Doyennés et granges de l'abbaye de Cluny (A. Guerreau)

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Pierre Garrigou Grandchamp Alain Guerreau Jean-Denis Salvèque Edward Impey Doyennés et granges de l'abbaye de Cluny. Exploitations domaniales et résidences seigneuriales monastiques en Clunisois du XIe au XIVe siècles In: Bulletin Monumental. Tome 157 N°1, année 1999. Demeures seigneuriales dans la France des XIIe-XIVe siècles. pp. 71-113. Citer ce document / Cite this document : Garrigou Grandchamp Pierre, Guerreau Alain, Salvèque Jean-Denis, Impey Edward. Doyennés et granges de l'abbaye de Cluny. Exploitations domaniales et résidences seigneuriales monastiques en Clunisois du XIe au XIVe siècles. In: Bulletin Monumental. Tome 157 N°1, année 1999. Demeures seigneuriales dans la France des XIIe-XIVe siècles. pp. 71-113. doi : 10.3406/bulmo.1999.2268 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bulmo_0007-473X_1999_num_157_1_2268

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Pierre Garrigou GrandchampAlain GuerreauJean-Denis SalvèqueEdward Impey

Doyennés et granges de l'abbaye de Cluny. Exploitationsdomaniales et résidences seigneuriales monastiques enClunisois du XIe au XIVe sièclesIn: Bulletin Monumental. Tome 157 N°1, année 1999. Demeures seigneuriales dans la France des XIIe-XIVesiècles. pp. 71-113.

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Garrigou Grandchamp Pierre, Guerreau Alain, Salvèque Jean-Denis, Impey Edward. Doyennés et granges de l'abbaye deCluny. Exploitations domaniales et résidences seigneuriales monastiques en Clunisois du XIe au XIVe siècles. In: BulletinMonumental. Tome 157 N°1, année 1999. Demeures seigneuriales dans la France des XIIe-XIVe siècles. pp. 71-113.

doi : 10.3406/bulmo.1999.2268

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bulmo_0007-473X_1999_num_157_1_2268

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AbstractThe edifices built on the Cluniac domains illustrate a variety of seigneurial dwellings, which, because oftheir monastic context, are often neglected if not ignored, so far as the order of Cluny is concerned.These buildings constitute véritable seigneurial courts at the head of vast agricultural domains. Thatfunction, however, does not suffice as a characterization of the variety of their roles : they are also, asthe case may be, important résidences or solidly fortified défense posts. The architectural vestiges areparticularly important in the Clunisois, at Bézornay, Mazille and Sercy, which justifies threemonographs. Useful comparisons can be made with certain preserved parts of the other nearbydeaneries. The analysis highlights some strong traits that distinguish thèse buildings from contemporarylay seigneurial dwellings. Furthermore, the sources, sometimes disappointing for the individual history ofthe sites, provide a good conduit for understanding the institutional and économie context and helpdisperse the shadows surrounding the Cluniac domanial System, especially the role played by Huguesde Semur. The gathering together of these data gives a composite picture for the twelfth and thirteenthcenturies, a period for which much remains to be done before we can have complète view of the ruralseigneurial dwelling.

RésuméLes édifices bâtis sur les domaines illustrent une variété d'habitat seigneurial, dans sa composantemonastique, souvent négligée, voire même ignorée en ce qui concerne l'ordre de Cluny. Ces bâtimentsconstituent de véritables cours seigneuriales, têtes de vastes domaines agricoles ; cependant, cettefonction ne suffit pas à caractériser la variété de leurs rôles : ils sont aussi, selon le cas, d'importantesrésidences ou des points d'appui solidement fortifiés. Les vestiges architecturaux sont particulièrementimportants en Clunisois, à Bézornay, Mazille et Sercy, ce qui justifie trois monographies. D'utilescomparaisons peuvent être pratiquées avec certaines parties conservées des autres doyennés proches; l'analyse met aussi en relief quelques traits forts qui distinguent ces édifices de l'habitat seigneurial laïccontemporain. En outre les sources, parfois décevantes pour l'histoire individuelle des sites, autorisentune bonne approche du contexte institutionnel et économique et font sortir de l'ombre le systèmedomanial clunisien, et notamment le rôle joué par l'abbé Hugues de Semur. Le regroupement de cesdonnées compose un tableau d'ensemble pertinent pour les XIIe et XIIIe siècles, période pour laquelle ilreste beaucoup à faire afin de disposer d'une vue complète sur l'habitat seigneurial rural.

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DOYENNES ET GRANGES DE L'ABBAYE DE CLUNY. EXPLOITATIONS DOMANIALES ET RÉSIDENCES SEIGNEURIALES

MONASTIQUES EN CLUNISOIS DU XIe AU XIVe SIÈCLE

par Pierre GARRIGOU GRANDCHAMP, Alain GUERREAU, Jean-Denis SALVÈQUE, avec la collaboration d'Edward IMPEY W

Les édifices bâtis sur les domaines clunisiens illustrent une variété d'habitat seigneurial, dans sa composante monastique, souvent négligée, voire même ignorée en ce qui concerne l'ordre de Cluny (2). Ces bâtiments constituent, à divers titres et sous diverses formes, de véritables cours seigneuriales, têtes de vastes domaines agricoles ; cependant, cette fonction ne suffît pas à caractériser la variété de leurs rôles: ils sont aussi, selon le cas, d'importantes résidences ou des points d'appui solidement fortifiés.

L'intérêt architectural des constructions élevées par l'abbaye en Clunisois, au sein d'un des plus considérables domaines fonciers de la Bourgogne médiévale, est exceptionnel. Certes leur état de conservation est inégal, mais les vestiges sont particulièrement importants à Bézornay, Mazille et Sercy (3). Ces trois sites paraissant, en première approche, présenter des cas de figure variés, c'est sur eux que se concentrera l'exposé; d'utiles comparaisons seront néanmoins pratiquées avec certaines parties conservées des proches doyennés de Berzé-la-Ville, Chazelle, Jalogny, Laize, Malay ou Saint-Hyppolite (4). Les sources, parfois décevantes pour l'histoire individuelle des sites, autorisent en revanche une bonne approche du contexte institutionnel et économique, et font sortir de l'ombre le système domanial clunisien.

Le regroupement de ces données compose un tableau d'ensemble pertinent pour les XIIe et XIIIe siècles, période pour laquelle il reste beaucoup à faire afin de disposer d'une vue complète sur l'habitat seigneurial rural. L'intérêt de ces sites est d'illustrer la conception qu'avaient les Clunisiens de l'équipement résidentiel, religieux et défensif de leurs cours seigneuriales et d'en révéler diverses formes; l'analyse met aussi en relief quelques traits forts qui le distinguent de l'habitat seigneurial laïc contemporain.

Le système domanial clunisien

Que sait-on sur l'évolution de l'organisation domaniale clunisienne (5) ? Dès le XIe siècle, au plus tard, les moines de Cluny se sont souciés d'écrire leur propre histoire. Les grandes phases de l'évolution de l'abbaye furent scandées de mises en ordre historiographiques et les études actuelles dépendent encore largement de la réorganisation qui suivit les guerres de Religion et qui se traduisit dans la vaste compilation de la Bibliotheca duniacensis. Les diverses histoires de Cluny rédigées au XIXe siècle sont toutes dans le droit fil des travaux (et de l'idéologie) des Mauristes, lesquels négligèrent entièrement l'aspect domanial de la vie de l'abbaye.

(1) P. Garrigou Grandchamp etJ.-D. Salvèque: Centre d'Études Clunisiennes 1, rue du Merle, 71 250 Cluny. A. Guerreau: Centre de Recherches Historiques (C.N.R.S.-E.H.E.S.S.) 54, Bd. Raspail 75006 Paris. E. Impey: Curator of the Historie Royal Palaces, Hampton Court Palace, Surrey, KT8 9AU (Grande-Bretagne).

(2) Parmi les rares études récentes sur les habitats des cours seigneuriales ecclésiastiques, outre l'article de Ch. Corvisier sur Favières (Aisne) publié dans le présent ouvrage, signalons: Fr. Blary, Le domaine de Chaalis, xiie-xive siècles, Paris: éd. du C.T.H.S., 1989, Th. Crépin- Leblond, « Le domaine du Tortoir (abbaye de Saint-Nicolas-aux-Bois) », Congrès archéologique - Aisne méridionale, 1990, t. 2, p. 673-687. D. Rolland, Architectures rurales en Picardie. Le Soissonnais, Nonette , 1998 et G. Carré, « Bergeresse, une dépendance de la chartreuse du Iiget », Congrès archéologique de Touraine, à paraître.

(3) Bézornay : commune de Saint-Vincent-des-Prés. Sercy: commune d'Ameugny. (4) Chazelle : commune de Cormatin. Saint-Hyppolite : commune de Bonnay. (5) Des remerciements très chaleureux vont à Maria Hillebrandt et Didier Méhu qui, ayant lu une première version de ce texte, ont

suggéré une longue série de corrections et de compléments.

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Le vaste Recueil des chartes de Cluny (jusqu'en 1300), œuvre monumentale d'Auguste Bernard et Alexandre Bruel, entièrement dépourvu d'index et de tout instrument d'identification, demeure à l'état de friche, d'exploitation aussi laborieuse qu'aléatoire (6). Les trois auteurs contemporains qui ont contribué le plus notablement à l'histoire de la Bourgogne du Sud au Moyen Age, Maurice Chaume, André Déléage et Georges Duby, se sont très largement appuyés sur ces chartes, mais sans jamais chercher à en tirer une vue organisée du système domanial et de son évolution (7). Le seul travail détaillé publié sur un doyenné est celui de Maria Hillebrandt sur Berzé-la-Ville (8). Se fondant sur les travaux entrepris à Münster, elle montre que la notion d' obedientia apparut d'abord à Lourdon, au tournant du XIe siècle, et que celle de decanus surgit au même endroit, une trentaine d'années plus tard. Obedientia se généralisa au milieu du XIe, tandis que decanus s'affirmait sous l'abbatiat de saint Hugues (9).

Les coutumiers de Bernard et d'Ulrich, composés dans les années immédiatement voisines de 1080, consacrent un assez long développement aux decani, définis comme villarum provisores (et non obedientiarum provi- sores...); ils doivent s'occuper des champs, des vignes et du bétail, à l'exclusion de toute autre activité (10). Ils sont placés sous l'autorité directe du second personnage de l'abbaye, le grand prieur, dont ils sont suffra-

ganei ad temporalia. Tous ceux qui résident à moins d'une demi-journée de trajet doivent venir à Cluny tous les samedis. Les coutumiers détaillent essentiellement les règles de comportement de ces decani, tant dans leur obedientia que dans les limites de l'abbaye : nourriture, vêtement, prières, salutations, etc. La surveillance du grand prieur est étroite : ce dernier doit inspecter toutes les obédiences après les récoltes et décider les quantités qui doivent être transférées à Cluny. Les redevances en argent sont récupérées directement par le chambrier, de villis nostris. Tel ou tel doyenné reçoit la charge particulière de l'approvisionnement en bois ou en poisson; tous doivent des jambons, ainsi que des porcs et des moutons. Les doyens, au total, paraissent disposer de peu d'autonomie, et leur activité de surveillance rapprochée de l'activité agricole doit aller de pair avec une conduite particulièrement irréprochable, pleine de retenue et de componction, dans la mesure où ils sont exposés en permanence aux regards d' autrui. Ils ne doivent procéder à aucune punition corporelle, et toujours être accompagnés d'un autre frère de bon conseil.

L'apparition et l'enracinement de ces termes à Cluny doivent d'autant plus être pris au sérieux que decanus comme obedientia sont des vocables d'origine carolingienne, qui ne naissent pas au XIe siècle (11). Cette évolution terminologique semble traduire certains

(6) A. Bernard et Al. Bruel, Recueil des chartes de l'abbaye de Cluny, 6 vol., Paris, 1876-1903. Dans la suite du texte, les chartes de ce recueil seront citées C + le numéro du document. La situation n'est pas foncièrement différente pour les autres cartulaires de la région : M.-C. Ragut, Cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon, Mâcon, 1864; Ul. Chevalier, Cartulaire de Paray-le-MoniaL, Chalon-sur-Saône, 1891;

J. Richard, Le cartulaire de Marcigny-sur -Loire, Dijon, 1957. Sur le cartulaire de Cluny, D. Iogna-Prat, « La confection des cartulaires et l'historiographie à Cluny (xie-xne siècles) » in Ol. Guyotjeannin, L. Moerelle, et M. Parisse (éds), Les cartulaires, Paris, 1993, p. 27-44 et M. Hillebrandt, « Les cartulaires de l'abbaye de Cluny », Mémoires de la Société pour l'Histoire du Droit et des Institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romans, 50-1993, p. 7-18.

(7) Tant pour les datations que les toponymes, il faut rendre hommage au seul auteur qui, jusqu'à présent, ait proposé des observations systématiques, le chanoine Maurice Chaume. Pour la toponymie, il faut se reporter au volume II-3 (1931) de son grand ouvrage Les origines du duché de Bourgogne, Dijon, 1925-1937. Pour les (re) datations, il s'agit d'une série de notes intitulées « Observations sur la chronologie des chartes de l'abbaye de Cluny », parues dans la Revue Mabillon, 16-1926, p. 44-48 ; 29-1939, p. 81-89, 133-142 ; 31-1941, p. 14-19, 42-45, 69- 82 ; 32-1942, p. 15-20, 133-136 ; 38-1948, p. 1-6 ; 39-1949, p. 41-43 ; 42-1952, p. 1-4, à quoi il faut ajouter « En marge de l'histoire de Cluny », Revue Mabillon, 29-1939, p. 41-61 et 30-1940, p. 33-62. Mais, pour toutes sortes de raisons, cet ensemble demeure bien loin du minimum sou

haitable. Précisons, pour n'avoir pas à y revenir, qu'on ne peut accorder aucune confiance aux écrits de Guy de Valous, fiches rangées sans ordre et sans le moindre sens historique. Sur Cluny en général, tableau des travaux actuels dans D. Iogna-Prat, Ch. Sapin et alii, « Les études clunisiennes dans tous leurs états », Revue Mabillon, 66-1994, p. 233-265. Une des plus récentes synthèses, rapide mais représentative, est celle de Joachim Wollasch, Cluny, Licht der Welt. Aufstieg und Niedergang der klösterlichen Gemeinschaft, Zürich-Düsseldorf, 1996. Une bonne bibliographie courante se trouve dans la « Bibliographie bourguignonne », publiée en annexe des Annales de Bourgogne.

(8) M. Hillebrandt, « Berzé-la-Ville. La création d'une dépendance clunisienne » in Br. Maurice (éd.), Le gouvernement d'Hugues de Semur à Cluny, Cluny, 1990, p. 199-229. Dans les actes du congrès du millénaire de Cluny figurent deux notices non dépourvues d'intérêt sur les doyennés de Saint-Gengoux et deJully-lès-Buxy : L. Raffin et L. de Contenson, « L'église et le doyenné de Saint-Gengoux-le-National », Annales de l'Académie de Mâcon, 1910-2, p. 59-91; L. Cornudet, « Les possessions de l'abbaye de Cluny àJully-lès-Buxy », ibid., 1910-2, p. 300-305.

(9) M. Hillebrandt, « Berzé », p. 200-202 (notes 8 et 31). (10) « Ordo » de Bernard: M. Herrgott (éd), Vêtus disciplina monastica, Paris, 1726, p. 133-364 (sur les doyens, p. 139-141). « Antiquiores

consuetudines » d'Ulrich: Patrologie latine, 149, col. 635-778 (sur les doyens, col. 738-740). Dans les deux cas, il faut aussi chercher ailleurs que dans le chapitre spécialement consacré aux decani.

(11) Références dansj. Fr. Niermeyer, Mediae latinitatis lexicon minus, Leyde, 1976. Noter que provisor semble également un terme carolingien. Une autre question serait de savoir si, dans la même région, d'autres institutions mirent également en place des obedientie. Dans la charte 585 du cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon (1096-1108), on lit, dans la liste des témoins d'un acte relatif à Ameugny: Dalmatius et Guigo qui tune Uli obedientie preerant.

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efforts de clarification et d'organisation du système domanial clunisien, dès l'abbatiat d'Odilon et surtout sous celui d'Hugues de Semur, évolution qui sera plus précisément éclairée dans les études de cas. Soulignons que cette chronologie correspond assez bien à ce qu'on peut savoir par ailleurs de l'évolution du système agraire et en particulier du parcellaire durant cette période (12) : la seconde moitié du XIe siècle représenta un moment de stabilisation et de fort ralentissement de l'accroissement du domaine clunisien, ralentissement probablement lié à la fin du processus de mise en culture de terres nouvelles.

On peut, dans l'état actuel des connaissances, formuler l'hypothèse que l'apparition générale des obe- dientie traduisit la volonté de mieux établir quelques pôles locaux d'organisation, en dehors de l'abbaye elle-même, mais il s'est agi là sans doute d'une inflexion sensible, non d'une stabilisation: le servage disparut à peu près au début du XIIe siècle (13), et ce siècle vit se mettre en place pour l'essentiel le réseau paroissial dans le grand mouvement, décisif, de l'en- cellulement (14).

D'un autre côté, ralentissement ne signifie nullement tarissement. Le domaine clunisien ne cessa pas de s'agrandir jusqu'au début du XIVe siècle : l'abbaye profita tout au long de cette période du déclin de telle ou telle famille locale, au moment où il se présentait. Il n'y a donc pas à s'étonner qu'on ne dispose pas d'une liste de doyennés, mais que chaque document en fournisse une originale, quelque peu différente des autres.

Maria Hillebrandt cite des documents attestant l'existence de decani vers 1 100 à Beaumont-sur-Grosne, Bézor- nay, Chaveyriat, Chevignes, Cluny, Ecussoles, Jalogny, Laize, Lourdon, Mazille, Montberthoud, Saint- Gengoux- le-National et Saint-Hyppolite, soit treize doyennés (15) (fig. 1). Les deux textes les plus couramment invoqués appartiennent à la fin de l'abbatiat de Pierre le Vénérable. La dispositio rei familiaris est ordinairement datée de 1147-1148 (16). C'est un texte dicté par Pierre pour rappeler l'évolution de l'organisation matérielle de l'approvisionnement du monastère depuis son entrée en fonction. Ce document présente une série de difficultés qui n'ont jamais été étudiées méthodiquement. Il utilise systématiquement les termes decanus et decania.

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FIG. 1. - CARTE DES DOYENNÉS ET GRANGES DE L'ABBAYE DE CLUNY

DANS LE SUD DE LA BOURGOGNE VERS 1320 (Doyennés attestés aux XIIe ou XIIIe siècles seulement)

(Dessin Jean-Denis Salvèque sur fond de carte D. Mehu).

Dix-sept localités sont mentionnées: les treize déjà citées, plus Jully-lès-Buxy, Péronne, Romans et Saint- Victor d'Ajoux. On note cependant que le système du mesaticum inclut seulement neuf doyennés : Bézornay, Chaveyriat, Chevignes, Cluny, Ecussoles, Laize, Lourdon, Péronne et Saint- Gengoux.

Quelques années plus tard, la constitucio expense (17), rédigée par Henri de Blois-Winchester, propose une description détaillée de la situation et des revenus de

(12) A. Guerreau, « L'évolution du parcellaire en Maçonnais (env. 900- env. 1060) », in L. Feiler, P. Mane et Fr. Piponnier (éd.), Le village médiéval. Études offertes à Jean-Marie Pesez, Paris, 1998, p. 509-535.

(13) G. Duby, La société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise, Paris, 1953, p. 245-255 (19712). (14) R. Fossier, Enfance de l'Europe Xe -xiie siècles. Aspects économiques et sociaux, Paris, 1982. (15) M. Hillebrandt, « Berzé », p. 216 (= note 31). (16) C 4132. (17) C 4143.

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douze doyennes : huit seulement parmi les dix-sept de la dispositio (Beaumont, Chaveyriat, Cluny, Laize, Lourdon, Montberthoud, Saint- Gengoux, Saint-Hyppolite), plus quatre autres (Arpayé, Berzé-la-Ville, Malay et Saint- Martin des-Vignes). Ce document est particulièrement complexe (18). S'agissant des revenus de l'abbaye, il fait apparaître le peu de valeur des dîmes et cens ecclésiastiques ; il montre que les redevances comportaient surtout de l'argent et du méteil, tandis que les domaines étaient orientés sur le vin et, dans une moindre mesure, sur le froment. L'argent semble être moins utilisé (en proportion) dans les petits doyennés que dans les grands, ce qui semble dénoter, pour le moins, une certaine variété des méthodes d'organisation.

En 1215 surgit un conflit entre l'évêque et le chapitre de Mâcon, d'une part, et l'abbé et le couvent de Cluny, de l'autre (19). L'évêque mettait en avant son droit d'exiger des procurations in lotis quos cluniacenses decanatus appellant (20) : Saint-Victor d'Ajoux, Arpayé, Laize, Péronne, Chevignes, Mazille, Jalogny, Lourdon, Saint-Hyppolite, Malay, Chazelle, Bézornay, Berzé-la- Ville, Ecussoles, soit quatorze localités situées dans le diocèse de Mâcon. Manque Saint-Martin-des-Vignes ; en revanche, c'est apparemment la première mention de Chazelle comme doyenné.

L'état des recettes et dépenses de l'abbaye en 1321 est un manuscrit qui a été acquis par l'Académie de Mâcon

en 1909 et qui demeure en sa possession (21). Jean Virey en a donné une présentation succincte à l'occasion du congrès du Millénaire (22). S'agissant de la zone proche de Cluny, ce document fait apparaître six noms nouveaux: tout au nord, Maizeray ; à l'est de la Grosne, Saint-Jean- du-Bois et Boutavant; à l'ouest, la Grange-Sercy; plus au sud, la grange de Burnanceau et la motte de la Vieille- Bussière. Parmi ces noms nouveaux, plusieurs représentent des acquisitions de Cluny entre le milieu du XIIe et le début du XIVe siècle: Burnanceau (23), Saint-Jean-du- Bois (24), Boutavant (25), La Vieille-Bussière (26) ; d'autres semblent plutôt traduire une plus grande autonomie accordée depuis le début du XIIIe siècle à des domaines anciens, compacts et relativement importants, tels la Grange- Sercy et Chazelle. Beaumont a disparu et ne réapparaît pas dans la documentation ultérieure.

Un document isolé de la seconde moitié du XVe siècle fournit d'intéressantes indications sur l'évolution lors de la phase de reconstruction postérieure à la guerre de Cent Ans. En 1460, sous l'abbatiat de Jean de Bourbon (1456-1480), le doyenné de Montagny fut affermé pour neuf ans à Claude Caigneau. Le bail, entre autres obligations, prévoyait la confection d'un livre de recettes. En 1472, un bail analogue de douze ans fut conclu avec le même Claude Caigneau et son fils Barthélémy, qui incluait la confection d'un terrier pour ce même doyenné de Montagny. Les deux volumes furent officiellement

(18) A. Guerreau, « Douze doyennés clunisiens au milieu du XIIe siècle », Annales de Bourgogne, 52-1980, p. 83-128. (19) C4493, 4494,4495. (20) Sur les procurations et les difficultés qu'elles provoquèrent, voir par exemple J.-Fr. Lemarignier, J. Gaudemet et G. Mollat,

Histoire des institutions françaises au Moyen Age. 3. Institutions ecclésiastiques, Paris, 1962, p. 375-378. (21) Annales de l'Académie de Màcon, 14-1909, p. LVII LVIII. (22) J. Virey, « Note sur un manuscrit du xive siècle sur parchemin provenant de l'abbaye de Cluny », Annales de l'Académie de Mâcon,

15 1910, p. 264-290. (23) Le hameau actuel de Burnanceau se situe sur la commune de Brandon, mais à quelques centaines de mètres du bourg de

Moniagny sur- Grosne. (24) Ce doyenné n'est guère apparu jusqu'à présent dans l'historiographie clunisienne. C'est semble-t-il Georges Duby qui s'aperçut

le premier que C 4235 fait référence à un emplacement qu'on appelle aujourd'hui la ferme Coureau (G. Duby, La société, 1953, p. 446), mais il ne fit aucune référence au fait que ce texte (vers 1170) mentionne quedam ecclesia Sanctijohannis apostoli et evangeliste, laquelle paraît exactement correspondre à la chapelle Coureau décrite, mais non identifiée, par les archéologues. J. Virey, Les églises romanes de l'ancien diocèse de Mâcon, Màcon, 1934, p. 129-130. A. -M. et R. Oursel, Canton de Cluny, 4, Mâcon, 1991, p. 75-76). La relation entre cette charte et l'établissement mentionné dans la chronique dite de Francisais de Rivo a été faite par Germaine Chachuat, « L'érémitisme à Cluny sous l'abbatiat de Pierre le Vénérable », Annales de (Académie de Mâcon, 58-1982, p. 89-96. Mais cet auteur appelle cet édifice « Saint-Jean-des-bois » et parle seulement d'« ermitage » et non de doyenné.

(25) L'origine de ce château est obscure, comme c'est d'ailleurs le cas pour la totalité des points fortifiés connus en Maçonnais. Les sires de Brancion dans le courant du XIIe siècle en firent une menace contre Cluny, qui parvint, en 1237, profitant des difficultés de cette fa mille, à se le taire remettre, moyennant une somme importante et surtout le domaine de Beaumont-sur-Grosne (qui dès lors disparut de la liste des doyennés). C 4710 4711. G. Duby, La société, 1953, p. 445 et 556. A.-M. et R. Oursel, Canton de Cluny, 4, p. 126-128.

(26) La mention touchant cet établissement est portée dans le manuscrit d'une autre main, indice complémentaire du texte lui- même: domus de mota prope Buxeria de novo acquisilaper dominum Raymondum abbatem. L'abbé Raymond I de Bonne exerça sa fonction de 1319 à 1322 : tout se passe comme si l'acquisition datait de 1321 ou 1322. Une charte de 1264 (C 5074) fournit les informations essentielles :Jocerandus de Buxeria, domicellus, inféode tous ses biens à l'abbaye de Cluny, contre cinquante livres viennoises ; en tête de la liste des biens, domum suam de Veten Buxeria et motam. Il s'agit d'une motte du type « petite enceinte »: cf. M. Fixot, Les fortifications de terre et les origines féodales dans le Cinglais, Caen, 1968, notamment p. 77-93. Cette motte et les textes du xine' siècle sont mentionnés dans A. Fargeton, Deux cantons: Matour et Lramayes, Mâcon, 1980, p. 56 59, qui n'en fournit aucune interprétation (référence indiquée par Raymond Oursel). Il existait également une motte à Dompierre, ce qui complique l'étude du dossier à l'époque moderne.

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remis à l'abbaye le 2 janvier 1478, et c'est l'acte qui atteste cette remise qui a été conservé (27). On ne dispose de mention du doyenné de Montagny ni avant ni après cette date. À considérer la situation de Montagny-sur- Grosne (28), on note l'immédiate contiguïté avec le hameau de Burnanceau : il s'agit donc, vraisemblablement, d'un changement de statut de l'établissement signalé comme grangia en 1321.

Si ce document demeure isolé, on peut cependant le situer dans un mouvement, en se fondant sur les indications fournies par le grand inventaire des archives de l'abbaye effectué par Dom Claude Loquet en 1682 (29). A ce moment existait encore une série de registres d'ad- modiations (30) et de baux à ferme. Le plus ancien datait apparemment de 1404 ; le suivant était de 1424, et la série se poursuivait jusqu'en 1646 (31). On rencontre un peu plus loin une mention de bail à ferme du doyenné de Malay pour 1442 (32). Il semble donc que les clunisiens commencèrent à utiliser cette méthode d'exploitation indirecte au tournant des XIVe et XVe siècles, c'est-à-dire durant la phase de récupération partielle ayant fait suite à la première grande période de difficulté des années 1340-1380. Il apparaît cependant que l'abbaye conserva la gestion directe d'une partie de ses ressources.

Les guerres de Religion intervinrent dans le contexte de la décadence profonde de la fonction abbatiale. L'abbaye et ses dépendances subirent d'importants dégâts ; la monarchie taxa lourdement. Le sinistre abbé Claude de Guise, apparemment peu économe par nature, élagua assez généreusement dans les domaines. Cette phase, mal documentée, mériterait une étude ap

profondie. En revanche, de nombreux indices laissent supposer que le XVIIIe siècle fut une période faste. Vers le milieu du siècle, fut entreprise une vaste opération de réfection des terriers, ceux-ci étant complétés de plans et d'atlas dont plusieurs sont conservés, mais n'ont jamais donné lieu à une exploitation méthodique. Il reste que tous ces biens furent vendus après

1790. Dans le département de Saône-et-Loire, tous les actes de vente des Biens Nationaux sont soigneusement conservés et indexés: une recherche assez simple permettrait d'établir un utile bilan des ventes des biens des « Religieux bénédictins de Cluny » (33).

Jusqu'à plus ample informé, on retiendra deux points marquants: d'une part la notion de doyenné apparut à Cluny dans la seconde moitié du XIe siècle, traduisant probablement un effort de réorganisation sous l'abbatiat d'Hugues de Semur ; d'autre part cette notion ne fut jamais définie et l'on ne dispose pas de deux listes de doyennés identiques, ce qui incite à penser que quelques principes généraux étaient appliqués avec souplesse, de manière à obtenir la moins mauvaise adaptation tant à l'évolution générale qu'à la diversité des conditions locales.

Monographies de trois établissements.

La plupart des établissements clunisiens de la région mâconnaise ont été visités, mais les sites retenus pour faire l'objet de monographies se trouvent tous trois dans l'environnement immédiat de Cluny et font partie de la première couronne de ses domaines. Ils ont été choisis à cause de leur état de conservation et parce qu'ils illustrent trois cas d'apparences très variées (34). Le plus important, le mieux conservé aussi, est indéniablement le doyenné de Mazille.

Mazille.

Données historiques.

Ce fut André Déléage qui le premier attira l'attention sur un document du chartrier de Cluny qui cite Mazille à la fin du IXe siècle. Il s'agit d'un de ces

(27) A.D. Saône-et-Loire, 7] 40, pièce non numérotée. 7J est la cote d'un petit fonds privé (La Moussaye). (28) II existe dans la région plusieurs localités susceptibles de correspondre à Montaignaco. Aucune ne semble correspondre à tel ou

tel indice qui permettrait de la préférer à Montagny-sur-Grosne. (29) A. D. Saône-et-Loire, H 22 et 23. Publication partielle de Ar. Benêt et J.-L. Bazin (éd.), Archives de l'abbaye de Cluny. Inventaire

général publié d'après les manuscrits inédits des Archives départementales de Saône-et-Loire, Mâcon, 1884. (30) Admodiation = bail à ferme: G. Janniaux, Essai sur l'admodiation dans l'ancienne Bourgogne, Dijon, 1906. (31) Benet-Bazin, Archives, p. 106-108, n° 768-777. (32) Benet-Bazin, Archives , p. 133, n° 936. (33) Cette série complète comporte une description détaillée uniquement lorsque les domaines n'étaient pas affermés, mais le montant

des fermes et le prix de vente donnent une idée significative de l'importance globale de chaque domaine. Au surplus, il serait très intéressant de comparer ces indications avec les terriers rénovés du XVIIIe siècle, assez nombreux, et plus encore avec les matrices cadastrales du début du XIXe siècle, en examinant les propriétés des acquéreurs des biens de l'abbaye. Il est à peu près certain qu'on pourrait ainsi obtenir une vue complète et détaillée des biens fonciers de Cluny (au moins pour le territoire de l'actuelle Saône-et-Loire) à la veille de la Révolution.

(34) Les dossiers documentaires complets des trois édifices sont consultables au Centre d'Études Clunisiennes.

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nombreux actes privés qui entrèrent en possession de l'abbaye en même temps que la terre dont ils relataient une mutation antérieure. Dans cet acte, passé à Château en 893, Teotgrinus vend un champ situé dans la villa de Biérin, et l'un des confronts de ce champ est simplement désigné comme Mazirias. Déléage a observé que la désignation d'un confront par un simple toponyme est exceptionnelle et semble correspondre à un vaste domaine aux limites stables (35).

A cela, il faut joindre trois autres chartes légèrement postérieures, relatives elles aussi à la villa de Biérin (36). Un acte de vente de 904, également passé à Château, concerne un champ, situé dans la villa de Biérin, dont l'un des confronts est terra Willelmo comité (37). En 908, un vicomte de Mâcon, Hugues, et sa femme Lilia achetèrent des terres pour 500 sous à Jalogny, Château et Biérin, et l'acte fut souscrit par Willelmus cornes et un autre Willelmus cornes (38). Un peu plus tard, en 926, l'un des deux acquéreurs de cette parcelle, Lilia, veuve, céda aux moines de Cluny tout ce qu'elle avait acquis à Château, Rufey et Biérin, et la charte fut souscrite par Willelmus cornes (39). L'interprétation de ces documents n'est pas trop malaisée: un vaste domaine comtal s'étendait autour de Mazille ; le comte Guillaume cité en 904 ne peut guère être que Guillaume le Pieux. À ce moment, un membre de la famille des vicomtes de Mâcon acquit des terres à proximité immédiate de ce domaine ; en 908, dans les mêmes conditions, l'acte fut souscrit par Guillaume le Pieux et son neveu Guillaume dit le Jeune. Une

taine d'années plus tard, après la fondation de Cluny par ce même Guillaume le Pieux, la veuve d'un de ces vicomtes de Mâcon fit don aux moines de tous ses acquêts dans cette zone, avec l'approbation et la caution de Guillaume le Jeune. On voit donc dès ce moment se renforcer la présence des clunisiens aux portes du domaine comtal, avec la bénédiction de cette autorité supérieure.

La phase décisive se situa dans la décennie 950. C'est alors qu'intervinrent quatre personnages: le roi Louis (IV d'Outremer), le comte (« de Chalon ») Gisle- bert, Aquin et sa femme Doda. L'héritier de Brancion, Letbald, veuf de sa première femme Garlindis dès 925, épousa en 926 Doda, mais mourut sans doute au début des années 930. Doda se remaria peu après à Aquin, dont l'origine n'est pas connue, mais qui pourrait être un aristocrate originaire de Bourgogne du nord, fidelis du comte Gislebert, dont l'autorité s'étendit sur toute la Bourgogne après 952 et jusqu'à sa mort en 956. Dès les années 930, Gislebert exerçait des pouvoirs étendus, en tant que proche du duc Hugues le Noir. Ce fut donc assez logiquement lui qui se trouva détenteur du domaine de Mazille après la mort de Guillaume le Jeune en 926. En tout cas, ce fut ce Gislebert qui attribua ce domaine à son fidèle Aquin et fit en sorte d'obtenir un preceptum royal pour confirmer cette donation (40), mais il est plus que probable que la finalité de ce transfert était claire d'entrée de jeu: faire aboutir ce domaine dans le giron de l'abbaye de Cluny, au bénéfice d'Aquin qui, par une conversion tardive, prenait au même moment l'habit

(3.5) A. Déléage, La vie rurale en Bourgogne jusgu 'au début du XIe siècle, 3 vol., Mâcon, 1941, p. 193. C .52. La monographie de l'abbé A. Lorton, Mazille et Sainle-Ceale. Aperçu historique, Mâcon, 1943, ne comporte des informations originales que pour la période contemporaine.

(36) La villa de Bieras ou Beiras est un bon exemple des flottements, aussi nuisibles que fautifs, de l'érudition en matière de toponymie. Chavot proposa, sans qu'on sache bien pourquoi, Le Nière (près du bourg de Château), identification étrange que Chaume recopia sans contrôle. Duby transcrit « Bière » sans autre précision. Bange (« Lageret la villa », Annales E. S. C, 39-1984, p. 547, article par ailleurs excellent) écrit « cette villa n'a pas laissé de descendant toponymique connu sur le territoire de cet ager». Pourtant le cadastre de Mazille comporte sans aucune équivoque un lieu- dit transcrit En Bierrhin, sur la rive gauche de la Grosne, dans l'angle formé aujourd'hui par les routes départementales 17 et 987. Or le plus étonnant est que Déléage, dès 1941 donc, avait clairement indiqué cette correspondance (La vie rurale, p. 298). Sur toutes ces transactions et les personnages concernés, M. Chaume, « Féodaux maçonnais. Les premiers possesseurs de la Roche de Solutré », Annales de Bourgogne, 9-1937, p. 280-295, ici p. 287.

(37) C 84. (38) C 100. (39) C 27,5. (40) C 721 et 774. Le diplôme de Louis IV ligure sous le numéro 35 dans Ph. Lauer, Recueil des actes de Louis IV roi de France (936-

954), Paris, 1914. Cette édition n'apporte pas d'information intrinsèque, en particulier aucune identification des anthroponymes et topo- nymes; en revanche, elle confirme l'authenticité du diplôme et montre qu'une proportion importante des diplômes de ce roi concernèrent la Bourgogne (douze sur cinquante trois, dont quatre pour Cluny). Ce diplôme paraît assez sûrement daté de juin 950. Dès lors, il y a tout lieu de revoir la date de C 721, qu'il est absurde de considérer comme antérieure et ne saurait dater de 948; 951 serait possible (voir C 797), en remplaçant anno XII par anno XV; mais on s'expliquerait encore assez mal que Mazille ne figure pas dans la liste des possessions de Cluny en 9.54. Il semble donc raisonnable de dater cette donation de 953 ou 954 (date de la mort de Louis IV, donc terminus ad quem). Sur les personnages et la conjoncture au milieu du Xe siècle, M. Chaume, Les origines, t. I, p. 436-439; Brittain C. Bouchard, Sword, Miter and Clouter. Nobüüy and the Church in Burgundy, 980-1198, Ithaca London, 1987, p. 295-297; W. Berry, « Southern Burgundy in Late Antiquity and the Middle Ages », in C. Crumley et W. Marquardt (éd.), Regional Dynamics. Burgundian Landscapes in Historical Perspective, San Diego, 1987, p. 447-607 (p. 478).

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monastique (41). Il s'agissait manifestement d'un acte important et particulièrement solennel, qui fut souscrit par plus de quarante personnes, dont un évêque, deux comtes, deux vicomtes et une foule de clercs et de laïcs.

La description des biens cédés est identique dans les deux documents : sunt autem predicte res in pago ma- tisconensi, in villa que dicitur Macerias et in altéra que vo- catur Neronda, super fluvium Graona, cum ecdesia in honore sancti Juliani, cum mansis et mancipiis utriusque sexus, vineis, pratis, molendinis, silvis; et in alio loco mansionile qui dicitur Vallis, cum vineis, pratis, pascuis et quicquid juste ad predictam potestatem pertinere videtur, cum omnibus appen- diciis vel adjacenciis, intus etforis sibi pertinentibus cumque omni integritate.

Le terme potestas utilisé pour désigner un domaine se rencontre couramment au Xe siècle (42) ; en revanche, les textes ne disent pas que la cession est celle de ville, mais

de res sitas in villa que dicitur..., ce qui n'implique pas une zone sans aucune enclave. Inversement, Vaux ( Vallis) est seulement qualifié de locus ; ce troisième élément, sans doute topographiquement séparé des deux autres, semble toutefois englobé dans la même potestas considérée comme un tout. Les trois toponymes ne prêtent guère à discussion: Mazille, Néronde et Vaux. L'élément le plus intéressant de la description est l'église, ecdesia sancti Juliani. Le texte ne permet pas de préciser l'emplacement: Mazille et Néronde, cum ecdesia...

En 962/63, l'évêque de Mâcon Adon donnait à Cluny aliquidex rébus sancti Vincentii, à savoir six églises : Saint-Julien de Mazille, Saint-Martin de Massy, Saint- Germain de Rufey, Saint-Sorlin (= La Roche- Vineuse), Saint-Martin de Nancelle, Saint-Didier de Senecé. Ce don n'est pas présenté comme une confirmation: l'évêque donnait (s'agissant de Mazille) ce

FIG. 2. - MAZILLE Vue cavalière restituée du bourg et du doyenné,

avec indication de l'enceinte et des maisons médiévales conservées (Dessin Jean-Denis Salvèque)

(41) Comment interpréter autrement /w abrenunciadonem seculi et habitus commutacionem (C 721)? Cette conversion est mentionnée notamment dans M. Hillebrandt, « The Cluniac Charters : Remarks on a Quantitative Approach for Prosopographical Studies », Médiéval Prosopography, 3/1-1982, p. 3-25 (p. 6ss) et 3/2-1982, p. 103 et Fr. Neiske, « Der Konvent des Klosters Cluny zur Zeit des Abtes Maiolus. Die Namen der Mönche in Urkunden und Nekrologien », in Fr. Neiske, D. Poeck et M. Sandmann (éd.), Vinculum societatis. Joachim Wollasch zum 60. Geburtstag, Sigmaringendorf, 1991, p. 118-156 (p. 120).

(42) Niermeyer, s.v.

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qu'Aquin et le comte Gilbert avaient déjà donné. Ce document a du moins l'intérêt de ne laisser aucun doute sur l'existence de cette église et sur son patronage. L'église paroissiale, romane, de Mazille est dédiée à saint Biaise, mais l'on ignore depuis quand. Comme l'on sait, au contraire, qu'il y eut de nombreux changements de patronage, probablement au XIIe siècle, il en résulte une grande incertitude. Le seul point assez clair est que ces deux patronages n'ont pas les mêmes caractères. Saint Julien est un de ces « saints gaulois » dont le culte fut précoce et qui fut choisi comme patron pour de nombreuses églises dès les Ve et VIe siècles. Au contraire, saint Biaise connut une vogue tardive: il ne figure nulle part dans les chartes du Sud de la Bourgogne avant le milieu du XIe siècle, et tout se passe comme si son arrivée, en partie liée à l'action des clunisiens, datait au plus tôt des années 1100 (43).

Mazille ne figure pas dans la liste des biens confirmés par Agapet II en 954, mais se trouve au contraire dans la liste du synode d'Anse de 994 {Macerias) et dans la bulle de Grégoire V de 998 {Macerias cum ecdesia), texte qui fut ensuite repris dans les bulles de Victor II (1055) et Etienne IX (1058). Ce texte confirme encore une fois l'existence d'une église à Mazille avant la fin du Xe siècle (44). Plusieurs textes du recueil des chartes mentionnent Mazille entre 980 et 1025, mais uniquement comme lieu où des actes sont passés. Ce qui manifeste l'importance sans doute déjà notable de l'endroit, mais confirme aussi l'observation de Déléage: l'absence de toute donation ne peut s'expliquer que par l'emprise complète du domaine sur toute la zone (45).

La première mention d'un decanus à Mazille est très mal datée; peut-être la première moitié du XIe siècle: domnus Rotbertus prior et domnus Hugo decanus concesserunt cuidam viro nomine Adalbertum unum dimidium plantum cum domo ad ipsam terrant pertinente... in territorio de Masiliis (46). Le complant connut justement son grand essor dans la région de Mâcon durant la première moitié du XIe siècle (47). Quatre documents (vers 1060- 1100) attestent la présence de Guigue, moine et doyen (48). Dans ces quatre cas, le doyen de Mazille est celui qui est chargé de fournir une importante compensation matérielle à des donateurs (quatre sous, des fourrures pour un montant de cent sous, cinquante sous). Vers 1105 apparaît Willelmus, decanus de Masiliis (49). On trouve dans une charte de la même période Gausfredus prepositus deMasilias, frère du prévôt de Cluny Humbert: sans doute un de ces ministériaux, tous alliés entre eux et vivant aux dépens de l'abbaye {50).

La présence à Mazille de l'abbé Hugues est attestée d'abord en 1088, lorsque Geoffroi de Semur et sa femme, entrant en religion, firent une série de dons à Cluny: actum apud Maziliam publiée in manu domni Hugonis abbatis, anno ab incarnatione domini millesimo oc- tuagesimo octavo (51). L'événement demeuré le plus célèbre fut le synode de 1103, auquel assistèrent l'évêque d'Autun Norgaud, le légat pontifical Milon de Préneste, l'évêque de Mâcon Bérard, l'évêque de Belley Ponce, et trois prélats anglais, Girard archevêque d'York, Herbert évêque de Thetford et Robert évêque de Chester (52). Le rang et le nombre des participants à cette réunion ont conduit depuis longtemps les érudits à conclure, sans doute à juste titre, qu'un établissement d'une certaine ampleur se dressait alors à Mazille.

(43) L'ouvrage de M. Aubrun, Landen diocèse de Limoges des origines au milieu du XIe siède, Clermont-Ferrand, 1981, très discutable quant à ses conceptions d'ensemble de l'évolution, fournit beaucoup d'information sur les cultes. L'article de J. Rigault, « Les vocables des églises et chapelles du département de Saône-et-Loire », 109e congrès national des sociétés savantes, Dijon-1984, t. I, Paris, 1985, p. 451-472, fournit une liste copieuse, mais malheureusement dénuée de tout renvoi aux sources, ce qui en réduit drastiquement l'intérêt. Sur les clunisiens et les saints, R. Hausmann, Das Martyrologium von Marcigny -sur -Loire. Edition einer Quelle zur duniacensischen Heiligenverehrung am Ende des elften Jahrhunderts, Freiburg im Breisgau, 1984. La seule liste repérée de patronages d'églises paroissiales et d'annexés de l'ancien diocèse de Mâcon est dans un « pouillé des bénéfices cures » de 1748 (A. D. de Saône-et-Loire, 4G 1, non numéroté).

(44) B. Rosenwein, To be the Neighbor of Saint Peter. The Social Meaning of Cluny 's Property, 909-1049, Ithaca- London, 1989, p. 163-168. La graphie a troublé plusieurs érudits, qui se sont parfois laissé aller à imaginer une villa Macerias distincte de Mazille. Une telle conjecture ne résiste pas à l'examen. Comme on l'a vu, la première attestation (copie d'un original, C 52) donne Mazirias. Les deux actes C 721 et C 774 donnent Macerias, comme le texte d'Anse (C 2255) et la bulle de Grégoire V.

(45) C 559, vers 1000 (Actum Mazerias publiée) ; C 1750, 987-996 (Actum Masiliis publiée) ; C 1792, 988 (Actum villa Maserias publiée); C 2685, 1013 (Actum Mazerias publiée); C 2766, 1022 (Adum Macilis publiée).

(46) C 2217. (47) Guerreau, « L'évolution du parcellaire », p. 519-520. (48) C 3213, 3351, 3529, 3780. (49) C 3829. (50) C 3177. Voir G. Duby, La société, 1953, p. 347 et 394-395. (51) Richard, Cartulaire de Marcigny, p. 15- 17. Signalé par A. Kohnle, Abt Hugo von Cluny ( 1049-1109), Sigmaringen, 1993, p. 320 (ou

vrage précis, mais qui n'accorde aucune place aux domaines...). (52) C 3819.

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L'importance névralgique de cette maison se traduisit, peu après, par la prise de contrôle du doyenné par les partisans de Ponce de Melgueil au moment de son retour et de son « schisme » (53). Ce rôle se trouve encore attesté par la fonction spécifique attribuée à Mazille par Pierre le Vénérable, tel qu'il est évoqué dans la dispositio reifamiliaris: ce doyenné fut particulièrement chargé de fournir toute l'avoine nécessaire aux équipages des hôtes et visiteurs (ici: decania quae Masilias dicitur). Dans le dernier état de la dispositio, Mazille devait en outre du blé et des fèves (54).

Mazille ne figure malheureusement pas parmi les douze doyennés décrits dans la constitucio expense. On retrouve, vers 1120-1140, un Aimardus monachus de Masillis (55). La fin de l'abbatiat de Pierre le Vénérable fut troublée, dans cette zone, par la confrontation avec le sire de la Bussière, Hugues Déchaux. Celui-ci construisit une petite fortification sur le petit sommet de Navour (mons de Avoto) et les clunisiens fortifièrent en face Clermain (Clarum Mane castrum firmaverunt). Hugues de Berzé s'entremit comme négociateur et, contre deux cent vingt livres, Hugues Déchaux abandonna Navour aux clunisiens, mais une vingtaine d'années plus tard, sous l'abbatiat de Raoul de Sully, un conflit resurgit, qu'Hugues de Berzé s'employa derechef à aplanir. Le sire de La Bussière eut encore quinze livres, et abandonna diverses prétentions, reconnaissant même aux moines de Cluny le droit de fortifier Mazille : monachi cluniacenses domum et burgum de Masiliis pro voluntate sua mûris et munitionibus claudere et firmare poterunt (56). Cet accord de 1173 a cet intérêt particulier de témoigner de l'existence d'un bourg (burgus) à côté du centre domanial (domus) (57).

A l'exception de la mention fugitive d'un Jocerandus prior deMassiliis en 1217 (58) et de la domus de Masille (59)

en 1260, la documentation écrite sur ce doyenné disparaît presque entièrement. En 1290, au moment de désigner des visiteurs pour la province de Lyon, un chapitre général nomma le prieur de Gravelonges et le doyen de Mazille (prior de Gravilonga et decanus de Massiliis) (60). Dans le grand compte de 1321, Mazille est une domus et non pas un castrum, ce qui ne laisse pas supposer des fortifications sérieuses. Les revenus en argent sont estimés à quarante livres, 168 setiers de froment et d'avoine, 160 setiers de seigle, à quoi s'ajoutent quatorze supplémentaires d'avoine et une quantité indéterminée (sans doute élevée) de vin tirée des clos de Mazille (clausa de Masillis). Par rapport aux autres doyennés, la somme en argent est des plus modestes, alors que la quantité de céréales (plus de 500 setiers) est la plus élevée de toutes (en second lieu arrive Arpayé, avec 400 setiers d'avoine). Dans les censé deca- natuum, les chiffres principaux réapparaissent identiques et Mazille est toujours nettement en tête pour les livraisons de céréales.

Grâce à l'inventaire de Dom Loquet, on conserve la mention d'une transaction passée en 1391 entre l'abbé Jean de Damas-Cozan et Renaud de La Bussière ; ce dernier avait pris un cerf dans la forêt de Brandon, qui appartenait à l'abbaye et où les laïcs n'étaient donc pas autorisés à chasser. Cette mention témoigne de l'intérêt soutenu que les clunisiens continuaient de porter (non sans raison) aux deux grands massifs forestiers situés à l'ouest de Mazille et inclus dans le domaine du doyenné, les forêts dites de Jalogny et de Brandon (61).

Mazille apparaît à diverses reprises dans la chronique militaire, de la guerre de Cent Ans d'abord, puis des guerres de Religion. Raymond de Cadoène entreprit de fortifier Mazille (62), mais cela n'empêcha pas

(53) Lettre d'Honorius II à Humbaut archevêque de Lyon, avril 1126: Praeterea obedientias in quibus Pontius suos priores intrusit, scilicet Silviniacum cum Eustorgio priore et suis fautoribus, Massiliam cumpriore, Laziacum et ejus priorem, Parrona cum priore, ne divina officia ibi celebrentur interdicimus. [Patrologie latine 166, col. 1260).

(54) C 4132 (V, p. 476). (55) Ragut, Cartulaire de Saint-Vincent, n° 570. (56) C 4244. (57) Le plan du bourg de Mazille ressemble à celui d'un lotissement avorté : M. Bouillot, « Contribution à l'étude des plans des villes

clunisiennes », in Mélanges K.J. Conant, Mâcon, 1977, p. 173-204 (ici 188-190). (58) C 4507. (59) C 5024. A propos d'un cens de trois sous à Trivy, qui doit être payé à Mazille. Soulignons au passage que l'existence de deux

localités aux noms voisins (la paroisse de Massilly, et le hameau de Mazilly, commune de Saint-André-le-Désert) induit très facilement en erreur: il faut, à chaque fois, s'aider du contexte pour déterminer lequel de ces trois lieux est cité ; cela n'est pas toujours facile, et l'on trouve donc dans la littérature de nombreux flottements...

(60) Dom G. Charvin, Statuts, chapitres généraux et visites de l'ordre de Cluny, 9 vol., Paris, 1965-1979, II, p. 10. (61) Benet-Bazin, Archives, p. 73, no 547. Ce Renaud est un des lointains successeurs d'Hugues Déchaux, dont on a parlé plus haut,

à propos de l'accord de 1173, ce qui tend à illustrer une certaine permanence des structures (voir notamment Fr. Perraud, Les environs de Mâcon. Anciennes seigneuries et anciens châteaux, Mâcon, 1912, p. 76).

(62) J. Virey, Les églises romanes, 1934, p. 341 (sans indication de source).

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les Armagnacs de s'en emparer le 27 août 1430, ainsi que de Château ; à partir de ces bases ils multiplièrent les incursions dévastatrices dans le Maçonnais bourguignon. Le 21 mars 1431, Louis de Chalon, prince d'Orange, reprit Mazille. En 1443, on apprend encore que le capitaine de Bourgogne, se dirigeant vers Mar- cigny, logea une partie de ses troupes à Mazille (63). En 1570, Condé et Coligny, s'efforçant de prendre Cluny, logèrent eux aussi à Mazille. Ils ravagèrent Jalogny, Mazille, Vitry, Bézornay et Massy, mais ne parvinrent pas à prendre Cluny (64).

Le système de la ferme fut probablement mis en place comme ailleurs au XVe siècle. On conserve deux baux à ferme de neuf ans, signés en 1780 et 1789, et identiques à quelques mots près (65). Le fermier est un « négociant » de Mazille, Émiliand Bruys (66), chargé d'exploiter le domaine de Mazille et quelques terres à Clermain et Meulin, et surtout d'assurer la perception des dîmes de sept paroisses ; le décompte de « la totale » fait apparaître que les domaines comptent pour environ un quart du revenu et les dîmes et quelques autres taxes pour les trois quarts. La perception de droits en argent est sans doute effectuée par un autre agent. Les moines se réservent l'usage direct de certains biens, essentiellement les bois, mais aussi quelques terres et prés (67). Au moment de la Révolution, le domaine de Mazille fut vendu à Etienne Commerçon, de Lournand, pour 62 000 livres, le 19 mars 1791 (68). L'acte de vente, succinct, ne permet pas de définir les surfaces. Municipalité de Mazille. Un domaine audit lieu, dépendant des ci-devant Bénédictins de Cluny, lequel consiste en un vieux château, cour, jardin, verger, colombier, batimens de cultivateur avec leur aisance; prés, pasquiers et terres labourables, tel qu'il est

affermé au sieur Bruys Père moyennant la somme de quatorze cents livres, suivant son bail en date du [ ] et par lui affermé au Directoire du district le 18 novembre 1790.

Au total, les éléments disponibles permettent de dresser un tableau cohérent de la situation du terroir de Mazille pendant les XIIe, XIIIe et XIVe siècles. L'absence d'examen archéologique tant du « prieuré » que de l'église romane laisse dans l'ombre la chronologie d'occupation exacte de ces deux emplacements essentiels. Cependant, des observations anciennes ont révélé la présence de vestiges probables d'une villa gallo-romaine au sud de l'emplacement de l'église romane. Ont été observés d'autre part des sarcophages sur le plateau, « à l'ouest du prieuré », présence corroborée par la toponymie, qui désigne cet endroit comme Le Paradis, to- ponyme caractéristique des lieux d'inhumation du haut Moyen Âge (69). La synthèse des documents écrits comme l'examen de la carte et celui du paysage conduisent à conclure à l'existence, à l'époque carolingienne, d'un vaste ensemble domanial de plus de mille hectares, sans doute assez compact, comportant un tiers de forêts à l'ouest (bois de Jalogny et de Brandon), et deux tiers de bonnes terres labourables à l'est, grande bande de terrain d'environ un kilomètre et demi d'ouest en est et près de quatre kilomètres du nord au sud, depuis le lieu-dit « La Grange » au nord jusqu'aux abords de Clermain au sud (70). On est tenté de supposer un centre domanial sur le plateau de Mazille dès l'époque mérovingienne, avec lieu de culte (saint Julien ?) et inhumations périphériques puis, au Xe siècle, deux groupes d'habitats en position plus basse, la villa de Mazille au nord-est (emplacement actuel de l'église) et la villa de Néronde au sud-ouest.

(63) Une grande partie des textes relatant ces troubles a été publiée par M. Canat de Chizy, Documents inédits pour servir à l'histoire de Bourgogne, Chalon-sur-Saône, 1863. Voir notamment p. 200, 206, 304-305, 310.

(64) Résumé dans Pr. Lorain, Histoire de l'abbaye de Cluny depuis sa fondation jusqu'à l'époque de la Révolution française, Paris, 18452, p. 234-23.5.

(6.5) A.D. Saône-et-Loire, 7J 38 (non numérotés). Tous les chiffres sont identiques. On peut se demander depuis quand régnait cette stabilité...

(66) P. Maritain, « La famille Bruys en Maçonnais», Annales de l'Académie de Mâcon, 9 - 1904, p. 1-77. Des Bruys quittèrent le Maçonnais pour Genève au moment de la révocation de l'Edit de Nantes. Un nommé François Bruys revint bientôt après, se convertit, et devint au début du XVIIIe siècle fermier général des domaines de Cluny à Mazille. Un de ses nombreux enfants fut Dom Michel Bruys (1717- 1782), qui fut procureur général de l'Ordre de Cluny de 1774 à sa mort. Un autre fut précisément Émilien Bruys, qui nous occupe, et qui devint fermier de Cluny à Mazille à la suite de son père. Ce fut un des fils de ce dernier, Gilbert Bruys, qui acquit en 178.5 le fief de Charly, à Mazille précisément. On a bien là un exemple de ces familles d'affairistes ruraux enrichis (notamment par les fermes) dont on retrouve les membres dans les ordres, dans le barreau et les offices, dans les salons et la littérature, puis, après 1789, en politique.

(67) Le bail prévoit l'entretien du « château », mais la somme qui doit y être affectée (10 livres) est ridicule: c'est à peine 1/5 du montant de la taxe de contrôle du bail.

(68) A.D. Saône-et-Loire, Q78 pièce n° .58. Les documents cités à la note 67 précisent: le bail datait du 3 août 1789! (69) Les indications d'ordre archéologique sont commodément regroupées dans A. Rebourg, Carte archéologique de la Gaule. Saône-

et-Loire, 3-4, Paris, 1994, notamment p. 203-204. (70) II faudrait ici s'interroger sur les fondements matériels de la valeur agronomique du domaine : topographie modérément val

lonnée, exposition dominante vers le sud et l'est, sols très variés, surtout constitués en surface de colluvions et alluvions (carte géologique de la France au 1/50000, feuille de Cluny).

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DOYENNÉS ET GRANGES DE L'ABBAYE DE CLUNY 81

Une première tentative de réorganisation se traduisit sans doute par l'édification d'une église dans la villa de Mazille, sous le patronage, alors tout nouveau, de saint Biaise (71). Ce fut peut-être à ce moment-là déjà que disparut la villa de Biérin. On aurait ainsi une forme assez classique d'« encellulement », au tournant des XIe et XIIe siècles. Les moines ne furent sans doute pas satisfaits de ce premier mouvement et entreprirent, dans la seconde moitié du siècle, de regrouper l'ensemble de la population liée à leur énorme domaine directement autour du centre domanial, dans une sorte de « bourg castrai », loti sur le plateau lui-même (le village est appelé burgus dans un document des années 1170) (72). De là, le vide poussé sur l'ensemble du do

maine, et l'isolement étrange de l'église paroissiale. On doit cependant se souvenir que le XIIe siècle fut une période pénible pour l'abbaye au plan local, du fait de l'humeur batailleuse et agressive d'une petite aristocratie laïque peu à l'aise et à l'appétit aiguisé par la présence d'une institution richissime (73). Le regroupement complet de toute la population du domaine, et sans doute de tous les moyens d'exploitation, était une manière de minimiser les risques de surprise, de brigandage et de razzia., sortes d'exercice auxquelles les petits milites se livraient certainement avec une grande fréquence. Le doyenné de Mazille, un des principaux greniers à céréales de l'abbaye, était par force gravement exposé.

Cette hypothèse est substantiellement étayée par l'importance prépondérante, dans le dispositif domanial clunisien, de la forteresse de Lourdon, ainsi que par les efforts, finalement couronnés de succès, pour mettre la main sur le château de Boutavant (74). La situation s'améliora de deux manières à partir du milieu du XIIIe siècle. D'un côté, l'achat du comté de Mâcon par saint Louis (1240) entraîna l'installation dans cette ville d'un bailli royal, dont l'action de mise en ordre se fit sentir rapidement; simultanément, toute la région (Bourgogne du sud au sens large, et toutes les zones avoisinantes) connut à partir du milieu du XIIIe siècle

un vif essor économique et une prospérité très sensible, jusque vers 1330-1340. C'est cette conjoncture favorable qui fut à l'origine des nombreuses constructions clunisiennes durant cette période, le doyen de Mazille, comme l'atteste clairement le compte de 1321, disposant de moyens considérables.

Description du doyenné de Mazille.

Le village de Mazille s'étend sur le versant méridional d'une butte aux pentes raides qui offre de bonnes possibilités défensives. Localement appelé « château », le doyenné est campé sur le flanc nord de la hauteur, sur la rupture de pente, et domine un profond vallon. L'ensemble se dresse isolé au sein d'un grand enclos rectangulaire dont le tracé est à peine marqué par les murs du jardin, au sud et à l'est, et par des bâtiments agricoles à l'angle sud-ouest : ces limites sont incertaines, sauf à l'est, où un puissant mur constitue la limite septentrionale. Il sert de base à un des corps de logis, puis se poursuit vers l'est sur 75 m, en délimitant une terrasse en pente douce vers l'est, mais en surplomb au nord, vers le vallon (fig. 2) (75).

Dès l'abord, le doyenné frappe par la puissance de ses volumes, par l'ampleur de ses élévations à deux niveaux et par son développement horizontal. Qui arrive par le sud voit l'horizon barré par un vaste corps de bâtiment (B), voisinant à l'ouest avec un bâtiment trapu (A), et borné à l'est par le pignon aigu de la chapelle, renforcé de puissants contreforts, qui s'impose dans le site: c'est sa silhouette qui, du plus loin, signale la présence du doyenné (fig. 3). Sur cet ensemble se greffe au nord un deuxième corps de logis (C) dont la face septentrionale domine l'abrupt. Il était à l'origine prolongé vers l'est par une aile (D), maintenant ruinée; il n'en subsiste plus que le mur nord, au-dessus de l'à- pic, puissamment étayé par des contreforts à plusieurs ressauts. Les masses actuelles des bâtiments dessinent grossièrement un L enserrant une cour ouverte au

(71) Pour la description de l'église paroissiale, voir J. Virey, Les églises romanes, p. 340-343. (72) C 4244. (73) Une illustration particulièrement suggestive de la haine et du mépris des hobereaux locaux pour Cluny est fournie au début du

XIIIe siècle par le poète Hugues de Berzé (F. Lecoy, éd.), La Bible au Seigneur de Berzé, Paris, 1938, vers 340-348: E si vous di bien de Cligni Mainent tel vie com Diex set. Qu'il ont le semblant bel dehors, N'est merveille se Diex les het, Quel que li euer soient el cors ; Car molt y a pou de ses gens Mais cil qui sont es priorés Qui tiengnent ses commandemens. Es maisons e es doiennés

(74) L. Raffin, « Le château de Lourdon », Annales de l'Académie de Mâcon, 2-1910. A.-M. et R. Oursel, Canton de Cluny, 3, Mâcon, 1990, p. 81-88. Idem, Canton de Cluny, 4, 1991, p. 126-128.

(75) La surface actuelle de l'enclos est d'environ 75 ares (150 m d'est en ouest x 50 m du nord au sud).

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Cl. Jean-Denis Salvèque FIG. 3. - MAZILLE

Pignon de la chapelle

nord-ouest et bordé par un jardin clos à l'est. L'abbaye avait obtenu en 1 173 qu'Hugues de Berzé ne s'opposât point à une fortification du doyenné (76). La réalisation effective du projet se laisse percevoir dans un état attribuable à la fin du XIIIe siècle. En effet, un examen attentif du pigeonnier qui marque l'angle nord-ouest de la cour, en E, y reconnaît une porterie, ouvrant dans l'axe d'un chemin qui montait de la vallée ; face à l'extérieur, on ne distingue que les traces ténues d'une arcade, mais, côté cour, un fragment d'arc est conservé. Au premier étage, à l'angle nord-est, ouvre une porte qui donnait sur un chemin de ronde (77). Les arrachements de murs sur le pigeonnier et sur le

flanc nord du bâtiment A permettent de conclure à l'existence du mur d'enceinte sur la face ouest de la cour. Il n'en reste guère de trace au nord, mais le bâtiment D montre les vestiges d'un autre segment de chemin de ronde. Son passage dans ou devant le bâtiment C reste inconnu. S'il ne subsiste aucun élément de l'enceinte sur les côtés sud et est, les indices rassemblés sur les deux autres faces permettent de conclure que le doyenné fut effectivement mis en défense, peut- être en plusieurs campagnes, et que ses murs se raccordaient à ceux qui entouraient le bourg, dont le tracé et une tour ont été reconnus (fig. 2).

Le bâtiment A (pi. I), de plan presque carré (7m de côté), a été considérablement transformé : il semble avoir été dérasé d'au moins un étage ; du mur oriental, détruit, ne subsistent que les arrachements; les percements du rez-de-chaussée sont modernes. En revanche l'étage actuel, qui correspond à la partie haute du premier niveau, conserve deux fentes d'éclairage sur la face sud et une sur la face ouest, couvertes d'un mince linteau découpé d'un petit arc en plein cintre. A l'intérieur, les côtés et les arcs sont ébrasés, tandis que les appuis sont droits. A l'ouest, il y avait sans doute une quatrième baie à l'emplacement de la porte actuelle, car la baie subsistante est très décentrée. Au nord sont deux fentes, encore plus petites, ébrasées sur les côtés seulement à l'intérieur. Toutes ces fentes appartiennent à la construction d'origine. Elles ouvrent au ras de la façade et sont construites en moellons qui ne se distinguent pas de la maçonnerie des murs. Cette technique signe le XIe siècle ou, tout au plus, les deux premières décennies du XIIe siècle.

D'est en ouest le bâtiment B mesure hors oeuvre près de 38 m sur 9 à 10m de large (pi. I à IV). Il se compose d'une chapelle, surmontée par une pièce, puis d'un logis comportant une seule pièce par niveau. L'enfilade de la chapelle et du logis est une disposition remarquable, illustrée par d'autres établissements monastiques de la région.

La chapelle comporte deux travées de voûtes sur croisées d'arcs au tracé en plein cintre, délimitées par des doubleaux et des formerets en arc brisé. Les arcs retombent à l'est sur des culs de lampe, au centre sur des colonnes engagées et à l'ouest sur des colonnes engagées sur dosserets. La modénature est puissante et raffinée et la sculpture d'une facture remarquable

(76) C 4244. (77) Les arêtes chanfreinées, l'arrière-voussure et le logement de l'huis, qui se poussait dans un défoncement du mur, ne laissent pas

de doute sur sa datation, malgré une mise en œuvre assez fruste.

Page 15: Doyennés et granges de l'abbaye de Cluny (A. Guerreau)

DOYENNÉS ET GRANGES DE L'ABBAYE DE CLUNY 83

Cl. Jean-Denis Salvèque FIG. 4. - MAZILLE :

Chapelle ; culots recevant la voûte du chœur

(fig. 4 et 5) : les feuillages souples et bien modelés témoignent d'une veine naturaliste et vigoureuse; sur les culs de lampe, la vivacité et la tension qui animent les figures des faces auréolées de leur chevelure rappellent l'expression énergique des visages qui peuplent l'église paroissiale Notre-Dame de Cluny. Le pignon s'ajoure d'un triplet de lancettes inégales, la baie centrale étant plus haute; la façade sud est percée de deux baies en arc brisé, à double ébrasement (fig. 6) (78). Les murs

sont revêtus d'un décor peint, sans doute du XVe ou du XVIe siècle: un faux appareil gris à joints simples blancs souligne les organes porteurs et les encadrements des baies. La chapelle est desservie par deux portes: l'une s'ouvre dans l'axe vers le logis (son linteau et les montants des piédroits ont été arrachés) ; la seconde mène dans un espace intermédiaire entre les corps de bâtiments B et C. Trois indices prouvent que le programme originel de la chapelle était plus ambitieux et comptait au moins une travée supplémentaire : le mur ouest n'est pas liaisonné avec les murs latéraux; il est bâti contre un doubleau dont l'existence est superfétatoire ; en outre, ce mur interrompt à la naissance les arcs diagonaux de la troisième travée projetée. Il reste que, même sous cette forme incomplète, la chapelle n'est pas étriquée (12,30 m x 6,80 m).

À l'étage s'étend un local couvert par une charpente apparente, et dont la largeur est supérieure à celle de la chapelle. Cette disposition, fruit d'un changement de parti postérieur à l'édification des deux travées voûtées, a été obtenue en bandant deux arcs brisés entre les contreforts de la face nord et en épaississant à plus du double la partie basse du mur sud: ainsi s'explique la profondeur des ébrasements externes des percements qui y sont pratiqués. Cette pièce

Cl. Jean-Denis Salvèque FIG. 5. -MAZILLE:

Chapelle ; chapiteau nord recevant l'arc doubleau médian.

(78) II est surprenant que la façade nord de la chapelle soit aveugle, alors que le bâtiment C est très postérieur à sa construction. Faut- il y voir un souci de défense vers le nord, avant que l'enceinte ne soit complètement réalisée, ou la conséquence de la présence d'un bâtiment antérieur, dont le bâtiment C prit la place? La tenue du synode de 1103 supposait en effet de plus amples locaux que le petit bâtiment A.

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84 P. GARRIGOU GRANDCHAMP, A. GUERREAU, J.-D. SALVÈQUE

s'éclaire à l'est par un triplet identique à celui du niveau inférieur, et au sud par une lancette et une fenêtre géminée, dépourvue de coussièges; en outre trois baies, dont deux encadrent le triplet et la troisième est percée dans l'angle nord-est, ont été interprétées comme des portes: or ce sont incontestablement des fenêtres, comme le prouvent leurs appuis, à 0,85 m du sol intérieur, leurs hauteurs (de 1,30 m à 1,50 m) et l'absence de tout vestige permettant d'accrocher un ouvrage de charpente, galerie ou balcon, sur le pignon; elles ne comportent pas de gond et étaient fermées par un volet en bois bloqué par une barre coulissante. Leur fonction était sans doute de ventiler le local, en complément de la fenêtre géminée, ce que ne pouvaient faire le triplet et la lancette sud, pourvus de vitraux. Deux portes mettent en

Cl. Jean-Denis Salvèque FIG. G. -MAZILLE:

Pignon de la chapelle et extrémité de la face sud du corps de logis B.

relation cet espace avec son environnement: l'une, couverte par un arc, ouvre dans l'axe vers la pièce supérieure du logis occidental B. L'autre porte, P5, qui relie la pièce au corps de logis C, fut percée postérieurement, lors de la construction de celui-ci: ses montants et son linteau ont été manifes- tement réinsérés dans la maçonnerie originelle et son jambage droit (ouest) entame l'extrados des deux arcs brisés réunissant les parties supérieures des contreforts.

La chapelle est prolongée vers l'ouest par le logis B (fig. 7). Les parements externes de ses murs goutterots sont à l'alignement de ceux de la chapelle et la maçonnerie ne montre aucune solution de continuité. On peut en conclure que les deux changements de parti que connut la chapelle, en longueur et en largeur, intervinrent selon toute vraisemblance en cours de chantier, au moment où l'étage allait être monté ; c'est alors que la pièce du rez-de-chaussée du corps de logis B fut séparée de la chapelle inachevée par un mur faisant office, pour celle-ci, de pignon occidental.

Les menaces pesant sur la stabilité de la construction ont conduit à la mise en place de tirants et de contreforts très massifs contre la face nord; de fait, des affaissements de terrain ont dû se faire sentir très tôt. Les deux contreforts datent de l'époque classique, mais le glacis entre le contrefort oriental et la porte actuelle est attribuable au XIXe siècle; c'est que continue alors un mouvement, qui avait été redouté dès la construction, comme l'atteste le reste d'un glacis de facture gothique entre les deux contreforts: les constructeurs avaient, semble-t-il, senti un point faible du terrain, qui pourrait être imputable à une faille dans le socle calcaire, d'orientation nord-est/sud-ouest; elle se poursuivrait donc sous le pignon nord, qui s'effondrera également entre 1900 et 1903. En plusieurs endroits, et plus particulièrement sur les encadrements des baies, se remarquent des pierres rougies par le feu d'un incendie. Sans doute est-ce aux ravages qu'il causa que l'on doit le dé- rasement du pignon ouest et le changement de la pente du toit, autrefois aussi aigu que celui de la chapelle.

On entrait dans la pièce du rez-de-chaussée par une arcade près de l'angle sud-ouest et elle communiquait avec la cour nord par une porte PI, éventrée et remplacée par un grand percement rectangulaire (79). Dans chacun des murs goutterots ouvraient de hautes fenêtres barlongues (trois au sud et sans doute deux au

(79) La restitution d'une porte et non d'une autre arcade s'appuie sur deux observations : le jambage conservé est ébrasé, comme ceux de la porte P 2 percée sous l'escalier, alors que ceux de l'arcade de la façade sud sont droits; en outre, ce percement est placé au pied de l'escalier: la logique des circulations s'accommode mieux ici d'une porte que d'un portail; c'est le dispositif de Brancion (cf. la note ci-dessous).

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DOYENNÉS ET GRANGES DE L'ABBAYE DE CLUNY 85

Cl. Jean-Denis Salvèquc FIG. 7. -MAZILLE:

Élévation sud du corps de logis B

nord), ébrasées à l'intérieur. L'étage était accessible depuis la cour par un grand degré : cette volée droite, qui longe le mur goutterot nord, est portée par un massif qui repose sur les reins d'un immense arc brisé (fig. 11). Ce morceau est un exemple exceptionnel de grand degré du XIIIe siècle ; il fait assurément partie de la campagne de construction du bâtiment B, car la porte P3 qui, du palier supérieur de l'escalier, donne accès à l'étage, est homogène avec la maçonnerie des murs : son linteau droit repose sur des coussinets profilés de chevrons au tracé vigoureux (80). La pièce supérieure s'éclaire de cinq fenêtres géminées à colon- nette et linteaux droits (deux au sud et trois au nord), dont les embrasures sont dépourvues de coussièges (fig. 8). Elle communique avec le local au-dessus de la chapelle par une porte surélevée, placée à 1,40 m du plancher de la salle, qui était accessible par un escalier en bois. Dans le mur pignon opposé une porte

sait au petit bâtiment roman A par une galerie (ou un escalier) franchissant l'intervalle de 2,30 m entre les deux bâtisses; sur le parement extérieur du mur pignon deux corbeaux lui servaient d'appui. Deux vastes cheminées s'adossaient au pignon ouest et au goutterot sud. Le nombre des percements et des cheminées rend malaisées les hypothèses de restitution d'un cloisonnement de cette pièce de 22 m sur près de 8,50 m, soit 187,2 m2, si tant est qu'elle ait été subdivisée par des parois fixes. Le rez-de-chaussée du logis était plan- chéié et l'étage sans doute couvert d'une charpente apparente (81).

Le bâtiment C (pi. I, II et IV) est venu s'adosser à la chapelle, sans liaisonnement entre ses goutterots et le. mur nord de B contre l'étage duquel ceux-ci s'appuient. En outre, il n'est pas contigu au bâtiment B au rez-de-chaussée, mais en est séparé par un passage placé dans l'axe du massif du grand degré et couvert

(80) Au sommet de l'escalier deux sommiers saillant de la façade pourraient être interprétés comme les vestiges de l'arc d'une porte et de son arrière-voussure, délimitant un palier probablement abrité. J. Mesqui ne connaît pas d'autre grand degré conservé du XIIIe siècle; il cite un exemple bourguignon, au château de Brandon, qu'il date du XVe siècle: Châteaux et enceintes de la France médiévale, t. 2, Paris, 1993, p. 90-94 et fig. 106.

(81) L'étage a été converti en grenier à foin et le niveau du plancher a été abaissé de près de 2 m ; il coupe donc l'arcade d'entrée et les fenêtres.

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86 P. GARRIGOU GRANDCHAMP, A. GUERREAU, J.-D. SALVÈQUE

Cl. Jean-Denis Salvèque FIG. 8. -MAZILLE:

Fenêtre géminée de la face sud du corps de logis B

par un arc (82) ; lors de la construction de C une porte P2 fut ouverte dans le massif de l'escalier, afin de permettre une communication directe entre la cour et le jardin oriental, sans passer par l'intérieur de C, du moins jusqu'à ce que l'arcade portant l'escalier ne soit murée. Orienté nord-sud, le nouvel édifice se développe sur plus de 18 m entre la chapelle et l'énorme mur, placé sur la rupture de pente, qui sert de fondement à son pignon nord. Aucun mur de refend ne divisait son volume jusqu'aux restructurations du XIXe siècle, qui ont également aménagé un niveau intermédiaire, en rehaussant quelque peu le niveau du sol de la pièce de l'étage, et un escalier en vis en bois dans l'angle

sud-ouest. A la suite d'un effondrement de l'angle nord-ouest de l'édifice, probablement du fait de la rupture du contrefort, il fallut également rebâtir le pignon nord au-dessus de la cave et la moitié nord de la façade sur cour. Cet accident fit disparaître la grande cheminée du rez-de-chaussée, au coffre en encorbellement, et les fenêtres hautes et étroites qui la flanquaient, visibles sur un dessin de Rousselot de 1861 (fig. 9) (83).

Le logis comporte trois niveaux. Une pièce basse, ou cave, qui n'est pas enterrée au nord du fait de la déclivité, est couverte par un plafond; de nombreux percements récents rendent difficile la lecture de sa distribution. On y accédait probablement depuis la cour, par un escalier longeant la face ouest, mais l'emplacement précis de l'entrée est inconnu (une vaste porte maintenant murée, est manifestement un percement postérieur). Le mur nord est percé de deux fentes d'éclairage ménagées au fond de vastes renfoncements couverts d'arcs brisés : elles sont très étroites et pourraient passer pour des meurtrières (84). Le rez-de-chaussée a été très remanié. Une porte couverte d'un arc segmentaire ouvre au centre de la façade sur la cour; elle pourrait être contemporaine de la construction. A l'est, à proximité de l'arcade qui couvre le passage entre les deux bâtiments B et C, une porte murée se devine sous l'enduit.

On accédait à l'étage depuis le palier supérieur du grand degré, par une porte P4 pratiquée dans l'angle sud-ouest. De formes puissantes, cette porte rectangulaire s'insère dans un cadre barlong en défoncement, chanfreiné, et son linteau repose sur des coussinets vigoureusement profilés de chevrons. La pièce s'éclaire de fenêtres géminées, une à l'est, et sans doute deux à l'ouest, équipées de coussièges (fig. 10) (85). Dans les linteaux droits sont découpées des baies rectangulaires; les meneaux, d'une facture très sèche, sont néanmoins dotés d'une belle colombe, harmonieusement profilée; la stéréotomie des arrière- voussures voûtées en plein cintre est particulièrement remarquable. La corniche intérieure subsiste partiellement, sur les goutterots conservés: elle a un beau profil en

(82) Le passage est actuellement muré, mais l'arc oriental se voit dans une piécette de l'étage insérée au XIXe siècle et le fantôme du tracé se lit sur l'enduit.

(83) Album Rousselot, Académie de Mâcon, ms 1805: dessin de 1861. Dans l'angle nord-est subsistent un segment de cordon d'appui, le piédroit oriental et un fragment d'arrière-voussure d'une fenêtre gothique qui était plus étroite que les fenêtres géminées, et plus haute, le niveau de son linteau étant plus élevé. Le dessin montre aussi les contreforts des angles. La position du coffre place sans ambiguïté la cheminée au rez- de chaussée; au niveau du premier étage ne s'élève qu'un mince conduit.

(84) Elles sont beaucoup plus étroites que les fentes d'éclairage des maisons de Cluny, mais ressemblent aux meurtrières de la Tour du Moulin de l'enceinte abbatiale, qui date du milieu du XIIIe siècle. Pour l'escalier descendant à la cave, voir le Plan cadastral de 1841.

(85) II n'en subsiste qu'une, mais il est probable qu'une autre était percée dans la portion de mur rebâtie ; notons, à cet égard, le grand nombre de pierres de jambages gothiques chanfreinés, réutilisées dans le mur du clos occidental (15 assises soit deux fois 1,78 m).

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DOYENNÉS ET GRANGES DE L'ABBAYE DE CLUNY 87

Cl. N. Roiné FIG. 9. - MAZILLE :

Pignon nord du corps de logis C, dessin de Rousselot, 1861 (Académie de Mâcon, ms. 1805)

doucine sous un bandeau. Les pièces de la charpente, notamment les poinçons et les entraits aux arêtes chanfreinées, paraissent anciennes et quatre fermes pourraient avoir survécu à l'écroulement du pignon. Des vestiges sous un des arcs du mur sud appartenant à la chapelle laissent entendre que la pièce a été revêtue d'un enduit peint, portant un motif de faux appareil à joint simple. Cette grande pièce de 18,50 m sur environ 7 m à 7,50 m, soit une surface supérieure à 130 m2, ne présente pas plus d'indice de cloisonnement que l'étage du bâtiment B.

Le bâtiment D a été détruit avant le milieu du XIXe siècle, car il ne figure ni sur le dessin de Rousselot, ni sur un plan de 1841 conservé par les propriétaires. L'édifice n'avait pas la même hauteur que le bâtiment C, comme l'indiquent les vestiges d'un chemin de ronde au raccord des deux corps de bâtiments : les a

rrachements des maçonneries laissent lisible le mur mince du parapet, percé d'une petite ouverture, au-dessus de la trace d'une énorme dalle en porte-à-faux, comparable à celles des chemins de ronde de Laize et de

Cl. Jean-Denis Salvèque FIG. 10. -MAZILLE:

Fenêtre géminée de la face orientale du corps de logis C

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P. GARRIGOU GRANDCHAMP, A. GUERREAU, J.-D. SALVÈQUE

FIG. 11. -MAZILLE: Restitution du doyenné au milieu du XIIIe siècle ; au nord figure l'emplacement du futur bâtiment C

(Dessin Jean-Denis Salvèque)

Bézornay (fig. 12). Seul subsiste le mur nord, d'une largeur supérieure à 2 m à sa base, et de 1,60 m à hauteur du chemin de ronde. Renforcé par trois puissants contreforts à ressauts talutés, il est solidaire de la base du pignon nord du bâtiment C : les constructions sont donc contemporaines. Ce gros mur est haut de 12,50 m entre la base du chemin de ronde et le sol extérieur et de 16 m jusqu'à la base de la couverture du chemin de ronde. Entre les deux contreforts orientaux, on distingue les grandes consoles d'une bretèche et une baie barlongue aux arêtes chanfreinées : actuellement murée, elle

rait le rez-de-chaussée de l'édifice dont le fort mur constituait la façade nord. Sa surface devait être assez conséquente, car la longueur minimale indiquée par le mur nord est de 16 m et sa largeur peut être évaluée de 7 à 8 m grâce à divers indices, et notamment au changement de nature de la corniche de la façade orientale du bâtiment C (elle est moulurée entre la chapelle et la fenêtre géminée et simplement biseautée au-delà).

La technique de construction du prieuré met en œuvre des maçonneries de moellons. Au XIIe siècle, ceux-ci sont éclatés au têtu. Au XIIIe siècle, ils sont assez

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DOYENNÉS ET GRANGES DE L'ABBAYE DE CLUNY 89

FIG. 12. -MAZILLE: Restitution du doyenné à la fin du XIIIe siècle

(Dessin Jean-Denis Salvèque)

régulièrement façonnés et assises. La pierre de taille est réservée aux encadrements des baies, aux équipements intérieurs et aux structures portantes des voûtes. Les rampants des pignons, y compris celui de la chapelle, étaient complètement recouverts de dalles (86). L'épaisseur des murs varie de 0,80 m à 1 m pour les pignons et de 0,85 m à 0,90 m pour les murs goutterots. Les pignons des combles des bâtiments B et C sont extrêmement aigus, ce qui est rare en Mâcon-nais avant le XVe siècle. On retrouve néanmoins des pentes

parables dans deux bâtiments abbatiaux de Cluny, la Malgouverne et le Farinier, datés du milieu du XIIIe siècle. Il faut donc voir dans tous ces édifices l'expression d'un choix esthétique acclimatant les partis gothiques dans un terroir jusque-là réfractaire aux toits pentus : ils n'en seront pas moins réservés à la seule architecture monastique et ne feront pas école dans l'architecture domestique avant le XVIe siècle.

Les bâtiments qui existent actuellement à Mazille appartiennent à trois principales campagnes (fîg. 11 et 12).

(86) Les dalles ont disparu de la chapelle, mais sont conservées, déposées, dans la pièce au-dessus de la chapelle. Des photographies des années 1950 les montrent en place sur une grande partie des rampants.

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À en juger par sa maçonnerie et la mise en œuvre de ses baies, le bâtiment A est attribuable à la fin du XIe siècle ou au début du XIIe siècle. Le corps de logis B et la chapelle paraissent contemporains de Notre- Dame de Cluny et pourraient dater des années 1240- 1250. Les corps C et D, notamment les fenêtres, sont d'un style proche, en un peu plus sec, de celui du Fari- nier de l'abbaye de Cluny, attribué à l'abbé Yves Ier (1257-1275) (87); ils auraient donc été construits à la fin du XIIIe siècle. Si la restitution du doyenné roman est hors de portée, celle du doyenné du XIIIe siècle apparaît en pleine lumière à l'issue de l'analyse architecturale. En excluant les dépendances disparues, il apparaît que la résidence s'est constituée en deux temps: le parti primitif du milieu du XIIIe siècle comporte un grand logis B, prolongé par la chapelle, et dont l'étage est desservi par un grand degré extérieur; il est complété dans le courant du dernier quart du XIIIe siècle par deux corps de bâtiment solidaires C et D, venus s'accoler au précédent, et dont l'aile C utilise le même escalier. De l'établissement le plus ancien n'est conservé que le petit bâtiment A.

Le caractère impressionnant de l'édifice suggère que Mazille suit un autre programme que celui des granges monastiques. La comparaison avec les autres doyennés conforte l'hypothèse: même en admettant que leurs bâtiments domestiques médiévaux ne subsistent qu'à l'état de vestiges, il est clair que l'échelle de ces derniers était bien moindre. Outre son ampleur grandiose, le doyenné se démarque par la présence de deux ensembles d'édifices, contigus mais par ailleurs indépendants l'un de l'autre, excepté en ce qui concerne l'usage du grand degré. À l'étage chacun comportait une pièce principale et le plus ancien bénéficiait au-dessus de la chapelle d'un deuxième local, auquel le caractère mixte de ses fenêtres incite à donner une fonction de chambre, dans sa moitié occidentale, et d'oratoire ou chapelle haute dans sa partie orientale; était-ce le logis du doyen ou plutôt celui réservé aux hôtes de marque ? En outre, l'étage du petit bâtiment A pouvait fournir une chambre complémentaire, bien isolée. En ce qui concerne le corps de bâtiment B, la morphologie, en particulier la nature des percements des deux niveaux, l'organisation des circulations (notamment les communications de l'étage

avec deux espaces résidentiels en A et au-dessus de la chapelle), et la présence de deux cheminées à l'étage, qui reproduit les dipositions de la grande salle comtale de Provins, invitent à reconnaître le programme d'une grande salle à l'étage, tandis que le rez-de-chaussée, espace de transition entre l'extérieur et la cour, mais aussi pièce bien éclairée et commandant la chapelle, pourrait avoir été la salle basse du commun. Enfin, l'emplacement de la grande cheminée au rez-de-chaussée du corps C, par ailleurs dépourvu de belle fenêtre, incite à y localiser une cuisine.

Au total, deux hypothèses se présentent pour interpréter une telle réalité architecturale: soit le doyenné se compose de deux logis, soit il s'agit d'un logis double. La première interprétation tendrait à suggérer que la demeure, outre le doyen et son entourage, pouvait accueillir, peut-être de façon intermittente, une seconde maisonnée complète, avec sa propre familia. Nous ne pouvons que conjecturer les explications d'un tel programme (88). Quoi qu'il en soit, les deux interprétations sont compatibles avec l'effectif probable de la familia monastique résidant au doyenné, périodiquement accrue par l'arrivée d'autres membres de l'abbaye. Comme à Berzé au XIIe siècle, il est également possible que le doyenné ait servi de refuge pacifique aux moines et aux abbés de Cluny (89).

Mazille s'affirme ainsi sans ambiguïté comme une résidence exceptionnelle parmi les doyennés et autres établissements clunisiens, et aussi en comparaison des diverses résidences ecclésiastiques rurales contemporaines connues. La chapelle est d'une remarquable mise en oeuvre, bien que son programme ne soit pas exempt d'une simplicité quelque peu rustique, sensible notamment dans l'absence de remplages des baies (90). Néanmoins, l'exquise qualité de la sculpture est l'indice des moyens du commanditaire. Bien plus que les chapelles des autres doyennés, elle paraît très exclusivement destinée aux besoins de la familia: l'accès axial est commandé par la salle basse du logis B ; son autre accès donne sur la cour intérieure. La capacité résidentielle est hors normes, en tout cas surprenante dans ce qui ne devrait être que le centre d'un grand domaine agricole, tant par la taille des logis que par le programme à deux corps de logis accolés ; la surface offerte ne déparerait pas dans plus d'un

(87) Plusieurs bois de la charpente, datés par dendrochronologie, indiquent une mise en œuvre après 1253. 88) Aucune preuve historique accrédite la tradition locale selon laquelle le doyenné servait de maladrerie. (89) J. Evans, Monastic Life at Cluny, Oxford, 1931, p. 57. Bibliotheca Cluniacensis, col. 412. M. Hillebrandt, « Berzé », p. 199-239. (90) Notons que le chœur de l'église du doyenné de Jalogny est étonnamment proche de la chapelle de Mazille: même plan carré,

mêmes profils et culots sculptés ornés de têtes, même porte latérale et surtout triplet de lancettes de facture totalement identique.

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DOYENNÉS ET GRANGES DE L'ABBAYE DE CLUNY 91

château de bonne taille (91). Une telle réalisation ne peut trouver sa justification que dans le désir particulier de l'abbé de Cluny de disposer d'un grand séjour à proximité de l'abbaye et l'échelle des lieux ne surprend pas venant d'une abbaye dont les abbés successifs voient toujours très grand. Que l'on considère ainsi l'ampleur des logis des hôtes édifiés dans l'abbaye même, et d'abord la grande hôtellerie de saint Hugues, bâtie vers 1100, mesurant 49 m x 10,80 m ; le logis occupait l'étage, complété au XIVe siècle par une cheminée adossée à son pignon sud, tandis qu'au rez-de- chaussée était installée l'écurie. L'interprétation proposée ici conduit donc à voir dans Mazille une annexe résidentielle privilégiée de l'abbaye.

Bézornay (commune de Saint-Vincent-des-Prés).

Données historiques.

Bézornay, comme Mazille, apparaît d'abord dans une charte de vente récupérée par les moines au moment de l'acquisition d'une terre : in villa Besorniago, en 909 (92). Mais, contrairement à Mazille, la constitution d'un domaine important à Bézornay ne se fit pas d'un coup, et la chronologie même n'en est pas assurée. Plusieurs documents primitivement considérés comme issus de la première moitié du Xe siècle ont été redatés et ne semblent pas pouvoir remonter au-delà des années 990 (93).

En 957 survint une donation importante : un manse, avec des terres annexes et une dizaine de serfs (94). En 959, deux échanges impliquant Cluny et son abbé Maieul eurent lieu à Bézornay et dans les localités voisines (95). Puis un long hiatus jusque vers 980. Enfin, entre 980 et 1010, une véritable explosion: cinquante- deux actes, principalement dans la décennie 990-1000.

André Déléage avait déjà noté cette concentration, qu'il a mise à profit pour tenter une reconstitution détaillée de l'occupation du sol au XIe siècle sur le territoire de l'actuelle commune de Saint-Vincent-des-Prés (96). Georges Duby a poursuivi la réflexion (97). Surtout, en dernier lieu, Barbara Rosenwein a soigneusement repris le dossier pour tenter de cerner la signification sociale de toutes ces transactions (98). Son observation essentielle touche la répartition entre catégories : neuf échanges, quinze donations et vingt-cinq achats pour la période 980-1049. Cette répartition est tout à fait exceptionnelle: pour les années 980-1010, les achats représentent 43 % des actes, alors que pour l'ensemble des actes de Cluny durant le même laps de temps ce pourcentage n'est que de 7,5 %. Il apparaît donc que les clunisiens déployèrent à Bézornay durant une vingtaine d'années une politique volontariste d'acquisition foncière, en bonne partie à titre onéreux.

A cette observation de base, il faut joindre la mention, exceptionnelle elle aussi, d'une construction. En 984, dans deux chartes relatant une donation (99), la date est ainsi indiquée: actum Besorniaco villa, con ca- pella sancti Pétri fuit facta, publiée. Autrement dit, le début de la période des transactions intenses fut contemporain de l'édification à Bézornay d'une chapelle Saint-Pierre. D'un autre côté, Maria Hillebrandt a attiré l'attention sur la présence récurrente, en particulier dans les chartes de vente et d'échange, du moine Dacfredus, qui apparaît dans neuf chartes aux environs de 990-1000 (100). À quoi il faut ajouter le moine Lanfredus (5 actes) (101) et probablement aussi le moine Oddo (4 actes) (102). Un contrat de complant est rapporté pour la fin de la décennie 1000-1010 (103). Ce petit groupe de deux ou trois moines semble bien avoir été la cheville ouvrière de la politique de Cluny à Bézornay.

(91) Pour s'en convaincre, il suffit de placer les pièces de Mazille sur le graphe des dimensions des grandes salles, in]. Mesqui, Châteaux et enceintes..., t. 2, 1993, p. 78 (rappel: bâtiment A: 22 m x 8,50 m, soit 187 m2 par niveau; bâtiment C: 18,50 m x 7 m/7,50 m, soit plus de 130 m2 par niveau).

(92) C 104 (copie du XVIIIe). (93) M. Chaume, « En marge II », p. 51-54. (94) C 1038. Le nom du donateur, Ricfredus, se trouvait dans la charte précédente : sans doute s'agit-il de deux membres de la même

famille. (95) C 1058 et 1059. (96) A. Déléage, La vie rurale, p. 292-302, surtout 1080-1084 et cartes XXV, XXIX2, XXXI. Originaire de Saint- André-le-Désert,

André Déléage connaissait parfaitement ce terroir. (97) G. Duby, La société, 1953, p. 58 et 68. (98) B. Rosenwein, To be the Neighbor, p. 88-102. (99) C 1676 et 1677. Signalé par J. Virey, Les églises romanes, p. 91. En dépit de l'affirmation, sans référence, de J. Virey {ibidem, p. 91),

il ne semble pas que Bézornay ait jamais constitué une paroisse. Aucun des pouillés connus ne la mentionne. (100) M. Hillebrandt, « Berzé », p. 216 (note 28): C 1757, 1771, 1889, 1895, 1928, 2216, 2247, 2261, 2388. (101) C 1867, 2062, 2233, 2500, 2583. (102) C 298, 299, 2114, 2632. (103) C 926.

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Pour comprendre la finalité de cette action, il faudrait disposer d'une vue d'ensemble précise de l'activité de Cluny durant le Xe siècle dans l'ensemble de ce qu'on pourrait appeler le « bassin de la Gande », correspondant en gros aux localités actuelles de La Vineuse, Massy, Vitry, Salornay, Mazilly, Salencey, Marchizeuil, Sainte- Colombe, Suin, Pressy, Chiddes, Sivignon, Buffîères, Ciergues, Donzy et Saint-Vincent- des-Prés. En outre il ne serait pas inutile d'avoir, non seulement un état de toutes les transactions foncières dans cette zone, mais aussi des lieux où furent rédigés les actes. Même en l'absence - gênante - d'un tel bilan, on aperçoit une très grande quantité de donations dispersées dans toute cette aire et se succédant durant tout le siècle. Il est plus que probable que les problèmes de surveillance et d'administration ne cessaient de croître, et que la nécessité dut se faire sentir de l'établissement d'un point stable et bien organisé pour le contrôle et la gestion de ce vaste ensemble. La situation centrale et dominante de Bézornay présentait, de ce point de vue, de notables avantages (104).

L'intérêt de Cluny pour ce petit centre domanial est illustré par la présence d'Odilon et la relation d'un miracle qu'il accomplit à Bézornay même, aux dires de Pierre Damien dans sa vita du saint abbé (105). Odilon, ému par le spectacle d'un enfant aveugle de naissance, fils d'un villicus, pria, fit le signe de croix sur le front du parvulus, qui aussitôt recouvra la vue. Ce fut aussi dans les années 1030 que Thibaut, comte de Chalon, tint un plaid à Bézornay, destiné à apurer une querelle foncière entre les moines et deux laïcs, Vuicardus et Ansedeus (106).

La première attestation de Bézornay comme obedien- tia est dans une charte du début de l'abbatiat d'Hugues

de Semur (107), qui mentionne aussi Y obedientiarius, en l'occurrence chargé d'instruire et de nourrir jusqu'à l'âge de dix ans un jeune garçon confié au monastère pour devenir moine plus tard. C'est encore dans la seconde moitié du XIe siècle qu'apparaissent plusieurs personnages qualifiés de « doyens » de Bézornay (108). Dans un autre document, également daté de l'abbatiat de saint Hugues, figure la mention d'une dausula sal- vamenti qui indique la présence sinon d'une enceinte, tout au moins d'une limite fortement matérialisée, ainsi que le caractère particulier de l'espace, enfermé et bénéficiant des garanties attachées aux lieux consacrés (109). C'est probablement encore à cette période que la chapelle fut reconstruite et passa sous le vocable de sainte Agathe (110).

L'importance du doyenné de Bézornay est confirmée par sa place dans la dispositio rei familiaris (111) de Pierre le Vénérable : dans le mesaticum, ce doyenné est chargé de l'approvisionnement du monastère pendant le mois d'août, sauf les huit derniers jours, ce qui le place au cinquième rang, derrière Lourdon (deux mois), Cluny (un mois et demi), Chevignes (un mois et demi) et Chaveyriat (un mois).

Dans la seconde moitié du XIIe siècle, des tensions très vives mirent aux prises les comtes de Chalon (Guillaume II, Guillaume III, Béatrice) et l'abbaye de Cluny (112). La situation s'améliora au début du XIIIe siècle, et ce fut sans doute pour faciliter un accord que les clunisiens concédèrent à Béatrice le doyenné (decanatus) de Bézornay sa vie durant. Son fils Jean s'engagea cependant à tout rendre sans discussion après la mort de sa mère (113). Cette concession viagère suggère que les revenus du doyenné apparaissaient substantiels. Après 1252 d'ailleurs, les ducs de Bourgogne, qui

(104) Notons que Cluny ne fut pas le premier établissement ecclésiastique possessionné à Bézornay. Deux chartes mentionnent un confront avec une terra sancti Martini de Alciaco, sans doute Saint-Martin-d'Auxy (C 1906 et 2249).

(105) Bibliotheca duniacensis, col. 318: Aliquando siquidem dura esset in quadam suijuris villa, quae Bersoniacum dicitur, vidit puerum ve- nustum quidem forma, sed caecum a nativitate. Super quo consulens didicit quiafilius esset villici et quia visum nunquam penitus habuisset. Cui mox pia benignitate compatiens, et apudse tacitis precibus latenter insistens, utputa qui talia necdum erat expertus : tandem advocat parvulum, Signum Uli saluti- ferae crucis in fronte depingit et confestim visum, quem natura negaverat, puer accipit. L'épisode est repris par Franciscus de Rivo, agrémenté de quelques précisions : Ejus vitam et mores Petrus Damianus ascripsit, qui inter caetera scribit quod sanctus Odilo caecum a nativitate illuminavit et visum a Deo sibi impetravit. Quod miraculum in Castro Besorniaci factura fiiit in capella sanctae Agathae ibifundata. Quod castrum ad jus ecclesiae duniacensis pertinet. (Bibliotheca duniacensis, col. 1637).

(106) C 2848. (107) C 3021. (108) C 3756: Airardus, monachus et decanus de Besorniaco. C 3795: Gaufredus, decanus de Besorniaco. C 3734: Willelmus, decanus de

Besorniaco. C 3850 : Robertus monachus, qui tune decanus erat de Besorniaco. (109) C 3246. (110) Le patronage de cette sainte est peu courant, mais elle donnait lieu à un culte particulier à Cluny, ainsi que l'atteste la liturgie

de sa fête, détaillée dans le liber tramitis, des environs de 1030 (P. Dinter (éd.), Liber tramitis aevi odilonis abbatis, Siegburg, 1980, p. 44-45), qui suggère que la sainte disposait d'un autel propre.

(111) C4132. (112) Résumé de ces tensions dans C 4396 (notice rédigée par les moines vers 1205-1210). (113) C4476.

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DOYENNÉS ET GRANGES DE L'ABBAYE DE CLUNY 93

C1.J.-M. Frizot FIG. 13. -BÉZORNAY:

Vue aérienne du doyenné ; état actuel

avaient absorbé le comté de Chalon, furent associés à la seigneurie clunisienne de Bézornay (114).

Le chronicon cluniacense de la fin du XVe siècle attribue à l'abbé Yves II de Chassant (1275-1289) des constructions importantes à Bézornay (115). Il n'est pas certain que ce furent des ouvrages militaires ou dé- fensifs, mais il est vrai que le grand compte de 1321 parle du castrum de Besornayo. Dans ce compte, Bézornay ne verse pas de revenu en argent, mais seulement en céréales : 145 setiers de froment, 145 setiers d'avoine et 50 setiers de seigle. En volume global, cela place Bézornay au troisième rang, derrière Mazille et Arpayé. Le compte de la seconde moitié du XIVe siècle

{censé decanatuum) réoriente ces revenus dans le sens de la monétarisation : cent livres, plus cinquante setiers de froment, de seigle et d'avoine.

En 1570, les Huguenots basés à Mazille dévastèrent la plupart des doyennés de la région, dont Bézornay. On conserve, passé à Lourdon en février 1592, le bail pour neuf années du chastel, maison forte et doienné de Bézornay, membre patrimonial de l'abbaye de Cluny, bail conclu par Jean Prévost notaire royal à Buffîères et Philibert Bailly seigneur de Dracé (116). Il s'agissait d'affairistes et non d'agriculteurs. En dehors du domaine proprement dit, une bonne part des revenus du doyenné était constituée de redevances diverses. On

(114) G. Duby, La société, 1953, p. 558. (115) Bibliotheca cluniacensis, col. 1668: Itemfecit castrum de Givreio, itemfecit domum novam, granarium de avena et torcular; itemfecit domos

novas de Botavant; item et de Besornay. (116) A.D. Saône-et-Loire, H 4, n° 24. Six générations de Prévost se succédèrent comme notaires de Buffières de 1562 à 1728. De

Jean Prévost l'ancien est conservée une liasse pour les années 1581-1601 (3E 22). Sur Philibert Bailly, seigneur de Dracé et Murzeau: Fr. Perraud, Le Maçonnais historique, 2e partie, Mâcon, 1921, p. 151.

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94 P. GARRIGOU GRANDCHAMP, A. GUERREAU, J.-D. SALVÈQUE

FIG. 14. -BÉZORNAY: Restitution de l'emprise du doyenné et plan de masses

(Dessin de Jean-Denis Salvèque)

dispose en effet, à l'état de pièce isolée, d'un terrier de redevances dues au doyenné de Bezornay par les paysans de Vaudebarrier et Vendenesse (en Charolais) en 1527 (117). Il semble qu'un terrier d'assez grande ampleur ait été réalisé dans les années 1630-1640 par Bollo, notaire royal à Cluny (118). On conserve des copies partielles pour Saint-André, Mazilly, Saumont, Pressy, Availly, La Vineuse (années 1649-1665), ainsi que des éléments dépareillés du XVIIIe siècle (119). Ces documents, quoique tardifs et hétéroclites, ont l'intérêt d'attester l'importance maintenue des redevances seigneuriales, ainsi

que l'extension très notable de la zone relevant de Bezornay.

Le doyenné fut vendu comme Bien National le 23 mars 1791 pour 49 000 livres à Pierre Panay, habitant dé Bezornay, paroisse de Saint-Vincent-des-Prés (120). Municipalité de Saint-Vincent-des-Prés. Un domaine à Bezornay, susdite paroisse, dépendant de la ci-devant abbaye de Cluny, lequel est composé de batimens de cultivateurs, prés et terres; le tout amodié à Claude Panay pour le prix Vannée 1150 livres. Pierre et Claude Panay étaient frères: il s'agit donc d'un achat par un paysan, qui illustre l'importance des transferts de propriété au bénéfice de la fraction supérieure de la paysannerie. Le rapport fermage/prix de vente est à peu près le même à Mazille et à Bezornay (1 pour 44 à Mazille, 1 pour 43 à Bezornay).

Description du doyenné de Bezornay.

Le doyenné de Bezornay est situé sur une émi- nence qui domine la vallée de la Guye. La mince silhouette d'une tour le signale de loin. Le reste des édifices ne se découvre qu'à l'approche, car il est environné d'un hameau (fig 13) (121). Les principales constructions conservées se trouvent dans les parties nord et sud-est (fig 14) : au nord la chapelle (A) et un haut mur B, cantonné par les vestiges d'une tour C ; au sud-est une tour et un important segment de l'enceinte (D), avec un logis adossé (E). Dans l'angle sud-ouest les vestiges sont rares : la muraille et le bâtiment accolé au revers sont ruinés au sud (en F) ; à l'ouest le mur a été absorbé par une demeure dont elle constitue apparemment pour partie la face occidentale (en G) (122). Ce premier état des lieux permet de dessiner le plan d'une enceinte de forme irrégulière, très fragmentaire, mais dont le tracé peut être complété sans trop de risque d'erreur. Les principales incertitudes concernent l'angle sud-ouest et le raccord des segments de murailles (l'existence d'une tour, à l'emplacement du pigeonnier actuel, est purement conjecturale), ainsi que l'angle nord-ouest: l'épaisseur d'un

(117) A.D. Saône-et- Loire, H 14 n° 1. (118) A.D. Saône-et-Loire, 3E 2142: minutes de Salomon Bollo, notaire à Cluny, 1643-1687. (119) A.D. Saône-et-Loire, H supplément 12, H supplément 26; un cahier se trouve dans la bibliothèque du Musée d'art et d'his

toire de Cluny (Musée Ochier), manuscrit n° 20. (120) A.D. Saône-et-Loire, Q78, pièce n° 95. (121) Le doyenné est actuellement divisé entre trois propriétés. Son emprise restituée comprend les parcelles cadastrales 40 et 41 au

nord, 42 et 43 au sud-est et 44 et 45 au sud-ouest. (122) Cette ruine est postérieure à la fiche établie le 6 juin 1947 par Maurice Allemand, délégué au recensement des Monuments

historiques (voir le dossier Bezornay au Service départemental de l'architecture et du patrimoine de Saône-et-Loire).

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DOYENNÉS ET GRANGES DE L'ABBAYE DE CLUNY 95

FIG. 15. -BÉZORNAY: Axonométries de la chapelle (Dessins Jean-Denis Salvèque)

mur, fortement arasé, mais qui suit une rupture de pente sur la limite de la parcelle 40, invite à restituer une excroissance importante en H, sans doute destinée à suivre les protubérances de l'assise rocheuse.

Au milieu de la surface enclose s'élève une chapelle de modestes dimensions (fîg. 15) : sa nef rectangulaire (6 m x 5,89 m) est prolongée par une abside hémi-circulaire de 2,10 m de diamètre. Bien qu'elle ait été convertie en habitation, l'essentiel de ses dispositions est conservé, hormis la façade occidentale : celle-ci est masquée par une extension de l'habitation; l'examen des combles de cette dernière montre que le pignon ouest a été démonté, vraisemblablement lors de l'agrandissement. L'entrée par l'est dans le doyenné dévoile le chevet, qui est la partie la plus surprenante. Sur le bloc cubique de la nef se greffe

une abside dont l'arrondi est porté en encorbellement par un massif en tronc de cône reposant sur une colonne maçonnée, engagée; une fenêtre d'axe perçait le sanctuaire, qui est encadré par trois fenêtres à double ébrasement, ouvertes dans le mur oriental de la nef (fîg. 16). Ce parti de l'abside en encorbellement, d'une remarquable mise en œuvre et d'une puissance indéniable, se retrouve dans les chapelles Saint-Michel des abbatiales Cluny III et Saint-Philibert de Tournus, ainsi qu'à Semur-en-Brionnais, Châtillon d'Azergue (Rhône) et Romainmôtier (Suisse). Chaque mur goutterot est scandé par trois contreforts plats entre lesquels ouvraient de minces fenêtres au linteau découpé d'un demi-cercle. Une voûte en berceau en plein cintre couvre la nef et un cul-de-four l'abside. Une arcature se déroule sur les murs nord et sud, sous

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96 P. GARRIGOU GRANDCHAMP, A. GUERREAU, J.-D. SALVÈQUE

Cl. Jean-Denis Salvèque FIG. 16. - BÉZORNAY : Chevet de la chapelle

la retombée de la voûte (123). Sous la chapelle est aménagée une « cave » plafonnée, dont les poutres paraissent en place et pourraient être d'origine; elle était accessible par une grande porte, dans l'angle sud-est: son ouverture externe est actuellement masquée par la terrasse de la maison, mais une large arrière-voussure (1,77 m), couverte par un arc en plein cintre, indique son emplacement.

L'appareil de moellons allongés, irréguliers mais disposés en lits suivis, et la mise en oeuvre des baies, où la pierre de taille est employée de façon irrégulière, sans principe ni systématisme (124), appartiennent à la deuxième moitié du XIe siècle ; les techniques de construction d'édifices clunisois (base de la tour des Fromages, hôtellerie de Saint-Hugues) sont comparables (125). Le parti général est également celui d'une

construction contemporaine de Saint-Hugues. En aucun cas il ne peut s'agir de la chapelle Saint-Pierre signalée en 984. Il faut en revanche noter la présence de vestiges très anciens situés sous l'angle nord-est de l'enceinte. Posées sur le rocher, quelques assises de moellons allongés dessinent un angle arrondi et sont partiellement appareillées en opus spicatum. Le mur d'enceinte est assis sur cette construction, dont seul ce fragment est visible. Il pourrait dater du Xe ou du XIe siècle et appartenir à la première installation signalée par les chartes.

Cl. Jean-Denis Salvèque FIG. 17. -BÉZORNAY:

Tour D

(123) Seuls les arcs sont visibles sur le mur sud, dans la chambre qui occupe l'espace de la voûte. Le mur nord et les retombées sont masqués ou détruits par les aménagements modernes.

(124) La baie axiale de l'abside est la seule à montrer deux grands claveaux de pierre de taille, en arkose (125) L'édifice est signalé par J. Virey, Les églises romanes, p. 91. Pour A.-M. et R. Oursel, le bâtiment actuel date au mieux de la fin

du XIe siècle : Canton de Cluny, 2, Mâcon, 1989, p. 22-26.

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DOYENNÉS ET GRANGES DE L'ABBAYE DE CLUNY 97

Par rapport au niveau intérieur du doyenné le mur d'enceinte atteint en B la hauteur notable de 7,25 m au niveau du sol du deuxième chemin de ronde, auxquels il fallait ajouter le parapet. Le mur fut en effet surélevé, comme le prouvent les dalles d'un premier chemin de ronde à 5,10 m. En D l'enceinte conserve des nierions qui, selon toute apparence, appartiennent bien à la même campagne de construction que le mur. En B, malgré un dernier surhaussement, contemporain de la construction du hangar qui s'adosse à la muraille, on détecte également la trace de plusieurs mer- Ions. Il ne subsiste pas de trace nette d'un fossé; il n'était guère utile au nord-ouest et à l'ouest: la rupture de pente y est importante et le mur est assis sur le rocher; le terrain dégagé entre le mur et la route, en D et F, pourrait en revanche être le fantôme de l'emprise d'une telle défense.

Celle-ci exista d'ailleurs de façon à peu près certaine, au moins à un moment de l'histoire du prieuré, comme le prouve la structure de la tour D (fig. 17 et 18). Solidaire des murs de l'enceinte, elle était à l'origine percée d'une grande porte en arc, dont on devine le tracé parmi les multiples reprises subies par la base de la tour; nombre de blocs d'arkose, remployés dans le portail en d', pourraient en provenir: ce sont des pierres de taille à arêtes vives, parmi lesquels plusieurs claveaux. La tour fut ultérieurement surhaussée, en même temps que le rempart. Par la suite, une bretèche, d'une mise en œuvre médiocre, fut aménagée pour défendre la porte (et une autre sur le rempart à sa droite), puis un pont-levis à flèche fut installé. Ces deux dernières modifications paraissent attri- buables à la mise en défense nécessitée par la guerre de Cent Ans, à partir du milieu du XIVe siècle (126). Le pont-levis devait alors franchir un fossé. Dans son premier état, la tour s'arrêtait au niveau de quatre percements, deux créneaux de face, au-dessus de la bretèche, et une baie barlongue sur chacune des faces latérales. Le matériau et sa mise en œuvre ne s'opposent pas à une datation du premier état de la tour vers 1100 (127). Beaucoup plus tard la porte fut murée, sans doute lorsque la propriété fut démembrée et que put être interrompu le cheminement direct entre la tour- porte et le cœur du doyenné, notamment le bâtiment

dé la chapelle : ce n'est en effet pas par hasard que la porte de la cave était placée sur la face de la chapelle tournée vers cette porterie.

La tour C correspond elle aussi à une amélioration des défenses, car son érection est contemporaine de la surélévation de la muraille; à l'origine, le chemin de ronde se poursuivait jusqu'à l'angle nord-est. Un piédroit est le seul vestige d'une poterne, quelques mètres au sud de la tour. Il est délicat de dater cet ouvrage : les travaux peuvent aussi bien appartenir au castrum de 1321 qu'à la mise en défense ultérieure. Néanmoins, l'absence de flanquement est un critère de datation haute, à l'image des tours-portes de l'enceinte de Cluny (portes de la Chanaise et de Saint- Odile), attribuées pour la première à la fin du XIIe siècle et pour la seconde à la première moitié du XIIIe siècle (128). La maçonnerie et les merlons droits confirment une datation du début de l'époque gothique, pour les murs et les tours. Nous penchons donc pour une restitution de l'état de la fin du XIIIe siècle avec deux tours.

Dès cette date au moins, le mur d'enceinte était donc assez élevé, probablement merlonné sur toute sa circonférence, défendu au minimum par deux tours sur les fronts non protégés par les obstacles naturels, et vraisemblablement bordé par un fossé sur le reste de sa périphérie. Certes, les tours ne sont pas flanquantes et, faute de mâchicoulis, la défense ne peut être que sommitale. Il reste que la place est réellement défendue et peut résister à un coup de main. L'état de l'enceinte des XIIIe et XIVe siècles nous paraît donc bien vérifier l'appellation de castrum donnée en 1321 au doyenné de Bézornay.

Le grand absent de cet établissement est le logis. Les seuls bâtiments à usage d'habitation, en E, sont tardifs. Peut-être le logis se trouvait-il dans le prolongement de la chapelle, à moins que le corps e' adossé à la face interne de la muraille n'ait remplacé un bâtiment plus ancien: une porte couverte d'un linteau en accolade ouvre sur la face externe du mur; sans doute n'est-ce qu'au retour de la paix, dans le courant de la seconde moitié du XVe siècle, qu'il put ainsi affaiblir l'enceinte. Le corps e" est quant à lui très postérieur. Il n'y a pas plus trace des édifices agricoles, et notamment des greniers qui devaient être importants, à

(126) Les ponts-levis à flèche sont attestés à partir du milieu du XIVe siècle: J. Mesqui, Châteaux et enceintes..., t. 1, 1991, p. 339. La bretèche est antérieure : le pont-levis entame la maçonnerie très près d'une de ses consoles.

(127) La parenté qui existait avec la tour des Fromages, à Cluny, avant le bombardement de 1944, est renforcée par la similitude des appareils de moellon et l'emploi irrégulier de la pierre de taille. En outre, comme dans l'hôtellerie de saint Hugues, la pierre de taille est en arkose et le moellonage en calcaire.

(128) P. Garrigou Grandchamp, « Les fortifications de la ville et de l'abbaye de Cluny », Bulletin du Centre d'Études Clunisiennes, 1996, p. 24-27.

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98 P. GARRIGOU GRANDCHAMP, A. GUERREAU, J.-D. SALVÈQLJE

opus spicatum

FIG. 18. I - BÉZORNAY: Restitution de l'état du doyenné vers 1 100

d'après les éléments conservés (Dessins Jean-Denis Salvèque)

en juger par les quantités de froment, d'avoine et de seigle que devait livrer le doyenné à l'abbaye en 1321. La surface enclose était suffisante pour qu'ils trouvent à se loger sans peine.

Au total, l'analyse architecturale permet de mettre en évidence au moins quatre phases dans la vie architecturale du doyenné médiéval. À la phase 1 correspondent les vestiges du bâtiment à angle arrondi et maçonnerie en opus spicatum: il pourrait être un témoin du premier établissement, vers l'An Mil. La phase 2 est illustrée par la chapelle et la tour-porte D, près d'un siècle plus tard (fig. 18): elles témoignent, à la fin du XIe siècle, de la réussite de l'implantation domaniale caractérisée par la clausula salvamenti. C'est le renforcement de l'enceinte qui caractérise la phase 3, entre la fin du XIIe siècle et celle du XIIIe siècle : surhaussée et renforcée d'une tour, la muraille justifie pleinement l'appellation de castrum donnée au doyenné en 1321. La phase 4, à la fin du Moyen Âge, voit successivement

des compléments apportés à l'enceinte, pendant la guerre de Cent Ans, puis la reconstruction du logis à cheval sur l'enceinte, au cours de la seconde moitié du XVe siècle.

. Parmi les doyennés clunisiens du Maçonnais et du Clunisois observés, Bézornay apparaît comme un type particulier de cour domaniale, solidement fortifiée sans être un château, équipée d'une chapelle de grande qualité, malgré ses petites dimensions, et dont ni les sources, ni les vestiges en place, ne laissent entendre que la vocation résidentielle ait été importante. Peut-être faut-il attribuer au nombre des dépendances de Bézornay son appareil défensif, assurément dis- suasif et complétant bien un site favorable, alors que d'autres établissements, comme le doyenné de Malay, établi dans la plaine, n'ont délibérément fait l'objet d'aucune mise en défense. Peut-être aussi y avait-il une répartition des rôles entre les doyennés, qui ne touchait pas seulement leurs fonctions d'approvision-

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DOYENNÉS ET GRANGES DE L'ABBAYE DE CLUNY 99

FIG. 18. II - BÉZORNAY: Restitution de l'état du doyenné à la fin du XIIIe siècle,

d'après les éléments conservés (Dessins Jean-Denis Salvèque)

nement, mais qui aurait pris en compte la sécurité globale de la « principauté » clunisienne ou ses besoins en hébergement.

Sercy (commune d' Ameugny).

Données historiques.

L'analyse des documents relatifs à la Grange-Sercy (fig. 19) se heurte, peut-être encore plus que les précédentes, aux incertitudes qui résultent de l'absence

d'identification et des datations flottantes (aggravées par l'homonymie entre cet établissement et la paroisse de Sercy, distante d'à peine douze kilomètres) (129). Il semble cependant possible de distinguer deux phases. Durant un demi-siècle, de 980 à 1030 environ, une quinzaine de chartes documentent des donations épi- sodiques (130). Plusieurs parcelles comportent des confronts avec des terres de Saint-Nazaire (probablement la cathédrale d'Autun) et de Saint-Martin (probablement l'église de Taizé), dont on ne retrouve pas trace par la suite, mais qui attestent que, là encore, les clunisiens sont arrivés dans une zone où d'autres éta-

(129) On profite toutefois du fait que Sercy est dans le pagus cabilonensis et la Grange-Sercy dans le pagus matisconensis (voir les références dans M. Chaume, Les origines, 1 11-3, p. 1006, 1007, 1011 et 1013 pour le village de Sercy , et p. 1149 pour la Grange-Sercy. M. Chaume distingue essentiellement en fonction du pagus. On peut aussi, assez fréquemment, s'aider du fait que les chartes citent plusieurs villae voisines).

(130) On doit tenir compte simultanément des dons dans plusieurs villae voisines : Cortevaix, Confrançon,Taizé, Ameugny, Simandre (C 152, 497, 794, 913, 928, 1632, 1650, 1726, 2239, 2651, 2685, 2806, 2827, 3081, 3142).

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100 P. GARRIGOU GRANDCHAMP, A. GUERREAU, J.-D. SALVÈQUE

Cl. A. Guerreau FIG. 19. - SERCY:

Plan terrier du XVIIIe siècle (A. D. Saône-et-Loire, H 17)

blissements ecclésiastiques étaient possessionnés avant eux. Puis, sous l'abbatiat d'Hugues de Semur, les événements se précipitèrent. Deux membres de la famille des Gros (d'Uxelles), Jocerand et Bernard, entrèrent comme moines à Cluny (131) et, à ce moment-là, cette famille céda à Cluny une grande quantité de terres et d'hommes « entre la Grosne et la Guye » (alentours de 1070-1080) (132). Profitant de cette situation, l'abbé Hugues prit lui-même l'initiative de donner mission au cellerier de l'abbaye, Hugues, de constituer autour de Sercy un ensemble foncier compact au moyen d'échanges, de dons et d'achats (133). Quatre documents synthétiques, sortes de notices-résumés, donnent le

bilan d'une activité fébrile (autour de 1090 probablement). Dans l'un de ces textes sont cités une quarantaine d'individus ayant donné ou échangé des terres dans cette zone; ce texte est délicat à interpréter, dans la mesure où une bonne partie des personnages ne sont pas connus par ailleurs ; la distinction (éventuelle) entre les hobereaux et les gros paysans ne se traduit par aucune indication (134). D'un autre côté, des transactions complémentaires furent engagées avec la famille d'Uxelles, ses parents et ses affidés (une quinzaine de personnes), qui reçurent de l'argent (près de 400 sous) et divers objets (une cuirasse, un cheval, un cochon, une fourrure, des pelisses) (135). Deux autres notices résument des transactions analogues avec d'autres personnages de cette même catégorie (136).

L'examen de la toponymie permet de préciser un peu la topographie. Les chartes auxquelles on vient de faire allusion comportent en effet une série de noms : trois villae, villa de Sarceio (ou Serciaco), villa de Cimandris, villa de Monte; à quoi s'ajoutent des lieux-dits : in Tàlagunto ou condamina de Talangunt, campus Boeret, ad Morterios, boscum de Tremble, boscum de Truncei. Un examen méthodique de Vétat des sections d'Ameugny et de Cortevaix permet de proposer un équivalent à tous ces noms. Pas de difficulté pour Sercy et Mont; à environ 400 mètres au sud-est de la Grange-Sercy, se trouve le lieu-dit aux Simandres (137) ; Talagon (138) est un lieu-dit de Cortevaix, juste à la limite avec Ameugny, à environ 850 mètres au sud de Confran-çon ; juste au nord du lieu-dit aux Simandres se trouve le lieu-dit à la fontaine Buat (139), qui renvoie probablement à Boeret; enfin, à environ 200 mètres au sud-est de aux Simandres se trouve Les Moltoux (140) ou Moletoux, où l'on peut retrouver ad Morterios. Le Troncis (141) est à moins de 800 mètres au nord de la Grange-Sercy. Ces identifications laissent d'autant moins de place au doute qu'il s'agit

(131) W. Teske, « Bemardus und Jocerannus Grossus als Mönche von Cluny. Zu den Aufstiegsmöglichkeiten cluniacensischer "conversi" im 1 1. Jahrhundert » in K. Elm (éd.), Ordensstudien, 7, Berlin, 1980, p. 9-24. Brittain, C. Bouchard, Sword, p. 303-304. A. Kohnle, Abt Hugo, pp. 165-168.

(132) C 3077 et 3475. (133) L'activité du cellerier Hugues, fils de Damas de Centarben et d'Ada de Bissy, est documentée par ailleurs :J. Richard, Cartulaire

de Marcigny, p. 246 et M. Hillebrandt, « Le prieuré de Paray-le-Monial au XIe siècle: ses rapports avec le monde laie et l'abbaye de Cluny », Colloque de Paray-le-Monial - 1992, Paray-le-Monial, 1994, p. 106-124 (p. 122).

(134) C 3642. G. Duby utilise largement ce document [La société, 1953, p. 67 et 296), mais l'absence d'indications claires sur le statut des personnages rend son interprétation très discutable.

(135) C 3034. (136) C 3026, 3066. Voir aussi C 3640 et 3759. (137) Ameugny, section C, no 581-604, 681-683, 688-693 (tous les documents cadastraux cités, états des sections et plans, sont

conservés aux Archives départementales de Saône-et-Loire). (138) Cortevaix, section B, no 549-553, 607-608. (139) Ameugny, section C, no 684-687, 694-698. (140) Ameugny, section C, no 610-611, 614-615, 618. (141) Ameugny, section C, no 750-758, 764-777.

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DOYENNÉS ET GRANGES DE L'ABBAYE DE CLUNY 101

d'un ensemble topographiquement cohérent. On note que la villa de Simandre n'a pas laissé la moindre trace apparente, et que le campus Boeret, qui a donné lieu à des transactions si nombreuses et compliquées, paraît couvrir moins de quatre hectares.

Il s'est agi manifestement en cette occurrence d'une opération sans précédent et de grande ampleur, destinée à la constitution d'un domaine unifié, sans enclave (ou avec le moins d'enclaves possible). La mention explicite du preceptum domni Hugonis abbatis montre que cet abbé, au moment même où il entreprenait Cluny III, se préoccupait également (et de manière tout aussi grandiose) de l'organisation et du développement du système domanial, selon un modèle qui ressemble à s'y méprendre à celui que les cisterciens généralisèrent au XIIe siècle. On est frappé par la corrélation entre cette entreprise et la généralisation et l'affermissement du système des doyens- obédiences. Exactement à l'inverse de ce qui a pu être dit, cette période constitue un moment charnière de la structuration du domaine clunisien.

Sauf erreur, la Grange-Sercy n'est pas mentionnée dans les documents du XIIe siècle et l'on est réduit à une reconstruction hypothétique: disparition de plusieurs petits noyaux d'habitat, remembrement général du parcellaire, construction d'un centre domanial de bonne taille. Dans la constitucio expense, Sercy n'est pas cité. On retiendra cependant la note, relative au doyenné voisin de Malay, grangia nova ibi fit, qui atteste que le cas de Sercy ne demeura pas un hapax (142).

En 1214, une querelle éclata entre Jocerand V de Brancion et les clunisiens, à propos du doyenné de Saint-Hyppolite. Une composition fut mise au point par l'archevêque de Lyon, Renaud, confirmée par le comte de Mâcon Guillaume V et l'évêque de Chalon Robert. À cette occasion, Jocerand V abandonna toute éventuelle prétention sur la grange de Sercy : confessus est idem Jocerandus quod in grangia de Sarciaco et in gain- gnagio et dominicatura ejusdem grangie nichil omnino kabebat vel reclamabat (143). Ce texte constitue apparemment la première mention explicite de la grange ; mention qui, dans ce contexte permet, de supposer qu'elle était rattachée au doyenné de Saint-Hyppolite.

Dans le compte de 1321, la grange de Sercy est

comptée séparément de Saint-Hyppolite; elle fournit cinquante setiers de froment, soixante setiers d'avoine et quatre-vingts setiers de vin. Le produit en céréales se retrouve identique à la fin du XIVe siècle (sans indication sur le vin).

A partir de là, un long silence documentaire s'étend jusque vers le milieu du XVIIIe siècle. C'est alors que les clunisiens entreprirent de rénover massivement leurs documents de gestion domaniale et firent exécuter un ensemble de plans-terriers; on conserve le terrier d'Ameugny sous deux formes, un grand plan unique constitué d'une série de feuilles collées les unes aux autres (à l'encre noire, et en assez mauvais état) (144) et un atlas relié formé de feuilles séparées, coloriées, en bon état (145). La grange elle-même apparaît de manière assez précise sur le plan n° 4.

Enfin, lors de la vente des Biens Nationaux, il apparut nécessaire de dresser un état détaillé de ce domaine, dans la mesure où il n'était pas affermé, mais cultivé « à moitié fruits » par Joseph et Mathieu Jandin. L'inventaire, exécuté par le « commissaire à terrier » Pierre Clerc, comporte vingt-et-un articles (146). Le premier porte sur les bâtiments eux-mêmes; suivent sept pièces de « terres » (emblavures), une vigne, un verger, sept pièces de prés, trois pacquiers (= teppes) et un bois. Les surfaces sont portées en coupées de Toumus (100 coupées = 4,748 ha) (147). Le total représente à peu près soixante-seize hectares, dont quarante-trois de terres labourables, seize hectares de prés et deux hectares de vigne. On remarque la présence de deux « terres » immenses : la Cras, pour 22,7 ha, et la Corteraye pour 11,5 ha. Champforgeuil ne dépasse pas, si l'on peut dire, 5,1 ha. Les deux prés les plus vastes s'étendent sur 4,3 et 3,9 ha. L'évaluation du produit des « terres » est invariable, une livre par coupée. Au contraire, le produit des prés varie sensiblement, de 0,55 à 1,64 livres, soit dans un rapport de 1 à 3. Pris globalement cependant, le produit des prés est lui aussi d'une livre par coupée. Le produit de la vigne est évalué à 2,14 livres par coupée.

S'agissant de toponymie, on n'a bien sûr aucune peine à retrouver dans les documents cadastraux la quasi totalité des noms mentionnés en 1791, mais on

(142) C 4143 (p. 494). Il faudrait repérer toutes les occurrences de granica et grangia dans les chartes de Cluny pour commencer à cerner le sens de ce terme et son évolution.

(143) C 4482. (144) A.D. Saône-et-Loire, H supplément 30. (145) A.D. Saône-et-Loire, H 17. (146) A.D. Saône-et-Loire, Q421. (147) II existait deux coupées de Tournus (Lex et Jacquelot, Le langage populaire de Mâcon et des environs, Mâcon, 1926, s.v. coupée),

mais Vétat des sections de Cortevaix porte l'indication un arpent métrique = 21,06 coupées de Tournus, ce qui tire d'embarras.

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102 P. GARRIGOU GRANDCHAMP, A. GUERREAU, J.-D. SALVÈQUE

doit remarquer que ces termes sont entièrement différents de ceux du XIe siècle et qu'au total le cadastre du XIXe siècle comporte aussi bien les uns que les autres, comme s'il y avait eu pour ainsi dire superposition (148). Une analyse précise du terrier du XVIIIe siècle permettrait peut-être de trancher entre plusieurs hypothèses envisageables. Eu égard aux conditions techniques de l'agriculture au XVIIIe siècle, il s'agissait incontestablement d'une très vaste exploitation. Elle fut acquise en bloc le 8 avril 1791, au prix de 71 100 livres par les sieurs Humblot et Debrie (soit près de 10000 livres de plus que Mazille) (149). Il n'est pas sans intérêt de constater que le sieur Humblot, député à la Constituante, fut aussi acquéreur de l'abbaye de La Ferté et qu'on peut le considérer, au plan régional, comme un des plus gros profiteurs de la vente des biens nationaux. On le retrouve plus tard, à l'époque de la monarchie constitutionnelle, comme pair de France et un des plus importants notables de Saône-et- Loire (150). L'intérêt de Humblot pour la Grange- Sercy montre qu'il s'agissait certainement alors d'une pièce de choix.

Description de la Grange- Sercy.

A deux kilomètres au sud de l'emplacement du site gallo-romain et du haut Moyen Âge dit du « Gué d'Ai- nard », qui n'a laissé aucune trace dans le paysage (151), la Grange-Sercy se dresse sur une légère éminence correspondant à un affleurement d'un calcaire argovien gris-blanc qui se débite très aisément en petits moellons (152). Les édifices actuels correspondent pour l'essentiel à ceux qui figuraient sur le plan-terrier du XVIIIe siècle (153), et qu'on retrouve sur le cadastre de 1823 (fig. 19). On distingue trois ensembles: des bâtiments d'exploitation au sud; au nord-est de ceux-ci, un petit bloc d'habitations; au nord, une porterie qui fut

liée à une courtine dont on ne discerne plus guère que le tracé.

Les bâtiments d'exploitation forment un grand quadrilatère allongé d'orientation est-ouest. Le noyau est constitué par une vaste grange (28,70 m x 12,30 m, hors-œuvre). Les deux portes charretières, la partie supérieure des murs ainsi que les grandes fermes et le toit en bâtière ne sont sans doute pas antérieurs au XIXe siècle, mais le goutterot sud montre au moins trois

Cl. A. Guerreau FIG. 20. - SERCY:

Porterie, face sud/intérieure

(148) L'étude des états des sections du cadastre du XIXe siècle montre que le matériau toponymique n'est pas défectueux, mais vraiment surabondant, et cette surabondance même pose divers problèmes, jamais abordés: si l'on admet que des couches successives se sont superposées, cela implique nécessairement qu'il y ait eu aussi des glissements, voire des déplacements; par exemple, un toponyme correspondant à une assez vaste zone au XIe siècle a pu se trouver réduit, par l'arrivée d'autres termes, à ne plus désigner qu'un quartier minuscule, ou même par migrer de quelques centaines de mètres...

(149) A.D. Saône-et-Loire, Q 78 n° 218. Municipalité d'Ameugny. Un domaine audit lieu appelé la Grange de Cercy lequel dépend de la ci-devant abbaye de Cluny. Ce domaine est composé de batimens de cultivateurs et autres nessaires à la culture et neuf cents douze coupées de terre labourable en sept parcelles ; d'une vigne de quarente trois coupées; d'un verger de quatre soitures; d'environ trois cents vingt coupées de prés en sept parcelles, de deux pas- quiers contenant ensemble quatre vingt sept coupées ; d'un autre pasquier et broussailles de contenu à cent une coupées et d'un bois taillis de l'âge de neuf ans contenant cent trois coupées. Toutes lesquelles dépendances sont estimées suivant le rapport du sieur Clerc du 21 janvier en capital de 33088 livres. Soumission du sieur Humblot de Villefranche qui offre d'acquérir ledit domaine au prix de l'évaluation.

(150) P. Goujon, La cave et le grenier. Vignobles du Châlonnais et du Maçonnais au XIXe siècle, Lyon, 1989, p. 82, 103, 106. (151) A. Rebourg, Carte archéologique, 1994, p. 394-398. (152) Carte géologique au 1/50000, feuille de Saint-Bonnet-de-Joux : J5, argovien, calcaire gris-clair fin à cassure porcelanée. (153) A.D. de Saône-et-Loire, H 17 n" 1, plan n° 4.

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DOYENNÉS ET GRANGES DE L'ABBAYE DE CLUNY 103

« étapes de construction » superposées, ce qui laisse supposer une implantation très antérieure, sans qu'on puisse cependant préciser davantage. En 1945, lors de la construction d'un bâtiment, immédiatement à l'ouest de cette grange et à un emplacement désigné comme jardin sur le plan du XVIIIe siècle, ont été observées des substructions assez complexes, encombrées de poutres calcinées. A l'est de la grange, est adossé un édifice perpendiculaire, porté au XVIIIe siècle comme étable. L'habitat, originellement formé de deux unités accolées, est très modeste (7,30 m sur 12,90 m). Il a été partiellement rehaussé et allongé au XIXe siècle. Aucun élément visible ne permet de lui assigner un âge précis.

La porterie, qui fait face au nord (154), est une construction massive d'environ 4 m de profondeur sur 7,90 m de large, et de près de 10 m de haut (fig. 20). Un passage médian d'environ 3,70 m de large, actuellement muré des deux côtés, est ménagé entre deux gros massifs pleins de 1,90 m sur 4 m. Il est couvert d'une voûte en berceau brisé constituée de petits moellons, dont le sommet est à environ 5,90 m du sol actuel. Au sud cette voûte se termine par un arc brisé, très détérioré en surface, en calcaire jaunâtre. Sur la face nord, on retrouve un arc identique, mais plus bas, sa clé de voûte se situant à environ 1,60 m du sommet de la voûte.

L'étage est occupé par une petite pièce. Sur sa face ouest on observe de l'extérieur la trace d'une baie verticale allongée, légèrement désaxée vers le sud ; à l'intérieur, une poutre horizontale correspondant à son arrière- linteau. Le mur oriental est percé d'une porte (fig. 21) : les

Cl. Jean-Denis Salvèque FIG. 21. -SERCY:

Porterie, angle nord-est

Cl. Jean-Denis Salvèque FIG. 22. - SERCY:

Porterie, fenêtre géminée de la face nord.

deux coussinets supportant le linteau en pierre ont un profil élégant, comparable à ceux de l'église de Cray et d'une porte de l'étage de la maison 39-41, rue Mercière à Cluny. La porterie était reliée à une enceinte, presque totalement ruinée : des arrachements du mur subsistent tant sur la face orientale qu'à l'ouest, mais le chemin de ronde n'était accessible que par l'est où l'on voit les arrachements du parapet. La face nord est percée d'une fenêtre romane, actuellement murée : une poutre forme l' arrière-linteau ; ses linteaux sont découpés chacun d'un arc en plein cintre, souligné de bandes chargées de besants et couronné par une arcature lombarde naine (fig. 22). La colonnette médiane a sans doute disparu. Une fenêtre géminée ouvrait donc vers le nord, signalant l'entrée dans la grange. Son dessin est quasi identique à celui de certaines fenêtres des maisons de Cluny; le cas est unique en milieu rural à ce jour (155). Les fentes verticales dans les enduits, décalées près du sol, permettent de supposer des coussièges. Les murs de la pièce ont été enduits à plusieurs reprises. Sous un plâtre, puis une couche beige foncé grossière, une mince couche lissée très claire porte un décor peint : des carrés posés sur la pointe voient leurs champs partagés en quatre triangles de couleurs alternées, ocre rouge et ocre jaune; les carrés sont reliés par des fleurettes rouges, sauf au-dessus de la frise formant plinthe, où des cercles enserrent des fleurettes blanches. La composition rappelle celle du décor découvert dans la maison

(154) Ce qui correspond probablement au fait que la Grange-Sercy dépendait du doyenné de Saint-Hyppolite. (155) P. Garrigou Grandchamp, M.Jones, G. Meirion-Jones etJ.-D. Salvèque, La ville de Cluny et ses maisons, xie-xve siècles, Paris, 1997,

p. 144, type C.

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22, rue A. Farinet à Charlieu, daté des environs de 1300 (156). Tant le décor des coussinets et de la fenêtre géminée que la mise en œuvre (voûte du passage ; traces de bretture sur les piédroits des baies et les claveaux; appareil de moellons réguliers, assises; profil des arcs, non extradossé), semblent compatibles avec une construction à la fin du XIIe siècle.

Ces observations ne fournissent que des indices dispersés, qui ne permettent pas d'étayer une chronologie systématique. La porterie, monumentale et ouvragée, nécessairement liée à une enceinte haute (sept ou huit mètres), indique que les clunisiens ne lésinèrent pas, aux alentours de 1200, pour assurer une certaine protection à leur grange, dans une zone où la tranquillité ne régnait pas. On peut former l'hypothèse d'une stabilité de cette enceinte, qui aurait donc grossièrement affecté la forme d'un triangle, d'une quarantaine de mètres du nord au sud, et d'est en ouest. Aucun élément ne permet de fixer, au-delà du XVIIIe siècle, l'ancienneté de l'implantation des bâtiments d'exploitation et l'habitat contemporain semble vraiment d'une excessive modestie, bien que des éléments aient pu disparaître (substructions observées après 1945). Notons qu'il n'y a pas le moindre indice d'un quelconque édifice cultuel. Le plan de masse restituable à partir de l'état des lieux et du plan terrier reste donc pour une part conjectural, mais l'inventaire des bâtiments (importance de la grange et petite taille du logis; porterie et enceinte; vaste jardin) et leur organisation pourraient, en première approximation, refléter celle du Moyen Âge.

La Grange-Sercy n'en donne pas moins une bonne idée d'un type d'établissement clunisien qui accorde peu d'importance à la résidence et s'éloigne par là du modèle de la cour seigneuriale. Le décor de la porterie, quelque peu surprenant pour un ensemble caractérisé comme une exploitation agricole, paraît relever d'une rhétorique du paraître, marque du pouvoir de l'abbaye.

Les cours domaniales clunisiennes : premiers jalons pour une synthèse

En quoi l'image des cours domaniales qui se dégage de l'étude des trois sites clunisiens, se différencie-

t-elle de la description qu'a donnée G. Duby des cours seigneuriales du Maçonnais? L'historien estime que, dès l'An Mil, « la maison du maître, flanquée souvent de l'église paroissiale ou d'une chapelle, les granges, les celliers, les étables, les remises entourent une vaste cour ». Vers 1 100, l'image se précise et se diversifie : « chaque unité domaniale a pour centre une "cour" où l'on construit de nouvelles granges, des celliers, des étables; c'est la résidence du régisseur et de ses aides.... L'église, le four, la forge, des moulins et des pêcheries... sont ... considérés comme des annexes de la curtis. » Au total, « La "cour" domaniale n'est donc pas seulement un grenier où sont recueillies les redevances, un poste de commandement d'où le maître dirige l'activité de ses corvéables, c'est comme autrefois un centre de culture, une "grange"... » (157). Au regard de cette vision et dans le cadre global du système de pouvoir clunisien, quelle compréhension du programme de la cour domaniale ressort de notre analyse et quelle application a-t-il reçu ?

Le programme de la cour domaniale clunisienne.

Par essence, ces édifices constituent le siège de l'administration d'un domaine agricole ; ils sont donc normalement la résidence d'une familia composée d'un responsable monastique, fréquemment appelé doyen, de, ministériaux et de valets. « Dans les doyennés clunisiens la familia est nombreuse et hiérarchisée ; au- dessus des agents spécialisés, chapelains, prévôts, cellériers, maréchaux, la familia minor groupe les valets de culture; à Chevignes, ils sont dix, cinq à Laize, à Saint-Hyppolite une vingtaine » (158).

Ce programme se distingue nettement de celui des prieurés, où se mettent en place des logis particuliers au XIIIe siècle seulement. C'est alors que sont construits des manoirs ou des logis prioraux dans les établissements clunisiens : ces maisons se caractérisent comme une « excroissance du groupe claustral et religieux... réservée au prieur et à ses services »; elles résultent « ... d'un besoin de représentation sociale » et leur architecture «... se calque sur celle de l'habitat aristocratique » (159). Cette nouvelle façon d'agencer les fonctions au sein du prieuré ne peut être assimilée

(156) P. Garrigou Grandchamp, D. Pouly etJ.-D. Salvèque, Maisons de Charlieu, XIIIe -XIVe siècles, Charlieu, Catalogue de l'exposition, 1998, p. 8 et 45-50.

(157) G. Duby, La société, 1971, p. 77, 246 et 252. (158) G. Duby, La société, 1971, p. 253 et C 4279. (159) Voir l'évolution décrite par Philippe Racinet, Crises et renouveaux. Les monastères clunisiens à la fin du Moyen Âge, Lille, 1997,

p. 348-351.

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DOYENNÉS ET GRANGES DE L'ABBAYE DE CLUNY 105

à la variété de situations dont témoignent les logis des doyennés clunisiens; antérieur au phénomène du manoir prioral, la présence de logis au sein des cours do

maniales en Clunisois n'obéit à aucune règle générale et répond à des exigences diverses. En aucun cas elles ne répondent à cette démarche de valorisation du responsable de l'établissement, comme ce serait le cas pour le prieur avec l'édification du logis prioral.

Les capacités résidentielles des doyennés sont de fait éminemment variables. La fonction d'accueil est déterminante à Mazille et à Berzé, mais selon des modalités bien différentes : à la retraite somme toute modeste que paraît être resté le second site, s'oppose le caractère hors normes des logis de Mazille. C'est dire que la fonction résidentielle prend en compte dans certains cas, outre le logement de la, familia, l'hébergement occasionnel de membres de l'abbaye ou de ses hôtes. Au sein des doyennés dont la situation ne présente aucune spécialité, le logis avec tour habitable de Laize pourrait constituer la limite haute, et la demeure plus modeste de Jalogny la limite basse.

Les autres fonctions ne se laissent pas aussi complètement analyser. Il est loisible de penser que le rôle religieux n'est pas négligeable. L'affirmer suppose néanmoins que l'on soit en mesure de définir pour qui est construite la chapelle. Il semble pourtant que dans la grande majorité des cas les édifices de culte des doyennés ne furent destinés qu'à la familia, au besoin étendue, car tous ne devinrent pas des églises paroissiales (160).

La fonction défensive n'est pas absente des doyennés ; quelques-uns ne sont-ils pas appelés castrum? Il reste, qu'en dehors des centres domaniaux qui coïncident avec une forteresse, comme c'est le cas de Boutavant et Lourdon, les fortifications ne sont qu'un caractère secondaire. Parfois, comme à Bézornay, elles contribuent à structurer le site, mais en aucun cas cette fonction ne devient prééminente. Elle doit plutôt être comprise dans le cadre global du système défensif de l'abbaye en Clunisois, où les doyennés fortifiés participent à un système de sécurité et de contrôle du territoire (161).

La dernière fonction qui devait imprimer sa marque sur l'équipement immobilier des cours domaniales découlait de leur rôle agricole. Les doyennés étaient tout à la fois des centres de production et des

lieux de perception et de rassemblement des redevances en nature frappant les terres des dépendants: ils disposaient donc obligatoirement de locaux leur donnant d'importantes capacités de stockage ainsi que de bâtiments de transformation des matières premières agricoles. Ces constructions à usage économique comptaient des greniers, des granges et des celliers, des pressoirs, des fours, parfois aussi des viviers. Pour autant, chacun des doyennés ne possédait pas forcément toute la gamme de ces édifices, mais seulement ceux qui leur permettaient de répondre aux besoins de la familia et surtout aux missions de ravitaillement de l'abbaye imparties par les grandes constitutions du XIIe siècle, qui avaient fixé à chacun l'objet de ses productions prioritaires.

Typologie des cours seigneuriales clunisiennes.

Les têtes des domaines clunisiens se différencient d'abord par la diversité de leur implantation dans le paysage : les sites de plaine sont plus nombreux que les sites de hauteur, mais il est clair qu'il n'y a pas d'emplacement type et l'histoire de la constitution des domaines est sans doute le principal facteur explicatif des localisations : les premières donations, comme l'existence de bâtiments lors de l'arrivée des moines (attestée à Bézornay et probable à Mazille) ont dû définir bien des traits de la topographie des établissements que nous observons (162). Les sites sont le plus souvent assez isolés, et, sans rechercher le « désert », à l'image des granges cisterciennes, ne sont guère devenus des pôles de peuplement : seuls Mazille et Jalogny sont liés à une agglomération de quelque importance ; les autres sont entourés d'un habitat restreint (Chazelle, Laize, Malay, Saint-Hyppolite) ou sont restés complètement solitaires (Berzé).

Les plans de masses sont le plus souvent assez compacts : la contiguïté des corps de bâtiments ou, au minimum, leur étroite proximité, domine dans la plupart des doyennés. Pour autant, ils ne dessinent pas de figure régulière; rien ne rappelle en tout cas le schéma du prieuré claustral, où les bâtiments s'organisent plus ou moins strictement autour d'un espace central (163). Dans ces cours domaniales, on ne trouve

(160) J. Virey, Les églises romanes: en Clunisois, seraient devenues des églises paroissiales, généralement au XIIIe siècle, Chazelle (p. 158) et Saint-Hyppolite (p. 378).

(161) P. Garrigou Grandchamp, « Les fortifications », 1996, p. 4-43. (162) Sites de hauteur: Berzé, Bézornay, Boutavant, Lourdon, Mazille, Péronne. Sites de plaine ou de vallée: Malay, Saint- Gengoux;

sur une légère éminence: Chazelle, Laize, Saint-Hyppolite, Sercy; à mi-pente: Jalogny, Saint-Jean-du-bois. 4*

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pas même la régularité d'une cour rectangulaire bordée de bâtiments. L'éparpillement se constate dans la grange de Sercy et, semble-t-il, à Bézornay, mais la distribution est néanmoins un minimum ordonnée par l'adossement de certains édifices au mur d'enceinte. L'étendue des sites n'est vraiment mesurable que là où le tracé d'une clôture est restituable : à Bézornay elle est de 35 ares et de près de 25 ares à Sercy, au XVIIIe siècle; l'enclos actuel de Mazille est de 75 ares. L'état de conservation ne permet guère de mettre en évidence une structuration de l'espace interne hiérarchisant plusieurs zones, et notamment de constater la présence d'une basse-cour; tout au plus peut-on noter l'existence de ce zonage à Mazille et à Sercy (sur le plan terrier du XVIIIe siècle apparaît nettement une zone bâtie et une autre à usage de jardin).

La première caractéristique architecturale des ensembles bâtis sur les domaines clunisiens est sans surprise: la construction en pierre y règne sans partage et sa mise en œuvre témoigne d'une grande sûreté. Le Clunisois livrant dès le début du XIe siècle une profusion d'édifices très bien maçonnés, il eût été surprenant que la plus riche seigneurie ne se signalât point par un investissement conséquent dans le bâtiment (164). Dès le XIe siècle les rares éléments conservés, chapelles de Berzé et Bézornay ou petit logis de Mazille, illustrent le souci des moines d'équiper leurs domaines avec des édifices capables de durer et de témoigner du rang de l'abbaye. Au XIIe siècle, même une grange comme Sercy bénéficie d'un traitement plutôt somptueux pour sa porterie, tandis que les doyennés possèdent une chapelle, d'une taille appropriée à sa situation: elle est petite à Bézornay et Chazelle, mais de bonnes dimensions à Saint-Hyppolite [la familia y est nombreuse), à Malay, ainsi qu'à Jalogny au XIIIe siècle.

Aucun ensemble ne s'est conservé intégralement, qui permettrait de donner une vision du doyenné type. D'ailleurs a-t-il existé ? Il nous paraît plutôt, à la lecture des sources comme à l'observation des monuments, qu'il n'y eut pas de norme: chaque site fut équipé au regard de ce qui était attendu de lui, des dominantes et des circonstances.

Peut-être est-ce la raison de leur inégale mise en défense. À l'exception de Lourdon et de Boutavant (à partir de 1237), châteaux forts et doyennés en même temps, il n'y a guère trace de fortifications dé

veloppées qu'à Bézornay, à Laize et à Mazille, qui bénéficièrent d'une enceinte avec chemin de ronde au moins vers 1100 pour le premier et aux XIIIe et XIVe siècles pour les autres ; d'ailleurs, si Bézornay est bien qualifié de castrum, les deux autres ne le sont pas. Les doyennés n'en apparaissent pas moins souvent comme des ensembles clos, ainsi qu'en témoigne aussi la grange de Sercy, et il est vraisemblable de les imaginer tous fermés de murs à l'image des manoirs laïcs, mais non pas systématiquement points d'appui fortifiés. À cet égard, les exemples de porterie conservés à Bézornay, Malay et Sercy témoignent autant d'une convention, matérialisant l'entrée de la cour domaniale, que d'un souci de sécurité, malgré la présence d'un chemin de ronde à Sercy (165); à Bézornay elle ne deviendra un véritable organe de défense qu'après sa surélévation et son renforcement par bretèche et pont-levis. Si quelques sites présentent une tour, il ne paraît pas, à la différence de la chapelle, qu'elle soit une figure obligée, ni surtout qu'elle ait une seule fonction. La tour carrée de Laize, qui date de la deuxième moitié du XIIe siècle, est habi table et paraît plus ostentatoire que guerrière (fig. 23). En revanche, à Bézornay, à partir du XIVe siècle, il s'agit bien de tours de défense, reliées à un mur mer- lonné, et défendant porte et poterne.

La typologie des logis fait apparaître une certaine variété dans leur implantation. Plusieurs doyennés ont des logis accolés à la chapelle: à Chazelle et à Saint- Hyppolite il est contigu au transept et forme donc un L avec le sanctuaire; il est dans son prolongement à Mazille (166). Dans d'autres cas, il en est nettement séparé, comme à Laize, où il est accoté à une tour; à Jalogny le logis roman est indépendant, au sud du chœur, et ne devient contigu qu'au XIVe siècle (fig. 24). En général, il semble que le logis et la chapelle n'aient pas été adossés au mur de clôture. Les logis se différencient aussi par leurs dimensions, mais tous ne comportent qu'un seul étage.

(163) II n'existe aucune preuve venant étayer l'assertion de J. Evans, selon laquelle chaque doyenné « comportait une chapelle, un cloître et également un logis des hôtes » (Monastic Life, p. 68).

(164) Un exemple précoce (1074) de logis en pierre accolé à une église est cité par G. Duby: « domum lapideam obtimam adhe- rentem eisdem ecclesie », La société, 1971, p. 77, note 127.

(165) Autre porterie romane, implantée à cheval sur un mur de clôture, à Lancharre (commune de Chapaize). (166) Une telle disposition se retrouve dans plusieurs domaines monastiques des environs de Cluny, à Uchizy, à Saint- Romain-des-

Iles et peut-être à Domange, commune d'Igé.

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DOYENNÉS ET GRANGES DE L'ABBAYE DE CLUNY 107

Cl. Jean-Denis Salvèque FIG. 23. - LAIZE :

Tour du XIIe siècle, accolée au logis

Les grandes absentes des sites étudiés sont les dépendances proprement destinées aux fonctions agricoles. Il faut se tourner vers les textes pour compléter le tableau: en 1272, près du doyenné de Chevignes, l'exemple de la prévôté est particulièrement parlant; elle comprend moulin, cuisine, pressoir, chambres : « molendinum... cum appendiciis, coquinam et duas caméras sitam inter coquinam et illam juxta torcular et preposituram de Chivignes » (167). La Côte d'or, à Beaune, Fixin, Gilly-les-Vougeot et au Clos-Vougeot, conserve diverses constructions dans des cours seigneuriales qui pourraient permettre d'utiles

sons, si elles étaient mieux étudiées (168). Toutes montrent que le soin apporté à la construction s'étend aux pressoirs, moulins, celliers et granges, le plus souvent installés dans de vastes bâtiments, en forme de halles charpentées à plusieurs vaisseaux.

Résidences ecclésiastiques et résidences laïques.

Pour achever de caractériser le programme particulier de ces « cours seigneuriales » monastiques et sa matérialisation, il n'est pas inutile de souligner les traits qui les distinguent des résidences laïques. Bien que celles-ci soient mal étudiées en Maçonnais et

FIG. 24. -JALOGNY: Logis des XIIe et XIVe siècles, au sud de l'église

(Dessin M. Bouillot)

(167) C 5174. A Vissandon, en 993, il est fait allusion aux greniers seigneuriaux, granicam dominica: C 1951.

(168) Beaune: cellier du XIIIe siècle dans l'hôtel des ducs. Fixin: domaine viticole de Clairvaux avec porterie et grand logis du XIIIe siècle au dessus d'un cellier et d'un pressoir. Gilly-les-Vougeot: cellier du château, XIIIe siècle. Le Clos Vougeot: cellier monastique du XIIIe siècle. Un peu plus au nord, le vaste cellier cistercien de Colombé-le-Sec (Aube) donne une autre illustration des grands bâtiments agricoles du XIIIe siècle. &

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108 P. GARRIGOU GRANDCHAMP, A. GUERREAU, J.-D. SALVÈQUE

qu'il n'y ait que peu d'éléments de comparaison pour les XIIe et XIIIe siècles, certaines différences sont néanmoins manifestes.

Ainsi en est il de l'importance de la chapelle: elle ne fait normalement pas partie des manoirs laïcs avant le XIVe siècle et plus encore le XVe siècle, alors qu'elle est présente dans tous les doyennés; il faut se tourner vers les demeures des principaux châtelains, tel Berzé-le-Châtel, pour que la chapelle apparaisse, et parfois, comme précisément à Berzé, sous la forme monumentale d'un édifice à deux niveaux, datant de la fin du XIe siècle (169). Une certaine prudence s'impose néanmoins en la matière, vu le manque d'étude sur les résidences de moindre importance. Ainsi, en Avallonais, des chapelles sont attestées à Cisery et Pisy, résidences de moyenne importance du XIIIe siècle (170).

En ce qui concerne la fortification, l'image du doyenné, du castrum ou de la grange paraît se différencier de la résidence fortifiée du chevalier voisin. Effectivement appelée domum fortem au XIIIe siècle, celle-ci est généralement entourée de fossés et comporte parfois une motte (171). Aucun vestige de fossé n'a été repéré dans les doyennés, sinon peut-être à Bézornay, et aucune motte (avant l'acquisition de la Vieille-Bussière en 1320). En revanche, la tour est bien présente dans ces établissements monastiques : à Laize, comme annexe du logis, à Bézornay, comme porterie du castrum, ces tours répondent aux tours chevaleresques, qui se dressent dans la campagne, voire aux portes de Cluny, telle la tour des Damas (172).

Par d'autres côtés, les doyennés ne se séparent guère des demeures laïques : ainsi de l'importance de certains logis, qui les égale aux châteaux (Mazille), ou de la présence d'une tour habitable (Laize) ; la disparition de celui de Berzé-la-Ville, résidence préférée de saint Hugues à la fin de sa vie, nous prive en revanche d'un point de comparaison essentiel. La qualité de la construction des doyennés est le signe de la richesse du seigneur et du savoir-faire des équipes employées ;

sur ce point, elle est comparable à celle des sièges des principales châtellenies, mais surpasse de loin le niveau technique des maisons des simples chevaliers (173).

Appartenant sans ambages à l'horizon des demeures seigneuriales du Clunisois, les doyennés monastiques sont des manoirs, au sens de sièges d'un domaine, mais d'un type particulier, marqué d'une empreinte religieuse et inégalement fortifié. Pour autant, dans ce bilan, il convient de ne pas surévaluer la typologie; les sources attestent le caractère peu contraignant des normes; l'équipement des opulents manoirs clunisiens reste dicté par les nécessités de chaque site et le rôle qui est assigné au domaine.

Doyennés, castra et granges, les modes de contrôle et d'exploitation du domaine vus à travers les sources et les édifices conservés illustrent de façon convaincante la mise en place du système domanial clunisien et le rôle des doyennés. Pour autant, il serait prématuré d'affirmer que l'échantillon étudié est assurément représentatif. Un élargissement et une systématisation de l'enquête, possibles dans une zone où les établissements sont particulièrement nombreux, préciseraient, à n'en pas douter, la physionomie de ces cours seigneuriales. L'étude des trois sites a permis de poser de solides jalons.

On ne peut pas conclure sans rappeler d'abord le contraste entre l'abondance de la documentation écrite à Cluny et en Bourgogne du sud pour les Xe-XIIIe siècles et l'indigence de la mise en ordre érudite de cet ensemble de textes, indigence qui entrave gravement l'exploitation historique, et qui est sans doute l'une des causes des erreurs de chronologie et, partant, d'interprétation, que l'on relève, sur le sujet qui nous occupe, dans les travaux d'André Déléage et Georges Duby (174).

Le flux des donations à Cluny, d'abord relativement modeste, commença à gonfler dans les années

(169) Autres exemples régionaux de chapelles castrales romanes à deux niveaux à Châtillon d'Azergues et Montmelas (Rhône). (170) V. Petit, Description des villes et campagnes du département de l'Yonne. Arrondissement d'Avallon, Auxerre, 1870; rééd. Paris:

Guenégaud, 1971, p. 104-105 (Cisery) et 118-123 (Pisy). (171) C 5127 (1266) : « ... domum fortem de Curciaco », appartenant aux Merze. C 4690 (1235) : « ... domum inter Domeiige et Ygi...

qui est lossatum ». C 5074 (1264) : « ... domum... et motam ». (172) C 5051 (1262) : les enfants de Jacques du Bois tiennent une vigne « ... sitam ante turrim Dalmacii... in territorio Ruffiaco », c'est-

à-dire 500 m à l'ouest de Cluny; il semble que ce Dalmace puisse être assimilé à un membre de la puissante famille des Damas: G. Duby, La société, 1971, p. 127.

(173) Le niveau technique de la construction des châteaux de la fin du XIe et du XIIe siècles est bien illustré par la partie de l'enceinte contiguë à la chapelle de Berzé-le-Châtel. Pour les maisons-fortes de chevaliers, voir Bourgogne médiévale. La mémoire du sol, Catalogue de l'exposition, Dijon, 1987, p. 186-200.

(174) Les redatations du chanoine Chaume sont parues trop tard pour que Déléage puisse en prendre connaissance en temps utile avant la publication de sa thèse et sa mort prématurée ne lui a pas permis de procéder lui-même aux rectifications nécessaires. Aussi sa

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940 et s'amplifia dans la seconde moitié du Xe siècle. On a malheureusement très peu d'indices sur la manière dont les clunisiens utilisèrent au Xe siècle les terres et la main d'oeuvre servile qu'ils reçurent en si grande abondance. Il n'est pas impossible que quelques centres secondaires aient émergé, ce pourrait être le cas de Bézornay juste avant l'an Mil, mais la liste des biens clunisiens dans la bulle de Grégoire V (998) ne signale aucune hiérarchie. Au surplus, Maria Hillebrandt a bien noté le cas particulier de Lourdon, qui est le premier endroit où apparurent d'abord obedientia, puis decanus; tout se passe comme si Lourdon, principal des centres domaniaux les plus proches de Cluny, avait servi de banc d'essai, avant que ce type d'organisation se généralise et se systématise, dans la seconde moitié du XIe siècle, sous l'abbatiat de saint Hugues. Les détails sur les decani qui apparaissent alors dans les coutumiers d'une part, la grande opération de la Grange-Sercy d'autre part, montrent que cet abbé joua un rôle clé dans la mise en place du système domanial clunisien.

On doit souligner également que ces efforts intervinrent dans une conjoncture rurale spécifique: la fin de l'élargissement des surfaces cultivées, et la stabilisation du paysage agraire. L'amélioration de la structuration du système domanial était aussi une forme d'adaptation à cette nouvelle conjoncture, mais celle- ci n'était qu'un moment, et l'évolution se poursuivit. Il ne semble pas déraisonnable de faire l'hypothèse que les difficultés rencontrées par Pierre le Vénérable n'étaient peut-être pas tant dues au comportement antérieur des clunisiens eux-mêmes qu'à une série de transformations des campagnes auxquelles il fallait adapter l'organisation domaniale: la fin du servage, l'encellulement et l'apparition des communautés rurales ne furent probablement pas des mouvements sans conséquence. Dès lors, rien n'interdit de supposer que la méthode consistant à faire correspondre des périodes de l'année et des doyennés (élaborée à l'époque de Pierre le Vénérable) ait été une forme d'adaptation à ce nouvel environnement. L'enquête d'Henri de

Blois au milieu du XIIe siècle offre, à beaucoup d'égards, un tableau qui comporte une majorité de traits d'allure carolingienne, notamment les fortes différences entre la culture des domaines et celle des te- nures, mais elle montre aussi les efforts en faveur de l'élevage et d'une plus exacte appréciation du potentiel de chaque domaine particulier.

Les clunisiens disposaient de revenus très copieux, excédentaires à tous égards, ce qui leur permit de mettre à profit diverses occasions pour continuer à agrandir leur domaine jusqu'au XIVe siècle ; en proposant des sommes substantielles, ils parvinrent à rester en paix avec les potentats laïcs ou ecclésiastiques locaux, dont cette richesse étalée excitait l'avidité, mais aussi à absorber plus ou moins complètement nombre de domaines laïcs dont les détenteurs perdaient pied pour diverses raisons. Le choc de la peste et les troubles de la guerre de Cent Ans brisèrent cette dynamique, sans cependant abattre la structure, qui perdura plus de trois siècles, demeurant jusqu'à la fin une puissance foncière exceptionnelle. L'orientation vers des baux à ferme à partir du XVe siècle n'empêcha pas le maintien d'une part importante d'exploitation directe, ou au moins « à part de fruit », ce qui permettait de tirer parti des conjonctures favorables.

L'examen un peu plus détaillé de trois établissements a surtout permis d'éclairer l'extrême diversité des situations particulières. Ces trois ensembles proches de l'abbaye se sont mis en place à des moments et selon dès modalités complètement différents. Mazille illustre une donation massive, de type carolingien; Bézornay montre l'abbaye, déjà riche, se constituant une sorte de point d'appui, à vocation multiple : une chapelle, un centre domanial protégé, un lieu de concentration des redevances ; à Sercy enfin, acquisition volontariste, sous l'autorité de l'abbé Hugues de Semur, d'un vaste ensemble foncier réunifié et restructuré, avec élimination de l'habitat antérieur et concentration exclusive sur la fonction d'exploitation agricole directe. La notion unificatrice de doyenné tendit à gommer quelque peu

chronologie des doyennés [La vie rurale, pp. 428-429) est fausse, car, sauf Lourdon, il n'y a pas de doyenné avant le milieu du XIe siècle. Georges Duby ne vérifia rien, reprit les dates erronées de Déléage, et passa ainsi à côté d'une observation essentielle quant à l'importance de la seconde moitié du XIe siècle ; il repéra bien la création de la Grange-Sercy, et insista sur son importance, mais ne remarqua pas la mention du preceptum domni hugonis, et rata derechef une information cruciale quant au rôle de cet abbé. Au total, la chronologie proposée dans « Le budget de l'abbaye de Cluny entre 1080 et 1155. Économie domaniale et économie monétaire » [Annales, E.S.C., 7-1952, p. 155- 171 ; repris dans Hommes et structures, Paris-La Haye, 1973, p. 61-82) doit être entièrement revue, car elle ne correspond pas à ce qu'on trouve dans les documents. Utiliser la notion de déviation pour caractériser l'abbatiat de saint Hugues est un contresens. Au demeurant, l'analyse de la constitucio expense que le même auteur proposa dans « Un inventaire des profits de la seigneurie clunisienne à la mort de Pierre le Vénérable » [Studia anselmiana, 40-1956, p. 129-140; repris dans Hommes et structures, p. 87-101) laisse échapper les informations les plus substantielles contenues dans ce document, qui nécessite autre chose qu'une lecture cursive (A. Guerreau, « Douze doyennés »). Il faut cesser de faire comme si l'histoire économique de la Bourgogne méridionale aux xe-xile siècles était suffisamment éclairée, et rouvrir ce chantier (difficile) à nouveaux frais.

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110 P. GARRIGOU GRANDCHAMP, A. GUERREAU, J.-D. SALVÈQUE

cette variété originelle, sans cependant l'effacer: les aptitudes agricoles, qui dépendaient autant de l'emplacement précis que de la nature des biens, demeurèrent distinctes, et ce fut justement un des mérites de Pierre le Vénérable de savoir rechercher la meilleure adaptation. La relative pauvreté de la documentation pour l'époque moderne, et surtout la quasi-absence de recherches sur cette période, interdisent une appréciation nuancée de l'évolution durant cette longue

riode. Les indices qu'on peut tirer de l'éclairage ultime, en 1791, suggèrent une certaine permanence: de ces trois domaines, l'un fut acheté par un paysan du cru, le second par un petit notable rural d'une paroisse peu éloignée, le troisième (sans doute le plus productif), par un affairiste, alors même que les prix de vente étaient tous du même ordre de grandeur. De cette brève esquisse ressort surtout l'intérêt qu'il y aurait à poursuivre l'enquête.

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Fbrxerie

Plan R-l

Dessous ! escalier

Grande salle basse B

PL. I. -MAZILLE: restitution du plan au sol et du plan du pignon nord du corps C au niveau de la cave

(bâtiment A : sont indiqués les percements conservés en partie haute ; porte P2 créée lors de la construction de C. Les parties restituées

ou complétées sont rendues par une trame mouchetée) (Dessin Jean-Denis Salvèque, d'après les relevés d'E. Impey, D. Barge et Jean-Denis Salvèque).

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Grande salle haule

ra:

ra:

PL. II. - MAZILLE: Restitution du plan de l'étage (portes P4 et P5 percées lors de la construction de C ;

les parties restituées ou complétées sont rendues par une trame mouchetée) (Dessin Jean-Denis Salvèque; d'après les relevés d'E. Impey, D. Barge et Jean-Denis Salvèque).

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PL. III. - MAZILLE: Élévation des faces sud des corps de logis A et B (Les dispositions intérieures sont indiquées en pointillés.

Les parties restituées ou complétées sont rendues par une trame mouchetée) (Relevé et dessin Jean-Denis Salvèque)

PL. IV. - MAZILLE : Elévation des faces orientales des corps de logis B et C et du pignon nord de C

(Les dispositions intérieures sont indiquées en pointillés. Les parties restituées ou complétées sont rendues par une trame mouchetée)

(Relevé et dessin Jean-Denis Salvèque)