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DU MÊME AUTEUR

• La Rochefoucauld le duc rebelle (Éd. Le Croît vif, 2007)• Grands romantiques en Charente (Éd. Le Croît vif, 2008)• Gourville le magnifique (Éd. Le Croît vif, 2009)

• Julie d ’ Angennes et Charles de Montausier, ou la guirlande du Grand Siècle (Éd. Le Croît vif, 2011)

• Louis XIV (Éd. Pardès, 2013)

Les enquêtes de la commissaire Anne-Marie Saint-Angeau • Roulette charentaise (Geste Noir, 2013)• Dragons au cognac (Éd. F. Douin, 2014)• Pizza aux cagouilles (en préparation)

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Alain Mazère

DRAGONS AU COGNAC

Les enquêtes de la commissaire Anne-Marie Saint-Angeau

Éditions F. Douinwww.editions-fdouin.com

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ISBN : 978-2-35498-076-4

Copyright 2014 Éditions F. Douin

Tous droits réservés pour tous pays

Dépôt Légal : premier trimestre 2014

Impression Sobook, Roubaix, France

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Dragons au cognac

Principaux personnages :

Édouard Bois-Vignaud, propriétaire de la maison de cognac Bois-Vignaud.Cao Zhou, responsable de l ’ antenne mafieuse de la Triade du Milieu à Cognac .Louis Desbruyères, président du syndicat des vignerons indépen-dants.Huang Chung, président directeur général du groupe Impérial cognac.Guillaume Leblanc, commissaire principal de police à Cognac.Docteur Madingou, grand voyant médium, marabout à Angoulême.Antoine Marsac, inspecteur principal de police à Angoulême, collaborateur d ’ AMSA.Peng Mei, relation d ’ affaires du consul de Chine à Cognac.Anne-Marie Saint-Angeau, dite AMSA, commissaire division-naire, directrice départementale de la sécurité publique (DDSP) à Angoulême.Tian Kun, relation d ’ affaires du consul de Chine à Cognac.Tang Chen, consul de la République populaire de Chine à Cognac.

Wen Xiang, homme de main du mafieu Cao Zhou.

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Chapitre 1

Le plus grand, le plus carré d ’ épaules, le plus lourd mais aussi le mieux découplé des trois tueurs attendait, debout, que le temps fasse son œuvre de mort. Il sifflotait faiblement en patientant. Visiblement il commandait les deux autres.

Des lambeaux de pied revêtus des débris d ’ une chaussure lacérée ainsi qu ’ une main sanguinolente gisaient sur l ’ herbe, à un mètre d ’ écart. La chair était déchiquetée, formant une bouillie pourpre qui scintillait au soleil.

À l ’ arrière de la désuète et baroque maison de ville, au centre de la pelouse ceinturée de murs recouverts de grappes de verdure, de vigne vierge, deux Chinois, genoux à terre, en maintenaient, écartelé au sol, bâillonné par un large ruban adhésif, un autre à qui il manquait un pied et une main. Une tondeuse à gazon, moteur ronronnant, était stationnée près du groupe, son rôle d ’ instrument de torture terminé.

Les soubresauts de la victime s ’ atténuaient. Le sang coulait tou-jours abondamment de ses moignons. Un dialogue en dialecte chinois s ’ engagea.

- Bon. Allez, il faut en finir ; ça commence à être long, bougonna le leader.

- O. K. Wen Xiang. Mais alors il faut changer de méthode. Si on lui passait l ’ autre main sous la tondeuse ? proposa l ’ un des assassins.

Il usait d ’ un ton neutre de technicien expérimenté.Le troisième tortionnaire, brun et trapu, en costume bleu marine

et chaussures d ’ un marron tirant sur le rouge dans lesquelles il avait tout d ’ un perdreau, renchérit en soufflant :

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- Oui, ça irait plus vite.Au-dessus du bâillon fermement appliqué sur la bouche, les yeux

implorants du supplicié, agrandis par la terreur, fouillaient le ciel charentais indifférent, sans nuage.

Wen Xiang qui, d ’ allure, par autorité naturelle, paraissait être le chef et se tenait debout, arrêta de siffloter. Il répondit négativement de la tête, sans articuler un mot. Les deux brutes acquiescèrent servilement en courbant le cou. Elles resserrèrent leur étreinte, comme si leur geste pouvait accélérer l ’ agonie de leur victime qui continuait à se vider de son sang.

On entendait le fin jet d ’ eau qui, à proximité, rebondissait dans une vasque de marbre clair.

Wen Xiang réprima un bâillement, consulta sa montre puis observa l ’ homme plaqué au sol. Les petits mouvements saccadés, désespérés du blessé tentant de se débattre contrastaient avec l ’ immobilité paisible des palmiers élégants qui, par endroits, dis-pensaient une ombre mince au jardin soigné de la petite maison bourgeoise. De la place François 1er, toute proche, parvenaient, très assourdis, les bruits de la circulation automobile, le son désagréable de l ’ avertisseur des bus. La ville de Cognac était assoupie dans la chaleur d ’ un soleil de fin d ’ été caniculaire. L ’ homme allongé, mortellement mutilé, faisait en quelque sorte sa dernière sieste.

Les tueurs relâchèrent progressivement leur étreinte. Le corps amolli ne bougeait plus. Ils ôtèrent le ruban adhésif qui bâillonnait leur victime et se mirent debout. Le moteur de la tondeuse avait des ratés. Du mur mitoyen sur lequel il paressait et s ’ étirait, un chat au pelage blanc et feu sauta parmi les hortensias qui crois-saient en buisson. Soudain, comme mus par le même mécanisme, les trois hommes se détournèrent du cadavre. Ils levèrent les yeux vers la véranda ajourée du premier étage du solennel hôtel par-ticulier voisin. Entre deux colonnettes de pierre de Saint-Même-les-Carrières se détachait, dans la brume solaire, la silhouette d ’ un homme mince vêtu de beige. Les deux exécuteurs se regardèrent,

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interrogèrent leur chef du regard. Puis tous revinrent poser leur attention entre les deux colonnettes  : l ’ homme au complet clair avait disparu. Mais il avait reconnu Wen Xiang et réciproquement.

Sur un signe bref mais sans ambiguïté de l ’ athlétique Wen Xiang, au visage de cire percé d ’ yeux noirs peu mobiles, le petit commando traversa le jardin, gagna avec circonspection la maison de l ’ homme qu ’ il venait d ’ assassiner et sortit boulevard Denfert-Rochereau, à proximité immédiate de la place François 1er. Avec circonspection mais sans toutefois se presser, comme si le crime commis devait avoir valeur d ’ exemple. Un complice, leur chauf-feur apparemment, les attendait dans la rue, mains dans les poches, fesses appuyées contre le coffre d ’ une voiture de marque chinoise stationnée en partie sur le trottoir.

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Chapitre 2

Le député-maire de Cognac, mèche en bataille, perturbé, s ’ était rendu sur la scène de crime aussitôt que la police l ’ avait informé de l ’ événement. Il connaissait très bien Xu Jintao : l ’ individu décédé était son point d ’ entrée auprès du président directeur général du très prospère groupe chinois Impérial cognac. Il ne put réprimer une moue dégoûtée à la vue des moignons réduits en chair à pâté. Trop assailli intérieurement par un flot de questions sans réponse, il évita, une fois n ’ est pas coutume, le journaliste Donald Marchenet que le quotidien départemental Avenir Charente avait dépêché sur les lieux toutes affaires cessantes.

Un ruban jaune portant l ’ inscription « Police nationale – Zone interdite » délimitait un périmètre de sécurité autour du cadavre et de la tondeuse. Anne-Marie Saint-Angeau, en jean et chemise blanche, enfila une paire de gants en latex, passa sous le ruban jaune et s ’ accroupit pour regarder de plus près l ’ homme mort, de type asiatique. Sans savoir pourquoi, elle pressentait que l ’ élucida-tion de cet homicide ne serait pas banale.

- C ’ est cette tondeuse antédiluvienne, l ’ outil mortel ? - Oui, Anne-Marie. Elle appartient au propriétaire de la maison

louée à M. Xu Jintao. Il y a peu à tondre dans ce jardin ; ça ne justifie pas un matériel dernier cri.

Anne-Marie Saint-Angeau, dite AMSA, commissaire division-naire, directrice départementale de la sécurité publique de la Charente, faisait le tour de la machine et du cadavre recroquevillé à proximité et baignant dans son sang, tout en quêtant des ren-seignements auprès de Guillaume Leblanc, jeune commissaire principal de Cognac. Sa compétence départementale lui permet-tait d ’ intervenir, le cas échéant, directement dans les enquêtes

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sensibles comme celles touchant à la communauté chinoise du Cognaçais dont la croissance démesurée était un sujet d ’ attention des pouvoirs publics, d ’ autant plus que celle-ci avait fait naître, ces derniers temps, quelques relents xénophobes.

Le gyrophare aidant, elle avait couvert en vingt minutes les trente-cinq kilomètres qui séparent Angoulême de Cognac. Elle était accompagnée d ’ un proche collaborateur, l ’ inspecteur principal Antoine Marsac, grand et d ’ apparence commune. Il servait fré-quemment de faire-valoir à sa patronne énergique et sympathique.

Anne-Marie Saint-Angeau, dite AMSA, était dans le métier ce qu ’ on appelle familièrement une vedette. Fille de commissaire principal, petite-fille de gardien de la paix, elle était entrée dans la police nationale par vocation. Quarante-huit ans, un mètre soixante-dix, soixante-cinq kilos, yeux bleu foncé, cheveux châtain, AMSA était mariée à un médecin du travail féru de statistiques, avec qui elle avait eu des jumeaux âgés aujourd’hui de vingt-quatre ans, enseignants, l ’ un dans le public, l ’ autre dans le privé. AMSA était dotée d ’ un esprit clair qui ne répugnait pas au détour. Elle savait manier les concepts le cas échéant mais elle était surtout pragmatique ; et toujours, elle avançait, ayant une forte confiance en elle. Elle aimait le rock et les BD, dévorait les magazines. Elle lisait aussi tous les ans le Goncourt qu ’ on lui offrait à Noël, curieuse de voir où en étaient les tendances de la littérature depuis qu ’ elle avait quitté l ’ école de police. Globalement, AMSA était un mélange de Catherine Deneuve et de chien truffier. Le shaker avait été bien secoué, le résultat était équilibré. Les évaluations professionnelles de la commissaire divisionnaire étaient toujours très positives. Elle avait cette dimension morale qui facilite le choix des gestionnaires de carrière. Seuls quelques détracteurs machos, utilisant l ’ adresse de l ’ hôtel de police d ’ Angoulême, la surnommaient «  la diva de la rue Raymond-Poincaré ». Sa notice biographique était rappelée périodiquement dans la presse locale car son statut de femme policier de niveau hiérarchique élevé, joint à un caractère affirmé, intriguait toujours un peu. Elle obtenait d ’ excellents résultats, no-

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tamment en s ’ appuyant sur la solidarité féminine entre policières et gendarmettes qui facilitait grandement la conduite des enquêtes dispersées sur le territoire du département de la Charente. Dans ce réseau féminin, pas de friture sur la ligne  : policières et gen-darmettes usaient naturellement d ’ un même logiciel invisible qui leur permettait de s ’ affranchir entre elles des clivages traditionnels administratifs, politiques et culturels.

- On comprend bien, poursuivit-elle, comment on peut se faire amocher un pied, voire une main, avec cette lame, si on est très imprudent. Mais de là à se les faire arracher...

- Sectionner, rectifia Guillaume Leblanc, commissaire de police de Cognac.

- Ça reste à qualifier. Moi, je vois des chairs en bouillie, pas une coupure nette. C ’ est du travail d ’ apprenti boucher sans avenir.

- C ’ est vrai qu ’ on a l ’ impression qu ’ il y a mis une particulière bonne volonté.

- Et on ne meurt pas sur le coup lorsqu ’ on a un pied et une main coupés. Le pied, la main, ce n ’ est pas comme la tête. On peut se traîner vers du secours. En tout cas, on appelle au secours. Non ?

- Oui, Anne-Marie, convint le commissaire de Cognac. Et il faut du temps pour se vider de son sang jusqu ’ à ce que mort s ’ ensuive. En tout cas, c ’ est le premier cadavre de Chinois que je vois. À ce jour, aucun Chinois n ’ est mort officiellement à Cognac. Si celui-ci n ’ a pas disparu, c ’ est pour qu ’ il soit retrouvé.

- M ’ étonnerait pas que ça sente l ’ avertissement russe, ce type d ’ acte violent et sanguinaire, lâcha AMSA à voix basse. Ce n ’ est pas un simple règlement de compte.

- Qu ’ est-ce qui vous fait penser à un coup des Russes ? Quand ils veulent faire un exemple, ils ne tuent pas nécessairement. Ils sont plutôt sur le mode violente agression laissant la victime hémiplégique et muette. Ainsi la valeur de l ’ exemple dure plus longtemps que celle d’une éxécution, vite oubliée.

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- Il avait l ’ habitude de tondre ? intervint l ’ inspecteur Marsac. - Je l ’ ignore, répondit le commissaire Leblanc. Vu le rythme

imposé au personnel, à commencer par les cadres supérieurs comme M. Xu Jintao, dans le groupe Impérial Cognac, c ’ est peu probable qu ’ il en ait eu souvent le loisir.

- C ’ est peut-être de cela qu ’ il est mort, relança Marsac ; de la non-maîtrise de l ’ engin. Un banal accident dû à son amateurisme.

- Peut-être, dit Guillaume Leblanc. Sa femme pourrait nous renseigner sur sa familiarité avec les tondeuses à gazon mais, en ce moment, elle visite sa famille à Pékin.

- Qui a donné l ’ alerte ? questionna AMSA. - Une secrétaire du consulat de Chine. Comme vous le voyez,

dit Leblanc en pointant le doigt vers un petit hôtel particulier, le consulat est mitoyen avec le jardin où nous nous trouvons. Intriguée par le ronronnement interminable de la tondeuse, la secrétaire a regardé par la fenêtre de son bureau, au premier étage, et a vu M. Xu Jintao couvert de sang, gisant à côté de la tondeuse qui continuait à toussoter.

- A-t-elle aperçu le ou les agresseurs ? - Non, Anne-Marie. Seulement le cadavre. Elle a pensé à un

accident. Elle n ’ a rien entendu, ni cri de douleur ni appel au secours.

- Dommage. J ’ aurais bien aimé savoir combien ils étaient et s ’ ils sont Blancs ou Jaunes.

- Effectivement, ce serait déjà une bonne avancée des données de l ’ enquête, convint le commissaire de police de Cognac. Malheureusement...

- Il faut fouiller dans la vie de ce monsieur Xu Jintao, ajouta AMSA. Qui peut nous alimenter en infos ? Son entreprise ? Le consulat ? Sa femme si elle revient un jour à Cognac ?

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- On peut commencer par sa hiérarchie du groupe Impérial cognac.

- C ’ est ça. Allons voir M. Huang Chung, le PDG. Depuis le temps que j ’ entends parler de ce dragon doré sur tranche, je guettais une occasion de le rencontrer. J ’ ai aujourd ’ hui une excellente raison de le faire et de satisfaire ma curiosité. J ’ espère qu ’ il parle anglais, ou un peu français parce que moi, le mandarin ou le cantonais...

Tout le monde en effet n ’ approchait pas M. Huang Chung. La fer-veur asiatique à l ’ égard du cognac avait fait passer ce milliardaire de la célébrité au mythe. Il y avait comme une sorte de fétichisme autour de lui. Ses formules de management étaient devenues des phrases culte commentées dans les écoles de commerce de l ’ ex-em-pire du Milieu. Grâce à lui, le groupe Impérial cognac pesait lourd : il avait fait de sa marque un géant adossé à l ’ énorme potentiel du marché chinois où l ’ appétit de consommation ne cesse de croître. La demande de cognac à l ’ export étant supérieure à l ’ offre, Huang Chung impressionnait le microcosme charentais par sa politique volontariste de renouvellement du vignoble et d ’ extension des surfaces plantées. Il avait même lancé une expérimentation de longue durée sur le monbadon, un cépage ancien en voie de dis-parition présenté comme une alternative possible à l ’ ugni blanc, le cépage qui, depuis la crise du phylloxéra à la fin du XIXe siècle, occupe quatre-vingt-dix-huit pour cent du territoire de l ’ appella-tion d ’ origine contrôlée (AOC) cognac. Soucieux de son image et des bons rapports dans les Charentes, Huang Chung n ’ avait pas manqué d ’ associer le conservatoire du vignoble charentais (CVC) et le bureau national interprofessionnel du cognac (BNIC) à cette opération portant sur deux hectares, l ’ un planté d ’ ugni blanc, l ’ autre de monbadon. Son objectif était de démontrer, à un horizon de dix ans et moyennant un budget global d ’ un million d ’ euros, que le monbadon résistait mieux aux changements climatiques, aux maladies et produisait un raisin plus gros et d ’ un rendement meilleur que l ’ ugni blanc.

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- Paraît qu ’ il n ’ est pas du genre à faire des confidences, prévint Leblanc.

- Qui sait ? Il peut trouver un intérêt à collaborer avec nous. Et puis tous les gens de cet acabit adorent raconter leur vie. Ça nous fournira peut-être une piste. À propos, je ne me souviens pas, Guillaume, que vous nous ayez fait remonter récemment l ’ existence de tensions particulières dans la communauté chinoise. Me trompe-je ?

Guillaume Leblanc, mince, tête ronde, cheveux courts, nerveux, renfrogné, un brin sentencieux, se demandait à quel degré prendre cette dernière remarque. Il choisit de saisir la perche tendue pour montrer son expertise, sa connaissance du dossier chinois local.

- Aujourd ’ hui, le cognac se vend peu en France mais s ’ exporte très bien en Chine, dit-il. Très, très bien. Aussi la deuxième puissance économique mondiale a-t-elle jeté son dévolu, in situ, sur notre nectar charentais. Un Napoléon chinois des spiritueux a débarqué dans le vignoble. Une communauté asiatique s ’ est progressivement implantée à Cognac et y vit sans bruit selon ses règles, travaillant exclusivement pour le groupe chinois Impérial cognac qui diffuse sa production exclusivement en Chine. La mafia chinoise est aussi de la partie, paraît-il, dirigée par un nommé Cao Zhou, mais ça reste jusqu ’ à aujourd ’ hui une rumeur. Cao Zhou n ’ habite pas Cognac. Il loue un appartement anodin à Segonzac, au cœur de la Grande Champagne, où tout le monde ou presque ignore son existence. Il ne se montre jamais. Je ne sais d ’ ailleurs pas à quoi il ressemble. Je vais demander à mes collègues de la gendarmerie qui s ’ occupent du coin de me mailer une photo de l ’ individu s ’ ils en possèdent une, encore que j ’ aie quelque mal à distinguer un Chinois d ’ un autre.

Le commissaire de Cognac décrivit la mainmise à la fois brutale et insinuante, et finalement totale du groupe Impérial Cognac sur toutes les étapes de la fabrication de son produit par son person-nel quasi exclusivement chinois. Cette homogénéité de la main

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d ’ œuvre était justifiée, peut-être par le souci de garder secret le dosage d ’ eaux-de-vie qui correspond le mieux au goût des Chinois pour ce breuvage, mais certainement aussi afin d ’ entraîner tou-jours plus à la baisse la masse salariale afférente. Seul un noyau d ’ employés charentais volontaires avait été conservé, au même niveau de salaire, pour constituer le socle technique minimum nécessaire au transfert de compétences. Pour le reste, la campagne cognaçaise était désormais sillonnée de vélos et de motocyclettes, et des navettes ramassaient les salariés du groupe qui n ’ habitaient pas la chinatown créée dans un faubourg de Cognac. Ce dumping salarial et discriminatoire était ouvertement maladroit, même provocateur mais il était si excessivement lucratif pour le PDG du groupe Impérial cognac que l ’ appât du gain eut raison des recom-mandations de prudence que certaines autorités avaient émises. C ’ étaient donc des Chinois expatriés, ou immigrés parfois clandes-tins qui, au terme de longues heures de formation pratique inten-sive et obligatoire, soignaient les vignes, récoltaient le raisin blanc, faisaient fermenter son jus, procédaient à la première distillation du «  brouillis  », puis à la seconde distillation dans des alambics de cuivre qui, chauffés au bois, déversaient la précieuse eau-de-vie, laquelle, après un long séjour en fûts de chêne du limousin, était assemblée pour élaborer les différentes gammes de l ’ Impérial Cognac. La technicité des salariés du groupe s ’ étendait aux métiers annexes : fabrication des alambics, flaconnage, façonnage des fûts, conception et impression des étiquettes et des plaquettes de com-munication... Une ligne de transport d ’ énergie électrique à deux cent vingt-cinq mille volts alimentait directement l ’ ensemble des chais, hangars, ateliers, bureaux et logements de fonction intégrés du groupe Impérial cognac.

Source d ’ aigreurs supplémentaires, contrairement à la pratique des maisons historiques du Cognaçais passées sous contrôle de groupes anglo-saxons, le PDG du goupe Impérial Cognac n ’ oubliait pas le mécénat local et finançait une statue du poète-vigneron Alfred de Vigny, la traduction chinoise des œuvres d ’ un érudit

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de la région sur l ’ histoire du cognac, le décapage du champignon tortula sur certains bâtiments prestigieux trop noircis par cette «  part des anges  », la promotion de croisières en gabarre sur la Charente, avec à la clef une contribution généreuse à la rénovation des écluses. Et aussi l ’ inévitable association sportive de la ville, qui ne se contentait pas de remporter des coupes grâce à des entraî-neurs internationaux, mais avait aussi les moyens d ’ investir dans la formation des jeunes espoirs.

- La communauté chinoise se développant à un rythme expo-nentiel - pour ce qu ’ on en connaît, souligna le commissaire Leblanc qui avouait ainsi ne pas posséder tous les renseignements démographiques souhaitables -, attira l ’ attention, pour ne pas dire l ’ intérêt de triades chinoises, mafieuses par définition, et des pouvoirs officiels pour des raisons économiques et d ’ ordre public. C ’ est ainsi qu ’ un consulat de la République populaire de Chine a été créé à Cognac, chargé en particulier de lisser tous les aspects de la vie de la communauté chinoise en Cognaçais. Et aussi, vraisemblablement, de se livrer à l ’ intelligence économique, à l ’ espionnage industriel des autres sociétés commercialisant le cognac. Il s ’ est donc produit une rupture aujourd ’ hui, conclut le commissaire, car l ’ organisation spécifique chinoise mise en place aurait dû fonctionner de telle manière que cette mort brutale ne nous vienne pas aux oreilles et que le corps de Xu Jintao disparaisse sans laisser de trace.

- Merci de votre exposé clair et complet, Guillaume, dit AMSA. C ’ est parce que tout ce qui touche au secteur chinois en Charente est sensible que je me suis déplacée à Cognac, sur votre territoire, non pour marcher sur vos plate-bandes mais parce qu ’ on est plus intelligent à plusieurs. Cette affaire peut rapidement se complexifier. C ’ est important, la Chine ; elle a sorti Cognac de la naphtaline. Le coin est devenu plus coloré, plus vivant, plus souriant... Le sourire de Bouddha. Cognac n ’ est plus à l ’ autre bout du monde. Cette ville est devenue un univers.

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Le commissaire principal Leblanc bomba le torse. Ça l ’ irritait, ce petit couplet de la DDSP de Charente Anne-Marie Saint-Angeau où d ’ aucuns auraient pu voir un peu de condescendance, mais les compliments n ’ étant pas si fréquents, il décida de ne pas bouder son plaisir. Ils poursuivirent leur échange sur un thème devenu classique dans les conversations charentaises : menaces et oppor-tunités de la présence chinoise dans le vignoble. À l ’ intérieur des gigantesques groupes internationaux qui les avaient absorbés, les représentants locaux des noms prestigieux de maisons ancestrales se sentaient abandonnés, inutiles souvent, dépossédés de tout pouvoir réel à leurs yeux et surtout à ceux de leur milieu pour-tant composé maintenant de nombreux décalés semblables. Ils souffraient de n ’ être plus que ce qu ’ ils étaient. L ’ animosité latente ou déclarée de certains Charentais à l ’ égard de l ’ entrisme de l ’ ex-empire du Milieu était en effet tempérée par les gains que générait le tourisme chinois. Cognac était désormais un nom magique en Chine. Une importante agence de voyage parisienne, spécialisée dans l ’ accueil des Chinois en France, proposait à ceux-ci un circuit de deux jours comportant visite de chais à Jarnac, dégustation à Segonzac, shopping à Cognac, dîner dans un restaurant gastro-nomique typiquement charentais à Barbezieux où ils se régalaient d ’ escargots flambés au cognac, nuit dans un château néo-gothique émergeant de son vignoble. D ’ une année sur l ’ autre, le volume de cette clientèle explosait, passant de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de visiteurs chinois qui laissaient chacun, en moyenne, un millier d ’ euros au commerce local. Dans la plupart des établis-sements sélectionnés par l ’ agence parisienne, ils étaient reçus par du personnel parlant chinois pour les aider à choisir et à acheter plus vite dans le court laps de temps défini par le tour operator pour chaque séquence de leur voyage en Europe.

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Chapitre 3

- J ’ ai envie de pisser. - Pas le temps. La conf. tél. démarre.

L ’ inspecteur principal Antoine Marsac, qui pivotait déjà sur ses talons en direction des toilettes, fut arrêté net dans son élan. Avec une moue de mécontentement qui lui était habituelle, il vint s ’ asseoir, en traînant ses chaussures bateau fatiguées, à la table de réunion, à côté de sa patronne Anne-Marie Saint-Angeau. Il tapota la barre d ’ espacement de son ordinateur portable et l ’ écran s ’ illu-mina. Il cliqua sur l ’ icône du dossier où il rangerait les notes qu ’ il prendrait directement au cours des débats, pendant qu ’ AMSA terminerait – avantage de la conférence téléphonique sur la vidéo-conférence -, de vernir ses ongles des pieds.

- C ’ est plus joli quand on porte des sandalettes, se justifia-t-elle.Cet exercice acrobatique au pinceau fin ne l ’ empêcherait pas

d ’ être attentive aux échanges et d ’ intervenir lorsque la sous-préfète de Cognac, devenue presque une copine à la longue, lui passerait la parole.

Ils étaient tous les deux dans le bureau d ’ AMSA, à l ’ hôtel de police d ’ Angoulême, rue Raymond-Poincaré. Les fenêtres donnaient sur la place du Champ-de-Mars, endormie dans l ’ aube naissante. Peu de mouvement dans les couloirs voisins à cette heure matinale. Les gobelets de café fumaient, posés sur un Kleenex étalé sur un dos-sier. Antoine Marsac, en attendant que débute la conférence télé-phonique, faisait patienter sa vessie en jetant tristement un regard circulaire dans cette pièce qu ’ AMSA, dès son entrée en fonction comme directrice départementale de la sécurité publique de Charente, avait personnalisée : une vieille photo de sa progéniture sur une console, des menottes montées en presse-papiers sur le

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sous-main du bureau, sa décoration de l ’ ordre national du mérite en évidence dans la vitrine-bibliothèque, au milieu de médailles commémoratives, de fanions et autres souvenirs professionnels, au mur deux tableaux d ’ inspiration cubique, œuvres de son époux qui s ’ adonnait parfois le week-end à la peinture à l ’ huile.

C ’ est la sous-préfète de Cognac qui avait pris l ’ initiative de cette conférence téléphonique lorsqu ’ elle avait reçu un exemplaire du rapport annuel de Tracfin : le service du ministère de l ’ économie et des finances chargé du « Traitement du Renseignement et Action contre les Circuits Financiers clandestins » posait une alerte à pro-pos des investissements étrangers dans le Cognaçais. Il n ’ y avait pas de lien avec le malheureux Chinois vidé de son sang à la ton-deuse à gazon, mais la conférence téléphonique prenait toutefois un relief particulier à cause de cette mort.

Étaient invités à se mettre simultanément en relation télépho-nique un représentant de Tracfin assisté de l ’ un des rédacteurs du rapport, la procureure de la République d ’ Angoulême, la DDSP de Charente : Anne-Marie Saint-Angeau qui avait demandé à son fidèle Marsac d ’ être présent lui aussi, le commissaire principal de Cognac Guillaume Leblanc et son adjoint, le président de la chambre de commerce et d ’ industrie de Cognac, deux représen-tants des banques et du notariat au titre de l ’ obligation faite à ces professions de déclarer à l ’ administration compétente les flux financiers plus ou moins suspects dont ils peuvent avoir connais-sance. Pour réunir pendant une heure, sans trop de difficultés et rapidement, cet aréopage de la fine fleur institutionnelle charen-taise, rien de mieux qu ’ une conférence téléphonique. C ’ était le moyen le plus adapté à plusieurs égards : on gagnait sur les temps de transport et les frais de déplacement, les participants avaient l ’ esprit plus disponible en restant dans leur bureau, leurs dossiers sous la main, leur ordinateur ouvert permettant, pendant le temps des discussions, de dépouiller le courrier et d ’ expédier des mes-sages.

Page 22: DRAGONS AU COGNAC - fdouin-editions.com · Dragons au cognac Principaux personnages : Édouard Bois-Vignaud, propriétaire de la maison de cognac Bois- Vignaud. Cao Zhou, responsable

La sous-préfète de Cognac était replète et énergique. Au 362 rue Jean-Taransaud, elle s ’ agitait dans son bureau surchargé de mobi-lier national. La veille, elle avait fait installer la « pyramide » de la conférence téléphonique sur le marbre veiné d ’ un large guéridon autour duquel avait pris place un jeune attaché chargé du compte rendu et aussi des éventuelles manipulations de connexion, de so-norisation que les mystères de l ’ électronique et de l ’ informatique avaient habitué la sous-préfète à redouter et à prévoir. À l ’ heure convenue - sept heures trente -, par Internet avec les différents acteurs, le jeune attaché de sous-préfecture composa les deux nu-méros confidentiels Après la sonnerie et l ’ annonce rituelle « Vous entrez en conférence », les invités tapèrent le mot de passe puis déclinèrent, les uns après les autres, leur identité et, le cas échéant, celle de leur collaborateur ou expert choisi pour les assister en cas de questions techniques.

Maîtresse du jeu, la sous-préfète de Cognac ouvrit ensuite la conférence : elle remercia les participants de leur présence mati-nale puis introduisit le sujet.