Douleurs pensées, douleurs vécues Itinéraire ethnographique

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Spica L. Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique ETHR11 Université de Provence Aix-Marseille 1 Département d’Anthropologie MASTER 1 PROFESSIONNEL « Anthropologie & Métiers du Développement durable » ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique Douleurs pensées, douleurs vécues Itinéraire ethnographique Laura Spica Sous la direction de Yannick Jaffré et Jacky Bouju 2007– 2008 Juin 2008 1

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Université de Provence Aix-Marseille 1 Département d’Anthropologie

MASTER 1 PROFESSIONNEL « Anthropologie & Métiers du Développement durable »

ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique

Douleurs pensées, douleurs vécuesItinéraire ethnographique

Laura Spica

Sous la direction de Yannick Jaffré et Jacky Bouju

2007– 2008

Juin 2008 1

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Université de Provence Aix-Marseille 1 Département d’Anthropologie

MASTER 1 PROFESSIONNEL « Anthropologie & Métiers du Développement durable »

ETH R11 Mémoire de recherche bibliographique

Douleurs pensées, douleurs vécuesItinéraire ethnographique

Laura Spica

Sous la direction de Yannick Jaffré et Jacky Bouju

2007– 2008

Les opinions exprimées dans ce mémoire sont celles de l’auteure et ne sauraient en aucun cas

engager l’Université de Provence, ni les directeurs de mémoire.

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Comment justifier la vie, qui est souffrance et cri ? Comment justifier la vie,"méchante matière malade", elle qui vit de sa propre souffrance et de ses propres cris ?

La seule justification de la vie, c'est le Savoir, qui est à lui seul le Beau et le Vrai.

Gilles Deleuze, Critique et clinique, 1993

Le circuit de l'être est brisé et le temps vient à ses yeux se condenser dans la qualité émotive d'un

seul instant vivant : celui de l'arrachement. Conscience aiguë de l'instant, de sa précarité et son

intensité. Mais pour les autres le temps continue de dérouler son flux tandis qu'elle s'enferme dans

une expérience de coupure radicale, placé dans un temps creux, un trou du temps. Cette durée,

muée en un instant arrêté prélevé sur le continu, devient instant perpétuel – ou perpétué dans la

glaciation du souvenir de la douleur et de souvenir de sa mortalité.

Jérôme Porée, La philosophie à l'épreuve du mal – Pour une phénoménologie de la souffrance, 2000

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Mes remerciements vont droit à celles et ceux qui ont dirigé,influencé et nourri la réflexion qui fait la trame de ce mémoire

J'adresse mes plus vifs remerciements à messieursYannick Jaffré et Jacky Bouju dont la généreuse disponibilité,

les orientations méthodologiques et les remarques lumineusesm'ont été infiniment précieuses

J'ai plaisir également à remercier l'équipe de travail de l'Inserm-Ors aveclaquelle j'ai le privilège et la liberté d'apprendre et d'échanger au quotidien

J’exprime chaleureusement ma gratitude à Mila qui a pris à coeurde me lire et me critiquer et dont l'entourage intellectuel et amical

m’est d'une grande fraîcheur

Je souhaite également témoigner ma reconnaissance à mes amis et collèguesJulien et Pauline, pour la matière de nos échanges et leur présence infaillible

Bravant le cliché, je remercie ma maman qui a collectionnéla plupart de mes coquilles et corrigé mes fautes de frappe

Last but not least, c'est un merci en filigrane que j'exprimeen continu à celui qui chaque jour les rend plus radieux

Ce travail a été facilité par le soutien de l'UMR 912 Inserm qui m'a offert le prétexte de travailler sur cette thématique et permis de le faire dans les meilleures conditions.

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Sommaire

INTRODUCTION ..................................................................................................................... 9

1. PENSER LA DOULEUR EN SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES : CANEVAS NOTIONNEL ......................................................................................................................... 18

1.1 HISTORICITÉ DE LA DOULEUR EN OCCIDENT.................................................................................181.1.1 DE LA DOULEUR SOUS L’ANTIQUITÉ GRÉCO-ROMAINE...................................................................191.1.2GÉNÉALOGIE D’UN PÉCHÉ .....................................................................................................201.1.3 DE L'USAGE ET DES PRATIQUES DE LA DOULEUR À L'ÉPOQUE FÉODALE............................................221.1.4 CRÉATION DE L’INDIVIDU......................................................................................................251.1.5 DE L’UNION DE L’ÂME ET DU CORPS .......................................................................................261.1.6 DÉFINITION ENCYCLOPÉDIQUE DE LA DOULEUR EN LANGUE FRANÇOISE EN 1690................................281.2 LA DOULEUR, OBJET DE REPRÉSENTATIONS SOCIALES ET CONCEPTUALISATION SCIENTIFIQUE...................281.2.1DE LA PENSÉE CONCEPTUELLE................................................................................................291.2.2 LA DOULEUR, UNE PERCEPTION: ÉTAT DES QUESTIONS DANS LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE....................331.3 LA DOULEUR : DE L’ORDRE SOCIAL ET DE L’ORDRE BIOLOGIQUE.......................................................451.3.1 MAINTENIR L'ORDRE SOCIAL : LA DOULEUR COMME INSTRUMENT RATIONNEL ....................................451.3.2 DU DÉSORDRE BIOLOGIQUE DE LA DOULEUR: RÉTABLIR UN ORDRE SOCIAL..........................................49

2. DOULEUR ET MÉDECINE : UNE RÉCENTE VOLTE FACE ........................................... 55

2.1 JALONS DANS LA MÉDECINE ....................................................................................................552.1.1 MÉDECINE ET EGLISE : UN OBJET EN PARTAGE..........................................................................552.1.2 CONCEPTIONS MÉDICALES ET PHILOSOPHIQUE DE LA DOULEUR SOUS LE RÈGNE DES LUMIÈRES...............572.1.3 LES GRANDES DÉCOUVERTES DU XIXE SIÈCLE...........................................................................602.1.4 LES DÉBATS SUR L'ANESTHÉSIE..............................................................................................612.1.5 DE LA DOULEUR EXPÉRIMENTALE À LA DOULEUR CLINIQUE.............................................................622.2 SOIGNER LA DOULEUR : ÉMERGENCE D’UN MONDE SOCIAL CONSACRÉ................................................632.2.1 CONSTITUTION D’UN PROJET : ÉLABORATION D’UN NOUVEL OBJET MÉDICAL.........................................632.2.2 LES DIMENSIONS DE LA SOUFFRANCE DU MALADE DOULOUREUX CHRONIQUE .......................................682.2.3 LE CAS PARTICULIER DE LA DOULEUR CANCÉREUSE ......................................................................692.3 POSTURE ETHNOGRAPHIQUE ET LECTURE SOCIÉTALE ......................................................................712.3.1 VIVRE AVEC UNE DOULEUR CHRONIQUE : POSTULATS ET PARADIGMES D’ENQUÊTE................................712.3.2 UNE BOITE À OUTIL CONCEPTUELLE.........................................................................................762.3.3 NORMALISATION DU RÔLE SOCIAL DU DOULOUREUX CHRONIQUE......................................................832.3.4 SOUFFRANCE ET DOULEUR : UNE PERSPECTIVE « ULTRAMODERNE"..................................................93

CONCLUSION ...................................................................................................................... 97

BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................ 101

TABLE DES ANNEXES ...................................................................................................... 117

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Introduction

« La douleur n’est pas une fatalité ». Il ne s'agit pas là d’une réfutation de la théodicée ontologique du

mal, mais c'est sur ce ton quelque peu millénariste qu'est annoncée la “philosophie” des plans de lutte

contre la douleur que Bernard Kouchner a initié voilà maintenant dix ans en France1. Cette assertion fait

écho à l’aphorisme qui veut que la seule fatalité soit celle qui nous sera finalement fatale. Par cette

préférence de mot, Kouchner insinue – tout à fait explicitement – combien la douleur est partout et

depuis longtemps perçue et vécue comme un phénomène inéluctable et que de fait, la résignation et la

souffrance l’accompagnent. Lutter contre la douleur, la prévenir et la soulager est désormais rendu

possible : la science et la technique sonnent le glas de la somme des injustes douleurs et de la gratuité

criante de la souffrance.

Deux plans de cette lutte contre la douleur ont successivement2 cédé la place à un « Plan d’amélioration

de la prise en charge de la douleur » (2006-2010), opérant un glissement significatif dans

l’appréhension du phénomène. Ainsi le premier plan avait pour objectif affiché « d'instaurer "une culture

de la lutte contre la douleur" 3» dans un paysage scientifique et médical fraîchement préoccupé par ce

qui est alors depuis peu un objet de recherche avéré : en témoignent les nombreux congrès et

expositions sur la douleur du début des années 1990 en France4, dont les opportunités de financements

ont permis d’abondantes publications et programmes de recherches de tous horizons disciplinaires. La

douleur n’est plus simplement un symptôme « normal » et passager dont la valeur d’utilité serait le signe

manifeste et diagnostic de la maladie : elle peut durer bien au-delà du traitement de la pathologie initiale

et s’installer durablement dans la vie des personnes. Ainsi cette douleur « rebelle » au temps et au

traitement, à la volonté du patient et à son contrôle par le médecin, devient un syndrome douloureux

chronique5. Distinguée de la douleur aiguë, elle est dorénavant une « maladie en soi », une entité

pathologique qu’il est nécessaire de traiter comme telle par le biais d’une médecine clinique qui

s’adresse à elle en première instance. La lutte contre la douleur vise également et explicitement le

soulagement et la prévention des douleurs aiguës qui accompagnent les maladies, ainsi que celles

induites par les actes médicaux douloureux6. En effet ces douleurs souvent violentes sont susceptibles

de provoquer, par atteinte du système nerveux périphérique, des douleurs neuropathiques7 durables et

des comorbidités psychologiques importantes dont la prise en charge est autrement plus complexe et

coûteuse que leur prévention. Le projet d’instaurer au sein du monde médical une « culture de la lutte

contre la douleur » en tient compte ; il prévoit ainsi de rendre légitime et d’encadrer techniquement et

1 En 1998, Bernard Kouchner est Secrétaire d’Etat chargé de la Santé et de l’Action Sociale du gouvernement Jospin.

2 1998-2000 et 2002-2005.

3 Les grands points de ces Plans et Programmes nationaux ainsi que les résultats synthétiques de leurs évaluations se trouvent en annexes.

4 En 1993, l’International Association for the Study of Pain créée aux Etats-Unis en 1973 tient à Paris son premier congrès, talonnée par l’Institut pour la Coopération Scientifique Internationale qui organise une grande exposition sur la douleur réunissant d’éminents spécialistes.

5 C'est-à-dire un ensemble de symptômes formant un tableau clinique.

6 Les douleurs provoquées par les soins sont appelées « iatrogènes » et constituent à elles seules 29% des causes identifiées par les personnes concernées par la prise en charge de la douleur en France, selon le rapport des Etats Généraux de la douleur de 2003.

7 La douleur neuropathique périphérique résulte d’une lésion traumatique du système nerveux périphérique, elle est une réponse douloureuse sans stimulus et de fait, ne se traite pas par antalgique comme les douleurs nociceptives (exemple douleur du membre amputé) – Voir en Annexes A les différentes douleurs.

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juridiquement le refus de souffrir des malades tout au long du parcours de soin et au-delà, et d’organiser

autour de cet enjeu « humaniste, éthique et digne »8 une priorité professionnelle chez les soignants.

Le second plan quadriennal est ainsi appuyé par la mise en place de chartes et de lois proclamant le

droit fondamental des malades à se voir soulagés de leurs douleurs9. Un « Contrat d’engagement

contre la douleur » lie désormais les usagers hospitalisés et les professionnels de santé tandis que des

Etats Généraux de la Douleur sont structurés au sein de ce second plan, constituant un organe de veille

et de promotion du « mieux-être » des patients10. Le dernier programme (2006-2010) vise à asseoir les

acquis de ces changements notables en matière d’enjeux de santé publique, redéfinis par de nouveaux

critères de qualité de prise en charge globale. Articulé avec le Plan Cancer (2003-2007), l’accent est

mis désormais sur « l’amélioration de la qualité de vie de toutes celles et ceux qui souffrent d’une

maladie chronique »11. Cette nouvelle priorité illustre manifestement une évolution des pratiques

médicales, et fait de l’amélioration de la qualité de vie une « exigence légitime de toute personne

malade »12.

Ainsi la douleur n’est-elle plus une « fatalité », un sort inéluctable ; par glissement, plus personne ne

doit la « subir » et tous les moyens doivent être mis en œuvre pour la « combattre ». Un véritable

arsenal est déployé : l’accent est porté sur la formation du personnel soignant13( médecins et

infirmières) et des dirigeant (directeurs d’établissements de santé, inspecteurs des DDASS et

DRASS14), les structures de prise en charge des patients douloureux sont développées15, des réseaux

de soins ville-hôpital sont créés ainsi que des Comités de lutte contre la douleur (CLUD), tandis que le

carnet à souche16 a disparu pour faciliter la prescription d'opiacés et que le nombre de pompes à

morphine a augmenté. D’autre part les patients ont été incités par plusieurs campagnes d’information à

parler librement de leur douleur tandis les patients hospitalisés reçoivent lors de leur admission la charte

des patients, un « carnet douleur » ainsi qu’une réglette d’autoévaluation de leur douleur. Une feuille

d’évaluation est également intégrée au dossier de soin tandis que des protocoles de prise en charge

sont affichés dans le bureau des infirmiers, qui peuvent débuter un traitement antalgique en l’absence

d’un médecin.

Malgré tous les moyens mis en oeuvre (26 millions d'euros pour le plan en cours) la douleur est la

première cause de consultation médicale en France, les molécules antalgiques sont les plus

consommées et 78% des français interrogés lors de l’enquête nationale des Etats Généraux de la

Douleur ont été confrontés personnellement à la douleur au cours de l’année passée17. S’ils sont 80% à

8 Xavier Bertrand, Ministre de la Santé et des Solidarités, Préface du Plan d’amélioration de la prise en charge de la douleur 2006-2010.

9 Loi n°2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, art. L. 1110-5 du code de la santé publique.

10 Ce rôle est joué par un Collectif Interassociatif sur la Santé (CISS) composé de 26 associations françaises.11 Xavier Bertrand, Ibid.

12 Ibid.

13 Notons la création d’un diplôme en algologie, médecine spécialisée dans le traitement de la douleur.

14 Direction Départementale et Régionale des Administrations Sanitaires et Sociales

15 D’après le recensement de 2006, il existe plus de 200 structures, contre 178 en 2004 et 96 en 2001

16 Les antalgiques sont les médicaments les plus prescrits en France et le volume de cette consommation augmente considérablement depuis l’an 2000, selon les Etats Généraux de la Santé. Leur prix de vente a également augmenté (entre 13.6 et 15% en moyenne, et 59% pour certains anti-inflammatoires d’usage courant)

17 Pour cause de maladie (32%), d’accident (20%), des suites d’actes chirurgicaux (15%) et d’autres douleurs induites par les

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s’être fait prescrire des antalgiques au moins une fois dans l’année, seuls deux sur dix déclarent que

leur douleur a été soulagée. Néanmoins, seul un français sur deux estime que la prise en charge de la

douleur est une priorité de santé ; mais ils sont 96% à estimer nécessaires des progrès conséquents en

la matière.

Les évaluations des plans de lutte contre la douleur et les nombreuses enquêtes et programmes de

recherche le constatent et le déplorent : il perdure toujours des « obstacles » et des « barrières » au

soulagement et à la prise en charge efficace de la douleur. Si les réticences des soignants à l’égard de

la prescription d’antalgiques de niveau III (dont les opiacés et morphiniques en soins palliatifs) sont

établies par nombre d’enquêtes (Peretti-Watel, Bendiane 2005), les peurs, craintes et résistances

multiples des patients sont invoquées à l’endroit des “refus” de soulager la douleur et de coopérer avec

les équipes soignantes : « Derrière la mesure parcimonieuse avec laquelle sont encore parfois

administrés les analgésiques, derrière les raisons proprement médicales qui peuvent empêcher de

soulager les douleurs post-opératoires, est-il bien sûr qu'il n'y ait pas encore d'obscurs, d'inavouables

attendus (...) ?» (Rey 1993: 377)

Les sciences humaines et sociales sont alors appelées en renfort : qu’ont-elles à proposer face à cette

situation visiblement tissée “d’obstacles” et de “barrières”, cousue d’incompréhension et de résistance

obscure souvent imputables au registre des “croyances”, et aux catégories flottantes de la “culture” et

du “social” ? La lecture de l’anthropologue, qualitative s’il en est, fait figure d’arbitrage ultime à même

d’apprécier la qualité et la nature véritable de ces obstacles, le sens commun étant suspecté d’en

dissimuler la vérité. On attend donc de son intervention la “révélation” de ces “vérités”, pourvu que cela

permette de réduire le champ des inconsécutions qui entravent inutilement la prise en charge de la

douleur. Il s’agirait donc d’un défaut de langage commun et consensuel de la douleur, une tour de Babel

de la souffrance qu’un décodeur des logiques de l’homme résolverait grâce à des outils conçus pour.

L’anthropologue peut-il et doit-il, comme on l’y invite souvent, faire office de traducteur entre ce que l’on

a coutume de distinguer comme relevant d’un monde “savant” et de la pensée “ profane” ?

Disons d’emblée que les sciences sociales ne détiennent rien d’une “vérité en dernière instance que le

chercheur aurait pour mission de dévoiler ou de découvrir”. D’abord, il n'existe bien sûr pas quelque

chose qui tienne d’une vérité absolue et que l'on pourrait parvenir à extraire d’une quelconque

profondeur. Ensuite, les sciences humaines et sociales, parce qu'elles appartiennent au monde humain

et social, n'en donnent jamais une interprétation objective, d’aucuns ne s’en défendent.

Comme le rappelle Bauman à propos du projet de la sociologie, les sciences sociales ont soutenu un

effort constant au cours des deux derniers siècles pour se faire reconnaître comme des sciences

interprétatives de la réalité existante18 et démontrer leur capacité à savoir pour prévoir, prévoir pour

pouvoir19. Dans la société moderne qui a vu s’épanouir la sociologie, “ tout ce qui résiste au pouvoir

humain de choix constituait un délit, un casus belli et un appel aux armes”. C’est donc marquées de ce

sceau que les sciences prenant pour objet la “réalité humaine et sociale” ont prétendues connaître leur

objet “pour mieux le désarmer : dérober à l’objet son mystère équivalait à dérober son tonnerre à

soins qu’ils ont reçu en traitement initial (14%). Enquête 200618 Soit “le segment de la mise en place de l’action, jusque là non pénétré, opaque et obscur, dès lors sans entrave et, pour

l’instant, ingérable”, Bauman 2002:1019 Auguste Comte, Ibid: 9

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Jupiter. Un objet connu n’opposerait plus aucune résistance ; ou du moins, on pouvait anticiper celle

qu’il risquait d’opposer, prendre les précautions nécessaires et prévenir son impact”. C’est donc une

finalité de savoir qui sert l’objectif de pouvoir ; pouvoir anticiper, éviter des obstacles, mais aussi

planifier et prévoir pour mieux pouvoir encore. Les débats récents sur l’utilité des sciences humaines et

sociales posent alors de nouvelles questions sur l’autonomie scientifique d’une socio-anthropologie

engagée à une cause et attachée aux politiques. D'une part je crois, avec Didier Fassin, que

l'anthropologie et la sociologie "doivent être en mesure d'examiner toute question que la société se pose

à elle-même" : par exemple, on peut légitimement se demander pourquoi un programme de lutte contre

la douleur n'atteint pas ses objectifs comme on s'interrogerait sur la signification d'un rituel. D'autre part,

je le rejoins encore lorsqu'il estime que "le travail de l'anthropologue ou du sociologue est de ne pas se

satisfaire de la question telle qu'elle lui est livrée, mais de tenter de la reformuler, de la déplacer pour

qu'elle soit porteuse de sens de son point de vue. C'est dans cet espace de différence entre la demande

faite par les décideurs et le repositionnement opéré par les anthropologues ou les sociologues que se

jouent à la fois l'autonomie des sciences sociales et l'engagement du chercheur" (Fassin 1994).

De fait, on n’a jamais autant parlé de douleur et de souffrance que depuis quelques décennies, au sein

de l’abondante production littéraire socio-anthropologique. La douleur serait-elle, aujourd’hui plus

qu’avant, un « fait de société » ? Mais de quelles douleurs parle t-on et pour en dire quoi ? On l’a

rapidement évoqué à travers le projet de lutte contre la douleur : il importe actuellement plus que jamais

pour les décideurs de santé publique ainsi que pour de nombreux acteurs de santé, patients cofondus,

de mieux prendre en charge la douleur aigue des patients hospitalisés, mais également et surtout

d’améliorer la qualité des soins prodigués aux malades douloureux chroniques20 en portant l’accent sur

l’amélioration de leur qualité de vie. Cependant l’anthropologie dialogue avec le domaine de la santé de

façon propre ; leur rencontre repose sur un postulat : la maladie tout comme la douleur sont des faits

universels. Elles constituent pour les individus et leur environnement des événements tant biologiques

que sociaux et il existe une multitude de façons de les appréhender, les gérer, les prévenir et les traiter.

Ces différentes modalités de soins et de traitement ont servi à élaborer des visions théoriques et des

finalités de recherche diverses. La richesse et le foisonnement des débats théoriques discutant de

l'expérience personnelle du corps et du traitement social de la maladie mènent le chercheur à puiser

dans les fondements de la discipline la tension qui existe entre l'individuel et le collectif d'une part, et le

matériel et l'idéel d'autre part. Elles le conduisent également à renouveler l'hypothèse faite par les

sciences sociales de l'omniprésence du social dans leur objet d'étude. Si tout est social, nous dit Marcel

Mauss (1923), le social est un tout, complète Eric Fassin (1990). Cette assertion en miroir permet de

dégager au moins deux axiomes importants de l’étude de la douleur et des modalités de prise en

charge : le premier nous dit la superposition verticale des différents niveaux de la réalité humaine

(biologique, psychologique, social...) à laquelle s'ajoute un second, qui décloisonne les analyses

politiques, économiques, sociales, etc. (Fassin E. 1990). C'est principalement d'après ces postulats

aujourd'hui systématisés que le domaine de la santé est abordé par l'anthropologie. Ainsi, comme le

montre Jean Benoist (1995:10) « l'anthropologue perçoit dans les choix thérapeutiques et les

explications étiologiques l'entrelacs de tous les niveaux de vie de l'homme, de la psychologie la plus

20 C’est sous ce terme que l’on désigne les personnes atteintes de douleurs chroniques.

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individuelle et la plus intime aux forces économiques et politiques les plus éloignées apparemment du

thème de la santé. »

Examinons les attentes auxquelles s’efforce de répondre ce mémoire bibliographique de master 1

d’anthropologie, afin de cerner la portée et les limites de ce travail ainsi que l’enjeu qu’il représente au

regard du parcours universitaire et professionnel. La consigne universitaire consiste principalement à

présenter un état de la question sur un thème ou un objet en rapport avec le domaine de l'anthropologie

privilégié par l’étudiant, dont la stratégie de recherche documentaire et les questionnement élaborés

doivent permettre aux lecteurs d'apprécier l'acquisition des connaissances théoriques et

méthodologiques nécessaires à la maîtrise de cet objet. Principalement, puisqu’il va sans dire qu’un tel

exercice est l’éminent prétexte de se forger, par affinité et choix tant méthodologiques qu’intellectuels,

une démarche personnelle de recherche, du moins, de témoigner pour la première fois d’une orientation

réflexive. Par ailleurs, comme il a été stipulé en exergue du présent document, c’est d’une collaboration

professionnelle avec l’UMR 912 de l’Inserm qu’émane le pretexte de “travailler” sur l’objet de la douleur.

Il s’agit donc là d’une autre perspective et d’attentes déjà opérationnelles ; de ces recherches liminaires

doivent émerger des pistes et des choix méthodologiques.

La question augurale se pose d’abord simplement : comment approcher anthropologiquement puis

ethnographiquement l’objet de la douleur ? Par cette nuance, j’entend distinguer l’approche exploratoire,

littéraire, réflexive et problématisante de l’approche de terrain, méthodologique et théorisante.

Autrement dit, quels sont les apports conceptuels qu’il m’intéresse de visiter puis de m’approprier pour

nourrir mes perspectives personnelles de recherche in situ. Ce sont donc là deux temps, deux

mouvements qui organisent la réflexion et l’écriture : un premier mouvement qui répond à la question du

“comment penser la douleur en sciences humaines et sociales?” et un second qui définit le cadre de la

recherche autour de la prise en charge de la douleur, au carrefour de la médecine et de l’expérience

irréductiblement personnelle du malade. Si la première lecture explore la pensée (socio-historique,

philosophique, anthropologique…) de la douleur autant que les différentes façons de la penser (fatale

ou pas, utile ou inutile…), nous rétrécirons ensuite la focale pour situer le contexte d’une étude qui

porterait précisément sur les termes du nouvel objet médical de la douleur chronique ainsi que de sa

prise en charge médicale tels qu’ils sont définis par le “monde de la douleur” dont parle Baszanger

(1995).

Comment penser la douleur ? Littéralement, “qu’en penser” et “comment” ? Quelles sont les questions

que l’on peut se poser afin d’élaborer soi-même une pensée heuristique ? La stratégie adoptée consiste

d'abord à prendre acte, à travers la littérature, des questions que les autres auteurs se posent et

surtout, de la manière dont ils y répondent. Un premier balayage sans visée exhaustive nous permettra

de cerner les lignes de tensions théoriques et de soupeser l’importance quantitative et qualitative des

concepts et cadres théoriques en présence. Ce premier tour d’horizon, affiné et approfondi par la suite,

rendra compte d’une pensée, d’un sentiment, d’un concept et d’un vécu social et individuel de la douleur

en constante évolution dans le temps. Cette évolution idéelle de la douleur pose les jalons historiques

d’une pensée actuelle ; elle constitue un empilement, une architecture de notions et de valeurs qui, sans

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prétendre expliquer notre vécu actuel, vient tout de même s’inscrire dans une continuité historique. Pour

ancrer cette histoire dans le contexte occidental, nous interrogerons le rapport à la douleur des grecs et

romains de l’Antiquité, dont Cicéron manifesta virulemment les divergences. Discutant Zénon qui la nie

et Epicure qui la fuit, Cicéron définit la valeur morale suprême comme la résistance à la douleur, la

liberté de l’Homme gardée envers et contre la souffrance, à laquelle on doit s’accoutumer pour la

maîtriser. Quelle est alors la vertu de la douleur ? Quelle est cette menace qu’elle paraît laisser planer

sur la liberté et la virilité des hommes ?

Plus tard, les premiers chrétiens feront l’expérience d’une douleur infligée en réparation d’une erreur

originelle, un péché existentiel dont précisément l’outrage consiste à signifier à la volonté du Créateur

(ou finalement à celle de ces émissaires sur terre qui la font respecter) : je suis libre et choisis en

fonction de ma propre volonté, sans me soucier de savoir si mes choix sont bons pour le reste du

monde. Adam et Eve ont été douloureusement puni pour s’être placés dans cette perspective de choix

libre et individuel ; les hommes le seront aussi lorsqu’il cesseront de respecter la volonté divine de leur

sort. Il rachèteront alors leur faute au prix de la douleur. Tellement littéralement que les hommes riches

de cette époque, pour conserver leur carrure noble et éviter l'asservissement de la douleur physique du

châtiment, s’acquittaient d’un pretium doloris en guise de réparation. Si l’étude des systèmes de

répression des crimes et des institutions pénitenciaires soulignent le rapport conflictuel de la douleur et

de la liberté, le lent mouvement de décléricalisation de ce qu’on a appelé le “parallèlisme théologico-

judiciaire” et la laïcisation du rapport au corps changent la donne en matière de valorisation de la

douleur. Ce que l’on décrit comme “l’avènement de l’individu”, dont les revendications sensuelles

commencent d’opposer une concurrence monopolistique aux témoignages scripturaires de l’Eglise,

manifestent dans la littérature les prémisces d’un refus légitime de la douleur. A la fin du XVIIe siècle,

les premières encyclopédies et dictionnaires de langue françoise rédigent des articles pour définir, dans

ce qu’il est avéré de considérer comme une tentative de conceptualisation, l’expérience de la douleur.

Ainsi à mon tour je tenterai de conceptualiser cette expérience douloureuse, labile et subjective, à l’aide

des outils scientifiques que les disciplines des sciences sociales mettent à ma disposition. Mais d’abord,

qu’est ce que la pensée conceptuelle ? Que fait-on lorsque l’on pense par concept ? Le concept de

représentation est en cela intéressant qu’il permet de penser son objet dans ses enjeux

communicationels, cognitifs et identitaires. Plus en avant, la question se pose d’envisager les rapports

entre les différentes représentations, notamment dans le cadre de l’exercice médical. Comment

appréhender conceptuellement les représentations de la douleur des spécialistes, dont l’autorité

savante et le caractère prescriptif organisent la relation avec le patient douloureux et circonscrivent les

limites de ce qui est licite, tolérable ou socialement innaceptable ?

Ainsi, la douleur est une perception qui provoque une réaction, traduite par un comportement que

détermine un ensemble de normes socialement et individuellement élaborées, notamment à l’aide des

représentations. Expérience perceptive unique mais universelle, la douleur est également le terreau

d'analyses comparatives s'attachant à déterminer les variables épidémiologiques « culturelles » et

« ethniques » de la douleur. Ce ne sont pas les résultats de ces expériences, dont on s’apercevra qu'ils

rejoignent les « stéréotypes des chauffeurs de taxi » (Cedraschi 2004), mais bien la démarche qui est ici

questionnée.

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Quels sont les enjeux et les usages de ces Races Studies pour la recherche médicale et, à fortiori, pour

les sciences sociales ? En fond de toile, n'est-ce pas la question de la nature et de la culture qui est

posée ? Dès lors, y aurait-il des douleurs naturelles et d'autres, empreintes de culture et de social, ou

ne sont-ce finalement que les comportements qui relèvent de ces catégories ? Considérons le cas d'une

douleur non pathologique, celle de l'enfantement, « qui avant même d’être perçue et même par ceux qui

ne la percevront jamais (les hommes) s’appelle douleur » (Tourné, 2005). Sans recenser les cas

d'expression différenciée de ces douleurs, ce que je souhaite interroger ou plus simplement souligner,

c'est leur caractère profondément ambiguë : ce « mal-joli » l'est-il encore à l'heure de la péridurale ?

Comment est justifié l'accouchement « naturel » par les femmes et les sages femmes qui en vantent les

mérites (et quels sont-ils ?).

Ces questionnements nous conduisent vers la question incontournable de la distinction entre douleur et

souffrance. Peut-on se borner à n'y voir qu'une plate différence physique et psychique ? Quels sont les

concepts typologiques qui peuvent nous aider à penser cette différence, et à en saisir la substance

réflexive ? Qu'est ce qui fait mal, quand on a mal ? Et quand on souffre, c'est de quoi ? Comment

justifier le mal injustifiable de la maladie, du deuil, des accidents ? Quel est son sens et plus avant

encore, pourquoi y cherche t-on un sens ?

Afin de condenser les apports historiques et les concepts heuristiques, je dégagerai alors un axiome

simple mais important : dans la littérature, depuis le Livre de Job jusqu'à Ricœur et Levinas et passant

par Zempleni, Peter, Gesché et Kant, etc. une typologie conceptuelle distingue deux grands types de

douleurs.

L'une est instrumentale, elle est infligée intentionnellement, violemment et rationnellement de l'Homme

à l'Homme. Elle intervient à des moments précis d'articulation entre la mise en déroute de l’ordre social

et son rétablissement ou son maintien. Qu'elle relève d'une païdeia, d'une initiation rituelle ou qu'elle

appartienne au registre du châtiment, cette épreuve de douleur infligée joue un rôle charnière dans le

maintien d'une homéostasie sociale ; elle possède son propre langage performatif.

Au contraire, l’autre douleur, celle qui n'a aucun sens au regard de la morale est un scandale. N’est-ce

pas là un défi à la conscience en même temps qu’une invalidation du dogme social que de subir une

douleur sans raison morale ? N’est ce pas là également que l’on attend des sciences humaines et

sociales qu’elles dérobent son mystère à la douleur, qui remet en question notre liberté de choix de vie

et de surcroît, nous fait buter sur un réel indifférent, au sens où il n'est nullement mis en cause ? Ce

désordre du soi dans son rapport au monde met également l’ordre social en échec, dont le pouvoir

normatif va guider le malade dans son cheminement de deuil (au sens de perte de quelque chose, en

l'occurence l'autonomie, ou un parent, ou la santé) de manière à ce que les pertes soient réparées de

façon adéquate au regard de tous.

A la lumière de ce qui vient d'être évoqué, la question se pose d'appréhender la douleur à travers le

prisme de la médecine et d'en considérer l'expérience vécue par le corps intime en relation avec le

corps médical. Nous avons vu plus haut que la douleur est depuis peu considérée comme un objet

médical autonome, comme une maladie en soi. Des thérapeutiques propres à ses problématiques se

sont développées, d'abord timidement et à force d'efforts constants de la part d'un groupuscule de

médecins, au cours de la dernière moitié du XXe siècle ; ainsi, la douleur fait-elle aujourd'hui l'objet

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d'une prise en charge particulière aux Etats-Unis et en Europe.21 Si la douleur a toujours fait l'objet de

soins de la part des médecins, en témoigne l'engagement hippocratique, comment se fait-il que la

médecine ait attendu si longtemps pour la considérer autrement qu'un symptôme ? Evoquer les progrès

technologiques et les innovations scientifiques paraît justifié ; cependant le seul progrès technique ne

nous permet pas de saisir les mutations fines opérées au sein de l'histoire du regard médical.

Ainsi s'agit-il de retracer les grandes lignes de l'évolution de la pensée de la douleur à travers la

pratique médicale dans le but de saisir ce qui, dans ces étapes historiques, permet l'émergence d'une

médecine spécialisée et entièrement consacrée à la douleur. Les récits de cette histoire sont infiniment

riches de détails et de subtilités et il n'en faut sélectionner et condenser que les quelques jalons

principaux susceptibles d'éclairer la prise en charge particulière de la douleur dans la médecine

actuelle. C'est donc une présentation à la fois chronologique et thématique dont l'objet est de situer les

moments d'articulation de la médecine et des autres domaines de la vie humaine et sociale qui

déterminèrent également cette pensée. Nous examinerons alors les rapports qui unirent la médecine et

la religion chrétienne de l'âge classique (XIIe – XVIIe) pour en souligner les convergences et

divergences dogmatiques et humanistes ; nous verrons ensuite comment le siècle des Lumières éclaire

d'un jour radicalement nouveau les positions médicales face à la douleur avant de rendre compte des

grandes découvertes anatomiques et physiologiques qui jalonnèrent le XIXe siècle. Enfin, nous

évoquerons l'élan impulsé par les anesthésistes du siècle dernier qui propulsèrent, au moins en partie,

la lutte contre la douleur à la place qu'elle occupe aujourd'hui.

L'émergence d'une médecine de la douleur n'est pas sans présenter de nombreux intérêts pour

comprendre quelque chose du vécu et de l’expérience intime et quotidienne de la douleur chronique par

les malades. Cette médecine se pose encore la question, sans y avoir répondu définitivement, de savoir

si certains éléments psychologiques et environnementaux sont la cause ou les effets des douleurs

chroniques. Ces discussions ouvertes sur la théorisation de la douleur chronique constituent une

ambiguïté importante dans le « monde de la douleur » : les deux modèles théoriques selon lesquels

s'opèrent différemment la prise en charge statuent contradictoirement sur la dimension psychologique

de la douleur, et plus encore de la douleur chronique, d’où une impossible définition unifiée de cette

chronicité douloureuse. En quoi la considération de ces pratiques et pensées médicales éclairent-elles

les difficultés qui se dégagent de la prise en charge de la douleur ? Plutôt que « d'incriminer un corps

médical qui a fait serment de soulager la douleur et qui somme toute, est traversé par les mêmes

courants politiques, religieux, idéologiques que les autres groupes de la société, il faudrait s'interroger

sur les conditions d'exercice de la médecine » (Rey 1993). Par là, j'entend prendre en considération le

caractère propre et intime de la douleur chronique, que l'acte médical détermine par un jeu de certitudes

et d'incertitudes inhérente à son savoir et à sa pratique. La rencontre, notamment appelée relation

thérapeutique ou interaction médecin/patient, entre la médecine et la douleur simultanément objet

médical et vécu intime, éclaire les facteurs non médicaux intervenant dans la prise en charge de la

douleur.

Alors que l'espérance de vie a largement augmenté se pose la question de la « qualité de vie » des

21 Des « cliniques de la douleur » se développent depuis peu au Sud, à travers notamment l'initiative de l'association Douleur Sans Frontières.

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personnes atteintes de maladies longues et incurables comme le cancer. La prise en charge

cancéreuse est intimement liée avec celle de la douleur au long court, pouvant déborder du cadre

temporel de l'acte de soin pour s'installer dans le restant de la vie rémissive. C'est dans ce contexte que

j'ai choisi de « préparer » une posture ethnographique visant à développer une étude descriptive,

compréhensive et interprétative des représentations et du vécu la douleur chronique ainsi que des

interactions des patients avec leur environnement.

Quels hypothèses et paradigmes d'enquête adopter ? Disons d'emblée que le choix méthodologique se

porte sur une approche inductive, inspirée de la Grounded Theory telle que définie par Strauss, et que

par conséquent, aucune hyptothèse ou théorie déduite de mes lectures préalables ne chercheront à

être appliquées et vérifiées. Cependant il est essentiel de dégager quelques pistes heuristiques et

réflexives quant à l’exploration des représentations, du vécu et de l’expérience complexe de la douleur ;

en cela réside la différence entre enquêter « la tête vide » ou avec « l'esprit ouvert ». J'ai donc réuni un

outillage conceptuel en empruntant aux méthodologies d'enquête des représentations sociales, du vécu

phénoménologique et des interactions sociologiques. Le but, alors, est de garder en tête la

problématique posée telle quelle aux sciences sociales de participer à la lutte contre la douleur et

d'élaborer au fil de l'enquête de terrain et à l'aide des concepts sensibilisateurs une problématiques de

recherche propre.

En guise d'ouverture prospective, j'ai souhaité recontextualiser l'offre et la demande de santé autour de

la douleur et la souffrance qui semble caractériser l'expérience sociale actuelle. Cette souffrance

contemporaine commentée avec force insistance dans la littérature sociologique contemporaine serait-

elle caractéristique d'une angoisse et d'une incertitude existentielle ? De quoi cela procèderait-il ?

Ainsi j'ai souhaité suggérer, intentionnellement, une approche qui pourra parfois sembler

impressionniste, évoquant tour à tour et dans un ordre pourtant bien précis les dimensions vécues et

morales de la douleur, son inscription dans le social, ses mécanismes physiologiques et les procédures

institutionnelles de sa prise en charge ainsi que les démarches de recherche privilégiées pour aborder

scientifiquement l'expérience de la douleur. Me refusant à réduire l’objet en parties traitables une à une,

j’ai préféré rendre compte du tissage serré, de l’enchevêtrement des liens noués dans les situations de

douleur qui doivent être considérées ensemble dans un effort continu de description fine. Il s'agit ainsi

d'évoquer tantôt son « spectre large » tantôt d'en dégager une trajectoire précise.

On pourrait invoquer ici, en guise de métaphore, le paradoxe de la discipline cartographique : la carte

n'est pas le paysage, mais le paysage se connaît ou se maîtrise moins bien sans la carte. La distorsion

inévitable de la schématisation cartographique, que l'on considère tour à tour artistique ou réductrice,

fait lumière sur le rôle discret mais essentiel du cartographe : à travers les nombreux choix qu'il effectue

(nature des indicateurs et discrétisation, échelle, couleurs, cadrage... jusqu'au titre), c'est une

subjectivité parfaite qui s'exprime dans le rendu final. La carte donne donc à voir une représentation de

la pensée, une déformation intentionnelle de la réalité - que la construction scientifique suppose aussi,

finalement.

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1. Penser la douleur en sciences humaines et sociales : canevas notionnel

1.1 Historicité de la douleur en Occident

Se poser la question de l’évolution d’une pensée, d’un sentiment ou d’un concept nous conduit à puiser

dans les travaux d’autres disciplines de l’eau pour faire tourner le moulin. Il s’agit d’identifier et narrer les

jalons d’innovations et d’inventions techniques, scientifiques, théologiques et philosophiques qui

marquèrent de leur sceau l’évolution idéelle de la douleur, dont on retrouve les traces à l’époque

actuelle. C’est également l’occasion de questionner la légitimité et les limites de l’utilisation des

conclusions et hypothèses d’autres disciplines. Le propos de ce mémoire bibliographique me donnant

précisément l’occasion d’étayer mes propres analyses par des travaux d’historiens ou de philosophes,

j’y trouve également l’occasion d’interroger le débat sur la « naïveté » scientifique, quant à l’usage et

l’emprunt de productions pluridisciplinaires.

C’est dans les travaux dirigés par Gluckman (1964) que nous trouvons matière à penser les « limites de

la naïveté en anthropologie sociale ». Constatant, il y a maintenant quarante ans, l’approfondissement

et la spécialisation des connaissances dans le domaine des sciences sociales, les auteurs questionnent

l’érudition qu’il est légitime d’exiger de chaque chercheur, et donc celle de sa légitimité à employer des

conclusions ne relevant pas de sa spécialité. Le cas spécifique de l’anthropologue et des objets d’étude

« complexes » qu’il tente de décrire peuvent l’amener à déborder du cadre fondamental de sa discipline

et à chercher dans ses marges de quoi renouveler et alimenter son analyse. Dès lors, comment

s’assurer que la valeur de son analyse n’est pas diminuée du fait de données incomplètes ou

incomprises empruntées à d’autres disciplines, dont l’objet d’étude relève tout aussi légitimement ?

Gluckman et Devon proposent une méthodologie en cinq points, que nous résumerons brièvement: 1)

circonscrire le domaine d’étude afin de déterminer ce qui relève légitimement de son intérêt, 2)

« incorporer » à son travail un certain nombre de données sans se soucier de leur complexité propre ni

de leurs soubassements disciplinaires, 3) « abréger » les conclusions incorporées, 4) formuler des

« prémisses naïves » de ce qui se trouve aux frontières du champ d’étude, et 5) simplifier ses propres

données et conclusions en vue de leur incorporation, abrègement et « naïve » simplification par d’autres

disciplines (in Cresswell 1966). C’est, à peu de choses près, ce que nous nous proposons de faire ci-

dessous.

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1.1.1 De la douleur sous l’Antiquité gréco-romaine

1.1.1.1 Argumentaire devant la douleur : la description de Cicéron

Pourquoi me leurres-tu, Zénon ? Lorsque tu soutiens que cette chose qui me paraît, à moi,

épouvantable, n’est absolument pas un mal, tu me pièges car tu me donnes envie de savoir

comment ce que je crois être le comble du malheur peut-être aussi insignifiant... ”

Cicéron, Devant la souffrance (IIe Tusculanes) – 2,13

Examinons cet extrait traduit du latin, tiré des Tusculanes de Cicéron (Livre II), dont on souffrira la

longueur : il a le mérite de fournir une description vivace de la vertu sous l’empire romain: « Je ne nie

pas que la douleur ne soit douleur. A quoi, sans cela, nous servirait le courage ? Mais je dis que la

patience, si c'est quelque chose de réel, doit nous mettre au-dessus de la douleur. (…) Voilà que la

douleur vous pique? Hé bien, je veux qu'elle vous déchire. Prêtez le flanc, si vous êtes sans défense.

Mais si vous êtes revêtu d'une bonne armure, c'est-à-dire, si vous avez du courage, résistez. Autrement

le courage vous abandonnera: et avec lui, votre honneur, dont il était le gardien. Par les lois de

Lycurgue, et par celles que Jupiter a données aux Crétois, ou que Minos a reçues de ce Dieu, comme

le disent les poètes, il est ordonné qu'on endurcisse la jeunesse au travail, en l'exerçant à la chasse et à

la course, en lui faisant souffrir la faim, la soif, le chaud, le froid. A Sparte on fouette les enfants au pied

de l'autel, jusqu'à effusion de sang : quelquefois même, à ce qu'on m'a dit sur les lieux, il y en a qui

expirent sous les coups : et cela, sans que pas un d'eux ait jamais laissé échapper, je ne dis pas un cri,

mais un simple gémissement. Voilà ce que des enfants peuvent : et des hommes ne le pourront pas?

Voilà ce que fait la coutume : et la raison n'en aura pas la force? Travail et Douleur ne sont pas

précisément la même chose, quoiqu'ils se ressemblent assez. Travail (labor) signifie fonction pénible,

soit de l'esprit, soit du corps : Douleur (dolor), mouvement incommode, qui se fait dans le corps, et qui

est contraire au sens. Les Grecs, dont la langue est plus riche que la nôtre, n'ont qu'un mot pour les

deux idées. [il s’agit du terme grec Ponos] Aussi appellent-ils les hommes actifs amis de la douleur,

moins heureusement que nous, qui les appelons laborieux; car travailler n'est pas la même chose que

souffrir. Vous voilà donc, ô Grecs, vous qui nous vantez la richesse inépuisable de votre langue, réduits

quelquefois à l'indigence! Autre chose est de travailler, je le répète, autre chose de souffrir. Quand on

coupait les varices à Marius, c'était douleur : quand il conduisait des troupes par un grand chaud, c'était

travail. Mais l'un approche de l'autre, car l'habitude au travail nous donne de la facilité à supporter la

douleur. Et c'est dans cette vue que ceux qui formèrent les républiques de la Grèce, voulurent qu'il y eût

de violents exercices pour les jeunes gens. On y oblige à Sparte les femmes même, qui partout ailleurs

sont élevées avec une extrême délicatesse, et, pour ainsi dire, à l'ombre. »22

22 Traduction H. Steiner, professeur certifié de Lettres Classiques, Institution Join Lambert, Rouen http://fleche.org/lutece/progterm/ciceron/tuscul02.html#texte

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1.1.1.2 La résistance et le courage comme vertus morales

Appeler la douleur une chose triste, contre nature, à peine supportable, c'est me la définir et

dire vrai : mais ce n'est pas m'en délivrer. Toutes ces grandes et orgueilleuses maximes

échouent ici (… )Avec ce seul principe, vous comprendrez jusqu'à quel point il faut braver la

douleur : et il s'agit bien plus ici de nous armer contre elle, que d'examiner si c'est un mal, ou

non.

Cicéron, Devant la souffrance (IIe Tusculanes) – 2,14

Il faut renoncer ici à commenter le texte littéraire pour relever ce qui nous intéresse dans ce récit ro-

main : la qualité d’une vertu intrinsèquement virile. Un premier postulat s’impose : la honte est bien pire

que la douleur. Un second postulat : la douleur est une réalité indéniable et Cicéron refuse, à contre-

courant des stoïques comme Zénon, d’en nier l’existence. Dès lors la question se pose différemment :

comment supporter la douleur ? Nous voyons ici clairement combien la stratégie de défense contre la

douleur consiste à devenir plus fort qu’elle et, à défaut de la supprimer, il s’agit de la maîtriser par une

plus grande résistance.

L’homme est ainsi défini par son courage et sa vaillance, entendu ici comme une énergie et une vertu

morales, qui le conduit au mépris de la douleur : « Or savez-vous qu'il n'en est pas des vertus, comme

de vos bijoux? Que vous en perdiez un, les autres vous restent. Mais si vous perdez une seule des ver-

tus, ou, pour parler plus juste, (car la vertu est inamissible) si vous avouez qu'il vous en manque une

seule, sachez qu'elles vous manquent toutes » (2,14). Le courage s'entretient et par l'entraînement, la

confrontation à la souffrance physique, voire à la violence. L'habitude de l'effort et du dépassement de

soi est ici essentielle, constitutive, et entretient un rapport étroit avec la souffrance. Le point d’articula-

tion entre les deux termes, labor et dolor, est opéré par la notion d’accoutumance : dolor étant l’état

douloureux et labor constituant l’acte dynamique produisant une douleur ; seul ce dernier apparaît sus-

ceptible de mener vers l’accoutumance. L’entraînement physique permet d’acquérir la résistance, com-

parée au cal de la main, et de dominer le désordre causé par la douleur pour parvenir à l’ordre intérieur.

« Pour l'Antiquité, il n'y a pas de valorisation proprement dite de la douleur, il s'agit plutôt d'une éthique

de la capacité individuelle à nier la douleur éprouvée ou à la mépriser. Précisément elle n'est pas une

valeur en soi. La valeur est dans celui qui lui résiste. » (Peter, in Héritier 1996)

1.1.2 Généalogie d’un péché

Qu’est ce que l’homme, pour qu’il soit pur ? Le fils de la femme, pour qu’il soit innocent ? Dieu

ne se fie point même à ses saints, Les cieux ne sont pas purs devant Lui,

Eliphaz de Théman à Job, Livre de Job, (15,13)

1.1.2.1 Tradition chrétienne : dolor et labor comme point de départ

S’intéresser à l’historicité des représentations sociales de la douleur en Occident incite à s’interroger sur

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le positionnement des premiers Chrétiens par rapport à la médecine, et à la place qu’ils accordaient aux

douleurs.

L’un des points de départ d’une réflexion croisant douleur et péché dans la tradition chrétienne peut être

celui de la disposition sémantique particulière qu’est le rapproche ment synonymique les termes latins

dolor et labor ; l’équivalence de ces mots éclaire la situation de la douleur physique dans un système de

valeur reposant sur deux assises majeures de la culture livresque : la Bible d’une part, puis l’héritage

des traités de morale de l’Antiquité classique. La tradition chrétienne, à travers les textes sacrés,

énonce assez clairement le statut d’épreuve et de châtiment de la douleur infligée par un Dieu qui punit

ou teste le dévouement de ses fidèles (le Livre de Job étant une bonne illustration).

C’est dans le texte de la Genèse23 traduite en latin, que nous trouvons la référence évidente à la distinc-

tion dolor/labor : « A la femme il dit : Je rendrai fort pénible ton travail et ta grossesse ; tu enfanteras des

fils avec peine » (“Multiplicabo aerumnas tuas et conceptus tuos: in dolore paries filiosi”) « Et à Adam il

dit : Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre au sujet duquel je t’avais

donné cet ordre : Tu n’en mangeras pas ! Le sol est maudit à cause de toi. Tu en tireras ta nourriture

avec travail tous les jours de ta vie (“!In laboribus comedes ex eacunctis diebus vitae tuae. »)

On ne pourra manquer de souligner combien ce mythe de création diffère des autres récits originels en

ce qu’il constitue la « grandiose préface d’un drame essentiellement tourné vers le futur », augurant la

perpétuelle confrontation d’une humanité à peine naissante avec le mal (Ricoeur 2005).

La malédiction divine s’exerce donc selon une distinction, en apparence anodine mais lourde de

conséquences, s’opérant entre l’infliction d’une dolor féminine et d’un labor masculin. « Il découle de

cela que la douleur est d’abord une affaire de femme, que l’homme par conséquent se doit de la

mépriser (…) sous peine de se trouver dévirilisé, de rétrograder, d’être rabaissé au niveau de la

condition féminine. » (Duby 1992). Mais il en résulte également que la douleur physique chez l’homme,

associée au labeur, « apparaît tout particulièrement indigne de l’homme libre ». En cela la philosophie

grecque nous éclaire : le labeur manuel, donc la douleur physique qui caractérise l’essence masculine

selon Cicéron, est dédaigné par l’homme libre, qui doit l’éviter à tout prix. ; le travail des mains et la

douleur sont un asservissement avilissant qui font basculer l’homme libre dans la déchéance. « Tout ne

s’est pas dissipé aujourd’hui de telles représentations mentales », souligne Duby.

1.1.2.2 Le péché originel, une erreur existentielle

Es-tu donc le premier des hommes ? As-tu été enfanté avec les collines ?

Eliphaz de Théman à Job, Livre de Job (15,7)

Une digression rapide s’impose à la réflexion quant à la nature de ce péché « originel » qui fait de

l’enfantement et du travail une double malédiction universelle. Sans prétendre se livrer à quelque

exégèse, ce qui nous intéresse est plutôt le contenu « vulgarisé » de la teneur de ce péché. Car en

effet, il est légitime de se demander « à quoi rime » ce péché mythique et la culpabilité qu’on lui impute.

Qu’entend-on lors des offices à ce sujet ? Un éclairage intéressant nous est apporté par un Pasteur

parisien qui, célébrant la messe un 1er mai 1994 pour fêter le travail en un jour « paradoxalement »

23 Les citation latines sont tirées du Vetus Testamentum, précisément de la Nova Vulgata, révision contemporaine de la Vulgata (Vulgate) réalisée par Jérôme de Stridon (fin IVe - début Ve) traduite à partir de l'hébreu pour l'Ancien Testament.

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chômé, s’interroge sur la contradiction soulevée par le traitement biblique du labeur24 : si la Genèse le

présente comme une malédiction divine, il est vu dans les Psaumes comme la source même du

bonheur. L’effort scolastique du Pasteur Pernot lui permet d’affirmer que le travail n’est pas une punition

« puisque Dieu est le premier à travailler; et le fait que l'homme ait à travailler, peut être vu comme une

application de ce qu'il est à l'image de Dieu. » En effet il nous rappelle qu’avant la Chute, Adam et Eve

n’étaient pas « béatement inactifs » mais s’occupaient de l’entretien du jardin dont ils avaient la garde.

Dans cette perspective théologique, « la vraie conséquence du péché originel, ce n'est pas que

l'homme ait à travailler, mais que le travail devienne pénible et l'enfantement douloureux ».

La position du christianisme sur le rapport entre douleur et péché a été profusément débattue dans les

milieux théologiques, sociologiques, historiques et plus récemment, psychanalytiques. La substance de

ce débat est couramment réduite par la thèse de la culpabilité judéo-chrétienne et de la rédemption via

la douleur d’un mythique péché originel. Mais alors, interroge le pasteur Pernot : « le péché originel

serait-il une faute commise il y a quelques millions d'années et dont nous supporterions tous les

conséquences » ? Voilà donc son explication : « le péché originel est le péché fondamental, l'erreur

existentielle de base, qui est à l'origine des maux de toute existence, et que nous répétons tous, jour

après jour. Le seul péché qui compte: c'est de dire: "je n'ai pas besoin de Dieu, je fais ce que je veux".

C'est ce qu'a fait Ève, quand elle prit le fruit, le trouva bon au goût, agréable à regarder, et elle déclara

qu'il était bon. C'est comme si nous disions: "Je déclare que cette chose est bonne parce qu'elle me

plaît, et donc je ne me soucie pas de savoir si elle est bonne pour le monde, si elle est créative,

constructive. Je ne me place pas dans un rapport à Dieu en tant que créateur du monde, mais je me

place moi-même au centre du monde". » Son interprétation met l’accent sur un point important : celui du

rapport étroit et ambiguë de la liberté et de la douleur. Supporter la douleur et endurer le labeur en signe

d’obédience à la Volonté divine et en être libéré par cette même Volonté ; ou éviter le labeur physique et

ses douleurs en s’acquittant d’un pretium doloris (le prix de la douleur) ?

1.1.3 De l'usage et des pratiques de la douleur à l'époque féodale

1.1.3.1 La douleur asservissante : pratiques d'évitement des hommes libres (et

riches)

Pour être un homme libre, il faut avant tout avoir une haute valeur intrinsèque. Pour échapper

aux servitudes morales, sociales, intellectuelles qui étouffent la personnalité en même temps

que l'intelligence la pensée, il faut être capable de se créer un idéal très élevé et s'y tendre de

toutes ses forces.

Ursus, En toute mauvaise troupe, 1917

Peu de témoignages écrits subsistent sur le traitement idéologique et pratique de la douleur jusqu’au

XIIe siècle (Duby 1992, Porter 1992, Rey 1993). C’est aux alentours de cette période, que Duby appelle

l’époque féodale (« une tranche de temps en vérité fort épaisse, comprise entre les approches de l’an

24 Des extraits de ce sermon se trouvent en annexes.

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mille et le début du XIIIe siècle »,) que les matériaux historiques révèlent la piste d’une pensée

ambiante à travers les écritures ou peintures, mais également à travers leur absence. Comme il

l’explique, les prêtres et les chefs de guerre sont les seuls à avoir écrit sur leur temps et leurs mœurs.

L’absence de témoignages de leurs souffrances physiques peut s’expliquer par le fait de « rechigner » à

consigner par écrit les maux qu’ils enduraient, car ils les rabaissaient à la condition féminine ainsi qu'au

rang des « inférieurs », contraires à l'idée de l'Homme libre (paysans, serfs...). Ainsi le reflet des

concepts associés à la douleur peut-il apparaître en filigrane de ce vide, ainsi que par d’autres

truchements que nous évoquerons un peu plus loin. Il est d’abord nécessaire de souligner le caractère

foncièrement masculin et militaire de l’idéologie dominant cette époque, qui subordonnait les femmes et

exaltait les vertus masculines de la virilité, agression et résistance. Porter parle quant à lui d’une

« forme officialisée de cruauté » pour qualifier des pratiques féodales d’infliction douloureuses

délibérées, officielles et systématiques, « au-delà de ce qui peut paraître rationnellement justifié »

(Porter 1992).

Mais alors, quels étaient les hommes qui refusaient d’exprimer leurs souffrances pour se distinguer des

serfs et des esclaves, et quelle liberté briguaient-ils ? Qui étaient ces autres qui craignaient d’être avilis

par la douleur et compensaient en argent les peines qu’ils auraient dû endurer physiquement ?

Respectivement les prêtres et les stoïques, et les aristocrates, nous dit-on. Ce sont là des cas de figure.

Alors que les religieux se soumettaient à la souffrance mais refusaient de l’exprimer, cherchant à

accéder à la liberté éternelle, que les stoïques l’enduraient sans mot dire pour accéder à la liberté

spirituelle, les aristocrates refusaient la soumission dégradante de la douleur pour se distinguer de

l’asservissement social. L’étude du système de répression des crimes permet de corroborer ce régime

différentiel: les châtiments corporels épargnaient les hommes des classes dominantes et frappaient les

« inférieurs » (femmes, enfants, paysans). Les hommes exemptés de corrections physiques devaient

s’acquitter d’amendes en argent moins déshonorantes. Ainsi la douleur infligée comme instrument de

correction signalait sans conteste une faute commise et rachetée par la valeur expiatoire de la

souffrance physique (à l’instar de la faute commise par Eve, rachetée par la douleur physique) ; mais

elle était simultanément la marque de la servitude dégradant le statut supérieur de celui qui revendiquait

quelque liberté.

1.1.3.2 Institutions pénitentiaires : le repentir douloureux

La douleur infligée était donc « partie intégrante de la structure officielle de la société – que ce soit les

statuts de la criminalité, les manuels de torture, les systèmes pénaux, les exercices religieux – tout

dénote en Occident une culture de la douleur » (Porter 1992). Restons prudent sur ce que recouvre

l’expression « culture de la douleur » et examinons plus attentivement l’organisation judiciaire aux

alentours des XIIe et XIIIe siècles. Dans le cadre d’un système de répression des fautes

instrumentalisant la douleur comme modalité de rachat, deux institutions pénitentiaires importantes ont

été configurées et précisées à la fin du XIIe siècle. D’abord les monastères, espaces de pénitences

terrestres où s’humiliaient les moines par le travail manuel et les macérations (terme désignant

l’ensemble des pénitences douloureuses et humiliantes que s’infligent les reclus monacaux) ; puis le

purgatoire, institution de pénitence de l’au-delà, qui n’est pas sans poser la question complexe des

souffrances physiques endurées par les âmes séparées de leurs corps.

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D’où un truchement proposé par Duby pour accéder aux références sur la douleur : « c’est à propos des

âmes du purgatoire et des ascètes que, dans les textes et les images que peut exploiter l’historien de la

douleur, les témoignages sont les plus nombreux. A vrai dire ce sont presque les seuls. » Comme il le

rapporte, l’iconographie religieuse des XIIe et XIIIe siècles met en scène des martyrs décapités portant

jovialement leur tête sous le bras, des saints outragés se vengeant cruellement ; les chroniques

dépeignant les combats ou autres calamités quant à elles, relatent froidement et avec force détail des

mutilations et blessures épouvantables. Cette grande impassibilité porte à croire que les victimes de

sévices n’éprouvaient pas de souffrance. Mais « ce n’est pas que la douleur ne fût pas perçue ; elle était

méprisée. Elle n’était pas avouée, sauf par les pécheurs, dans les débordements de leur autocritique. »

Ces aveux s’accompagnent souvent de repentirs et de confessions publiques, voire de sentiments

religieux et de conversions chrétiennes in extremis. Comme le souligne Porter, « les témoignages

indiquent que dans certains cas les délinquants torturés priaient avec ferveur, entraînant à leur tour la

foule des témoins en de pieuses vociférations. » (Porter 1992).

1.1.3.3 Décléricalisation de la souffrance : naissance de la compassion

Dès la fin du XIIe siècle semble s’estomper cette « sorte de stoïcisme » face à la souffrance . En effet

commencent à apparaître des témoignages issus des sphères laïques de la société qui disputent le

monopole des écrits à la haute aristocratie d’Eglise : « A ce moment débute le long mouvement de

décléricalisation et de vulgarisation de la culture qui dévoile progressivement, au XIVe, au XVe siècle,

des comportements qui ne sont plus seulement ceux des héros de la dévotion et de la chevalerie, un

mouvement qui permet d’apercevoir enfin peu à peu le peuple » (Duby 1992). L’histoire des sensibilités

et des catégories morales laisse penser que les façons de manifester les « passions » évoluent avec les

transformations du sentiment religieux, et ce à tous les niveaux de la société. En effet, le rapport

spiritualisé et sublimé de la religion chrétienne à la douleur, s’impose au non-croyant comme l’un des

points « les plus inacceptables du dogme chrétien » (Rey 1993, p67).

Alors que le XIIe siècle invitait les chrétiens à s’identifier et imiter la Passion du Sauveur, imagerie

largement soutenue par les mass media de l’époque par le biais de prédications et de théâtre qui

« déterminèrent la valorisation progressive de la douleur dans la culture européenne » (Rey 1993), la fin

du siècle voit se développer, en parallèle d’une compassion naissante pour les flagellés et crucifiés, une

forme de pitié pour les malades sous forme d’œuvres de miséricorde et de fondations d’hôpitaux . « Ce

fut bien dans le prolongement de cette lente conversion à l’égard des attitudes de la douleur que la

science et la pratique médicale commencèrent, mais beaucoup plus lentement encore, à se préoccuper

non plus de préparer à la bonne mort, non plus seulement de guérir, mais, se débarrassant enfin de

l’idée que la douleur, punition rédemptrice, est utile au salut, de la refouler à toute force et par tous les

moyens. » (Duby 1992).

1.1.4 Création de l’individu

L’individu est une île qui n’accepte pas d’être aucunement d’être un pli de la mer.

Benasayag, Le mythe de l’individu, 1998 :64

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1.1.4.1 L'expérience laïque du corps

L’un des jalons de cette évolution est constitué par la « création de l’individu » à la Renaissance, dont

on sait, nous rappelle Rey, « qu’elle est l’aboutissement d’un long processus (…) inséparable d’un

nouveau regard sur cet objet privilégié de description et de représentation qu’est le corps » et que la

Réforme protestante du XVIe siècle n’est pas étrangère à l’instauration d’un nouveau rapport au corps

qui dédramatise le lien péché-douleur. Les Essais de Montaigne constituent un apport remarquable à

une nouvelle appréhension de « l’expérience laïcisée » de l’individu et de son « corps assumé dans la

vérité de ses sensations, dans son mélange de douleurs et de joies, dans son humilité quotidienne et sa

médiocrité » (Rey 1993)

Cette entreprise de peinture de soi, dont dit Rey qu’elle est sans précédent, n’a pour objet ni la

confession des péchés ni leur exaltation héroïque, mais bien la seule connaissance de soi. Véritable

exigence humaniste de libre examen, rejoignant les préceptes de la Réforme protestante quant à

l’examen de conscience et la rupture d’avec l’autorité, cette attitude morale et personnelle d’étude de

soi est pourtant loin de représenter une tendance générale de l’époque. Cependant, si la douleur et le

malheur sont encore le signe d’une colère divine dans bien des esprits de cette fin de siècle, y compris

dans les interprétations médicales, il ne transparaît plus de valorisation de la souffrance dont l’attitude

d’acceptation résignée tend à faire insulte à la gloire divine qui met à la portée de l’homme « les moyens

et les secours » pour soulager les malades (Ambroise Paré 1568, in Rey 1993). Nous voyons donc

émerger, bien qu’encore inscrite dans un raisonnement spirituel, une forme nouvellement justifiée de

refus légitime de la douleur.

1.1.4.2 Méditations sensualistes : redéfinir la douleur dans le rapport à soi

Au même moment apparaît une idée forte qui est aujourd’hui de nouveau (puisqu’elle ne le sera pas

toujours) sur le devant de la scène : celle de la nécessaire collaboration et coopération du patient à

l’acte médical. Les modèles actuels de la prise en charge de la douleur, notamment, insistent sur cette

participation active du patient au traitement, qui ne peut se limiter à la compliance (Kugelmann 1999,

Marche 2004). Déjà donc au XVIe siècle « cette collaboration est jugée indispensable pour obtenir la

guérison, dans une pensée médicale où l’état d’esprit influence profondément la marche des

évènements morbides. » (Rey 1993) En témoignent les préceptes chirurgicaux de Paré, mais

également les réflexions philosophiques de Montaigne qui interroge l’influence de « l’opinion que nous

avons de la douleur sur la réalité que nous éprouvons, à l’exact entrecroisement du subjectif et de

l’objectif, dans cette expérience constitutive de l’être où le corps et l’âme jouent chacun leur partie ». Ce

faisant, Montaigne cultive une méditation sur la douleur proche de l’épicurisme en ce qu’il détermine

l’absence de douleur comme un état « d’indolence » proche du bonheur, plutôt que dans une

« jouissance active ». « L'école d'Epicure proposait une philosophie de la vie orientée vers la limitation

et le contrôle des douleurs évitables, moyennant une existence simple, avec le moins possible

d'anticipation et d'ambition, offrant ainsi le minimum de prise aux atteintes du destin. Contrairement au

stéréotype classique (...) leur conception d'une vie heureuse était moins recherche du plaisir que fuite

de la souffrance. » (Duby, 1992). La morale des stoïciens comme celle des épicuriens « valorisait

l'endurance envers les épreuves douloureuses. Savoir affronter la douleur est le propre de l'homme ou

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de la femme libre, et les distingue de l'esclave. On voit par là qu'une certaine ambiguïté des attitudes

envers la douleur n'est pas le fait de la seule tradition judéo-chrétienne. » (Peter in Héritier 1996).

L’approche philosophique que Montaigne développe à l’égard des manifestations douloureuses se

révèle être résolument moderne en ce qu’elle réfute la vertu chrétienne du mépris de la souffrance

physique : faisant fi de la théologie et du stoïcisme, il annule la valeur normative de la « bonne

contenance » devant la douleur. Pour lui, la seule chose à sauver face à l’expérience douloureuse, c’est

la « lucidité de la pensée » qui permet à l’individu souffrant d’exprimer ses douleurs sans être

déshonoré, pourvu que son esprit ne se contente pas de la plainte comme seul exutoire (« Qu’importe

que nous tordons nos bras, pourvu que nous ne tordons nos pensées », Montaigne Essais II, 37 « De la

ressemblance des enfants aux pères, in Rey 1993).

1.1.5 De l’union de l’âme et du corps

Il faut maintenant considérer un autre moment fort de la pensée philosophique et médicale que sont les

découvertes cartésiennes à l’égard du mécanisme la douleur, augurées par la publication en 1628 de

découvertes sur la circulation du sang25. Véritable tournant dans l’histoire de la médecine, ces

découvertes permettent aux médecins et physiologistes de se dédouaner de l’autorité jusqu’alors

intouchable de l’héritage des anciens traités de médecine, en leur concédant une nouvelle marge

d’innovation basée sur l’observation directe de corps humains autopsiés (et non plus d’animaux

seulement). S’inscrivant dans le champ d’un renouveau scientifique tissé de raisonnements

mathématiques et géométriques, la médecine de l’âge classique définit une nouvelle façon de se

représenter le corps, ainsi que les mécanismes de la sensation et donc, de la douleur.

1.1.5.1 Mécanismes pré-scientifiques de la perception douloureuse

Descartes propose de voir le mécanisme de la perception douloureuse comme un moyen de provoquer

et connaître l’union de l’âme et du corps. Dans sa métaphysique rigoureuse et rationnelle, le corps et

l’esprit sont des substances opposées presque contraires, mais subtilement intriquées. Par ailleurs,

l’esprit et l’âme sont également deux choses distinctes : l’esprit, rattaché au fonctionnement cérébral de

par sa nature (elle relèverait aujourd’hui de la neuropsychologie, souligne le neuropsychologue Brunod)

tandis que l’âme diffère radicalement du substrat. Elle serait ce « quelque chose » qui caractérise notre

individualité et fonde notre libre arbitre.

Descartes décrit très poétiquement ce qu’il entend des rapports du corps et de l’esprit dans une

illustration imagée qu’il consacre à la sensation : « La nature m’enseigne aussi, par ces sentiments de

douleur, de faim, de soif, etc. que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en

son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement, et tellement confondu et mêlé que

je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n’était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirai

pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrai cette blessure

par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son

25 Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in anima, Harvey, 1628. A ce sujet spécifiquement Rey dit que « Descartes étendait au mouvement des esprits (animaux) le schéma circulatoire harveyen, et en particulier le principe des valvules qui comme autant de petites portes s’ouvrent à certaines conditions pour laisser passer le sang ou les esprits et l’empêchent de refluer : les portes que Descartes supposait dans la substance intérieure de cerveau étaient comme autant de portes qui n’étaient pas ouvertes pour tous les esprits animaux, mais seulement pour les plus propres à transmettre la sensation et à susciter le mouvement. »

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vaisseau ; […] car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur, etc., ne sont autres choses

que de certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l’union et comme du

mélange de l’esprit avec le corps » (Descartes26, 1641 :326). Les réflexions de Descartes sur la nature

de l’esprit et du corps, ainsi que les débats suscités par ce que l’on désigne par « dualisme cartésien »

ne conviennent pas d’être auscultées scrupuleusement dans cet exposé. Il nous suffira de noter que ce

dualisme, perçu comme tel, a pu susciter d’heureuses critiques contre certaines conceptions strictement

(et sans doute exagérément) symétriques des choses, faisant des propriétés d’une chose la négation

des propriétés de l’autre.

Afin d’éclairer notre propos sur l’évolution des représentations occidentales de la douleur, nous

soulignerons les apports de la métaphysique cartésienne de la perception douloureuse et plus

généralement, les redéfinitions idéelles de l’âge classique, afin d’identifier une nouvelle donne dans le

traitement social de la douleur. Par ailleurs il est capital de souligner combien la philosophie actuelle,

notamment la phénoménologie et l’existentialisme contemporain (Heidegger, Alain, Sartre, Merleau-

Ponty jusqu’à Levinas…) est imprégnée de celle de Descartes et ne cesse d’y faire référence, de la

discuter, de la critiquer, de s’en inspirer et de la commenter.

1.1.5.2 Neurosciences à l'âge classique: du cartésianisme

Le mécanisme cartésien de la douleur fait l’hypothèse « d’esprits animaux » (« sorte de vent ou de

flamme très subtile issue du sang permettant d’expliquer le mouvement (…) dans lesquels on peut voir

un héritage du pneuma galénique ») qui permettent de concevoir la communication instantanée d’un

contact avec le cerveau (à l’image de la corde que l’on tire pour faire sonner une cloche). L’une des

démonstrations tout à fait remarquable de Descartes concerne le phénomène des douleurs des

membres fantômes, qu’il prend complètement au sérieux contrairement à ses homologues qui les

considèrent imaginaires. Il applique sa méthode rationnelle et mécanique pour démontrer que la

persistance des douleurs d’un membre amputé constitue la preuve que la douleur est une perception de

l’âme. Selon sa théorie des substances « duelles », il voit dans la sensation douloureuse la réunion de

l’âme et du corps, la reconnaissance de la sensation qu’il attribue à la première permettant de confirmer

l’existence de la seconde : « C’est par l’expérience de la douleur que l’existence du corps auquel elle

est unie lui est confirmée, de même que l’existence des corps extérieurs. » La douleur est donc une

perception de l’âme ; elle peut résulter des mouvements internes du corps (à rapprocher des « sens

intérieurs » composés des « appétits naturels comme la faim, la soif…et des sentiments comme la joie,

la tristesse…) ou de l’action des objets extérieurs (par le biais du toucher, de « l’attouchement »). La

douleur, tout comme le plaisir, est pour Descartes une modalité particulière des diverses sensations que

les « esprits animaux » transmettent jusqu’au cerveau, dans la glande pinéale. C’est là en effet que sont

dirigées les sensations de l’âme humaine puisque, dit-il dans une approximation anatomique, la glande

pinéale est le seul organe qui ne soit pas en double dans le cerveau, et il fallait bien que l’âme soit

caractérisée par ce critère d’unicité. Ainsi la perception de qualités comme la chaleur, la pesanteur etc.

sont transmises à la glande pinéale comme lieu d’exercice privilégié des fonctions de l’âme, selon

diverses modalités de sensation, et selon le curseur d’intensité, sera perçue comme douloureuses ou

agréables.

26 Descartes, 1641, Méditations métaphysiques, Paris, éd. Gallimard 1953

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Brunod discute la thèse récente publiée par Damasio, selon laquelle la pensée cartésienne serait à

l’origine d’une faille épistémologique entre l’étude du psychisme et celle des structures cérébrales. Sur

la douleur par exemple, Damasio dit de Descartes qu’il a « suggéré (…) qu’un bouleversement

émotionnel ou une souffrance provoquée par une douleur physique, pouvaient exister indépendamment

du corps. » Or Brunod démontre qu’il n’en est rien, et que Descartes a même adopté une posture

inverse à celle là, situant la douleur ou la sensation nociceptive27 au niveau du vécu sensoriel, « prenant

naissance dans notre corps au niveau des nerfs ». Brunod se propose d’examiner les liens possibles

entre la pensée et ses éventuels retentissements sur le fonctionnement du corps, ce qu’il définit comme

l’objet de la psychosomatique.

1.1.6 Définition encyclopédique de la douleur en langue Françoise en 1690

A partir de la fin du XVIIe siècle apparaissent les premiers dictionnaires de langue Françoise, dont les

définitions ne cessent de nous renseigner sur les représentations collectives, ou comme le dit à sa

manière François Lacombe dans son Dictionnaire du vieux langage François, « propres à donner une

idée du génie, des mœurs de chaque siècle, et de la tournure d’esprit des auteurs ». Ainsi à la rubrique

douleur » du tout premier dictionnaire des définitions françaises (Furetière 1690), on peut lire :

« Sentiment triste et fâcheux qui blesse quelque partie du corps, et est ennemi de la nature : ce qui

arrive par l’altération subite de la partie, ou par solution de continuité. Le péché de la femme a été puni

par les douleurs de l’enfantement. Un stoïque dit qu’il n’y a point de douleur. Se dit aussi des passions

de l’âme. L’affliction d’esprit égale des plus grandes douleurs. Il faut qu’un pénitent ait une vive douleur,

une componction de ses fautes. » En 1787 à Marseille, Jean-François Féraud complète avec son

Dictionnaire critique de la langue française: « Douleur, mal (synonyme.) La douleur est souvent

regardée comme l'effet du mal, jamais comme la cause. On dit de celle-là, qu'elle est aigue; de l'autre,

qu'il est violent. On dit aussi, par sentence philosophique, que la mort n'est pas un mal, mais que la

douleur en est un. »

1.2 La douleur, objet de représentations sociales et

conceptualisation scientifique

1.2.1De la pensée conceptuelle

Les théories et les concepts sont-il pour nous permettre de construire de belles cathédrales,

toujours plus hautes et plus harmonieuses dans leur composition, dans uen visée englobante

et généralisante ? Où sont-il de simples instruments dont l'utilisateur est libre de réinventer

l'usage, dans uen approche qui s'apparente davantage au bricolage qu'à l'architecture et avec

des finalités qui sont toujours locales et contextuelles ?

Madeleine Akrich, Politiques de la représentation et de l'identité, 2005

27  Annexes : définitions scientifiques actuelles des différents types de douleur

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Page 26: Douleurs pensées, douleurs vécues Itinéraire ethnographique

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1.2.1.1 Concept, représentation sociale et épistèmé

A quoi nous sert d'interroger la douleur en termes de représentation sociale ? Qu'apporte cet outil

conceptuel à l'intelligibilité contemporaine du phénomène « douleur » et à l'expérience de ceux qui la

vivent, la subissent, l'apprivoisent et la pensent tout en participant à l'élaboration de sa connaissance ?

En guise de préliminaire, considérons d'abord ce que recouvre la pensée conceptuelle. Selon Durkheim

« penser conceptuellement, ce n'est pas simplement isoler et grouper ensemble les caractères

communs à un certain nombre d'objets ; c'est subsumer le variable sous le permanent, l'individuel sous

le social. » (Durkheim 1960). Dans le sens où les concepts « correspondent à la manière dont cet être

spécial qu'est la société pense les choses de son expérience propre », le sociologue français les définit

comme des représentations collectives et concrètes à part entière. Il est donc important de souligner là

la double inscription sociale des représentations en tant que concept: elles viennent de la société, et les

choses qu'elles expriment sont sociales. Le « social » est alors à la fois le contenant des

représentations et leur contenu.

Le concept de représentation sociale, que l'on voit apparaître dans les travaux de Durkheim sur la vie

religieuse, distingue donc les représentations collectives des représentations individuelles : « Toutes les

fois que nous sommes en présence d'un type de pensée ou d'action, qui s'impose uniformément aux

volontés ou aux intelligences particulières, cette pression exercée sur l'individu décèle l'intervention de

la collectivité ». (Durkheim 1960). Cette description du mécanisme de représentation fait intervenir une

notion de contrainte sociale et permet d'envisager un emboîtement de représentations. Nous

retiendrons de cet apport durkheimien l'idée d'une supériorité du tout social sur l'individu. Pascal Boyer

considère quant à lui que « la conduite de la description ethnographique revoie implicitement à

l'existence de représentations collectives ; on admet bien que le contenu et l'organisation de celles-ci

dépendent de mécanismes psychologiques, mis ceux-ci sont rarement étudiés en tant que tels, ce que

propose de faire l'anthropologie cognitive. » (Boyer 1986).

Le psychosociologue Moscovici (1984) reprendra plus tard, pour la renouveler, la définition de

Durkheim. Selon lui, « les représentations sont des formes de savoir naïf, destinées à organiser les

conduites et orienter les communications ». La description dynamique de la psychosociologue Denise

Jodelet va dans ce sens : « Le concept de représentation sociale désigne une forme de connaissance

spécifique, le savoir de sens commun, dont les contenus manifestent l'opération de processus

génératifs et fonctionnels socialement marqués. Plus largement, il désigne une forme de pensée

sociale. Les représentations sociales sont des modalités de pensée pratique orientées vers la

communication, la compréhension et la maîtrise de l'environnement social, matériel et idéel (...). » Selon

Moscovici (1961 in Mariotti 2003 :3), trois conditions sont nécessaires à l’apparition de représentation,

quelque soit l’objet social considéré : la dispersion de l’information (les connaissances au sujet de l’objet

sont nécessairement soumises à la distorsion, rendant possible le phénomène de représentation), la

focalisation (implique l’importance de l’objet par rapport aux groupes étudiés, qui permettra de

développer des aspects spécifiques de la représentation et d’en négliger d’autres) et la pression à

l’inférence (les discours et les actes se rapportant à un objet difficile à cerner, rendant presque

inévitable l’inférence sur les aspects méconnus, voire l’adhésion à l’opinion dominante du groupe de

référence).

Juin 2008 26

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Spica L. Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique ETHR11

On trouve ici plusieurs aspects caractéristiques et interdépendants développés par la plupart des

définitions psycho-sociales, que sont la communication, la reconstruction du réel et la maîtrise de

l'environnement. Les représentations sociales offrent donc des codes pour échanger, nommer et classer

nos expériences (Moscovici 1984), et plus en amont elles guident l'élaboration et la négociation de ces

codes (Jodelet 1984). L'ensemble de ces représentations ou de ces connaissances pratiques permet à

l'acteur social de se situer dans son environnement et de le maîtriser. Il s'agirait là de fonctionnalités

sociales exercées par les représentations. Brièvement, elles peuvent se décliner en fonction cognitive

(intégrer de nouvelles données aux cadres de pensée), fonction d'interprétation et de reconstruction du

réel (penser et interpréter son vécu quotidien et sa propre société), fonction d'orientation des conduites

et des comportements (porter et définir le sens des actions, opinions et attitudes), fonction identitaire

(situer et définir socialement les individu au sein des groupes et les groupes dans le champ social)...

Parce qu'il permet de penser le social en terme de savoir et cognition, le concept de représentation

sociale se situe au carrefour des sciences sociales. La perspective épistémologique développée par

Foucault en terme d'épistémè met en lumière « les régularités discursives, les couches de savoirs

constituants et historiques, les configurations souterraines qui délimitent ce qu'une époque peut ou non

penser, de ce qui est possible de dire ou de voir. C'est une grille des savoirs qui va déterminer les

pratiques et loger les différentes formes de connaissances empiriques » (1966).

L'épistémè décrit un espace dynamique de sédimentation active, un nouveau code de perception : en

quelque sorte, une certaine vision du monde. Les seuils de passage d'une épistémè à l'autre (on en

distingue trois grande dans la pensée occidentale) peuvent être assimilés à des ruptures d’intelligibilité

(Hartog) ; Foucault propose ainsi une vision défiant les catégorisations progressives et chronologiques

de l'Histoire, soulignant les définitions spatiales et temporelles du concept de représentation sociale.

« Le marquage social des contenus ou des processus de représentation est à référer aux conditions et

aux contextes dans lesquels émergent les représentations, aux communications par lesquelles elles

circulent, aux fonctions qu'elles servent dans l'interaction avec le monde et les autres. » (Jodelet 1984,

c'est moi qui souligne). Nombre de travaux sur les représentations s'intéressent à la façon dont elles

s'élaborent, à leurs processus d'émergence et de négociation ainsi qu'à leurs modalités de

transformation (Abric, Jodelet 1984, Moscovici 1984, Thuné-Boyle 2006).

1.2.1.2 La douleur est-elle un objet de représentation sociale ?

On peut donc poser de multiples questions sur les représentations sociales de la douleur. Les différents

apports théoriques balayés de façon impressionniste permettent de dégager un axiome simple : un

« objet social28 » peut faire l'objet de représentations spécifiques selon le domaine de la vie sociale ou

de la pensée scientifique dans lequel il se développe. La douleur fait donc l'objet de représentations

différenciées et enchâssées dans des logiques sociales dépendant d'un ensemble plus ou moins

déterminé. Si on veut se permettre d'en saisir la dynamique, elles ne doivent pas être considérées

indépendamment de l’ensemble d’objets dans lequel elles s'élaborent et se négocient. On peut alors

considérer une pluralité de représentations, articulées comme des systèmes. Parmi d’autres, « la

maladie, le corps, la santé, la médecine (…) pourraient constituer des exemples d’objets constitutifs

28  A ce propos, Marietti (2003) propose une recension heuristique des définitions de la notion d’objet social en relation avec

les différentes acceptations des concepts de représentation sociale et de groupe.

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d’un système au sein duquel la douleur serait impliquée. Pour comprendre comment les patients, les

médecins et les autres acteurs sociaux se positionnent face à la douleur et le mode de relation qui

s’établit avec les pratiques, cette approche à la fois conceptuelle et « multiobjets » est incontournable. »

(Tremblay et Garnier 2005).

1.2.1.3 La douleur, épreuve partagée : re-présentation d'un espace médical

négocié

Ainsi les auteurs appréhendent-ils souvent les représentations de la douleur dans le champ de la

thérapie et de la relation patient/médecin, qui la met au centre de l'interaction (Arber 2007, Cedraschi

1998 et 2003, Costalat-Founeau 2000, Dany 2005, Dutertre 2004, Girard 2005, Houseman 1999 et

2004, Peter 2001, Tremblay 2005, Wirotius 2004). L'espace de la consultation médicale est celui de la

rencontre, pour ne pas dire confrontation, entre ici la douleur du patient, et sa réception, sa gestion par

le médecin (pour introduire une dimension de praxis). Les représentations qui guident les

comportements de douleur et orientent leur accueil par les professionnels de santé sous-tendent

différents enjeux dans la relation thérapeutique. La polysémie des constructions socio-cognitives qui

caractérisent les attentes normatives liées aux statuts du patient et du médecin organise un espace

médical que l’on peut considérer comme un « espace de négociation » (Dany, 2005 ; Strauss 1978)

entre deux champs de connaissances et de significations : celui du malade, auréolé de subjectivité et

d’affects, et celui du médecin, endossant la valeur objective (Herzlich 1969).

Chez le patient douloureux, le corpus signifiant attribué personnellement à la douleur relève de

nombreux domaines cognitifs et sociaux telle que l'identité sociale perçue, la perception de son corps, la

distinction entre ce qui est normal et ce qui est pathologique... ; il ressort également de la perception du

continuum passé-présent-futur dans lequel on évolue. Les représentations de la douleur vécue puisent

dans l'histoire personnelle de chacun tout en participant d'une stéréotypisation culturelle et sociale

générale. Sur base de leur enquête qualitative sur les variations culturelles impactant la construction

identitaire des douloureux chroniques, Costalat-Founeau et Klimekova (2000) affirment que « la

représentation de la douleur est donc élaborée dans un contexte personnel et dans une perspective

temporelle ». Plus précisément, on peut parler de système identitaire pour qualifier une structure

organisée de discours, d’images, de souvenirs et d’émotions à la fois ancrée dans l’organisme et dans

la société : « le système identitaire et les représentations sociales se combinent pour produire des effets

sociaux tout en faisant émerger une appréhension « subjective » du monde qui nous entoure »

(Zavalloni 1997). Nous verrons plus loin, sans prétendre à la moindre exhaustivité, quelles formes

peuvent revêtir ces représentations individuelles et sociales de la douleur.

1.2.1.4 Les représentations professionnelles des médecins face à la douleur

Pour le moment intéressons nous à ce corps de représentation que certains traitent de façon quasi

autonome en sociologie : les représentations professionnelles. Si l’on admet que le rapport du patient à

la douleur se construit en partie au sein de la relation thérapeutique, et si on considère cet échange

conceptuel dans une dynamique interactionnelle, il est indispensable de s’interroger sur les

représentations des médecins en la matière. Leur particularité réside en leur inscription conceptuelle à

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un monde professionnel lui-même défini par des contraintes sociales organisées. Le champ des

représentations professionnelles fait l’objet de nombreuses études en sciences humaines et sociales,

notamment dans le cadre d’univers professionnels développant des pratiques de prescriptions, comme

c’est le cas du monde de la médecine et des relations médecin-patient. De surcroît, le concept de

représentation possède un aspect prescriptif en propre, en définissant les limites de ce qui est licite,

tolérable ou inacceptable socialement (Abric 1994). Cette particularité rendrait nécessaire la

spécification du concept de représentations professionnelles ; la contextualisation de l’inscription sociale

des identités informerait sur la façon dont les acteurs et les groupes se construisent des identités

multiples et se forgent un savoir pratique leur permettant de s'orienter dans leurs interactions

professionnelles.

A notre niveau, il s’agira simplement de tenir compte de plusieurs apports théoriques concernant leur

élaboration et leur interaction avec les représentations de la douleur du patient. Le groupe québécois

d’étude sur l’interdisciplinarité et les représentations sociales (GEIRSO) estime que les représentations

professionnelles ne relèvent ni du savoir scientifique ni du savoir de sens commun ; dès lors « elles sont

élaborées dans l’action et l’interaction professionnelles, qui les ancrent dans les contextes et fondent les

identités professionnelles » (Tremblay et Garnier 2005). Pour le docteur en science de l’éducation Blin,

« les représentations professionnelles toujours spécifiques à un contexte professionnel sont définies

comme des ensembles de cognitions descriptives, prescriptives et évaluatives portant sur des objets

significatifs et utiles à l’activité professionnelle et organisés en un champ présentant une signification

globale » (Blin 1997, in Tremblay et Garnier 2005).

Au-delà des représentations de la douleur chez chacun des partenaires de la relation thérapeutique, il

est intéressant de considérer les « méta-représentations » que se font les patients et les médecins, de

l’espace même de leur interaction (comme espace de négociation ou de rapport de force entre leurs

représentations respectives, alors envisagées comme des savoirs et des vécus) et d’autres concepts

qui peuvent apparaître déterminants dans l’intervention médicale ; une piste pour l’analyse a été

suggérée en terme de « carte conceptuelle » afin de représenter l’ensemble des éléments stratégiques

intervenant dans les représentations: douleur, souffrance, corps, diagnostic, santé, traitement,

prescription, maladie, relation thérapeutique, patient et médicament (Rouquette 1994, in Tremblay et

Garnier 2005).

« Ainsi, la construction de la représentation de la douleur résulte des interactions et dans ce cas

particulier, de l’interaction patient-médecin, ce qui en fait une expression sociale. On peut considérer

qu’elle participe d’une construction commune du médecin et du patient au sein même de l’espace

thérapeutique. Espace qui permet de donner une forme mais aussi un nom dans la résonance que

légitime la société. » (Garnier 2005)

1.2.2 La douleur, une perception: état des questions dans la littérature

scientifique

1.2.2.1 De l’expérience perceptive complexe de la douleur

La douleur et la souffrance sont des phénomènes tout à fait universels et pourtant à la fois strictement

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personnels. Nul ne leur échappe, pourtant chacun ne peut la connaître qu'à travers sa propre

expérience. Ce tandem universel/individuel est parfois exprimé comme « très commun et très

complexe » (Atallah, 2005). Commun dans le partage sans frontière ni temps de l’expérience

douloureuse et complexe dans ses manifestations hétérogènes et ses déterminismes multiples et

individuels. La douleur en tant qu’évènement est donc très commune, son universalité se déployant en

l’absence de déterminants endogènes sociaux, biologiques et géographiques. Mais elle est également

terriblement individuelle en tant qu’expérience irréductible. Baszanger nous dit de la douleur qu’elle est

«l’expérience privée d’une personne à laquelle nul autre peut avoir directement accès » (Baszanger

1995).

« Nous savons aussi qu'elle peut se partager mais ne peut s'échanger: l'autre ne peut éveiller chez

moi, par empathie, qu'une douleur à le voir souffrir; il lui est impossible de me transmettre exactement

ce qu'il ressent », rajoute Natali (1992). Autrement dit, elle n'a pas de référent (Gazaix 1992).

Cependant, et là réside l’intérêt des discussions à ce propos, l’universalité et l’individualité du

phénomène et de l’expérience douloureuse ne cloisonnent pas étanchement ces deux niveaux de

lecture. Il s’agit, de façon fine, d’examiner la porosité et la complexité des rapports de ces dimensions et

la façon dont elles s’expriment chez l’individu et le groupe.

La douleur, personnelle et universelle, se situe à juste titre au carrefour de l’individu et du groupe : elle

mobilise chez l’individu des affects et mécanismes psychologiques et physiologiques individuels, inscrits

eux même dans un contexte sociétal et culturel. Cedraschi (2004) rappelle que les composantes

émotionnelles de la douleur si souvent discutées en termes individuels, doivent cependant s’insérer

dans les analyses mettant en cause les facteurs d’appartenance identitaire et sociale de l’individu: il en

résulte que la douleur est autant une « construction sociale que le résultat de processus biologiques et

psychologiques ». Par ailleurs, à l'instar de l'inscription de la maladie dans le cadre des normes

sociales, la douleur, précisément sa perception et son expression, entretiennent un rapport étroit avec

les normes du licite et de la transgression, entre ce qu’on peut montrer et ce qu’on doit cacher, qui sont

là des constructions du social en puissance (Rey 1993). Ainsi, « il n'y a pas de société où la maladie

n'ait une dimension sociale et, de ce point de vue, la maladie, qui est aussi la plus intime et la plus

individuelle des réalités, nous fournit un exemple concret de liaison intellectuelle entre perception

individuelle et symbolique sociale ; quant à la perception de la maladie et de sa guérison elle ne peut se

satisfaire ni d'un recours arbitraire à l'imagination ni d'une simple cohérence intellectuelle ou d'un effet

de représentation : elle est ancrée dans la réalité du corps souffrant. » (Augé, Herzlich 1984).

1.2.2.2 Cadre normatif et social de la perception: des comportements de

douleur »

i l’essence de la douleur nous est invisible, forçons alors le paradoxe jusqu’au bout, et laissons-nous

conduire par ce qui gît au fond de la douleur : le cri.

Bertrand Vergely, La souffrance, 1997

Ainsi nous sommes amenés à considérer la notion de « comportement de douleur », en s’inspirant des

travaux de Kleinman (1978) sur la définition du comportement de maladie en tant qu’expérience

normative gouvernée par des règles culturelles : nous apprenons des manières « approuvées » d’être

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malades. Reconnaître des comportements de douleur correspondant à une perception ou un état

corporel jugé anormal par le malade, son environnement social et sa famille, c’est admettre que les

symptômes et les manifestations douloureuses sont ou ne sont pas socialement acceptables.

C’est sur ce fondement qu’a été suggérée une différenciation culturelle dans l’acceptation normative et

sociale des symptômes. Zborowski (1952) a été l’un des précurseurs de ce champ d’investigation

anthropologique, s’attachant à spécifier les aspects sociaux et culturels de l’expérience douloureuse. En

reconnaissant le mécanisme physiologique de la douleur, il relève deux composantes essentielles

soumises à l’influence des variables culturelles, soient deux niveaux spécifiques de l’expérience

douloureuse : celui de sa perception, et celui de la réponse qu’on y apporte.

1.2.2.3 Quelle place pour les déterminants culturels et ethniques de la douleur ?

La perception de la douleur peut faire l’objet d’une objectivation mesurée par le biais d’outils évaluant le

« seuil douloureux » (moment où l’on commence à percevoir un stimuli comme étant douloureux) et le

« seuil de tolérance » (moment où ce stimuli entraîne un mouvement spontané de retrait chez l’individu

soumis au test). Cedraschi souligne l’évidente nature expérimentale des données concernant les seuils

de la douleur et de tolérance à la douleur, dont la pertinence est remise en question en ce qui concerne

la compréhension clinique des douleurs, et a fortiori des douleurs chroniques (Le Breton 1995). Un point

important consiste en l’absence de données scientifiques différenciant culturellement la discrimination

des stimuli douloureux. Cependant les réponses entraînées par ces stimuli dans un cadre expérimental

sont largement soumises à l’influence d’autres variables individuelles (âge, sexe, origine culturelle….). Il

est donc tentant de déduire que la perception mécanique de ces stimuli expérimentaux est assujettie au

vécu de l’expérimentateur.

Le reproche que l’on adresse de prime abord à ces démonstrations de prévalence de certains facteurs

socioculturels est leur manque de subtilité ; les résultats presque toujours exprimés en puissance

statistique ne permettent pas d’analyser finement ces hypothèses de variables épidémiologiques

sociales.

1.2.2.3.1 Dissection statistique et sens commun

Le propos n'est pas tant, dans le cadre de cette recherche bibliographique, d'examiner les résultats

scientifiques de ces études mais plutôt de réfléchir à la démarche qu'elles adoptent. Dans la littérature

scientifique (sciences sociales et biologiques) traitant de la question « culture et douleur », une quantité

importante de travaux s'attachent à chercher, expliquer et classer des « différences ethnoculturelle »

définies en terme de « race » dans la littérature anglo-saxonne. Les études concernant l’explication de

variations individuelles face à l’expérience douloureuse se déploient généralement sur les items

récurrents de l’âge, du sexe et de l’histoire de la douleur, mais également et de façon crescendo sur le

rôle joué par la race, la culture, la religion, le niveau socio-économique, la structure familiale, la langue,

l’urbanité ou le mode de vie rural, et plus récemment, l’ethnicité – cet ensemble formant le spectre

complet des variables définissant les différences de santé générales, tombant sous la coupe des

« facteurs ethnoculturels » (Rollman 2005).

Ainsi les publications américaines, regroupés sous l’étiquette Race Studies, cherchent à mettre en

exergue les différences de comportement de douleur entre des groupes de sujets américains dont les

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origines familiales seraient plus ou moins « britanniques », « italiennes », « juives », « hispaniques » ou

« africaines » (groupes les plus fréquemment cités). Lipton et Marbach (1984) proposent un modèle

multifactoriel concernant ces différences individuelles, qui se déclinent en expériences sensorielles,

réponses émotionnelles et cognitives et comportements de douleur. Il résulte de leur « célèbre » étude

(citée 64 fois sur la base de donnée Scopus29) que les similarités entre ces groupes « raciaux et

ethniques » sont bien plus saillantes que les différences recherchées, particulièrement chez les sujets

dont l’appartenance « ethnique » remonte à trois générations.

Ces lectures, regroupées sous la bannière ‘Race and ethnicity in health research’, sont assez

monotones du fait des nombreuses répétitions et de leurs découpages identiques (catégorisation très

détaillée de chacun des items statistiques, analyses stéréotypées et études essentiellement

quantitatives). Elles nous inspirent bon nombre de réserves quant à la pertinence de telles dissections

analytiques au regard de l’apport scientifique (à la fois clinique et science humaine), de la définition

flottante des référents ethniques et raciaux (soulevant des discussion sur l’éthique des motivations

d’étude et de l’usage des résultats) et des conclusions souvent générales rejoignant le sens commun le

plus élémentaire (Cathébras 2000). « Faute de (construire des indicateurs complexes réunissant

plusieurs variables), les cliniciens comme les chercheurs se retrouvent dans la situation évoquée par

Jones lorsqu’elle relève que la race telle qu’elle est généralement mesurée est la même que celle que

remarque un chauffeur de taxi, un officier de police, un juge dans un tribunal ou un enseignant dans une

salle de classe, c'est-à-dire une classification sociale, avec tous les avatars qu’elle peut comporter »

(Cedraschi et al, 2004)

1.2.2.3.2 Ecueils récurrents

Reprenons à notre compte les questionnements principaux soulevés par l’approche culturelle de la

douleur. Il est important de préciser que ces études proviennent pour l’essentiel des sciences humaines

et sociales, de l’épidémiologie et des sciences bio-médicales. Leurs approches respectives construisent

différents objets d’étude : ainsi les sciences humaines et sociales, descriptives et interprétatives

(anthropologie, sociologie et psychologie) s’intéressent davantage à l’expérience et au vécu de la

douleur et/ou de la maladie, en mettant l’accent sur les systèmes sociaux dans lesquels elles s’insèrent

et leur rapport étroit aux règles de comportement qui leur donnent sens, tandis que la recherche

épidémiologique pose la question de la validité de l’ethnicité en tant que variable épidémiologique

(Pfeffer 1998, Senior et Bhopal 1994). Cela revient à se demander si l’entrée heuristique d’« ethnicité »

peut servir à l’étude de la distribution et des déterminants de la douleur.

Cette question permet aux épidémiologistes britanniques de The Medical School d’identifier quatre

écueils importants dans l’application de cette variable : les difficultés de mesure (l’ethnicité ne se laisse

pas mesurer si facilement), l’importante hétérogénéité des populations qui font l’objet des investigations

(est-ce que le terme « asiatique » est à même de rendre compte des variations importantes des

populations de tous les pays d’Asie et de toutes les situations dans lesquelles elles se trouvent ?),

l’ambiguïté des objectifs poursuivis dans le domaine de l’étude des relations entre ethnicité et santé et

le biais d’ethnocentrisme dont peuvent être affectés l’interprétation et l’utilisation des données (le biais

29  Base de donnée scientifique actualisée en ligne, offrant un accès à plus de 15,000 revues à comité de lecture, et reliée à 386 millions de sites scientifiques sur internet.

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tenant dans le fait de considérer sa propre culture comme un standard à l’aune duquel juger l’altérité).

1.2.2.3.3 Enjeux et usages des variables ethniques

Afin de tirer au clair les enjeux et la portée de ces études, il est nécessaire de distinguer le sens que

recouvre chacune de ces notions. L’ethnicité ne doit pas être confondue avec la nationalité ou le statut

de migrant. Le concept n’est ni simple ni précis (Anne Christine Taylor dit de la notion d'ethnie que

« c'est l'une des notions les moins théorisées de la discipline (anthropologique) », in Bonte et Izard

1991) mais il implique plus ou moins l’appartenance commune à des origines ou un milieu social, à une

culture et/ou une « tradition » propre, transmise de génération en génération et conduisant à un

sentiment d’identité et de groupe, et au partage d’une langue commune et/ou à des croyances

religieuses ; les confins de la notion sont imprécis et variables... (Senior, Bhopal 1994).

La race, intervenant dans la définition identitaire des citoyens américains (elle figure sur les papiers

d’identité), se réfère bien à la division biologique du genre humain en sous catégories caractérisées par

les différences physiquement observables (Bussey-Jones 2005) Passons sur l’histoire de l’usage de

cette classification souvent jugée arbitraire et erronée et questionnons plutôt la pertinence de son usage

épidémiologique ainsi que la validité scientifique de ses présupposés (Sheldon 1992).

Bien que la race ait une importance en tant que phénomène social et politique, son substrat biologique

a été profondément revu et corrigé depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Si l’étude des

différences raciales (donc biologiques) devant la maladie ou la douleur est sensée renseigner sur les

déterminants génétiques et environnementaux, que penser des résultats qui présentent plus de

variations génétiques à l’intérieur d’une même « race » qu’entre différentes races ? Ces mêmes études

soulignent le caractère atypique et isolé des gènes responsables des caractéristiques morphologiques,

ceux-là même qui se trouvent être à la base du concept de race, et insistent sur l’absence de corrélation

objective entre ces gènes et les gènes responsables de maladies (Chaturvedi 2001, Edwards 2001).

Dès lors, il est aisé de comprendre que la catégorie de race est plus à même de renseigner sur les

dimensions sociales de douleur et de maladie et leurs variations, que sur ses dimensions biologiques.

Ainsi les termes de race et d’ethnicité sont-ils souvent et à tort utilisés de façon interchangeable. Senior

et Bhopal relèvent que le terme d’ethnicité est parfois employé comme un euphémisme de race, lorsque

les débats discréditent la catégorie raciale en l’associant au racisme.

Les débats continus autour de l’usage terminologique de race, ethnicité et culture sont amenés à

changer selon les modes ou les politiques en vigueur – ethnicité étant de plus en plus une catégorie de

définition personnelle et subjective et utilisée comme telle pour trancher. Ethnicité et culture sont deux

ensembles dynamiques, sans cesse objet de redéfinition et de négociation. D’où, pour certain, le

besoin pragmatique d’avoir recours à une classification « arbitre » afin de trouver un compromis

facilitant l’enquête face à la demande forte des données de population. Si les chercheurs anglo-saxons

pensent que la race est une variable qui sous-tend des différences dans le comportement de maladie,

alors l’obligation doit leur être faite de prouver qu'elle induit une corrélation biologique pertinente pour

décrire ces différences, puisque l’on ne reconnaît qu’une infime qualité prédictive à son substrat

biologique (Mc Kenzie et Crowcroft 1996).

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1.2.2.3.4 Contextualiser la recherche : sortir du laboratoire

Une dernière critique originale s’adresse au manque de validité écologique des relations

douleur/ethnicité. Rollman (2005) reproche aux enquêtes de recréer délibérément les conditions

restreintes de l’expérience en laboratoire dans le but d’isoler et de contrôler des variables spécifiques. Il

préconise, dans le cadre d’études aussi fines et sensibles que celles postulant de variables

« culturelles » de la douleur, de « mettre la barre plus haut », mais sans plus de précision

méthodologique. Cathébras insiste sur la contextualisation complexe des liens douleur et culture qui

inclut: « (a) l’idéologie, les valeurs, les présupposés de tous les acteurs (y compris les soignants,

employeurs, etc.); (b) l’organisation du système de soin lui-même; (c) la construction sociale des

concepts utilisés pour rendre compte des symptômes, des comportements, de la souffrance, par les

médecins, comme par les spécialistes des sciences sociales. Au-delà des stéréotypes (par exemple sur

les différences d’expression de la douleur d’un groupe ethnique à l’autre), les sciences sociales

devraient permettre d’approcher ce «contexte socio-médico-moral» complexe au sein duquel la plainte

(…) est exprimée » (2000). Dans le cadre de leur enquête qualitative sur les variations culturelles de la

construction identitaire du douloureux chronique, Costalat-Founeau et Klimekova préconisent le recueil

narratif des discours des patients qui « donnent accès à la compréhension des mécanismes identitaires

qui dévoilent l'articulation du social et du personnels. (...) la méthodologie ego-écologique30 permet de

voir comment l'impact d'une société et d'une culture est vécu et intégré dans la dynamique identitaire

personnelle du sujet » (2000).

Ceci nous permet introduire de façon pragmatique la notion de « vécu » résultant chez Dutertre d’un

« ensemble d’influences environnementales agissant sur un individu donné, et résultant pour lui en des

représentations, des croyances, des comportements. ». Parmi ces influences environnementales et

écologiques, « la culture (au sens anthropologique), et donc les représentations du groupe, ont une

importance déterminante. Celles qui concernent la santé, le corps, et la douleur, historiquement et

universellement liées à la religion et à la sexualité, interviennent tout particulièrement dans ce vécu,

comme en témoignent par exemple les vécus et les gestions des douleurs de l’enfantement » (Dutertre

et al 2004). Par ailleurs, les sciences humaines et sociales proposent des modèles de compréhension

novateurs et plus complexes que les variables d'analyse et les raccourcis largement usités (la culture, la

société, la mentalité,...) pour expliquer et décrire des comportements de douleur dont la cohérence et la

rationalité s'opèrent différemment. L'invitation méthodologique est faite aux chercheurs de coller au plus

près des réalités, et de se livrer à des études contextualisées à l'écoute des mutations et des évolutions,

des ruptures d'intelligibilité et des créations syncrétiques, des congruences nouvelles et de

l'hétérogénéité des ensembles.

30 « L'égo­écologie situe l'individu dans une matrice sociale, dans son contexte socioculturel. Elle détruit la notion de l'environnement commun et révèle l'existence d'un environnement subjectif. Le système identitaire apparaît comme un « environnement intérieur opératoire » en tant que lieu où se joue la rencontre de l'individuel et du collectif.

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1.2.2.4 Gammes et stéréotypes des douleurs : le cas de l’accouchement

1.2.2.4.1 Focale sur un phénomène douloureux « naturel »

Quel phénomène est plus répandu au monde que la naissance, et quelle douleur est plus largement

reconnue que celle de l’enfantement ? Claude-Emile Tourné dit à ce sujet qu’il s’agit d’une douleur «

unique en son genre ; c’est le seul exemple de sensation, qui avant même d’être perçue et même par

ceux qui ne la percevront jamais (les hommes) s’appelle douleur »31.Tout un ensemble de travaux sur la

maternité et l’accouchement témoignent et décrivent les variations observées dans les comportements

de douleur des parturientes à travers le temps et l’espace (nous pensons notamment aux travaux

d’Yvonne Knibiehler, Marianne Caron-Leulliez et Jocelyne George). La douleur de l’enfantement, et a

fortiori ses représentations sociales, apparaissent connectées à « l’histoire du corps, de la santé, de la

douleur, mais aussi celle des sciences médicales, bien au delà de l’obstétrique, et encore l’histoire des

idées et des mentalités, et tout autant l’histoire politique et économique (…) » (Knibiehler 2005).

Ainsi les différentes modalités sociales et historiques, scientifiques et culturelles des groupes sociaux,

participent de l’élaboration de représentations différenciées de cette douleur particulière, aboutissant à

des comportements douloureux très différents voire diamétralement opposés. La diversité culturelle

s’impose comme un fait : la gamme des comportements « culturellement » stéréotypés va du silence

stoïque et impassible aux expressions et cris tapageurs. Les interprétations de ces comportements sont

nombreuses: par exemple en Grèce rurale, crier en couches représenterait une atteinte à la pudeur

sexuelle des femmes ; la chambre de travail est un « lieu de silence et de fierté féminine » (Anderson &

Anderson). De même, l’idée répandue selon laquelle on souffrait moins avant n’a pas lieu d’être, selon

l’historienne Roselyne Rey, qui explique que « rien n’indique que les Hommes de ce temps [XVIe siècle]

aient été plus endurcis que ceux d’aujourd’hui », démonstrations neuro-biologiques à l’appui (Basbaum

1992). Le propos n'est pas ici de « camper brièvement trente-six cas concrets de la façon dont la

douleur [s'exprime] dans différentes cultures choisies » (M. Singleton32 1994). Posons donc la question

du sens de cette douleur particulière mais représentative du carrefour individuel/universel, ainsi que des

nouvelles significations révélées par la suppression (et le refus) anesthésique de cette douleur dans

notre société.

1.2.2.4.2 La douleur refusable en question dans le cas de l'accouchement

Dans nos maternités, entre 70% et 90% des femmes optent pour accoucher sans douleur. La révolution

apportée par l'anesthésie péridurale permet en effet un grand confort pour les parturiente. Cependant le

refus de cette douleur ne se fait pas sans douleur, si j'ose dire. Une sage-femme témoigne à ce propos :

« Aujourd’hui, la seule chose qu’on dise, c’est qu'il faut faire passer la douleur. À quoi ça peut servir

cette douleur, personne ne réfléchit. J’ai discuté avec quelqu’un des soins palliatifs : l’accompagnement

de fin de vie, c’est pareil, c’est comme la péridurale. Les gens qui meurent n’ont pas le droit de crier. Ca

31  Claude­Emile Tourné, 2005, La douleur de l’accouchement, pour qui, pour quoi, Les dossiers de l’Obstétrique n° 341 , 32 – 35

32  En référence à ce que Singleton définit par « bongobongoïsme », étant selon lui une « manie typique de certains ethnologues de se lancer dans un tour d’horizon encyclopédique dès qu’ils se voient sollicités de donner leur avis sur tel ou tel sujet. »

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Spica L. Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique ETHR11

dépasse très largement la pratique médicale pure. » Son positionnement sur la suppression

(négation?) de la douleur nous amène à considérer plusieurs choses. D’abord, qu’il y aurait des

particularités de sens de la douleur, ici celles de l’enfantement et de la fin de vie. Des douleurs que l'on

pourrait considérer littéralement « naturelles » puisque non pathologiques. Nous n’abordons pas ici,

pour le faire plus tard, la connotation rédemptrice de cette douleur infligée associée à la Chute (tu

enfanteras dans la douleur).

Ce que souligne cette sage-femme est d’un autre ordre : en rappelant l’exercice de droits et de normes

sociales face à l’expérience douloureuse, elle pose la question de ce que soustrait la prise d'antalgiques

dans les expériences non pathologiques de la douleur. Autrement dit, lors de phénomènes « naturels »

qui produisent la douleur. En filigrane, c’est un rapport de nature et culture qui est en jeu dans ce

discours. Il y aurait alors des douleurs « mauvaises », pathologiques et donc évitable (droit) voire

refusable (norme), et d’autres douleurs positivement connotées, puisque non pathologiques et

associées à une fonction vertueuse. Paumé le constate dans son étude expérimentale et cherche à

établir ces stratégies cognitives : « une évaluation latente voudrait qu’il n’y ait d’accouchement

« normal », pour tous les interacteurs, que si la mère souffre. » Elle rajoute « une croyance irait dans le

sens qu’un accouchement sans souffrance aurait des conséquences négatives sur l’avenir

physiologique et psychologique des interacteurs. » (Paumé, 1995). De cette posture peuvent découler

parfois des pratiques d’accouchement revendiquant la souffrance et exaltant sa fonction, à la fois dans

ce qu’elle permet de faire vivre aux parturientes (en terme de dépassement de soi, de « purification »,

voire de catharsis), et dans un autre registre, sur les liens d’attachement qu’elle engendre entre la mère

et son enfant (l’étude de Paumé le montre, le fait que la parturiente accouche sans anesthésie est perçu

positivement face à l’attachement avec son enfant, a contrario si la mère choisit d’accoucher sous

péridurale les pronostics sont plus pessimistes quant à l’attachement qu’elle développera avec son

enfant) : « Faire un chemin sans la péridurale, c’est dire « je vais dépasser la douleur », je vais aller

plus loin. Je suis convaincue qu’il y a une fécondité derrière cette douleur. (…) Je pense que ce n’est

pas la contraction qui fait mal, c’est toute la souffrance qu’on a en soi et c’est un passé qu’on peut

nettoyer, qu’on peut réparer ; mais c’est incontournable, ça passe par la douleur. C’est ta propre

souffrance. Je dis aux femmes que c’est leur propre douleur qui fait mal, donc je les ramène à elles-

mêmes, je les ramène à leur passé. Et la contraction est plus supportable, quand tu sais que cette

contraction, c’est une partie de toi, que c’est pas quelque chose d’extérieur qui vient te labourer, c’est

une partie de soi qui veut s’extraire de toi, qui veut se réparer, (...) qui veut s’harmoniser. (...) elles

veulent rester dans l'ancien, dans le passé ; et l'enfant amène vers la renaissance, vers la vie. C'est ce

qui me passionne, c'est vraiment accompagner ce travail de renaissance. »33. Laissons de côté les

polémiques suscitées par ces considérations et attachons -nous à comprendre ce qui peut différencier

l'expérience de la douleur de celle de la souffrance

33Extrait d’un entretien avec une sage-femme, autour de la notion de souffrance : Madeleine Akrich et Bernike Pasveer, « De la conception à la naissance, comparaison France-Pays-Bas des réseaux et des pratiques d’obstétrique », rapport à la MIRE, juillet 1995

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1.2.3 Des distinctions multiples entre douleur et souffrance

De même que la question de la vérité se confond habituellement avec celle du savoir, que la question

du mal est couramment fondue dans celle du malheur, la question que soulève la souffrance est

distincte de celle que pose la douleur. Encore faut-il savoir par quel bout les prendre et que recouvrent

les deux concepts, ou plutôt les deux expériences. On verra alors que dans ces questions de souffrance

et de douleur se posent effectivement celles de la vérité et du savoir (ce que l’on tient pour vrai est-il ce

que l’on en sait ?), ainsi que celle du mal et du malheur (si la souffrance et la douleur sont des maux,

appartiennent-elles au registres du malheur ?). Ainsi les confusions de langage et de notion nous

invitent à interroger la structure conceptuelle et sémiologique du champ de la douleur

1.2.3.1 La frontière physique-psychologique se fond dans l'expérience

La confusion entre la douleur et de la souffrance est fréquente. Ce qui est remarquable, c’est que la

confusion soit si grande chez ceux qui tentent expressément d’établir la distinction ; disons

qu’évidemment ceux qui ne s’y hasardent pas s’exposent moins au risque de méprise (que se soit par

prudence ou par ignorance) ; cependant ils ne s’interdisent pas non plus d’envisager l’expérience

douloureuse comme affectant simultanément plusieurs dimensions de la personne, et cette imprécision

est finalement peut être plus heureuse. Car en effet, l'ambiguité ou la confusion qui peut régner quant à

l'usage indéterminé de la douleur et la souffrance montre au moins la proximité des deux modalités de

manifestation d'un même phénomène.

La tendance la plus répandue, platement commune, consiste à distinguer la douleur et la souffrance par

leur topographie spécifique : l’une serait physique et l’autre psychique, ou encore globale quand l’autre

serait locale. En se référant à la définition de la douleur admise internationalement et fixée par l’IASP («

la douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable, associée à une lésion tissulaire

actuelle ou potentielle, ou décrite dans les termes évoquant une telle lésion »), deux médecins publient

ce commentaire : « cette définition médicale de la douleur rattache ce concept au corps, exigeant une

localisation corporelle de cette souffrance particulière. (…) Ainsi certaines souffrances que l’on désigne

pourtant sous le vocable de douleur, comme une douleur morale, une douleur psychologique, une

douleur à l’âme, ne répondent pas à cette définition médicale tant qu’elles ne sont pas rattachées au

corps » (Serra et Verfaillie, 2007). Ce commentaire semble ignorer l’apport fondamental de cette

définition, qui précisément stipule dans ses notes que « de nombreuses personnes décrivent une

douleur en l’absence de lésion tissulaire ou de toute cause physiopathologique probable ;

habituellement, cela survient pour des raisons psychologiques. Il n’y a aucun moyen de distinguer leur

expérience de celle causée par une lésion tissulaire (…) et si ces personnes considèrent leur

expérience comme de la douleur (…) cette expérience doit être acceptée comme une douleur. Cette

définition évite de lier la douleur à son stimulus. » Le standard fixé internationalement reconnaît donc la

douleur « psychologique » comme une douleur véritable, même en l’absence de lésion ou de trouble

corporel. Elle ne parle pas de souffrance mais en parlant d’expérience sensorielle, elle lie l’organique et

le psychologique. « Plus important encore à souligner, en définissant la douleur comme une expérience

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(et non pas comme une sensation), elle met l’individu, la personne vivant l’expérience, au premier plan

et permet, à côté d’approches physiologiques, des approches psychocomportementales » (Baszanger

1955 : 145). D’autres vont jusqu’à dire, pour durcir le trait, que « ni la douleur ni la souffrance n’existent

– ce sont là des abstractions. Ce qui existe, ce sont des personnes qui souffrent » (Veilleux 2004).

Souvent traduites confusément par les termes douleur et souffrance, jamais véritablement distinguées si

ce n’est par cette frontière corps / esprit (voire âme) peu satisfaisante et même contre heuristique,

induisant une conception dualiste de l’être humain impropre à la réflexion anthropologique, définir

l’affliction douloureuse par elle-même et en elle-même évacue la dimension d’expérience et de vécu.

Dès lors, quels concepts opératoires permettent de concevoir ou de saisir quelque chose de la

multiplicité des expériences et de vécus de la douleur et de la souffrance ?

1.2.3.2 La souffrance et la douleur : un rapport réflexif

Ricœur (1994) établit une distinction liminaire concernant les termes de douleur et de souffrance, qui a

le mérite d’introduire une notion incontournable pour la question qui nous occupe: selon lui la douleur

concerne « des affects ressentis comme localisés dans des organes particuliers du corps ou dans le

corps tout entier » et le terme souffrance « concerne des affects ouverts sur la réflexivité, la langage, le

rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport au sens, au questionnement. » C'est donc un rapport de

réflexivité qui qualifie la relation entre la douleur et la souffrance. Lalloz (2004,2005) a contribué à

préciser cette idée. Ainsi il reconnaît l’implication réciproque des deux expériences, en y voyant une

distinction réflexive : « si l’on me marche sur le pied dans l’autobus, j’éprouverai de la douleur, mais si je

ne fais pas le travail de réflexion (se découvrir sujet à la douleur) l’idée ne me viendrait pas de dire que

je souffre. Je le ferai cependant si j’appréhende là une intention malveillante : j’aurai mal au pied, mais

je souffrirai de l’hostilité (ou de l’indifférence à l’égard de ma présence) manifestée par mon voisin. » Ce

tableau trivial présente l'avantage d’imager les niveaux de réflexivité de l’une et l’autre expérience tout

en illustrant parfaitement la notion même de réflexivité. Ainsi, au premier niveau, on a mal ; au second

niveau, celui de l’addition réflexive, on souffre d’avoir mal. Et on peut continuer : un niveau

supplémentaire de réflexion objectivera le précédent, le réduisant à son propre fait. Ainsi Lalloz

explique : « si je souffre d’avoir mal (car la douleur est une souffrance : une mise en cause du sujet

comme tel), il devient par ailleurs vrai que j’ai mal de souffrir (car la souffrance doit être éprouvée pour

être telle) (…) Les niveaux réflexifs de la douleur et de la souffrance peuvent donc fonctionner en

tourniquet, et chacune être convertie en l’autre : quand la réflexion ouvre à son propre infini, on passe

de la douleur à la souffrance, et quand elle avère son propre fait, on passe de la souffrance à la douleur.

Ce ne sont donc pas deux réalités différentes, mais chacune s’entend de sa distinction réflexive avec

l’autre. ».

1.2.3.3 De la douloureuse altérité du réel

Par ailleurs, Lalloz détermine des dimensions particulières de l’une et de l’autre des expériences :

rapporté simplement, la douleur donne à réfléchir (l’enfant qui chute apprend que la gravité le dépasse)

quand la souffrance donne à méditer. La douleur, qu’elle soit « psychique » ou « physique », donne à

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éprouver l’altérité du réel ; elle nous fait nous « cogner » avec une réalité tangible (un mur, une bactérie

ou un deuil, …) qui ne nous renseigne en rien sur notre douleur que l’on ne sache déjà : le réel sur

lequel on trébuche et qui révèle l’effroi de notre douleur est indifférent, il n’est pas en cause. C’est

l’épreuve de l’indifférence, selon Lalloz, qui est la douleur. Ce qui fait mal, c’est qu’il n’y a rien à

comprendre. Or, la souffrance que l’on a d’avoir mal, elle, enseigne quelque chose. Que l’on aurait du

être plus attentif pour éviter de se cogner au mur ou se protéger de tomber malade, ou bien que l’on

aurait pu témoigner plus d’affection au proche que l’on a perdu… « Dans la douleur la vie bute sur

l’altérité, dans la souffrance elle est récusée par elle : ici elle est déjà ébauche de sens quand là elle

n’est que son fait. » Ainsi on ne peut manquer de répliquer la question du savoir et de la vérité : quand

on sait que l’on a mal, il nous manque quelque chose de sa vérité. Et c’est ce sens du mal que l’on va

parfois attribuer au malheur.

Ainsi la douleur est sans conteste un thème commun à la philosophie et à la médecine. Plus qu'un

thème, il s'agit d'une problématique que les deux disciplines, depuis leurs naissances en Grèce Antique,

se sont attachées à définir et à appréhender. Hippocrate a fait du soulagement de la douleur l'une des

obligations du médecin, tandis que les stoïciens ont tenté de l'ignorer pour la faire disparaître. La

philosophie contemporaine n'est pas en reste ; la douleur et la souffrance sont redécouvertes sous les

plumes de Ricœur, Porée, Levinas notamment, qui contribuent à donner corps à la tendance subjective

et complexe de la douleur. L'organisation et la mise en place des centres de la douleur, nous le verrons,

reflètent cette sorte d'éthique du sujet en tenant compte du vécu du patient : « c'est la personne en elle-

même qui est réinstituée, et son respect qui est posé comme principe de l'acte médical. » (Ribeau 2002)

Cependant, si la tradition philosophique jusque là constituée a bien des figures à invoquer concernant la

douleur relevant de la morale, celle qui accable l’homme pécheur, elle n’en a point pour la douleur et la

souffrance « subie ». Autrement dit, « l’homme pécheur donne beaucoup plus à parler, l’homme victime,

beaucoup à se taire » (Ricœur, 2005).

1.2.3.4 Le scandale du mal

Quand tu as dit « Que me sert mon innocence ? En quoi suis-je mieux traité que si j’avais péché ? »

Moi je vais te répondre, Et à tes amis en même temps. Considère les cieux et regarde ; Vois les nuées :

elles sont bien hautes pour toi ! Si tu pèches, qu’est ce que cela LUI fait ? Si tes crimes se multiplient,

que lui importe ? Si tu es juste, que lui en revient-il ? Quel avantage lui procure ton innocence ? Tes

péchés ne peuvent atteindre que tes semblables, Ta justice ne peut servir qu’au fils de l’homme

Elihou à Job, Livre de Job

Pourquoi Ricœur parle t-il de scandale du mal ? Parce que foncièrement, le mal qui ne se laisse

enfermer dans le « mal moral » est un défi qui s’oppose à la pensée et à la foi. Le mal moral est celui

qui relève de la moralité, l’immoralité de l’homme pécheur frappé du mal constituant un exemple

aisément invocable. C’est donc un mal de rétribution, qui s’inflige à un coupable. Infligé par qui, et

coupable de quoi ? Ces deux petites questions soulèvent le pan d’un immense chantier. Nous allons

tenter, bien que rapidement, d’en cerner les sous bassement et de voir en quoi cela relève de notre

intérêt.

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1.2.3.4.1 Böse et Übel : terminologie Kantienne du mal

L’indétermination entre « mal moral » et « mal physique », interroge Ricœur, serait-elle due à une

faiblesse de notre langage? En partie, répond t-il en invoquant la distinction de Kant à propos de Böse

et Übel. Dans sa Critique de la raison pratique, Kant introduit une typologie conceptuelle et éthique du

mal : Böse se rapporte à des actions s’accompagnant de la volonté de faire quelque chose de mal et

non à une sensation de la personne, tandis qu’ Übel définit la perception douloureuse sans que celle-ci

ne comporte nécessairement de Böse. Ainsi, lorsqu’il s’interroge dans son chapitre sur « le sentiment

du plaisir et de la peine » sur le statut de chacune d’elles, il dit: « un mal physique où la faute n'est pour

rien (Übel) fait souffrir, mais celui qui n'est pas exempt de faute (Böse) afflige et consterne. Mais

comment expliquer ou concilier ceci, qu'il y ait deux langages possibles à l'occasion d'un malheur

arrivé? — C'est ainsi que l'un des patients peut dire : « Je me consolerais si seulement j'avais en cela

commis la moindre faute; » tandis que l'autre dira : « Ma consolation c'est qu'en cela je suis tout à fait

innocent. » — Celui qui souffre sans l'avoir mérité s'irrite, parce que l'offense vient d'un autre. — Celui

qui souffre par sa faute s'abat parce qu'il y a reproche intérieur. — On voit aisément que le meilleur des

deux c'est le dernier » (Kant 1863, :194). De fait, Kant parle beaucoup de Böse sans s’étendre

longuement sur Übel.

1.2.3.4.2 Théories rétributives du mal : typologie conceptuelle et éthique

Cette théorie rétributive de la douleur, que nombreux auteur imputent à Kant, se trouve plus

précisément déclinée dans la typologie conceptuelle et éthique du mal chez Gesché (1993) lorsqu’il

identifie trois classes de maux : le premier, le mal-de-faute (malium culpae), est causé par la faute

morale d’un individu, par son crime ou la transgression qu’il a opéré ; le second, mal-de-peine (malium

poenae), se rapporte à la souffrance subie comme conséquence d’une faute, c’est la punition ; le

troisième, le mal-de-malheur (malium calamitatis), est causé ou subi sans que l’on puisse parler d’une

faute ou d’une punition (accident, maladie, mort d’un proche…). Les deux premières sont les

distinctions les plus classiques en philosophie ; Gesché a introduit la dernière pour la différencier de la

théorie rétributive de Kant (Gesché 1993 : 77 in Pires, 1998 : 207). Ainsi les théories autour de la peine

et l’étude du système pénal éclairent l’histoire de la douleur et entretiennent d’étroits rapports avec le

statut de la souffrance vécue et représentée comme subie et infligée, expiatoire ou injuste ; elles

étayent la distinction des termes et les points d’ancrage des phénomènes de la douleur et souffrance.

Cette morale de la rétribution qui traverse les civilisation, selon le philosophe Michel Cornu, et sur

laquelle, même à notre insu nous nous appuyons si souvent, va être mise en déroute dans le Livre de

Job. Ce dernier devra parcourir un long chemin avant de se libérer de cette morale. Ainsi Job passe du

désespoir à la révolte, puis "comme tout un chacun confronté à la souffrance qui lui tombe dessus, qui

lui arrive comme de l'extérieur, qui est en "ex-cès" ("ex-cadere", tomber hors de)," (il) pose la question

du "pourquoi" et du "pourquoi moi" "qu'ai-je fais pour". Job reste donc lui aussi dans un rapport causal. Il

attend la réponse "c'est parce que...et que..." Alors il pourrait se soumettre ou contester ou tenter de se

justifier ; mais il ne sortirait pas d'un rapport causal." En ne répondant pas au pourquoi, la question de

la souffrance est éludée. Il n'y a pas de réponse possible au pourquoi de la souffrance et c'est peut être

ce qu'il y a de plus éprouvant en elle : « que le pourquoi reste sans réponse, qu'il n'y ait pas de "parce

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que" qui vaille. En quelque sorte, qu'il y a une gratuité de la souffrance : qu'elle nous place hors d'un

rapport causal, d'une situation sur laquelle nous pourrions avoir une maîtrise quelconque par la

connaissance de sa cause ; j'entend donc qu'elle n'est pas la conséquence d'une faute. Et c'est en ce

sens aussi qu'elle est en excès : elle excède notre logique, notre logos, nos justifications morales. »

(Cornu 2005).

1.2.3.4.3 Le « mal-agir » et le « mal-pâtir »

Lorsqu’il cherche à dégager des lignes d’analyses pour penser le vécu du mal « moral » et du mal

physique (donc injuste vis-à-vis de la morale) Ricœur évoque « l’extraordinaire enchevêtrement » des

deux expériences. En effet lorsque les hommes font souffrir les hommes (qu’ils s’infligent des

souffrances), le « pâtir » dépasse alors le cadre de « l’agir » : l’hostilité, la cruauté, les sentiments de

violence, de jalousie provoquent la souffrance et la douleur. Inversement, lorsque les hommes souffrent

dans leur chair, comme l’indique le sens du mot souffrir et celui du mot peine, cette souffrance trouve

une explication et une légitimité dans une action précédente (donc dans « l’agir ») – suferre ou subferre

signifiant "supporter" dans le sens '"être assujetti ». En effet, littéralement, ce qui caractérise

l’expérience de la douleur, c’est d’avoir à être supportée. Le poena latin, duquel dérive pain en anglais

et peine en français, signifie « punition », faisant écho au grec ancien poiné (duquel dérive ponos,

douleur) qui signifie expiation, rançon, châtiment.

A la lumière de l’étymologie, l’expérience de la douleur rationnellement infligée et celle de la douleur

subie sont fort étroitement imbriquées et difficilement distinguables en termes de topographie physique

et psychique. Le philosophe, cherchant à démêler le sens de cette union, fait observer que l’engeance

des deux maux semble apparaître identique aux yeux des hommes lorsque inévitablement, ils

cherchent à lui trouver une origine et une ontologie : « tout se passe (…) comme si le mal n’était qu’un

mystère » Pour « travailler » cependant avec la polysémie des maux et en faire une distinction, il

propose les catégories du « mal-faire » et « mal-subir ». Ces deux versants du phénomène de la

souffrance renvoient à l’idée d’infliction, qu’il s’agissent de douleurs infligées par l’action intentionnelle

(« mal-faire ») ou de douleurs perçues comme infligées, c'est-à-dire subies (« mal-subir). Ces

désignations ont l’avantage de ne pas distinguer l’affliction par sa corporéité (mal dans le corps ou mal

dans la tête), mais plutôt par le type de processus par lequel elle s’impose à la conscience et les

ressorts étiologiques qu’elle comporte. Ainsi selon Levinas, dans le mal-subir, prendre conscience de sa

douleur « n’est plus, à proprement parler, prendre ; ce n’est plus faire acte de conscience, mais dans

l’adversité, subir ; et même subir le subir, puisque le « contenu » dont la conscience endolorie est

consciente est précisément cette adversité même de la souffrance, son mal » (Levinas 1994).

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1.3 La douleur : de l’ordre social et de l’ordre biologique

1.3.1 Maintenir l'ordre social : la douleur comme instrument rationnel

1.3.1.1 Ambigüités des rapports entre souffrance et droit

1.3.1.1.1 Dissuasion préventive et punition rétributive : des théories du droit

pénal

La nécessaire distinction de la douleur et de la souffrance nous mène droit vers une pensée

omniprésente dans la conception de la douleur, celle de la douleur punition, rétribution, peine. C’est

donc vers le droit et l’institution judiciaire que nous sommes amenés à nous tourner afin d’examiner ses

liens étroits et ambigus avec la douleur et la souffrance (Devers 2004). « Pour le juriste, qui fait

profession de rechercher l’équilibre le plus adapté à la société dans laquelle il vit, (…) la règle juridique

apparaît essentiellement comme un facteur d’ordre et d’apaisement des souffrances que peuvent

engendrer les rapports entre les hommes ; pour le détenu purgeant sa peine, pour le plaideur qui vient

de perdre son procès, et sans doute pour le citoyen qui voit sa volonté contrariée par telle prescription

légale, le droit s’identifie sans doute à la raison de ses souffrances morales. » (Murat 1994). Les

théories du droit pénal ont élaboré une multiplicité de peines dont la fonction est de préserver la société

de nuisances, en punissant les criminels et en dissuadant les citoyens de les imiter. En matière de

rétribution des crimes et de dissuasion des comportements antisociaux, les peines infligées se sont

lentement amoindries, au moins corporellement, dès la fin du XVIII siècle. Comme l’a montré Foucault, il

s’agissait là d’un calcul pour le moins utilitariste visant à ne pas provoquer, chez le juge et le citoyen, un

sentiment de pitié à l’égard du coupable ou de révolte à l’encontre de l’autorité (Foucault 1975). Mais

plus encore que la dissuasion, explique Murat, la rétribution est au cœur des préoccupations du droit de

punir « parce qu’elle s’inscrit dans l’aspect symbolique de la peine (…) même si la légitimation des

souffrances infligées reste un problème délicat » (1994). En effet la douleur infligée aux criminels a été

justifiée par certains comme un besoin de vengeance, une véritable loi du Talion que rend légitime la

réciprocité des violences (Girard 1972). Granet explique également : « La vengeance du sang apparaît

essentiellement comme une mise en scène particulièrement dramatique et violente de ce besoin

d’échanges, de la nécessité sentie d’un commerce social particulièrement actif et qui donne de la

confiance, qui comporte l’assurance d’une restitution de l’équilibre social ». Il précise à l'endroit de la

douleur du deuil : « Si la vendetta (et, à un plan supérieur, la guerre) sont des manifestations

exaspérées (bien que normales et réglées) de ce besoin primordial, le deuil ordinaire correspond à une

ordonnance plus paisible des prestations alternatives — de la série des potlatchs — rendues

nécessaires par les ruptures d’équilibre en quoi se résout la continuité de la vie sociale ». D’autres ont

préféré la justifier par la valeur largement accordée à la vertu rédemptrice et expiatoire de la douleur,

arguant de ce que cette violence « imposée artificiellement par d’autres hommes (…) est une manière

d’obliger le coupable à se soumettre à une loi qui, tôt ou tard s’imposerait à lui » (Parain-Vial34 1983 in

34  « La souffrance infligée par la peine juridique peut­elle être juste ? », Philosophie pénale, Sirey, p141

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Murat 1994). Si en effet, souligne Burney, « il n’est pas étonnant que les circonstances historiques, les

conceptions sociales et le système pénal des premiers siècles chrétiens ou du Moyen Age se soient

plus ou moins reflétés dans les châtiments d’outre-tombe » (Burney 1979) dès lors que la société se

laïcise et « répudie tout fondement théologique de son droit » (Murat 1994), ce « parallélisme

théologico-judiciaire » est mis à mal par les nouvelles orientations de la conscience collective. Ce

décalage se donne à voir au niveau de la notion d’expiation et de responsabilité : « L’idée d’expiation,

liée à un état de choses fort ancien, est de moins en moins comprise. La tendance moderne à disculper

le « criminel » et remplacer la punition par la prévention du crime et le traitement des délinquants fait

que la damnation devient graduellement une éventualité étrangère à notre univers « sentimental » et

mental. Cette évolution contribue à accentuer la remise en question de la notion traditionnelle de péché.

Elle nous fait mieux comprendre l’infléchissement des formules eschatologiques dans le sens d’une

certaine humanisation pénale, d’un certain élargissement du salut » (Burney 1970).

1.3.1.1.2 Le châtiment comme instance normative

La douleur, dans le champ du social comme dans celui du pénal, est révélatrice des normes

socioculturelles qui l’organisent et la justifient. L’ordre social est cette organisation des instances

normatives de la société qui, sur la base de l’adhésion et du respect de ses codes par ses membres,

veille à la justice et à l’équilibre des forces en puissance. La société, pour aller vite, régule, administre,

rétribue, distribue, mais aussi « surveille et punit » pour maintenir cet ordre. qui repose sur la régulation

des forces sociale. Les dispositifs qui sous-tendent l'organisation de la société, au sens Foucaldien,

sont des procédures et des technologies qui organisent à la fois les espaces et les discours en

renvoyant à la technologie disciplinaire et observatrice (comme c'est le cas des dispositifs panoptiques).

Il sont des « lieux» de l'action du discours qui par ailleurs ne se limitent pas à la seule catégorie du

contrôle, de la surveillance et du pouvoir. De Certeau montre également qu'il n'ont pas de lieu en

propre, mais que ces espaces peuvent procéder de n'importe quelle occasion ordinaire à travers toutes

les procédures quotidiennes, renvoyant alors les dispositifs aux objets, aux techniques mais aussi aux

personnes qui les expérimentent, détournent et s'en approprient.

Toutes les sociétés ont utilisé la douleur comme un instrument du pouvoir, moyen de mise en place ou

de maintient d’un ordre social, puis de préservation de cet ordre établit. Instrument de régulation et de

protection de la société par excellence, le châtiment se présente comme le garant de la cohésion

sociale, religieuse, familiale et communautaire. Considéré comme tel, il peut faire l’objet d’une analyse

en tant que règle socio-morale en puissance (Mahdi 1998).

Ainsi l’individu qui déroge à une règle édictée par son groupe se « détache » de la société ; son crime le

transforme temporairement en une « altérité ontologique mise au ban » ; on le somme alors de

répondre de son acte antisocial. Pour ne pas affecter l’ensemble des membres de la société du

déséquilibre provoqué par la rupture commise (le crime), le châtiment qui lui est infligé fait « corps avec

son corps » (Legré 1998). Par ailleurs, « soulager la douleur dans un acte de réparation morale, sociale

et marchande [comme le pretium doloris] vise à extraire du corps blessé la souffrance individuelle mais

également sociale qui s’exprime à l’intérieur. Soulager la douleur par l’analgésique vise également à

extraire ce qui dans le mal individuel contient du mal social. » (Gallibour 1998).

La thèse de Lombroso à l’égard de la douleur et du crime, sur la base biologique des thèses de Darwin

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(1859) est intéressante en ce qu’elle distingue, à partir d’une perception anormale de la douleur, le type

biologique du criminel. Le criminel serait un individu anormalement insensible à la douleur physique et

psychologique (en témoignent ses tatouages et sa froideur criminelle) ; cette double insensibilité est

pour Lombroso le signe incontestable de l’atavisme des criminels (« le délinquant est un homme primitif

et (tatoué) égaré dans notre civilisation » Montazel 1998) et la source de leur volonté criminelle.

L’ « antalgie » supposée des criminels était donc pour Lombroso un critère déterminant du phénomène

de la cruauté et du crime ; ce qu’il dit en substance, c’est que celui qui ne saurait ressentir la douleur est

capable de la donner sans pitié. Ce que corrobore Garofalo, magistrat et partisan du déterminisme

absolu : « l’idée du crime se rattache toujours au manque de pitié ou de probité de son auteur ; lorsque

cet élément fait défaut, il n’y a pas de vrai crime » (in Carré 1998 : 165)

1.3.1.1.3 Rites judiciaires

Comme le rapporte Legré à propos des supplices ivoiriens, la violence infligée en guise de réparation et

de châtiment peut également être considérée comme une institution d’épuration et purification, tout

comme le sont les rites initiatiques ou de parachèvement identitaire (scarification, excision). Instrument

normatif dont l’enjeu est de mettre en scène un équilibre venant du sacré, le supplice peut se saisir

comme un rite de « roboration » dont la dimension répressive est inversement proportionnelle à la

nature de l’infraction, à ses circonstances et à l’identité du délinquant (Legré 1998). Cette fonction du

supplice s’inscrit dans une structure sociale dont le centre de gravité est l’unité « consanguine »

matérielle et immatérielle dont la tangibilité repose sur un fondement sacré au sens large. Legré fait de

la consanguinité et de l’extra consanguinité des concepts opératoires pour révéler les différents

mécanismes de résolution des conflits, qu’ils se tiennent à l’intérieur du groupe ou qu’ils fassent

intervenir un étranger (« extraconsanguin »). A l’intérieur du groupe, les rites judiciaires tendent à « re-

homiser » le délinquant, tandis que les peines qui s’infligent aux étranger sont bien plus cruelles compte

tenu de la dualité ontologique de « l’étrangeté » du criminel. Dans les sociétés « déconsanguinées »

institutionnellement, par contre, c'est la loi qui fait office de centre de gravité ; ainsi tous les individus

relevant de son droit sont égaux devant elle.

1.3.1.1.4 Douleur du deuil et rupture de l'ordre social

Rapportons ici les propos de Granet sur son étude importante de la douleur du deuil en Chine qui

illustre parfaitement la rupture sociale entraînée par la rupture affective d'une partie du groupe : « Au

moment où l’amour, la douleur pénètrent dans une âme humaine, le corps social est témoin de l’union

sexuelle ou de la mort qui en sont l’occasion et il participe activement au mariage et au deuil qui

affectent sa propre composition et son ordonnance. A chaque crise grave de la vie affective correspond

une rupture d’équilibre de la vie sociale. (...) Toute rupture de l’équilibre social (et celle qui détermine la

mort plus peut-être que toute autre) provoque une série d’échanges et de prestations obligatoires,

matérielles ou morales. » Ainsi, « ce n’est pas assez d’être des signes de valeur objective, de sens clair,

les expressions de la douleur s’ordonnent en formules obligatoires qui peuvent servir à enchaîner toute

velléité individuelle. La famille éprouvée ne reçoit d’assistance que dans la mesure où sa douleur

s’exprime en langage correct et à l’aide des formules exactes, les seules qui, tout de suite comprises,

éveillent aussitôt la sympathie. C’est à condition de les employer que l’affligé méritera les condoléances

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qui le tirent de sa torpeur hébétée et donnent à ses sentiments une forme agissante et une valeur

efficace. Il est obligé de faire parler à sa douleur un langage institué, s’il veut, en l’exprimant activement,

réparer la perte que son groupe a subie. Et la société, qui a un intérêt supérieur à rétablir l’équilibre

interfamilial rompu par la mort, le surveille et le force de rester fidèle à la symbolique traditionnelle. »

« Les gestes de la douleur ne peuvent être de simples réflexes physiologiques ou psychologiques,

désordonnés, individuels, spontanés ; ils sont tout à la fois les rites de cérémonies réglées, les mots et

les formules d’une langue systématisée. » (Granet 1922).

1.3.1.2 Fonctions de la douleur dans l’initiation

Le rituel fait l'objet d'une abondante littérature sociologique et anthropologique. Il a traditionnellement

été abordé comme un événement social fondamental dans le maintien et la survie du groupe. Le cadre

des violences rituelles infligées à des jeunes adolescents pour marquer leur passage dans l'adulte est

intéressant à plein d'égards ; d'abord, grandir et avancer naturellement dans l'âge est une

transformation qui implique une part de douleur : faire le deuil de son ancien état, de ce qui était et qui

ne sera plus désormais. La violence qui la met en scène la justifie et lui donne un sens symbolique ; elle

en fait une éducation, une païdeia35. Dans les sociétés pratiquant des rituels de marquages corporels ou

d’épreuves physiques, la douleur semble nécessaire pour opérer des passages. Remplissant une

fonction d’initiation, la violence et douleur sont souvent infligées par les plus âgés sur les plus jeunes

afin de marquer certains passages. On trouve alors une valorisation du dépassement de soi dans les

passages ritualisés par la violence et la douleur : si on la dépasse, si on se dépasse, c’est qu’on accède

à un autre rang de soi ; en durcissant le trait, on devient autre.

1.3.1.3 Valeur propédeutique de la douleur : l'éducation et le soin

La douleur initie, introduit par le marquage de passages ; en quelque sorte, elle éduque. « L’origine du

mot [éduquer] est à trouver dans le verbe ducere, tirer à soi. Éduquer, c’est conduire vers, mener vers,

avec une nuance au moins implicite d’extraction (e-ducare), en sortant de. » (Bouyer 1999). La

philosophie grecque à l’égard de l’apprentissage, et plus récemment, la philosophie Kantienne (Drouin-

Hans 2007), nous font voir combien « éduquer et soigner apparaissent comme des formes suprêmes de

l’attention à l’autre, des tentatives pour surmonter l’altérité. Elles sont aussi la marque de notre

dépendance et le rappel de notre vulnérabilité essentielle. L’acte de soin et l’acte éducatif reposent l’un

et l’autre sur la mise en relation d’un manque et d’une compétence, sur l’activation d’une présence

savante au service d’un autrui égal et identique. Entre l’immaturité ou l’ignorance de l’enfant et le savoir

du maître, entre l’incompétence statutaire du soigné et la compétence du soignant, les situations de

dissymétrie sont comparables. De la même manière, le soin et l’éducation - comme le médecin et le

maître - partagent cette propriété éminente de chercher toujours à se rendre eux-mêmes inutiles, de

travailler à leur propre disparition au profit de ceux à qui ils s’adressent. » (Lombard 2006)

Cela souligne également la dimension normative de toute éducation: elle a pour objet que l’autre puisse

prendre le relais et soit capable de poursuivre seul ; en d’autres termes, il s’agit d’accepter la forme de

35 Paideia est un mot grec signifiant éducation. Selon philologue allemandWerner Jaegerest (Paideia ou la formation de l'homme grec) il s’agit d’une formation donnée à la fois par la cité et par un enseignement formel qui est lui-même en harmonie avec ce qu'enseigne la cité de façon informelle. Il s’agit, au sens philosophique, d’une symbiose entre l'homme et la cité. On pourrait la résumer ainsi: « nous ne pouvons former (au sens de concevoir) que les idées par lesquelles nous avons été formés (au sens de modeler)... et inversement. » Encyclopédie de l’Agora en ligne

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vie proposée: « Normalité ou anormalité : dans les deux cas vous devez poursuivre seul ; dans le

premier cas, vous avancez dans l’acceptation ; dans l’autre, dans l’isolement. » (Cavell 1969, in

Lombard 2006) C’est cette solitude qui est inhérente à l’éducation et à sa normativité : le problème n’est

pas d’apprendre, ou de comprendre la règle, mais de trouver (ou pas) une voix dans la société.

S’interroger sur l’éducation et la normalité, en durcissant le trait, revient à se demander ce qui va de soi

(dans le sens découler et procéder).

La douleur, suivant le paradigme philosophique de la paideia, fait alors de l’enfant un adulte, de

l’homme un sage, convoquant l’unité du groupe. La violence instrumentalisée et coercitive comporterait,

à travers la douleur, une valeur propédeutique favorisant l’apprentissage d’autres choses peut être

autrement indicibles. Ainsi, selon la philosophie ancienne jusqu’à plus récemment, la douleur éduque ;

mais, à suivre les tragiques grecs, souligne Ricœur, la souffrance « enseigne ».

1.3.2 Du désordre biologique de la douleur: rétablir un ordre social

La compréhension de l’intrication des faits relatifs à l'ordre biologique, à l'ordre social et à

l'ordre du monde est au fondement même de l'anthropologie en tant que discipline holiste.

Sindzingre et Zempleni, 1982

Quelle que soit l’entrée théorique que l’on adopte, force est de constater que la douleur, comme la

maladie, « désorganise les rapports et les ajustements d’une personne à la société et plus précisément

dans ses insertions immédiates (famille, travail, vie publique, etc.)» (Baszanger 1986). Le maintien de la

personne malade dans l’organisation sociale pose alors question : l’individu malade ou douloureux ne

peut plus, le temps que dure la douleur, s’acquitter de ses obligations sociales ordinaires et menace

alors le fonctionnement du système et de l’ordre social établit. Parsons a défini le cadre théorique de la

réponse sociale provoquée par l’irruption de la maladie chez l’individu :, comme la douleur, la maladie

est une déviance potentielle qui doit être contrôlée par un sous-système social institué (la médecine) qui

légitime les situations au cas par cas en permettant l’accès au rôle social du malade. Convenues dans

ce rôle de malade, les conduites de maladie sont dictées au malade (« s’en remettre au médecin »,

« obligation de rechercher une aide compétente », prise de médicament et compliance…) ainsi que les

rapports qu’il entretient avec la société via les activités sociales (professionnelles, familiales….)

desquelles il est exempté durant le temps de la maladie36. L’ensemble de la société sait alors à quoi

s’en tenir lorsque survient la maladie et chacun ajuste son comportement selon ce modèle : « c’est en

ce sens qu’on peut dire que le rôle du malade, celui du médecin et le paradigme thérapeutique ainsi

défini par Parsons constituent un ensemble d’attente normatives explicites » (Baszanger 1986, souligné

dans le texte).

Cependant les dimensions et trajectoires inhérentes au rôle social du malade n’ont plus de sens et

même, contredisent l’expérience de la maladie et de la douleur chronique37. A la prise en charge par le

milieu médical succède la gestion quotidienne à domicile ; à la guérison médicale de la douleur aigue se

substitue la gestion38 individuelle et sociale de la chronicité ; tandis que la temporalité close par la

36 Ce modèle théorique a été critiqué pour son incapacité à rendre compte des variations de comportement de malade, mais

en tant qu’idéal-type dans un cadre théorique précis, Baszanger estime qu’il ne s’agit pas là d’une contrainte heuristique.37 Nous verrons plus loin et plus précisément comment l’entité « douleur chronique » est considéré comme une « maladie en

soi ». Disons d’emblée que la douleur chronique est une douleur qui résiste après 6 mois de traitements de la maladie dont elle fut le symptôme.

38 Par gestion de la maladie et de la douleur chronique, nous entendons le contrôle de l’évolution et des symptômes ainsi que

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guérison laisse la place à l’ouverture incertaine et angoissante projetée par la durée (et souvent la

cause) indéterminée de la douleur chronique comme expérience de vie. La gestion et le vécu des

maladies et douleurs chroniques bousculent la vision médicocentrée d’une maladie-déviance sociale ;

leur construction sociale dépasse le cadre de l’institution médicale pour trouver à se loger dans

différentes dimensions de la vie sociale. En effet, vivre avec une douleur chronique « désorganise

durablement les ajustements d’une personne (et cette) désorganisation (…) a été mise en lumière par

les recherches sur l’expérience de la maladie et la conceptualisation de la maladie chronique comme un

« bouleversement biographique » » (Baszanger 1986). Une réorganisation envisageable doit alors tenir

compte de la l’instabilité et la précarité de la situation, qui oscille entre crise et potentiel de crise. La

notion d’ordre négocié39 (Strauss 1978) permet d’appréhender la « dimension paradoxale (de la douleur

chronique) : être, à la fois, et de manière répétée, rupture et continuité pour les acteurs et cela dans

plusieurs « arènes » de la vie sociale » (Baszanger 1986). Ainsi les désordres produits par la douleur

chronique se répètent sans se ressembler de façon discontinue et difficilement contrôlable ; « une forme

d’ordre » doit cependant assurer au malade une certaine « continuité de la vie sociale » et donc être

sans cesse ajustée et recomposée, d’où une certaine précarité dans ces aménagements dérangés par

les épisodes « désorganisant » de la douleur, qu’il faut alors apprendre à « travailler ». « La négociation

est l'un des moyens majeurs pour arriver à recomposer, c’est-à-dire à maintenir, un certain ordre social.

Ces recompositions négociées continuelles doivent le plus souvent être initiées par le malade-acteur car

il se trouve à l’intersection des différentes sphères de la vie sociale ». Dans cette perspective le malade

chronique et le douloureux chronique occupent un rôle de malade « éclaté » dont ils élaborent eux

même le contenu selon les situations et les besoins.

1.3.2.1 Etiologies profanes et ajustements personnels

Dès lors, nous nous attacherons à l’axe principal des recherches dans le domaine, exprimées en terme

en terme «d’expérience du sujet» et de « vivre avec » une douleur chronique. Nous emprunterons à

Schneider et Conrad (1983) la conception de cette perspective en termes d’expérience et de vécu qui

« doit considérer les vies quotidiennes des gens vivant avec et en dépit d’une maladie (…). Quelles

sortes de théories et d’explications profanes développent-ils pour donner un sens à de tels évènements

étranges et effrayants (…) ? » Ce point de vue « désenclave » la douleur et la maladie de la médecine

et, pour paraphraser Baszanger, rend au douloureux chronique sa douleur. Il constitue un cadre de

réflexion non médical, basé directement sur les dimensions psychosociales auxquelles se confrontent

les malades au quotidien. C’est donc un point de vue qui place délibérément la douleur sur le devant de

la scène, pour l’appréhender en terme de gestion. Le travail de gestion de la douleur chronique, nous

l’avons vu, va bien au-delà du travail de soin médicalement défini. Il touche à l’organisation de la vie en

général, organise les rapports aux autres, ainsi que les rapports à soi et à sa propre douleur. C’est donc

au niveau du sujet que nous reconstituerons à présent les schémas et les impacts désorganisateurs-

réorganisateurs que la douleur au long terme défini et impose.

leurs répercussion sur la vie du malade et son environnement.39 « La théorie de l’ordre négocié minimise les notions d’organisation comme des systèmes figés, plutôt rigides, qui sont

fortement déterminés par des règles, des régulations, des buts et des lignes de commandement hiérarchiques strictes. A la place, elle souligne les caractéristiques fluides sans cesse émergentes de l’organisation, le tissu changeant d’interactions tissé par ses membres et elle suggère que l’ordre est quelque chose à quoi tous les membres de l’organisation doivent sans cesse travailler » (Strauss 1978)

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Parce qu'elle est un scandale, un défi à la conscience ou à la foi, la douleur vient invalider le dogme de

la justice sociale et engendre un désordre de soi.

Pour réorganiser un ordre de soi et un rapport normal aux autres, il reste construire un ensemble de

justification, élaborer une étiologie pour accepter la transformation qui s'est produite : la douleur est

l'articulation d'un continuum d'ordre et de désordre. « La limite physique vient remplacer les limites de

sens que ne donne plus l'ordre social. Il se joue là, symboliquement, une reprise en main de son

existence. » (Fondras). La transformation accompagne l'expérience de souffrance, qu'elle la précède ou

qu'elle la génère. Porée, élève et ami de Ricœur, dit de la souffrance qu’elle « dénoue le lien qui, dans

la réalité humaine, unit l’être et le possible. (…) Expérience de l’injustifiable, elle n’en désire pas moins

une justification problématiquement réservée à elle. » Il souligne que Nietzsche faisait également

remarquer dans son Gai savoir, qu’ « au contraire du plaisir, enclin à ne considérer que lui même sans

regarder en deçà, la douleur demande toujours ses raisons. » (Porée 2000 :16). Zempleni l'a d'ailleurs

si bien dit : « Nul doute que la causalité est le plus vieux thème et le plus épais dossier de

l'anthropologie de la maladie » (Zempleni 1985 :13).

1.3.2.1.1 Altérité et corps étranger : la douleur comme virtualité agissante

L’anthropologue Michael Houseman parle d’une différence fondamentale des approches médicales et

anthropologiques de la douleur : «Tandis que la médecine aborde la douleur avant tout comme un

phénomène ressenti, l’ethnologie, explicitement ou implicitement, tend à apprécier la douleur comme

quelque chose d’infligé. » (Houseman 2004, souligné dans le texte).

D’où procèdent le vécu et l’expérience de la souffrance comme une chose « extérieure à soi », perçue

parfois comme étant animée d’une intentionnalité, et alors infligée par une « altérité agissante (…)

visible ou invisible, réelle ou imaginaire » qui s’impose selon Houseman comme un « aspect essentiel

de l’expérience significative de la douleur » ? La sensation d’extériorité et d’étrangeté de la douleur

désoriente et angoisse l’individu. Elle rend compte intensément de la « proximité absolue du dedans et

du dehors ; elle est la présence intérieure d’une extériorité radicale ». Vécue comme une agression

sans visage, elle « introduit en l’homme la dimension inhumaine de la chose ». Le corps et la chair, à

travers l’expérience douloureuse, deviennent des alter ego : « ce qui précisément ne m’appartient pas ;

ce qui, ensemble, me fait moi et me conteste comme le ferait une force étrangère à moi » (Porée 2000).

L’expérience de la douleur nous fait donc vivre simultanément l’unité du corps et la rupture de cette

unité.

De là à affirmer que toute douleur est nécessairement ressentie comme infligée, il y a un grand pas.

Houseman considère toutefois que ce ressenti d’infliction par une altérité supposée agissante

représente « une virtualité de toute expérience de la douleur » (souligné dans le texte), ce que

soulignent également Porée, nous l'avons vu, puis Buytendijk (« un véritable sentiment de menace »

1951) et Levinas (1994). Cet antagoniste virtuel, que l’on pourrait rapprocher dans ses « agissements »

aux théories du malheur et des travaux sur les sorts (Favret Saada, 1977), condamnerait le malade

douloureux à « chercher continuellement à instaurer une séparation ou une division au sein de sa

propre personne ». Envisagée sous cet angle, la construction de ce sentiment d’infliction aboutie à une

tendance au dédoublement, qui selon Houseman est au fondement de l’expérience douloureuse.

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1.3.2.1.2 En quête du sens du mal

La question du sens apparaît peu à peu centrale. D'où vient ce mal ? Qu'ais-je fais, pourquoi moi ? La

douleur est ainsi auréolée d'une insoutenable incertitude ontologique. Une énergie impressionnante est

parfois dépensée par les malades douloureux dans ce qu'il est avéré de nommer une « quête effrénée

de sens ». Il s'agit de comprendre les causes et raisons du mal et de préciser la nature de la relation

entre « moi et cette douleur »; il s'agit également de la justifier.

1.3.2.1.2.1 Stratégies de cohabitation

Reprenant sa thèse concernant les mouvements de dédoublements engagés par le malade pour se

situer en rapport à sa douleur, Houseman (1999) définit deux types principaux de stratégies (qu'il

partage avec Jackson 1994 et Baszanger 1995) : l'une consiste en une objectivation du mal : « la

douleur serait une réalité physique qu'il convient de reconnaître en tant que telle pour pouvoir lui faire

face; il s'agit d'un dysfonctionnement du corps pour lequel il faut rechercher un traitement approprié ou,

à défaut, qu'il faut apprendre à accepter » Cette première stratégie correspond au premier modèle de

prise en charge de la douleur définit par Baszanger : celui de la « guérison-technique ». La seconde

stratégie consiste en une subjectivation de la souffrance : « la douleur serait un phénomène en partie

mentale sur lequel le patient peut donc avoir une certaine emprise ; on estime pouvoir maîtriser le mal

en changeant d'attitude. » C'est le pendant du second modèle identifié par Baszanger, celui de la

« guérison-gestion » qui entretient d'étroits rapports avec la normalisation et normativité des

comportements de douleur et les théories behaviouristes (Baszanger 1995, Evered 2004).

Cependant, Houseman nous dit l'inadéquation véritable de l'une ou l'autre de ces voies (« l'individu

n'arrive ni à se séparer suffisamment de sa douleur, ni à la contrôler suffisamment »). Ce mouvement

de va-et-vient constant entre les deux stratégies, renforce l'idée d'une « quête de sens à jamais

assouvie ».

Dans le cas où la douleur devient un adversaire, voire un interlocuteur, la personnalisation permet au

moins, dans un premier temps, d’absorber cette incertitude ontologique sur l’origine de la douleur : « j’ai

mal car quelqu’un me veut/me fait du mal ». C'est ce processus qui est à l’œuvre dans la douleur

perçue comme infligée, parfois considéré comme le « prototype de la douleur » (Houseman 1999).

L'inscription de la douleur dans le cadre interactif de la configuration relationnelle à une « altérité »

virtuelle et (pas forcément) agissante, est un apport intéressant en ce qu'elle permet d'opérer plusieurs

simplifications de l'objet. Envisager ou percevoir la douleur comme infligée par une entité virtuelle (pour

différencier du cas où celui qui l'inflige est présent, comme la torture) amoindrit les clivages récurrents et

entre les douleurs et les souffrances, couramment opposées, nous l’avons vu, comme ceci: le duel

« douleur-nociception », c'est à dire une sensation répondant localement à un stimulus nociceptif, et

« souffrance-détresse » perçue comme diffuse et consciemment supportée comme telle. Puis, la

différence incontournable entre une douleur « physique » et une douleur « psychologique » ou

« morale ».

1.3.2.1.2.2 Ontologie de la douleur : l'irréductible expérience de soi

Dans sa quête de « savoir » le sens de sa douleur, le sujet passe d’une réponse à une autre question

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pour arriver à l’irréductible : c’est parce que je suis moi. « Et qu’est-ce que cela veut dire pour moi, que

je sois moi, alors qu’il est bien certain, mais par ailleurs seulement, que je suis celui que n’importe qui

aurait été à ma place ? Je ne sais pas : le savoir défaille depuis cette distinction que l’on appelle la

première personne. » (Lalloz 2005).

Dans le cadre de la douleur perçue comme infligée, les frontières s’amenuisent, « des questions

d'ontologie (quoi?) et des interrogations existentielles (pourquoi moi?) deviennent convergentes, tendant

à trouver une même réponse dans l'identité de l'agent responsable. » En admettant que la douleur

« infligée » est indissociable de son contexte interactif, des « conditions relationnelles au travers

desquelles elle se réalise, » Houseman rejoint Ricœur, Lévinas et Lalloz en s’appuyant sur le fait

qu’ « elle comporte nécessairement une part de réflexivité et donc de souffrance ». Cette réflexivité

introduite permet donc de faire un pas de côté pour cesser d'opposer binairement les différents types de

douleur. Toutefois, cette simplification entraîne un épaississement de l'objet : en atténuant les frontières,

une nouvelle voie d'étude comparative des expériences de la douleur est ouverte à l'observateur : celle

de la prise en compte systématique des contextes d'interaction (Houseman 1999).

Devant les interrogations sur « d'où vient la douleur ? », Jean Benoist écrit: « L'appel au sacré est

constant lorsque la douleur est insupportable ou quand la mort se profile. La source issue de la nappe

profonde de nos douleurs et de nos angoisses est commune à la quête de soins et à la prière, aux

médecines et aux religions, et elle les irrigue du sacré qu'elle a puisé dans les profondeurs ». (Benoist

2002)

1.3.2.2 Conscience de l'être : instrument de connaissance

En permettant de se dépasser, elle opère une conversion. Cette « puissance de conversion » de la

douleur est celle là même qui transforme le plaisir en déplaisir et l’infini en finitude. On trouve chez

Descartes l’affirmation de la primauté de l’infini sur la pensée de sa propre finitude. La philosophie

générale lui emboîte le pas : il faut connaître la douleur pour éprouver du plaisir (Enaudeau, 1992) ; « A

toute jouissance la douleur doit être antérieure » nous dit Kant (1863). La jouissance ne saurait donc

être la première ; elle ne saurait non plus succéder immédiatement à une autre jouissance : « la douleur

doit trouver place entre l'une et l'autre. Ce sont de faibles obstacles à la force vitale, entremêlés de

mouvements contraires, qui constituent l'état de santé que nous regardons mal à propos comme un état

continuel de bien-être bien senti. Je dis mal à propos, puisque cet état ne se compose réellement que

d'une succession de sentiments agréables, toujours interrompus par quelque douleur. La douleur est

l'aiguillon de l'activité; et c'est surtout dans l'activité que nous avons conscience de la vie; sans la

douleur il y aurait donc extinction de la vie. » Selon le philosophe allemand, la perception même de l’une

ou l’autre de ces sensations (douleur ou plaisir) relève d’une « disposition de l’esprit [à saisir] quelque

chose de l’opposition de deux sensations ».

Jean-Pierre Peter déplore que l'on puisse encore « exalter une sorte d'adhésion à ces valeurs

traditionnelles qui instaurent l'expérience de la douleur comme porteuse d'un sens de la vie ». Il dit

combien il est troublé de la conclusion de l'anthropologue Le Breton ; nous en rapportons ici une partie :

« La douleur est inhérente à la vie comme contrepoint qui donne sa pleine mesure à la ferveur d'exister.

Vivre n'a de valeur que d'être virtuellement précaire, sous la menace (...) Il y a en puissance dans toute

douleur, une dimension initiatique, une sollicitation à vivre plus intensément la conscience d'exister.

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Parce qu'elle est arrachement à soi, bouleversement de la quiétude où s'enracinait l'ancien sentiment

d'identité, la douleur subie est anthropologiquement un principe radical de métamorphose, et d'accès à

une identité restaurée. Elle est un outil de connaissance, une manière de penser à la limite de soi. (...)

La douleur est une métaphysique, elle donne la distance propre à l'installation de l'homme dans un

univers de sens élargi et propice au goût de vivre. Parce qu'elle embrase et verrouille dans l'horreur et

le sentiment de la mort, elle est une clé pour enraciner en l'homme, une fois qu'il s'est relevé de son

mal, le sentiment du prix de la vie. La douleur est un sacré sauvage. » (Le Breton, 1995, in Peter 1996).

Pour conclure, rappelons ici les modèles représentationnels ontologiques et relationnels de la maladie

identifiés par Laplantine : quatre binômes s'opposent quant aux imputations étiologiques - « qu'elle

soient populaires ou savantes, spontanées ou théroriques ». Le premier de ces binômes oppose le

modèle ontologique dans lequel la maladie est une « chose » indépendante du malade, avec le modèle

relationnel dans lequel la maladie constitue une rupture biographique du patient. Le second binôme met

en tension le modèle exogène, au sein duquel la maladie est un élément extérieur, et le modèle

endogène qui fait se développer la maladie sur un terrain prédisposé, du moins, se développe à partir

de soi-même. Le troisième binôme oppose le modèle additif dans lequel la maladie est due à un « trop

plein » au modèle soustractif, où elle est due à une carence. Le dernier de ces binômes oppose le

modèle maléfique, qui fait de la maladie l'agent anormal vecteur de l'isolement social, au modèle

bénéfique dans lequel la maladie est l'occasion d'une initiation, d'un dépassement de soi (Laplantine

1986).

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2. Douleur et médecine : une récente volte faceLa douleur est la première cause de consultation médicale en France (Proust, Lachowsky, Leguillette

2006) et « toute personne a le droit de recevoir des soins visant à soulager sa douleur. » En toute

circonstance, la douleur doit être « prévenue, évaluée, prise en compte et traitée (...) »40. Nous l'avons

vu en introduction, trois plans de lutte nationale contre la douleur sont venus s'ajouter aux dispositions

du code de santé publique pour définir le contenu de cette obligation faite aux malades de les soulager.

L'obligation de prise en charge de la douleur résulte d'un maillage complexe dont l'histoire peut nous

apporter quelques éléments.

2.1 Jalons dans la médecine

Nous tacherons ici de retracer les grandes lignes de l'évolution de la pensée de la douleur dans la

médecine afin de comprendre ce qui permet l'émergence, à la fin du Xxe siècle, d'une médecine

spécialisée et entièrement consacrée à la douleur. L'histoire de cette évolution est complexe et finement

rapportée par Roselyne Rey, qui publie en 1993 une recherche historique incontournable sur le

traitement tant moral et idéologique que physiologique et psychologique de la souffrance, s'étalant de

l'Antiquité Greco-romaine à nos jours. Jean-Pierre Peter s'est également attaché à caractériser la

pensée de la douleur dans la médecine des XVIe et XVIIe siècles à travers les oeuvres de médecins de

l'époque. Les résultats de ces recherches sont infiniment riches de détails et de subtilités qu'il nous

faudra, pour la pertinence de notre propos, sélectionner, raccourcir et condenser en quelques jalons

principaux susceptibles d'éclairer la prise en charge particulière dont fait l'objet la douleur dans la

médecine actuelle.

Pour cela, nous choisissons de présenter une évolution à la fois chronologique, dans un souci de clarté,

mêlée d'orientations thématiques, afin de retenir les moments d'articulation principaux. Examinons

d'abord rapidement les rapports qui unirent la médecine et la religion chrétienne de l'âge classique (XIIe

– XVIIe) pour en souligner les convergences et divergences dogmatiques et humanistes ; nous verrons

ensuite comment le siècle des Lumières éclaire d'un jour radicalement nouveau les positions médicales

face à la douleur avant de rendre compte des grandes découvertes anatomiques et physiologiques qui

jalonnèrent le XIXe siècle. Enfin, nous rendrons un bref hommage aux chirurgiens militaires et aux

anesthésistes du siècle dernier, qui propulsèrent, au moins en partie, la lutte contre la douleur à la place

qu'elle occupe aujourd'hui.

2.1.1 Médecine et Eglise : un objet en partage

La fonction du médecin a toujours été de soulager la douleur du malade, même lorsqu'il était impuissant

face à la maladie ; quelles que soient leurs convictions spirituelles respectives, les médecins du XVIIe

siècle et leurs patients adoptent la même attitude de recherche du soulagement. Les débats qui agitent

les élites médicales quant à l'usage de l'opium n'ont pas de sous bassement théologiques sur la valeur

expiatoire de la douleur. A cela s'ajoute que la répartition des rôles et la séparation des domaines est

40 article L 1110-5 du Code de Santé Publique, Loi du 4 mars 2002

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bien établie entre les prêtres et les médecins, qui ne semblent pas être contraints par l'Eglise dans leurs

pratiques. Cependant les conceptions religieuses de l'âge classique modèlent et orientent encore bonne

partie des domaines de la vie sociale, notamment l'éducation, et il serait illusoire de penser que les

médecins n'en soient pas imprégnés. Par ailleurs, il n'est pas inutile de rappeler combien ces propos

concernent une partie infime de la population et de l'élite médicale qui la soigne, tandis que l'écrasante

majorité de la population rurale, par misère ou éloignement géographique et habitudes culturelles sans

doute, n'a aucun secours médical et chirurgical. Les prêtres ou les autorités locales servent alors

d'intercesseurs et les discours religieux misent sur la foi et le salut de l'âme. Il convient également de

souligner, à l'article des inégalités devant la souffrance, combien la douleur des femmes a fait l'objet de

discours divers et variés sur le registre de la scientificité, et venait justifier les modes d'organisation

sociale toujours au bénéfice des puissants : « le thème de la « nature féminine », tous les discours, et

les plus contradictoires ont été tenus : tantôt que la femme, plus sensible, plus impressionnable ou plus

faible que l'homme, avait un seuil de tolérance à la douleur inférieur à celui de l'homme et, par

conséquent, qu'il fallait moins tenir compte de ses larmes et de ses cris ; tantôt que, parce qu'elle était

plus sensible, elle était aussi plus flexible et s'adaptait mieux à la douleur, ou encore qu'ayant

davantage l'habitude de souffrir, ne serais-ce qu'à cause de l'enfantement, elle était finalement plus

résistante. » S'il est d'ailleurs un point sur lequel les médecins s'entendaient avec la doctrine religieuse,

c'est sur la priorité systématiquement donnée à la vie et la santé de l'enfant sur sa mère.

2.1.1.1 Ambiguité de la théodicée chrétienne face aux explications

« préscientifiques » de la douleur

Si l'Eglise s'attache à donner un sens à la souffrance en organisant rituellement et en accompagnant de

discours les différents temps de la douleur au long de la vie (naissances, maladies, mort), il semble

également évident qu'elle ait favorisé et contribué très largement à ce que se développe la « charité »

thérapeutique. Cette position équivoque de l'Eglise face aux évènements douloureux et à la maladie en

générale n'est pas sans soulever plusieurs contradictions qui peut être participent de la confusion qui a

toujours régné sur le statut du mal. Empruntons à Burney (1970) la référence à Saint Anastase

d’Antioche, qui déclarait déjà au VIe siècle qu’ « il existe deux sortes d’épidémies : les unes

provoquées par la colère de Dieu, les autres par les miasmes délétères ». Les rapports entre l'Eglise et

la médecine, n'appartenant qu'indirectement à notre sujet, je n'insisterais pas – il suffira de noter

plusieurs remarques au sujet l'ambiguïté de ces relations.

D'abord, peut-on voir seulement une ambiguïté ou un paradoxe dans le rôle considérable qu'a joué

l'Eglise dans le développement et le progrès de la thérapeutique et dans l'aide charitable qu'elle a

dispensé aux pauvres et aux malades, ainsi qu'inversement, dans la valorisation explicite de la valeur

expiatoire et sanctifiante de la douleur ? En outre, "dans la mesure où la médecine manifeste, en

particulier par l'appel aux causes, des tendances préscientifiques, certaines tensions ou certains conflits

peuvent survenir : hostilité instinctive au principe de causalité qui se substituerait à la volonté de Dieu ;

à l'inverse, des explications "préscientifiques" peuvent naître sous la plume d'épidémiologistes quant

aux fléaux et épidémies. Cet type d'explication décline avec l'avènement de "'l’ère bactériologique"

avenue surtout avec Pasteur au milieu du XIXe siècle, mais n'ont pas entièrement disparus des

représentations individuelles et collectives, trouvant à s'exprimer différemment » (Burney 1970). Sa

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dernière remarque fait écho avec la recherche de Soum-Pouyalet sur les représentations de la

contamination et d'épidémie associées à la pathologie cancéreuse (Soum-Pouyalet 2005). Burney, qui

se propose d’envisager l’évolution de la médecine et des moyens techniques de lutte contre la douleur,

explique pourquoi les innovations techniques sont autant de jalons dans l’historicité des conceptions

religieuses, même si elles n’ont a priori aucun rapport. C'est le mouvement profond de cette évolution,

lente en apparence qui intéresse l'auteur. Pour le sociologue, il s'agit surtout de savoir « comment les

catholiques du XXe siècle envisagent cette évolution, et réagissent à ceux des courants théologiques du

passé qui les intéressent encore parce qu'ils sont parvenus jusqu'à eux et qu'ils favorisent ou contrarient

leurs tendances profondes actuelles. » Burney signale une méfiance avérée de certains croyants envers

la médecine, parfois poussée à l’extrême dans des niches chrétiennes du XX° siècle. Mais à l’inverse, il

propose de nuancer la position de l’Eglise sur des sujets comme la vaccination ou l’euthanasie, qui lui

semble avoir été souvent déformée pour les besoins de la polémique anticléricale41. Au XXe siècle,

certains se mobilisent dans le combat contre la douleur et illustrent parfaitement le climat d’hostilité

qu’on prête à l’Eglise et la médecine. En témoigne René Leriche, chirurgien de la douleur qui écrit en

1949 « la douleur n’est jamais un bien et elle doit être combattue partout ». Talonné par la déclaration

pontife du 1er mars 1957, qui affirme que la douleur « pour le chrétien, n’est pas un fait purement

négatif », et malgré ses « effets nuisibles », elle reste un « moyen » de purification, de mortification, de

maîtrise de soi, de participation à la Passion. C’est Madame Revault d’Allonnes, dont nous empruntons

la citation à Burney, qui illustre le conflit en des termes à peine simplistes : selon elle, notre civilisation

est doloriste, «car elle attribue à la douleur sur le plan physiologique une valeur de signal ou de

mobilisation, sur le plan psychologique une valeur éducative, sur le plan moral une valeur

rédemptrice ». De l’autre côté de la barre, la médecine tendrait à ériger la santé comme une fin en soi

(OMS), bien à l’inverse de l’idéal chrétien exacerbant le rôle de la volonté divine.

2.1.2 Conceptions médicales et philosophique de la douleur sous le règne des

Lumières

Le siècle des Lumières marque un tournant décisif dans l'approche de la maladie et de la souffrance.

Les théodicées précédentes et leur résignation coupable face à la douleur sont rejetées massivement ;

le spectacle terrifiant des ravages provoqués par les épidémies et les massacres des innocents

perpétrés lors des combats et des guerres fait injure à la Providence et scandalise l'opinion. Le point de

vue des médecins est désormais caractérisé par la définition et la mesure des sensibilité et des

sensations, c'est-à-dire « la recherche des propriétés de la fibre vivante » (Rey 1993:108). C'est donc

une conception essentiellement physiologique qui domine. Cette orientation nouvelle s'inscrit en droite

ligne à la suite de la « révolution philosophique42 ». Ce qu'elle permet, en substance, c'est le

déplacement de la problématique de la douleur hors du champ de la théologie. Le physiologiste et le

médecin peuvent dès lors formuler des hypothèses sur la souffrance en dehors du péché, du mal et du

châtiment. Cela ne signifie pas une coupure d'avec les préoccupations morales de la société, au

41 En 1822, le gouvernement pontifical aurait organisé la vaccination antivariolique dans ses Etats. Il dû se rétracter et abolir ces mesures prises en 1824 à cause des récriminations au niveau des populations, des prêtres et des médecins. Cet échec, disons l’impuissance pontificale à généraliser la vaccination, fut interprétée par la presse libérale parisienne de « manifestation d’obscurantisme ».

42 Portée par Locke en Angleterre et relayée par Condillac en France, le contenu de cette révolution fonde la sensation comme le point de départ de toute connaissance, réfutant les théories des « idées innées » qui préexistent à toute expérience.

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contraire : le « médecin-philosophe » est très connecté avec les questions que pose la morale et le

bonheur, et les liens qui unissent les dimensions physiques et psychologiques ; ainsi, « sa réflexion sur

la douleur et le plaisir rencontre le problème de l'organisation de la société » (Rey : 109) La médecine

des Lumières se veut médecine pratique et médecine d'observation, revendiquée comme telle contre

les systèmes de pensée du siècle précédent, et se traduisant par l'intérêt nouveau pour les nosologies

fondées sur la symptomatologie, et non plus sur le classement des causes supposées. Ainsi, avant que

ne se forme la clinique de façon institutionnelle et que se développe et généralise le système hospitalier

d'après la Révolution, « la médecine d'observation, l'examen et la description fidèle et exacte de la

nature, dont Hippocrate avait donné le modèle inégalé », est en marche. Ce courant important,

reposant principalement sur deux écoles médicales (mécaniste, vitaliste et de façon subsidiaire,

animiste), va définir une sémiologie (valeur et formes) de la douleur, une symptomatologie

topographique et descriptive, des outils d’évaluation exclusivement qualitative de la douleur avant de

définir ses mécanismes précis (seuils, sensibilités, propriétés). Nous ne pouvons ici rapporter le détail

de ces définitions, qui trouveraient leur place dans un propos plus technique. En revanche nous allons

retenir de ces nouvelles propositions le statut ontologique de la douleur tel qu'il était figuré par les

thèses utilitariste et éthique des XVIII et XVIIIe siècles.

2.1.2.1 Valeur, utilité et formes de la douleur : regards croisés d'anatomistes

Le thème de l'utilité de la douleur est sans conteste le plus fréquent dans les textes médicaux depuis

l'Antiquité. Avant même que n'apparaissent et se généralisent les classifications de la douleur, les écrits

en font un sixième sens, une amie du médecin et du malade qui veille à signaler et avertir des dangers

qui menacent le corps. En outre elle est parfois aussi considérée utile à l'efficacité des opérations et au

bon déroulement des accouchements, et certains médecins cherchent même à l'aviver (« en général les

opérations ont moins bien réussi lorsqu'on a voulu employer des sédatifs dans la vue d'épargner des

douleurs aux malades »43). Ces considérations n'ont pas de visées théologiques, elles s'inscrivent dans

une conception scientifique naturaliste, bien que cela revienne au même lorsque les justifications

relèguent finalement les douleurs au second plan. Ce point de vue au fond très ancien sur l'utilité de la

douleur, loin de faire l'unanimité déjà au XVIe siècle, commence cependant d'apparaître rétrograde

pendant les Lumières. Disons que lentement, les médecins et les chirurgiens se débarrassent peu à

peu de l'idée que la douleur serait utile à la guérison, et qu'elle cesse donc d'être utile en elle-même ; sa

fonction préventive trouve toujours une place (qu'elle conserve encore actuellement en médecine) mais

sa valeur d'utilité glisse vers la représentation du contrôle humoral, qui préconise de laisser s'exhaler la

douleur quand elle existe.

Ainsi la douleur demeure une sentinelle salutaire (les rares cas cliniques d'hypoalgésie) rapportent que

les individus sont décédés à un très jeune âge d'ulcères ou de gangrènes non soignées), et elle donne

également le « sentiment de l'existence » en ce qu'elle est manifestation de la nature dans toute son

expression et qu'elle appelle à se mobiliser, à être vigilant, à contrôler, mesurer, doser, équilibrer. A

l'instar de la fièvre, elle est donc considérée comme une expression salutaire qu'il faut alors « laisser

s'exprimer » au sens d'exhaler. Ainsi nous voyons là deux attitudes s'opposer lentement, corps à corps,

43 Double F.J, 1805, Fragment de sémiotique et considérations pratiques sur la douleur, Journal général de médecine, in Rey 1993:111

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au sujet de la valeur et de l'utilité : le premier discours sur la douleur utile, le plus ancien, est relayé par

les théories de la « dialectique de l'expansion et du resserrement » qui veut que s'extériorise ce qui

dans le corps est malade, « tandis que le resserrement sur soi, le repli, la contention se traduisent

toujours par une aggravation des accidents. » (Rey:111).

2.1.2.2 Poids et mesure de la douleur iatrogène : raisonnements scentifiques

Malgré tout cela, le médecin des Lumières campe sur ses positions Hippocratiques fraîchement

renouvelées et considère que la valeur de la douleur est le signe. Ainsi le Dictionnaire raisonné des

sciences, des arts et des métiers publié par Diderot en 1751 stipule : « On peut dire en général que

comme rien de ce qui peut causer de douleur est salutaire, elle doit toujours être regardée comme

nuisible par elle-même, soit qu'elle soit seule, soit qu'elle se trouve jointe à quelqu'autre maladie, parce

qu'elle abolit les forces, trouble les fonctions, elle empêche la coction des humeurs morbifiques, elle

produit toujours d'une manière proportionnée à son intensité quelques uns des mauvais effets ci-dessus

mentionnés » (in Rey 1993). Par ailleurs d'autres préceptes commencent d'apparaître portant sur le

poids et la mesure des douleurs infligées par le médecin lui-même dans l'exercice de ses fonctions :

comment savoir lorsque la douleur du malade est suffisamment forte pour que soit justifiée l'intervention

médicale douloureuse (cautère, chirurgie, moxa...) ? Ainsi se met en place « une logique de calcul, plus

exactement de l'évaluation entre le prix de la vie et sa mise en balance avec le poids de la souffrance »,

que l'on retrouve également plus tard dans les débats qui animèrent la société sur l'emploi de

l'anesthésie. Rey nous dit que pour comprendre les multiples attitudes et discours contradictoire qui

coexistent à cette époque sur la douleur, il faut les admettre comme un « fait culturel entrenu par le

discours scientifique » : « d'une part, la crainte de la douleur est chevillée au corps de tout être vivant,

qui cherche à s'en délivrer en se procurant des soulagements ; cette attitude, légitime chez celui qui

souffre, est aussi partagée par le médecin, pour lequel la douleur du malade a quelque chose

d'intolérable et d'inacceptable aux yeux de la raison. Mais, de l'autre, le médecin, et pas seulement le

chirurgien, est amené parfois à infliger la douleur pour faire guérir. Ce paradoxe, sans doute exacerbé

par les idées médicales du XVIIIe siècle sur la nécessité d'exciter la sensibilité et de réveiller l'énergie

vitale, pourrait bien être considéré coconstitutif de l'exercice de la médecine. Devant cette

consubstantialité de la médecine et de la douleur, il n'y a de réponse possible que sur le terrain de

l'éthique, de la finalité de l'acte médical. »

2.1.2.3 Classifications principales des douleurs : démarche nosologique

Il faut, avant de parler des grandes découvertes, dire un mot sur les classifications de la douleur qui se

caractérisent à la fois par une luxuriance de vocabulaire et de métaphores mais également par la très

grande stabilité de ses divisions et descriptions depuis l'Antiquité. De quatre formes principales de

douleurs, décrites en des termes permettant de reconnaître leur localisation géographique et le

mécanisme pathologique qui les génère, découlent essentiellement ces classifications : la douleur

tensive décrit le sentiment de distension des fibres (luxations, élongations) ; la douleur gravative, celui

de pesanteur « caractéristique des situation où des fluides s'amassent de manière anormale dans une

cavité (hydropisies) ou de la présence d'un corps étranger (foetus mort-né, calcul dans les reins,

etc.) » ; la douleur pulsative (déclinable en degrés « lancinant » et « térébrant ») est surtout localisée

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dans les parties innervée, rythmée par le pouls des artères et caractérise les situations d'inflammation ;

la douleur pongitive (déclinable en variétés « fourmillement » et « prurigineuse ») caractérise un

« sentiment aigu comme un corps dur et pointu qui pénètre la partie souffrante ». Ces quatre sortes

principales de douleurs constituent un cadre stable d'appréhension de la douleur par les médecins et se

retrouvent plus ou moins raffinées, dans de nombreux textes médicaux. Peu à peu ce cadre sera enrichi

de nombreuses autres catégories orientées par la volonté de systématiser, selon la démarche

nosologique, le lien entre type de douleur et type de maladie.

2.1.3 Les grandes découvertes du XIXe siècle

Au XIXe siècle, l'histoire de la médecine accède au rang de discipline à part entière en médecine

générale. De nombreux Dictionnaires et Encyclopédies font paraître des articles au sujet de l'évolution

de la pensée et de la pratique médicale. Fort des découvertes cliniques et des innovations

thérapeutiques rapides, et inspiré de la loi des trois états de Comte, un dictionnaire de 188544 appliquait

les principes du positivisme scientifique à l'évolution de la médecine ; ainsi le Dechambre45 définissait la

période contemporaine comme la phase clinique d'une longue histoire cousue de confusion entre le

« physique » et le « moral », puis dominée par « la recherche expérimentale de la structure et des

fonctions » des organes en jeu dans la sensibilité : « Depuis quarante ans, au lit du malade, ou dans les

salles d'autopsie, les médecins, de leur côté, poursuivent cliniquement et anatomiquement l'étude du

symptôme douleur. Ici encore, les immenses et récents progrès de la neuropathologie et de la

médecine expérimentale ont donné et donnent quotidiennement d'abondantes moissons de faits sur la

sensibilité à la douleur, sur son abolition, ses perversions, son inhibition et enfin sur ses formes

pathologiques. » (Dechambre 1885 in Rey 1993: 156).

2.1.3.1 Les moyens de soulager les douleurs physiques

Ainsi dans le champ de la douleur, les grandes découvertes de la médecine tiennent grandement aux

antalgiques et aux anesthésiants. Jusqu'à la fin du XVIII siècle les moyens de soulager les souffrances

des malades et des blessés se trouvaient dans une pharmacopée plus ou moins officielle et efficace

dont on tirait les propriétés antalgique ou narcotique, comme le pavot d'où était extrait l'opium mais

aussi la jusquiane, la mandragore, la belladone etc. (Rey, Poirier). A la veille du XIXe les recherches sur

les effets antalgiques des gaz inhalateurs aboutiront à la découverte du protoxyde d'azote en 1772 en

Angleterre (que l'on trouve dans les fût de bière, aussi appelé gaz hilarant) et de l'éther sulfurique en

1792. Le principe actif du pavot est un alcaloïde (hétérocycle azoté) que l'on a appelé morphine en

référence à Morphée ; il a été isolé simultanément par plusieurs chercheurs français en 1803, mais c'est

à l'allemand Friedrich Sertüner que revient la découverte en 1806.

2.1.3.2 Discrimination des douleurs « imaginaires »

Tandis que le premier quart du XIXe siècle est encore empreint de ce que Dechambre appelle « une

44 Cette année là était patenté le vaccin antirabique de Pasteur, qui fut décoré en 1863 du Mérite Agricole pour la pasteurisation du vin.

45 Dechambre A., 1885, Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, article « Douleur » p466 in Rey 1993.

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confusion du physique et du moral » quant à la douleur, dès la seconde moitié le positionnement sera

plus net en faveur d'une discrimination positive des douleurs d'origine physiques, localisées dans les

tissus et les organes, ou psychologiques et sine materia. C'est le temps des « névralgies féminines »

contre lesquelles certains médecins développent une médecine non pharmacologique puisque la cause

paraît être non médicale : en témoigne une gravure de Charles-Emile Jacques, à la fin du XIXe siècle,

qui met en scène un « médecin de dames » prescrivant des distractions à une patiente atteinte de

maladie nerveuse ; voici la légende qui accompagne l'image : « Pour calmer cette névralgie, voici mon

ordonnance : vous prendrez ce soir une loge aux Variétés, demain une loge à l’Opéra…et en outre je

tâcherai de faire prendre par votre mari ce cachemire vert que vous avez vu chez Gagelin et que vous

désirez tant ».

On peut noter dès lors le recul de l'intérêt scientifique pour l'histoire individuelle du patient et son

affectivité, le décodage des symptômes et aux liens entre les évènements pathologiques, ce qui

d'ordinaire jusqu'au début du XIXe siècle est envisagé comme un « tout » dans la douleur, impliqué par

le « moral ». Rey souligne que « l'intérêt porté aux formes concrètes de la douleur et à leur valeur

sémiologique renvoie précisément au développement de la clinique qui précède sans doute l'âge de la

médecine expérimentale. »

2.1.4 Les débats sur l'anesthésie

Peu avant l'introduction de l'anesthésie et malgré les récents progrès en matière de gaz somnifères,

Velpeau déclarait en 1840 : « Eviter la douleur par des moyens artificiels est une chimère qu'il n'est plus

possible de poursuivre aujourd'hui. Instruments tranchants et douleur sont des mots qui ne se

présentent pas les uns sans les autres à l'esprit du malade, et dont il faut nécessairement admettre

l'association quand il s'agit d'opération. Les efforts des chirurgiens doivent se réduire à rendre la douleur

des opérations la moindre possible sans diminuer la sûreté du résultat principal. » (ces propos sont

rapportés fréquemment par de nombreux auteurs dont Rey, Poirier, Besson, Peter, et bien d'autres).

Par ailleurs, il n'était pas le seul à croire irrévocable la condition douloureuse des opérations ; et

lorsqu'en 1846 à Boston la première intervention chirurgicale sous anesthésie générale marque le début

d'une nouvelle ère, il est le premier à la défendre. Car en effet si nombreux sont les praticiens engagés

dans la brèche humaniste de l'anesthésie, il ne s'agit pas d'un consensus massif. Plusieurs questions

sont soulevées, morales et techniques, notamment sur les bouleversements entraînés dans la pratique

du chirurgien : au temps rapide et précis de l'opération à vif, succède un temps plus long qui implique

également plus de risques (infections et incisions plus profondes) ; par ailleurs le chirurgien se retrouve

brusquement face à un corps apparemment sans vie, incapable de guider ses gestes par réaction ;

enfin, remarque Rey, l'audace et le succès qui auréolaient les chirurgiens d'antan se ternit par

l'avènement de l'anesthésie, qui nécessite dans les esprits moins de dextérité et de courage...ce qui

peut expliquer certaines réticences ou scepticismes. Sur le plan moral, l'anesthésie générale soulève un

certain nombre de questions sur le caractère « contraire à la nature » et sur l'avilissement de l'homme

que l'on endort pour l'opérer ; mais elles seront vite tues et les opinions ne tarderont pas à devenir très

largement favorables à l'éthérisation. Le chloroforme supplanta bientôt l'éther (1853) sur fond de

polémiques dues en partie aux risques de la technique d'anesthésie, qui provoqua ça et là des morts de

patients et parturiente. Le débat profond qui s'engagea mettait dans les termes de la balance la

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souffrance d'un côté et la mort de l'autre : fallait-il prendre le risque de donner la mort pour soulager la

douleur ? Se sont là, indubitablement, les mêmes questions philosophiques soulevées par l'inoculation

de la petite vérole au XVIIIe siècle, prétendant sauver massivement des vies au détriment des moindres

risques mortels que comprenait le vaccin. Le risque statistique étant là encore plus négligeable, ce

dilemme peut être interprété comme suit: « Le véritable choix était entre souffrir et ne pas souffrir : ce

qui est profondément révélateur de l'évolution des mentalités, c'est précisément que, dans l'appréciation

de l'alternative, le refus de la douleur ait pu, dans la balance des avantages et des inconvénients, peser

plus lourds que la vie. (...) Par rapport à l'époque précédente, où la douleur, quoique combattue par

tous les moyens possibles, était considérée comme la preuve la plus éclatante de la persistance de la

vitalité, elle est clairement devenue un fait dont le poids doit être mesuré sur le même plan que la vie et

la mort. » (Rey:202).

2.1.5 De la douleur expérimentale à la douleur clinique

« Historiquement, la connaissance de la douleur n'a pu s'accomplir que dans une relation constamment

tendue, brisée et reconstruite entre physiologie expérimentale et clinique » (Rey:10-11). Citons en

exemple cet article scientifique paru en 1903 ; les auteurs, expérimentateurs, relatent l’invention de

l’algésimètre à poids, instrument de mesure, venu remplacer « heureusement » les faradimètres46

comme mensurateurs de la douleur. Grâce à ce nouveau procédé il est désormais possible de mesurer

non plus la résistance à la douleur, mais le seuil de la sensibilité dolorifique. Voyons la description de

l’algésimètre, employé dans le cadre d’études expérimentales de la douleur : « il s’agit de savoir

combien de millimètres et avec quel poids en pression devra s’enfoncer une pointe en métal dans les

tissus pour provoquer la douleur. La pointe est enfermée dans un tube-gaine et mue par un piston

recouvert d’un cylindre divisé en grammes ; aussitôt que l’on exercera une pression, la gaine portant

une fente avec goupille s’élèvera et la pointe pourra s’enfoncer dans la peau. L’enfoncement de l’aiguille

sera indiqué sur un cadran (…). » Les résultats de leurs expériences « semblent démontrer que les

centres de la douleur ne sont pas les mêmes que les centres percepteurs. Nous sommes donc amenés

à la conclusion qu’il existe un centre spécial pour la douleur. La perception de la douleur se fait donc par

des centres différents que la perception de toutes les autres sensations. » Les auteurs précisent

cependant la probabilité pour ce centre d’être unilatéral plutôt que bilatéral. Toutes les tentatives

nombreuses de la physiologie expérimentale d'asseoir la notion de spécificité soit au niveau des

récepteurs, soit au niveau des fibres et voies de conduction, soit au niveau des centres, se sont avérées

insuffisamment recevables et rapidement dépassables. Pour autant, Rey montre combien elles ont à

chaque fois permit de mettre en lumière les modalités et conditions de production de la douleur et ont

fait progresser la connaissance du phénomène. « Ce qui pose sans doute problème ce n'est pas d'avoir

cherché une corrélation anatomique stricte entre terminaison nerveuse et sensation, c'est d'avoir érigé

cette corrélation en principe explicatif, c'est d'avoir pensé que la douleur était une simple réponse à un

stimulus. » Cet exemple montre également le décalage entre la douleur expérimentale et la douleur

clinique, celle d'une maladie par exemple. C'est en arrachant la douleur clinique à la douleur de

laboratoire que dans les années 1950 émerge une nouvelle clinique médicale de la douleur chronique.

46  Instrument de mesure de la capacité électrique

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2.2 Soigner la douleur : émergence d’un monde social

consacré

Ce n'est que récemment en France, quelques années après les Etats Unis, que la douleur fait l'objet

d'une lutte prioritaire au sein des politiques publiques de santé. En témoignent la circulaire ministérielle

du 19 janvier 1994 adressée aux praticiens et les incitant « à mieux lutter contre la douleur », puis les

plan triennaux de Bernard Kouchner, qui fait de l'année 1998 « l'année de la douleur », auxquels

succèdent les plans de lutte nationale contre la douleur (1998-2000, puis 2002-2005 et enfin

2006-2010). La douleur est hissée au rang de syndrome polymorphe, largement répandu et pourtant

méconnu et sous traité. « Cette plus grande visibilité de la douleur est largement liée au développement

d’une nouvelle manière d’appréhender et de traiter la douleur des personnes dans le cadre d’une

institution nouvelle, la pain clinic ou « clinique (consultation) de la douleur » (Baszanger 199547). Nous

allons examiner ici de quoi il s’agit avant de situer cette nouvelle prise en charge médicale dans le

champ plus large des douleurs chroniques, en abordant le cas précis des douleurs chroniques malignes

(cancéreuses) dont la particularité mérite qu’on la distingue des autres douleurs.

2.2.1 Constitution d’un projet : élaboration d’un nouvel objet médical

Jusqu'à la moitié du XXe siècle, la douleur concerne surtout les chercheurs intéressés par le

fonctionnement du système nerveux. La médecine la voit alors, nous l'avons vu, comme un symptôme

dont elle cherche à traiter la cause. Un changement s'amorce avec les travaux de l'anesthésiste

américain John J. Bonica. En 1953, il pose les principes fondateurs d'une nouvelle forme d'organisation

thérapeutique, la « clinique de la douleur». L’idée principale, simple mais en rupture radicale d'avec les

modalités d’actions médicales habituelles, est d’axer la thérapie sur la douleur elle-même et non plus

sur sa cause. Les deux temps forts de cette innovation médicale consistent à séparer la douleur clinique

de la douleur expérimentale, en intégrant au tableau clinique l’expérience vécue par l'individu malade et

son environnement socio-familial, puis – et c’est l’essentiel, selon Baszanger – dégager la douleur

chronique de la douleur aiguë, en la rendant autonome en tant « qu’état de maladie » ou « maladie en

soi ». Cependant, ses efforts du début rencontrent peu d'échos. Cette indifférence ne sera levée que

très lentement, grâce entre autres à une nouvelle théorie scientifique - la théorie de la porte - selon

laquelle les modalités de la douleur sont déterminées par de nombreuses variables physiologiques et

psychologiques qui peuvent être modulées

2.2.1.1 Développement d’un Monde de la douleur

Il faut donc attendre le milieu du XXe siècle pour que la douleur, longtemps occultée ou simplement

observée comme symptôme par la médecine, devienne un sujet d'étude débouchant sur des pratiques

de soins. Selon Baszanger, tout commence en 1953 avec la publication d’une « bible » consacrée à la

gestion de la douleur (The management of pain), dans laquelle Bonica introduit le concept de clinique

de la douleur (pain clinic) qu’il a lui-même mis en place dès 1945. Son idée est de mettre en place un

47 Dans cette partie seulement, toutes les références empruntées à Isabelle Baszanger sont issues de l'ouvrage « Douleur et Médecine : la fin d'un oubli », 1995

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dispositif pluridisciplinaire de gestion de la douleur sur laquelle l’acte médical ordinaire « échoue ». La

douleur chronique est ainsi rendue autonome, par opposition à la douleur aiguë : elle devient un « état

de maladie » ou une « maladie en soi ».

Une trentaine d’années plus tard, le sentier ouvert par Bonica est plus ou moins balisé. A l’aube des

années 1990, les « centres de douleur » sont des espaces propres à la gestion de la douleur, les

« médecins de la douleur » ou « algologues » en sont les spécialistes agissant en première intention sur

la douleur elle-même, et les douleurs chroniques, reconnues comme des états de maladie, organisent

une population de malades déterminés. Avant 1960, il n’y a que trois « cliniques de la douleur » aux

Etats-Unis, dont celle de Bonica. En 1977, un premier recensement en dénombre 327 dans le monde,

dont 60% aux Etats-Unis. En 1988, on trouvait plus de 2000 de ces centres de douleur à travers le

monde, dont 450 en Europe. Que s’est-il passé entre ces deux dates ? C’est la question centrale à

laquelle Baszanger tente de répondre. Voyons quels sont les mouvements dans lesquels s’inscrit ce

changement.

2.2.1.1.1 Dessiner et organiser une médecine de la douleur: définir l’objet et fixer

les standards

Cette innovante émergence, bouleversement important dans le monde de la médecine, est portée par la

constitution d’un monde de la douleur (concept emprunté à la sociologie interactionniste de Chicago,

voir A. Strauss48), que Baszanger qualifie de « déterminante et inaugurale ». L’ancrage de ce monde

social dans de nouvelles théories scientifiques entraîne une reconfiguration des relations soignant-

patient, la construction de spécialités consacrés et de nouvelles pratiques cliniques faisant la part belle

à l’expérience irréductible du malade.

Baszanger considère l’invention d’une médecine de la douleur comme la condition suprême de

l’émergence d’un monde de la douleur. Ce monde de la douleur, projet central de Bonica, émerge en

deux époques : dans un premier mouvement de rassemblement autour de l’objet nouveau qui le

constitue, la douleur clinique est différenciée de la douleur expérimentale, ce qui appelle la définition

des termes d’un nouveau travail médical. Dans un second temps, la douleur chronique est dégagée des

tableaux cliniques traditionnels pour constituer une nouvelle entité médicale originale et « travaillable ».

Baszanger décrit trois étapes successives à l’élaboration de la médecine de la douleur : 1) la

constitution d’un segment professionnel49 sous l’impulsion de Bonica : des spécialistes d’horizons

différents se réunissent pour élaborer des diagnostics consensuels sur des cas de douleur. C’est la

première fois qu’est pensée et mise en pratique une approche interdisciplinaire et complémentaire

autour de la douleur. Il s’agit là véritablement de constituer un objet « banal » de la médecine (la

douleur) en un problème particulier. L’innovation se concentre sur la volonté d’un changement

d’approche : agir sur la douleur elle-même comme on le ferait sur une autre entité morbide, puisqu'en

pratique, ces douleurs sont détériorantes et dévastatrices physiquement et mentalement ; 2) la

48  Tous les mondes sociaux se définissent d’après Strauss, selon une activité primaire (plus largement un point commun), des sites et des technologies. 

49  Strauss introduit ce concept pour caractériser ces regroupements informels, ces coalition d'individus qui par­tagent des intérêts divers, des points de vue communs, et qui s'opposent généralement à d'autres segments.

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publication en 1965, d’une nouvelle théorie issue des sciences neurophysiologiques pour expliquer la

douleur : la « théorie de la porte » ou le gate-control, qui propose l’existence d’un mécanisme agissant

comme une barrière dans le système de transmission des signaux de douleur. Cette théorie émerge

dans un contexte médical en mutation, dans lequel on reconnaît désormais la douleur comme un

problème de santé non traité. Selon l’auteur, la vaste adhésion suscitée par cette théorie est une

médiation essentielle vers la concrétisation du projet d’une médecine de la douleur. Elle permet de

dépasser certains clivages fondamentaux dans le monde médical (médecin-chercheur/médecin

praticien…) et de pousser les barrières disciplinaires pour constituer un nouvel ensemble de problèmes.

Ce milieu global, dont la théorie de la porte a été essentiellement constitutive, est ce que I. Baszanger

appelle le monde de la douleur.

Bonica veut induire un changement davantage qualitatif que technique (autrement dit, pas en terme de

« plus » mais en terme de « autrement »), qui lui permet une triple ouverture vers la recherche sur cet

objet nouvellement constitué, puis vers la médecine, en terme de nouvelles approches thérapeutiques

de la douleur, et vers la psychologie à la fois cognitive et comportementale, mettant les interactions du

malade avec son environnement au cœur de l’analyse ; 3) le premier symposium international sur la

douleur, en 1973 à Issaquah-Seattle – moment essentiel dans l’histoire de la médecine de la douleur.

Baszanger estime qu’il s’agit là d’un changement de régime dans la « nébuleuse d’intérêts individuels

pour la douleur » à l’installation d’un monde qui prendra la forme d’une association scientifique,

véritable « Internationale de la douleur » (l'IASP, International Association for the Study of Pain). L’effort

est concentré autour de l’élaboration d’un canevas de travail mobilisable par tous afin d’harmoniser la

mise en place de cliniques de la douleur ainsi que leur évaluation. Sous l’égide de Bonica, pour qui la

question vitale est la maîtrise du contenu de l’activité, une classification officielle de la douleur

chronique, une description des syndromes de douleur chronique et une définitions des termes de

douleur est adoptée : « La douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable,

associée à une lésion tissulaire réelle ou potentielle, ou décrite dans des termes évoquant une

telle lésion »

2.2.1.1.2 Les théories en tension autour d’un objet labile : la douleur

« travaillable »

En 1974, le docteur Sternbach introduit une considération originale sur la distinction douleur chronique/

douleur aigue : il présente la douleur chronique non plus par opposition à l’aigue, mais à partir

d’éléments propres : en partie en termes psychologiques, cognitifs et comportementaux. Dès lors

s’opère un basculement : on ne cherche plus à dégager, parmi toutes les douleurs chroniques, des

syndromes de douleur chronique, mais distinguer un syndrome douloureux chronique et donc un groupe

d’individus particuliers. La ligne de partage se fait non plus à partir de la durée, mais selon l’idée

d’adaptation. A cela, Bonica et l’IASP s’opposent fermement.

Ainsi les deux modèles se distinguent par leur entrée théorique :

1/ une « entrée » par la douleur , (ou modèle médical, dans le sillage de Bonica) : la douleur chronique

est un état de maladie dont les formes sont multiples (syndromes), avec une localisation et une intensité

propre ; des « système » sont mis en cause et l’étiologie reste importante (physique ou psychique)

L’horizon thérapeutique est ici clairement la suppression de la douleur, sa « guérison ». Les

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manifestations de douleur accompagnent toute douleur qui dure.

2/ une « entrée » par l’individu et son comportement (ou modèle comportemental ou d’apprentissage).

Ici, c’est le comportement douloureux qui est en jeu : il se perpétue à travers certaines conditions

psycho-environnementales : les manifestations émotionnelles, cognitives et comportementales mal

adaptées caractérisent la douleur chronique, ou plus précisément le syndrome douloureux chronique.

L’horizon thérapeutique est alors le contrôle des manifestations symptomatiques observable de la

douleur en modifiant le comportement de douleur. Les manifestations de douleur sont la marque de la

douleur chronique.

Ces deux modèles n’ont pas le « même horizon de vérité » ni le même objectif thérapeutique. La

discussion, sans réponse aujourd’hui, est de savoir si certains éléments psychologiques et

environnementaux sont la cause ou les effets des douleurs chroniques. D’où la question : à qui

s’adressent aujourd’hui les centres de la douleur ?

Selon Baszanger, ces discussions ouvertes sur la théorisation de la douleur chronique constituent une

ambiguïté importante dans le Monde de la douleur : les deux modèles théoriques statuent

contradictoirement sur la dimension psychologique de la douleur, et plus encore de la douleur

chronique, d’où une impossible définition unifiée de la douleur chronique.

2.2.1.1.3 Principe d’organisation d’un centre de traitement de la douleur

Le principe fédérateur, et c’est presque tout dire, c’est qu’il n’y en a pas qu’un. Il n’y a pas une douleur

mais des douleurs, et Besson nous rappelle que « des progrès dans un domaine ne sont pas

nécessairement extrapolables aux autres formes de douleurs. ». S’organiser structurellement pour

prendre en charge la douleur implique de cibler au mieux le type de pathologie (cancéreuse ou pas), les

techniques à développer, le type d’administration de la patientèle (lit ou consultations externes). Le plus

compliqué, souligne Besson, est « d’organiser dans une même mesure de lieu et de temps des filières

coordonnées pour l’évaluation et la prise en charge thérapeutique de ces malades. » D’autre part,

compte tenu des différents mécanismes en cause dans la douleur, différentes écoles ou théories se

sont développées afin de traiter adéquatement les douleurs ; certains centres en font une doxa (les

écoles se font elles concurrence ?). « Les malades qui relèvent des centres de traitement de la douleur

sont ceux qui, malgré un diagnostic médical apparemment correct, tout au moins sur un plan somatique,

continuent à souffrir de douleurs persistantes, rebelles aux traitements classiques. »

Dès ses débuts, la Pain clinic s’arguait d’une équipe de soignants pluridisciplinaires, dont le principe est

aujourd'hui largement admis. L’objectif générique de ce type de centre est de d’adapter et proposer la

thérapeutique idoine pour chaque cas (souvent plurimodale, non exclusive, à visée étiologique ou

symptomatique, réadaptive ou psychocomportementale). L’objectif « réaliste » ne vise pas la

« guérison » de la douleur, mais consiste à aider le malade à « vivre avec sa/ses douleurs », à ne pas

se laisser invalider totalement et à contrôler « au mieux » ses sensations, ses émotions et les

comportements qui les traduiront. Ces centres combinent l’évaluation et le traitement de la douleur avec

l’enseignement et la recherche clinique et psychosociale dans le domaine.

2.2.1.2 Douleur symptôme et douleur syndrome

Le caractère symptomatique de la douleur cède du terrain lorsque la douleur tend à persister. Dans le

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cas d’une douleur rebelle aux traitements initiaux et persistant après six mois, le bilan clinique doit

prêter attention à l’influence des facteurs psychologiques et comportementaux susceptible de consolider

ou maintenir la pathologie primitive. Différentes caractéristiques décrivent le portrait type de la personne

malade de douleur rebelle, qu’il est convenu d’appeler douloureux chronique : d’abord, un échec

thérapeutique qui renvoie le douloureux à sa douleur, qui perd espoir de se voir revenir à son état

normal ; « l’invalidité et désinsertion socioprofessionnelle dominent fréquemment le tableau » ; enfin, les

plaintes et comportements de douleurs paraissent peu à peu injustifiés, c’est l’effet « malade

imaginaire ». Typiquement ces douleurs sont orientées vers la psychiatrie, lorsqu’elles sont prises en

charge. Voyons comment a été définie le syndrome de la douleur chronique en citant l'acceptation la

plus largement répandue : "Nous utiliserons le terme de syndrome douloureux chronique (SDC) pour

décrire l'ensemble des manifestations physiques, psychologiques, comportementales et sociales qui

tendent à faire considérer la douleur persistante, quelle que soit son étiologie de départ, plus comme

une « maladie en soi" que comme le simple signe d'un désordre physiopathologique sous-jacent. Ce

syndrome peut s'observer à des degrés divers dans des douleurs d'étiologie initiale variée : migraines,

lombalgies, affections neurobiologique et douleurs psychogènes sine materia, etc. Il ne fait pas de doute

que les manifestations du SDC englobent des physiopathogénies disparates, encore imparfaitement

dénombrées. L'intérêt de faire référence à un tel syndrome tient surtout à sa valeur opératoire pour la

pratique courante." (Bourreau 1988).

2.2.1.3 Les composantes de la douleur, ou variables interactives de la perception

complexe et multidimensionnelle de la douleur.

Au nombre de quatre, elles forment des catégories évoquées consensuellement dans la littérature :

sensori-discriminative (perception sensorielle, qui décode la qualité, la localisation, la durée et l’intensité

du message nociceptif), affective-émotionnelle (connote la sensation d’un caractère désagréable et

pénible), cognitive (rattache toute douleur à une signification, des représentations, une connaissance ou

expérience préalable, mais souligne aussi les processus mentaux comme l’attention ou la

concentration, qui peuvent moduler la perception du message nociceptif) et la composante

comportementale (la réponse gestuelle ou verbale à la douleur, qui tient lieu de communication avec

l’entourage et se répercute sur les différents domaines d’activités du sujet) (Besson et Atallah 2004).

2.2.2 Les dimensions de la souffrance du malade douloureux chronique

Dans la douleur chronique, « l’homme ne dirige pas alors son attention exclusivement sur le sentiment

de douleur isolé ; il est absorbé par son état dans sa totalité, par l’obligation où il se trouve de pâtir, par

sa désorganisation interne et fonctionnelle, par son incapacité de travailler et de penser » (Buytendijk

1951). Ainsi lorsque nous souffrons, le corps devient « l’objet non désiré de notre attention ». Les

ethnologues travaillant dans les cliniques de la douleur interrogent les qualités perceptives et

conceptuelles des « mondes » où vivent les patients souffrants de douleurs chroniques. Trois traits

principaux définissent transversalement ces univers : dissolution des frontières habituelles du moi,

retranchement sur soi et besoin pressant d’explication.

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2.2.2.1 Dérèglement de la perception ordinaire du temps et de l’espace

La dimension espace-temps, au niveau du vécu personnel, est altérée par la présence diffuse, continue

ou incontrôlable de la douleur, qui même pendant ses moments de répit ne cesse de hanter les

souvenirs du corps. Ces perturbations sont caractérisées par une accélération soudaine ou un ralentis-

sement pénible de la perception du temps. Ces dilatations ou contractions temporelles perturbent les

intervalles réguliers habituellement perceptibles et rendent la projection ou planification d’évènements

compliquée. Quant à la perception de l’espace, la douleur chronique provoque une hypersensibilité qui

rend floues les frontières du corps : l’individu perçoit confusément les stimuli intérieurs et extérieurs. Un

évènement externe comme le bruit pourra être ressenti comme une intrusion violente ; à l’inverse, un

malaise interne peut faire l’objet d’une projection sur l’environnement. Par ailleurs, la partition entre la

localisation douloureuse et le tout du corps est rendue confuse : la douleur est à la fois associée à un

endroit précis (là ou j’ai mal) et vécue comme un fait total (je suis mal). Cette confusion dérègle ainsi les

repères fondamentaux de la personne et menace également l’appréhension du soi.

2.2.2.2 Coupure radicale entre celui qui souffre et les autres.

La douleur ne saurait être partagée : celui qui la ressent ne peut la nier, celui qui ne la ressent pas ne

peut la confirmer (Scarry, 1985). Le langage présente une certaine inadéquation face à la douleur, tra-

duite en terme de difficultés communicationnelles ou en effets d’alexithymie50. Ne pouvant l’exprimer ni

être compris de façon satisfaisante, la douleur renvoie l’individu souffrant à lui-même.

2.2.2.3 Besoin impérieux d’explication, de sens du mal

Le monde de la douleur est caractérisé par l’exigence d’identification des causes et raisons de la souf-

france. Cette quête ontologique, métaphysique est exacerbée par des questionnements existentiels du

type « pourquoi moi ? ».

Houseman formule une hypothèse : l’association de ces trois caractéristiques principales de

l’expérience de la douleur aboutit à une tendance au dédoublement, selon lui au fondement de

l’expérience douloureuse. Ces dédoublements s’opèrent sur différents registres recouvrant plusieurs

dimensions (psychologiques, physiologique, sociologique) permettant de se situer par rapport à sa

douleur.

- dédoublement entre le moi et son existence corporelle

- dédoublement entre le moi endolori et le moi sans douleur

- dédoublement entre un moi inconscient (dont les motivations m’échappent) et le moi conscient

(condamné à en subir les peines)

- dédoublement entre le moi privé et le moi qu’exige la compagnie d’autrui

2.2.3 Le cas particulier de la douleur cancéreuse

50  L'alexithymie [du grec «alpha» (privatif), «lexis» (mot) et «thymos» (humeur)] désigne les difficultés dans l’expression verbales des émotions communément observées parmi les patients psychosomatiquess.

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Une maladie qui vient dans les chairs et qui les mange petit à petit comme une espèce de

cangreine ; c'est une tumeur dure, inégale, raboteuse, ronde et immobile, de couleur cendrée,

livide ou plombine, environnée de plusieurs veines apparentes et tortues, pleines d'un sang

mélancolique et limoneux, qui ressemblent au poisson appelé cancer ou écrevisse ; elle

commence sans douleur et paraît d'abord comme un pois chiche ou une petite noisette, mais

elle croît assez vite et devient fort douloureuse ».

Furetière Antoine, Dictionnaire universel, Amsterdam, 1690, 3vol.

Au-delà de la description des thérapeutiques, des structures et des récentes modalités de soins de la

douleur, il est essentiel de questionner le sens (la signification) de la prise en charge de la personne qui

souffre, en tenant compte de ce que cette douleur fait partie de son intimité et son histoire. Prendre en

charge une douleur chronique, maligne ou pas, c’est pénétrer les dimensions affectives, sociales et

culturelles de l’expérience de la personne ; c’est également, comme l’expliquent Ribeau et Lievre

(2003), s’intéresser au sens que prend la douleur par rapport à l’évolution d’une pathologie.

« Les douleurs chroniques se répartissent en deux grandes catégories distinctes : les douleurs

cancéreuses et les douleurs chroniques non malignes, parfois improprement dénommées « bénignes ».

Leurs conditions respectives de prise en charge ne sont pas assimilables. » (Boureau 1992). Il est

capital de préciser que la question de la douleur dans le contexte cancéreux pose problème tout au long

de l’évolution tumorale et pas seulement dans la phase palliative. A vrai dire, le traitement de la maladie

cancéreuse ne peut pas vraiment être dissocié du traitement de la douleur. Le cas des douleurs dans la

pathologie cancéreuse est donc particulier, d’abord en ce que les douleurs ne jouent que très rarement

le rôle de signal d’alarme permettant de détecter la pathologie, comme c’est couramment le cas dans

d’autres situations de diagnostic. Elles ne surviennent souvent que plus tard dans le cours de l’évolution

et de l’envahissement tumoral et en cela constituent un cas particulier. Ensuite, et c’est un point

essentiel pour saisir leur particularité, les douleurs peuvent être directement et durablement provoquées

par les traitements curatifs.

2.2.3.1 Eléments cliniques : étiologie des douleurs cancéreuses

Parler de douleurs chroniques dans le cadre de la pathologie cancéreuse, c’est se référer à trois grands

types de contextes : des douleurs directement imputables à la pathologie et à sa prise en charge

(qu’elles soient provoquées par l’évolution du cancer ou qu’elles soient iatrogènes), des douleurs

chroniques antérieures à la survenue du cancer et qui se rajoutent aux premières évoquées, ou bien

des douleurs qui accompagnent la phase terminale du cancer. Ces douleurs de fin de vie peuvent être

assistées en soins palliatifs lorsque les traitements curatifs ont déjà cessé. Par ailleurs, complètent

Ribeau et Lièvre, « la symptomatologie algique peut être associée à des composantes psychologiques

qu’il est nécessaire de prendre en compte. Pour beaucoup de patients cancéreux, l’étiologie de la

douleur est le résultat de plusieurs composantes physiopathologiques (sensitifs, cognitifs, affectifs)

contribuant à un syndrome douloureux complexe défiant toute tentative de classification et nécessitant

une réflexion sur les concepts des phénomènes douloureux et la notion plus générale de souffrance »

(2003).

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Détaillons à peu près exactement les douleurs liées au cancer : dans la majorité des cas (environ 70%

des douleurs chez des patients traités pour un cancer en France en 2008), elles découlent directement

de « l’envahissement tumoral » c'est-à-dire de l’évolution de la tumeur et de la progression des cellules

cancéreuses dans l’organisme. Les douleurs osseuses sont les plus fréquentes et sont dues, dans la

plupart des cas, aux tumeurs métastasiques secondaires. Elles ancrent les douleurs dans l’ossature

(crâne, rachis, os long, côtes, bassin, etc.) avec ou sans fracture. Viennent ensuite les douleurs

provoquées par la compression et l'infiltration de la tumeur dans les structures nerveuses, atteignant

parfois le système nerveux central et entraînant un déficit moteur ou sensitif sans topographie

systématique. Des douleurs abdominales peuvent également survenir de façon diffuse et provoquer des

occlusions intestinales tandis que les cellules tumorales s’infiltrent dans les vaisseaux sanguins,

provoquant des lymphangites périvasculaires (cordon inflammatoire inflitré et très douloureux) et des

vasospasmes (contractions vasculaires qui diminuent la pression artérielle), entraînant une intensité

progressive de la douleur que l’on peut comparer à une douleur de type « brûlure ». D’autre part les

nécroses (mort tissulaire), habituellement accompagnées d'une réponse inflammatoire, provoquent

généralement des douleurs intenses. De l’évolution de la tumeur dépendent également des lésions

muqueuses très désagréables (bouche, oesophage, vagin, rectum, vessie, etc).

Les traitements curatifs des tumeurs cancéreuses se déclinent en plusieurs techniques thérapeutiques

complexes et agressives induisant un risque important de douleurs iatrogènes (iatros : médecin ;

génès : qui est engendré, soient des douleurs occasionnées par le traitement médical).51 On estime à

environ 20% l’importance des douleurs provoquées par les traitements en cancérologie (d’autres

chiffres font part d’une incidence de 19 à 25% des cas de douleurs). Trois modes thérapeutiques sont à

l’index : la chirurgie, dont les sections nerveuses provoquent notamment des douleurs neuropathiques

(comme les douleurs de membres fantômes) ; la chimiothérapie entraîne des neuropathies sensorielles,

des douleurs musculaires et osseuses (par fracture pathologique notamment), tandis que la

radiothérapie déclenche des myélopathies post-radiques qui atteignent la moëlle épinière (Wallace

1996). Une myélopathie peut se chroniciser dans 17,6% des cas et débuter jusqu'à cinq après

l'irradiation, entrainant une liste impressionnante d'handicaps lourds. enfin, dans environ 3 à 10% des

cas selon les sources, les douleurs d'un patient traité pour un cancer préexistent à la détection de la

tumeur, sont donc d'origine non cancérologique et justifiaient la prise d'antalgiques auparavant.

Nous voyons là combien le diagnostique étiologique des douleurs en cancérologie est la première des

étapes stratégiques de l’équipe soignante afin qu’elle puisse déterminer un ou plusieurs choix de

thérapies adéquates (Katz 2005). Le premier de ces choix est à porter sur le caractère curatif ou palliatif

du traitement; en effet les thérapies curatives mentionnées plus haut (radiothérapie, chimiothérapie ainsi

que les hormonothérapies et autres biothérapies) constituent également un traitement curatif de la

douleur, en ce qu’elles possèdent un effet antalgique si elles sont utilisées à faible dose et sans

indication anti-tumorale.

51  Le Haut comité de la santé publique considère comme iatrogène « les conséquences indésirables ou négatives sur l'état de santé individuel ou collectif de tout acte ou mesure pratiqués ou prescrits par un professionnel habilité et qui vise à préserver, améliorer ou rétablir la santé » Bertrand Garros, Contributions du HCSP aux réflexions sur la lutte contre l'iatrogénie, in Conférence nationale de santé 1998, rapport du HCSP

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2.3 Posture ethnographique et lecture sociétale

2.3.1 Vivre avec une douleur chronique : postulats et paradigmes d’enquête

Dans la perspective de mener une enquête qualitative et diachronique auprès de malades douloureux

chroniques, il importe de dégager quelques pistes de recherche et de réflexion quant à l’exploration des

représentations, du vécu et de l’expérience complexe de la douleur.

Nous choisissons ici de nous prêter à l’exercice de préparation d’un protocole d’enquête de ce type

auprès d’une population de femmes traitées initialement pour un cancer du sein, actuellement à plus de

six mois de la fin de ce traitement (quel qu’il soit) et donc en phase de rémission. Nous choisissons

d’adopter une approche inductive, c’est-à-dire que l’immersion dans les données empiriques nous

servira de point de départ au développement d’une théorie ou d’hypothèses typologiques sur le vécu et

les représentations de la douleur et que nous conserverons toujours le lien d’évidence avec les données

de terrain en procédant à des allers-retours entre la collecte et l’analyse. Nous nous inspirons pour cela

de la grounded theory proposée par Strauss, notamment, dont la prétention d’innovation scientifique de

« l’emergent fit » présente de nombreux intérêts (bancalement traduit par « ajustement permanent de

l’analyse aux données empiriques »)

2.3.1.1 Faire la différence entre une tête vide et un esprit ouvert

Si la méthode d’enquête et d’exploration de la grounded theory met en avant l’induction théorique, il est

nécessaire, comme nous nous plaisons à le souligner, de faire la différence entre une tête vide et un

esprit ouvert (Guillemette 2006). Ainsi ne s’agit-il pas de prétendre enquêter « la tête vide » de

réflexions préalables et de laisser venir à soi l’analyse. Si la phase exploratoire et préparatoire de

l’enquête déductive implique de recourir à des lectures scientifiques visant à plus ou moins

d’exhaustivité, la méthode déductive prévoit de confronter la théorie émergente à la littérature

scientifique afin d’en intégrer la substance analytique dans le développement théorique final. Ainsi la

première approche dégagera ou déduira de la littérature un cadre théorique à appliquer lors de

l’enquête et vérifiée par l’analyse, tandis que l’approche inductive procèdera à une analyse théorisante

via des épisodes de va et vient entre la collecte et la réflexion sur les données recueillies. De même,

lorsque l’échantillonnage théorique d’une enquête déductive est choisi selon des critères de

représentation et de saturation statistique, l’enquête inductive choisira d’échantillonner la population en

fonction de sa capacité à favoriser l’émergence et le développement de la théorie. Ainsi l’échantillon ne

concernera pas une « population », mais des « situations » dans lesquelles puiser des données

« théorisables » dans l’optique de privilégier une meilleure compréhension du phénomène étudié plutôt

que dans le but de le documenter. Ainsi, au lieu de se livrer à une analyse séquentielle, il s’agira de

générer le cadre théorique à partir des données plutôt qu’à partir des recherches antérieures (même si

elles auront une influence sur le résultat). Il ne s’agit pas pour autant d’une approche « a-théorique » :

nul besoin de faire « table rase », mais plutôt nécessité de laisser de côté ses préférences théoriques

pour s’ouvrir à l’évidence empirique.

Ainsi les auteurs parlent-ils d’une « analyse circulaire » produite par l’ajustement constant des produits

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de l’analyse aux données de terrain. Dès lors, il ne s’agit plus d’appliquer des « théories » aux données

de terrain, soit, en durcissant le trait, de « faire entrer des données rondes dans des théories carrées ».

Pour se distinguer de la méthode déductive, les tenants de la grounded theory parle plus volontiers de

« perspective » plutôt que de « théorie » (voire de « perspective théorique »). La ligne de tension

s’exprime dans la logique de l’enquête : il ne s’agit pas d’une logique d’accumulation des données, mais

plutôt d’une logique de reconstruction constante par « l’intégration des théories émergentes à

l’architecture des connaissances dans un champ disciplinaire ou transdisciplinaire » (Guillemette 2006).

2.3.1.2 Sur quoi repose la prétention d’innovation de la GT

2.3.1.2.1 L’ajustement constant des produits de l’analyse aux données de terrain

Nous avons synthétisé la démarche inductive sous forme d’un petit schéma qui présente clairement et

dynamiquement les étapes d’une enquête :

Problématique Collecte Analyse Théorisation

AJUSTEMENT PERMANENT AUX DONNEES EMPIRIQUES

(« Validation » qui oriente la démarche)

L’ajustement permanent enracine l’analyse dans les données de terrain et permet de « découvrir » ou

de laisser émerger des points de vue inédits provenant du terrain et non plus des cadres théoriques

existants. Ainsi l’analyse est en quelque sorte « entraînée » vers des voies de théorisation non

explorées. Plusieurs points sont soulignés dans la littérature méthodologique à cet égard :

2.3.1.2.2 La suspension temporaire du recours à des cadres théoriques existants

Il s’agit d’adopter une posture d’ouverture consistant à ne pas enfermer les données dans le carcan des

grandes théories, afin de ne pas les limiter à l’exemplification et à l’illustration des idées existantes. De

la même façon, les auteurs parlent de « décontaminer » les concepts d’analyse, c’est-à-dire élaborer

moins de suppositions préalables et d’hypothèses à vérifier ni de précompréhensions à appliquer.

2.3.1.2.3 Une façon particulière de préciser l’objet de recherche

Le trait particulier de la démarche inductive est l’absence de formulation précise de question de

recherche, que vient « remplacer » l’identification des paramètres du phénomène d’étude. Ainsi ces

paramètres sont à même d’être en constante évolution et confèrent à la définition de l’objet de

recherche un caractère provisoire. Il s’agira, progressivement, de délimiter un « territoire à explorer »

d’abord de façon générale, dont les limites seront modifiables et soumises à la pertinence sociale et

scientifique plutôt qu’à la cohérence scientifique.

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2.3.1.2.3.1 L’interaction circulaire entre la collecte et l’analyse

Contrairement à l’analyse séquencée (collecte des données puis analyse finale), la méthode propose,

par l’ajustement et les allers retours constants, de fusionner la collecte et l’analyse dans le même temps

du début à la fin. Ainsi « développement parallèle, simultanéité, concurrency, processus cyclique,

interaction continuelle entre la collecte et l’analyse (…) se répondent mutuellement » (Guillemette

2006).

2.3.1.2.3.2 Des procédures d’analyse favorisant une ouverture à l’émergence

Une véritable « écoute » des données est mise en avant : on entend par là l’attention aux codes in

vivo (produits des données) et en second lieu aux codes issus des concepts antérieurs mais crées en

référence aux données. Le doute méthodique, ou même le scepticisme stratégique consistera à

remettre en cause nos connaissances et savoirs de chercheur, par exemple en mettant à jour nos idées

préconçues par le biais de l’écriture spontanée pour mieux les mettre entre parenthèses.

2.3.1.2.4 Méthode comparative continue

Cette méthode consiste à :

1/ comparer les données collectées et les regrouper pour faire apparaître des codes émergents

2/ comparer ces codes émergents pour identifier les variations et différentes relations entre les données

(similitudes, différences, contrastes.)

3/ comparer à nouveau pour ajuster les codes, concepts et énoncés émergeants aux données em-

piriques et ainsi les préciser, modifier, re-élaborer…

4/ …jusqu’à saturation de l’analyse théorisante (d’où le concept d’« élasticité »)

2.3.1.3 Regards critiques sur la prétention d’innovation

Prudence et réflexivité s’imposent : il faut veiller continuellement à ne pas glisser vers ce que l’on est

supposé éviter, c’est-à-dire la vérification de théories existantes. Cependant il ne faut pas ignorer

l’implication réciproque des approches inductives et déductives ; en effet « l’approche inductive implique

des moments de déduction sans perdre pour autant son caractère essentiellement inductif, celui-ci

provenant de l’orientation fondamentale qui consiste à étudier les phénomènes à partir de l’expérience

qu’en font les acteurs » (Guillemette 2006).

2.3.1.3.1 Ecueils : les illusions à ne pas se faire

1. « L’émergence est un procédé par lequel la théorie se donne d’elle-même et

systématiquement au chercheur »:

la grounded theory est une démarche favorisant la rencontre entre l’émergence et la sensibilité du

chercheur. Elle permet les conditions d’une « conversation » entre les données et l’analyste mais n’offre

pas en elle-même la garantie d’une innovation scientifique. Il ne faut donc pas se leurrer sur

d’hypothétiques propriétés « intrinsèques » de la méthode inductive.

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2. « Nul besoin de se doter ou de construire des outils théoriques » :

une nécessaire sensibilité théorique est requise afin d’être capable de dépasser l’évidence du sens

commun. De même, se doter d’un « outillage » riche de « concepts sensibilisateurs » est capital

(sensitizing concepts) en ce qu’ils favorisent une plus grande acuité pour reconnaître ce qui émerge

des données. La sensibilité théorique reste tout de même sujette à évolution et s’ajuste constamment à

la théorie émergente : ainsi les nouveaux concepts qui apparaissent peuvent également devenir des

concepts sensibilisateurs.

3. « Il faut faire abstraction de ses préjugés et être « vierge » de tout a priori » :

les résultats ne peuvent jamais être complètement construits a posteriori. Le chercheur doit construire

sa propre interprétation sur des données déjà chargées conceptuellement d’un univers théorique par les

acteurs eux-mêmes. Cette prise en compte a nécessairement un aspect spéculatif et donc déductif.

2.3.1.3.2 Les pièges à éviter

4. Glisser dans une démarche essentiellement déductive :

Par exemple, faire « entrer » (to fit) les données de terrain dans des catégories qui correspondent à la

sensibilité du chercheur davantage qu’à ce qui émerge du terrain ; ainsi la suspension des cadres

théoriques doit s’accompagner d’une méfiance envers sa propre sensibilité théorique, sans quoi

l’approche hypothético-déductive risque « d’entrer par une autre porte que celle par laquelle on l’a fait

sortir ».

5. « Réinventer la roue » ou découvrir l'Amérique:

La suspension des cadres théoriques doit rester provisoire : la recension scientifique reste nécessaire

afin d’identifier les limites de l’innovation. Ainsi l’émergence ne peut être pure : il s’agit de prendre en

compte l’entrelacs de la déduction à travers la « conversation » entre les données de terrain et la

sensibilité théorique de l’analyste (par exemple, opérationnaliser l’échantillonnage est typiquement

déductif en ce que le chercheur fonde sur des éléments théoriques la sélection des situations à

explorer, même si ces éléments théoriques émergent du terrain).

6. Ne pas reconnaître avec transparence l’aspect déductif de la démarche et prétendre que

tous les résultats sont le fruit de l’émergence des données de terrain :

en raison de l’opposition épistémologique des méthodes inductives et déductives, on parlera davantage

d’intuitions que d’hypothèses. Mais il est nécessaire de considérer que la déduction est au service de

l’induction en ce qu’elle met en relation les intuitions du chercheur (composés des savoirs antérieurs et

des références à des théories existantes) et les suggestions qui émanent des données terrain). Il faut

donc présenter clairement ce lien d’évidence et identifier l’aspect spéculatif de la construction théorique.

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7. « Fermeture à l’émergence : les éléments théoriques en développement sont le critère de

sélection des situations à explorer (échantillonnage théorique), dans le but de valider cette

théorie naissante, comme dans la démarche hypothético déductive » :

il faut bien prendre garde à observer l’ouverture du codage et ne pas chercher à illustrer sa théorie. Si

une partie des données ne valide pas la théorie, ces données infirmatoires doivent être valorisées car

elles ouvrent à une analyse théorisante plus riche, rendant compte de la complexité du phénomène. On

comprend là l’importance d’inclure toutes les variations, en tant qu’elles constituent des instruments clés

de la « théorisation ancrée » : elles forcent la spécification de celle-ci et en élargit la portée (Laperrière,

1997).

Nous allons donc « ouvrir notre esprit » et enrichir notre outillage conceptuel de quelques senziting

concepts choisis et empruntés à l’étude des situations d’interactions, des représentations sociales et du

vécu complexe de l’expérience perceptive de la douleur chronique. Voyons d’abord quels sont les

apports de la sociologie interactionniste quant à la lecture de la chronicité douloureuse.

2.3.2 Une boite à outil conceptuelle

2.3.2.1 Lecture sociologique interactionniste de la « chronicité » dans le champ

d’étude de la santé : à nouvel objet nouveau regard ?

L’entrée « chronic disease » fait son apparition dans les publications médicales en 1927 (in Index

Médicus52). Vingt ans plus tard, dès 1947, la formulation « chronic illness53 » est manifeste, tandis qu’en

1955 paraît la première revue légitimant la catégorie médicale, le Journal of chronic disease.

L’interprétation médicale voudrait que les maladies chroniques prédominent consécutivement au déclin

des maladies aigues. Cependant les sociologues y voient une intrication de facteurs d’émergence plus

complexes et liés à l’évolution des techniques médicale notamment. Armstrong (1990) estime que la

catégorie de maladie chronique est le produit d’études épidémiologiques généralisées entre les deux

guerres aux Etats Unis, qui s’inscrivent dans le processus de changement du « regard médical » qui

permet de distinguer les dimensions des maladies selon leur temporalité et leur niveau de handicap

quotidien. Ce nouveau regard médical rompt avec l’ancien, qui examine un corps « porteur d’une

lésion », pour évoluer vers la prise en compte d’une « personne totale ». Les méthodes d’enquêtes

qualitatives ont produit grand nombre d’objets en termes « d’expérience de la maladie » autour de la

catégorie « maladie chronique », comme les répercussions sociales, les stratégies d’ajustements

(coping strategy), le domaine de la cognition…

Globalement les années 1950 représentent un tournant dans l’approche clinique : la prise en compte du

« point de vue du patient » s’affirme comme la tendance dominante, non pas par humanisme mais

plutôt par souci technique, afin « d’éclairer les espaces sombres de l’esprit et des relations sociales ».

(Armstrong 1984 in Carricaburu 2004 :95). Les nouvelles normes en matière de modèle clinique

52 L’Index Medicus est une base de données américaine internationale regroupant les sommaires de toutes les revues et publications de la littérature médicale, entre 1879 et 2004. Le relais est pris par la base MedlLine depuis cette date.

53  La langue anglaise établit une distinction entre les termes disease, illness et sickness, qui désignent respctivement le processus ou l’état pathologique, le phénomène psychosocial qui le connote et l’invasion biologique par des agents

pathogènes. 

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intègrent donc « l’expérience subjective du patient, définissant progressivement un nouveau « code de

perception » destiné à remplacer le « regard clinique » (Ibid). L’expérience subjective constitue alors un

élément clinique incontournable de la « nouvelle logique médicale ». Baszanger discute le modèle

généalogique proposé comme un développement linéaire de la pensée médicale : en s’appuyant sur la

médecine de la douleur, elle montre comment, à partir d’une même théorie scientifique (gate-control),

deux modèles ou entrées coexistent ensemble pour traiter le même objet (l’une « lisant la douleur sur le

corps » et l’autre « lisant et écoutant la douleur dans l’expérience du malade »). Ces deux approches ne

se contentent pas de coexister à la même époque, elles constituent véritablement et « ensemble » la

médecine de la douleur contemporaine, qui est caractérisée entre autres par cette tension entre les

approches.

L’intérêt de la sociologie pour les maladies chroniques s’affirme et s’affine au milieu des années 1970

avec pour dénominateur commun une approche revendiquée « qualitative » et « microsociologique »,

regroupées sous la bannière de la Grounded Theory définie par Strauss : « une théorie fondée est une

théorie qui découle inductivement de l’étude du phénomène qu’elle présente. C’est-à-dire qu’elle est

découverte, développée et vérifiée de façon provisoire à travers une collecte systématique de données

et une analyse des données relatives à ce phénomène. Donc, collecte de données, analyse et théorie

sont en rapports réciproques étroits. On ne commence pas avec une théorie pour la prouver, mais plutôt

avec un domaine d’étude et on permet à ce qui est pertinent pour ce domaine d’émerger » (Strauss

1992 in Baszanger 1992 :53). En 1975, l’équipe de Strauss fait figure de pionnière en développant une

perspective centrée sur la personne malade et sur la gestion au quotidien de la chronicité – la relation

médecin-patient n’est plus seule maîtresse de l’analyse et les aspects sociaux et psychologiques

quotidiens de la chronicité entrent en scène. Strauss pose la question : How is the quality of life affected

by having a chronic illness ? (1975). Le passage de la douleur et maladie aigue à chronique entraîne

plusieurs déplacements et glissements de l’analyse centrée sur le médecin vers le malade, dont

l’espace d’analyse et d’observation de l’hôpital vers le domicile. De nouvelles thématiques émergent sur

cette gestion quotidienne de la maladie : « prévention, gestion des crises, des régimes, contrôle des

symptômes, réorganisation du temps, isolement social, rôle de la famille…toute une nouvelle forme de

travail nécessaire au contrôle des maladies chroniques, dont la douleur chronique, considérée comme

une maladie en soi, fait partie » (Carricaburu 2004).

En parallèle, l’ethnométhodologie et l’analyse narrative montrent, à travers leur discourses processes

« comment la rationalité du médecin continue à s’imposer aux dépens des propres explications du

malade, notamment dans le cas du cancer », et comment la narration de la maladie fait partie d’un

processus identitaire (Carriburu 2004).

Un peu plus tard, fin des années quatre-vingt, les dynamiques biographiques sont étudiées par des

chercheurs qui explorent, au moyen de récits de vie, les ruptures et stratégies de coping (ajustements)

intervenues et développées dans la biographie d’un individu et de sa famille. Ainsi la subjectivité et la

sensibilité sont au coeur de la dynamique de recherche et d'action des sciences humaines dans le

domaine de la santé. Le « travail des émotions54 », les représentations opératoires et les processus

54   Marche (2005) identifie plusieurs conditions historiques et sociales permettant  l'émergence de l'objet de recherche « activité  émotionnelle  des  malades  et  des  personnes qui  les accompagnent » dans le  contexte oncologique.  Depuis les Dames du Calvaire, religieuses chargées d'assister les malades à qui la médecine du XVIIIe siècle « n'avait pas grand chose à proposer », aux infirmières assistant les médecins dans un contexte technicisé, la « vocation » qui entoure ce « métier » semble être un fil conducteur. Cependant la relation d'aide et de soutien n'est pas

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identitaires qui organisent l’expérience des malades et leur entourage est devenu une question

primordiale : quels enjeux sous tendent de telles études, et quelle intelligibilité nouvelle apportent-elles à

la lecture de l'expérience intime de la maladie et de la douleur ? Il s'agit donc de définir les contours

épistémologiques et méthodologiques de ces études pour réfléchir à la mobilisation des données de

terrain : comment des récits de vie intimes, émotionnels, subjectifs et irréductibles peuvent-ils rendre

compte des processus sociaux qui organisent les conduites des individus ?

2.3.2.2 Etudier les représentations sociales : outils et méthodes

Comment étudier les représentations sociales ?

C'est un véritable foisonnement de littérature que celle sur les représentations sociales. Si tout nous

intéresse ou presque, il est impossible de rendre compte de chaque participation à l'édifice scientifique

et conceptuel, faute de temps et de place, mais surtout de pertinence au regard de notre propos.

L'objectif poursuivi ici est de nous doter des concepts sensibilisateurs adéquats à notre étude ainsi que

d'aiguiser notre raisonnement critique en vue de ne pas se laisser berner par le sens commun ni de sur

interpréter les données recueillies.

Le fil de nos lectures nous a permis de dégager trois principaux corpus d'apports conceptuels qui

relèvent de notre intérêt : premièrement, une littérature sur les méthodes de recueil et d'analyse des

représentations qui véritablement donnent une idée concrète, dans ses rouages et subtilités, de la

démarche d'enquête et d'étude (Rouquette 2003, Abric 1994). Ce corpus conceptuel nous permet de

répondre à la question « comment » (travailler ou étudier les représentations sociales). Deuxièmement,

une littérature qui pose la question de la description et l'interprétation dans l'étude anthropologique des

représentations sociales et culturelles (Sperber 1989, Flament 2003). Ce corpus là nous donne des

pistes de réflexion pour répondre au « quoi » (on fait quoi quand on étudie les représentations ?).

Troisièmement, un cadre conceptuel « typologisant » en rapport avec ce qui nous intéresse ici : les

représentations de la santé et de la maladie (Laplantine 1989). Ce dernier point, que nous allons

évoquer rapidement, ne jette en aucun cas la base d'un cadre théorique applicable mais constitue bien

une ouverture intellectuelle et une éventuelle référence à une manière intéressante et approuvée

d'appréhender les représentations sociales de la maladie. Il vient affiner notre nécessaire sensibilité

théorique et permet d'étayer notre future « conversation » avec les données collectées. Pour des

questions de présentation (il s'agit là d'une synthèse, pas d'une thèse !) ainsi que pour renforcer

l'impression d'avoir affaire à une « boîte à outils conceptuelle », nous allons condenser les résultats-clés

de ces lectures en trois points.

2.3.2.2.1 Les méthodes d'enquête : recueil du contenu

Globalement, les représentations sociales d'une personne se recueillent par le biais d'entretiens ou de

conversation, ou de questionnaires préparés à cet effet spécial. Tout dépend ce que l'on veut faire des

encore reconnue comme partie du travail de soin de l'infirmière ; ce n'est que dans les années 1970 en France que s'infléchit la professionnalisation du métier infirmier vers la considération de la personne dans les activités médicales et soignantes, porté par le mouvement de critique du pouvoir coercitif des institutions médicales. Marche signale également l'importance de la professionnalisation des psychologues et son impact sur le contexte oncologique. Ainsi depuis le milieu des années 80, la prise en charge médicale du cancer s'accompagne d'une prise en charge psychologique de la souffrance. Les soins palliatifs contribueront également à affirmer l'enjeu de la prise en compte de l'ensemble des points de vue, que l'on appelle « profanes », et de l'histoire personnelle et sociale ainsi que celle de l'entourage.

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résultats (documenter un représentation ou la décrire, la comparer...) Rien de très original si ce n'est

peut être le recours à des méthodes d'association, (libres, simple, forcée, restreinte, contrainte ou

dirigées : des outils comme des cartes ou des arbres peuvent être utilisés) consistant pour la personne

questionnée à associer plusieurs termes qu'elle met en rapport spontanément (Rouquette 2003).

Notons que la plupart de ces outils de collecte et d'analyse sont exprimés en puissance statistique et

qu'en cela, ils sont inadaptés à l'exploration qualitative des représentations. Ainsi plutôt que de recourir

à des techniques de recueil élaboré, retenons le concept de l'association : il s'agit de rendre manifeste

le lien entre un inducteur et un induit pour dégager les propriétés collectives ou individuelles des

représentations ; puis le concept de relation de similitude : puisque les représentations forment un

système, les éléments entre eux sont reliés par un principe de similitude qu'il reste à qualifier : enfin le

canevas de raisonnement voit les représentations comme des matrices de raisonnement, et plus

largement, des « dispositifs de résolution de problèmes dans le cadre de systèmes de communication »

(Rouquette 2003 : 135).

Toutes ces méthodes présentent une vitrine très « scientifique » au sens objectiviste de la

représentation de la science : on y parle de valence, d'écart type, de noyau et de système central... . Le

cadre d'analyse est prêt à l'usage, la boite d'outils est utilisable « clés en main ». On aurait presque

l'impression que l'analyse est exempte d'interprétation tant elle obéit à des « algorithmes ».

2.3.2.2.2 Comment représenter une représentation ?

Resituons-nous dans la perspective d'une enquête fine, dite « qualitative », diachronique et sans

échantillon de population représentatif. Tout d'abord, il nous faut tenir compte de façon incompressible

de la nature interprétative de l'étude des représentations. Pour résumer, on peut dire que le contenu

d'une représentation ne peut être représenté qu'au moyen d'une autre représentation dont le contenu

est similaire : « On ne décrit pas le contenu d'une représentation, on la paraphrase, on la traduit, on la

résume, on la développe, en un mot, on l'interprète. Une interprétation c'est la représentation d'une

représentation par une autre en vertu d'une similarité de contenu»55 (Sperber 1989:136, souligné dans

le texte). Ainsi force est de reconnaître que ni l'interprétation ni la description ne sont des

représentations réservées à des spécialistes comme les anthropologues, mais que « s'exprimer ou

comprendre, c'est déjà interpréter, de façon au moins implicite » et que répondre à des questions

courantes telles que « Qu'y a-t-il ? Que pense-t-elle » c'est faire un travail d'interprétation explicite, en

proposant une nouvelle représentation « des contenus de propos, de pensées ou d'intentions au moyen

d'énoncés de contenu semblable ». Etudier les représentations est donc un travail éminemment

interprétatif, et il s'agit de ne pas l'ignorer pour au moins deux raisons importantes : interpréter n'est pas

expliquer, tandis que généraliser une interprétation n'est pas en faire une théorie. En effet, expliquer le

caractère « culturel » ou « social » ou encore la cause ou le fondement de telle représentation, c'est en

fait répondre à la question suivante : « pourquoi ces représentations sont-elles plus contagieuses et

réussissent-elles mieux que d'autres dans une population humaine donnée ? ». On voit alors que c'est

la distribution de toutes ces représentations qu'il faut analyser, et qu'il est intéressant de considérer que

cette distribution ainsi que l'explication causale (« culturelle » ou « sociale ») relève d'une sorte

55 Sperber a distingué la description de l'interprétation anthropologique dans un texte de 1982, Le savoir des anthropologues. Sur l'interprétation anthropologique, voir aussi le numéro 3 de la revue désormais en ligne Enquête, anthropologie, histoire, sociologie, « Interpréter, surinterpréter »

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« d'épidémiologie des représentations ». Cette notion de contagion des idées en rapport à la

transmission culturelle n'est pas neuve56 et présente de nombreux intérêts. Cependant son usage peut

s'avérer assez naïf si l'on ne tient pas compte des différences entre les modes de transmission des

maladie et des représentations, et surtout, ce que ces différences peuvent nous enseigner. Ainsi les

maladies infectieuses se transmettent par duplication équivalente des virus ou des bactéries, tandis que

les représentations sont transformées lorsqu'elles se transmettent. Comme le souligne Sperber, « il

serait bien surprenant que ce que vous comprenez de mon texte soit une reproduction exacte des

pensées que j'essaie d'exprimer par son moyen ». Cette mutation des représentations lors de leur

« contagion », à l'inverse des transmissions bactériennes, nous permet de souligner combien l'étude

des représentations est avant tout une étude de leur transformation et des écarts et variations qu'elles

présentent. D'autre part, ce que la « pathologie » est à l'épidémiologie des maladie, « la psychologie

cognitive l'est à l'épidémiologie des représentations ». Sans réduire le culturel au psychologique,

puisque c'est la distribution des représentations qui nous intéresse, la perspective épidémiologique nous

invite à chercher les explications du fait social étudié non pas dans un mécanisme global mais dans

« l'enchaînement de micro mécanismes ». Ainsi, « une étude épidémiologique cherche donc

l'explication causale des macro-phénomènes culturels dans l'enchaînement des microphénomènes de

la cognition et de la communication » (Sperber 1989: 148).

2.3.2.2.3 Typologies conceptuelles des représentations de la maladie

Laplantine rappelle qu'il existe différentes façons d'approcher l'étude des représentations,

spécifiquement dans le cadre d'une enquête anthropologique sur la santé et la maladie dans la France

contemporaine. Il en retient quatre principales, qu'il définit précisément comme des approches de l'objet

(ici, la représentation de la maladie).

1/ une première approche à partir du statut social des individus: sans insister sur les perceptions

différentes selon que les catégories socioprofessionnelles, la pathologie considérée ou l'époque donnée

(il nous renvoie pour cela à Boltanski (1969), Pierret (1979) et Herzlich (1984). Il décrit la construction

de systèmes de représentation différenciée selon trois pôles d'appréhension de la maladie (« la maladie

en troisième, seconde ou première personne »). Ces pôles décrivent les modalités de lecture et d'étude

de la maladie selon le degré de proximité et d'appropriation des représentations qui nous imprègnent.

Le premier pôle identifie des représentations émanant de la culture biomédicale (soit des

représentations « objectives » des symptômes et étiologies), le second est l'approche de la maladie par

le médecin clinicien et voire par l'ethnographe (donc une relation dissymétrique et un discours), le

troisième est celui de la subjectivité des systèmes interprétatifs forgés par le malade.

2/ une seconde approche dirigée sur les logiques des systèmes étiologico-thérapeutiques qui

commandent tant les représentations « savantes » que « populaires » : reprenant l'opposition

ontologique de la maladie-entité exogène et endogène, Laplantine explique qu'il est possible d'apprécier

56 En parlant des représentations culturelles, et en soulignant de quelle façon elles peuvent l'être différemment, Sperber explique : « Certaines (représentations) sont transmises sans hâte d'une génération à l'autre ; ce sont ce que les anthropologues appellent des traditions, et elles sont comparables aux endémies. D'autres représentations assez typiques des cultures modernes se répandent rapidement dans toute une poulation mais on une durée de vie assez courte ; ce sont ce qu'on appelle des modes et elles sont comparables aux épidémies » :145

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deux types de discours et de conduites opposées tant chez les patients que chez leur médecins. Ainsi,

de la maladie considérée comme une entité exogène peut découler un comportement ou une attitude

belligérante à l'encontre de cet « étranger» avec lequel il ne s'agit pas de composer mais qu'il faut

anéantir (c'est l'attitude généralement valorisée par les médecins par le biais de recommandations

combatives, d'arsenal thérapeutique, de stratégies de guérison, bref,,un lexique guerrier). A l'inverse, la

maladie perçue comme venant de soi n'est pas une altérité, elle est une altération :puisque la maladie

vient de soi, le traitement devra « faire corps » avec le malade et même, c'est le malade lui-même qui

se guérira et pourra alors guérir son prochain (soulignons la proximité d'avec la représentation de la

maladie en psychanalyse).

3/ une troisième approche sur les modèles épistémologiques mis en oeuvre « pour penser et rendre

compte de la maladie ». Laplantine en distingue trois principaux : un modèle biomédical commandant

une médecine des spécificités57, un modèle psychologique (ou psychanalytique) qui met l'accent sur le

caractère intrapsychique du « conflit responsable du symptôme » propre à la personne qui sécrète elle-

même ses maladies, et un modèle relationnel qui conçoit la maladie comme un déséquilibre ou une

dysharmonie avec le milieu auquel appartient le malade (environnement, pollution, mais aussi sociales

et relationnelles comme en témoignent les imputations sorcellaires « exogènes, sociales et

relationnelles s'il en est », in Favret Saada 1977).

4/ la dernière approche propose d'interroger les représentations différentielles de la maladie en rapport

avec les systèmes thérapeutiques et les modalités de prise en charge auxquelles l'individu peut avoir

recours. Ainsi on peut repérer ce qui relève de la légitimité sociale totale ou partielle, ou en puissance

de légitimation (l’homéopathie par exemple) : Laplantine fait remarquer, non sans malice, qu'« entre les

deux grandes orthodoxies de l'Occident – la messe et la consultation médicale – il y a tout un espace au

sein duquel sont étroitement intriquées les représentations que l'on peut élaborer de la santé et du

salut » (Laplantine 1989:305). Et de souligner combien ces enjeux de légitimité font émerger de

nouvelles désignations en « transmutation » flagrante chez « le guérisseur [qui] entend bien participer à

part entière à la modernité (et y participe effectivement) ; on ne soigne plus avec des « simples », mais

on pratique la « phytothérapie », on n'impose plus les mains au malade, mais on lui prescrit une « cure

magnétique ». Il n'est plus question d'esprits bénéfiques ou maléfiques, mais « d'ondes » ou

« d'énergies positives » ou « négatives ». Le sourcier devient un radiesthésiste, le voyant un

parapsychologiste et le rebouteux un chiropracteur ». De même le médecin généraliste deviendra

homéopathe, l'homéopathe, magnétiseur, et ainsi de suite.

2.3.2.3 Approche phénoménologique de la souffrance

La phénoménologie est une méthode philosophique qui aborde les phénomènes à partir de la

conscience immédiate qu'en a le sujet, donnant voix ou matière à la manière dont il est vécu et aux

retentissements induits dans l'existence. L'approche suppose de mettre entre parenthèses « les

57 Cette médecine « isole des spécificité étiologiques, différencie des tableaux symptômatologiques, administre des spécialités chimiothérapeutiques qui, par leurs propriétés spécifiques, combattront frontalement les causalités pathogènes et feront disparaître les symptômes » :303

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représentations, les théories, les modèles et présupposés relatifs aux phénomènes, allant même

jusqu’à suspendre la question de leur « réalité » indépendante de celui qui vit l’expérience, pour étudier

la manière dont les choses nous apparaissent » (Fondras 2005 (1)). Ainsi elle peut être définie comme

l'analyse des modalités d'intégration d'un phénomène dans la conscience et l'étude des rapports que le

sujet entretient avec le monde, les autres, mais surtout avec lui-même à partir de sa propre conscience

des phénomènes auxquels il se confronte.

En tant que courant philosophique opératoire pour saisir quelque chose de l’expérience des

phénomènes, et dans l'optique de réaliser une enquête sur l'expérience de la douleur, la

phénoménologie invite à nous poser des questions à l'égard de son usage méthodologique. Ribeau

(2003, 2005) s'est proposé d'étudier l'applicabilité de la méthode à la problématique médicale de la

douleur chronique. L’approche phénoménologique a largement contribué au développement de ce

champ à travers un empilement de monographies permettant une avancée conceptuelle centrée sur la

personne malade, son ressenti et sa perception de sa maladie. C'est donc véritablement une

« perspective interne » à l’égard de la maladie : ne sont pas pris en compte les points de vue

environnants (ceux des médecins ou de l'entourage), et lorsque les répercussions et les interactions

sont étudiées, ils s'agit toujours de le faire depuis le point de vue du malade. Ainsi seuls l'expérience, le

vécu et la perception du phénomène par les personnes concernées par la douleur et la maladie

intéressent le phénoménologue. Il s'agit donc de cerner les constructions mentales qui organisent le

vécu de la personne, indépendamment de ce qu’il se passe vraiment ou autour, ailleurs : qu’est ce que

la personne perçoit de ce qui lui arrive ?

Ce mouvement philosophique a été initié par Hegel au début du siècle dernier, et c'est Husserl qui

érigea à sa suite une méthodologie opérante pour l'investigation du réel à partir du corps et de la

conscience. Porté en France par Merleau-Ponty, cette approche ancrée dans le domaine sensible du

corps et particulièrement de la douleur et de la souffrance, inspire nombre d'auteurs comme

Canguilhem, Ricœur, Levinas et Porée. La phénoménologie opère alors une véritable conversion du

regard en s'attachant à sonder l'expérience que nous faisons du monde à partir de la conscience que

nous en avons et qui en définit l'expérience (Tammam 2007). Autrement dit, « c'est l'ego qui est racine

du sens, et le sens d'un phénomène vient de moi car en même temps que ce phénomène est perçu par

moi, il est vécu pour moi, ma conscience l'intègre à l'ensemble des objets, et au monde constitué au fur

et à mesure de mes expériences » (Ribeau 2002). Selon Merleau-Ponty, plus radicalement encore, la

« science » fait partie de ces objets réappropriés par l'expérience de la conscience ; il écrit à ce propos

« Je ne suis pas le résultat ou l'entrecroisement des multiples causalités qui déterminent mon corps ou

mon « psychisme », je ne puis me penser comme une partie du monde, comme le simple objet de la

biologie, de la psychologie et de la sociologie, ni fermer sur moi l'univers de la science. Tout ce que je

sais du monde, même par la science, je le sais à partir d'une vue mienne ou d'une expérience du

monde sans laquelle les symboles de la science ne voudraient rien dire » (Merleau-Ponty 194558, in

Ribeau 2002). Ainsi pose t-il les fondations d'un travail minutieux sur le corps et le rapport au monde qui

nous guide pour l'étude de la conception phénoménologique de la maladie : le corps est le référentiel de

58 Merleau-Ponty, 1945, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard

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la personne au monde, il l'ancre dans un milieu et par son biais, la personne s'engage dans des projets

de vie. La personne malade est alors brusquement bouleversée dans son rapport au monde : son

référent-corps est déficient et par là même, ses normes d'existences sont menacées. Ainsi cohabitent

pour la conscience deux expériences du corps : celle du corps « habituel » qui représente notre place

normale dans notre milieu, et celle du corps « actuel » soumis aux variations de la maladie et de la

douleur. On retrouve chez Canguilhem le concept de normalité et de variation des normes d'existence

appliqué aux problématiques ancrées dans le milieu médical dont nous avons parlé précédemment.

L'approche éminemment subjective et subjectivante de la méthode phénoménologique permet à

Baszanger de souligner une faille importante au regard de son analyse privilégiant l'interaction :

l'attention extrême focalisée sur la charge portée par les malades fait des individus des personnes

totalement malades. Dès lors, nous dit-elle, c'est le phénomène douloureux ou la maladie qui définit le

sujet plus que le contraire. La méthode phénoménologique « ne permet pas de reconstituer les

mécanismes de construction de la réalité sociale de la maladie, elle en constate les conséquences au

niveau du sujet. Elle ne permet pas non plus de traiter les interaction effectives parce que, jusqu’à un

certain point, elle gomme un des pôles de ces interactions » (Baszanger, 1986). En durcissant le trait, il

serait possible de parler d'« interprétations indigènes de premier ordre» (Conrad 1987 in Carricaburu).

En resituant la perspective d'une enquête socio-anthropologique des représentations et du vécu de la

douleur, une question d'appréhension générale nous semble importante pour guider la réflexion de

terrain : l'application de la méthode phénoménologique à la douleur chronique crée-t-elle un espace

d'expression de sa douleur pour le patient ? Si la méthode phénoménologique permet d'accéder au

vécu de la personne douloureuse, il est désormais admis qu'elle permet également au patient de se

réapproprier son expérience à partir du « récit ordonné de son vécu» qu'elle élaborera. Par ailleurs, et

de façon conclusive, l'application de la méthode et l'usage de ses résultats peut éclairer et orienter la

prise en charge holiste de la douleur.

2.3.3 Normalisation du rôle social du douloureux chronique

Plusieurs interprétations tentent d’expliquer la prévalence actuelle des douleurs et des maladies

chroniques : qu’elles traduisent une véritable transformation de la situation pathologique ou qu’elles

résultent des modalités plus ou moins récentes d’enquêtes épidémiologiques, il est certain que le

vieillissement de la population et les progrès thérapeutiques sont deux facteurs d’allongement du temps

de la maladie et de la douleur, et donc, de leur prévalence. « Dès lors se pose la question de la

« normalisation », puisqu’il s’agit de faire face à une vie quotidienne avec une maladie (ou une douleur)

qui s’inscrit dans le long terme et avec laquelle il va falloir composer non seulement sur le plan

identitaire, mais également dans les différentes arènes de la vie sociale » (Carriburu 2004). Par

normalisation, la plupart des auteurs entendent décrire les efforts ou le « travail » qu’une personne

stigmatisée (ici, malade) effectue sur elle-même et à l’égard des autres pour vivre « le plus

normalement possible » avec et malgré sa maladie. (Strauss, 1975). Selon Goffman, ce « travail »

possède deux dimensions : l’une, qu’il appelle effectivement « normalisation » rend compte des

attitudes des non-stigmatisés qui « s’efforcent de traiter les personnes stigmatisées comme si elles ne

l’étaient pas » ; l’autre concept est celui de la « normification », qu’il désigne comme les efforts de la

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personne stigmatisée « pour se présenter comme quelqu’un d’ordinaire, sans pour autant toujours

dissimuler sa déficience » (Goffman, 1963 in Carriburu 2004). Puisque nous nous intéresserons

prioritairement à la personne douloureuse et pas à son entourage, nous choisissons le terme de

normalisation tel qu’il est utilisé par Strauss, puisque ses analyses nous inspirent directement.

L’institution médicale a pour rôle social la normalisation de situations pathologiques, qu’elle parvienne à

les supprimer (guérison) ou qu’elle encadre leur régulation (contrôle des symptômes et des

conséquences). Canguilhem résume parfaitement la situation lorsqu'il livre cette réflexion liminaire :

« Voir dans toute maladie un homme augmenté ou diminué, c'est déjà en partie se rassurer »

(Canguilhem, 1966:11). Cette assertion permet de considérer deux phénomènes principaux : le fait de

mesurer quantitativement les situations pathologiques par rapport aux normales, et être rassuré par la

mesure de cet écart qui dès lors, paraît pouvoir être rattrapé en raccrochant le wagon « douleur-

pathologie » au train de l'état « normal ». Il s'agit donc bien d'une norme objective relevant d'une

conception objectiviste de la santé ; ce que corrobore le principe médical de Broussais, que cite

Canguilhem : selon cet auteur du XIX° siècle, toutes les maladies consistent essentiellement « dans

l'excès ou le défaut de l'excitation des divers tissus au-dessus et au dessous du degré qui constitue

l'état normal ». Ainsi, commente Canguilhem, les maladies ne sont que les effets de simples

changements d'intensité dans l'action des stimulants indispensables à l'entretien de la santé

(Canguilhem, 1966 :19).

Ainsi lorsque la médecine ne peut guérir définitivement les patients et que la douleur ou la maladie

s’installe durablement, elle a pour mission de les aider à vivre le plus normalement possible, outils de

mesure à l’appui (échelles de qualité de vie notamment). Le cas des douleurs chroniques, dont peut se

poser la question de leur pathogenèse (physique, psychologique, mixte…) et donc, dans une certaine

mesure, celle de leur « normalité », incite à considérer les différentes dimensions normatives de ces

modalités et volontés de contrôle qui trouvent à s’exprimer dans un contexte médical renouvelé dont le

« point de vue du patient » et « l’expérience de maladie » fondent l’approche clinique. Par ailleurs, la

douleur chronique se déployant surtout à domicile, la normalisation des comportements et des rôles

sociaux relève également de la gestion et définition familiale. Ainsi une hypothèse pourrait se formuler

sur la « fabrication » ou du moins, la définition de la personne douloureuse chronique à travers un

processus de normalisation mis en œuvre dans les interactions, les pratiques et les institutions. D’où

l’importance de coupler une analyse socio-historique de l’évolution des concepts au sein de différentes

dimensions de la vie sociale et scientifique et une analyse ethnographique des pratiques et

comportements.

2.3.3.1 Evaluation de la qualité de vie dans le domaine médical

2.3.3.1.1 Contexte et enjeux de l'outil de mesure de la qualité de vie en milieu

médical

L'évolution de l'efficacité thérapeutique se traduit souvent, comme c'est le cas aujourd'hui, par un

allongement du temps de la maladie, et donc de la durée de vie et des soins donnés aux patients. Le

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critère principal d'évaluation de l'efficacité des soins accuse alors un changement drastique : il ne s'agit

plus seulement de valoriser la survie ni même la survie sans récidive, comme ce fut longtemps le cas

dans la pathologie cancéreuse qui met en jeu le pronostic vital, mais d'intégrer à l'évaluation d'autres

préoccupations nouvelles : entre autres, « le poids des traitements et leurs toxicités, [ainsi que] le

retentissement psychologique et social de la maladie et de son traitement » (Rodary 1998). En effet

certains traitements prescrits aux patients cancéreux, de par leur toxicité importante, posent de

nombreuses questions et mettent dans les termes de la balance les bénéfices des soins curatifs contre

les difficultés qu'ils entraîneront, à court, moyen et peut être long terme. Ainsi certaines thérapies

peuvent provoquer des troubles fonctionnels importants (surdité, infertilité, douleurs du membre

fantôme...) et des douleurs iatrogènes qui dépassent le cadre de l'acte médical pour s'installer

durablement dans le quotidien. De plus se pose la question de la réinsertion professionnelle et sociale

de patients « guéris » ou en rémission, dont les impératifs de santé à long terme rentrent désormais

dans le champ des stratégies thérapeutiques. Mais ces considérations mettent également l’accent sur le

court terme, en posant la question : « faut-il administrer ces traitements qui ont une toxicité sévère pour

le malade, quand le gain en efficacité est faible et ne fait que prolonger la survie de quelques mois ? »

(Rodary1998).

Le concept de « qualité » a été introduit ces dernières décennies dans le milieu industriel, trouvant à

s'appliquer aux produits de la consommation ; l'Organisation Internationale de Standardisation (normes

ISO) fixe les normes de la « qualité des produits » dont la définition relève de « l'aptitude à satisfaire

des besoins ». Cette standardisation de la qualité érigée en norme de production et en satisfaction des

besoins s'est étendue à de nombreux secteurs d’activités comme l'environnement et la santé, avec pour

acteurs de leur promotion et défense, des organes et comités de veille et de pression. Ainsi en va-t-il

des associations de malades, qui illustrent en partie cette exigence d’être informé correctement et de

satisfaire aux besoins des « usagers59 ». Dans le milieu médical et hospitalier, à l’instar des entreprises,

des audits évaluent plusieurs niveaux de qualité relevant de la satisfaction des usagers au regard de

l’information dont ils bénéficient, sur leur prise en charge, etc.60. Les politiques de santé publique

affichent une volonté d'améliorer globalement la qualité des soins et les modalités de prise en charge

par la formulation de charte et la mise en place d'outils et de plans d'évaluations. A un autre niveau, au

sein de la relation thérapeutique entre le patient et l’équipe médicale, la notion trouve à s’appliquer dans

l’évaluation de la qualité de vie. Ces quelques points caractérisent le souci éthique du milieu médical qui

étend son champ de préoccupation aux conditions de vie et au bien-être des patients : « Tous les

professionnels travaillant dans les services que j'ai pu observer revendiquent un enjeu commun du soin:

celui de la prise en considération et de l'amélioration de la qualité de vie des patients. (…) Cet enjeu

passe par l'intégration du point de vue des malades aux activités de prise en charge, en particulier leur

59  « Usager »  est le terme qui a été préféré, dans le domaine de la santé,  à « consommateur » et « client ».60  « La   charte   des   malades   hospitalisés,   créée   en   1974,   demande   «   la   prise   en   compte   de   la   dimension douloureuse, physique et psychologique des patients, dans le respect de la personne et de son intimité » ; toutes les mesures doivent être prises pour « assurer la tranquillité des patients et réduire au mieux les nuisances ». En 1988, la loi Huriet introduit le devoir d'information du malade, et l'obligation de recevoir son consentement libre et éclairé avant de l'inclure dans un nouveau protocole thérapeutique ; c'est ainsi que le malade sera informé des traitements et de leurs effets secondaires, des examens qu'il aura à subir, etc., de tout ce qui va modifier sa vie quotidienne. » (Rodary et al)

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connaissance et leur perception du diagnostic et du pronostic de la maladie, leur perception des soins et

des traitements. » (Marche 2006. Nonobstant les implications éthiques de telles stratégies

« qualitatives », la préoccupation économique occupe également une place importante liée au coût

croissant des actes médicaux, impliquant le recours à des stratégies d'anticipation thérapeutique.

2.3.3.1.2 Définition de la qualité de vie

La notion de qualité de vie n’a pas été définie aussi précisément et uniformément que la douleur a pu

l'être par l'IASP. Disons d'emblée et sans prendre beaucoup de risques que la qualité de vie, à l'instar

du bonheur ou des couleurs, est à peu près indéfinissable en propre et qu'afin de le vérifier, il suffit de

poser la question autour de soi : « le plus souvent, nous répondrions plus par une explication que par la

définition : nous dirions ce qui, à notre sens, nous fit nous sentir (ou peut nous rendre) heureux ou

malheureux » (Bauman 2002 :171).

Relativement récente dans le champ thématique des intérêts convergents, la « qualité de vie » est

devenue une mesure nécessaire à l’évaluation de tout protocole thérapeutique. Définitivement

subjective et équivoque, la qualité de vie fait l'objet, à loisir, de définition personnelle qu’il est mal aisé

de concilier ensemble. Mais pour les besoins d'une l'évaluation dans le domaine de la santé, il est

nécessaire de mettre au point une définition « opérationnelle, explicite, standardisée, permettant une

mesure quantitative » selon l'objectif précis de sa mesure (Rodary 1998). Trois cas de figure principaux

sont à distinguer en termes d'objectif de la mesure : en phase curative, l'évaluation de la qualité de vie

peut aider à identifier le meilleur choix de thérapeutique ; à distance des traitements, l'évaluation de la

qualité de vie peut aider à identifier et réévaluer les besoins de soins complémentaires pour servir une

meilleure réhabilitation et une réinsertion ;; enfin en phase palliative, la mesure de la qualité de vie peut

« apporter une aide à la décision thérapeutique, au quotidien. » Dans ce « au quotidien », les termes de

la balance apparaissent en filigrane : le choix de renoncer aux traitements si la qualité de vie est très

mauvaise, contre celui de les poursuivre si elle est encore vivable ou supportable. Un enjeu important,

donc, que la définition de cette qualité de vie. La première ébauche de conceptualisation de la santé

(OMS 1947) peut être considérée comme l'un des jalons importants de la définition de la qualité de vie :

« Un état de complet bien-être physique, mental et social, et non pas seulement l'absence de maladie et

d'infirmité ». La barre étant trop haute pour servir de référence, la définition de 1993 introduit la notion

de perception : « La qualité de vie est définie comme la perception qu'un individu a de sa place dans la

vie, dans le contexte de la culture et du système de valeurs dans lequel il vit, en relation avec ses

objectifs, ses attentes, ses normes et ses inquiétudes. C'est un concept très large qui peut être

influencé de manière complexe par la santé physique du sujet, son état psychologique et son niveau

d'indépendance, ses relations sociales et sa relation aux éléments essentiels de son environnement »61

Bien que difficilement appréhendable dans le cadre de recherches cliniques, cette définition globale a le

mérite de positionner et d'orienter une réflexion sur le choix des éléments à prendre en compte.

L’aspect « perception » de la qualité de vie comme de la douleur domine actuellement la tendance

conceptuelle. A l’instar de l’expérience de la douleur, infiniment intime, on admet que le malade, en tant

que sujet individualisé (dont on reconnaît l’individualité), « est le plus à même de parler de ce qu’il vit, et

61 Whoqol Group. Study protocol for the World Health Organisation project to develop a quality of life assessment instrument (Whoqol). Quality Lief Reearchs 1993 ; 2 : 153-9.

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d’exprimer avec toute sa subjectivité le décalage entre ce qu’il souhaite et ce qu’il perçoit »

(Rodary1998). Parmi les nombreuses dimensions perceptuelles de sa propre qualité de vie, il s’agit de

déterminer quelles sont celles qu’il est pertinent d’évaluer au regard de la problématique de santé ; a

fortiori, ce sont celles qui sont modifiées par la maladie et le traitement. Mais la détermination des

dimensions dépend d’abord des objectifs poursuivit par l’étude ; il s’agira donc de d’ajuster la pertinence

de ces choix avec les hypothèses de départ ou les objectifs opérationnels.

La plupart du temps cependant, les échelles de qualité de vie accréditées recouvrent trois dimensions

fonctionnelles : physique, psychique et sociale. C’est pourquoi les échelles mesurant la douleur ne sont

pas considérées comme telles. Les résultats de l’évaluation de la qualité de vie d’un patient contribuent,

idéalement, à renseigner un tableau clinique fouillé et personnel auquel participerait activement la

subjectivité du malade. « La plupart des outils disponibles actuellement se présentent sous la forme

d'un questionnaire composé de questions à réponses fermées. Les modalités des réponses peuvent

être de type varié : dichotomique (oui/non), qualitatif ordonné (par exemple : score de 1 à 5 de gravité

croissante) ou visuel analogue. »

2.3.3.1.3 Critiques et controverses des outils de mesure

De nombreuses critiques ont été formulées contre certaines pratiques d’évaluation, spécialement dans

le domaine de la santé. Les récriminations, à titre méthodo-éthique, concernent principalement la mise

en équivalence et la comparaison de situations hétérogènes jugées radicalement incomparables. « La

revendication d’incommensurabilité [ du néologisme « commensuration » issu du terme anglais] est au

cœur de maintes controverses, en matière de médecine et de psychiatrie (…) selon des schèmes

relativement constants (…) autour de la commensurabilité des situations évaluées, c'est-à-dire autour

des conventions, logiques et sociales, permettant de construire des équivalences entre ces situations »

(Desrosières 2005).

Les controverses questionnent également la place de la quantification (statistique, comptable) dans la

vie sociale. Derosières propose une distinction entre les termes mesurer et quantifier : « le premier

terme, issu des sciences de la nature, implique une extériorité, une réalité et une évidence de l’objet par

rapport à sa mesure. En revanche « quantifier » peut être défini comme l’activité consistant à

transformer des choses auparavant exprimées par des mots (l’intelligence, l’opinion publique, le résultat

d’une thérapie…) en choses exprimées par des nombres. Cette transformation implique des

conventions. C’est pourquoi on peut décomposer ce verbe à travers la relation : quantifier = convenir +

mesurer. (…) la quantification résulte bien d’une interaction entre une réalité et des conventions

logiques et sociales. » (Desrosières 2005). La tension fréquemment exprimée oppose symétriquement

deux types de discours de l’éthique médicale ; le premier, de type déontologique, veut que chaque

individu soit également digne et incommensurable ; le second, de type téléologique ou utilitaire, penche

pour la comparaison et la mesure conventionnelle des conséquences d’actes médicaux si c’est pour les

améliorer (Fagot-Largeault62 1991, in Desrosières 2005). Affirmer l’un des points de vue revient à

souvent à disqualifier l’autre ; il va sans dire que pour la réflexion, nous nous défaisons de jugements

62 Fagot-Largeault A., 1991: « Réflexions sur la notion de qualité de la vie », Archives de philosophie du droit, tome 36, Sirey, pp. 135-153.

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normatifs qui nous positionneraient « pour » ou « contre » l’évaluation ou la mesure de la qualité de vie.

Il s’agit plutôt de mettre en lumière les éventuels processus de négociation ou d’imposition qui

organisent les formulations de conventions, de caractériser ce travail de « mise en ordre logique » des

perceptions…Ainsi lorsque nous disons que la qualité de vie d'une personne est bonne ou mauvaise,

« nous fondons notre jugement sur la règle générale (que nous croyons vraie) selon laquelle la plupart

des gens, voire tout le monde, a tendance à vivre l'état que nous serions enclins à décrire (comme bon

ou mauvais) lorsqu'ils se trouvent dans une condition « comme celle là » et quand des choses « comme

celles-là » leur arrive » (Bauman 2002).

2.3.3.1.4 A quoi et comment ça sert

Des questions importantes se posent sur l’usage clinique d’échelle de mesure de qualité de vie. Toutes

les situations doivent-elles systématiquement être évaluées en ces termes ? Rodary propose de voir

plusieurs implications morales et méthodologiques nécessitant une réflexion au sujet de l’introduction

d’une échelle dans une étude. D’abord, mesurer la qualité de vie, c’est en faire un critère pour juger

d’une situation et infirmer ou confirmer des hypothèses : il faut au moins s’assurer que ces hypothèses

peuvent être éclairées par les différents scores et que soit justifié ce coût supplémentaire en temps et

en argent. Ensuite, il faut tenir compte de l’indiscrétion des questions posées par ces questionnaires :

interroger le patient sur sa vie personnelle n’est pas une démarche anodine et ne peut pas être

appliquée de façon routinière ; il faut s’assurer que les résultats attendus apportent un éclairage à la

prise de décision dans la prise en charge du patient, toujours selon le stade du traitement auquel il se

trouve confronté. « Dans le cas où le résultat obtenu à partir de l'échelle est exprimé par un score

global, une seule hypothèse est formulée (..). En revanche, quand les résultats sont donnés sous la

forme d'un profil comprenant un score par dimension étudiée, il y a autant de tests d'hypothèses que de

dimensions étudiées et le risque de conclure à tort (risque de première espèce) augmente avec le

nombre de tests. Il importe alors de fixer au départ un nombre limité d'hypothèses sur lesquelles

reposera la décision finale. »

La qualité de vie est donc un concept complexe, multidimensionnel, proche de celui de la santé

perceptuelle. Un médecin de la douleur à l’Institut Gustave Roussy la définit ainsi : “la qualité de vie

concerne la liberté de la personne humaine. Elle traduit la persistance de la pensée et la volonté du

patient. La qualité de vie est individuelle, elle est l’expression de la volonté du malade car lui seule peut

juger”. Pour le malade atteint d’une pathologie évolutive, “exprimer sa propre qualité de vie peut être un

moyen de se persuader qu’il est toujours vivant, moyen envisagé pour tenter de ralentir l’échéance et

prendre ses distances à l’égard de l’inéluctable”. Son postulat étant que la douleur est humainement et

éthiquement inacceptable, il pose la question suivante : “qu’en est t-il de la liberté de l’être, dès que

l’ensemble de son corps et de son esprit sont affectés par cette gangrène ?” Pour répondre à cette

question de la liberté et de l’éthique à travers le vécu intense de la douleur, il propose de considérer les

“principes de justice, d’autonomie du malade, du bien faire et de ne pas nuire” comme des notions

centrales de la relation thérapeutique et de la qualité de vie du patient (Poulain 2000)

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2.3.3.2 Sur l'autonomie et la liberté : glissements normatifs

2.3.3.2.1 L’autonomie du patient valorisée par le médecin

Du grec auto (soi) et nomos (règle, norme), l’autonomie s’oppose à l’hétéronomie, qui caractérise une

conduite ou un individu « qui reçoit d'un autre la loi à laquelle il obéit », qui est mené par des forces ne

dépendant pas de lui. « Les normes exigées par la présence de la douleur induisent une qualité de vie

qui est toujours jugée inférieure, du fait qu'elles ne relèvent pas d'un choix (« je vis avec, il n'y a pas le

choix »). Cet argument est entériné par la comparaison récurrente avec l'état antérieur. » (Ribeau

2002). Ainsi la douleur chronique et la maladie, par extenso, est une perte d'autonomie, une perte des

choix de vie, « elle se pense en termes de restriction, de perte de la normativité, en cela, elle est

diminution, réduction de la vie à une norme de vie imposée par la conservation de soi »: elle est

typiquement une nécessité hétéronome.

« Redonner » son autonomie au patient, selon les médecins, c’est lui rendre sa faculté d'initier et

d'inspirer la logique d’un « partenariat » dans le soin, en reconnaissant sa « plénitude d'être ». C’est lui

assurer la liberté de choisir l’orientation des soins et la possibilité de ce libre choix – qu’accompagne

donc l’information et la coopération au sein de la relation thérapeutique (Poulain 2000). C'est également

s'accorder avec eux sur un projet commun : les aider à recouvrir le maximum d'autonomie pour

retrouver une plus grande liberté, donc une qualité de vie normale. Ce projet se réalise par le choix

concerté du protocole antalgique le plus adapté, celui qui prendra pour base de mesure les échelles de

douleur et de qualité de vie, ainsi que les habitudes antérieures du patient.

Le souci des soignants de favoriser et respecter l’autonomie des patients les met cependant en face de

situations problématiques. En effet si l’autonomie est considérée par les médecins de la douleur comme

un principe éthique fondateur de la relation thérapeutique, la notion est loin d'être neutre. Dans le

principe, l'autonomie est le respect du choix thérapeutique du patient et sa prise d'initiative par rapport à

la gestion de sa douleur. Néanmoins, cette autonomie peut être suspectée de ne pas être authentique

lorsque le choix thérapeutique du patient se porte sur le refus du traitement antalgique. En substance,

les médecins valorisent et encouragent l'autonomie du patient, tant que cette autonomie s'exprime par

l'un des choix thérapeutiques attendus, c'est-à-dire lorsque le choix du patient le conduit in fine à

recouvrir encore plus d'autonomie63. Le choix du malade, s’il se porte sur un refus de soins (en

l’occurrence, un traitement contre la douleur), fait alors l'objet d'interprétations de la part des soignants.

Ainsi les soignant expliquent rationnellement pourquoi ce choix de refus est en vrai une

méconnaissance de la situation ou une inquiétude non fondée: sont évoquées la peur des effets

secondaires et celle de la dépendance au traitement (opioïde ou non), qui apparaissent comme des

« barrières raisonnables » en ce qu'elles sont largement répandue et étudiée et que les médecins

peuvent alors informer le patient de ce qu’il en est vraiment pour le « ramener à la raison ». D’autres

patients sembleraient vouloir conserver une douleur résiduelle, dans le but de suivre l'évolution de leur

maladie et de ne pas être coupés de leurs sensations.

Mais dans ce cas, « qu'en sera t-il de leur qualité de vie? » interroge le Dr Poulain. Ainsi tout se passe

63  Ainsi le soulagement de la douleur a pour objectif principal de renforcer l’autonomie fonctionnelle du malade dans les gestes de la vie quotidien

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comme si les soignants posent l’équation implicite selon laquelle : liberté de choix + valorisation de

l’autonomie = meilleure prise en charge de la douleur donc meilleure qualité de vie. Dans ce calcul

supposé, une inconnue biaise l’équation et vient invalider le résultat attendus par les soignants : à côté

des choix de soins proposés (antalgiques adéquats, rééducation par la kinésithérapie, massages,

psychothérapie…) il existe l’option de ne rien choisir, et la liberté et l’autonomie du sujet peuvent

précisément s’exercer sur cette alternative non proposée mais cependant possible, en l’occurrence :

celle de souffrir ou de conserver des douleurs résiduelles.

Face à un patient qui refuse de se médiquer et fait le choix de souffrir ou de mourir, de nombreuses

questions d'éthique se posent pour les médecins et les acteurs médicaux. Les questions fréquemment

soulevées portent alors précisément sur l'autonomie avérée de ce choix : dans quelle mesure ce choix

est-il authentiquement autonome, c'est à dire dans quelle mesure le malade connaît-il tous les

paramètres et donc peut être réellement autonome pour choisir, ou dans quelle mesure a t-il toute sa

tête pour le faire... Car s'il n'était pas en mesure de le faire, l’éthique veut que tous les renseignements

lui soient donnés, ou que, en cas de trouble avéré, un tiers ou l'équipe médicale fasse le choix à sa

place. L'autonomie est donc toute relative et dépend étroitement des attitudes qu'elle entraîne, qui

feront quant à elles l'objet d'une évaluation minutieuse. Ainsi le Dr Poulain interroge: « Cette expression

de l'autonomie s'exprimant par un refus d'antalgique (...) mérite t-elle considération, dans le cas où elle

pourrait traduire un courage, voire un stoïcisme admirable ? Auquel cas, se dépêche t-il d'ajouter, le

travail de l'équipe soignante consistera à rappeler aux malades que souffrir est inutile. ». Voilà donc,

clairement, une réflexion qui échelonne les comportements douloureux sur un axe normatif. Il ne s'agit

pas ici pour nous, rappelons le, de juger les attitudes des uns ou les solutions des autres face à la

complexe gestion thérapeutique de la douleur. Il s'agit de notre point de vue scientifique, de « déplacer

le regard » pour cesser d'apposer un regard normatif aux objets sociaux qui se donnent à la pensée.

Dans ce cas, éminemment éthique, nul doute que la tâche est délicate. L'approche du médecin qui

considère que le travail de l’équipe soignante est de rappeler que souffrir est inutile, en tant qu’elle

semble disqualifier un ensemble de comportements et de choix inutiles (le choix de souffrir), est une

approche qui tend à normaliser les attitudes et attentes des patients face au refus de la douleur. Cela

remet en question l’exhortation à l’autonomie et à la liberté de choisir, à la subjectivité du patient et à

l’écoute de son expérience propre.

2.3.3.2.2 Travail autour des émotions: décalage des attentes

Dans le cadre d’une enquête auprès de patients atteints de cancer et des équipes médicales qui les

entourent, Hélène Marche étudie le contexte émotionnel des soins en cancérologie pour tenter de

cerner ce qui, dans les écarts d’affects et d’attentes, peut mener à des situations problématiques, et ce

qui pourrait les assouplir. Ainsi constate t-elle que les conduites émotionnelles des patients peuvent

présenter des décalages en rapport à l'attente de l'équipe et au déroulement normal des soins

(évolution, temporalité, coopération...). Se basant sur ses données de terrain, elle relève quatre figures

de conduite chez les patients qui posent problème à l'organisation des soins : le patient « verrouillé »

dans son mutisme et refusant l'accompagnement, et son pendant « envahissant » qui exige plus de

temps et de soins, exposant les soignants au risque de « burn out » ; le patient qui demande un

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pronostic clair et le patient « passif », qui ne répond pas à l'attente de coopération attendue aux

moments attendus. Dès lors, chez tous types de patients, l’équipe doit s’interroger : « Ont-ils déjà

prononcé le mot « cancer » ? Ont-ils des projets quant à l'avenir ? Parlent-ils de la mort ? Quelle

expérience ont-ils des traitements effectués ? Comment les interprètent-ils ? Il s'agit ainsi de repérer les

décalages entre la perception profane et la perception professionnelle du soin. »

Le travail d'accompagnement de la part des soignants comporte une double dimension « espoir et

confiance » : il s'agit de les maintenir ou de les « rendre » au malade, et cela implique de la part des

soignants un travail et une réflexion sur les émotions des patients, mais aussi sur leur façon propre

d'exprimer les leurs. Pour cela, un consensus doit être obtenu en amont au sein de l'équipe sur les

réponses à apporter aux patients face aux différentes émotions qu'ils expriment, dépendamment de

chaque patient et de la perception qu'en a l'équipe (identité sociale, appartenance générationnelle et

ethnique, sexe, puis événements de l'histoire de chacun). C'est la cohérence qui est recherchée avant

tout, avec les patients comme avec l'entourage. Cette ligne de conduite doit permettre de guider la

réponse profane, dont on surveillera qu'elle soit appropriée et corresponde à la situation médicale

objective. Par exemple, au contraire du patient refusant de se médiquer, si un patient en soins palliatifs

réclame le maintien de soins curatifs et affirme sa volonté de combattre le cancer à un moment où selon

l'équipe il lui faudrait « lâcher prise », il s'agira de négocier pour l'amener à accepter la mort et les soins,

sans contredire brutalement son « projet ». C'est à un travail de réflexivité sur ses propres émotions qu'il

est invité.

Par ailleurs, il n’y a pas que les patients dont on attend un certain comportement et une expression

émotionnelle adéquate: les soignants également peuvent être considérés comme « largués », c'est à

dire que leur « expressivité émotionnelle vis-à-vis de l'équipe et des profanes (est) considérée comme

étant bizarre, déplacée ; en somme, il ne (répond) pas entièrement à cette construction collective des

modes d'expression émotionnelle destinés aux patients. » On a donc affaire à une « norme de la

relation au « sujet de soins » (...) : le « sujet » doit avoir la possibilité d'exprimer ses émotions et sa

souffrance. »

2.3.3.2.3 Normes et valeurs de cohérence : positionnement du chercheur

Marche met en parallèle la déviance du médecin, parfois considéré incompétent, et sa propre

« incompétence » de chercheur au regard des situations de soins observées et à la prise en charge.

Marche souligne que le choix d'adhérer aux normes et aux valeurs qui orientent les activités

d'accompagnement (s’harmoniser sur le discours élaboré par l’équipe médicale et destinée au patient,

par exemple) relève de la discrétion personnelle et non pas d’une norme institutionnelle du chercheur.

Mais alors quelles différences entre la parole du patient recueillie par l’ethnographe et la parole de la

cure psychanalytique ? Bien que la subjectivité de l’information produite par l'entretien ethnographique

ne soit pas si éloignée de celle de la cure (Blanchet 1992), l'enjeu de la recherche en science humaine

n'est évidemment pas celui de la thérapie. Dans le cas des activités de soin et de recherche, le maintien

de l'espoir et de la confiance peut présider aux deux types de dialogues, mais dans deux optiques bien

différentes : « Les professionnels qui mènent un travail d'accompagnement ont pour objectif de favoriser

une transformation de l'expérience émotionnelle de leurs interlocuteurs », mais cherchent également à

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« saisir l'expérience des malades », « préciser certains points obscurs pour la personne » et « vérifier si

les messages sont bien passés » au cours d'une conversation, ceci afin de « prescrire une conduite à

adopter » ayant pour finalité la promotion de l'efficacité thérapeutique « par le maintien ou la

transformation des conduites profanes ». Les activités de recherche, pour leur part, sont organisées par

des enjeux descriptifs et compréhensifs, s'attachant à saisir la « dynamique des émotions » intriquée

dans les « différentes instances normatives qui les gouvernent. » (Marche 2006).

Deux interrogations sont ainsi soulevées : la nouvelle valorisation institutionnelle du travail émotionnel

est-elle significative d'un intérêt à reconnaître l'ensemble du réseau d'aide et de soin des malades ou

bien répond-elle à des enjeux liés à la diminution des coûts relatifs à la prise en charge hospitalière (en

terme d'argent et de temps) ? (Marche 2006). Il s’agit là d’une dimension politique et gestionnaire du

travail émotionnel qui mérite réflexion. On ne peut pas ignorer les enjeux économiques nationaux et

internationaux que l’amélioration de la prise en charge de la douleur sous tend. Quels sont donc les

moyens déployés pour cette « lutte contre la douleur » ?

Ainsi, de nouvelles orientations et avancées conceptuelles renouvellent la sociologie de la santé depuis

plusieurs décennies, en suscitant différentes modalités d’enquête et d’analyse. Que l’on s’intéresse aux

représentations individuelles ou collectives de la douleur, aux interactions du malade avec son

environnement ou encore à son expérience et vécu intime avec sa souffrance, plusieurs pistes

méthodologiques s’offrent à l’ethnographe ainsi que différents outils d’expérimentation et de collecte de

données. L’étude des représentations sociales, nous l’avons vu, renseigne l’ethnographe sur les

processus d’élaboration sociocognitives de l’objet « douleur chronique », tandis que le cadre d’analyse

interactif éclaire les processus de négociation et recomposition de l’ordre socio symbolique désorganisé

par la douleur quotidienne. Enfin, l’accès aux constructions mentales qui fondent l’expérience et le vécu

personnel de la douleur et de la souffrance permet de rendre intelligible et d’orienter la prise en charge

de la personne douloureuse.

2.3.4 Souffrance et douleur : une perspective « ultramoderne »

Nous ne croyons plus à grand chose - nous croyons tout de même à la beauté, à la souffrance

- cela suffit.

Jean Sarment, En route Mauvaise troupe, 1917

La question de la souffrance et de la douleur se pose, aujourd'hui et depuis peu, avec force insistance

au sein de la littérature. On en parle au sujet de l'école, du travail, de l'hôpital, de la maladie et plus

récemment se profilent des analyses de la souffrance en rapport avec l'identité, la personnalité, la

condition sociale et l'évolution de notre société. Rien ne nous renseigne dans ces études, sur la

qualité ou l'intensité de cette souffrance ni ne la compare avec celle des générations passées, mais tout

nous invite à nous demander ce que désigne cette place centrale de la souffrance, qu'elle n'occupait

pas il y a 150 ans64. Manifestement, force est de le reconnaître, « quelque chose se passe autour de

64Jean Foucart rapporte l'exclamation d'un médecin français, Magendie, qui déclarait à l'Académie des Sciences lors d'une séance consacrée à la douleur en 1847 : « Que les gens souffrent ou non, en quoi cela peut-il intéresser l'Académie des

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ça ». Ce quelque chose, Foucart (2004) l'appréhende sous l'angle d'une nouvelle forme sociale en

puissance65. L'hypothèse qu'il propose se base sur les analyses de l'abondante littérature traitant de la

transformation du lien social, actuellement caractérisé par de l'angoisse et une insécurité existentielles.

Ces analyses font état d'une « société d'individus » caractérisés par une « déliaison sociale », une

désaffiliation et une flexibilité de l'individu. La raison des puissantes dynamiques d'individualisation qui

traversent les sociétés contemporaines serait à chercher dans la mutation du capitalisme actuel, faisant

de la mobilité « l'impératif catégorique de son expansion », de sorte que « l'une des questions qui se

pose est celle de l'individu mobile dans une société « réticulaire » et « connexionniste »66. Ici, les

notions centrales associées à la lecture de la souffrance actuelle sont celles de l'angoisse, de la

confiance et de la transaction. Selon Foucart, l'angoisse est caractéristique de « l'expérience

contemporaine », résulte de « l'affaiblissement des points d'appui » et de la « précarisation des

conditions de la confiance » et en cela, selon lui, constitue l'aspect central de la souffrance.

2.3.4.1 Exigence d'autonomie et affirmation du sujet: vulnérabilité et angoisse

Cette idée est à rapprocher du processus spécifique de ce que certains appellent « l'ultramodernité »

caractérisée entre autres par « le développement d'un monde connexionniste, une subjectivation

croissante de la vie sociale », en somme « une exigence grandissante d'autonomie et d'affirmation du

sujet personnel ». Le philosophe Michel Cornu (2005) corrobore cette lecture : « L'effort de la modernité

me semble être un effort d'autonomie, c'est-à-dire, étymologiquement, de se donner à soi-même la loi,

par le savoir et l'action ». Il identifie les jalons philosophiques de cette lisibilité en s'appuyant d'abord

sur Descartes : « avec son célèbre cogito, (il) fonde la philosophie moderne : il affirme l'autonomie de la

pensée elle-même: la pensée se suffit à elle-même pour penser ; quand bien même je peux douter de

l'existence de Dieu, du monde, de mon propre corps, il n'en reste pas moins que, puisque je doute, je

pense, je suis un être pensant. ». Puis c'est à la philosophie kantienne qu'il en appelle : « L'Aufklärung a

pour idéal l'éducation du jugement, la critique et l'émancipation par la raison des divers pouvoirs pesant

sur l'homme. Pour Kant, qui achève, accomplit l'Aufklärung en usant de la raison pour faire une critique

de cette même raison, la morale trouve son fondement dans l'autonomie de la raison pratique. Le sujet

moral kantien est ainsi défini par la suffisance d'une raison qui se donne à elle-même la loi à laquelle

elle se soumettra. Le sujet moral est responsable devant la loi qu'il s'est lui-même donné en tant qu'être

doué de raison. ». Enfin, c'est la pensée de Nietzsche qu'il invoque pour décrire la postmodernité dans

laquelle bascule l'individu moderne ou plutôt « le surhomme » qui, par la volonté de puissance, doit se

réaliser à travers une liberté créatrice. Cette « autoaffirmation » qui ne veut dépendre que d'elle même

refuse de « prendre passivement appui sur qui que ce soit d'autre » (Porée 2000).

Nous voyons là combien l'autonomie est liée à celle de la volonté de maîtrise : maîtriser son destin et le

monde, se maîtriser soi et son corps...Mais la souffrance est précisément ce qui ne se laisse pas

maîtriser. Dans le souci et la volonté de pouvoir que l'on veut exercer sur la souffrance, on tente de la

sciences ? ». 65Qu'Ehrenberg appelle une « culture du malheur intime »66 « Dans le domaine des sciences humaines, la formation du paradigme du réseau est liée à l'intérêt croissant porté aux

propriétés relationnelles par opposition aux propriétés substantielles attachées aux êtres qu'elles définiraient en soi. L'approche par les réseaux se donne dans un monde dans lequel potentiellement, tout renvoie à tout ; un monde souvent conçu comme « fluide, continu, chaotique », où tout peut se connecter à tout. » Foucart 2004:11

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réduire, la nier, la relativiser, bref, on tente d'en faire quelque chose de maîtrisable. Ainsi tâcher

d'ignorer la souffrance, par volonté de maîtrise, conduit à plus de pouvoir et de liberté – « liberté de se

déplacer, de choisir, de cesser d'être ce que l'on est déjà, liberté de devenir ce que l'on est pas encore »

(Bauman 2005). Ainsi la subjectivation du sujet personnel et l'exhortation à devenir soi-même (le « be

yourself » de la publicité), à maîtriser le cours de son existence tout en se détachant des choses qui

nous engagent, est le mode d'action qui caractérise l'incitation qui nous est faite.

Mais parce que nombreux sont les « involontaires » qui n'ont pas choisis de participer de ce mode

d'action – et n'ont pas véritablement le choix de ne pas essayer- ce processus induit des entraves à la

construction identitaire et au positionnement de chacun dans le groupe (Bauman 2005). En favorisant la

vulnérabilité et en exacerbant les risques se pose la question de la confiance en soi et dans les autres.

La confiance, nous explique Foucart, est fondamentalement fragile dans le sens où elle expose le sujet

à la déception d'attentes et suppose un risque inévitable de trahison. Dans la souffrance comme dans la

douleur chronique, l'angoisse perpétuelle est de basculer dans « l'incapacité de répondre aux exigences

liées au mouvement de subjectivation et de perdre la confiance en soi et dans les autres. » Nous

côtoyons ici le registre de la « confirmation du monde » et de la « vérification du rapport à autrui », qui

rejoint celui de la « crise de sens », qui n'est pas véritablement la disparition du sens de nos actions

mais bien la nécessité et la responsabilité de le reconstruire avec les références que désormais, nous

choisirons (Foucart). L'enjeu réel de ces questionnements n'est donc pas la mesure exacte de l'étendue

et la portée de ces transformations de l'individu, mais bien de prendre conscience que l'émergence de

ce type nouveau de concepts moraux met en jeu et remet en question la construction normative du

sujet. Benasayag corrobore cette vision : « Si nous voulions de manière schématique caractériser notre

époque, nous pourrions dire que c'est une époque d'inquiétude, où la conscience de la complexité nous

plonge dans l'impuissance, où le futur, qui jadis nous fascinait, car chargé de promesses, se révèle

désormais lourd de menaces apocalyptiques. (...) La perte de repères, le déboussolement auquel nous

sommes à présent livrés soumet nos jugements et nos considération au doute, à l'incertitude. »

(Benasayag 1998:11).

2.3.4.2 Nouvelle configuration normative : refonte du sens social

La platitude de l'existence quotidienne est venue qui a tout nivelé. Ils ont courbé le front et, résignés, ils

ont suivi le flot banal et vil. Tant pis ! Tant pis!

La vraie vie est joie. Votre joie doit être arrachée bribe par bribe au jour le jour avare. Nous en voudrait-

on d'avoir voulu prendre tout ce que nous avons pu et d'avoir essayé de croire puisqu'il faut une Foi

pour vivre ?

Ursus, En route mauvais troupe, 1917

Tâchons de caractériser rapidement l'ultramodernité contemporaine ; Foucart la désigne comme la

« même modernité », mais une « modernité désenchantée, problématisée ». Bauman parle de « société

moderne liquide » dans laquelle on a tendance à vivre une vie liquide « précaire, vécue dans des

conditions d'incertitude constante. Les soucis les plus vifs et persistants qui hantent cette vie sont des

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peurs : être pris en flagrant délit de sieste, ne pas tenir le rythme des évènements en mouvement

constant, se faire distancier, laisser passer une date limite de consommation, avoir sur les bras des

biens qui ne sont plus désirables, rater l'instant qui nécessite un changement de cap avant d'arriver au

point de non-retour. » (Bauman 2005).

Les années 1970 ont vu émerger une critique à l'encontre du capitalisme, s'étendant à la famille

bourgeoise et à l'Etat en tant qu' « appareils » et « hiérarchies »67. C'est le caractère rigide et clos de

ces systèmes qui étaient mis en cause, en opposition à une fluidité « nomade » valorisée. Boltanski et

Chiappello (1999) estiment que cette revendication de mobilité a permis une interprétation de la critique

en terme de libération, récupérée par un capitalisme alors redéployé en forme de réseau. Ainsi, au

cours des années 1990, un « nouvel esprit du capitalisme » s'est développé, conduisant à une nouvelle

configuration normative qui s'étend non seulement à cette forme du capitalisme mais également à

d'autres domaines de la vie sociale : « à la régulation verticale par les institutions a succédé la

régulation horizontale par les réseaux ; à une régulation en termes de normes imposées et de rôles

prescrits, une régulation en termes de normes choisies et de rôles négociés ». Ce qui change pour

l'individu contemporain, fondamentalement et en durcissant le trait, c'est que le social et le collectif ne

lui préexistent plus. Il serait un individu « déconnecté symboliquement et cognitivement du point de vue

du tout, (il n'y aurait pour lui) plus de sens à se placer du point de vue de l'ensemble. » (Foucart 2004).

67 On voit poindre cette remise en cause bien avant cela, avant la première guerre mondiale sur fond virulent d'anarchisme antimilitarisme chez les jeunes philosophes de dix sept ans du lycée de Nantes « Mais qu'est-ce donc être un bandit que dire "Je hais la laideur, Je hais le mensonge social qui fait qu'un être avili et dégradé peut me dicter des lois est censé avoir droit à mon respect et à mon obéissance, Je suis avant tout amoureux de beauté et de liberté.(...) Mais alors, je prétends n'avoir d'ordre à recevoir que de moi-même, je me sens le droit de refuser de me battre contre des hommes qui ne m'ont rien fait et que je ne connais pas, qui ont droit à la vie." Si ceux qui disent cela sont des bandits, quels sont les honnêtes gens ? Est-il vrai que si l'on prend "honnête" au sens bourgeois du mot, ceux-ci sont légions mais levez seulement un coin du voile, regardez ce qu'il y a sous cette prétendue honnêteté et si vous avez conservé au fond de l'âme le sens du beau inné chez tous, mais atrophié chez tellement vous serez dégoûtés(...) » Ursus, 1917

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Conclusion

La question de la douleur se pose de façon indéniable et légitime au sein des sciences humaines et

sociales. Qu’apprendre de la sédimentation historique de ses valeurs ? Comment poser la question de

son sens ? Quelle est la différence entre la douleur et la souffrance ? Qu’implique son refus individuel et

collectif, à la lumière des plans de lutte contre la douleur ? Que lire à travers cette volonté d’instaurer

une « culture de lutte contre la douleur ? » et de cette rupture d’avec la douleur fatale, qui fait de Job

« l’homme à abattre » ? Comment positionner une problématique de recherche anthropologique au

regard de ce contexte de prise en charge douloureuse ? Quelles sont les approches méthodologiques,

théoriques et conceptuelles dans lesquelles « piocher » les outils « bons à penser » pour l’exploration

de ce terrain d’enquête ?

Enfin, quels liens se nouent et se dénouent entre la douleur biologique et sociale et l’émergence du

critère conceptuel de la qualité de vie et d’autonomie chez les malades douloureux chroniques ? Peut-

on y voir une dimension particulière et contemporaine de l’articulation thématique entre douleur et

liberté ? Entre douleur et savoir ? Comment le statut de la vérité (pathogène ?) et de sa valeur (tour à

tour utile ou mauvaise) éclaire ces difficultés d’appréhension et de gestion ? Ce sont quelques

questions principales que je me suis proposée d’examiner à travers cette recherche bibliographique.

Il est des notions moins faciles à penser, soit qu'elles n'entrent pas dans le programme classique des

sciences humaines, soit que les conditions pour qu’elles deviennent des objets scientifiques ne soient

pas réunies ; la douleur a longtemps été de celles-là. Objet évanescent et labile, variant selon les

milieux et le temps sur le plan de l’individu et du groupe, irréductiblement subjectif, à la frontière du

corps et de l'esprit, la douleur a été négligée pendant des siècles par la médecine. Les théologiens et

philosophes sont ceux qui les premiers manifestèrent une pensée de la douleur. Les uns tentèrent de

concilier et justifier logiquement l’existence du mal avec celle de la bonté divine68 et ainsi peut être,

encourager les malades à moins souffrir de leurs maux ; les autres philosophèrent et argumentèrent sur

l’observance morale et vertueuse appropriée afin de rester maîtres de soi face à la menace avilissante

et déshumanisante de la douleur.

Les médecins ont pu la trouver « bienveillante » en raison de son caractère symptomatique, ou

« ennemie de la nature » en ce qu’elle n’augure jamais rien de bon ; mais il faut attendre en effet que

l’anesthésie s’impose dans les esprits et les pensées comme un humanisme et une éthique de soins,

pour que puisse plus tard être sortie de sa gangue aigue et symptomatique la douleur chronique. Entre

la seconde moitié du XXe siècle et aujourd'hui, bien qu'elle conserve en partie son caractère

insaisissable, cette notion a été circonscrite et a fait l'objet de recherches de plus en plus poussées.

Objet de conceptualisation scientifique, les études sur les représentations sociales et le vécu

phénoménologique de la douleur soulignent conjointement la dimension normative inhérente à la

gestion coordonnée et régulée de la douleur chronique : ne pouvant être « guéries », les personnes

68 C’est ce que l’on appelle une théodicée. On en compte une demi douzaine dans la chrétienté, toutes s’accompagnant de réfutations et d’argumentaires scolastiques.

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apprennent des comportements de douleur socialement acceptables et négocient ou élaborent des

stratégies pour ajuster ce nouveau soi-douloureux à son soi-référence. Plusieurs mouvements, à

plusieurs moments, guident ces négociations.

Ainsi la douleur au long court et sa prise en charge ou plus exactement, sa gestion régulée, posent

question au socio-anthropologue. C’est dans le contexte de la lutte contre la douleur, que nous avons

brossé en introduction notamment, qu’a été ancré la réflexion et l’analyse et que les voies de recherche

ont été dessinées.

Sur le plan collectif, c’est le type d'événement (au sens où l’entend Deleuze) et de phénomène que la

« lutte contre la douleur » constitue dans le présent et le devenir d'une société, ainsi que les

conséquences qu'elle entraîne d'un point de vue macro-social et les modalités de réponses que les

groupes développent qui interrogent. Ainsi la « lutte contre la douleur » et sa prise en charge consacrée

constitue t-elle, peut-être, une rupture d’intelligibilité dans la pensée de la douleur ; elle serait alors un

événement : « ce n’est pas qu’il se passe quelque chose, quelque important que soit ce fait, mais plutôt

que quelque chose se passe – un devenir ») (Bensa et Fassin 2002).

Sur le plan individuel, les limitations fonctionnelles et l’entrave aux choix (d’être, de faire…), ainsi que

les « dérégulations » multiples que la douleur entraîne dans tous les domaines de la vie de la personne

atteinte, répercutées sur ses proches, sont à examiner tant dans ses insertions sociales qu’au niveau de

ses mécanismes, incluant le recours à la médecine par lesquels les malades tentent de « gérer » leur

situation.

Ces dialogues et échanges avec la médecine sont empreints d’incertitude, en témoignent les études sur

la « rhétorique statistique » en cancérologie (Ménoret 2007). Les malades apprennent à gérer leur

douleur au long cours à la suite de contacts répétés voire continus avec les institutions de soins, ce qui

donne souvent lieu pour le malade et/ou ses proches à un « travail sans fin69 » qui n’est pas sans

présenter de très grandes difficultés (Herzlich 1998).

Le déplacement du regard sur cet objet médical est significatif, et le positionnement pratique et combatif

qui en découle (les termes de lutte, d’armes, de stratégies et de combat évoquent sans conteste un

champ de bataille) marquent un clivage récent, pour le dire simplement, entre une tendance

normalisante du refus de la douleur, et une posture non tranchée sur ce refus, chez des personnes qui

souffriraient l’injonction d’insoumission et l’incitation à combattre.

Ce sont donc divers ordres de vérité qui se regardent et s’arc-boutent parfois. Empruntons à ce sujet

l'expression « langage des instances » dont use Augé à propos de la dialogique des trois instances

économiques, juridico-politique et idéologique, que Marx « terminologise » par infrastructure et

superstructure (1978). Ce qu’Augé reproche au langage des instances, c'est de présenter le social

69 « Cette expression de « travail sans fin » doit être entendue stricto sensu lorsque le malade, ou un de ses proches, assure

lui-même une activité technique de soin, et devient alors un « auxiliaire médical profane » selon le terme de Patrice Pinell. Mais

elle garde un sens lorsque l'on désigne sous ce terme la docilité (« compliance ») face aux directives médicales qui, loin d'être

passive, demande de l'énergie, la gestion, coûteuse elle aussi en temps et en énergie, des relations avec les institutions et les

professionnels, enfin les efforts pour contrôler l'angoisse ou pour maintenir ses liens sociaux et restaurer une identité menacée.

La notion de travail sans fin n'est d'ailleurs pas applicable qu'aux malades. Face aux longues maladies, elle est ce qui réunit les

malades et l'ensemble des soignants. » (Herlizch 1998)

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selon la superposition de niveaux ordonnés hiérarchiquement par un « indice de réalité ». Ainsi dans le

langage des instances, l'économique se pose comme le lieu du réel, le politique et l'idéologique comme

ceux de la représentation. Le premier fonde la vérité des autres, il en devient le déterminant ; confronté

à sa réalité, les autres régions du social deviennent alors intelligibles. Sur cette base, peut on parler de

« langage de la souffrance», lorsque les douleurs sont situées sur un axe vertical

« vérité/imagination » ?

Pourrait on plutôt penser à l'unisson avec Augé, que ces « vérités et imaginations » sont divers ordres

de représentation et de vécu qu'il serait inapproprié et inexact de classer hiérarchiquement les uns en

fonction des autres ? Pour pousser plus loin la réflexion sur la vérité, il s'agirait peut être ici de

considérer les théories de la connaissance et tenter d'établir précisément la nature des relations

qu'entretient la connaissance avec la croyance et la vérité, et quelles procédures de justification

collective peuvent permettre à un monde social de se forger une « croyance vraie » dont la propre

« vérité » s’inscrit dans une historicité conceptuelle. Considérer que la vérité n’est qu’une représentation

de quelque chose que l’on tiendrait pour vrai, pour aussi évident que cela puisse paraître, constitue un

axiome précieux pour la description et l'analyse. En effet cet axiome ne rejette t-il pas sans équivoque le

rapport dissymétrique du vrai et du faux, pour lui substituer un rapport de « reflet sans

correspondances » (au sens asymétrique du terme), un rapport de reflet décrivant une cohérence ?

J’ai évoqué les outils sans insister sur l’esquisse des nombreuses dimensions qui pourraient orienter le

regard d’une enquête de terrain. L’élaboration d’une typologie, s’il en émerge d’intéressante, se fera au

fil de la conversation entre le recueil et l’analyse. Néanmoins les lectures et analyses dégagées lors de

cet exercice bibliographique me permettent de suggérer des pistes de dimensions pour enquêter sur la

douleur et la souffrance. Ainsi ce qu’il est avéré de nommer une «rupture biographique» rend compte du

choc que constitue la survenue d'une maladie chronique ou d’une douleur au long cours ; elle sépare un

« avant » d'un « après » et désigne simultanément non seulement les modifications concrètes

introduites dans l'organisation quotidienne de la vie, mais encore la manière dont sont mis en cause le

sens de l'existence des individus, l'image qu'ils ont d'eux-mêmes et les explications qu'ils en donnent.

De même la «perte de soi» imposée par la maladie, en tant que perte de son ancienne identité,

constitue une forme de souffrance essentielle. La désormais célèbre «trajectoire de maladie» attire

l’attention sur l'expérience vécue par le malade en la présentant comme la combinaison de l'évolution

de la pathologie, sur le plan biologique, et de l'ensemble des activités, médicales et non médicales, qui

en modifient le cours. Ainsi doivent être associées à l’analyse les diverses phases pathologiques s’il en

est : variabilité (dans le cas du cancer, elles peuvent mener soit à la vie, soit à la mort), instabilité (le

passage d'une phase à une autre peut être brutal. les sens opposés : vers l'amélioration ou vers la

dégradation) et donc leur ambiguïté pour le malade. A trajectoire du malade, Herzlich propose de

superposer une « trajectoire médicale collective » afin de rendre compte de la manière dont une

trajectoire individuelle de maladie est modelée par l'évolution scientifique et technique de la médecine.

De façon plus fine, si l’expression de la douleur est l’acte par lequel la personne livre un contenu

informatif tantôt au médecin ou à sa voisine, et parfois à l’ethnographe, elle est également la mise en

langage d’une cohérence fictionnelle de sa propre biographie, construite spécialement pour l’occasion

selon, notamment, l’idée que la personne se fait de l’écoute de son interlocuteur. Ainsi le contenant et le

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contenu, pour le dire vite, relèvent de l’intérêt ethnographique et renseignent également la dimension de

la re-présentation de soi (cf le travail de Goffman à ce sujet). Par ailleurs, la douleur, malgré sa durée,

reste-t-elle un état anormal pour la personne, en référence à ses anciennes normes de vie, ou de

nouvelles références normatives se créent-elles autour de la maladie ? Perdure t-elle dans le « désir

d'être ou de faire » en dépit de… ? Des questionnements sur l’ontologie perçue et la temporalité

nouvelle de la douleur doivent également faire l’objet de l’enquête.

En quoi ce type d’étude anthropologique prétend-il apporter une réponse à la problématique générale

posée en termes « d’obstacles et barrières » à la prise en charge effective et efficace de la douleur

aigue et chronique en France ? Je pense qu’elle ne le prétend pas, dans la mesure où il ne s’agit pas là

d’une évaluation des structures à proprement parler, dont le but serait en effet de porter un jugement

sur un programme et d’élaborer des propositions d’amélioration d’une action.

Les idées que je viens de soumettre présentent sans conteste un intérêt heuristique pour

l’appréhension, la description et l’interprétation des représentation, du vécu et des interactions qui

déterminent le rapport des malades à leur douleur, à leur corps et leur environnement. Elles nécessitent

à présent de se confronter à leur terrain.

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Table des matières

SOMMAIRE ............................................................................................................................ 5

INTRODUCTION ..................................................................................................................... 6

1. PENSER LA DOULEUR EN SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES : CANEVAS NOTIONNEL ......................................................................................................................... 15

1.1 HISTORICITÉ DE LA DOULEUR EN OCCIDENT.................................................................................151.1.1 DE LA DOULEUR SOUS L’ANTIQUITÉ GRÉCO-ROMAINE...................................................................161.1.1.1 Argumentaire devant la douleur : la description de Cicéron......................................161.1.1.2 La résistance et le courage comme vertus morales...................................................171.1.2GÉNÉALOGIE D’UN PÉCHÉ .....................................................................................................171.1.2.1 Tradition chrétienne : dolor et labor comme point de départ......................................171.1.2.2 Le péché originel, une erreur existentielle.................................................................181.1.3 DE L'USAGE ET DES PRATIQUES DE LA DOULEUR À L'ÉPOQUE FÉODALE............................................191.1.3.1 La douleur asservissante : pratiques d'évitement des hommes libres (et riches)......191.1.3.2 Institutions pénitentiaires : le repentir douloureux......................................................201.1.3.3 Décléricalisation de la souffrance : naissance de la compassion..............................211.1.4 CRÉATION DE L’INDIVIDU......................................................................................................211.1.4.1 L'expérience laïque du corps ....................................................................................221.1.4.2 Méditations sensualistes : redéfinir la douleur dans le rapport à soi .........................221.1.5 DE L’UNION DE L’ÂME ET DU CORPS .......................................................................................231.1.5.1 Mécanismes pré-scientifiques de la perception douloureuse ....................................231.1.5.2 Neurosciences à l'âge classique: du cartésianisme...................................................241.1.6 DÉFINITION ENCYCLOPÉDIQUE DE LA DOULEUR EN LANGUE FRANÇOISE EN 1690................................251.2 LA DOULEUR, OBJET DE REPRÉSENTATIONS SOCIALES ET CONCEPTUALISATION SCIENTIFIQUE...................251.2.1DE LA PENSÉE CONCEPTUELLE................................................................................................251.2.1.1 Concept, représentation sociale et épistèmé.............................................................261.2.1.2 La douleur est-elle un objet de représentation sociale ?............................................271.2.1.3 La douleur, épreuve partagée : re-présentation d'un espace médical négocié.........281.2.1.4 Les représentations professionnelles des médecins face à la douleur .....................281.2.2 LA DOULEUR, UNE PERCEPTION: ÉTAT DES QUESTIONS DANS LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE....................291.2.2.1 De l’expérience perceptive complexe de la douleur...................................................291.2.2.2 Cadre normatif et social de la perception: des comportements de douleur »...........301.2.2.3 Quelle place pour les déterminants culturels et ethniques de la douleur ?................311.2.2.3.1 Dissection statistique et sens commun ..................................................................311.2.2.3.2 Ecueils récurrents...................................................................................................321.2.2.3.3 Enjeux et usages des variables ethniques .............................................................331.2.2.3.4 Contextualiser la recherche : sortir du laboratoire..................................................341.2.2.4 Gammes et stéréotypes des douleurs : le cas de l’accouchement............................351.2.2.4.1 Focale sur un phénomène douloureux « naturel »..................................................351.2.2.4.2 La douleur refusable en question dans le cas de l'accouchement..........................351.2.3 DES DISTINCTIONS MULTIPLES ENTRE DOULEUR ET SOUFFRANCE ...................................................371.2.3.1 La frontière physique-psychologique se fond dans l'expérience................................371.2.3.2 La souffrance et la douleur : un rapport réflexif.........................................................381.2.3.3 De la douloureuse altérité du réel .............................................................................381.2.3.4 Le scandale du mal ..................................................................................................391.2.3.4.1 Böse et Übel : terminologie Kantienne du mal .......................................................401.2.3.4.2 Théories rétributives du mal : typologie conceptuelle et éthique.............................401.2.3.4.3 Le « mal-agir » et le « mal-pâtir » ..........................................................................41

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1.3 LA DOULEUR : DE L’ORDRE SOCIAL ET DE L’ORDRE BIOLOGIQUE.......................................................421.3.1 MAINTENIR L'ORDRE SOCIAL : LA DOULEUR COMME INSTRUMENT RATIONNEL ....................................421.3.1.1 Ambigüités des rapports entre souffrance et droit.....................................................421.3.1.1.1 Dissuasion préventive et punition rétributive : des théories du droit pénal..............421.3.1.1.2 Le châtiment comme instance normative ..............................................................431.3.1.1.3 Rites judiciaires .....................................................................................................441.3.1.1.4 Douleur du deuil et rupture de l'ordre social...........................................................441.3.1.2 Fonctions de la douleur dans l’initiation.....................................................................451.3.1.3 Valeur propédeutique de la douleur : l'éducation et le soin........................................451.3.2 DU DÉSORDRE BIOLOGIQUE DE LA DOULEUR: RÉTABLIR UN ORDRE SOCIAL..........................................461.3.2.1 Etiologies profanes et ajustements personnels.........................................................471.3.2.1.1 Altérité et corps étranger : la douleur comme virtualité agissante...........................481.3.2.1.2 En quête du sens du mal........................................................................................491.3.2.1.2.1 Stratégies de cohabitation .................................................................................491.3.2.1.2.2 Ontologie de la douleur : l'irréductible expérience de soi.....................................491.3.2.2 Conscience de l'être : instrument de connaissance ..................................................50

2. DOULEUR ET MÉDECINE : UNE RÉCENTE VOLTE FACE ........................................... 52

2.1 JALONS DANS LA MÉDECINE ....................................................................................................522.1.1 MÉDECINE ET EGLISE : UN OBJET EN PARTAGE..........................................................................522.1.1.1 Ambiguité de la théodicée chrétienne face aux explications « préscientifiques » de la douleur .................................................................................................................................532.1.2 CONCEPTIONS MÉDICALES ET PHILOSOPHIQUE DE LA DOULEUR SOUS LE RÈGNE DES LUMIÈRES...............542.1.2.1 Valeur, utilité et formes de la douleur : regards croisés d'anatomistes .....................552.1.2.2 Poids et mesure de la douleur iatrogène : raisonnements scentifiques.....................562.1.2.3 Classifications principales des douleurs : démarche nosologique.............................562.1.3 LES GRANDES DÉCOUVERTES DU XIXE SIÈCLE...........................................................................572.1.3.1 Les moyens de soulager les douleurs physiques......................................................572.1.3.2 Discrimination des douleurs « imaginaires ».............................................................572.1.4 LES DÉBATS SUR L'ANESTHÉSIE..............................................................................................582.1.5 DE LA DOULEUR EXPÉRIMENTALE À LA DOULEUR CLINIQUE.............................................................592.2 SOIGNER LA DOULEUR : ÉMERGENCE D’UN MONDE SOCIAL CONSACRÉ................................................602.2.1 CONSTITUTION D’UN PROJET : ÉLABORATION D’UN NOUVEL OBJET MÉDICAL.........................................602.2.1.1 Développement d’un Monde de la douleur................................................................602.2.1.1.1 Dessiner et organiser une médecine de la douleur: définir l’objet et fixer les standards .............................................................................................................................612.2.1.1.2 Les théories en tension autour d’un objet labile : la douleur « travaillable »...........622.2.1.1.3 Principe d’organisation d’un centre de traitement de la douleur.............................632.2.1.2 Douleur symptôme et douleur syndrome..................................................................632.2.1.3 Les composantes de la douleur, ou variables interactives de la perception complexe et multidimensionnelle de la douleur. ...................................................................................642.2.2 LES DIMENSIONS DE LA SOUFFRANCE DU MALADE DOULOUREUX CHRONIQUE .......................................642.2.2.1 Dérèglement de la perception ordinaire du temps et de l’espace ............................652.2.2.2 Coupure radicale entre celui qui souffre et les autres................................................652.2.2.3 Besoin impérieux d’explication, de sens du mal .......................................................652.2.3 LE CAS PARTICULIER DE LA DOULEUR CANCÉREUSE ......................................................................652.2.3.1 Eléments cliniques : étiologie des douleurs cancéreuses..........................................662.3 POSTURE ETHNOGRAPHIQUE ET LECTURE SOCIÉTALE ......................................................................682.3.1 VIVRE AVEC UNE DOULEUR CHRONIQUE : POSTULATS ET PARADIGMES D’ENQUÊTE................................682.3.1.1 Faire la différence entre une tête vide et un esprit ouvert..........................................682.3.1.2 Sur quoi repose la prétention d’innovation de la GT..................................................692.3.1.2.1 L’ajustement constant des produits de l’analyse aux données de terrain ..............692.3.1.2.2 La suspension temporaire du recours à des cadres théoriques existants...............692.3.1.2.3 Une façon particulière de préciser l’objet de recherche..........................................692.3.1.2.3.1 L’interaction circulaire entre la collecte et l’analyse.............................................70

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2.3.1.2.3.2 Des procédures d’analyse favorisant une ouverture à l’émergence.....................702.3.1.2.4 Méthode comparative continue...............................................................................702.3.1.3 Regards critiques sur la prétention d’innovation........................................................702.3.1.3.1 Ecueils : les illusions à ne pas se faire..................................................................701. « L’émergence est un procédé par lequel la théorie se donne d’elle-même et systématiquement au chercheur »:.......................................................................................702. « Nul besoin de se doter ou de construire des outils théoriques » : ..................................713. « Il faut faire abstraction de ses préjugés et être « vierge » de tout a priori » : .................712.3.1.3.2 Les pièges à éviter ................................................................................................714. Glisser dans une démarche essentiellement déductive : ..................................................715. « Réinventer la roue » ou découvrir l'Amérique:................................................................716. Ne pas reconnaître avec transparence l’aspect déductif de la démarche et prétendre que tous les résultats sont le fruit de l’émergence des données de terrain : ...............................717. « Fermeture à l’émergence : les éléments théoriques en développement sont le critère de sélection des situations à explorer (échantillonnage théorique), dans le but de valider cette théorie naissante, comme dans la démarche hypothético déductive » : ...............................722.3.2 UNE BOITE À OUTIL CONCEPTUELLE.........................................................................................722.3.2.1 Lecture sociologique interactionniste de la « chronicité » dans le champ d’étude de la santé : à nouvel objet nouveau regard ?...............................................................................722.3.2.2 Etudier les représentations sociales : outils et méthodes..........................................742.3.2.2.1 Les méthodes d'enquête : recueil du contenu........................................................742.3.2.2.2 Comment représenter une représentation ?...........................................................752.3.2.2.3 Typologies conceptuelles des représentations de la maladie.................................762.3.2.3 Approche phénoménologique de la souffrance ........................................................772.3.3 NORMALISATION DU RÔLE SOCIAL DU DOULOUREUX CHRONIQUE......................................................792.3.3.1 Evaluation de la qualité de vie dans le domaine médical ..........................................802.3.3.1.1 Contexte et enjeux de l'outil de mesure de la qualité de vie en milieu médical.......802.3.3.1.2 Définition de la qualité de vie .................................................................................822.3.3.1.3 Critiques et controverses des outils de mesure......................................................832.3.3.1.4 A quoi et comment ça sert......................................................................................842.3.3.2 Sur l'autonomie et la liberté : glissements normatifs..................................................852.3.3.2.1 L’autonomie du patient valorisée par le médecin....................................................852.3.3.2.2 Travail autour des émotions: décalage des attentes...............................................862.3.3.2.3 Normes et valeurs de cohérence : positionnement du chercheur...........................872.3.4 SOUFFRANCE ET DOULEUR : UNE PERSPECTIVE « ULTRAMODERNE"..................................................882.3.4.1 Exigence d'autonomie et affirmation du sujet: vulnérabilité et angoisse....................892.3.4.2 Nouvelle configuration normative : refonte du sens social.........................................90

CONCLUSION ...................................................................................................................... 92

BIBLIOGRAPHIE .................................................................................................................. 96

HISTOIRE ET DOULEUR.................................................................................................................96CONCEPTUALISER LA DOULEUR.......................................................................................................97MÉDECINE ET DOULEUR..............................................................................................................104DOULEURS : ITINÉRAIRE ETHNOGRAPHIQUE......................................................................................105LITTÉRATURE TECHNIQUE............................................................................................................107

TABLE DES ANNEXES ...................................................................................................... 112

ANNEXE A .......................................................................................................................... 113

DE LA CLASSIFICATION DES DOULEURS...........................................................................................1131) LES DOULEURS NOCICEPTIVES OU PAR EXCÈS DE NOCICEPTION..........................................................1142) LES DOULEURS NEUROGÈNES OU NEUROPATHIQUES PÉRIPHÉRIQUES ..................................................1143) LES DOULEURS NEUROPATHIQUES CENTRALES...............................................................................114

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ANNEXE B .......................................................................................................................... 115

LE PLAN DE LUTTE CONTRE LA DOULEUR 1998-2000 - PRINCIPALES MESURES......................................115

ANNEXE C .......................................................................................................................... 118

EVALUATION DU PLAN TRIENNAL 1998-2000 PAR LE GOUVERNEMENT...................................................118

ANNEXE D .......................................................................................................................... 121

LE PLAN DE LUTTE CONTRE LA DOULEUR 2002-2005.......................................................................121

ANNEXE E .......................................................................................................................... 124

PLAN D’AMÉLIORATION DE LA PRISE EN CHARGE DE LA DOULEUR 2006-2010.........................................124

ANNEXE F .......................................................................................................................... 125

EVALUATION DE LA DOULEUR : LE QUESTIONNAIRE DE SAINT ANTOINE...................................................125

ANNEXE G ......................................................................................................................... 128

DISCOURS DE MONSIEUR BERNARD KOUCHNER, 2001.....................................................................128

ANNEXES H ....................................................................................................................... 132

LES DIX PROPOSITIONS DE L’OMS : TRAITEMENT DE LA DOULEUR CANCÉREUSE (GENÈVE 1987)................132

ANNEXE I ........................................................................................................................... 133

MORCEAUX CHOISIS DE LA DESCRIPTION DES DOULEURS DE LA PASSION : UN ZÊLE MÉDICAL .......................133

ANNEXE J .......................................................................................................................... 136

FÊTE DU LABOR, PAR LE PASTEUR LOUIS PERNOT..........................................................................136PRÉDICATION DU DIMANCHE 1ER MAI 1994 AU TEMPLE DE L'ETOILE À PARIS...........................................136

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Table des annexes

ANNEXE A : De la classification des douleurs 113

ANNEXE B : Le Plan de lutte contre la douleur 1998-2000 - Principales mesures 115

ANNEXE C : Evaluation du plan triennal 1998-2000 par le gouvernement 118

ANNEXE D : Le plan de lutte contre la douleur 2002-2005 121

ANNEXE E : Plan d'amélioration de la prise en charge de la douleur 2006-2010 124

ANNEXE F : Évaluation de la douleur : le questionnaire de Saint-Antoine 125

ANNEXE G : Discours de M. Bernard Kouchner, 2001 128

ANNEXE H : Les dix propositions de l'OMS : traitement de la douleur cancéreuse 132

ANNEXE I : Morceaux choisis de la description des douleurs de la Passion : un zêle médical 133

ANNEXE J : Fête du labor, par le Pasteur Louis Pernot. Prédication du dimanche 1er mai 1994 au

Temple de l'Étoile à Paris 136

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ANNEXE A

De la classification des douleurs

Besson, spécialiste mondial de la douleur clinique, met en exergue la prévalence de la douleur

chronique dans la population générale. En 1992 il se base sur des chiffres américains du NUPRI N

(critère : plus de 100 jours douloureux dans l’année écoulée), et relate cet état général des douleurs

selon leur localisations : 5% de céphalées, 9% de lombalgies, 5% de douleurs musculaires et 10% de

douleurs articulaires. Ce faisant, il souligne l’opposition classique entre douleur aigue et douleur

chronique, l’une signal d’alarme et l’autre maladie en soi, ainsi que leur cortège de facteurs

psychosociaux. Peu importe son étiologie primitive, dit-il, une douleur chronique ne peut être

appréhendée comme une douleur aigue persistante. Des différences d’ordre neurophysiologique,

neuropsychologique et comportemental viennent compléter la différence.

Jusqu’ici toutes les douleurs ont été indifféremment appréhendées en neurobiologie sous le terme de

« douleur par désafférentation », soient des douleurs liées à une lésion du système nerveux

périphérique, au contraire de l'encéphale contenant le cerveau et la moelle épinière qui font partie du

système nerveux central. Ce mécanisme est certainement essentiel, mais reste, à tort selon Besson,

« l’exemple type d’un mécanisme central générateur de la douleur ».

Il n'est pas concevable de prétendre élaborer une démarche d’enquête anthropologique de la douleur

sans connaître, au moins dans leurs grandes lignes, les notions et définitions sur lesquelles se

fondent actuellement la prise en charge médicale du processus de la douleur. Il est donc

incontournable de distinguer, au moins schématiquement, les différents types de mécanismes de la

douleur, afin de saisir leur fonctionnement, leur modalité de manifestation et leur traitement. Ces

mécanismes, au nombre de cinq, peuvent toutefois coexister au sein d'un même tableau clinique et il

importera au diagnosticien d'en faire l’état des lieux précis.

Mécanisme de la nociception : système nerveux central et périphériqueLa théorie classique de Descartes veut qu'il se trouve dans le cerveau des voies de communications

spécifiques de la douleur, des sortes de trajets réservés pour la douleur. Son hypothèse consiste à

dire qu’une fois ces trajets là « excités » la sensation douloureuse suit, inévitablement. Mais ce n'est

pas entièrement possible, nous disent les neurochirurgiens. Si c’était le cas, on n'aurait plus qu’à

sectionner les nerfs qui conduisent la douleur (ce que des expériences ont tenté, sans succès total).

S'il est inutile de rappeler intégralement le schéma général de la nociception, il s'agit de comprendre le

mécanisme de la douleur en s’intéressant à celui du système nerveux. A la périphérie, c'est-à-dire au

niveau des membres et des organes, les fibres nerveuses périphériques qui réagissant aux stimulus

sont de différents diamètres : les plus fines, « C », sont appelées nociceptives car elles transmettent

le message douloureux par le biais d’impulsions électriques. Tandis que les plus larges « A »

réagissent aux stimuli non agressifs (mouvements articulaires…). Parfois des stimulus normaux sont

interprétés comme très douloureux : hyperalgie (arthrose, coup de soleil..). La théorie de la porte met

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en relief les mécanismes de contrôle de la douleur par opposition de barrages, fermeture ou ouverture

de porte…mais il existe des approches alternatives

1) Les douleurs nociceptives ou par excès de nociception

Le premier type de douleur est couramment désigné comme résultant d’un excès de nociception, à

cause des stimulations nociceptives en grand nombre émanant du foyer lésionnel et excitant les

nocicepteurs périphériques qui envoient les messages vers la moelle épinière et les centres

supraspinaux. La fonction de nociception permet à l'organisme de détecter les processus qui altèrent

ou menacent son intégrité. Suite à la détection, la nociception déclenche une réaction d'adaptation

visant à éliminer la menace ou l'éviter. Pour autant, nociception n'est pas systématiquement

synonyme de douleur. La douleur elle, est véritablement une perception intégrée au niveau du

cerveau et pour cela, nécessite que l'on soit conscient. Pour soulager ces douleurs, la stratégie est

autant que faire ce peut, d’ordre étiologique, s’attachant à soigner le foyer d’où procèdent les

substances algogènes. Sur le plan symptomatique, on soulagera une trop grande douleur avec des

antalgiques périphériques, des anti-inflammatoires non stéroïdiens, des morphiniques, et dans

certains cas extrêmes, les voies de transmission des messages nociceptifs seront carrément

sectionnées, en bloc opératoire…C’est le type même de la douleur aiguë, qui par ailleurs se retrouve

au stade chronique des pathologies lésionnelles persistantes, comme les cancers (70% des douleurs

cancéreuses sont nociceptives).

2) Les douleurs neurogènes ou neuropathiques périphériques

Les douleurs neuropathiques sont très différentes des précédentes ; l’une des douleurs neurogènes

les plus typiques est la douleur survenant après l'amputation d'un membre et se traduisant par une

douleur du moignon, connue sous le terme de « douleur du membre fantôme ». Elle caractérise

également les douleurs liées au zona et à la paraplégie. Ce type de douleurs est perçu en dehors de

toute stimulation susceptible d'entraîner une douleur et les mécanismes d’excitation neuronale restent

non élucidés. Dans ce type de douleur il est inutile, même illogique rajoute Besson, de prescrire des

antalgiques périphériques ou des anti-inflammatoires ; on aura donc recours à des traitements

antalgiques adressés au système nerveux central (anti-dépresseurs tricycliques et antiépileptiques) ou

encore à des techniques de neurostimulation. Ces douleurs apparaissent souvent en stade de

chronicité douloureuse lorsque le bilan clinique et paraclinique est négatif (même si, souligne Besson,

on peut en supposer l’existence auparavant). Ce diagnostic doit faire l’objet d’une « sémiologie

psychopathologique positive » et peut par exemple relever du registre de l’anxiété et de la dépression.

3) Les douleurs neuropathiques centrales

Dite aussi anesthésia dolorosa, cette douleur est extrêmement pénible, persistante et difficile à

soulager. « Perception est bien le mot-clef, car la douleur neuropathique est une perception complexe

née de l’expérience de l’agression, actuelle ou potentielle, d’un stimulus dit nociceptif. Que le stimulus

soit perçu comme une douleur dépend non seulement de son intensité, mais du contexte de la

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situation présente, de l’histoire passée et des souvenirs d’un individu, des émotions déclenchées par

le stimulus, etc. » Toutes les stimulations agressives ne sont pas perçues comme douloureuses :

sportif dont la victoire atténue la douleur de la blessure...

ANNEXE B

Le Plan de lutte contre la douleur 1998-2000 - Principales mesures

Le programme de lutte contre la douleur proposé par le Secrétaire d’Etat à la Santé s’articule autour de 4 axes principaux :

la prise en compte de la demande du patient

le développement de la lutte contre la douleur dans les structures de santé et les réseaux de soins,

le développement de la formation et de l’information des profes-sionnels de santé sur l’évaluation et le traitement de la douleur,

l'information du public.

1. La prise en compte de la demande du patient

L’article II de la Charte du patient hospitalisé mentionne qu’" Au cours des traitements et des soins, la prise en compte de la dimension douloureuse, physique et psychologique des patients et le soulage-ment de la souffrance doivent être une préoccupation constante de tous les intervenants ".

Dans cet esprit, le Plan de Lutte contre la douleur met le patient au centre du système de santé et pré-voit un certain nombre de mesures qui le concernent directement :

• Le carnet douleur : remis au patient à son arrivée pour une meilleure information sur la douleur, son évaluation, sa prise en compte par l'équipe soignante et la réponse adaptée, qu'il est en droit de demander, et qui peut y être apportée.

• Une systématisation de l'utilisation des réglettes de mesure de la douleur qui permet à l'équipe soignante dans le cadre d'un dialogue avec le patient de mieux apprécier l'intensité de la douleur. Une pancarte au pied du lit en fera également la mesure journalière.

• La mesure de la satisfaction des usagers : des fiches de sortie hospitalière relatives à la satis-faction des patients comporteront des éléments relatifs à la prise en charge plus ou moins satisfai-sante des douleurs ressenties par le patient au sein de l’hôpital.

• Attribution aux établissements de santé, dans le cadre de projets-pilotes, de pompes d'auto-analgésie contrôlée qui permettent au patient lui-même de déclencher l'injection d'antalgiques.

• L’information des patients sur l’existence des centres de lutte contre la douleur chronique rebelle. Une liste régionale sera diffusée en mai 98.

• L'insertion de rubriques spécifiques ayant trait à l'intensité et la prise en charge de la douleur dans les documents d'anesthésie

• La disponibilité des antalgiques majeurs. Le Plan de lutte contre la douleur vise à simplifier les modalités de prescription en remplaçant la prescription des antalgiques majeurs sur ordon-

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nance extraite d’un carnet à souche numéroté (réservé exclusivement à cet usage) par une pres-cription médicale sur ordonnance infalsifiable. Ces ordonnances seront utilisées pour toutes les prescriptions

2. Dans les établissements de santé et de réseaux de soins

Les établissements de santé

Les établissements de santé qui doivent répondre depuis 1995 à l’obligation inscrite dans l’article L.710-3-1 du CSP qui prévoit que " les établissements de santé, les établissements sociaux et médi-co-sociaux mettent en oeuvre les moyens propres à prendre en charge la douleur des patients qu’ils accueillent " et que " pour les établissement de santé publique ces moyens sont définis par le projet d’établissement ", seront aidés dans leur démarche :

• un guide sera mis au point, leur permettant de définir les objectifs de prise en charge de la dou-leur en termes de projet médical, de projet de soins infirmiers, de plans de formation, de gestion et de système d’information (septembre 1998),

• la mesure de la satisfaction des patients : un document d’orientation vient d’être diffusé à cet effet.

• Les établissements seront incités dans le cadre de leur projet d'établissement à élaborer des pro-tocoles de soins d'urgence incluant des mesures soulageant la douleur des patients (consignes en cas de douleur); il leur sera proposé, sur la base des expériences menées par certains établissements, de mettre en place des comités de lutte contre la douleur .

A moyen terme, il sera tenu compte de la qualité de prise en charge de la douleur des patients dans l’évaluation des établissements. Les contrats objectifs-moyens passés entre les établissements et les ARH comporteront des indicateurs de qualité sur la prise en charge de la douleur. La grille d’ac-créditation qui sera mise au point par l’ANAES comportera l’appréciation de la qualité des procédures et des pratiques de prise en charge de la douleur des patients. Les ARH prendront en compte les ef-forts réalisés en la matière dans l’évaluation des établissements.

Les réseaux

Le cahier des charges qui sera proposé aux réseaux susceptibles de bénéficier de financements pu-blics intégrera la réflexion sur la lutte contre la douleur au niveau de la charte, de la formation des intervenants, de la formalisation de la relation des réseaux et des référents...

Une mesure à l'étude prévoit une valorisation de la première consultation chez les médecins généra-listes, préalablement formés à l'évaluation et au traitement de la douleur, participant au réseau ville/hôpital de prise en charge de la douleur chronique rebelle.

3. La formation et l’information des professionnels de santé

D’une façon générale, le thème de la douleur sera intégré dans les différentes formations des méde-cins comme des autres professionnels de santé :

La formation initiale : désormais, le thème de la douleur et des soins palliatifs sont des enseigne-ments obligatoires au cours du 2ème cycle d’études médicales. - Les spécialistes (Pédiatres, ORL...) devront également se préoccuper de façon permanente de lutte contre la douleur dans leur pratique quotidienne : une formation sera mise en oeuvre dans le cadre de la réforme annoncée du 3ème cycle des études médicales.- Les formations de 3ème cycle de lutte contre la douleur seront valorisées : recensement des uni-versités concernées, capacité d’évaluation et de traitement, diplômes universitaires et mise à disposi-tion des information sur le site internet du ministère (septembre 98).

Formation des autres professionnels de santé : renforcement de l'enseignement douleur au sein du cursus de formation des infirmiers ; introduction de cet enseignement dans le cursus de formation des autres professionnels de santé impliqués dans le prise en charge de la douleur, ainsi que dans celui des directeurs d'hôpitaux.

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La formation continue : la priorité " douleur " a été affichée par le ministère comme thème prioritaire pour les médecins en 1998 dans le cadre de la formation continue (avec intégration de ce thème au sein du projet de " Guide de la FMC hospitalière " actuellement en préparation). Par ailleurs, 4 régions pilotes ont été désignées pour la mise en place d’une action de formation à destination du personnel non médical, afin de favoriser l’élaboration de plans d’action " douleur " en équipe interprofessionnelle au sein de projets d’établissements.

Un logiciel pédagogique de prise en charge de la douleur sera mis en ligne sur le réseau santé so-cial.

La formation spécifique : la douleur de la personne âgée fera l’objet d’une action spécifique : une enquête sur les personnes âgées vivant à domicile est actuellement en cours, et 3 régions font au-jourd’hui l’objet d’une évaluation de la prise en charge de la douleur chronique de la personne âgée, avec une formation des professionnels de santé (Pays de la Loire, Limousin et Alsace).

En ambulatoire, un nouveau " Guide du praticien " à vocation plus générale, " Le traitement de la douleur en médecine ambulatoire ", est en cours d’élaboration à l’ANAES. Il s’ajouera au guide éla-boré en 1994/95, consacré à la prise en charge de la douleur du cancer chez l’adulte et à celle de la douleur au cours du SIDA (sortie prévue : dernier trimestre 98).

Par ailleurs, des antalgiques majeurs seront sortis de la réserve hospitalière pour les mettre à disposition des praticiens de ville.

4. L’information du public

La lutte contre la douleur fera l’objet d’une grande campagne d’information.

Un groupe de pilotage composé des principales associations de lutte contre la douleur et du CFES a été mis en place au Ministère .

Cette campagne comporte trois volets :

Un premier volet d'information auprès de la presse spécialisée sur les différentes actions menées par le Ministère et les associations.

Un deuxième volet publicitaire à partir du mois de septembre en direction du grand public après une étude quantitative sur la douleur.

Un volet évènementiel avec une semaine de sensibilisation et d'information dans les établissements de santé vers la fin 1998.

Un site douleur sera ouvert sur le Web qui regroupera les sites existants ou à créer.

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ANNEXE C

Evaluation du plan triennal 1998-2000 par le gouvernement

En 2001, le ministre de la santé a confié à la société française de santé publique (SFSP) l'évaluation du programme triennal de lutte contre la douleur (voir synthèse en annexe 1). Cette évaluation qualitative montre que l’objectif d'instaurer "une culture de la lutte contre la douleur" a été en partie atteint : une prise de conscience a été engagée et une dynamique s'est créée ;

des changements notables sont intervenus dans la prise en charge thérapeutique notamment au ni-veau des médecins ;

des initiatives locales liées le plus souvent à des soignants très motivés ont pu être légitimées.

Cette évaluation souligne la forte mobilisation des infirmiers dans l’amélioration de la prise en charge de la douleur des patients. Leur formation initiale et leur présence constante auprès des patients leur ont permis de développer une "culture douleur" souvent plus marquée que chez de nombreux médecins. Cette évaluation rappelle enfin que l’amélioration de la prise en charge de la douleur relève de l’information et des connaissances du malade, de la formation des soignants, d’un travail et d’une réflexion d’équipe, de l’implication de l’encadrement.

• Mais des progrès restent à faire

Malgré ces éléments encourageants, l'évaluation du plan menée par la société française de santé publique souligne des difficultés et dysfonctionnements. Les structures de prise en charge de la douleur chronique rebelle sont encore mal connues du public et des médecins libéraux. Le délai d'attente pour une première consultation reste encore très long, parfois de plusieurs mois hors urgence. L'utilisation d'outils de référence notamment d'échelles de mesure de l’intensité de la douleur reste peu développée. Nombreux sont les soignants (et notamment les médecins) qui ne font pas confiance à ce type de mesure qui représente pourtant le meilleur moyen pour dépister et objectiver la douleur. Chez l'enfant et la personne âgée, le recours régulier aux outils d'auto évaluation et aux grilles d'observation comportementale (hétéro-évaluation), reste encore plus minoritaire. La formation pratique des médecins dans le domaine de la douleur est encore insuffisante ce qui représente un obstacle à l'amélioration de la prise en charge antalgique.

Les médicaments opioïdes restent encore trop souvent réservés aux situations de fin de vie. Les freins identifiés à la prescription d’antalgiques de niveau 3 concernent le manque de connaissance des produits (peur de dépendance, du surdosage, des effets secondaires…), les représentations associées, mais également une mauvaise information sur les modalités de prescription et des procédures encore trop complexes (prescription, recherche clinique). Les protocoles de prise en charge de la douleur, qui doivent permettre à l’infirmier, dans certaines conditions, de mettre en oeuvre un traitement antalgique sont rarement mis en œuvre. Ils soulèvent la question de la responsabilité respective de l'infirmier et du médecin, de la capacité des infirmiers à les appliquer et de l'organisation du travail. Ces "protocoles" ont le mérite de codifier la prise en charge de la douleur mais ils suscitent cependant la crainte, mal fondée, d'uniformiser les pratiques. Les professionnels soulignent l'absence de prise en compte de la dimension psychosociale de la douleur et des moyens et méthodes non pharmacologiques qui constituent souvent des réponses utiles. Ils permettent, en outre, de limiter certains facteurs aggravants comme, par exemple, l'anxiété, le manque de compréhension.

A partir de ce constat et pour soutenir les efforts engagés, Monsieur Bernard Kouchner, ministre délégué à la santé, a décidé de poursuivre les actions entreprises et de proposer un programme de lutte contre la douleur 2002-2005.

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2 Un engagement fort

La philosophie de ce programme pouvait se résumer ainsi : La douleur n'est pas une fatalité, elle doit être au centre des préoccupations de tout professionnel de santé.

• Une évaluation positive

De nombreuses actions ont été ainsi mises en place tant auprès des usagers que des professionnels de santé, renforcées, pour certaines, par des mesures réglementaires.

L'information des usagers a été développée. Depuis 1999, chaque patient hospitalisé pouvait recevoir une brochure (" carnet douleur "), intitulée " la douleur n’est pas une fatalité " l’informant des possibilités de prise en charge. Cette information a été relayée par une campagne publicitaire télévisée et complétée, en 2000 par la diffusion d’une brochure pédiatrique d’information spécifiquement destinée aux enfants et à leur famille.

Des structures de prise en charge contre la douleur chronique rebelle ont été créées(2). A ce jour 96 structures ont été identifiées. Afin de mieux informer les usagers et les professionnels de santé de leur existence, la liste de ces structures est consultable sur minitel et internet.

Des recommandations "labellisées" ont été publiées. Des recommandations de bonnes pratiques sur la prise en charge de la douleur chez l’adulte, l’enfant, la personne âgée ont été publiées par l’ANAES. Une conférence de consensus sur la prise en charge de la douleur post-opératoire a été organisée par la Société Française d’Anesthésie et de Réanimation (SFAR) en partenariat avec l’ANAES. La Fédération Nationale des Centres de Lutte Contre le Cancer (FNCLCC) a élaboré des "standards options recommandations - SOR" avec l’ANDEM(3) en cours d’actualisation et de labellisation par l'ANAES. Une conférence d’experts sur la migraine a été initiée par l’INSERM.

La formation initiale des médecins a été renforcée avec l'introduction d'un module obligatoire sur la lutte contre la douleur et les soins palliatifs dans le programme initial du deuxième cycle des études médicales(4).

L’offre de formation continue sur le thème de la douleur a été multipliée par trois. Depuis 1996, 28 000 agents, dont 18 000 infirmiers, ont pu bénéficier d’actions de formation financées par l’ANFH. Par ailleurs, de nombreux diplômes universitaires et 17 capacités d'évaluation et traitement de la douleur ont été créés. En 2000, le ministère a participé au financement d’un cédérom pédagogique sur la douleur de l'enfant réalisé par l'association pour le traitement de la douleur de l’enfant.

Un million de réglettes de mesure de l’intensité de la douleur ont été distribuées. Ces outils de référence (échelles visuelles analogiques : EVA) permettent de mieux dépister et quantifier la douleur ressentie et de suivre son évolution.

L'accès aux antalgiques majeurs a été facilité afin d'encourager leur prescription : suppression du carnet à souche remplacé par les ordonnances "sécurisées" dont l’utilisation générale est prévue, allongement de la durée maximale de prescription pour les stupéfiants les plus utilisés portée de 7 à 28 jours(5), sortie de la réserve hospitalière de certains antalgiques, mise au point de nouvelles formes pédiatriques d'antalgiques.

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L’utilisation des antalgiques progresse et la France a rattrapé son retard dans ce domaine. Ainsi les ventes d'antalgiques de niveau 2 ont progressé de 8% par an depuis 1996, celles des antalgiques de niveau 3 ont augmenté de 16% en 1999 et de 20% en 2000(6).

La réalisation de protocoles de prise en charge de la douleur a été encouragée(7). Ces protocoles permettent aux infirmiers de prendre l’initiative, dans des conditions prédéterminées, d’administrer des antalgiques.

Plus de 5000 pompes d’analgésie auto-contrôlée (PCA) sont désormais disponibles grâce à la dynamique créée dans les hôpitaux pour mieux soulager les patients notamment lors de douleurs post-opératoires.

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ANNEXE D

Le plan de lutte contre la douleur 2002-2005

Le plan quadriennal de lutte contre la douleur (2002/2005 )

Un travail dans la continuité et trois nouvelles priorités

Poursuivre l'amélioration de la prise en charge de la douleur notamment de la douleur chronique rebelle (lombalgies, céphalées chroniques, douleurs cancéreuses …) ET : 1- Prévenir et traiter la douleur provoquée par les soins, les actes quotidiens et la chirurgie 2- Mieux prendre en charge la douleur de l'enfant 3- Reconnaître et traiter la migraine

Cinq objectifs

1. Associer les usagers par une meilleure information

2. Améliorer l’accès du patient souffrant de douleurs chroniques rebelles à des structures spécialisées

3. Améliorer l'information et la formation des personnels de santé

4. Amener les établissements de santé à s'engager dans un programme de prise en charge de la douleur

5. Renforcer le rôle infirmier notamment dans la prise en charge de la douleur provo - quée

1 - Associer les usagers par une meilleure information

Les usagers doivent apprendre à être des acteurs de l’amélioration de la prise en charge de la dou-leur. L’information dont disposent les patients (et leur entourage) a permis de faire évoluer leur de-mande et leurs exigences. Toutefois, selon les caractéristiques socio-culturelles des patients l'-information sur la douleur a été inégalement reçue.

L’information doit être renforcée pour faciliter le dialogue patients/soignants.

Objectifs

* Permettre à tout patient (adulte, enfant et son entourage) d’avoir accès à une information précise et compréhensible sur la prise en charge de la douleur notamment :

• avant un acte douloureux ;

• avant une intervention chirurgicale.

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* Informer les personnes souffrant de migraines et de céphalées chroniques des possibilités de prise en charge

* Faire connaître les structures de prise en charge de la douleur chronique rebelle

2 - Améliorer l’accès de la personne souffrant de douleurs chroniques rebelles à des structures spécialisées

Afin de mieux prendre en charge la douleur chronique rebelle des structures ont été identifiées. Ac-tuellement sont recensés 32 consultations pluridisciplinaires de prise en charge de la douleur chro-nique rebelle, 41 unités et 23 centres. Il existe cependant des inégalités régionales : 49 départements ne disposent d'aucune consultation et dans 8 régions, on ne recense aucun centre (voir annexe).Ces structures sont encore mal connues du public et des médecins libéraux et le délai d'attente pour une première consultation reste encore très long hors urgence. Par ailleurs, les médecins libéraux souhaitent que ces structures soient plus facilement accessibles lors de difficultés à prendre en charge la douleur et qu'elles constituent de véritables lieux de rencontre et de réflexion. Enfin, les freins identifiés à une meilleure prise en charge thérapeutique doivent être levés.

Objectif

*Améliorer la réponse en soins pour les patients douloureux chroniques

* Identifier, au plan régional les praticiens (libéraux ou hospitaliers) et les structures qui peuvent et souhaitent prendre en charge les patients migraineux.

3 - Améliorer l'information et la formation de l'ensemble des professionnels de santé

La formation des personnels de santé constitue un élément essentiel de la qualité des soins. Les pro-fessionnels doivent être sensibilisés et formés au plus tôt afin qu’ils puissent acquérir les principes et les comportements adaptés dans le quotidien de leurs pratiques professionnelles. Ils doivent avoir également accès à la formation continue parce que les connaissances et les techniques évoluent.Il existe des moyens limitant la douleur au cours de soins quotidiens qui améliorent significativement le confort du patient ; ils sont insuffisamment pris en compte. La recherche clinique est dans ce do-maine peu développée ; il serait légitime compte tenu de l’attente des patients de mener des études dans ce domaine.

Objectif

* Donner aux soignants les moyens de mettre en place des stratégies de prévention et de traitement de la douleur. Tout soignant doit avoir accès à une information et une formation lui permettant :

o de mieux appréhender la complexité du phénomène "douleur" ainsi que la variabilité de sa perception et de son expression ;

o d'identifier et d'évaluer régulièrement l'intensité de la douleur ;

o de prévenir la douleur provoquée par les soins et la chirurgie ;

o de mieux prendre en charge la douleur de l'enfant, de la personne handicapée ainsi que celle du patient migraineux.

4 - Amener les établissements de santé à s'engager dans une démarche d’amélioration de la qualité de la prise en charge de la douleur des patients

La prise en charge de la douleur constitue une mission de tout établissement de santé (Article L.1112-4 du code de la santé publique). Afin de répondre à cette obligation, certains établissements ont mis en place, avec succès, un comité de lutte contre la douleur (CLUD), d'autres ont inscrit cette démarche au niveau de la structure qualité de l'établissement. Plusieurs enquêtes ont montré des disparités majeures dans les pratiques antalgiques au sein d’un même établissement d’un même ser-

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vice. L’implication réelle du chef de service et du cadre infirmier demeure déterminante pour la mise en place effective de ces bonnes pratiques. Par ailleurs, des réseaux inter-hospitaliers permettant la mutualisation des moyens et des compétences se sont développés dans certains bassins de vie.

Objectif

Inciter tous les établissements de santé à la mise en oeuvre et au suivi d'un programme cohérent de prise en charge de la douleur des patients concernant, notamment la douleur provoquée par les soins chez l’adulte comme chez l'enfant.

5 - Renforcer le rôle de l'infirmier notamment dans la prise en charge de la douleur provoquée

Les infirmiers par leur formation initiale et leur présence constante auprès des patients se sont mobili-sés très tôt pour améliorer la prise en charge de la douleur.De manière générale, les infirmiers rencontrent des difficultés dans la reconnaissance de leurs compétences notamment dans la mise en place des protocoles de prise en charge de la douleur. Cette mise en place s'intègre dans une réflexion d'équipe et nécessite le soutien et l'accompagnement des personnels d'encadrement médicaux et paramédicaux.

L’expérience accumulée ces dernières années par les unités mobiles " douleur aiguë post-opératoire " et " douleur chronique " montre que l’amélioration de la prise en charge de la douleur peut être reliée à la présence auprès des équipes d’un infirmier référent douleur.

Objectifs :

• Consolider le rôle des infirmiers dans la lutte contre la douleur* Poursuivre la mise en place de la formation continue des infirmiers* Intégrer au sein des établissements de santé des infirmiers référents douleur

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ANNEXE E

Plan d’amélioration de la prise en charge de la douleur 2006-2010

Le plan d’amélioration de la prise en charge de la douleur 2006-2010 re-pose sur quatre axes :

• L’amélioration de la prise en charge des personnes les plus vulnérables (enfants, personnes âgées et en fin de vie) ;

• La formation renforcée des professionnels de santé ;

• Une meilleure utilisation des traitements médicamenteux et des mé-thodes non pharmacologiques ;

• La structuration de la filière de soins.

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ANNEXE F

Evaluation de la douleur : le questionnaire de Saint Antoine

QUESTIONNAIRE sur la DOULEUR de SAINT ANTOINE

Le plus utilisé en France, élaboré par Boureau et son équipe, il est l'adaptation française du MC Gill Pain Questionnaire (MPQ) de Melzack. C'est un questionnaire de 61 mots qualificatifs répartis en 17 sous-classes : 9 sensorielles, 7 affectives, 1 évaluative. On demande au patient de sélectionner les adjectifs puis de les noter de 0 (pas du tout) à 4 (extrêmement). Cette échelle d'auto-évaluation permet en pratique clinique de préciser les participations du sensoriel et de l'affectif dans l'intensité douloureuse. Ses limites sont l'inaptitude à la compréhension des mots : (niveau socioculturel bas) et l'inadaptation à la répétition à intervalles rapprochés.

Afin de préciser la douleur que vous ressentez actuellement (depuis les dernières 48h), nous vous demandons de répondre au questionnaire ci-après.

Il vous aidera à préciser :

- les mots qui décrivent votre douleur,- les changements dans vos activités,- votre état d'humeur et de tension.

N'oubliez pas de répondre à toutes les questions. Ce questionnaire vous aidera à mieux suivre l'évolution de vos progrès.

Vous trouverez ci-dessous une liste de mots pour décrire votre douleur.

Afin de préciser la douleur que vous ressentez depuis les dernières 48h, entourez pour chaque mot la note correspondante.

Cotations0 = absent,1 = faible,2 = modéré,3 = fort,4 = extrêmement fort

ATTENTION : Pour chaque groupe de mots (séparé par une lettre), choisissez maintenant par une croix dans la case de droite un seul mot, celui qui décrit le mieux votre douleur

A

Battements 0 1 2 3 4

Pulsations 0 1 2 3 4

Elancements 0 1 2 3 4

En éclairs 0 1 2 3 4

Décharges électriques 0 1 2 3 4

Coups de marteau 0 1 2 3 4 .

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Spica L. Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique ETHR11

BRayonnante 0 1 2 3 4

Irradiante 0 1 2 3 4 .

C

Piqûre 0 1 2 3 4

Coupure 0 1 2 3 4

Pénétrante 0 1 2 3 4

Transperçante 0 1 2 3 4

Coups de poignard 0 1 2 3 4 .

D

Pincement 0 1 2 3 4

Serrement 0 1 2 3 4

Compression 0 1 2 3 4

Ecrasement 0 1 2 3 4

En étau 0 1 2 3 4

Broiement 0 1 2 3 4 .

E

Tiraillement 0 1 2 3 4

Etirement 0 1 2 3 4

Distension 0 1 2 3 4

Déchirure 0 1 2 3 4

Torsion 0 1 2 3 4

Arrachement 0 1 2 3 4 .

E

Tiraillement 0 1 2 3 4

Etirement 0 1 2 3 4 .

Distension 0 1 2 3 4

Déchirure 0 1 2 3 4

Torsion 0 1 2 3 4

Arrachement 0 1 2 3 4

FChaleur 0 1 2 3 4 .

Brûlure 0 1 2 3 4

GFroid 0 1 2 3 4 .

Glace 0 1 2 3 4

H

Picotements 0 1 2 3 4

Fourmillements 0 1 2 3 4

Démangeaisons 0 1 2 3 4 .

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I

Engourdissement 0 1 2 3 4 .

Lourdeur 0 1 2 3 4

Sourde 0 1 2 3 4

J

Fatigante 0 1 2 3 4 .

Epuisement 0 1 2 3 4

Ereintante 0 1 2 3 4

K

Nauséeuse 0 1 2 3 4 .

Suffocante 0 1 2 3 4

Syncopale 0 1 2 3 4

L

Inquiétante 0 1 2 3 4 .

Oppressante 0 1 2 3 4

Angoissante 0 1 2 3 4

L

Inquiétante 0 1 2 3 4 .

Oppressante 0 1 2 3 4

Angoissante 0 1 2 3 4

M

Harcelante 0 1 2 3 4 .

Obsédante 0 1 2 3 4

Cruelle 0 1 2 3 4

Torturante 0 1 2 3 4

Suppliciante 0 1 2 3 4

N

Gênante 0 1 2 3 4 .

Désagréable 0 1 2 3 4

Pénible 0 1 2 3 4

Insupportable 0 1 2 3 4

O

Enervante 0 1 2 3 4 .

Exaspérante 0 1 2 3 4

Horripilante 0 1 2 3 4

PDéprimante 0 1 2 3 4 .

Suicidaire 0 1 2 3 4

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ANNEXE G

Discours de Monsieur Bernard Kouchner, 2001

Ministre délégué à la Santé Colloque douleur à l'UNESCO

Ouverture de la 9ème journée de" la douleur de l'enfant ; Quelles

réponses ?et mécanismes de la chronicisation

douloureuse "Lundi 17décembre 2001

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs C’est une joie d’être parmi vous en cette fin d’année à cette neuvième journée sur la douleur de l’enfant. Vous savez que je suis très attaché à la lutte contre la douleur. En 1998, j’avais annoncé un plan triennal de lutte contre la douleur dont la philosophie pouvait se résumer ainsi : " La douleur n’est pas une fatalité, elle doit être au centre des préoccupations de tout professionnel de santé ". Il s’agit aujourd’hui de faire le bilan de ce premier plan et de vous annoncer les grandes lignes de mon nouveau programme d’actions axé sur 3 grandes priorités : la douleur provoquée, la douleur de l’enfant et la migraine. Il m’a donc semblé naturel de venir vous présenter ce nouveau plan dont une partie est consacrée à la douleur de l’enfant dans cette salle prestigieuse de l’UNESCO pour votre colloque annuel.Tout d’abord, je voudrais souligner que nous disposons aujourd’hui d’une évaluation du plan triennal de lutte contre la douleur réalisé par la société française de santé publique qui nous permet de mesurer le chemin parcouru. Des progrès importants ont été accomplis ; la lutte contre la douleur a mobilisé ; la prise en charge de la douleur s’est améliorée.Quel bilan ?Les initiatives ont été nombreuses portées par les équipes des consultations, des unités ou des centres de lutte contre la douleur. Des dynamiques se sont enclenchées. Parmi les résultats principaux de cette évaluation réalisée par la société française de santé publique, j’ai noté des points forts et des carences.

Tout d’abord parmi les points forts, il faut souligner que : • des recommandations de bonnes pratiques cliniques et thérapeutiques labellisées par l’a-

gence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé sont maintenant disponibles ; • un effort de formation sans précédent a été réalisé puisque depuis 1996, 28 000 profession-

nels de santé ont été formés ; • la formation initiale des médecins a été renforcée. Un module " douleur et soins palliatifs " est

dorénavant inscrit dans le deuxième cycle des études médicales ; • des structures de lutte contre la douleur ont été créés. Nous en avons identifiés 96 ; • l’accès aux antalgiques a été facilité. Le carnet à souche a été supprimé et les durées maxi-

males de prescription allongées ; • l’utilisation des antalgiques progresse : + 8% par an pour les antalgiques de type 2 et pour les

antalgiques de type 3 : +16% en 1999 et +20% en 2000 ; • 5000 pompes et un million d’échelles visuelles analogiques ont été distribuées ; • de larges campagnes d’information auprès des malades ont été réalisées permettant de faire

évoluer leurs demandes et leurs exigences. Mais des progrès importants restent à accomplir en particulier :

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• dans le domaine de l’information du public : les structures de lutte contre la douleur sont en-core mal connues ;

• dans le domaine de la formation des professionnels de santé en particulier dans la formation pratique des médecins ; la prise de conscience de chaque médecin est encore loin d’être acquise. La dimension psychosociale ainsi que les méthodes non pharmacologiques sont in-suffisamment prises en compte ;

• et dans le domaine de la prise en charge de la douleur. Les délais d’attente pour un rendez-vous en consultation sont encore longs, trop longs. Les médicaments opioïdes sont encore trop souvent réservés aux situations de fin de vie. De nombreuses résistances sont encore soulignées pour la mise en œuvre des protocoles infirmiers.

Je remercie la société française de santé publique et les auteurs de l’évaluation du plan 1998-2000 : mesdames Cécile Lothon, Anne Laurent-Bec et Pauline Marec d’avoir dégagé dans leur travail des priorités qui nous ont bien entendu servi à établir les axes du nouveau programme d’actions. Ce programme s’inscrit dans la continuité du plan précédent ; il prend en compte en particulier la douleur chronique rebelle (les lombalgies, les céphalées chroniques, les douleurs cancéreuses) mais il met l’accent sur trois catégories de douleur :1- La douleur aiguë provoquée par les gestes, les explorations invasives, les soins. Ces douleurs quotidiennes sont pourtant faciles à anticiper et à traiter. Les réponses antalgiques sont plus faciles à standardiser et à " protocoliser ". Je pense, en particulier, à la douleur post-opératoire et à une meilleure utilisation de pompes à morphine et aussi à la douleur de l’enfant où la contention physique et le déni demeurent des réponses fréquentes. Cette axe me paraît très important car je pense que l’amélioration de la prise en charge de la douleur provoquée constitue un levier fort pour asseoir le changement de comportement des français et des soignants vis à vis de la douleur.2- la douleur de l’enfant. Il s’agit hélas d’une triste réalité trop souvent banalisée. J’invite chacun à lire les deux vignettes cliniques très illustratives en annexe du plan décrivant une suture aux urgences pédiatriques. Dans un cas les conditions sont déplorables : l’enfant est contenu pendant une suture sans anesthésie dans l’autre cas, au contraire, la même suture se déroule très bien, l’enfant respirant un mélange de protoxyde d’azote et d’oxygène. Nous disposons de moyens de prévention et de traitement – il faut les utiliser. 3- et enfin la migraine parce que c’est l’exemple typique de la pathologie douloureuse qui malgré sa fausse banalité est extrêmement invalidante. Les experts estiment que 12% à 15% de la population en souffre. Ce nouveau programme de lutte contre la douleur est ambitieux. Il comporte cinq axes et de très nombreuses mesures. Avant de vous en présenter les grandes lignes je voudrais remercier le Dr Daniel Annequin, notre chef de projet douleur, Mme Danielle Cullet de la DHOS qui ont élaboré ce plan en collaboration avec la société d’étude et de traitement de la douleur et les collèges de professionnels de la douleur.1er axe : Associer les usagers par une meilleure informationL’information des personnes malades et de leur entourage les informant des possibilités de prise en charge reste un axe majeur de ce nouveau plan. Le message de la campagne de communication 2000 " la douleur n’est pas une fatalité " est toujours d’actualité. Il a permis incontestablement de faire évoluer la demande et les exigences des personnes malades. Nous devrons encore renforcer cette information afin de favoriser le dialogue patients / soignants. Deux mesures importantes méritent d’être soulignées :

• le contrat d’engagement douleur remplace le carnet douleur. Ce carnet qui contient des éléments d’information sur la douleur devient un aussi acte d’engagement de l’établisse-ment hospitalier.

• une large campagne d’information sera développée en direction des enfants. La loi de fi-nancement de la sécurité sociale 2002 vient de rendre obligatoire des examens bucco-dentaires de prévention lors de la 6ème et de la 12ème année. Comme le passage chez le dentiste est très souvent associé à la notion de douleur, nous profiterons de ce nouveau contexte pour développer une information sur la douleur et les moyens de l’éviter et de la soulager.

2ème axe : Améliorer l’accès de la personne souffrant de douleurs chroniques rebelles à des structures spécialiséesLa douleur chronique rebelle du fait de sa durée, de sa persistance malgré les traitements antalgiques usuels entraîne des séquelles invalidantes ayant des retentissements importants sur la qualité de vie des personnes. Je pense ici aux lombalgies, aux céphalées chroniques, aux douleurs cancéreuses…

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Une centaine de structures de lutte contre la douleur chronique rebelle ont été créées pour répondre aux besoins des personnes concernées. Il nous faut poursuivre votre effort car les délais d’attente pour les premières consultations sont encore longs ; la moitié des départements ne disposent d’aucune consultation douleur. C’est pourquoi dès 2002 :

• nous créerons des consultations de prise en charge de la douleur en particulier dans les dé-partements qui en sont dépourvus ;

• nous renforcerons les structures de lutte contre la douleur sur la base d’une enquête de be-soin qui sera réalisée début 2002 ;

35 MF sont consacrés à ces mesures.Je souhaite qu’une attention toute particulière soit portée à la migraine. Elle ne doit pas être vécue comme une fatalité. Il nous faut sensibiliser tous les acteurs. Deux documents simples et clairs seront élaborés :

• l’un destiné au grand public qui y trouvera des repères simples pour distinguer la maladie mi-graineuse et préciser les grandes tendances thérapeutiques ;

• l’autre destinée à l’ensemble des professionnels, ils y apprendront à mieux éviter les princi-paux pièges liés à cette pathologie ainsi que les démarches thérapeutiques efficaces ;

• Le centre national de ressource dont je vous ferais part tout à l’heure devra promouvoir et dif-fuser des supports de formation interactifs avec auto évaluation et présentation de cas cli-niques ;

• Nous créerons un centre expérimental de référence sur la migraine de l’enfant à l’Hôpital d’en-fants Armand Trousseau car cette pathologie touche 5 à 10 % des enfants.

• Enfin, les ARH devront identifier les praticiens (libéraux ou hospitaliers et les structures qui peuvent et souhaitent prendre en charge les patients migraineux. Cette liste sera accessible au public.

Parallèlement, je souhaite que le travail engagé pour faciliter l’accès aux antalgiques majeurs soit poursuivi.La généralisation des ordonnances sécurisées doit devenir une réalité dés 2002. La direction générale de la santé a mis en place un groupe de travail sur ce thème et doit me faire des propositions.Par ailleurs, vous êtes nombreux à m’avoir fait part de la nécessaire simplification de la prescription et la dispensation des médicaments opioïdes à l’hôpital. La DHOS, en liaison avec l’AFSSAPS, qui réfléchit actuellement sur le circuit du médicament à l’hôpital étudiera ces questions et me fera part de ses conclusions.3ème axe : Améliorer l’information et la formation de l’ensemble des professionnels de santéLa formation des professionnels de santé constitue un élément clé de la qualité des soins et ceci d’autant que les moyens de limiter la douleur existent. Je pense en particulier à la douleur provoquée, à la douleur au cours des soins quotidiens pour lesquels on peut significativement améliorer le confort du patient.Nous poursuivrons le travail engagé de formation des professionnels de santé. Des documents ciblés sur des thèmes spécifiques jugés prioritaires seront élaborés. Mais surtout sera créé un centre national de ressource de la douleur. Ce centre aura pour missions :

• diffuser l’information par la création d’une médiathèque ouverte à tous et l’actualisation régu-lière du site internet du ministère de la santé ;

• de faire connaître et valoriser les initiatives et les réalisations autour de l’amélioration de la douleur ;

• d’apporter une aide logistique aux professionnels en charge de la douleur ; • de favoriser la recherche clinique sur la douleur au quotidien et les méthodes non pharmaco-

logiques de prise en charge de la douleur. Un budget de 3 MF en 2002 est consacré à l’ouverture de ce centre.4ème axe : Amener les établissements de santé à s’engager dans une démarche d’amélioration de la qualité de la prise en charge de la douleurNous avons inscrit dans le code de la santé publique la prise en charge de la douleur comme une mission des établissements de santé. Pour autant il nous faut accompagner les établissements de santé pour la mise en œuvre et le suivi d’une politique cohérente de lutte contre la douleur.Ils auront bien sûr à leur disposition le centre national de ressource.Ils disposeront, dès le 1er trimestre 2002, d’un guide méthodologique élaboré par la DHOS concernant l’organisation de la prise en charge pour aider les établissements dans leur démarche. Nous nous attacherons à développer des nouveaux savoir-faire en pratique de ville. Il paraît nécessaire que les réseaux de santé appliqués en particulier aux soins palliatifs, au cancer et aux personnes âgées intègrent la dimension de la douleur tant cette problématique apparaît comme

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transversale.Enfin, j’ai demandé à ce que le référentiel d’accréditation soit modifié afin que soit mieux identifiée la prise en charge de la douleur dans l’établissement lors de la visite d’accréditation. Ce point est important car il est susceptible d’inciter très fortement les établissements à s’engager dans une politique active de lutte contre la douleur. 5ème et dernier axe : Renforcer le rôle de l’infirmier, des infirmières dans la prise en charge de la douleur provoquéeLes infirmiers sont des acteurs clés de la lutte contre la douleur. Leur présence est constante auprès des patients. Sous certaines conditions, ils ont la possibilité de mettre en œuvre un traitement antalgique.Chacun reconnaît même leur savoir-faire lié à une formation initiale de qualité et à l’effort considérable qui a été fait en formation continue : 18 000 infirmiers ont bénéficié depuis 1996 d’une telle formation.Dans de nombreuses situations, se posent la question de la responsabilité respective de l’infirmier et du médecin. C’est pourquoi, il m’est apparu important d’intégrer dans le futur décret de compétence des infirmiers qu’ils soient libéraux ou hospitaliers des éléments relatifs à la prise en charge de la douleur par les infirmiers. Ce décret qui devrait être publié dans les mois qui viennent précisera que tout infirmier :

• évalue la douleur dans le cadre de son rôle propre ; • est habilité à entreprendre et à adapter les traitements antalgiques selon des protocoles pré-

établis, écrits, datés et signés par un médecin ; • peut sur prescription médicale, injecter des médicaments à des fins analgésiques dans des

cathéters périduraux et intra-thécaux ou placés à proximité d'un tronc ou plexus nerveux.

J’ai noté également avec beaucoup d’intérêt l’impact d’infirmier(e) référent(e) douleur sur la prise en charge de la douleur. Il ou elle a une activité transversale ; elle met en place concrètement les protocoles antalgiques ; elle participe à l’évaluation régulière des bonnes pratiques en matière de prise en charge de la douleur ; elle forme chaque jour ses collègues à mieux utiliser les pompes à morphine mais aussi à évaluer systématiquement les niveaux de douleur des patients.Ces expériences seront élargies et je souhaite que soit créé en 2002, 125 postes d’infirmiers référents douleur. Il s’agit de donner les moyens humains pour accompagner les modifications de comportements dans les établissements de santé. Je ne doute pas que cet effort important va permettre d’accompagner au plus prêt du terrain la politique que je vous présente. 35 MF seront consacrés à ce renforcement.Enfin, s’agissant de formation continue, l’Association Nationale de Formation Hospitalière intégrera à nouveau la douleur parmi ses thèmes prioritaires dès 2003.Voilà mesdames, messieurs les grands axes de mon programme d’action de lutte contre la douleur 2002-2005. Il me reste à vous encourager dans vos travaux auxquels je serais particulièrement attentif. Nous avons incontestablement progressé dans la lutte contre la douleur. Il nous faut aujourd’hui poursuivre notre action et ne pas relâcher l’effort entrepris si l’on veut inscrire durablement dans notre culture la lutte contre la douleur. Les progrès des antalgiques ont bouleversé la prise en charge de la douleur ; elle est aujourd’hui inacceptable car, dans bon nombre de situations, elle peut être soulagée. Je souhaite pour ma part que sa prise en charge au sein des établissements de santé devienne un des indicateurs fort de la qualité des soins.

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ANNEXES H

Les dix propositions de l’OMS : traitement de la douleur cancéreuse (Genève 1987)

l) Chaque gouvernement devrait envisager de mettre en place un programme pour soulager la douleur cancéreuse. Les organismes participants devraient comprendre : les départements de la santé, de réglementation des médicaments, de l'indication et de la mise en application des lois, des associations nationales de professionnels des soins de santé, des organisations s’occupant du cancer. Il faudrait essayer d'augmenter les fonds ou d'en attribuer aux organismes compétents pour que le traitement de la douleur cancéreuse soit mis en place.

2) Les gouvernements devraient partager leur expérience pour mettre au point des systèmes de réglementation des médicaments qui permettraient de ne pas empêcher les cancéreux de recevoir ceux qui sont nécessaires au soulagement de leur douleur tout en combattant la toxicomanie de façon appropriée.

3) Les mesures nationales, légales et administratives concernant la distribution des analgésiques opioïdes par voie orale devraient être réexaminées et si nécessaire révisées.

4) Les gouvernements devraient encourager les travailleurs dans le domaine de la santé à signaler aux autorités compétentes toute situation dans laquelle des opioïdes par voie orale ne sont pas mis à la disposition des cancéreux qui en ont besoin.

5) Une méthode de traitement de la douleur cancéreuse devra être évaluée par les centres nationaux du cancer et progressivement distribuée au niveau national.

6) En tenant compte du niveau de leur formation, tous les travailleurs dans le domaine de la santé devraient apprendre à évaluer la douleur cancéreuse et à comprendre son traitement.

7) II faudrait encourager la recherche dans le traitement de la douleur cancéreuse d'une façon adaptée aux besoins de chaque pays. Une telle recherche devrait comprendre l'évaluation des services déjà existants de traitement de la douleur et celle des effets obtenus après modification de la réglementation des médicaments et de la formation professionnelle.

8) L'enseignement universitaire, post-universitaire et les systèmes d'examen et de délivrance de diplômes des médecins, des infirmières et d'autres travailleurs dans le domaine de la santé impliqués dans le traitement des cancéreux devraient souligner l'importance de savoir combattre la douleur.

9) Les malades atteints d'un cancer avancé et qui souffrent devraient pouvoir recevoir des soins à domicile s'ils le désirent.

10) Les membres de la famille devraient recevoir une formation sur le traitement à domicile des malades cancéreux et qui souffrent, ceci par l'intermédiaire des systèmes de soins existants.

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ANNEXE I

Morceaux choisis de la description des douleurs de la Pas-sion : un zêle médical

Sur le site Internet « Croix sens », un médecin témoigne des douleurs du Christ lors de la crucifixion.

http://www.croixsens.net/souffrance/souffrancedejesus.php - consulté la dernière fois le 20 mai 2008

Extraits :

(…) « Je n'ai aucune compétence pour discuter la douleur psychique et spirituelle infinie de Dieu incarné expiant les péchés de l'homme après la Chute. Mais, il m'a semblé qu'en tant que médecin, je pourrais discourir sur les aspects physiologiques et anatomiques de la passion de notre Seigneur. Qu'est-ce que le corps de Jésus de Nazareth a supporté réellement pendant ces heures de torture ? (…) Ceci m'a amené tout d'abord à une étude de la pratique de la crucifixion elle-même ; c'est-à-dire, la torture et l'exécution par la fixation à une croix. Je me dois beaucoup envers ceux qui ont étudié ce sujet dans le passé, et particulièrement à un collègue contemporain, le Dr. Pierre Barbet, un chirurgien français qui a fait une recherche historique et expérimentale approfondie et a écrit intensivement sur le sujet.

(…) Plusieurs peintres et la plupart des sculpteurs de la crucifixion, montrent également les clous plantés dans les paumes. Les récits romains historiques et le travail expérimental ont établi que les clous étaient plantés dans les petits os des poignets (radial et cubitus), non pas dans les paumes. Les clous plantés dans les paumes auraient déchiré la peau et seraient sortis des mains sous le poids du corps humain. (…) Parmi les nombreux aspects de cette première souffrance, la sueur sanglante est celui portant le plus grand intérêt physiologique. Point intéressant, Luc, le médecin, est le seul à la mentionner. Il dit, " et étant dans l'agonie, il a prié plus instamment et sa sueur est devenue comme des grumeaux de sang qui tombaient par terre. "

(…) Bien que cela se produise très rarement, le phénomène d'hématidrose, ou la sueur sanglante, est bien documenté. Subissant un stress émotif intense, les minuscules capillaires dans les glandes de sueur de notre Seigneur ont pu se briser, mélangeant ainsi le sang à la sueur. Ce processus a pu provoquer une faiblesse marquée et un état de choc.

Après que l'arrestation au milieu de la nuit, Jésus fut emmené devant le Sanhédrin et Caïphe, le souverain sacrificateur ; c'est ici que le premier traumatisme physique lui fut infligé. Un soldat a frappé Jésus au visage parce qu'il est demeuré silencieux après avoir été interrogé par Caïphe. Les gardes du palais lui ont bandé les yeux et se sont moqués de lui en le défiant d'identifier ceux qui passaient devant lui en lui crachant dessus et en le frappant. (…) Les préparations pour la flagellation consistaient à dépouiller le prisonnier de ses vêtements et à lui attacher ses mains à un poteau au-dessus de sa tête. La loi juive limitait à 40 le nombre de coups, mais il est douteux que les Romains en aient tenu compte. (…) Le légionnaire romain s'avançait avec le fouet (flagrum ou flagellum) dans sa main. C'est un fouet court se composant de plusieurs lanières de cuir pesantes avec deux petites boules de plomb attachées près du bout. Le légionnaire fouettait de toutes ses forces les épaules, le

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dos, et les jambes de Jésus. En premier lieu, les lanières lacèrent la peau seulement. Ensuite, alors que les coups se succèdent, ils entament les tissus sous-cutanés, produisant d'abord un suintement de sang provenant des capillaires et des veines de la peau, et finalement, c'est le saignement artériel qui gicle des vaisseaux musculaires.

Les petites boules de plomb produisent d'abord des contusions larges et profondes qui sont ouvertes par les coups suivants. Enfin, la peau du dos pend par de longs lambeaux et toute la région dorsale est une masse méconnaissable de tissu déchiré et saignant. Quand le centurion estime que le prisonnier est près de mourir, il fait cesser la flagellation.

Jésus, à moitié évanoui, est alors délié et il s'effondre alors sur le trottoir en pierre, mouillé avec son propre sang. Les soldats romains trouvent cela bien drôle que ce Juif venant de la campagne prétende être roi. Ils lui jettent sur les épaules une robe longue et placent un bâton dans sa main pour servir de sceptre. Ils ont encore besoin d'une couronne pour terminer leur déguisement. Des branches flexibles couvertes de longues épines (généralement utilisées pour attacher par paquets le bois de chauffage) sont tressées dans la forme d'une couronne, puis sont enfoncées dans son cuir chevelu. Encore une fois, Jésus saigne abondamment, le cuir chevelu étant un des secteurs les plus vasculaires du corps.

Après s'être moqués de lui et l'avoir frappé au visage, les soldats lui ôtent le bâton de sa main et s'en servent pour le frapper sur la tête, enfonçant les épines plus profondément dans son cuir chevelu. Finalement, ils se fatiguent de leur sport sadique et ils arrachent la robe du corps de Jésus. La robe ayant déjà adhéré aux caillots de sang et de sérum dans les blessures, elle lui cause une douleur atroce quand on la lui enlève, comme quelqu'un qui enlève sans précaution un bandage chirurgical. Les blessures commencent alors une fois de plus à saigner, presque comme si elles encore étaient fouettées.

On offre à Jésus du vin mélangé à la myrrhe, un mélange analgésique doux. Il refuse de le boire. On ordonne à Simon de placer le patibulum sur la terre et Jésus est rapidement renversé vers l'arrière avec ses épaules contre le bois. Le légionnaire trouve la dépression à l'avant du poignet. Il enfonce profondément dans le bois à travers le poignet un clou en fer pesant et carré. Rapidement, il se déplace de l'autre côté et répète la procédure en faisant attention à ne pas trop étirer les bras pour permettre une certaine flexion et un peu de mouvement (…)

Le pied gauche est pressé vers l'arrière contre le pied droit, et avec les deux pieds étendus, les orteils vers le bas, un clou est enfoncé à travers l'arche de chaque pied, laissant la possibilité aux genoux de se plier un peu. La victime est maintenant crucifiée. Alors qu'il s'affaisse lentement en mettant plus de poids sur les clous dans les poignets, une douleur atroce est déclenchée le long de ses doigts et explose dans son cerveau - les clous dans les poignets mettent de la pression sur les nerfs médians. Quand il se redresse pour éviter ce tourment causé par l'étirement, il place tout son poids sur le clou dans ses pieds. Une fois de plus, il y a une agonie fulgurante causée par le clou déchirant ses nerfs entre les os du métatarse des pieds. Rendu à ce point, alors que les bras se fatiguent, de grandes vagues de crampes balaient ses muscles, les nouant dans une douleur élançante, profonde et sans répit. Ces crampes l'empêchent de se redresser. Pendant par les bras, les muscles pectoraux sont incapables de faire leur travail. L'air peut être aspiré dans les poumons, mais ne peut être exhalé. Jésus lutte pour se soulever afin de pouvoir prendre une petite respiration. Finalement, le dioxyde de carbone s'accumule dans ses poumons et dans son sang ce qui le soulage partiellement de ses crampes. De manière spasmodique, il est capable de se soulever pour exhaler et inhaler ensuite l'oxygène qui le maintient en vie.(…) Jésus passe des heures de douleur sans limite ; crampes qui lui tordent et déchirent les ligaments, asphyxie partielle intermittente, douleur fulgurante où les tissus déchirés dans son dos lacéré sont frottés contre le bois rugueux quand il se soulève pour respirer. Ensuite une autre agonie débute... Une douleur écrasante, profonde et terrible dans sa poitrine alors

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que le péricarde se remplit lentement de sérum et commence à comprimer le coeur.

(…) C'est maintenant presque fini. La perte de fluide des tissus a atteint un niveau critique ; le coeur comprimé lutte pour pomper du sang lourd, épais qui monte lentement dans les tissus ; les poumons torturés font un effort frénétique pour inhaler des petites bouffées d'air. Les tissus déshydratés de manière marquante envoient leur flot de stimuli au cerveau. Jésus halète son cinquième cri : " J'ai soif " . Son état correspond à celui décrit au verset 15 du Psaume 22 " Ma force se dessèche comme

l'argile, et ma langue s'attache à mon palais ; tu me réduis à la poussière de la mort." On porte alors aux lèvres de Jésus une éponge plongée dans du posca, un vin amer bon marché servant de boisson principale aux soldats Romains. Il refuse apparemment de boire le liquide. Le corps de Jésus est maintenant rendu à ses limites, et il peut sentir la froideur de la mort ramper dans ses tissus. Réalisant cela, il prononce sa sixième phrase, possiblement en murmurant " Tout est accompli ".

Sa mission expiatoire est complétée. Finalement, il peut permettre à son corps de mourir. Avec un dernier sursaut d'énergie, il pousse encore ses pieds déchirés contre le clou, redresse ses jambes, prend une plus longue respiration, et prononce sa septième et dernière phrase : " Père, je remets mon esprit entre tes mains ".

(…) Ainsi, nous avons un aperçu — incluant la preuve médicale — de cette manifestation du mal par les hommes envers l'Homme et envers Dieu. Cela fut un spectacle terrible, plus que suffisant pour nous laisser découragés et déprimés. Combien pouvons-nous être reconnaissants d'avoir la grande continuation de l'infinie miséricorde de Dieu envers les hommes - en même temps, le miracle de l'expiation et l'attente du matin triomphant de Pâques. Ne soyons donc pas étonnés si nous subissons quelque souffrance, ce sera un test qui dévoilera la qualité de notre obéissance.

Le Dr. C. Truman Davis est un ophtalmologiste respecté nationalement, il est vice-président de

l'Association Américaine d'Ophtalmologie, et il est un personnage impliqué dans les mouvements

scolaires chrétiens. Il est le fondateur et le président de l'excellente Trinity Christian School à Mesa en

Arizona, et un administrateur du Collège à Grove City.

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ANNEXE J

Fête du Labor, Par le pasteur Louis Pernot

Prédication du dimanche 1er mai 1994 au temple de l'Etoile à Paris

par le Pasteur Louis Pernot

Genèse 3, 16 à 19; Psaume 128; Jean 16, 21.

En ce jour où l'on fête le travail, paradoxalement, en ne travaillant pas, je voudrais rechercher la signification biblique du travail. Deux textes importants nous parlent du travail: dans la Genèse il est présenté comme une malédiction et dans les Psaumes, il est vu comme la source-même du bonheur. Il y a là une contradiction qu'il faut lever. On pourrait certes éviter de la résoudre en disant qu'il y a deux traditions différentes, le passage de la Genèse cherchant seulement à donner une origine divine à l'enfantement douloureux de la femme, et au travail pénible de l'homme.Cependant, en lisant bien le texte, on se rend compte qu'il ne contient pas exactement ce que l'on a l'habitude d'y voir. Ce qui est la punition, ce n'est pas le travail. En effet, Adam et Ève, avant le péché originel, n'étaient pas dans une béate inaction, il est clairement dit qu'ils y furent placés pour cultiver le jardin et pour le garder. Et de plus le travail ne peut être considéré dans la Genèse comme une mauvaise chose, puisque Dieu lui-même a travaillé six jours pour créer le monde, et s'est reposé le septième jour.On ne peut donc pas présenter le travail comme une punition, puisque Dieu est le premier à travailler; et même, le fait que l'homme ait à travailler, peut être vu comme une application de ce qu'il est à l'image de Dieu. La vraie conséquence du péché originel, ce n'est pas que l'homme ait à travailler, mais que le travail devienne pénible, et l'enfantement douloureux.Alors le péché originel serait-il une faute commise il y a quelques millions d'années et dont nous supporterions tous les conséquences? Non, le péché originel est le péché fondamental, l'erreur existentielle de base, qui est à l'origine des maux de toute existence, et que nous répétons tous, jour après jour, le seul péché qui compte: c'est de dire: "je n'ai pas besoin de Dieu, je fais ce que je veux". C'est ce qu'a fait Ève, quand elle prit le fruit, le trouva bon au goût, agréable à regarder, et elle déclara qu'il était bon. C'est comme si nous disions: "Je déclare que cette chose est bonne parce qu'elle me plaît, et donc je ne me soucie pas de savoir si elle est bonne pour le monde, si elle est créative, constructive. Je ne me place pas dans un rapport à Dieu en tant que créateur du monde, mais je me place moi-même au centre du monde".

Le message de la Genèse est de nous faire comprendre que chaque fois que nous retombons dans ce péché originel, notre travail devient pénible et nos enfantements douloureux.Et c'est vrai: il y a en effet deux façons de voir le travail: si on le regarde uniquement vis à vis de soi, c'est effectivement pénible. On aimerait bien gagner de l'argent ou que notre jardin pousse sans se fatiguer. Et si la femme ne considère que son point de vue personnel, elle pourrait refuser de mettre un enfant au monde parce que cela est trop douloureux. Alors que si l'on ne regarde pas à soi mais à Dieu, à l'oeuvre accomplie, tout change: le travail, l'enfantement, deviennent des oeuvres créatrices, l'homme est entièrement pris dans son oeuvre, il ne se pose plus la question de sa peine.C'est très précisément le sens de ce verset de l'évangile de Jean: La femme lorsqu'elle enfante, a de la tristesse, parce que son heure est venue, quand elle a donné le jour à l'enfant, elle ne se souvient plus de sa douleur, à cause de la joie de ce qu'un homme soit venu au monde...(Jean 16:21)Il est vrai que la femme, en tant que mère, a une très grande place dans la Bible, en effet, la mère, fondamentalement, atteint au spirituel par le don de soi, la gratuité de l'amour, l'ouverture à l'autre. Mais spirituellement, il faut rapprocher les deux rôles de l'homme qui travaille de ses mains, et de la femme qui accouche. Ce n'est en effet pas un hasard si on parle du travail de la femme en couches et du travail de l'homme: ils sont parallèles, il s'agit pour un être de donner naissance à quelque chose qui le dépasse, de se mettre au service de son oeuvre. L'essentiel est d'éviter de ne regarder le travail que pour soi, mais de l'intégrer dans un plan plus vaste.Il y a une distinction à faire entre le bon travail, qui du point de vue biblique est de prendre part à une oeuvre, et le travail tel que nous le concevons actuellement, uniquement en fonction de sa rétribution.

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Spica L. Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique ETHR11

Un chômeur dira "je n'ai pas de travail" alors qu'il peut toujours oeuvrer autour de lui; et, plus scandaleux encore, une mère de famille restant à la maison dira "je ne travaille pas", se sentant dévalorisée par rapport à une autre qui resterait toute la journée devant un ordinateur à une activité stérile. Du point de vue spirituel, travaille celui qui accomplit quelque chose, qui prend part à la création de Dieu, et ...qu'est-ce qu'élever une famille!Il se peut que la part active de notre travail dans la création du monde se trouve justement dans une activité pour la quelle on est payé; mais il est important de dissocier ces deux notions, sinon on devient vulnérable, risquant de perdre son âme, dans son travail - si l'on en a -, mais aussi dans l'absence de travail, lors du chômage ou de la retraite. Notre vie ne doit pas tenir par ce que nous y faisons, mais par ce à quoi nous la destinons. Il ne faut pas la considérer comme un bien de consommation pour nous-mêmes (ce qui est le péché originel) , mais comme une dimension que l'on met au service d'un acte créateur.Alors, quel est l'antidote à cette erreur d'évaluation que notre société tend malheureusement à imposer? C'est le Sabbat: Tu travailleras six jours, et le septième jour, tu ne feras rien, tu le sanctifieras, tu le mettras à part pour le consacrer à Dieu. Le Sabbat, c'est remettre les choses en place, relativiser notre activité concrète dans le monde, c'est vivre un instant sans travail pour que nous sachions ne pas confondre notre être et notre faire. C'est vouloir attribuer une importance ultime à ce en quoi nous croyons, ce vers quoi nous nous dirigeons. Si nous perdons notre but, notre travail n'est plus qu'une vaine agitation, et nous sommes en danger de mort parce que toute activité terrestre est contingente, et qu'elle peut cesser à tout moment.Dieu, lorsqu'il prit un jour de repos, voulut se reposer de l'oeuvre accomplie, et non pas se changer les idées ou se décharger du fardeau de la tâche. Pour nous, le jour du repos devrait être celui où l'on se prive de travailler, pour savoir pourquoi et comment on agit. Il faut relativiser le travail, en se souvenant que nous ne sommes pas définis par notre activité. On ne s'identifie pas à ce que l'on fait, mais à ce en quoi on croit.Et alors le sabbat nous libère de l'angoisse du chômage, de la retraite, de l'infirmité, ou de la mort , lieu par excellence où nous n'agirons plus dans le monde. Le sabbat, c'est apprendre à se détacher de ce que l'on fait, pour se recentrer sur l'essentiel, se rappeler l'Évangile qui nous dit que nous sommes sauvés, non par les oeuvres, mais par la foi; et faire ensuite des oeuvres en reconnaissance de ce salut qui donne un sens à notre vie.Ce sabbat, ainsi vécu, donne une importance ultime au travail, puisque par notre travail, nous devenons les collaborateurs de la création divine. Mais la question importante de notre vie est de savoir "comment". Car certes il faut aussi faire vivre sa famille, ce qui est sans conteste prendre part à la création du monde. L'homme le plus heureux est certainement celui qui, dans son travail, arrive en plus à accomplir quelque chose; celui qui ferait son travail même s'il n'était pas payé.Paul cousait des tentes pour vivre. La loi talmudique ordonnait aux rabbins de travailler, et si ils n'avaient pas la possibilité d'avoir un métier constructif ou créatif, ils devaient alors prendre le travail le plus bête possible, qui ne mobilise pas l'esprit, afin qu'ils puissent penser, méditer la Bible, et prier Dieu tout en le faisant.Le travail peut être la meilleure ou la pire des choses, selon la façon dont on l'envisage. Si c'est pour soi, le travail est source de douleur et de souffrance, il est stérile, c'est le péché originel. Si le travail est pour Dieu, il devient alors oeuvre créatrice. Et c'est pourquoi le Psaume 128 dit tu te nourriras du travail de tes mains, heureux es-tu. Car au Psaume 127, juste avant, il est dit Si Dieu ne construit la maison, c'est en vain que travaillent les bâtisseurs. Cela ne veut pas dire que les athées ne construisent pas de maison, mais que ce travail est stérile, qu'il n'apporte rien, qu'il n'édifie rien pour l'avenir de l'humanité.Lorsque Dieu est présent dans notre travail, quel que soit ce travail, il peut être sanctifié parce qu'on le fait pour Dieu: coudre des tentes, serrer des boulons, faire des comptes ou la vaisselle, si vous le faites pour Dieu, ce travail cesse d'être pénible, et devient une part de la création divine.C'est ainsi que dans le Psaume 128, on célèbre le bonheur dans le travail, et que l'on ne considère plus la douleur de l'enfantement, mais il est dit: ta femme sera là comme une vigne généreuse, et tes enfants seront nombreux autour de ta table: on regarde ce qui est accompli, et non la peine endurée.Ainsi, nous sommes à l'image de Dieu: alors pendant six jours, travaillez pour Dieu. Que vous soyez bien payés ou mal payés par les hommes, que votre travail soit reconnu ou non, qu'il soit valorisant ou non, contribuez à votre manière, pour Dieu, à l'oeuvre créatrice. Mais le septième jour, ne travaillez pas; et si vous êtes au chômage, le septième jour, ne cherchez pas du travail. Ne vous identifiez ni à votre travail, ni à votre manque de travail. Mettez à part le septième jour (ou un septième de votre temps...), et alors, cherchez pourquoi vous travaillez, et le septième jour recherchez Dieu.

Amen.

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