Dostoïevsky et la lutte contre les évidences

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    Nouvelle Revue Franaise, t. 18, 1922 Lon Chestov

    Dostoevsky et la lutte contre les vidences(Traduit du russe par Boris de Schlzer)

    Note du traducteur

    Dans le domaine de la spculation systmatique, nous navons pas encore form dcole,nous autres Russes, nous ne possdons pas encore de traditions qui puissent tre comparesaux coles franaises, allemandes, anglaises dont la plupart de nos philosophes ont toujourssubi jusquici les influences et auxquelles quelques-uns dentre eux ne surent opposer quecertaines traditions orientales : no-platoniciennes, gnostiques, patristiques. Le gnie russe et cest une de ses caractristiques les plus essentielles si tmraire quil soit sappuietoujours sur le fait concret, sur la ralit vivante ; il se lance ensuite dans les spculations lesplus abstraites, les plus oses, mais pour revenir finalement, riche de toute la pense acquise,

    cette mme ralit, au fait, son point de dpart et son aboutissement. Celui qui veut juger de lapense russe doit sadresser donc non aux professeurs de philosophie, non aux gnossologueset mtaphysiciens de profession, parmi lesquels, pourtant, il y a des hommes de grand talent,tels Zossky, Franck et dautres encore, mais tous nos romanciers, nos potes, noscritiques, nos publicistes qui travaillent tous sur le vif.

    Luvre philosophique et critique de Lon Schestov, totalement inconnue en France [1] ,est extrmement caractristique cet gard. Schestov est certainement lesprit le plus original,le plus audacieux, le plus profond parmi les crivains russes contemporains, le plus complexeaussi et le plus difficile dfinir.

    Quel est lobjet de la philosophie, demande Schestov. Faut-il rechercher lasignification du tout et travailler obstinment difier une thodice parfaite lexemple deLeibniz et de tant dautres penseurs clbres, ou bien faut-il sattacher suivre jusquau boutles destines des individus particuliers, autrement dit : poser des questions, qui excluent toutespossibilits de rponse ? Schestov choisit la seconde voie, malgr ses difficults et sesdangers : il sattache lindividuel, au concret, au fait unique, spcial. Bergson veut que lephilosophe fasse appel au romancier hardi qui dchire la toile habilement tisse de notremoi conventionnel pour nous montrer sous cette logique apparente une absurditfondamentale . Cest ce que fait justement Schestov : il sadresse tour tour Shakespeare, Ibsen, Tolsto, Dostoevsky, Tchkhov, Nietzsche ; ce nest pas leurs ides, leurphilosophie, leur systme en eux-mmes, qui lintressent, cest leur personnalit vivante etcelle de leurs hros, telles quelles se manifestent dans leurs uvres. Il les presse, il lesquestionne, il les tourmente, impitoyable, non pour en tirer des leons, des conclusionsgnrales. Mais pour nous faire saisir ainsi, toute palpitante, une ralit profondment cache,pour nous faire pressentir et entrevoir brusquement une vrit obscure qui se drobait ltreinte de la raison.

    La tmrit de ses recherches, laudace tranquille de ses points dinterrogation lui attirentlaccusation de scepticisme et de cynisme. Son scepticisme, en ralit, nest quun procd,une mthode dexamen ; sous ce rapport on pourrait le rapprocher de Socrate, avec lequel,dailleurs, il a encore dautres points de contact. Schestov doute, mais il ne se confine pas

    dans ce doute, il ne sy plat pas : il cherche toujours, tantt en gmissant pour employer

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    lexpression de Pascal souvent cite par lui, et tantt en plaisantant, en riant de lui-mme etdes autres, toujours ardent et inquiet.

    Ses matres furent Nietzsche, le Nietzsche dHumain , trop humain , du Gai Savoir ; puisDostoesvky, Tolsto, Pascal qui laidrent dcouvrir sa propre personnalit, fortifirent son

    courage, son audace et versrent en lui une soif inextinguible de libert. Ses rechercheslorientrent plus tard vers ltude de Plotin, de saint Augustin, des mystiques mdivaux, deLuther.

    Son style extrmement simple, familier mme, dpouill dartifices, sans trace depdantisme et dune admirable limpidit, le place parmi les meilleurs prosateurs russes. Maiscette simplicit est toute de surface ; sous ce ton familier se cache une pense trangementsubtile, toujours tendue, qui creuse et fouille profondment. Rien nest plus clair, ne paratplus facile quun aphorisme, quune tude de Schestov pour les esprits ingnus ; rien nestplus compliqu, plus obscurment attirant pour ceux qui essayent dy pntrer plus avant.

    Schestov dbuta avec Shakespeare et son critique Brands , puis suivirent avec plusieursannes dintervalle : Le Bien dans la doctrine de Nietzsche et de Tolsto , Dostoevsky et Nietzsche , un premier recueil daphorismes : Lapothose du dracinement , et deux volumesdessais philosophiques et critiques : Dbats et Conclusions et Les Grandes Veilles ; deuxautres volumes vont paratre prochainement : Les Mille et une Nuits et De la Racine des choses . Larticle sur Dostoevsky que nous publions ici est la traduction, fortement abrge(avec lautorisation de lauteur), dune vaste tude de Schestov que publie, loccasion ducentenaire de Dostoevsky, la revue russe Les Annales Contemporaines .

    BORIS DE SCHLZER

    [modifier] I

    ' , .EURIPIDE

    Qui sait, dit Euripide, il se peut que la vie soit la mort et que la mort soit la vie.

    Platon, dans un de ses dialogues, fait rpter ces paroles par Socrate, le plus sage dentreles hommes, celui-l mme qui cra la thorie des ides gnrales et considra le premier lanettet et la clart de nos jugements comme lindice de leur vrit. Depuis les temps djanciens les hommes les plus sages vivent dans cette ignorance nigmatique ; seuls leshommes ordinaires savent bien ce que cest que la vie et ce que cest que la mort. Comment sepeut-il que les plus sages hsitent l o les esprits ordinaires ne voient aucune difficult ? Etpourquoi donc les difficults sont-elles toujours rserves aux plus sages ? Or il ne peut yavoir de difficult plus atroce que de ne pas savoir si lon est mort ou vivant ? La Justice exigerait que cette connaissance ou bien cette ignorance ft lapanage de tous les humains.Que dis-je la justice ! Cest la logique elle-mme qui lexigerait, car il est absurde que les unssachent distinguer la vie de la mort, tandis que les autres restent privs de cette connaissance ;

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    ceux qui la possdent diffrent compltement de ceux auxquels elle est refuse et nousnavons donc pas le droit de les considrer tous comme appartenant lespce humaine.Celui-l seul est un homme, qui sait ce que cest que la vie et ce que cest que la mort. Celuiqui ne le sait pas, celui qui, ne ft-ce que de loin en loin, ne ft-ce que pour un instantseulement, cesse de saisir la limite qui spare la vie de la mort, celui-l cesse dtre un homme

    pour devenir... pour devenir quoi ?

    Il y a lieu dajouter pourtant que de naissance tous les hommes savent trs biendistinguer la vie de la mort. Lignorance ne vient ceux qui sont prdestins que plustard seulement et si tout ne nous trompe pas brusquement, on ne sait do, ni comment.Mais il y a plus. Cette ignorance nest quintermittente : elle sefface et cde la place laconnaissance normale aussi brusquement, aussi subitement quelle tait apparue. Euripide etSocrate, et tous ceux qui sont destins porter le fardeau sacr de la suprme ignorance, toussavent trs bien ordinairement, tout comme les autres hommes, ce que cest que la vie, ce quecest que la mort. Mais il leur arrive dprouver exceptionnellement la sensation que leurconnaissance ordinaire les abandonne. Ce que tous savent, ce que tous admettent, ce quilssavaient eux-mmes il ny a quun instant, ce que le consentement unanime confirmait et

    justifiait, cela mme perd leurs yeux toute signification. Ils possdent maintenant leur propresavoir, injustifi, injustifiable, inadmissible pour les autres. Peut-on jamais esprer en effetque le doute dEuripide soit unanimement admis ?

    Un ancien livre raconte que lAnge de la Mort, qui descend vers lhomme pour sparerlme du corps, est couvert d'yeux. Qua-t-il besoin de tous ces yeux ? Je pense quils ne sontpas pour lui : lAnge de la Mort saperoit parfois quil est venu trop tt, que le terme delhomme nest pas encore chu ; dans ce cas il nemporte pas son me, il ne se montre mmepas elle, mais il laisse lhomme une de ces nombreuses paires dyeux dont son corps estcouvert. Et lhomme sait alors en plus de ce que voient les autres hommes et de ce quilvoit lui-mme avec ses yeux naturels des choses nouvelles et tranges, et il les voitautrement que les anciennes, non comme voient les hommes, mais comme voient les habitantsdes autres mondes , cest--dire quelles existent pour lui non ncessairement , mais librement , quelles sont et quau mme instant elles ne sont pas, quelles apparaissentquand elles disparaissent et disparaissent quand elles apparaissent. Or, comme tous les autresorganes des sens et mme notre raison sont en connexion troite avec notre vision ordinaire,et que lexprience de lhomme tout entire, individuelle et collective, sy raccorde aussi, lesnouvelles visions paraissent ridicules, fantastiques et semblent tre produites par uneimagination drgle. Encore un pas, et ce sera la folie, semble-t-il, non pas la folie potique,linspiration dont il est question mme dans les manuels de philosophie et desthtique et qui,

    sous les noms dEros, de Manie, dExtase, fut tant de fois dcrite et justifie o et quand il lefallait, mais cette folie quon traite dans les cabanons. Alors, cest la lutte entre les deuxvisions, lutte dont lissue est aussi problmatique et aussi mystrieuse que les dbuts.

    Dostoevsky fut certainement un de ceux qui possdrent cette double vue. Mais quanddonc fut-il visit par lAnge de la mort ? Le plus naturel serait de supposer que ce fut lorsquilcoutait au pied de lchafaud la lecture de son arrt de mort. Il est probable pourtant que lessuppositions naturelles ne sont plus de mise ici. Nous pntrons dans le domaine delantinaturel, du fantastique par excellence et si nous voulons y entrevoir quelque chose, ilnous faut renoncer toutes les mthodes, tous les procds qui donnaient jusquici nosvrits et notre connaissance une certitude garantie. On exigera peut-tre de nous un

    sacrifice plus important encore. Il faudra peut-tre que nous soyons prts admettre que lacertitude nest nullement le prdicat de la vrit ou, pour mieux dire, que la certitude na

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    absolument rien de commun avec la vrit. Il se peut que tout le charme, toute lattirance deces vrits consistent justement en ce quelles nous dlivrent de la certitude, en ce quellesnous font esprer vaincre ce quon appelle les vidences.

    Ce nest donc pas lorsquil attendait lexcution de larrt que Dostoevsky fut visit par

    lAnge de la mort. Et ce nest pas non plus lorsquil vivait au bagne. Les Souvenirs de la Maison des Morts , une des meilleures uvres de Dostoevsky, en font foi. Lauteur desSouvenirs est encore plein despoirs. Il souffre, il souffre terriblement, mais il se souvienttoujours quen dehors des murs de cette prison, il y a encore une autre vie. Le coin de cielbleu quil entrevoit par dessus les hautes murailles lui est une promesse de libert. Un tempsviendra, et la prison, les visages marqus, les jurons ignobles, les coups, les gardiens, lasalet, les chanes tout cela passera et une nouvelle existence commencera, noble, leve. Je ne suis pas ici pour toujours , se rpte-t-il constamment ; bientt, bientt je serai l-bas. L-bas cest la libert. La vritable vie, riche, pleine de signification, nexiste que l olhomme voit au-dessus de lui non plus un petit coin du ciel, mais un dme immense, l o ilny a plus de murs, mais o stend un espace infini, l o la libert est illimite en Russie, Moscou, Ptersbourg, au milieu dhommes intelligents, bons, actifs et libres.

    II

    Dostoevsky a termin son temps de bagne ; il a fini aussi son service militaire. Il est Tver, puis Ptersbourg. Tout ce quil attendait se ralise. Il est un homme libre, comme tousles hommes dont il enviait le sort lorsquil portait des chanes. Il ne lui reste donc plus quaccomplir les engagements quil a pris en prison vis--vis de lui-mme. Il faut croire queDostoevsky na pas oubli si tt ces engagements, son programme et quil a fait plusdune tentative dsespre pour arranger sa vie de telle sorte que les anciennes chutes et lesanciennes erreurs ne se rptent plus. Mais il semble que plus il sy est efforc, moins il y arussi. Il fit bientt la remarque que la vie libre ressemblait de plus en plus lexistence dubagne et que jadis le ciel tout entier qui, lorsquil tait en prison, lui paraissait illimit,loppressait et lcrasait tout autant que les plafonds bas du bagne ; que les idals laidedesquels il apaisait son me au temps o il vivait parmi les derniers des hommes, que cesidals nlevaient pas lhomme, ne le libraient pas, mais lenchanaient et lhumiliaient toutautant que les fers quil portait au bagne. Le ciel oppresse, les idals enchanent et lexistencehumaine tout entire nest plus quun sommeil lourd, douloureux, plein de cauchemars.

    Comment cela sest-il produit ? Hier encore Dostoevsky crivait ses Souvenirs de la Maison des Morts ; la vie des forats lui paraissait un cauchemar ; mais il suffisait denlever

    les chanes, douvrir les portes de la prison et lhomme serait libre et la vie atteindrait saplnitude. Les yeux de Dostoevsky le lui certifiaient, ainsi que tous ses autres sens, et mmela divine raison. Mais voil que contre tous ces tmoignages un autre se dresse, qui lesdtruit.

    Dostoevsky ne pouvait repousser le don qui lui avait t fait, de mme que nous nepouvons repousser les cadeaux de lAnge de la Vie. Tout ce que nous possdons, nous lerecevons, on ne sait de qui, on ne sait do. Tout cela nous a t octroy, avant mme quenous ayons eu le pouvoir de poser des questions et dy rpondre. La seconde vue fut donne Dostoevsky, qui ne la demandait pas, dune faon aussi inattendue, aussi subite que lapremire.

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    Dostoevsky dcouvrit brusquement que le ciel et les murs de la prison, les idals et leschanes ne se contredisent nullement, comme il le voulait, comme il le pensait auparavant,quand il voulait et quand il pensait comme tous les gens normaux. Ils ne se contredisent pas,parce quils sens la mme chose. Il ny a pas de ciel, il ny a de ciel nulle part, il ny a quunhorizon bas et born. Il ny a pas didals, il ny a que des chanes, invisibles, il est vrai, mais

    qui maintiennent lhomme plus solidement encore que les fers.

    Nul acte dhrosme, nulle bonne uvre ne peuvent ouvrir devant lhomme les portesde ce lieu de dtention perptuit . Les vux quil avait forms au bagne lui parurentalors sacrilges. Il se produisit en lui peu prs ce qui tait dj arriv Luther quand ilstait souvenu avec horreur des vux quil avait prononcs en entrant au couvent : Ecce ! Deus , tibi voveo impietatem et blasphemiam per totam meam vitam .

    Cest cette vision nouvelle qui forme le thme de la Voix souterraine , une des uvresles plus extraordinaires de la littrature universelle. La plupart nont vu et ne veulent voir

    jusquici dans ce petit livre quune leon. Il y a l-bas, quelque part, dans les souterrains, destres misrables, malades, anormaux, frapps par le sort, qui dans leur rage impuissanteatteignent les dernires limites de la ngation. Ces tres, dailleurs, sont le produit de notrepoque ; il nen existait mme pas jusqu ces dernires annes. Dostoevsky lui-mme noussuggre ce point de vue dans la note quil place en tte de luvre. Il se peut quil ait tsincre ce moment, et vridique. Les vrits du genre de celles qui apparurent aux yeux delhomme souterrain sont telles, de par leur origine mme, quon peut les noncer, mais quilnest pas ncessaire, quil est impossible mme den faire des vrits bonnes dans tous les caset pour tous. Celui-l mme ne peut en prendre possession qui les a dcouvertes. Dostoevskylui-mme ne fut pas certain, jusqu la fin de sa vie, davoir vraiment vu ce quil avait dcritdans la Voix souterraine . Cest ce qui explique le style si trange du rcit de lhommesouterrain ; cest cause de cela que chacune de ses phrases dment la prcdente et sen rit,cest l lexplication de ces crises denthousiasme, de joie inexplicable entrecoupes par lesexplosions dun dsespoir non moins inexplicable. Il semble que le pied lui ait manqu etquil tombe dans un abme sans fond. Cest lallgresse du vol, la peur de ne plus sentir le solsous ses pieds et lhorreur du vide.

    Ds les premires pages du rcit, nous sentons quune puissance formidable, surnaturelle(peut-tre que cette fois notre jugement ne nous trompe pas rappelez-vous lAnge de laMort) enlve lcrivain et lemporte. Il est en extase, il est hors de lui , il court il ne sait o,il attend il ne sait quoi. Lisez ces lignes qui terminent le premier chapitre :

    Oui, lhomme du XIXe sicle doit tre, est moralement oblig dtre un individu sanscaractre, lhomme daction doit tre un esprit mdiocre. Telle est la conviction de maquarantaine. Jai quarante ans ; or, quarante ans, cest toute la vie. Il est inconvenant, bas,immoral de vivre plus de quarante ans ! Qui vit plus de quarante ans ? Rpondez-moisincrement, honntement. Je vous le dirai, moi : les imbciles et les chenapans. Je dirai celaen face tous les vieillards, tous ces vieillards la chevelure argente et parfume. Je ledirai en face tout lunivers. Jai le droit de le dire parce que je vivrai moi-mme jusqusoixante ans, jusqu soixante-dix ans, jusqu quatre-vingts ans. Attendez, laissez-moireprendre souffle !

    III

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    En effet, ds le dbut il faut sarrter et reprendre souffle. Et ces mots pourraient servirde conclusion chacun des chapitres qui suivent : laissez-moi reprendre souffle. Dostoevskylui-mme et son lecteur ont la respiration coupe par llan fougueux, sauvage de ces penses nouvelles . Il ne comprend pas ce quil prouve, et pourquoi ces penses. Sont-ce mmedes penses ? A qui adresser ces questions ? ces questions nul ne peut rpondre ; ni les

    autres, ni Dostoevsky lui-mme ne peuvent tre certains que ces questions puissent tremme poses, quelles aient une signification quelconque. Mais il est impossible aussi de lescarter et il semble mme parfois quil ne faille pas les carter. Relisez cette phrase, parexemple : Lhomme du XIXe sicle doit tre un individu sans caractre ; lhomme dactiondoit tre un esprit mdiocre . Est-ce une conviction srieuse ou bien un assemblage de motsvides de sens ? A premire vue cela ne fait mme pas question des mots ! Mais permettez-moi de vous rappeler que Plotin (dont Dostoevsky, je crois, navait jamais entendu parler)met la mme pense, bien que sous une autre forme. Lui aussi affirme que lhomme dactionest toujours mdiocre, que lessence mme de laction est une limitation. Celui qui ne peutpas, qui ne veut pas penser , contempler , celui-l agit. Mais Plotin, qui est tout aussi hors de lui que Dostoevsky, dit cela trs tranquillement, presque comme une chose qui vade soi, que tout le monde sait, que tout le monde admet. II se peut quil ait raison : quand onveut dire quelque chose qui contredit les jugements unanimement admis, le mieux est de nepas lever la voix. Le problmatique, limpossible mme, prsent comme une chose videntepar elle-mme, est souvent facilement admis comme tel.

    Platon aussi dailleurs connaissait le souterrain , mais il lavait appel grotte ; ilcra ainsi ladmirable parabole, clbre dans le monde entier. Il fit si bien quil ne vint lesprit de personne que la grotte de Platon tait un souterrain et que Platon tait un treanormal, maladif, aigri, un de ceux pour lesquels les autres hommes, les hommes normauxdoivent imaginer des thories, des traitements, etc. Or il arriva Dostoevsky dans sonsouterrain la mme chose qu Platon dans sa grotte : ses nouveaux yeux souvrirent etlhomme ne dcouvrit plus quombres et fantmes l o tous voyaient la ralit ; ilentrevit la vraie, lunique ralit dans ce qui pour tous nexistait mme pas.

    Antisthne, qui se considrait comme llve de Socrate, disait quil prfrerait perdre laraison que de ressentir un plaisir. Et Diogne, que ses contemporains appelaient un Socratedment, craignait par dessus tout au monde lquilibr, laccompli. Il semble bien que souscertains rapports la vie de Diogne nous dcouvre la vraie nature de Socrate pluscompltement que les brillants dialogues de Platon. Celui en tout cas qui veut comprendreSocrate doit tudier laffreux visage de Diogne tout autant que les admirables traitsclassiques de Platon. Le Socrate dment est peut-tre bien celui qui nous parlera sincrement

    de lui-mme. Lhomme sain desprit limbcile aussi bien que lintelligent ne nousparle pas en ralit de lui-mme, mais de ce qui peut tre ncessaire et utile tous. Sa santconsiste justement en cela quil met des jugements bons pour tous, et ne voit mme que cequi est bon pour tous et dans tous les cas. Mais les cyniques ont pass sans laisser de tracesdans lhistoire. Ce qui caractrise justement lhistoire, cest quavec un art admirable, presquehumain, conscient, elle efface les traces de tout ce qui survient dtrange dans le monde,dextraordinaire. Lobjet principal de la science de lhistoire, telle quon la comprendtoujours, est de rtablir le pass sous laspect dune srie dvnements relis entre eux par lacausalit. Pour les historiens, Socrate ntait et ne devait tre quun homme en gnral . Cequil y avait en lui de spcifiquement socratique navait pas davenir et nexistait doncpas aux yeux de lhistorien. Lhistorien naccorde une certaine signification qu ce qui est

    entr dans le cours du temps et le nourrit ; le reste ne le concerne pas. Ce qui est important,cest Socrate homme daction , celui qui a laiss des traces de son existence dans le torrent

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    de la vie sociale. Aujourdhui encore nous avons besoin des penses de Socrate. Nousavons besoin de certaines de ses actions qui peuvent servir dexemple, de sa fermet, de soncalme en face de la mort. Mais quant Socrate lui-mme, quelquun en a-t-il besoin ? Cest

    justement parce quil ntait ncessaire personne quil a disparu sans laisser de traces. Silavait t ncessaire, il y aurait eu une loi pour le conserver.

    IV

    Dostoevsky voyait aussi la vie avec des yeux dhistorien, des yeux naturels. Mais quandon lui donna une seconde paire dyeux, il vit autre chose. Le souterrain , ce nest pas dutout cette niche misrable o Dostoevsky fait vivre son hros et ce nest pas non plus sasolitude. Au contraire il faut se le rpter continuellement Dostoevsky recherche lasolitude pour svader, pour essayer de svader du souterrain (de la grotte de Platon)dans lequel tous doivent vivre, que tous considrent comme le seul monde rel, comme leseul monde possible, cest--dire justifi par la raison. Cest ce que nous observons aussi chezles moines du moyen-ge. Ils hassaient par-dessus tout cet quilibre mental qui apparat laraison comme le but suprme de la vie sur terre. Lasctisme navait nullement pour objet decombattre la chair, comme on le pense gnralement. Les moines, les ermites voulaient avanttout sarracher cette omnitude [2] dont parle chez Dostoevsky lhomme souterrain, cette conscience commune que le vocabulaire scolaire et philosophique appelle conscienceen gnral . Ignace de Loyola formule ainsi la rgle fondamentale des Exercitia spiritualia :Quanto se magis reperit anima segregatam et solitariam , tanto aptiorem se ipsam reddit ad quaerendum intelligendumque Creatorem et Dominum suum .

    La conscience commune, voil lennemi principal de Dostoevsky. Aristote avait djdclar que lhomme qui naurait besoin de personne serait dieu ou bte fauve. Dostoevsky,de mme que les saints qui sauvaient leur me, entend sans cesse une voix mystrieuse luichuchoter : Ose ! recherche le dsert, la solitude. Tu y seras une bte fauve ou bien un dieu.Rien nest certain davance : renonce dabord la conscience commune et aprs on verra. Ouplutt, cest bien pis : si tu renonces cette conscience, tu seras mtamorphos dabord enbte, et ce nest que plus tard, quand ? personne ne le sait quaura lieu la derniremtamorphose . Dailleurs, cette dernire mtamorphose nest pas certaine. Nest-il pasvident en effet que lhomme peut se transformer en bte fauve, mais quil ne lui est pasdonn de devenir un dieu ? Une exprience millnaire est l pour nous confirmer que leshommes se sont transforms souvent en btes fauves, mais quil ny a pas eu jusquici de

    dieux parmi eux. Lisez les confessions de lhomme souterrain. A chaque page il raconte surson propre compte des choses presque incroyables. En ralit, sais-tu ce quil me faut : quevous alliez tous au diable, voil ce quil me faut. Il me faut ma tranquillit. Mais sais-tu quepour ntre pas drang je vendrais immdiatement lunivers tout entier pour un kopeck ! Quele monde entier prisse ou que je ne boive pas de th ? Je dirai : que le monde entier prisse,pourvu que je boive toujours mon th. Savais-tu cela, ou non ? Eh bien, moi je sais que je suisun chenapan, un misrable, un paresseux, un goste. Et la page suivante, de nouveau : Je suis le plus ignoble, le plus ridicule, le plus mesquin, le plus envieux, le plus bte desvers qui soient sur la terre. Luvre est remplie de confessions semblables. Mais lisez leslivres, les confessions des plus grands saints ; tous ils se considraient comme les tres lesplus horribles (toujours ce superlatif), les plus vils, les plus faibles, les plus stupides de la

    cration. Ce ntait nullement par excs dhumilit ; ils se voyaient vraiment tels. SaintBernard, sainte Thrse, tous avaient horreur deux-mmes.

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    Nous avons toutes les raisons de croire que lorsque Dostoevsky dcrivait son souterrain,il connaissait fort peu les livres des saints. Il ne se sent soutenu par aucune autorit, paraucune tradition. Il agit ses propres risques et prils et il lui semble que lui seul, depuis quele monde existe, a vu ces choses extraordinaires. Je suis seul, et ils sont tous ! scrie-t-ilpouvant. Arrach la conscience commune, rejet en dehors de lunique monde rel dont la

    ralit est justement fonde sur cette conscience commune car sur quelle autre base laralit a-t-elle jamais pu tre fonde ? Dostoevsky parat suspendu entre ciel et terre. Lesol sest drob sous ses pieds et il ne sait pas si cest la mort, ou le miracle de la secondenaissance.

    Les anciens disaient que les dieux se distinguent des hommes en ce que leurs pieds netouchent jamais la terre, quils nont pas besoin de point dappui, de sol. Mais ce sont desdieux, des dieux anciens dailleurs, des tres mythologiques. Et Dostoevsky sait trs bien,tout comme un autre, mieux quun autre, que les anciens dieux, ainsi que le Dieu nouveau, ontt bannis par la raison hors des limites de lexprience et ne sont plus que des ides pures.

    V

    Dans ses Souvenirs de la Maison des Morts Dostoevsky parle souvent des condamns au bagne perptuit et de leurs tentatives dvasion dsespres. Lhomme connat lesrisques quil court et combien il y a peu despoir ; il se dcide pourtant. Au bagne dj,Dostoevsky tait surtout attir par les hommes dcids qui ne reculent devant rien. Il tchaitde comprendre leur psychologie. Mais cela ne lui russit pas, non par manque despritdobservation, mais parce quil ny a l rien comprendre. La dcision est inexplicable .Dostoevsky ne pouvait que constater que les gens dcids sont partout rares. Il aurait t plusexact de dire quen gnral il nexiste pas de gens dcids , quil ny a que de grandesdcisions, quil est impossible de comprendre, car rien ne les soutient et par essence mmeelles excluent tout motif. Elles ne sont soumises aucune rgle ; ce sont des dcisions etde grandes dcisions, justement parce quelles sont en dehors de toutes les rgles et, parconsquent, de toutes les explications possibles. Au bagne, Dostoevsky ne sen rendait pasencore compte ; il croyait, comme tout le monde, que lexprience humaine a ses limites etque ces limites sont dtermines par des principes intangibles, ternels. Mais dans le souterrain une vrit nouvelle lui apparut : ces principes nexistent pas et la loi de laraison suffisante qui est leur base nest quune suggestion de lhomme qui adore sa proprelimite et se prosterne devant elle.

    Devant le mur, les gens simples et les gens daction reculent trs sincrement. Ce murnest pas pour eux ce quil est pour nous, une excuse, un prtexte pour se dtourner duchemin, prtexte auquel nous-mmes souvent najoutons pas foi, mais dont nous sommes trsheureux de profiter. Non, ils reculent de bon cur. Le mur a quelque chose de tranquillisantpour eux, de moral, de dfinitif, quelque chose mme de mystique, peut-tre... Eh bien, cest

    justement cet homme simple que je considre comme lhomme normal, tel que lavait vouluvoir la tendre mre nature, quand elle le faisait aimablement natre sur la terre. Jenvie aumoins cet homme. Il est bte, je ne discute pas, mais il se peut que lhomme normal doive trebte, quen savez-vous ? Il se peut mme que ce soit trs beau.

    Rflchissez ces paroles ; elles valent la peine quon y rflchisse. Ce nest pas unparadoxe irritant, cest une admirable intuition philosophique. Comme toutes les penses

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    nouvelles de lhomme souterrain elle prend la forme dune question, non dune rponse.Et puis, il y a cet invitable peut-tre qui semble mis l tout exprs pour transformer lesrponses naissantes en questions nouvelles auxquelles il ny aura plus de rponse faire : il sepeut que lhomme normal doive tre bte ; il se peut que cela soit mme beau ; toujours ce peut-tre qui affaiblit et discrdite la pense, cette clart douteuse, clignotante,

    insupportable pour le sens commun, qui dtruit les contours des objets, efface les limites entreles choses, tel point quon ne saisit plus o finissent les unes, o commencent les autres ; onperd toute confiance en soi-mme, tout mouvement vers un but dtermin devient impossible.Mais le principal est que cette ignorance apparat brusquement non comme une maldiction,mais comme un don du ciel...

    Oh, dites-moi, qui est-ce qui a dclar le premier, qui est-ce qui a proclam le premierque lhomme, si on lclairait, si on lui ouvrait les yeux sur ses vritables intrts, sur sesintrts normaux, deviendrait immdiatement bon et honnte, car tant clair par la scienceet comprenant ses vritables intrts, il verrait justement dans le bien son propre avantage ; or,il est entendu que personne ne peut agir sciemment contre son intrt ; lhomme ainsi seraitdonc oblig ncessairement de faire le bien ? O enfant ! Enfant pur et naf !... Lintrt !Quest-ce que lintrt ? Que direz-vous sil arrive un jour que lintrt humain non seulementpuisse consister, mais doive mme consister en certain cas se souhaiter non du bien, mais dumal ? Sil en est ainsi, si ce cas peut se prsenter, la rgle tombe en poussire.

    Quest ce qui attire Dostoevsky ? Le peut-tre , linattendu, le subit, les tnbres, lecaprice, cela justement qui, au point de vue du bon sens et de la science, nexiste pas ounexiste que ngativement. Dostoevsky sait trs bien ce que tout le monde pense, il sait aussi,bien quil nait pas connu les doctrines des philosophes, que depuis les temps dj anciens lecrime le plus grand a toujours t de manquer de respect aux rgles. Mais un soupon horriblepntre dans son me : ne se peut-il pas quen cela justement les hommes se soient toujourstromps ?

    Si jamais la Critique de la Raison Pure fut crite, il faut la chercher chez Dostoevsky,dans la Voix souterraine et dans les grands romans qui en sont issus. Ce que nous a donnKant, ce nest pas la critique, cest lapologie de la raison pure : comment Kant a-t-il pos laquestion ? La science mathmatique existe, les sciences naturelles existent ; y a-t-il place pourune science mtaphysique dont la structure logique serait identique celle des sciencespositives qui se sont dj justifies ? Cest l ce que Kant appelait critiquer , se rveillerdu sommeil dogmatique ! Mais il fallait avant tout poser la question de savoir si les sciencespositives staient vraiment justifies, si elles avaient le droit dappeler connaissance leur

    savoir ? Ce quelles nous apprennent nest-ce pas illusion et mensonge ? Kant sest si malrveill de son sommeil scientifique quil ne se pose mme pas cette question. Il est convaincu que les sciences positives sont justifies par le succs, cest--dire par lesservices quelles ont rendus aux hommes. Elles ne peuvent donc pas tre juges, mais ce sontelles qui jugent. Si la mtaphysique veut exister, elle doit au pralable demander la sanction etla bndiction des mathmatiques et des sciences naturelles.

    Chez Dostoevsky, au contraire, cest la mtaphysique qui juge les sciences positives.Kant pose la question : la mtaphysique est-elle possible ? Si elle est possible, continuons lestentatives de nos prdcesseurs. Si non, renonons-y, adorons notre limite. Limpossibilit estune limite naturelle ; il y a en elle quelque chose de tranquillisant, de mystique mme. Le

    catholicisme lui-mme affirme : Deus impossibilia non jubet .

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    Dieu nexige pas limpossible. Mais cest ici que se manifeste la seconde vue. Lhommesouterrain, ce mme homme souterrain qui se proclamait le plus vil de tous les hommes,scrie tout coup dune voix aigre, sauvage, affreuse (tout est affreux dans lhommesouterrain), dune voix qui nest pas la sienne (la voix de lhomme souterrain nest pas lasienne, de mme que ses yeux ne lui appartiennent pas) : Fausset, mensonge ! Dieu exige

    limpossible ! Dieu nexige que limpossible. Vous tous, vous cdez devant le mur ; mais jevous dclare que vos murs, votre impossible nest quune excuse, un prtexte et que votreDieu, ce Dieu qui nexige ;pas limpossible, est non Dieu, mais une affreuse idole.

    VI

    Nous nous souvenons de la rage avec laquelle lhomme souterrain sest jet la gorgedes vrits videntes, guindes dans la conscience de leurs droits souverains, intangibles.Ecoutez encore ceci, mais cessez de croire que vous avez faire un fonctionnaireptersbourgeois, infime et mprisable : Je continue au sujet des gens aux nerfs solides... cesmessieurs shumilient immdiatement devant limpossibilit. Impossibilit, donc muraille depierre. Quelle muraille de pierre ? Mais les lois naturelles, videmment, les conclusions dessciences naturelles, les mathmatiques. Essayez de discuter ! Pardon, vous dira-t-on,impossible de discuter : deux et deux font quatre. La nature ne demande pas votreautorisation ; elle ne se proccupe pas de vos dsirs et si ses lois vous plaisent ou non. Voustes oblig de laccepter telle quelle est, ainsi, par consquent, que tous ses rsultats. Le murest un mur, etc., etc. Mais mon Dieu ! Quai-je faire avec les lois de la nature et delarithmtique, si ces lois pour une cause ou pour une autre ne me plaisent pas ? Je ne pourrainaturellement pas briser ce mur avec mon front, si je nai pas les forces suffisantes pour ledmolir, mais je ne pactiserai pas avec lui pour la seule raison que cest un mur en pierre etque mes forces ny suffisent pas. Comme si cette muraille tait un apaisement et suggrait lamoindre ide de paix pour la raison quelle est btie sur deux fois deux font quatre ! Oh,absurdit des absurdits ! Il est bien plus difficile de tout comprendre, de prendre consciencede toutes les impossibilits et de toutes les murailles de pierre, de ne pactiser avec aucunedelles si cela te dgote, darriver en puisant les combinaisons logiques les plus inluctablesaux conclusions les plus affreuses sur le thme ternel de ta propre responsabilit (bien que tuvoies clairement que tu nen es nullement responsable), de te plonger voluptueusement enconsquence dans linertie, en grinant silencieusement des dents, et de penser que tu ne peuxmme pas te rvolter contre qui que ce soit, car il ny a personne et il ny aura jamaispersonne ; probablement que cest une farce, une tricherie, que cest un simple galimatias

    on ne sait quoi et on ne sait qui.

    Il se peut que vous soyez dj fatigu de suivre la pense de Dostoevsky et ses effortsdsesprs pour renverser les vidences invincibles... Vous ne savez pas sil parlesrieusement ou sil se moque de vous. Peut-on, en effet, ne pas sincliner devant un mur ?Peut-on opposer la nature qui fait son uvre sans songer nous, notre moi , petit etfaible, et qualifier dabsurdes les jugements qui nient cette possibilit ?

    Mais Dostoevsky se permet justement de douter que notre raison ait le droit de juger dupossible et de limpossible. La thorie de la connaissance ne pose pas cette question, car, silnest pas donn la raison de juger de la possibilit et de limpossibilit, qui donc pourra

    alors en juger ? Alors, tout serait possible et tout serait impossible. Et Dostoevsky, commesil se moquait de nous, avoue par dessus le march quil na pas les forces ncessaires pour

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    renverser la muraille. Il admet donc une certaine impossibilit, une certaine limite ? Maisalors, nous tombons dans le chaos absolu, pas mme dans le chaos, mais dans le nant odisparat avec les rgles, les lois, les ides, la ralit tout entire ! Il semble bien quau-del decertaines limites il faille galement prouver cela. Lhomme dlivr de latroce pouvoir desides sengage dans des rgions si extraordinaires, si peu connues, quil doit lui sembler quil

    a quitt la ralit, et quil est entr dans le nant ternel. Dostoevsky ne fut pas le premier vivre ce passage infiniment terrible dune existence une autre. Quinze cents ans avant lui,Plotin qui avait essay lui aussi de survoler notre exprience, raconte quau premiermoment on a limpression que tout disparat et on ressent une peur folle devant le pur nant[3] . Jajouterai que Plotin na pas tout dit, quil a cach le plus important : telle nest passeulement la premire tape, mais la seconde aussi et toutes celles qui suivent. Lme rejetehors des limites normales ne peut jamais se dlivrer de sa terreur, quoi quon nous raconte des

    joies extatiques. La joie ici nexclut pas la terreur. Ces tats sont lis organiquement lun lautre : pour quil y ait joie sublime il faut quil y ait terreur atroce.

    Un effort vritablement surnaturel est ncessaire pour que lhomme ose opposer son moi lunivers, la nature, la suprme vidence : le tout ne veut pas compter avec moi, je necompte pas avec le tout .

    Que le tout triomphe ! Dostoevsky trouve mme une sorte de volupt nous fairepart de ses dfaites incessantes et de ses malheurs. Nul avant lui et nul aprs lui na jamaisdcrit avec cette abondance dsesprante toutes les humiliations, toutes les souffrances duneme crase par les vidences . Il sarrache cette confession : Est-ce que lhomme qui apris conscience de lui-mme peut vraiment se respecter ? Qui peut en effet respecterlimpuissance et la petitesse ? On offense lhomme souterrain, on le chasse, on le bat. Et lui, ilsemble ne rechercher que les occasions de souffrir encore et davantage. Plus on loffense, eneffet, plus on lhumilie, plus on lcrase, plus il est proche du but quil poursuit : svader dela grotte , de cette contre ensorcele o rgnent les lois, les principes, les vidences ,hors de lempire idal des gens sains et normaux . Lhomme souterrain est ltre le plusmalheureux, le plus misrable, le plus pitoyable. Mais lhomme normal cest--dire,lhomme qui vit dans ce mme souterrain, mais ne va pas jusqu souponner que cest unsouterrain et est convaincu que sa vie est la vie vritable, suprme, sa science la science laplus parfaite, son bien, le bien absolu, quil est lalpha et lomga, le commencement et la finde tout, cet homme-l provoque dans la rgion souterraine un rire homrique.

    VIIDostoevsky pose la question : le tout , la conscience commune (do proviennent les

    vidences) ont-ils droit aux hautes prrogatives dont ils se sont empars, autrement dit, laraison a-t-elle le droit de juger de faon autonome, sans rendre compte personne, ou bienny a-t-il l quune prise de possession que les sicles ont sanctifie. Dans la discussion entrele tout et lhomme particulier vivant, Dostoevsky soulve la question de droit : le tout sest empar du pouvoir ; il faut le lui enlever et pour cela il faut cesser de croire au bon droitdu tout et se dire que ce qui fait la force de ladversaire cest notre foi en sa puissance. Sicest ainsi, il nous faut lutter contre les principes de la connaissance scientifique non plus aumoyen darguments, mais en employant dautres armes. Les arguments pouvaient servir tant

    que nous admettions les prmisses dont ils dcoulaient, mais puisque nous ny croyons plus, ilfaut chercher autre chose.

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    Deux fois deux quatre, messieurs, ce nest dj plus la vie, cest la mort. En tout cas,lhomme a toujours craint ce deux fois deux quatre et moi, jen ai peur encore maintenant.Il est vrai que lhomme ne soccupe que de rechercher ce deux fois deux quatre..., il sacrifie savie ces recherches, mais quant le trouver, le dcouvrir vritablement je vous jure quilen a peur... Mais deux fois deux quatre, cest, mon avis, une simple impudence. Deux fois

    deux quatre nous regarde insolemment ; les mains sur les hanches il se plante en travers denotre route et nous crache au visage. Jadmets que deux fois deux quatre est une choseexcellente, mais sil faut tout louer, je vous dirai que deux fois deux cinq est aussi une chosecharmante.

    Vous ntes pas habitu de tels arguments ; vous tes mme offens peut-tre quenparlant de la thorie de la connaissance je cite ces passages de Dostoevsky. Vous auriezraison si Dostoevsky navait pas soulev la question de droit. Mais deux fois deux quatre, laraison avec toutes ses vidences ne veulent justement pas admettre quon discute la questionde droit ; sils ladmettent ils perdent leur cause. Ils ne veulent pas tre jugs ; ils veulent tre

    juges et lgislateurs, et si quelquun refuse de leur concder ce droit ;, ils lui lancentlanathme, ils le retranchent de lglise humaine, cumnique. Ici cesse toute possibilit dediscussion, ici commence une lutte dsespre, mortelle. Lhomme souterrain est priv aunom de la raison de la protection des lois. Et voil que cet homme misrable, humili,pitoyable, ose se dresser pour la dfense de ses soi-disant droits. Mais comment sy prendrepour renverser ce tyran, quelles mthodes imaginer ? Noubliez pas que tous les argumentssont des arguments rationnels qui nexistent que pour soutenir les prtentions de la raison. Ilny a quun moyen : se moquer, invectiver et toutes les exigences de la raison opposer un non catgorique. A la raison, qui cre les rgles et bnit les gens normaux, Dostoevskyrpond : Pourquoi tes-vous si solidement, si solennellement convaincu que seul le normalest ncessaire, le positif, en un mot, ce qui donne le bien-tre. La raison ne se trompe-t-ellepas ? Il se peut fort que lhomme aime autre chose que le bien-tre ? Peut-tre quil aime toutautant la souffrance ?... Il arrive parfois que lhomme aime la souffrance, jusqu la passion.Cest un fait. Nulle ncessit de sen rfrer lhistoire universelle. Questionnez-vous vous-mme, si seulement vous avez vcu. Quant mon opinion moi, je vous dirai quil est mmeinconvenant de naimer que le bien-tre. Est-ce bien, est-ce mal, mais il est parfois trsagrable de briser quelque chose. Je ne dfends dailleurs pas ici la souffrance ou le bien-tre,mais je suis pour mon caprice et pour quil me soit garanti, quand il le faut. Dans lesvaudevilles, par exemple, les souffrances ne sont pas admises, je le sais. On ne peut lesadmettre dans un palais de cristal : la souffrance est un doute, une ngation, mais quest-cequun palais de cristal dont on peut douter. Or je suis sr que lhomme ne renoncera jamais la vraie souffrance, cest--dire la destruction et au chaos.

    En face de cette argumentation, les preuves les plus subtiles labores au cours demilliers dannes par les thories de la connaissance doivent svanouir. Ce nest plus la loi,ce nest plus le principe qui exigent et obtiennent des garanties, cest le caprice, le caprice qui,par sa nature mme, comme tout le monde le sait, ne peut prtendre ni octroyer ni recevoirdes garanties quelconques. Nier cela cest nier lvidence, mais cest justement contre lesvidences, comme je lai dj dit, que lutte Dostoevsky. Nos vidences ne sont que dessuggestions, de mme que notre vie, il le rpte tout le temps, nest pas la vie, mais la mort. Etsi vous voulez comprendre Dostoevsky, vous devez toujours vous souvenir de sa thsefondamentale : deux fois deux quatre est un principe de mort. Il faut choisir : ou bienrenversons le deux fois deux quatre ou bien admettons que la mort est le dernier mot de la

    vie, son tribunal suprme.

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    Cest l la source de la haine de Dostoevsky contre le bien-tre, lquilibre, lasatisfaction et cest de l que dcoule son paradoxe fantastique : lhomme aime la souffrance.

    En lisant aujourdhui Dostoevsky nous ne savons pas au juste si nous avons le droit deprotester contre limpudence du deux fois deux quatre ou bien si nous devons, comme par

    le pass, courber lchine devant lui. Dostoevsky aussi ne savait pas sil avait terrass sonennemi ou sil tait retomb sous sa loi.

    Il ne la pas su jusquaux derniers jours de sa vie. Stant vad de la consciencecommune, il avait pntr dans un labyrinthe, ne pouvait plus juger et ne savait mme plus sictait l un bien ou un mal. Il hassait la tranquillit et toutes les satisfactions que lordreprocure lhomme : ni notre thorie de la connaissance, ni notre logique ne pouvaient plus luien imposer.

    Celui qui lAnge de la Mort a octroy son don mystrieux, celui-l ne possde pluscette certitude qui accompagne nos jugements ordinaires et confre une belle solidit auxvrits de la conscience commune. Il lui faut vivre dsormais sans certitude, sans conviction.Lhomme souterrain voit que ni les uvres de la raison, ni aucune des uvres humaines ne sont capables de le sauver. Il a examin avec quelle attention ! avec quelletension de tout son tre ! ce que lhomme peut faire de sa raison, tous ses palais decristal , et il a vu que ctait non des palais de cristal, mais des poulaillers et des fourmilires,car ils taient tous btis sur le principe de mort, sur deux fois deux quatre. Et mesure quilen prenait conscience, cet irrationnel, cet inconnaissable, ce chaos, qui fait horreur laconscience ordinaire, spanouissait plus largement en lui. Cest pourquoi Dostoevskyrenonce la certitude et pose comme but suprme lignorance ; cest pourquoi il ose tirer lalangue aux vidences, cest pourquoi il chante le caprice, inconditionn, toujours irrationnel,imprvu, et cest pourquoi il se rit de toutes les vertus humaines.

    LEON SCHESTOV

    (Traduit par B. DE SCHLZER)

    Notes

    1. Quelques ouvrages de Schestov ont t traduits en anglais. Les ditions allemande etitalienne de ses uvres choisies sont actuellement en prparation.

    2. Dostoevsky cre un nologisme : vsiemstvo (de vsi nous tous) littralement omnitude , ce qui est commun tous.

    3. (VI En. 1. 9 cap. 3).