer un peu plus la branche du saule pleureur qui agacesous le vent le miroir des eaux.

    Bref, dans tous les actes de sa vie, dans tous les efforts de son art,Claude Monet fut un serviteur et un guide des forces de beaut quimnent le monde.

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    [14]

    Premire partieARTS

    Introduction la Bible de Chagall

    I

    Retour la table des matires

    Un il d'aujourd'hui, un il de peintre projetant sur toute choselumire et splendeur, regarde, chaque page de ce livre, au fond m-me des tnbres de l'histoire lgendaire. Cet il vivant regarde le plusgrand des passs : il dcouvre, il voit, il montre les tres de la viepremire ; il fait vivre pour nous ce grand temps immobile o les tresnaissent et croissent comme des tiges inflexibles, o les hommes sont,de premier jet, des tres surhumains. Oui, Marc Chagall, ce peintrequi sait placer, comme un crateur d'univers, le rouge et l'ocre, le bleufonc et le bleu tendre va nous dire les couleurs du temps des Paradis.Chagall lit la Bible, et, tout de suite, sa lecture est une lumire. Sousson pinceau, sous son crayon, la Bible devient naturellement, en

    toute simplicit un livre d'images, un livre de portraits. Sont ainsirunis ici les portraits d'une des plus grandes familles de l'humanit.

    Quand, dans ma solitude de lecteur, je mditais sur le Livre Saint,la voix tait si forte que je ne voyais pas toujours le Prophte. Tous lesProphtes avaient pour moi la voix des Prophties. Regardant mainte-nant [15] les planches de ce beau recueil, je lis autrement le vieux li-

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    vre. J'entends plus clairement parce que j'y vois plus clair, parce queChagall, ce voyant, dessine la voix qui parle.

    En vrit, Chagall m'a mis de la lumire dans l'oreille.

    II

    Quel privilge pour un crateur de formes, pour un peintre de g-nie, de recevoir la tche de dessiner le Paradis ! Ah ! tout est paradis l'il qui sait voir, qui aime voir. Chagall aime le monde parce qu'ilsait le regarder et surtout parce qu'il a appris le montrer. Le Paradis

    est le monde des belles couleurs. Inventer une couleur nouvelle est,pour un peintre, une jouissance paradisiaque ! Dans une telle jouis-sance, le peintre regarde ce qu'il ne voit pas : il cre. A chaque peintreson paradis. Et qui sait mettre les couleurs d'accord est sr de dire laconcorde d'un monde. Le Paradis est d'abord un beau tableau.

    Dans les rveries premires de tous les rveurs de Paradis, les bel-les couleurs mettent en paix tous les tres du monde. Tous les tressont purs puisqu'ils sont beaux ; tous vivent ensemble ; les poissonsnagent dans l'air, l'ne ail accompagne les oiseaux, le bleu de l'uni-

    vers allge toutes les cratures. Rvez un peu comme cet ne vert quirve si bien au ciel qu'il a une colombe dans la tte, tout parfum qu'ilest d'avoir emport dans l'azur le muguet qu'il a cueilli sur la terre.

    Ainsi le paradis a la dimension d'une lvation. Il faudrait despomes et des pomes pour dire tout cela. Mais un seul dessin de Cha-gall condense toutes ces [16] puissances. Une seule peinture se met parler sans fin. Les couleurs deviennent des paroles. Qui aime la pein-ture sait bien que la peinture est une source de paroles, une source dePomes. Qui rve devant la planche du Paradis entend un concert delouanges. Le mariage des formes et des couleurs est une union prolifi-que. Les tres sortent du pinceau du peintre, vivants et aussi fcondsque les tres sortis de la main de Dieu. Les premiers animaux de lagense sont les mots d'un vocabulaire que Dieu enseigne aux hommes.L'artiste connat des impulsions de cration. On sent bien qu'il conju-gue tous les temps du verbe crer ; il a tous les bonheurs de la cra-tion.

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    IV

    Mais la femme a cueilli la pomme. Par ce seul geste le Paradis at dvast. Dieu le Crateur est maintenant Dieu le juge. Dans sestableaux Chagall dessine cette rvolution et de Dieu et des hommes.Dieu, dans le ciel, apparat comme un index vengeur. Eve et Adamfuient devant le doigt dress de ce Dieu du Courroux.

    Mais, bont chagallienne, dans la planche en couleurs [18] o Dieumaudit Eve, devant la femme crase par ses fautes, Chagall a dessinun agneau tonn. Un agneau ? Bien plutt, cet animal chagallien,complexe d'ne et de chvre, androgyne animal qui se glisse dans denombreuses toiles de Marc Chagall. Ce petit signe de la tranquille in-nocence des btes ne souligne-t-il pas la dramatique responsabilit deshommes devant les joies de la vie ?

    En tout cas, voici le Paradis ferm. Toute la Bible maintenant vadire la destine des hommes. Les prophtes vont dire un des plusgrands destins de l'humanit : le destin d'Isral.

    V

    Le dynamisme de l'histoire d'Isral est le dynamisme des grandesfigures. Le temps du monde se lit sur les visages. Tout le prsent ou-vrage a t fait la gloire du visage. Marc Chagall nous prsente leshros du destin, ceux qui par l'ardeur d'un regard redressent et relan-cent le psychisme d'un peuple. Nous avons ainsi un grand livre del'animation humaine. force de beaucoup dessiner, force de dessi-

    ner bien , Chagall est devenu psychologue : il russit individuali-ser les Prophtes.

    Mais quel est l'ge de Marc Chagall quand il dessine les Proph-tes ? Dans la simple vie humaine, Chagall n'aime gure qu'on lui parled'un dixime septennat. Mais, le crayon en main, face aux tnbresdes temps anciens, trs anciens, Chagall n'a-t-il pas cinq mille ans ? Il

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    vit au rythme des millnaires. Il a l'ge de ce qu'il voit. Il voit job. Ilvoit Rachel. De quels yeux ne la regarde-t-il pas, sa Rachel ? Qu'est-ce[19] qui bouillonne dans son cur de dessinateur des millnaires pour

    que tant de lumire sorte de tous ces traits noirs ?Ne feuilletez pas le livre. Gardez-le ouvert l'une de ses grandes

    pages, une page qui vous parle . Et vous allez tre pris par unedes grandes rveries de la temporalit, vous allez connatre la rveriedes millnaires. Chagall va vous apprendre avoir, vous aussi, cinqou six mille ans. Ce n'est pas avec des chiffres, ce n'est pas en courantsur la ligne de l'histoire qu'on peut percer les tnbres des millnaires.Non, il faut beaucoup rver rver en prenant conscience que la vieest un rve, que ce qu'on rve au-del de ce qu'on a vcu est vrai, estvivant, est l, prsent en toute vrit devant nos yeux. Je rve tant de-vant certaines planches de Chagall que je ne sais plus gure dans quelpays je suis, dans quelle profondeur des temps je me trouve enseveli.Ah ! que m'importe l'histoire puisque le pass est prsent, puisqu'unpass qui n'est pas le mien vient de s'enraciner en mon me et de medonner des rves sans fin. Le pass de la Bible est une pope de mora-lit. La profondeur du temps est redouble en une profondeur des va-leurs morales. Les savants de la palontologie nous disent une toutautre histoire. Avec des chiffres ajusts un calendrier de fossiles, ilsnous parlent d'un homme quaternaire. J'imagine assez bien cet tre

    vtu de peaux de bte et mangeant de la viande crue. Je l'imagine maisje n'en rve pas. Pour entrer dans les songes de l'homme, il faut treun homme. Il faut tre un anctre, tre vu dans une perspective d'anc-tres, en transposant peine des figures qui sont dans notre mmoire.Tous les visages runis dans le [20] livre de Chagall sont des caract-res. En les contemplant on est pris dans une grande rverie de morali-t.

    entrer dans ces rveries de moralit, nous dpassons l'histoire,nous dpassons la psychologie. Les tres prsents par Chagall sont

    des tres moraux, des exemplaires de vie morale. Les circonstancesautour d'eux ne drangent gure la figure centrale. Le destin moral del'homme trouve ici ses grands promoteurs. Prs d'eux, nous devonsprendre des leons d'nergie destinale, avec eux nous pouvons pluscourageusement accepter notre destin. Ainsi une rverie immmorialenous donne des impressions de permanence. Ces anctres de la mora-lit, ils demeurent en nous-mmes. Le temps ne les a pas uss. Ils sont

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    immobiliss par leur grandeur. Les petites vagues de la temporalits'apaisent autour du souvenir de tels anctres de la vie morale. Untemps la mesure des certitudes de la vie morale s'installe au fond des

    mes. Dans la Bible on vit l'histoire d'une ternit. Bien souvent,quand je mditais sur un Prophte de Chagall, me venait aux lvres ledistique de Rimbaud :

    Elle est retrouve !

    Quoi ? l'ternit !

    VI

    Mais, pour recevoir toutes les richesses de rverie qui sont les bien-faits de l'uvre illustre, pour rompre aussi le fil de l'histoire qui nousdonne plus de penses que d'images, je crois qu'il faut aller un peu l'aventure, sans grand souci de l'ordre des pages. C'est du moins de cet-te manire que j'ai organis mon plaisir.

    Alors, avant d'approcher des Prophtes, j'ai voulu [21] partager leravissement de Chagall quand il dessine les femmes de la Bible. Lapuissance d'anima des pages de la Bible est sans doute masque par

    l'animus des Prophtes. Mais, ds que l'on se rend sensible la solidi-t du fminin, ds que l'on mesure l'action destinale de la femme, desfigures douces et fortes sortent de l'ombre. Quelle joie pour moi devoir illustrs des noms qui sont, pour un vieil colier franais, des g-tes de rverie. J'ai couru bien vite, en ouvrant le recueil, aux pages quinous peignent l'histoire de Booz endormi. Et j'ai vu Ruth, plus simple,plus vraie que je ne l'ai jamais imagine. J'ai, si j'ose dire, joui de lasynthse de Victor Hugo et de Marc Chagall. J'ai remis la glaneuse aucentre, au sommet de ma rverie de moisson. En notre poque demoissonneuses-lieuses, nous avons perdu le sens de l'pi. Mais voici

    qu'avec Chagall nous nous souvenons qu'il faut beaucoup d'pis per-dus pour faire une gerbe et qu'une bonne glaneuse peut devenir, enune obscure patience, l'pouse du Seigneur des domaines. Le peintrecomme le pote nous rendent la grandeur des origines. Nous ren-trons dans le rgne de la simplicit. Cette femme toute droite, avecune gerbe heureusement pesante sur la tte, n'est-elle pas, loin des

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    froides allgories, une divinit de l'pi, l'pouse promise l'hommequi fait pousser le bl ?

    Les femmes dessines par Chagall sont fortement individualises.Je donnerai de leur haut caractre plusieurs exemples. Mais allez voirtout de suite le vis--vis de Mose et de sa femme Sephora. On la sentpresque coquette, Sephora. Coquette devant Mose, quelle audace !Scne si trange que, malgr [22] mon oreille tendue, je n'ai rien sudes mots qui sortaient de la bouche du Prophte.

    En tout cas, les femmes de Chagall se savent regardes. Elles cou-tent le regard des hommes. Le regard, autant que les paroles, les obli-gent se dcider, les contraint suivre la ligne du destin d'Isral.

    Voyez les planches consacres Esther. Deux fois Mardoche la regar-de. D'abord, comme s'il tait une figure du nuage, une figure d'en haut.Ensuite, tout proche et en toute clart, Mardoche aux yeux vifs adjurel'hsitante : Vas toucher le sceptre du roi et tu sauveras ton peuple. Esther est l, toute blanche, immobile, hsitante. Enfin, elle accomplitl'acte suprme de l'hrosme fminin. Elle gravit, comme on gravit uncalvaire, les marches du trne. Avec ce drame, Racine a fait une trag-die. Chagall concentre la tragdie en trois tableaux. nous, rveurs, deparler ces tableaux. Mais alors, quel triomphe pour une psychologie du

    dessin, pour cet art de saisir, dans toute une vie, les instants dcisifs, lesinstants o se formule une destine. Pour moi, je dcouvre l qu'ungrand peintre peut tre un hypnotiseur. Le regard de Mardoche m'hyp-notise. La tragdie dessine par Chagall est une tragdie du regard. SiMardoche n'avait pas eu un il si noir, l'histoire du monde en et tchange.

    Voici un autre drame de la vie fminine, drame plus simple, pluscommun. Le dessin va le rehausser. Quand Sara chasse Agar, le peintrenous dit d'abord l'extrme courroux de la femme lgitime et la dtresse

    de la servante sduite par le matre. Mais, d'une planche l'autre, ilsemble que la fugitive grandisse. Elle emporte au dsert le plus granddes trsors : un [23] enfant d'Abraham. Qu'elle est belle cette page o,dans le repos de sa solitude d'abandonne, Agar caresse son fils Is-mal ! N'entend-elle pas comme un cho des paroles que le Seigneur adites Abraham ? N'aie point de chagrin pour cet enfant, ni pour taservante. Je ferai aussi devenir le fils de la servante une nation, parce

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    qu'il est de ta race (Gense, XXI, 12). Le fils an de toutes lesfemmes de la Bible ne tient-il pas le destin d'une nation ? Les femmesde la Bible ne rvent-elles pas cette prennit qu'un fils donne leur

    existence ? Le destin inscrit dans l'existence du fils est la consolationsuprme de la femme afflige. Chagall a dit tout cela en deux pages.Aprs la page mditative, toute noire, o Agar caresse Ismal, vient lapage toute blanche o Agar entend les consolations de l'ange du ciel.La servante, elle aussi, a droit une ligne. Le Seigneur protge tousles ans d'Isral.

    Le mme drame du destin de la race recommence quand Jacob doitchoisir entre les deux filles de Laban dont l'ane s'appelait La et laplus jeune Rachel.

    Mais La avait les yeux tendres et Rachel avait la taille belle (Gense, XXIX, 16, 17).

    Une planche de Chagall nous montre Rachel accueillant Jacob. Leregard dit tout. Comme elle regarde Jacob !

    En ces temps heureux, les belles femmes avaient de belles servan-tes. Chagall sait cela : toute une suite de dessins disent cette floraisondes puissances fminines. Et comme le destin presse, les servantesviennent au secours des pouses infcondes. La et Rachel donnentainsi leur servante Jacob. Jacob pouse et La et Rachel. Chagall ne

    peut nous donner que les [24] figures dcisives d'une si confuse histoi-re. Mais il nous fait comprendre que la gloire de la femme est de don-ner un fils Jacob, de servir les destines d'Isral.

    Dans ces temps de Jude, la gloire d'avoir un fils immortalise unnom. Les noms des femmes bibliques ne sont pas phmres. Les des-sins qui portent le nom de Rachel ne quittent plus la mmoire. Cha-gall, en illustrant les prestiges de la fille de Laban, a consacr un nomd'origine. Chagall nous fait voir l'tre mme d'un nom pris l'instantde toute premire dnomination. Je contemple son album comme un

    album de noms. Quand on lit le texte dans le Livre, les noms ne sontparfois qu'un amas de syllabes. On croit connatre un tre parce qu'onple son nom. On est pris par un grand rve de la sonorit. Pour unrveur de mots, quelle splendeur fminine que le nom de Rachel.

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    Rachel ! Rachel, quel bonheur d'oreille ! Et voici que Chagall enfait un bonheur des yeux. Le dessinateur fait, avec de grands noms,des tres vivants.

    Mais si je m'abandonnais toutes les ondes de fminit qui partentdes femmes dessines par Marc Chagall, j'oublierais les Prophtes. Jeveux donc maintenant aller voir, et mieux voir, aid par Chagall, lesgrands visages de la Prophtie.

    VII

    Cette fois encore, je cours, sans souci de l'ordre des pages, aux vi-

    sages dominants. Qui rsistera la curiosit de savoir tout de suitecomment le peintre voit job, Daniel, Jonas ?

    La premire page sur job est la page de sa misre. [25] Mais, en samisre, du moins il est seul. En contemplant l'homme dans sa simplemisre, il semble que ma piti s'endorme. J'accepte le malheur.

    Combien plus douloureuse est pour moi la page suivante o Satanvient tenter l'homme malheureux. Ce Satan joyeux, ce Satan au ventreun peu gros, ce Satan au visage moderne, un instant, me fait rire. Etsoudain, je me reproche d'avoir ri. Dans cette page le peintre a dialec-tis l'ironie. Est-elle un jeu, est-elle une cruaut ? Satan est-il assezintelligent pour esprer tenter un Prophte ?

    Mais job est inbranlable. Il reste pensif, tranquille en sa misre.Quand il prie, il est un matre de la prire douce, sans vhmence. Lepeintre qui illustre le Livre de job nous fait vivre en profondeur lesinstants de la rsignation dlicate.

    En contraste avec les pages qui illustrent, avec job, la non-violence, nous rencontrons le noir visage de l'Ecclsiaste. La page est

    trs chagallienne. L'oiseau de Chagall est ici un astre gal au croissantde la Lune. N'apporte-t-il pas les tables de la loi ? Le profil du proph-te nous rend la tristesse de ses paroles lgendaires.

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    VIII

    On tourne la page pour revivre en coutant le Cantique des canti-ques. Chagall est ici en pleine vie, car il nous montre nouveau unmonde orn de femmes. Ces planches sont, pour moi, le monde fmi-nin en expansion. Le destin du monde c'est de crer des femmes. Unefemme ne nat-elle pas, par exemple, des harmonies du vent, dans lesbranches d'un arbre ? Une femme ne repose-t-elle pas, toute blanche et[26] grasse, sur une palme agrandie ? Il semble que des instants deParadis viennent de sonner. A ce signal de bonheur retrouv, Chagall

    dessine de beaux corps enlacs, des ttes couronnes qui embrassentde belles filles ; de belles formes blanches viennent clairer le ciel dusoir, vivre dans l'extase d'un vol avec les oiseaux du bonheur.

    IX

    En se rveillant des joies exubrantes qu'il eut en illustrant le Can-tique des cantiques, Chagall a vcu le cauchemar de Balthasar.

    Le festin est fini. On a bu dans les vases sacrs vols la maisonde Dieu Jrusalem . Mais, quand le sacrilge est ainsi son comble,une main sans bras crit sur la muraille :Men, Men, Thkel Uphar-sin. Daniel expliquera le prodige. Mais c'est l'instant d'pouvante queChagall voulait dire. Il a mis l'pouvante dans les doigts mmes du Roide Babylone. Le tremblement est dans les os de Balthazar. Le Livre nedit-il pas que les genoux du Roi heurtaient l'un contre l'autre ? Toutle visage de Balthasar porte le signe d'un cataclysme psychologique.Alors un roi du monde est renvers par un prsage. Les mots fatidiquestravaillent, par-del le cur de l'homme, toutes les forces de l'univers.

    Les mots crits sur la muraille bouleversent l'histoire. En deux pages,Chagall nous rappelle cette rvolution dans le destin d'Isral.

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    X

    Mais de tous ces malheurs de roi, je rve mal. Dans mon aventurede lecteur je suis impatient d'arriver aux gtes de mes grands songes.Que de fois depuis [27] que j'ai le livre de Chagall dans ma chambre,dans cette petite baleine qu'est ma chambre aux flancs couverts de li-vres, je suis revenu nourrir ma rverie avec les images de Jonas !

    Chagall ne ruse pas avec la lgende. Le poisson est l, parfois pluspetit que le Prophte, parfois dj digrant le naufrag ! Ainsi le veu-lent les rveries qui jouent jusqu' l'invraisemblable sur la dialectiquedu contenant et du contenu. La mer aussi n'est-elle pas, elle seule, un

    gigantesque poisson ? Jonas est vraiment dans le sein des eaux. C'estle monde des eaux qui a, ds le premier naufrage, englouti le Proph-te : Les eaux m'avaient environn jusqu' l'me ; l'abme m'avait en-velopp de toutes parts ; les roseaux m'avaient entour la tte (Livrede Jonas, 11, 6). Mais, du fond de ce spulcre marin, du fond de cetombeau vivant qu'est le poisson engloutissant, Jonas prie le Seigneur.Le ventre de la baleine est un oratoire.

    Vient alors l'instant o Jonas quitte le monde des cailles pour trevers sur la plage de sable. Jonas retrouve les hommes. Son destin de

    Prophte commence et Chagall nous le montre courant Ninive poury porter la parole de Dieu.

    Ayant relu les quatre chapitres de la Bible pour bien situer les des-sins de Chagall, je reviens contempler le visage de Jonas. Je ne sais sice visage porte tmoignage des exploits du naufrag. Mais il me parle,il me regarde. C'est, pour moi, une des plus grandes figures du prsentlivre. Mais tant d'autres visages m'attirent ! Je vais sans fin de Jonas Daniel, de Daniel Jonas. Daniel, la tte sur son oreiller, sort d'unsonge. Jonas ne sort-il pas, lui aussi, d'un grand [28] rve ? N'avons-

    nous pas, nous aussi, des rves d'engloutissement ? Le dessin d'ungrand artiste ne peut-il pas rveiller en nous les puissances oniriquesqui ont cr les plus anciennes lgendes ? Nous entrons alors dans unau-del du pittoresque. On commence par sourire quand on voit la ttede Jonas dans la gorge du poisson, et puis on se trouve pris dans desrveries qui ne rient plus. Soudain tout devient grave, tout devientvrai. La nuit qui nous prend dans son propre sommeil est un ocan

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    d'eaux dormantes. Alors, mme quand le matin est un peu clair dansnotre me retrouve, nous savons bien que, comme Jonas, nous ve-nons d'tre sauvs des eaux.

    XI

    Ainsi, feuilletant loisir, en une grande libert de rverie, le livrede Chagall, j'ai d'abord t retenu par les planches qui rveillaient enmoi des lectures oublies. Tous, tant que nous sommes, nous avons unmuse intime o sont gards les grands tres de l'histoire et c'est undes grands charmes de l'album de Chagall que cet album devient bien-tt un album de souvenirs.

    Mais le livre de Chagall a un autre bienfait. Il nous force rouvrirla Bible, l'ouvrir des pages dont nous ne savions pas la richesse. Jeveux dire maintenant, en toute humilit, comment, avec Chagall, jesuis all la dcouverte de mes prophtes perdus.

    Les figures surgissent alors pour moi, toutes nouvelles, sur lefondmme de mon ignorance. Je lesvois avant de les entendre et je coursau Livre pour savoir ce qu'ils ont dit.

    [29]Voici Nhmie, le Prophte qui prie Dieu jour et nuit pour obtenir

    d'un roi l'autorisation de rebtir Jrusalem. Les flammes sont encorevivantes qui brlent la Ville. Nhmie pleure et prie, la paupire gon-fle et la lvre lourde. Chagall dessine le profil de la dsolation.

    Voici Jol. Trois visages diffrents sont ici ncessaires pour nousmontrer le Prophte appelant au repentir et le Prophte promettant lepardon. Par la faute des hommes le poison est dans le grain des mois-sons. Qu'on entende les exhortations du Prophte et l'univers entier

    sera guri de ses plaies. Les oiseaux emplissent le ciel et l'oiseau deChagall apporte en son bec les fleurs de la paix. Cet oiseau, dans ladeuxime planche, est l'annonciateur de l'ange qui parat au ciel dutroisime dessin.

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    Voici Amos, le Berger Prophte, le Prophte qui agit: je mettraile feu la maison de Hazal et ce feu dvorera le palais de Ben-Hadad (Livre d'Amos, 1, 4).

    Le palais brle. Chagall dessine Amos sur un fond d'incendie. Jecherche un coin de paix dans ce monde en flammes. Une bergerie restevivante dans le dsastre des palais. J'y dcouvre l'homme et la femmetran-quillement endormis. Les moutons aussi y reposent en paix. LeBerger-Prophte sait bien que les moutons prservent les hommes desmalheurs de la guerre.

    Quelle curieuse impression je reois quand j'intgre ainsi un dtailinfime dans une scne grandiose ! Il me semble que je descende dansles profondeurs d'une psychologie de crateur. Quand tout flambait,

    Chagall a voulu que quelque chose survive, que deux tres aimantsdorment tranquillement dans un coin [30] sombre de son tableau. Lesflammes de l'incendie destructeur ont une clart de soleil. Mais, dansl'ombre, le bonheur humain est, lui seul, une petite lumire.

    Le noir chagallien est habit.

    XII

    Le livre de Chagall se termine par une illustration des visions deZacharie. Ces visions annoncent, pour Jrusalem et pour Sion, la findes temps d'preuve. Le chandelier sept branches, lumire du Tem-ple, claire tout l'univers. Dans cette lumire universelle, l'ange du cielparle au Prophte, guide le Prophte. Le grand cheval roux dont parlele Livre sacr traverse un ciel de songe. Des routes s'ouvrent qui mon-tent au firmament. Pour l'homme aussi il y a des chemins qui mnentau ciel.

    On comprend pourquoi depuis si longtemps on rencontre dans les

    dessins de Marc Chagall des moutons et des nes, ces bons compa-gnons de l'homme, qui gravissent sur les montagnes des nuages, bienau-dessus des montagnes de la terre. L'univers entier : btes, hommeset choses, a un destin d'lvation. Le peintre nous invite cette ascen-sion heureuse. On se sent plus lger en contemplant ces voyageurs duciel, ces voyageurs inattendus que nous croyions rivs la terre. Ilsemble ici que nous touchions une dtermination de toute l'uvre du

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    peintre : Marc Chagall dessine trop bien pour tre un pessimiste. Il aconfiance en son crayon, confiance en son pinceau, donc le monde estbeau. L'univers est digne d'tre peint. Il fait bon, on est bien dans un

    monde qui est beau. La [31] joie de peindre est une joie de vivre.L'univers les dessins de Chagall nous le prouvent a, au-del detoutes les misres, un destin de bonheur. L'homme doit retrouver leParadis.

    XIII

    En choisissant un itinraire de lecture, entre beaucoup d'autres, jen'ai pu dire toutes les richesses de l'ouvrage de Chagall. Il faudrait toutun livre pour commenter une telle uvre. Au-del des prfrences quinous ont retenu, il faudrait connatre les prfrences mmes de l'artis-te. Tout n'est pas dvoil. Le peintre, bien entendu, n'a pas nous direla raison de ses choix. Mais, devant l'exubrance d'une telle richessed'illustration, se pose prcisment le problme d'une philosophie del'illustration. Pour comprendre ce problme on devrait revivre la soli-tude du peintre devant sa page blanche. Cette solitude est grande, carrien ne l'aide pour faire sortir des tnbres de l'histoire la physionomie

    des tres disparus. Rien n'est copier. Tout est crer.Et quelle tche que celle de dessiner des Prophtes, de donner

    chacun l'originalit d'un visage. Les Prophtes de Chagall ont cepen-dant un trait commun, ils sont tous chagalliens. Ils portent la marquede leur crateur. Pour un philosophe des images, chaque page de celivre est un document o il peut tudier l'activit de l'imagination cra-trice.

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    [32]

    Premire partieARTS

    Les originesde la lumire

    I

    Retour la table des matires

    On rpte sans fin que les fables de La Fontaine sont des dramescondenss, on rappelle que le fabuliste fut un observateur qui couraitles champs et qui coutait toutes les histoires du monde. Tout le long deson uvre, il raconte ce qu'il a vu. Mais voici l'inverse : Marc Chagallvoit ce qu'on lui raconte. Mieux, il voit tout de suite ce qu'on allait luiraconter. Il est vision crante. Il est peinture remuante. Aussi nous rv-le-t-il des lumires la fois profondes et mobiles. En plaant o il fautles clarts, il raconte.

    Par quel admirable don des synthses a-t-il, dans ses eaux-fortes,condens encore davantage les fables si condenses du fabuliste ?C'est parce qu'avec

    sret et bonheur il a surpris l'instant dominant du rcit. Regardezbien une des gravures et la gravure va se mettre, toute seule, fabuler.Chagall a su prendre le germemme de la fable. Alors, devant vous,tout va germer, crotre, fleurir. La fable va sortir de l'image. Parexemple, vous savez tout quand le peintre vous montre les deux sotteschvres, cornes contre cornes, sur la planche troite qui sert de pont[33] au-dessus de l'abme. Si vous ne vous souvenez plus de la fable,

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    regardez bien l'image, elle va vous donner la morale de l'histoire. Envous faisant voir, Chagall vous fait parler. Prolongez votre plaisir devoir les deux fronts affronts et vous trouverez des rimes. Le peintre

    de gnie vous forcera tre un pote de talent.Parfois, il tait difficile d'illustrer la comdie. Mais l'il chagallien

    lit au fond des curs. Allez voir la page o le savetier doit finalementvous dire les malheurs d'un financier. Pour moi, je l'entends rire, ceGrgoire ! Je l'entends rire du rire mme de Chagall, d'un rire de plei-ne vie, tout l'ardeur d'tre vivant. Jamais avant l'eau-forte de Cha-gall, le savetier Grgoire n'a frapp si fort l'empeigne, n'a tordu si vi-goureusement la tte pour tirer le ligneul. Ne devinez-vous pas pour-quoi ? C'est que Chagall, le rapide Chagall, a saisi l'ouvrier dans sagaietfinale, dans une gaiet jamais vcue auparavant, dans cette sur-gaietque donne une dlivrance, aprs qu'il a rendu le trsor et nonpas avant de le recevoir foin des soucis ! Le coq peut chanter. Les vo-leurs ces bons lurons ! peuvent venir visiter la cave du savetier. Ilsseront bien attraps. Depuis hier, Grgoire a rapport au financier lesmaudits cus, les cus qui empchent de travailler. Chagall sait toutcela, dit tout cela. Il conte avec la pointe qui court sur le cuivre poli,avec le pinceau qui met sur les vifs mouvements des joies supplmen-taires. Il conte, il fabule avec ses yeux ouverts. Saisissez donc l'instantchagallien et vous aurez le tmoignage des forces amasses dans une

    vision unitaire. Chagall est un condensateur.[34]

    Mais voyez encore la fableLe renard et les raisins, que La Fontai-ne fait tenir en huit vers. Elle est ici en pleine page. La grappe est en-fle comme la grenouille d'une autre fable pour exciter l'envie du re-nard. Mais le renard chagallien sait combien longues sont les diagona-les dans le format d'un grand livre, il reste donc tranquillement dansson coin. N'a-t-il pas une pointe de rouge au bout de son museau, n'a-t-il pas sur le visage cette flamme qu'on voit au nez d'un bon vigne-

    ron ? Le vin de toute la treille ne mettrait pas une teinte de plus. Lerenard de Chagall est ivre de la joie de ddaigner. Oui, Chagall,comme La Fontaine, sait que cela vaut mieux que de se plaindre .L encore, la morale se fait toute seule, avec des lignes et des cou-leurs. L'il aigu de Chagall a tout entendu du dialogue entre labte et le fruit.

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    IIAinsi la preuve est faite : les tableaux sont des rcits. Ils disent

    leur faon les fables les plus disertes. L'espace bien peupl de volumeset de couleurs met en marche les personnages, les hommes et les b-tes. Il n'y a plus rien d'immobile dans un tableau de Chagall. Au ciel,les nuages s'en vont lents ou vifs, suivant qu'un mouton dort ou qu'unepreste belette monte l'arbre. On sent que la tempte va se calmeraussitt le chne dracin. Maintenant que le drame est consomm, leroseau peut se redresser. Chagall a su tout dire des mouvements a-riens, il a mis les justes bourrelets aux bords des nuages agits. Le cielde Chagall n'est jamais un espace inoccup. Le ciel [35] de Chagall atoujours quelque chose faire. Chagall est un mobilisateur.

    Cet art des contours si visible dans les nuages chagalliens, si sensi-ble dans ces fronts d'ouragans auxquels Chagall donne pleine force,on le saisira si l'on examine une eau-forte non colore. Alors l'aqua-fortiste doit avec mille traits fins tisser ses ombres, il doit amener sesombres tout prs des centres de clart. Tout prs mais non trop prs.Jamais Chagall ne voudrait brutaliser la frange, arrter cette sempiter-nelle vibration des contours qui donne la vie mme tout ce qu'clairela lumire du jour, ft-ce la cruche sur la table ou la borne duchemin. Voyez, sentez comme Chagall serre doucement le corsetd'ombre autour d'une poitrine de cygne. Quel travail du noir il fautsavoir mener pour produire une telle blancheur !

    III

    Quelle merveilleuse poque que la ntre o les plus grands peintresaiment devenir cramistes et potiers. Les voil donc qui font cuireles couleurs. Avec du feu ils font de la lumire. Ils apprennent la chi-mie avec leurs yeux ; la matire, ils veulent qu'elle ragisse pour le

    plaisir de voir. Ils devinent l'mail quand la matire est encore molle,quand elle est encore un peu terne, peine luisante. Marc Chagall est

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    tout de suite un matre de cette peinture satanique qui dpasse la sur-face et s'inscrit dans une chimie de la profondeur. Et dans la pierre,dans la terre, dans la pte, il sait garder vivant son vigoureux anima-

    lisme. Encore une fois, nous en avons la preuve, [36] il tait prdesti-n crire des fables, inscrire des fables dans la matire, sculpterdes tres fabuleux dans la pierre.

    Et chez Chagall la vie est si intense que les poissons, en leur vivierptrifi, gardent leur dynamique de flches. Si libres aussi sont les oi-seaux chagalliens qu'enferms dans leur cage de pierre ils continuentde voler.

    Nous sommes bien devant le bestiaire ternel, le bestiaire cr dsla Gense, heureusement mis en rserve dans l'Arche de No. Allez

    voir la cramique de Chagall pour que vous sachiez comment tous lesanimaux du monde s'taient fraternellement entasss. Cette commu-naut du vivant, cette ternit de la vie, voil la philosophie de MarcChagall. Et la preuve que cette philosophie est concrte, qu'elle est sivraie qu'on peut la peindre, vous la saurez ds que vous aurez compa-r, dans luvre de Chagall, la Lda caressant le cygne la femmelutine par le coq. Ah ! les coqs de Chagall, que feraient-ils sur terres'il n'y avait pas de femmes ? Et leur bec, quel bec !

    Dj, dans une primitive sculpture est-elle chagallienne ou est-

    elle assyrienne ? Chagall nous entrane dans une immense rverie.La femme-coq accumule toutes les ambivalences, formule toutes lessynthses. Nous sommes ici la source mme de toutes les imagesvivantes, de toutes les formes qui, dans leur ardeur paratre, se m-lent, se bousculent, se recouvrent. Le vivant et l'inerte s'associent. Lesobjets de bois et de pierre deviennent des tres de chair et de muscles :le violoncelliste est un violoncelle, la cruche est un coq.

    [37]

    Et, du plus loin des ges, les patriarches reviennent nous dire les

    lgendes lmentaires. Marc Chagall a dans l'il tant d'images quepour lui le pass garde les pleines couleurs, garde la lumire des ori-gines. Encore une fois, tout ce qu'il lit, il le voit. Tout ce qu'il mdite,il le dessine, il le grave, il l'inscrit dans la matire, il le rend clatantde couleur et de vrit.

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    Premire partieARTS

    Le peintre sollicitpar les lments

    Retour la table des matires

    Avant l'uvre, le peintre, comme tout crateur, connat la rveriemditante, la rverie qui mdite sur la nature des choses. Le peintre,en effet, vit de trop prs la rvlation du monde par la lumire pour nepas participer de tout son tre la naissance sans cesse renouvele

    d'un univers. Aucun art n'est plus directement crateur, manifestementcrateur, que la peinture. Pour un grand peintre, mditant sur la puis-sance de son art, la couleur est une force crante. Il sait bien que lacouleur travaille la matire, qu'elle est une vritable activit de la ma-tire, que la couleur vit d'un constant change de forces entre la mati-re et la lumire. Aussi, par la fatalit des songes primitifs, le peintrerenouvelle les grands rves cosmiques qui attachent l'homme auxlments, au feu, l'eau, l'air cleste, la prodigieuse matrialit dessubstances terrestres.

    Ds lors, pour le peintre, la couleur a une profondeur, elle a unepaisseur, elle se dveloppe la fois dans une dimension d'intimit etdans une dimension d'exubrance. Si, un instant, le peintre joue avecla couleur plate, avec la couleur unie, c'est pour mieux gonfler uneombre, c'est pour solliciter ailleurs un rve de profondeur intime. Sanscesse, durant son travail, le peintre mne des songes situs entre lamatire et la lumire, des songes d'alchimiste dans lesquels il suscite

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    des substances, augmente des luminosits, [39] retient des tons trop bru-talement clatants, dtermine des contrastes o l'on peut toujours d-celer des luttes d'lments. Les dynamismes si diffrents des rouges et

    des verts en sont des tmoignages.Aussi ds qu'on rapproche les thmes alchimiques fondamentaux

    des intuitions dcisives du peintre, on est frapp de leur parent. Unjaune de Van Gogh est un or alchimique, un or butin sur mille fleurs,labor comme un miel solaire. Ce n'est jamais simplement l'or du bl,de la flamme, ou de la chaise de paille : c'est un or jamais individua-lis par les interminables songes du gnie. Il n'appartient plus au mon-de, mais il est le bien d'un homme, le cur d'un homme, la vrit l-mentaire trouve dans la contemplation de toute une vie.

    Devant une telleproduction d'une matire nouvelle, retrouvant parune sorte de miracle les forces colorantes, les dbats du figuratif et dunon-figuratif se dtendent. Les choses ne sont plus seulement peinteset dessines. Elles naissent colores, elles naissent par laction mmede la couleur. Avec Van Gogh, un type d'ontologie de la couleur nousest soudain rvl. Le feu universel a marqu un homme prdestin.Ce feu, au ciel, grossit justement les toiles. Jusque-l va la tmritd'un lment actif, d'un lment qui excite assez la matire pour enfaire une nouvelle lumire.

    Car c'est toujours par son caractre actif qu'un lment primordialsollicite le peintre. Un choix dcisif est fait par le peintre, un choix oil engage sa volont, une volont qui ne changera pas d'axe jusqu'l'accomplissement de l'uvre. Par un tel [40] choix, le peintre atteint la couleur voulue, si diffrente de la couleur accepte, de la couleurcopie. Cette couleur voulue, cette couleur combative entre dans lalutte des lments fondamentaux.

    Voyons par exemple la lutte de la pierre et de l'air.

    Un jour, Claude Monet a voulu que la cathdrale ft vraiment arien-ne arienne dans sa substance, arienne au cur mme de ses pierres.Et la cathdrale a pris la brume bleuie toute la matire bleue que labrume elle-mme avait prise au ciel bleu. Tout le tableau de Monets'anime dans ce transfert du bleu, dans cette alchimie du bleu. Cette sortede mobilisation du bleu mobilise la basilique. Sentez-la, en ses deux

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    tours, trembler de tous ses tons bleus dans l'air immense, voyez commeelle rpond, en ses mille nuances de bleu, tous les mouvements de labrume. Elle a des ailes, des bleus d'aile, des ondulations d'ailes. Un peu

    de ses pourtours s'vapore et dsobit doucement la gomtrie des li-gnes. Une impression d'une heure n'et pas donn une telle mtamorpho-se de la pierre grise en pierre de ciel. Il a fallu que le grand peintre en-tendt obscurment les voix alchimiques des transformations lmentai-res. D'un monde immobile de pierres il a fait un drame de la lumirebleue.

    Bien entendu, si l'on ne participe pas, du fond mme de l'imagina-tion des lments matriels, au caractre normalement excessif del'lment arien, on mconnatra ce drame des lments, cette lutte dela terre et du ciel. On accusera d'irralit le tableau au moment mmeo il faudrait, pour avoir le bnfice de la contemplation, aller au cen-tre mme de la ralit lmentaire, en suivant le peintre dans sa [41]volont primitive, dans sa confiance indiscute un lment univer-sel.

    Un autre jour, un autre songe lmentaire retient la volont depeindre. Claude Monet veut que la cathdrale devienne une ponge delumire, qu'elle absorbe en toutes ses assises et en tous ses ornementsl'ocre d'un soleil couchant. Alors, dans cette nouvelle toile, la cath-drale est un astre doux, un astre fauve, un tre endormi dans la chaleurdu jour. Elles jouaient plus haut dans le ciel, les tours, quand elles re-cevaient l'lment arien. Les voici plus prs de terre, plus terrestres,flambant seulement un peu comme un feu bien gard dans les pierresd'un foyer.

    L encore, on mutile les rserves de rverie que contient l'uvred'art si l'on n'adjoint pas la contemplation des formes et des couleursune mditation sur l'nergie de la matire qui nourrit la forme et pro-jette la couleur, si l'on ne sent pas la pierre agite par le travail int-rieur du calorique .

    Ainsi, d'une toile l'autre, de la toile arienne la toile solaire, lepeintre a ralis une transmutation de matire. Il a enracin la couleurdans la matire. Il a trouv un lment matriel fondamental pour en-raciner la couleur. Il nous invite une contemplation en profondeur,en nous appelant la sympathie pour l'lan de coloration qui dynami-se les objets. Avec de la pierre, il a fait, tour tour, de la brume et de

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    la chaleur. On s'exprime bien pauvrement quand on dit que l'difice baigne dans un crpuscule voil ou dans un crpuscule clatant.Pour un vrai peintre, les objets crent leur atmosphre, toute couleur

    est une irradiation, toute couleur dvoile une intimit de la matire.[42]

    Si la contemplation de l'uvre d'art veut retrouver les germes de sacration, elle doit accueillir les grands choix cosmiques qui marquentsi profondment l'imagination humaine. Un esprit trop gomtrique,une vision trop analytique, un jugement esthtique qui s'encombre determes de mtier, voil autant de raisons qui arrtent la participationaux forces cosmiques lmentaires. Cette participation est dlicate. Ilne suffit pas de contempler une pice d'eau pour comprendre l'absolue

    maternit de l'eau, pour sentir que l'eau est un lment vital, le milieuprimitif de toute vie. Que de peintres manquant de la sensibilit sp-ciale requise pour les mystres de l'eau durcissent la nappe liquide etfont, comme dit Baudelaire, nager les canards dans de la pierre !L'adhsion la substance la plus douce, la plus simple, la plus soumi-se aux autres lments a besoin d'une extrme sincrit et d'une lon-gue compagnie. Il faut longtemps rver pour comprendre une eautranquille.

    Ainsi les lments, le feu, l'eau, l'air et la terre, qui ont si long-

    temps servi aux philosophes pour penser magnifiquement l'univers,restent des principes de la cration artistique. Leur action sur l'imagi-nation peut sembler lointaine, elle peut sembler mtaphorique. Et ce-pendant, ds qu'on a trouv la juste appartenance de l'uvre d'art une force cosmique lmentaire, on a l'impression qu'on dcouvre uneraison d'unit qui renforce l'unit des uvres les mieux composes.En fait, en acceptant la sollicitation de l'imagination des lments, lepeintre reoit le germe naturel d'une cration.

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    Premire partieARTS

    Simon Segal

    Retour la table des matires

    Le vritable destin d'un grand artiste est un destin de travail. Vientdans sa vie une heure o le travail domine et conduit la destine. Les

    malheurs et les doutes peuvent longtemps le tourmenter. L'artiste peutplier sous les coups du sort. Il peut perdre des annes une prpara-tion obscure. Mais la volont d'uvre ne s'teint pas quand une foiselle a trouv son vrai foyer. Alors commence le destinde travail. Letravail ardent et crateur traverse la vie de l'artiste et donne cette viedes vertus de ligne droite. Tout va vers le but dans une uvre quigrandit. Chaque jour, cet trange tissu de patience et d'enthousiasmedevient plus serr dans la vie de travail qui fait d'un artiste un matre.

    Se donner corps et me son uvre, reprendre chaque toile une

    mditation de son art pour que cette toile nouvelle soit l'expression deson me profonde, voil le secret du destin crateur de Simon Segal.Waldemar George, dans une tude minutieuse et pntrante, dit lesrussites fourmillantes d'un tel labeur. Le tmoignage d'admirationque je voudrais apporter, en ces quelques pages, est un tmoignage dephilosophe, d'un philosophe qui n'aime dans la vie que ce qui l'mer-veille.

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    Aux sombres heures de la guerre, Simon Segal, forc de se cacher,ne quitte pas sa mansarde. Il y travaille comme un forcen, recrant cequ'il a vu, [44] crant ce qu'il est avide de voir. C'est une priode de

    fermentation, mal dtache d'un long pass astreint aux servitudes dumtier. Quel difficile clat dans la carrire d'un peintre que la rvolu-tion en profondeur par laquelle il dcide de devenir lui-mme, d'tre,lui aussi, malgr les savantes prparations, un primitif, le primitifd'une peinture vraie, d'une peinture qui sera sa vrit !

    Mais tout change pour Segal, en Segal, quand la Libration le rendau monde des vivants. L'enferm de la mansarde court vers la mer.Bientt la terre n'est plus pour lui qu'un promontoire, le sommet d'unefalaise. C'est sur la mer que le ciel a ses justes assises. L'immense hori-zon de l'ocan va dire au peintre les dsirs de vision de l'il humain.Segal deviendra le peintre des hommes qui voient loin. Il verra aveceux, pour eux, un univers qui ne s'arrte pas de grandir. C'est au cap dela Hague, l'extrmit du Cotentin, que Segal va chercher son universinimitable.

    L, un village est lui qui lui permettra de nous rvler l'humanit,tour tour dolente et farouche, des hommes de la mer. Avec des cou-leurs, le peintre nous dira des solidits, toutes les solidits, celles dutoit, de la muraille, de l'homme. L, chaque maison, chaque pr, cha-que enclos s'entoure d'un horizon marin individualis. Et une lutte estsensible dans les toiles de Segal. Il sait que sur un paysage tranquillela tempte peut souffler. Il faut que le paysage tranquille ait sa rservede duret ; il faut que le paysage tranquille garde la trace d'une primi-tivit sauvage. En exprimant ce caractre dur, abrupt, primitif, il sem-ble que Segal vienne en aide une Nature qui [45] doit rsister. Il ac-crot la ralit de toute chose en lui donnant de la rsistance. Ds lors,le village normand de Jobourg au cap de la Hague est Simon Segal,comme Auvers-sur-Oise est aux dernires douleurs de Van Gogh,comme Tahiti est la patrie dg grand exil.

    Oui, Segal a construit avec ses toiles le village. Il a refait les toits,ciment les murailles. Il en a meubl les maisons jusqu' donner chaque objet, chaque ustensile un vertige d'individualisation. Quandla tempte fracasse le ciel, Segal reste dans sa cuisine. En une ivressed'humilit, ce peintre des horizons dessine le rchaud, la cuvette, lacafetire invraisemblablement rose, la cruche en cuivre qui vient d'unautre ge. tous ses objets, il met la marque segalienne, la marque

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    Car lorsque je regarde un peu longuement le portrait que SimonSegal fit de moi un soir d'hiver, voil qu' un tiers de sicle de distan-ce stupeur ! souvenir ! dans mes propres yeux, je vois le re-

    gard de mon pre.

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    Premire partieARTS

    Henri de Waroquiersculpteur: lhomme

    et son destin

    Retour la table des matires

    Deux vers de Robert Browning me venaient la mmoire tandisque je songeais devant les tres crs dans le bronze et la terre parHenry de Waroquier :

    From Browning some pomegrenate which, if cut deep downthe middle,

    Shows a heart within blood-tinctured with a veined humani-ty2

    .

    N'est-ce pas en effet le besoin d'aller au cur des choses, le dsirde fendre la grenade au milieu pour y voir natre ce qui empourpre les

    fruits de la terre, bref n'est-ce pas le dmon de la matire qui sollicitele peintre qui devient modeleur et sculpteur ? Au lyrisme de la couleurqui fut la joie de sa vie, il adjoint le lyrisme de la matire qui fait

    2 De Browning quelque fruit de grenade qui, fendu par le milieu, Rvle un currouge de sang et tout vein d'humanit.

    (Traduction Mary DUCLAUX.)

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    trembler d'motion les doigts sur la glaise. Chez Henri de Waroquier,cette leon d'approfondissement est si directe, si concrte, si sincrequ'un philosophe ne peut rsister un tel enseignement. Toutes les

    uvres du matre sont des mditations sur la substance. La substancey est prise dans son acte, dans l'acte qui donne les formes, dans [48]cette finesse d'tre qui varie les colorations. Les preuves abondentqu'une imagination complte doit imaginer non seulement les couleurset les formes mais encore la matire dans ses vertus lmentaires.Dans la matire sont les germes de la vie et les germes de l'uvred'art. Les recherches de Waroquier sont autant d'impulsions de la vienaissante.

    Mais restons d'abord dans le monde des surfaces, encore tout prs deslueurs tales, des lumires composes, et voyons quelle tonalisationl'artiste prouve quand il participe aux forces colorantes. Qu'on contem-ple la srie des Ldas et l'on va comprendre ce qu'est un mythe qui natdans la substance. Car Waroquier a vraiment suivi l les forces molcu-laires de la coloration. Il a oblig la lumire du ciel travailler dans lamatire. Les longs pinceaux du soleil, il les a conduits, en de savants d-tours, sur les plaques o dormait quelque bromure d'or, quelque chloruresavamment agenc. Par un jeu d'crans, de transparents, il a construit lelabyrinthe de la lumire. Comment ne pas vivre en sympathie avec l'ar-tiste, avec le sorcier souriant qui fait travailler le soleil sa place, avec

    l'astrologue mticuleux qui conjoint l'or solaire et l'or terrestre, un or desrayons et un or masqu dans des sels et des sulfures.

    Qu'on ne s'tonne pas que la lumire soit alors immdiatement my-thologique. Dans une mythologie naturelle, imprime au cur deslments, vont natre ensemble le cygne tout la luxure de sa blan-cheur et l'tre fminin soulev peine de terre gonfl d'une sve prin-tanire. Nous voici l'origine des origines, cet uf cosmique qui as-semble et enferme les forces du ciel et de la terre. Alors l'artiste dve-loppe les [49] images, fait sortir l'image, comme un dieu mathmati-

    cien tire l'une aprs l'autre toutes les consquences d'une vrit pre-mire. Du cygne et de Lda un uf va natre, car toute grande visiondu monde doit partir de l'uf cosmique. Et puis les amours de lafemme et du ciel vont clabousser l'univers ; de cet amour vont surgirdes astres latescents, des dlires plantaires. En une astronomie incen-die, Henri de Waroquier met en branle des cieux peupls d'toilessaisies dans leur primitive normit. Ce sont l, dit-il, des autocopies.

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    Oui, le soleil travaillant dans la matire ingnieusement offerte parl'homme se reflte lui-mme sur la matire. Dans bien des pages depotes, l'astre qui illumine est aussi un astre qui voit ; pour bien des

    potes, le soleil est l'il du ciel. Dans les autocopies de Waroquier, levoici, ce soleil, devenu le peintre mme de sa propre lumire. Immen-se narcissisme qui achve au ciel les songes tranges de Lda.

    Mais faisons un pas de plus ; voyons Waroquier quitter la surface,vivons son merveillement quand il manie la matire plastique, quandil vit en lui-mme et hors de lui-mme la plasticit. Alors le peintre re-connat que l'bauche est plus qu'une esquisse. Il arrte ici l'usure desmots, il rompt les paresseuses synonymies du langage qui dcline versl'abstraction. Il sait que l'bauche est une ralit qui vit, qui pourraitvivre, qui pourrait survivre. Ainsi le modeleur reconnat le sens pro-fond des mtamorphoses. Pour un modeleur, l'tre intermdiaire est untre achev. Faut-il le conserver ? Faut-il le dtruire ? Faut-il qu'au-jourd'hui soit l'implacable ngation d'hier ? Ah ! que d'hiers perdusqu'on voudrait retrouver !

    [50]

    Mais que l'imagination s'adonne de toute sincrit aux mtamor-phoses et la voici qui fait des monstres, des monstres qui sont des r-serves de force, des sources inpuisables d'agressivit. Vous en verrez

    qui, placides sous les premiers coups de l'bauchoir, se formulent en-suite en cornes et dents. Un lautramontisme est en germe dans lesgermes de la vie, dans l'onirisme fondamental qui mne toute vie.Laissez s'accomplir les germes et pousser les levains et vous avez lavie dans toute la grandeur de ses brutalits. Le peintre reculerait peut-tre fixer des formes aussi audacieuses, mais puisqu'il s'agit d'untemps de la mtamorphose, d'une heure embryonnaire de luvred'art, l'homme qui jouit de la puissance dmiurgique de modeler vajusqu'au bout des forces nes dans la substance de la terre. Il vit uneheure complte de la vie et il sort de cette histoire tout apais. Mode-

    ler, c'est psychanalyser.Et quand vient l'heure extraordinaire pour un rveur des autres

    lments de donner la terre amoureusement caresse la sanction dufeu, quand, aprs avoir ml terre et eau, l'artiste confie au four luvrepour que la terre reoive les vertus finales de la flamme et la soudainelgret arienne d'une matire dlicatement solidifie, alors l'motion

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    est son comble. Je la retrouvais cette motion, moi pauvre philoso-phe, quand Waroquier me donnait tenir dans les mains cette ttedipienne paradoxalement fragile. Et je pensais aux grandes ternits

    de la beaut chrement conquise. De telles uvres, quel ge ont-elles ? L'homme les rve comme la nature les et rves. Sous soncorce rougie au feu, la terre, la glaise, la poussire mle d'eau n'ontpas encore cess de vivre [51] la vie lmentaire. Un homme qui creau sommet d'une longue vie de cration, les projette ces lments terre, eau, feu, principe thr dans la vie humaine la plus dramati-que.

    Dans cette courte histoire de la force et de la duret conquises, ilfaudrait suivre Henri de Waroquier jusqu' l'incrustation de la figurehumaine c'est--dire de la destine humaine dans le bronze. Nulbesoin alors d'une mtaphore pour donner un nom l'Otage. Il est ldans son immdiate grandeur, face aux forces qu'il affronte, cr sur-homme par une adversit inhumaine.

    Voyez aussi, dans la plus dnude des figures, l'homme aux pau-pires baisses, aux oreilles inutiles, tout une sorte de mditationovode, rendu sa forme d'tre cr essentiel. Comment ne pas le sen-tir, sous le bronze, comme vein d'humanit , with a veined huma-nity ?

    Tous ces tres forms durant vingt ans de travail obstin, en margedu bonheur de peindre, ils apportent tous la scurit de luvre essen-tielle. De l'Ange au Gisant, ils disent la vie complte la vie simpleet la vie dramatique. Mais puisque le commentaire d'un philosophe nepeut tout accompagner, restreignons nos remarques l'extraordinairesrie dipienne qui reprsente comme une ligne de cration continuedans luvre de Waroquier.

    Vingt-quatre fois Henri de Waroquier a repris le grand songe del'homme marqu par le Destin. Si l'on pouvait mettre en ordre ces

    vingt-quatre stations du calvaire dipien, on aurait une tragdie deterre et de bronze qui dirait la fois la misre et la grandeur humaines,misre et grandeur que seule la sculpture [52] peut condenser en visa-ge. Je ne sais quel est le visage qui restera dans ma mmoire. Lesculpteur me fait rver, me fait penser. Parfois un visage d'dipe merenvoie au pass, il me semble que je contemple dipe aux yeux cre-vs. Oui, je retrouve son regard, avant que l'infortun sache vraiment

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    la vrit, quand dj cependant il cherche l'horrible vrit ; son noirregard est si droit, ce regard vient de si loin comme n dans le rocherde la tte qu'il plie les tempes.

    Et puis, dans une autre vision, il semble que le casque se serre surla tte, que la tte soit un casque ; la voix, comme une chouette sauva-ge, soupire dans la cage du cur. La fatalit est intime. dipe va sa-voir, dipe va apprendre le secret que les hommes laissent dormirdans les eaux immobiles du pass.

    Et il faudra qu'un soir de suprme tristesse le sculpteur fasse undipe accabl, l'homme qui totalise la tragdie, l'homme aux yeuxqui ont maudit la lumire, l'homme qui a ananti et le soleil et le re-gard et l'esprance.

    Mais le bronze n'accepte pas dfinitivement la dfaite des hommes,le bronze est le symbole de l'invincible, le bronze est roc et courage.Et Henri de Waroquier, tout ses songes de force, vivant dans la fa-miliarit de la solidit inconditionne, gurit le bronze de sa transitivefaiblesse. Il achve la mtamorphose dipienne. La gloire d'une cou-ronne revient grandir le front tourment. Sans chercher aucun souve-nir de culture, par la force mme de sa vision crante, le sculpteurnous fait comprendre qu'dipe aveugle est, au fate de son destin, unvisionnaire. Aux vieillards de Colonne ne dit-il pas : Je suis aveugle,

    il est vrai ; mais mes paroles ne le seront pas. [53] Tout homme qui asouffert n'est-il pas un annonciateur?

    Jamais je n'ai si bien compris qu'en contemplant les dipes d'Hen-ri de Waroquier qu'une sculpture n'est pas un instantan. Henri de Wa-roquier sur un seul visage a concentr la souffrance continue, la souf-france qui marche sans rpit comme une fatalit. Oui, lisez un seulvisage crit dans le bronze par Henri de Waroquier et vous lirez toutela tragdie de l'homme en lutte hroque avec la Fatalit.

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    Premire partieARTS

    Le cosmos du fer

    Retour la table des matires

    Le cosmos du fer n'est pas un univers immdiat. Pour l'aborder ilfaut aimer le feu, la matire dure, la force. On ne le connat que pardes actes crateurs, courageusement duqus.

    Avant d'entrer dans la forge cratrice, Eduardo Chillida a tent desdestins beaucoup plus simples. Il voulait tre sculpteur. On lui mit,suivant le classique apprentissage, les mains dans la glaise. Mais, ra-conte-t-il, ses mains tout de suite se rvoltrent. Plutt que de mouler,il voulait dgrossir. Puisqu'il fallait apprendre travailler les espacessolides, il mania d'abord le ciseau contre des blocs de pltre. Mais lepltre ne lui donnait que des dlicatesses bon march ! La lutte desmains, il la veut fine et forte. La pierre calcaire et le granit font deChillida un sculpteur accompli.

    De telles rveries de la duret progressive peuvent-elles s'arrterl ? Le ciseau n'est-il pas le vainqueur quotidien de la pierre ? Le fer

    est plus dur que le granit. l'extrmit de la rverie dure, rgne lefer.

    Au surplus ce grand lutteur des matires dures trouve que la masseinterne des statues garde une rsistance inattaque. Il rve d'une sculp-ture qui provoquerait la matire en son intimit. La sculpture de lapierre enferme, pour Chillida, un espace appesanti, un espace que le

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    D'autres pices ariennes doivent tre suspendues. Elles disent leurharmonie en tous les azimuts. Elles sont si solidement composesqu'on oublie le fil qui les soutient. Une sorte de libert de symboles est

    en elles. Chaque rveur peut y enfermer ses songes. Pour moi, cesuvres du fer volant sont des cages-oiseaux, des oiseaux-cages, descages qui vont s'envoler ; mais je ne force personne rver comme jerve, lire comme je le fais le destin de telles uvres qui ralisent unesynthse de la substance et du mouvement. Avec le fer, le mouvementfort a trouv sa substance vritable. Ce qu'il y a de sr, c'est que Chil-lida veille la rverie du fer en libert.

    D'ailleurs, dans toutes les uvres de Chillida, le fer impose ses pro-pres initiatives. L'uvre se dveloppe sans plan ni dessin pralables. Ceforgeron qui veut raliser en toute puret la rverie forgeronne est hos-tile toute maquette. Un modle rduit ne serait qu'un rseau de fils defer ploys par des doigts paresseux. Ce serait la ngation mme du g-nie de la forge.

    Avec quelle ferveur Chillida me raconte la croissance autonomed'une uvre ! Il revit en parlant le [57] diagramme de son travail. Teljour, le plus gros marteau a sans cesse travaill ; la pice dix fois futremise au feu. Tel autre jour, sur la pointe de l'enclume, petits ges-tes, le marteau, content de sonner, forgeait une image lgre. Quellediffrence entre le jaillissement des tincelles sous les coups excessifset les petites fuses du fer qui s'assombrit ! C'est dans de telles exp-riences que le forgeron sent tous les drames si divers ! du fer etdu feu.

    Mais une heure vient o le travailleur sait que le drame est fini, queles dimensions de l'uvre sont atteintes. L'espace est conquis. Lesculpteur-forgeron est sr alors d'avoir fait dire au fer ce que la pierrene pouvait pas dire. Il a trouv le secret de la solidit dbarrasse detoute inertie.

    Si l'on tait tent de dsigner de telles uvres sous le titre gnral deferronnerieabstraite, on perdrait tout de suite le bnfice de l'tonnantestimulation qu'elles donnent l'imagination matrielle. Ce serait ne ju-ger que par les formes des uvres qui sont faites la gloire de la mati-

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    Sans doute le temps n'est plus o les bons couteliers enterraient delongues annes l'acier qu'ils devaient travailler. On lit cependant enco-re dans un livre trs positif consacr au mtier de serrurier dans l'En-cyclopdie Roret

    . Ici, le forgeron nous convie ses longues rveries sur l'image ma-trielle du fer. Il connat l'me complexe du fer. Il sait que le fer a dessensibilits tranges. Des fers qu'on croit achevs par des mtallurgies

    savantes continuent vivre sourdement. Peu peu, ils reoivent on nesait quelle patine interne qui ressort la forge sous la violence du mar-teau. Mais combien plus complexes encore deviennent les fers aban-donns ! Pour les portes de [58] la basilique franciscaine consacre laVierge d'Arangazu, Eduardo Chillida a voulu partir d'un fer appauvri,d'un fer vieilli, dlaiss. Il a martel le fer rouill. La rouille est main-tenant insre dans le mtal, inoffensive, rconcilie. Elle est prteaux merveilles d'un fer incorruptible. Elle apporte des valeurs fauvesau gris implacable du mtal. Et les portes sont heureusement la foisjeunes et vieilles, solides au seuil de la nouvelle glise.

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    Les traditions et les rveries sont consonantes : le vrai forgeron nepeut oublier les rves primitifs. La rverie concrte le domine. Toutdevient histoire en lui, longue histoire. Il se souvient de la rouille et dufeu. Le feu survit dans le fer froid. Chaque coup de marteau est unesignature. Quand on participe non seulement luvre ralise, mais l'ouvrage pris dans sa force et ses rveries, on reoit des impressions[59] la fois si concrtes et si intimes qu'on sent bien qu'ici les sduc-

    tions d'un art abstrait sont inefficaces.

    : Le fer et l'acier paraissent acqurir de la qualitpar un long sjour hors de la lumire, dans des lieux obscurs et humi-des... Les forgerons qui ont besoin d'une pice de fer d'une grande t-nacit emploient de prfrence des riblons qui ont sjourn longtempsdans un mur, tels que des gonds de portes et de grilles... En Espagne,les bons canons de fusils se font avec de vieux fers de mules ; c'est

    pour cela que les escopettesles plus estimes portent le nom d'herra-duras surleur canon.

    3 Nous avons longuement insist dans diffrents ouvrages sur l'imagination dela matire. Cf. en particulierLa Terre et les rveries de la volont, Ed. Corti.

    4 LANDRIN, Serrurier, Encyclopdie Roret, p. 39 et 41, 1866.

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    Ainsi, avec l'uvre du fer esthtis, en face d'un cosmos mtalli-que, il faut non pas seulement contempler, il faut participer au devenirardent d'une violence cratrice. L'espace de luvre n'est pas seule-ment gomtris. Il est ici dynamis. Un grand songe rageur a tmartel.

    Mais tous ces songes ne se trouvent-ils pas, notre insu, en nous-mmes, simples hommes aux mains ples ? Ce qui nous est offert ici,n'est-ce pas un grand rve de primitivit humaine ? Trs loin, dans unpass qui n'est pas le ntre, vivent en nous les rveries de la forge. Ilest salutaire de les faire revivre. Quel conseil de forces, de jeunes for-

    ces, dans Luvre de Chillida! Quel appel l'nergie matinale ! Quelcosmos du matin vigoureux ! Depuis que j'ai pingl au coin de mesrayons de livres trois photographies des uvres de Chillida, je me r-veille mieux. Je suis tout de suite plus vif. Le travail me plat. Et ilm'arrive, vieux philosophe que je suis, de respirer comme un forgeron.

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    le. La beaut des durs minerais produit ici, sous nos yeux, la beaut deleurs minrales coquilles ! quoi pourraient donc servir la mollesse, leschairs, les lymphes qui chez les invertbrs amassent, petites jour-

    nes, de grossires cuirasses ? Le monde minral fait directement sontravail, sa rose des sables, ses sombres basaltes. L'encre circule com-me un sang noir et la plume ou le pinceau ou quelque instrument desortilge, en rvant, suivent la fibre, la pointe. Au sein de l'encre lapierre recommence germer.

    Alors le blanc mme de la page se met lui aussi fleurir. On admi-re qu'avec une encre aussi noire l'auteur ait pu trouver la matire detant de blancheurs. Une fois de plus on doit reconnatre que les forcesoniriques sont toutes-puissantes. Quand on rve en toute sincrit, leslignes de force du rve suivent leur propre discipline ; la boucle estpure nature, toute aisance, sans mise en plis. L'acte minral va de soi sa vritable fin. La pierre s'enroule, le sulfate darde. Toutes les riches-ses sont dehors.

    Ces hiroglyphes du monde minral, quelle gographie en pro-fondeur ne nous font-ils pas songer ? Edgar Quinet ayant caractri-ser les mythes et les pomes de la Chine ternelle et immobile, don-nait toutes ses images comme la traduction d'une criture cosmique,comme une criture toute naturelle qui prend la terre entire commecritoire. Les signes du monde d'en bas, le dessin des coteaux et de larivire, la crevasse de la carrire sont, dans cette vue, soumis un d-chiffrage qui a autant de sens que la lecture astrologique des constella-tions. C'est une semblable lithomancie que nous invitent les Rvesd'encre de [62] Jos Corti. Notre sort est li des vrits cristallines ; des formes aux dures convergences mtalliques.

    Que chacun des lecteurs des lecteurs qui lisent les signes choisisse donc ici le minerai de son propre destin : le marbre, le jaspe,l'opale ; que chacun trouve la grotte o vgte la pierre qui lui estconjointe ; que chacun ouvre la gode qui est le cur secret cach

    sous la froideur unie du galet ! S'il sait choisir, s'il coute les oraclesde l'encre prophtique, il aura la rvlation d'une trange soliditdesrves. Baudelaire, aprs tant de cauchemars fuyants, aimait trouverdans ses nuits ce qu'il appelait des rves de pierre, les beaux rvesde pierre ! . Jos Corti nous donne lui aussi ses rves de pierre, sespomes de pierre, sa posie d'encre.

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    Et toutes ces pages sont tonalises par cette volont de structuresolide, de permanence minrale, volont puise dans les puissances dunoir. Il est dans certains feux ivres de rsine une volont qui veut la

    totale noirceur de sa fume. Les beauts de l'uvre de Jos Corti pro-cdent vraiment de ces volonts matrielles profondes. Le noir mis jour par les rves d'un pote de l'encre, le noir sorti de ses propres t-nbres nous livre sa splendeur.

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    Premire partieARTS

    La divinationet le regard dans luvre

    de Marcoussis

    Retour la table des matires

    Il est, dans toute divination, une spiritualit vive et mlancolique,un mlange de secrte srnit et de lgre angoisse, car le devin don-ne toujours un peu de sa propre lumire pour clairer les autres. Onvoit s'animer cette fine et mobile dialectique, avec ses jeux indfinis-sables de dlicat sacrifice, dans tous les regards desDevins gravs parLouis Marcoussis. Savent-ils, voient-ils, sentent-ils dj le grand mal-heur dfinitif, celui qui dramatise ncessairement le haut destin d'unhomme ? En tout cas, la spiritualit devineresse qui dcouvre dans uneme encore ignorante de soi le fond obscur de volont fatale porte tou-

    jours, dans Luvre du Matre, la marque d'une tristesse lointaine.L'il du devin trouve alors le moyen d'tre la fois tendre et aigu, ilest piti et courage.

    Ce regard, qui tait celui de Marcoussis, il se ranime seize foispour nous dans le regard des seize prospecteurs. Regardez-les regarderet vous aurez une mesure de la volont de voir, du courage de voir.Alors vous comprendrez qu'une telle volont dans la lumire de l'il

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    peut sonder l'incroyable. Et la valeur humaine d'une si grande volontde voyant console bientt de toutes les tristesses de la dcouverte. Quele devin regarde l'astre ou la main, l'oiseau ou le d, [64] la carte ou la

    clef, qu'il cherche la substance de l'avenir dans le nuage gonfl ou aunud cristallin de la sphre limpide, le regard devinant suit toujours lafois deux principes contraires de la pntration : l'intelligence et la sym-pathie, la force d'me et la dlicatesse du cur.

    Ds lors, si l'on veut avoir le double bnfice de l'uvre de Mar-coussis, il faudra mditer cet album toujours deux fois, en s'exerantsystmatiquement aux contemplations complmentaires de l'intelligen-ce et de l'intuition, en cherchant les rsonances sur les deux registreshumains, celui des peines fidles et celui des surprises provoques. En-tre ces deux contemplations, chacun placera le monde de ses propresanxits, de ses intimes rvoltes. Peut-tre reconnatra-t-il quel est pourlui le devin qui interroge le mieux, le devin qui pourrait peut-tre luiprter son regard. Il faut ici se dcider des prfrences, si l'on veuttrouver les profondes leons du regard divinateur.

    Parmi les gravures de Louis Marcoussis, j'ai choisi d'une secrtelection la devineresse aux osselets. Elle est jeune, elle est belle. Ellejoue encore. Elle sait dj. Et puis, la fentre est ouverte... L'osseletest le d naturel, celui qui porte le chiffre sculpt par la nature dans ladure pierre animale. Son S, son creux, sa fine bordure parlent lamain rveuse, tandis qu'un il agrandi voit l'avenir qui songe...

    Et de quelle eau sourde la main de ce vieillard sent-elle le frmis-sement ? de quelle eau funraire prsage-t-il le destin ? Notre sicle desottise utilitaire cherche toujours une eau pour abreuver ses bufs. Ledevin de Marcoussis pressent d'autres confluences. Il nous rend notrepropre vallon, il nous incline [65] vers notre juste pente, o le fluide denotre destin douce matire ! s'en irait dou