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I N° 510 I JANVIER 2014 I 68 e année I 8,50 e Changer la société pour changer l’école, changer l’école pour changer la société www.cahiers-pedagogiques.com ACTUALITÉSÉDUCATIVES PERSPECTIVES DOSSIER Des tâches complexes pour apprendre RYTHMES SCOLAIRES : À la recherche du tempo perdu L’ÉCOLE AILLEURS : Espagne : un système éducatif sous tension ET CHEZ TOI, ÇA VA ? : Manouche FAITS ET IDÉES : Mayotte en histoires LE LIVRE DU MOIS : Claudine Blanchard-Laville

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I N° 510 I janvier 2014 I 68e année I 8,50 e

Changer la société pour changer l’école, changer l’école pour changer la société

www.cahiers-pedagogiques.com

ACTUALITÉSÉDUCATIVES perSpeCTIveS

DossIer

Des tâches complexes pour apprendre

Rythmes scolaiRes : À la recherche du tempo perdu

l’école ailleuRs : espagne : un système éducatif sous tension

Et chEz toi, Ça va ? : manouche

Faits Et iDéEs : mayotte en histoires

LE LivrE Du mois : claudine Blanchard-laville

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Des tâches complexes pour apprendre12 Un nouvel art d’enseigner ?

Certes, les « tâches complexes » ne sont peut-être qu’une nouvelle mode, des habits neufs sur de vieilles pratiques, une énième marotte de l’institution. Et puis tout n’est-il pas toujours complexe ? En faisant la part des choses, on trouve tout de même une approche des apprentissages féconde à bien des points de vue.

32 Dans toutes les disciplinesÀ entendre au sens large : les tâches complexes invitent rapidement à franchir les frontières disciplinaires trop

tranchées, mobilisent toutes sortes de compétences, des savoirs divers à maitriser et à mettre en réseaux.

43 Entre l’école et le mondeAller voir du côté de la complexité, c’est souvent relier des apprentissages scolaires et des situations sociales « pour de vrai ». Se pose la question de l’utilité des savoirs scolaires dans la vie quotidienne, pour comprendre et agir sur le monde, et de la conscience qu’en ont les élèves.

actUalités éDUcativEs

pErspEctivEs

3 782829 107708 05100

lesommaire n° 510, janvier 2014

2 Le CRAP-Cahiers pédagogiques, les rythmes scolaires et le temps de l’enfant

3 Rythmes scolaires, blocages et déblocages

6 Espagne : un système éducatif sous tension

7 « Relier les mots et l’image »8 La chronique d’é.l@b9 Billet du mois

n Et chez toi, ça va?58 Je bois du petit-lait58 Vous, vous êtes zen !59 Merci, madame Brigaudiot 60 Manouche61 Le sourire du matin

n Faits & idées62 Des rythmes sur mesure 64 La parole des uns pour l’éveil

des autres66 Le papier du blogueur

n Depuis le temps…68 Rendre les maths aux élèves

qui les étudient

n Le livre du mois70 Au risque d’enseigner

(Claudine Blanchard-Laville)

DossiEr

Sommaire complet du dossier page 11

CoorDonné par SyLviE Grau Et annE-MariE SanChEz

Cercle de Recherche et d’Action Pédagogiques10, rue Chevreul, 75011 Paris. Tél. : 01 43 48 22 30 - Fax : 01 43 48 53 21

w w w . c a h i e r s - p e d a g o g i q u e s . c o m - c r a p @ c a h i e r s - p e d a g o g i q u e s . c o m

Hors-série numérique

Une compilation d’articles parus dans notre revue, pour alimenter les débats en cours, en prenant du recul sur ce qu’une revue

pédagogique a pu dire des métiers ensei-gnants au cours des dernières années.

Enseignant : quel métier !n° 33, novembre 2013

nos procHains dossiers

Un dossier pour aborder le cinéma d’une part comme un objet culturel, support d’apprentis-sages, élément d’un patrimoine à parta-

ger, apprécié largement, mais abordé selon des modalités socialement différen-ciées ; d’autre part comme une pratique très accessible à l’ère du smartphone, occasion de développer des compétences.

observer en classen° 511, février 2014

Dans la classe, pour faire la classe, les enseignants observent sans cesse leurs élèves ; ils sont eux-mêmes observés lorsque les

portes des classes s’ouvrent pour accueillir des stagiaires, des collègues, des formateurs, qui observent à leur tour tout ce qui se déroule. Que ressort-il de tous ces regards croisés ?

Quel cinéma !n° 512, mars-avril 2014

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Éduquer à la citoyennetÉconstruire des compétences sociales et civiques

Coordonné par Laurent Fillion Collection Repères pour agir, CRDP de l’académie d’Amiens-CRAP-Cahiers pédagogiques, 2012Cet ouvrage rassemble des propositions très diverses, basées sur des situations expérimentées en classe. Toutes visent les mêmes objectifs : aider les élèves à vivre en société et construire de futurs citoyens. Enseignants, éducateurs et chercheurs témoignent et livrent leur point de vue sur la mise en place de cette compétence emblématique du socle commun.

À commander sur la librairie des Cahiers pédagogiques :http://librairie.cahiers-pedagogiques.com/273-eduquer-à-la-citoyenneté-construire-des-compétences-sociales-et-civiques.html

librairie.cahiers-pedagogiques.com

une revuepour tous les acteurs de l’école, avec un dossier de référence, des rubriques sur l’actualité du monde éducatif.

des publications numériquesau format PDF ou epub, avec droits de diffusion dans les établissements scolaires et les médiathèques.

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Le Cercle de recherche et d’action pédagogiques est un mouvement pédagogique ouvert à tous les acteurs de l’école, de la maternelle à l’université. Il défend les valeurs de l’éducation nouvelle. Il milite pour une réelle démocratisation de l’école et une rénovation du métier d’enseignant.

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JANVIER 2014 I N° 510 I Les Cahiers pédagogiques I 1

www.cahiers-pedagogiques.com

L’Éditopatrice bride

lesommaireactualités éducatives

2 Le CRAP-Cahiers pédagogiques, les rythmes scolaires et le temps de l’enfant Christine Vallin et Jean-MiChel ZakhartChouk

3 Rythmes scolaires, blocages et déblocages Jean-MiChel ZakhartChouk

l’école ailleurs6 Espagne : un système éducatif

sous tension Wilfried roussel

7 « Relier les mots et l’image » entretien Marie-Claire JaVoy

la chronique d’é.l@b8 Qu’est-ce que c’est, é.l@b ? Billet du mois9 Une trace éphémère et nacrée

lionel PoVert

dOssier

Des tâches complexes pour apprendreCoordonné par Sylvie Grau et Anne-Marie Sanchez

Sommaire complet page 11

perspectives n Et chez toi, ça va ?

58 Je bois du petit-lait anne-Marie sanCheZ

58 Vous, vous êtes zen ! odile sotinel

59 Merci, madame Brigaudiot Catherine hollard

60 Manouche Jean-Charles léon

61 Le sourire du matin MiChèle aMiel

n Faits et idées

62 Des rythmes sur mesure interVieW Christine Piret

64 La parole des uns pour l’éveil des autres frédériC Praud

le papier du blogueur66 J’ai fait un rêve ériC CharBonnier

n Depuis le temps…

68 Rendre les maths aux élèves qui les étudient doMinique Guy

n Le livre du mois

70 Au risque d’enseigner Claudine BlanChard-laVille

On n’entend guère la profession réclamer à cor et à cri le chambardement des services. »

À lire ce dossier, on constate que le métier de cer-tains enseignants change, indubitablement. En se confrontant à cette idée de « tâches complexes », des collègues sortent du cadre ordinaire du cours délivré à une classe pour intégrer de l’interdisciplinarité, des projets, des activités avec des partenaires dans et hors de l’école à leurs pratiques. Ils engagent leurs élèves dans d’autres types d’activités intellectuelles. Ils approchent de façon différente les contenus d’ensei-gnement, reliant programmes et savoirs sociaux.

À suivre l’actualité éduca-tive de ces dernières semaines, il semble que le métier ensei-gnant, dans sa définition sta-tutaire, ne devrait guère chan-ger. Le ministre a choisi la prudence, la modération, la temporisation. Le fait est qu’on n’entend guère la pro-fession réclamer à cor et à cri le chambardement des ser-vices définis par un nombre d’heures de cours hebdoma-daire. Nous sommes de ceux qui pensent que les ensei-gnants seraient en meilleure situation d’exercer leur métier s’ils disposaient collective-ment de marges de manœuvre pour organiser les temps d’enseignement sur la semaine, voire sur l’année. La démonstration reste à faire, en particulier dans le secondaire.

L’action politique doit-elle anticiper les évolutions de terrain, au risque de se heurter aux pratiques en place, de se perdre dans les sables faute d’engagement convaincu des acteurs ? Ou bien doit-elle seulement prendre acte à postériori des évolutions déjà en cours, au risque de l’immobilisme ? La réforme du temps scolaire et, à présent, celle du métier d’enseignant sont des cas d’école. Aux Cahiers pédagogiques, nous nous efforçons de jouer notre rôle de média : faire savoir, aux décideurs et aux collègues, que les pratiques évoluent dans bien des endroits, montrer en quoi on n’enseigne plus en 2014 comme en 1950, par exemple en aidant nos élèves à étudier la complexité du monde ; convaincre, nos décideurs comme nos collègues, que l’organisation administrative et juridique de l’Éducation nationale doit intégrer ces évolutions, pour que chacun puisse mieux travailler. n

Mieux enseigner

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2 I Les Cahiers pédagogiques I N° 510 I JANVIER 2014

ACtUAlitÉSÉDUCaTiVeslEblOg dumoIs

lAcItatIOn

lE chIffre

« L’éducation déchiffrée », par Éric Charbonnierhttp://educationdechiffree.blog.lemonde.fr

Éric Charbonnier travaille pour l’OCDE et c’est tout au long de l’année qu’il nous propose sur son blog de faire parler les chiffres et de démonter les représentations fausses. Parce que pour lui, « une statistique est souvent plus fiable qu’une idée reçue ». Et lorsqu’il ne publie pas des billets de blog, il rêve statistiques, c’est ce que l’on lira dans le papier du blogueur, dans ce numéro.

10 heuresÀ l’origine, le ministre voulait imposer à tous les enseignants de classes préparatoires un service de dix heures de cours hebdomadaires, dans un souci « de justice et de transparence ». Mais ça, c’était à l’origine.

« L’enquête PISA [révèle] un écart de vingt places [entre] les performances des élèves issus des milieux les plus favorisés [et] celles des élèves issus des milieux les plus défavorisés. »

résultats du pisa 2012

note du 3 décembre 2013 pour la france

RythMES SCoLAiRES. En 2008, le CRAP avait lancé une pétition avec Antoine Prost et Hubert Montagner pour demander le rétablissement des cinq jours. Puis la question des rythmes scolaires est revenue régulièrement dans divers dossiers, dont l’un sous le titre « Le temps d’apprendre ». Et aujourd’hui ? À l’heure de la réforme des nouveaux rythmes, nous avons rassemblé des témoignages et réalisé un dossier en ligne : « Rythmes scolaires : à la recherche du tempo perdu ».

il y a quelques mois, tout le monde semblait d’accord : quatre jours ne convenaient pas, le bénéfice de l’enfant et des apprentissages passait avant tout, on voulait voir de nou-

veaux rythmes en vigueur à l’école. L’affaire était faite. Mais ce qui se passe depuis la rentrée semble une illustration de cette fable chinoise : « Teng était un grand passionné de dragons, il collection-nait les images de dragons et lisait de nombreux ouvrages sur les dragons. Son rêve était d’en rencontrer un. Or, ce jour arriva, quand un dragon eut vraiment envie de rendre visite à Teng. Mais quand celui-ci vit surgir le dragon, il s’enfuit à toutes jambes. » Depuis la rentrée, on ne cesse de voir s’enfuir des Teng devant des dragons-rythmes.

Le CRAP n’a pas fui. Nous sommes engagés dans la réforme des rythmes et nous la soutenons globalement. Nous voulons présenter dans ce numéro et sur notre site différents regards portés sur la réforme des rythmes du primaire, mais en mettant l’accent, clairement, sur ce qui marche plutôt que sur les

dysfonctionnements. Les jugements négatifs sont bien sûr présents, puisque nous pensons qu’il faut écouter les doléances ou réserves de certains acteurs. Cette enquête, à lire sur le site et dans la revue pour quelques articles, est le recueil de photographies diverses qui constitueraient un début de tableau de la réforme des rythmes scolaires, pour un bilan provisoire après si peu de temps de mise en œuvre.

Nous estimons être en mesure d’avan-cer quelques éléments clés.• La réforme va dans le sens de l’ou-verture de l’école. Elle bouleverse for-cément des habitudes et prendra du temps avant d’être pleinement efficace. Malgré ses limites et ses insuffisances, la réforme est une avancée. Revenir en arrière n’est pas envisageable. Elle demande à être modifiée dans certains de ses aspects, comme dans le cas spé-cifique de l’école maternelle, et néces-site une souplesse et des marges de manœuvre plus grandes sur le terrain.• Il ne faut surtout pas se référer à un modèle unique de réforme, le maitre

mot est « souplesse », avec l’utilisation de toutes les richesses, de toutes les compétences, selon les situations, en commençant par celles qui ne coutent rien, et en évitant l’écueil de vouloir faire trop. L’entourage des enfants (les parents, grands-parents), l’entourage de l’école (les personnels et services municipaux) sont des atouts auxquels penser. Les rythmes seront une occasion de créer du lien social.• La réforme est cependant difficile à mettre matériellement et humainement en place (locaux, personnes, planning). Évitons de nier ces difficultés par une langue de bois inopportune.• Le changement touche de nom-breuses personnes, demande beaucoup de concertation, d’explications, entre les acteurs pour la mise en œuvre. Si le projet arrive tout monté et que la négociation ne porte que sur des détails, alors les affrontements seront inéluc-tables. Il est indispensable de considérer les gens, tous les gens, et de se mettre autour de la table au départ, puis dans des bilans d’étape, pour que personne n’ait l’impression de subir les décisions prises par d’autres. n

ChRiStinE VALLin Et JEAn-MiChEL ZAkhARtChoUk

coordonnateurs de cette enquête

le CraP-Cahiers pédagogiques, les rythmes scolaires et le temps de l’enfant

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JANVIER 2014 I N° 510 I Les Cahiers pédagogiques I 3

ÀlIresuRNotREsItewww.cahiers-pedagogiques.com

ACtUAlitÉSÉDUCaTiVeswww.cahiers-pedagogiques.com@

nnn

n CinémaComment j’ai détesté les maths, le documentaire d’Olivier Peyon vu par Jacques Tenier. Parler maths au cinéma n’est pas courant. Entrer dans le monde réel des mathéma-ticiens ne l’est pas plus. Un docu-mentaire qui fait réagir en tout cas les élèves.

n tribune : sans-papiers« Éduquer sans frontières », c’est le titre de la tribune de Jean-Pierre Fournier, qui revient sur l’injustice des conditions de vie, ou de survie,

des enfants et adolescents sans-papiers à l’école, en formation. « En les défendant, nous refaisons modestement mais surement notre commune humanité, comme dans chacun de nos actes quotidiens d’éducation. »

n Enseignant : quel métier !Le hors-série n° 33 a été coor-donné par Michèle Amiel et Patrice Bride. Il propose un ensemble d’ar-ticles parus dans les Cahiers péda-gogiques au cours des vingt der-

nières années. Il s’agit d’alimenter les débats en cours, en prenant du recul et en regardant ce qu’il ressort de ces articles parus au fil de diffé-rents dossiers.

n Langues et cultures de l’AntiquitéPour Dominique Augé qui a coor-donné le hors-série n° 32 avec Richard Étienne, « il ne s’agit plus de répéter le crédo d’une discipline altière, qui vivrait dans le mépris des autres, mais bien de comprendre que nos élèves sont d’abord là pour se

comprendre eux-mêmes, dans la complexité de leur propre monde, et que les langues et cultures de l’Anti-quité peuvent les y aider ! »

n « Une étoile pour Madiba », par Monique RoyerÀ première vue, la disparition de Nelson Mandela est sansrapport avec la pédagogie et l’école. Pourtant, dans sa lutte contre l’apartheid, l’accès à l’éducation a été de tous ses combats, dans et hors les murs de l’école.

RythMES En DéBAtS. Nous avons inventorié quinze arguments contre la réforme et les réponses que nous avons envie d’apporter. On pourrait en trouver davantage à travers les articles de presse, les déclarations de leadeurs syndicaux, d’hommes politiques, d’élus, les réponses à des sondages d’opinion. Il faut les écouter, un certain nombre d’entre eux sont légitimes et devraient amener le ministère à réajuster certains aspects de la réforme, dans le sens de l’assouplissement notamment. Mais il faut aussi savoir dénicher la mauvaise foi et l’incohérence.

1. « Ce n’était pas l’urgence, il y avait bien mieux à faire qu’à réformer les rythmes. »

Ce n’est jamais le moment. Probablement le ministre a-t-il sous-estimé les résis-tances à une réforme aussi importante et a-t-il commis des erreurs dans la mise en place. Mais on lui reproche bien par ailleurs, à juste titre, sa timidité dans la mise en œuvre de la refondation.

2. « La réforme a été imposée, il n’y a pas eu de véritable concertation. À chaque ministre, sa réforme. C’est politique avant tout. »

À la rigueur, on peut l’admettre pour les communes entrées dans la réforme à la rentrée 2013, mais pour 2014 ? Dans cer-tains endroits, il y a un vrai refus de concertation de la part d’opposants à la réforme, ou une absence de débat serein où la légitimité d’élus au suffrage uni-versel est remise en cause. Mais là où ça fonctionne le mieux, c’est vrai qu’il y a eu réelle concertation, fût-elle orageuse, surtout au début. Et puis, tout le monde se dit pour la priorité à l’éducation, non ?

3. « La réforme coute cher à l’État comme aux collectivités territoriales, impossible en ces temps de pénurie budgétaire, et puis ça va augmenter nos impôts locaux. »

Le cout, c’est une vraie question. Une

question de priorité. Parfois ce cout est grossi de façon démagogique par les opposants, souvent on ne pense pas assez aux activités peu ou pas cou-teuses, parfois c’est un vrai problème. Il y a à définir des priorités par rapport à d’autres investissements (équipements pas forcément indispensables, dépenses excessives pour certains sports de com-pétition, etc.).

4. « La semaine de quatre jours ne mar-chait pas si mal. Aucune étude ne prouve que le retour à une cinquième journée diminuera l’échec scolaire. »

Les études des chronobiologistes vont pourtant dans le sens d’une réforme qui raccourcit la durée d’une journée de travail pour les enfants, même si elles peuvent diverger sur tel ou tel point […]

5. « Il aurait fallu toucher à l’année scolaire et aux vacances d’été, cela aurait permis de diminuer la durée de la semaine pour les écoliers. »

Certes, on ne peut qu’être favorable à une diminution des vacances d’été, mais qui a le courage de vraiment défendre cette option ? La droite au pouvoir ne l’a pas fait, les syndicalistes qui s’affir-ment à priori ouverts à cette possibilité ne le disent, au mieux, que très discrètement.

6. « La réforme n’est pas valable pour l’école maternelle. »

C’est vrai que le ministre aurait pu s’apercevoir plus tôt qu’on ne pouvait pas appliquer de la même façon la réforme selon les âges des enfants. D’où l’intérêt des régulations et réajuste-ments, de décaler l’heure de la sieste, par exemple. Réveiller des enfants qui dorment pour aller à des activités est effectivement aberrant. Le réajustement sur ce point semble en cours.

7. « Il n’y a pas assez de personnel formé pour assurer les activités périscolaires, celles-ci tombent dans beaucoup d’endroits dans l’occupationnel. »

Beaucoup à dire. Ce personnel est davantage formé qu’on ne le dit et on sent parfois poindre un certain mépris pour ces animateurs qui n’auraient pas les capacités qu’ont forcément les ensei-gnants ; on a aussi des témoignages de personnes se sentant blessées par des jugements à l’emporte-pièce. Voir ce que répond un responsable UNSA-Anima-teurs de Paris aux questions du Monde : « La qualité des activités est, il est vrai, variable d’une école à l’autre. Mais tout dépend aussi du niveau d’exigence. Des parents protestent parce que leurs enfants font des jeux de société. Mais ces jeux n’ont-ils aucune place à l’école, aucun apport en matière éducative ? L’installa-tion des espaces ludiques dans les éta-blissements est une vraie réussite pour favoriser un climat d’école serein. Com-bien d’enfants jouent-ils encore dans le cadre familial ? Et dans quel milieu social joue-t-on régulièrement à ces jeux-là ? La nature des activités éducatives mérite d’être mise en débat : la seule

rythmes scolaires, blocages et déblocages

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4 I Les Cahiers pédagogiques I N° 510 I JANVIER 2014

ACtUAlitÉSÉDUCaTiVes

mouVEmENts pÉdagOgIQues nnn

n Le tissage national du CAPE est en coursLors de la réunion du 5 décembre, l’actualité du Collectif des associations partenaires de l’école, le CAPE, était fort riche, à l’image de l’actualité de l’école. ESPÉ, rythmes scolaires, métier enseignant, autant de sujets sur lesquels les associations partenaires de l’école ont une place, et une place de plus en plus reconnue dans les médias et les concertations.http://collectif-cape.fr/content/le-tis-sage-national-est-en-cours

n Le Nouvel Éducateur, décembre 2013« Le désir en pédagogie Freinet », tel est le titre et le fil du nouveau numéro du Nouvel Éducateur, la revue de l’ICEM-Freinet. « Ce numéro apporte de nombreuses réponses : de Jacques Lévine au laboratoire de recherche coo-pérative de l’ICEM, en passant par la pédagogie institutionnelle et les réflexions et témoignages de praticiens de la pédagogie Freinet. »http://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/10245

n éducation aux médiasEnjeux e-médias a été créée par les Ceméa, les Francas, la Ligue de l’enseignement et la FCPE. Et Enjeux e-médias ne soutient pas la règle 3-6-9-12 de Serge Tisseron. « Simpliste, elle pose de trop nombreux problèmes, notamment son absence de validation scientifique et son manque de soutien partagé par les communau-tés éducatives : associations de parents, ensei-gnants et éducateurs. »http://www.enjeuxemedias.org/

n Les Rencontres PEP 2013, sous le signe de la solidaritéLes PEP organisaient leurs Rencontres au palais Brongniart à Paris du 12 au 14 décembre, orien-tées cette année vers la solidarité. Associations amies, projets menés par les PEP et tables rondes étaient proposés. Pour mettre en œuvre la solidarité et la transformation sociale tou-jours nécessaires, jamais suffisantes.http://www.cahiers-pedagogiques.com/Sous-le-signe-de-la-solidarite

n temps éducatifs : le CAPE poursuit sa mobilisationLa réforme en cours donne lieu à de vifs débats entre élus, professionnels de l’éducation, parents. Les vingt organisations du CAPE sont toujours déterminées à contribuer à l’élan édu-catif engagé par la loi de refondation de l’école de la République, motrice dans le processus de construction d’une autre approche de l’éduca-tion.http://is.gd/npokMq

activité éducative profitable aux enfants est-elle celle qui relève d’une technicité forte, celle qui porte un titre ronflant ? » En tout cas, ces activités ne doivent pas répondre à une injonction parentale : atelier « anglais » contre capoeira. L’enfant a le droit d’exercer sa liberté de choix en fonction de ses envies, ses besoins, son plaisir, ses copains.

8. « Les enseignants du primaire sont privés de leur salle de classe quand les enfants sont pris en charge par les animateurs. »

Partout où c’est possible, les classes ne doivent pas être partagées, car leur uti-lisation commune pose de réels pro-blèmes pédagogiques et matériels. Mal-heureusement, dans de nombreuses

écoles il n’y a pas d’espaces en nombre suffisant. Non seulement il peut y avoir, l’après-midi, d’autres ateliers pour enfants qui s’y déroulent, mais aussi le soir avec des cours pour adultes. Il est alors nécessaire de rechercher des solu-tions pour permettre un partage de l’espace : charte d’utilisation du maté-riel, explicitation des règles de fonction-nement auprès des élèves, etc. Même s’il est vrai que les locaux appartiennent à la commune, on peut quand même négocier intelligemment !

9. « Une demi-journée de plus pour les enseignants, cela équivaut à une perte financière. »

Il y a toujours vingt-quatre heures devant le groupe classe, sauf que de 2008 à 2013, c’était sur quatre jours. Qu’ensuite, il y ait une demande légitime de revalorisa-tion des enseignants du primaire est un

autre problème, qui n’a rien à voir avec les rythmes. Demander une compensation pour frais de déplacement ou de garde est en revanche assez indécent si on com-pare avec le reste de la population, et risque de donner une bien mauvaise image des enseignants dans l’opinion.

10. « Les enfants sont déboussolés par la multiplication des intervenants. »

Pour l’école maternelle et élémentaire, l’enfant peut se sentir perdu s’il ne connait pas l’adulte qui sera responsable de lui après l’enseignant. Ce qui implique impérativement la stabilité de l’équipe d’animateurs et intervenants au sein d’un établissement. On aime bien aussi brandir l’intérêt ou l’avis ou le sentiment des enfants quand ça nous arrange. Là encore, avec le temps, des situations se

stabiliseront. Une fédération de syndicats qui par ailleurs s’oppose à toute réduc-tion du nombre d’intervenants au collège brandit un argument qui mérite, certes, examen, mais en tenant compte du fait que nombre d’enfants ont aussi affaire à plusieurs intervenants dans la situation actuelle, quand ils participent à des acti-vités ou à une aide aux devoirs. Mais ne faut-il pas dès maintenant instituer des temps pour qu’enseignants et animateurs se rencontrent, se connaissent, discutent des règles de vie à l’intérieur des locaux scolaires, des modalités de passage de relai, etc. Ce doit être possible, à l’inté-rieur du service hebdomadaire.

11. « Les enfants sont fatigués, ils n’ont plus le repos du mercredi. »

D’accord pour dire que tout changement (même chez les adultes) nécessite un effort d’adaptation et d’attention qui

© Nicole Priou.

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JANVIER 2014 I N° 510 I Les Cahiers pédagogiques I 5

ACtUAlitÉSÉDUCaTiVeswww.cahiers-pedagogiques.com@

entraine une fatigue, mais finalement comme un début d’année scolaire après deux mois de coupure. La fatigue est aussi un argument commode, qui ne repose sur aucune étude précise (un quart des enfants fatigués contre les trois quarts qui en sont aux quatre jours en pleine forme ? sérieusement ?) D’au-tant qu’ajouter une matinée est plus favorable pour les apprentissages que garder des fins de journées souvent pénibles. On peut aussi rappeler que la première période, qui demande beau-coup d’efforts de remise en route et d’adaptation aux enfants, est toujours très fatigante, c’est notamment pour cela que les vacances de la Toussaint ont été rallongées de deux jours l’an dernier, non ? Rappelons aussi que les enfants de parents qui travaillent à l’extérieur ne se lèvent pas plus tôt le mercredi qu’avant. Et que la fatigue est d’abord celle d’enfants qui se couchent trop tard et ne dorment pas assez. Et là, ce n’est pas la faute à Peillon !

12. « Il aurait mieux valu faire travailler le samedi matin. »

D’accord pour que cette possibilité ne soit pas seulement dérogatoire, mais puisse être choisie. Mais qui est vrai-ment prêt à ce retour ? Plus générale-ment, il faut que la souplesse soit pos-sible, à condition qu’elle n’équivaille pas à un renoncement.

13. « L’école devrait se concentrer sur les fondamentaux ; or, là, on va déve-lopper du ludique, au détriment d’élèves qui ont besoin d’acquérir des bases, notamment en lecture. »

Il est très facile de brandir les fondamen-taux. Pour certains députés de droite, les activités de création et de culture ne sont pas faites pour les élèves les plus en difficulté, comme si ceux-ci avaient surtout besoin de rabâchage. C’est igno-rer l’importance du jeu dans les appren-tissages, de la motivation par la culture, etc. Il peut être passionnant de travailler ensemble, enseignants et animateurs, pour lier davantage apprentissages et activités. Une candidate à la mairie de Paris dit avec ironie que son enfant « dessine des carottes » en guise d’acti-vité de formation diététique : on retrouve là les caricatures diffusées complaisam-ment à propos de la pédagogie nouvelle ou de la formation en IUFM (institut universitaire de formation des maitres). Qu’il y ait des aberrations ici ou là, sans doute, mais comme le fait remarquer la journaliste du Monde Marilyne Bau-mard, enfiler des perles peut être aussi à un certain moment un moyen de déve-lopper la concentration, si on n’isole pas telle ou telle activité de vrais projets globaux, qui restent à construire.

14. « Il faut prendre plus de temps et reculer d’un an au moins la réforme. »

Aujourd’hui, le mot « moratoire » est à la mode. Moyen de reculer sans cesse les échéances et de vanter les mérites de la procrastination conservatrice. À noter que Xavier Darcos, lui, avait pris sa décision rapidement pour une mise en œuvre à la rentrée suivante.

15. « C’est une réforme qui marque un recul de l’école publique et du natio-nal au profit du local. C’est un pis-aller vers la tutelle de la mairie sur les enseignants. »

Là, il y a un débat de fond. Faut-il être jacobin et scolarocentré ou pense-t-on que la gouvernance doit être aussi décentralisée ? L’UMP (ou une fraction de l’UMP, on ne sait plus) prône le libre choix absolu des communes, certains opposants antilibéraux peuvent-ils être d’accord avec une telle dérégulation ? En fait, les systèmes scolaires qui réus-sissent font davantage confiance au local, reste à définir garde-fous et champ nécessaire du cadrage national, reste à trouver des formes de partenariat inté-ressantes pour tout le monde. Reste à être plus imaginatif que vindicatif, plus audacieux que replié sur son périmètre, reste à s’exposer aux risques du chan-gement, au lieu de brandir effets pervers et craintes de l’engrenage fatal. n

JEAn-MiChEL ZAkhARtChoUk

rythmes scolaires : À la recherche du tempo perduSommaire du dossier complet à télécharger librement sur notre site

ouverture• « Différents regards sur le tableau des rythmes », par Christine Vallin et Jean-michel ZakhartchoukAdagio• « Ça coince »Moderato• « Ça marche mieux quand on fait tout pour que ça marche ! », par luc Belot• « le socle commun peut constituer un levier vers la culture partagée », par l’Association nationale des directeurs de l’éducation des villes (ANDEV)• « Aménager les temps pour le bénéfice des enfants », par Colombe Brossel• « les familles ont besoin de se sentir partie prenante de la réflexion », par Perrine Bouhelier

• « Elle laisse sur sa faim… mais elle roule dans le bon sens », par Catherine Chabrun• « une des richesses du projet se trouve dans la diversité de l’équipe d’animation », par stéphane Picard,• « les cinq piliers de la sagesse réformatrice », par Georges Fotinos• « une question vertigineuse se répand : qu’est-ce désormais que l’école ? », par Frank BeauAllegretto• « C’est quand même nous, les enseignants, qui assumons la réforme au quotidien », par Jeanne Carolus• « Nous avons l’impression de ne jamais quitter l’école », par Claire Villefranche• « la classe, ce lieu intime et intense », par maya Fleck

• « Nous sommes contents de retrouver le mercredi matin », par Jean-Pierre Chevalier• « Des rythmes sur mesure », par Christine Vallin• « les nouveaux rythmes scolaires contribuent donc au bienvivre ensemble », par Evelyne Clavier• « Pas besoin de berceuse ! », par Françoise moredaVivace• « Blocages et déblocages », par Jean-michel Zakhartchouk• « le CRAP-Cahiers pédagogiques, les rythmes et le temps de l’enfant »

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6 I Les Cahiers pédagogiques I N° 510 I JANVIER 2014

ACtUAlitÉSÉDUCaTiVes

EN brefPalmarèsFEStiVAL DU FiLM D’éDUCAtion. Cinq films ont été récompensés : La Chasse au Snark, réalisé par François-Xavier Drouet, Ombre et Lumières, réalisé par Charline Caron et Antonio Gomez Garcia, Le Murier noir, réalisé par Gabriel Razmadze, Étincelles, réalisé par Alexandra Santender et Quel cirque !, réalisé par Philippe Cornet. À voir dans une vingtaine de régions françaises.http://www.festivalfilmeduc.tv/

PoésieLE PRintEMPS DES PoètES. Participez à la 16e édition du 8 au 23 mars 2014 sur le thème « Au cœur des arts ». Mode d’emploi, actions fédératrices, infos, poèmes, pistes bibliographiques à retrouver sur le site. Lancement du concours « Dis-moi un poème » : participez à la création d’une bibliothèque sonorehttp://www.printempsdespoetes.com

Faire lireLES PEtitS ChAMPionS DE LA LECtURE. Le Syndicat national de l’édition, sous le haut patronage du ministère de l’Éducation nationale, présente le grand jeu de la lecture : Les Petits Champions de la lecture. Les enfants des classes de CM2 sont invités à lire en public un court texte de leur choix pendant trois minutes maximum, extrait d’une œuvre de fiction. La finale se tiendra le 18 juin 2014 à la Comédie-Française, en présence des parrains de l’opération, Daniel Pennac et Guillaume Gallienne.http://lespetitschampionsdelalecture.fr

informationDEVEniR GLoBE REPoRtERS. Débutée en 2005, l’expérience pédagogique Journalistes en herbe a déjà donné lieu à six campagnes de correspondance, au Chili, au Mali, au Laos, en Casamance, en Haïti et en Tunisie. Le retour de Zalumée, l’association support, souhaite développer son expérience et sa philosophie avec un nombre d’élèves plus important en invitant d’autres journalistes et enseignants à rejoindre le projet. En serez-vous ?http://globereporters.couleurmonde.com

Point DE VUE. Avec une école fragmentée, dont les résultats déçoivent et qui pourrait accroitre ses inégalités sociales, l’Espagne, sur fond de crise économique, fait face actuellement à une situation bien délicate selon Wilfried Roussel, enseignant à Séville.

C omprendre l’école en Espagne, c’est se défaire des principes de centra-lisation et d’unité qui nous sont si

chers. Imaginez nos petits Bretons étu-diant dans la langue de leurs aïeux, et vous vous ferez une idée de la singularité du système éducatif espagnol. Depuis la chute du régime franquiste, l’Espagne est divisée en communautés autonomes bénéficiant d’une réelle indépendance face au pouvoir central. C’est ainsi qu’en Catalogne et au Pays basque, les élèves de l’école primaire étudient dans leur langue maternelle.

L’Espagne, c’est aussi un pays où 33 % des élèves sont scolarisés dans des écoles privées (contre 12 % en France). Cela participe grandement à l’éclatement du système, lequel est sou-mis à des stratégies éducatives diverses. Au sein de cette mosaïque, on trouve des écoles religieuses, bien sûr, mais également des écoles résolument tour-nées vers la maitrise des nouvelles tech-nologies et l’acquisition des langues étrangères.

crIse du systèMe ÉducatIf et rÉfOrMeC’est d’abord le phénomène des

décrocheurs qui a alarmé. Les études statistiques ont révélé que 31,9 % des 18-24 ans quittent l’école sans diplôme, contre 14,9 % dans l’ensemble de la Communauté européenne. Les résultats PISA 2009 montrent que dans les trois domaines évalués (lecture, mathéma-tiques et sciences), l’Espagne était en deçà de la moyenne des pays de l’OCDE.

Face à cette situation, le Gouverne-ment a jugé inévitable une réforme du système éducatif, laquelle vient d’être approuvée par le Sénat en novembre 2013. Cette réforme, communément appelée loi Wert, a soulevé de vives polémiques. Tout d’abord, la réforme

favorise une plus grande sélectivité au cours de la scolarité. Alors que l’orien-tation vers les filières professionnelles se produisait en fin de 2de, elle aura lieu en fin de 3e. De plus, dès la 4e, les élèves en difficulté seront regroupés au sein de classes dont les programmes seront allégés. Autre point important, les lan-gues régionales sont ainsi reléguées au rang de disciplines optionnelles, ce qui a soulevé le mécontentement de pro-vinces telles que le Pays basque et la Catalogne. Enfin, la religion redevient une discipline à part entière. Les notes de religion seront de nouveau prises en compte dans l’attribution des bourses et l’éducation à la citoyenneté, champ disciplinaire auquel s’opposaient les autorités religieuses, disparait au profit de « valeurs culturelles et sociales ».

Bien qu’ayant été approuvée par le Sénat, la loi Wert continue de soulever de vives critiques. De plus, elle est accompagnée de restrictions budgétaires qui ont profondément alarmé le corps enseignant et les parents d’élèves. En effet, les dépenses en faveur de l’école publique ont diminué de 0,7 %, alors que les effectifs augmentent. Le nombre d’élèves par classe est en hausse, et pour cause, les professeurs partant à la retraite ne sont plus remplacés.

La crise économique que connait l’Espagne s’accompagne donc d’une fragilisation du système éducatif et par là même d’une augmentation des iné-galités sociales, puisque les familles les plus aisées vont se tourner vers des écoles payantes. n

WiLFRiED RoUSSELProfesseur de français et d’art dramatique

au collège san-francisco-de-Paula, une école du centre de séville

espagne : un système éducatif sous tension

L’école ailleurs

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JANVIER 2014 I N° 510 I Les Cahiers pédagogiques I 7

ACtUAlitÉSÉDUCaTiVeswww.cahiers-pedagogiques.com@

EntREtiEn. Lors de la rencontre avec Marie-Claire Javoy, le documentaire Sur le chemin de l’école réalisé par Pascal Plisson, qui raconte l’épopée de cinq enfants dans le monde pour rejoindre leur école, n’est pas encore sorti. Elle a participé au scénario. Trois ans et demi de travail pour l’équipe, depuis la quête de financements, la recherche d’histoires d’enfants autour du monde, le tournage, puis le montage et enfin le lancement. Le moment de montrer ce travail est donc arrivé. Marie-Claire Javoy s’en trouve forcément fébrile, mais comme elle est toujours sur plusieurs projets, pour elle, pas d’attente : tout continue autour. Et c’est sans impatience qu’elle parle, dans un bistrot de Paris, sur fond de thé vert et d’images. De sa vie, de celle des autres surtout.

son parcours est à voies multiples : réalisatrice de documentaires, monteuse et scé-

nariste, un travail plus soli-taire. « J’ai donc une bonne connaissance du terrain, avec l’impression de projets en cohé-rence. Tous se nourrissent des autres, tous aboutissent à relier les mots et l’image, mais cha-cun reste différencié. » Et ils ont un point commun : celui de raconter des histoires.

Mais des histoires prises dans la réalité, pas de fiction. Pourquoi ce choix ? « Déjà quand j’étais petite fille, j’adorais écouter la radio, les infos, les reportages. Et ce que j’aime, ce n’est pas tant inventer des histoires qu’aller au contact des gens, passer du temps avec eux, leur donner le gout de raconter et retransmettre ce qu’ils me disent. » Marie-Claire Javoy s’est particulièrement tournée vers les femmes, les enfants. Pour la télévision, avec un documentaire sur la grossesse de mères handicapées, où elle a approché de très près le désir d’enfant. « J’ai également fait, et ce fut très compliqué, et très long, puisque cela a duré cinq ans, un reportage sur des religieuses abusées sexuellement par des prêtres. » Et puis il y eut des portraits croisés, portraits que l’on dit « de socié-té » sur le mariage, le célibat, avec, souvent, l’idée d’un passage à vivre avec eux, à leurs côtés pendant le temps du film. Avec le cinéma, on est moins dans le formatage, moins dans une typologie de gens extrêmes, moins tenu à un certain type de commentaire. Mais ce qui fait un bon documentaire ne varie pas : « Il s’agit de montrer une émotion humaine, d’être fidèle à ce que transmettent les gens, avec une histoire

soit extraordinaire, soit emblématique. L’objectivité du point de vue du réalisa-teur n’existe pas. Au contraire, il va même s’agir d’affirmer un parti pris. Et la caméra ne s’oublie pas, elle s’intègre. »

unIQue et unIverselSi la caméra s’intègre, les souvenirs

marquants aussi. Chaque fois, elle a appris, des autres, d’elle-même. Dans Les enfants et la guerre, avec Gilles de Maistre, elle a suivi des enfants embar-qués dans des situations d’adultes, des enfants soldats, en armes, « tellement attachants, tellement attendrissants », qui lui rappelleront toujours combien les situations peuvent être complexes, et les désirs ambivalents. Pour Le premier cri, qui relate des grossesses et nais-sances autour de la planète, elle a accompagné les scénarios, est allée sur les lieux de tournage, jusqu’à un livre. Rien de plus fort pour elle que la nais-sance, rien de plus courant et pourtant toujours nouveau. « Unique et universel. Et chaque fois dans l’émerveillement. » Sur fond de misère, l’émotion n’est pas

la même. Mais être là provoque toujours un retour sur la naissance de ses propres enfants, sur la sienne propre, sur ce temps de l’enfance, et en dit long en même temps sur les sociétés, selon leurs manières d’accompagner la grossesse, ou d’accueillir l’enfant et la mère.

Avec Sur le chemin de l’école, lui reviennent ses souvenirs personnels, le lien avec ses grandes sœurs. Et surtout l’autonomie, « le moment où je me suis

aperçue que j’étais toute seule et que je savais me débrouil-ler : précisément le jour où l’on m’a laissé aller à l’école à pied. Quel sentiment de liberté ! » Mais le film dans lequel elle a le plus appris, c’est le tournage sur les reli-gieuses abusées, ouvrant à la parole jusque-là fermée, interdite, montrant le cou-rage des femmes parlant devant la caméra, avec sin-cérité et sans désir de ven-geance. « C’était boulever-sant, cette force, cette prise de risque. »

seule et avec d’autres

Être une femme dans le monde du cinéma, est-ce une difficulté ? Pas pour Marie-Claire Javoy. Dans les relations, lorsqu’il a fallu s’approcher des reli-gieuses, des femmes, c’était plutôt un atout. Mais elle a souvent travaillé avec des hommes pour que se croisent les regards. Et son souhait est de continuer à travailler régulièrement en équipe, pour la continuité, pour sortir de la solitude fréquente dans l’exercice de l’écriture. Et dans le cinéma comme dans l’enseignement, « pour répartir les compétences complémentaires et se nourrir les uns les autres de nos idées et de nos désirs ». n

Propos recueillis par Christine Vallin

« relier les mots et l’image »

Marie-Claire Javoy © DR

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8 I Les Cahiers pédagogiques I N° 510 I JANVIER 2014

ACtUAlitÉSÉDUCaTiVes

APPElÀ cOntrIbutIOn

Les appels à contribution complets sont à lire sur notre site : www.cahiers-pedagogiques.comPour tout contact : [email protected].

L’école maternelle refondéeCooRDonné PAR ChRiStoPhE BLAnC Et VALéRiE nEVEU

n q u e s a i t- o n a u j o u rd ’ h u i d e l’é co le maternelle ? quelle est donc sa spécificité ? quelles sont les attentes ? qu’y apprend-on et pour quoi ? avec qui ? Ce dossier des Cahiers pédagogiques souhaite donner la parole à la communauté éducative dans son sens le plus large, apporter des éléments de réponse variés, des témoignages d’expériences concrètes, exprimant des points de vue différents d’acteurs multiples, tous concernés par la première scolarisation.http://goo.gl/TnVvos

Vers l’école du socleCooRDonné PAR FRAnCiS BLAnQUARt, CéLinE WALkoWiAk Et JEAn-MiChEL ZAkhARtChoUk

n Vous êtes dans une réflexion individuelle ou collective autour de « l’école du socle », vous vous lancez dans cette aventure qui va au-delà de la liaison école-collège, que ce soit des initiatives personnelles, collectives ou pilotées par l’institution, votre témoignage nous intéresse pour ce dossier qui devrait être à l’ordre du jour ces prochaines années.http://goo.gl/SXeBsO

Quelle éducation laïque à la morale ?CooRDonné PAR éLiSABEth BUSSiEnnE Et MiChEL toZZi

n les questions morales dans les disciplines ; les questions morales dans les pratiques péda-gogiques ; les questions morales dans la vie de la classe et de l’établissement.http://goo.gl/sshCMY

Le métier d’enseignantCooRDonné PAR MiChèLE AMiEL Et yAnniCk MéVEL

n nous attendons des types de contributions diverses : des témoignages sur un changement de métier ; des récits de pratiques nouvelles pour vous ; des échanges avec vos collègues ; vos coups de colère, vos enthousiasmes ; des réflexions sur l’état du métier aujourd’hui.http://goo.gl/ksYYPK

la chronique d’é.l@b www.ELAB.FR

LA ChRoniQUE D’é.L@B. Voici deux ans que des billets paraissent dans les actualités éducatives de la revue. Vous avez pu en lire sur l’enseignement à distance, sur une visite de musée en utilisant des robots, des tablettes tactiles, sur l’utilisation de Twitter dans les classes, l’écriture manuscrite versus écriture au clavier, ou l’apprentissage sur tablettes numériques en maternelle. Mais au fond, savez-vous vraiment qui est é.l@b ?

é.l@b (Laboratoire, éduca-tion, numérique) est

une association née il y a trois ans. Nous étions un petit groupe de per-sonnes à mettre en place des péda-gogies intégrant le numérique dans nos classes, à échanger à distance, un peu, puis beaucoup. Et puis nous nous sommes rencontrés, et même appréciés, dans des colloques, dans des réunions. Nous nous sentions

proches, tentant tous de faire apprendre mieux, en explorant des outils et des méthodes liées au numé-rique. Nous nous sentions pionniers aussi, mais soucieux de ne pas nous laisser éblouir par la nouveauté. Et parfois, pour avancer en sécurité sur ces chemins-là, il faut des compa-gnons de route qui puissent dire « attention, là ça va trop loin » le cas échéant. é.l@b pouvait être ce groupe de personnes en chemin.

Pourquoi une association, alors que les réseaux sociaux mettent déjà tellement en lien ? Parce que le cadre associatif permet de dialoguer plus aisément avec les décideurs, ministère, collectivité territoriale, cadres de l’administration. é.l@b est un nœud de réseau : il lui revient de faire se rapprocher des gens et des pratiques différentes, de rendre

visibles les idées et les expériences. Pendant trois ans, sans ambition démesurée, et à une petite échelle, s’est élaborée une réflexion collec-tive autour de la pédagogie à l’heure du numérique, en intégrant parfois des enseignants, parfois des parents, ou des éducateurs, des chercheurs, des étudiants, parce que l’éducation est l’affaire de la société. é.l@b a participé aux journées de l’innova-

tion, à la concertation pour la refondation avec rédaction d’une note, et a eu l’occasion de mon-trer l’utilisation des réseaux sociaux dans les classes à des cadres de l’Éducation nationale, ou à la journée tablettes.

Trois années d’exis-tence. Nous avons décidé de continuer à cheminer ensemble et d’apporter dans chaque numéro des Cahiers pédagogiques une

photo des réflexions ou des pra-tiques pédagogiques avec le numé-rique. Ce qui nous importe toujours, c’est de savoir comment utiliser au mieux les outils numériques pour l’apprentissage, l’éducation numé-rique et citoyenne. Ce qui continue de nous rapprocher, c’est notre par-tage de vue autour de la pédagogie et des usages des outils numériques. Nous espérons même élargir notre petite communauté. n

LE BUREAU D’é.L@B

qu’est-ce que c’est, é.l@b ?

pOur en savOIr plus

le site :

http://www.elab.fr/site/la page facebook :

https ://www.facebook.com/elabfbtwitter : @elab_asso

Le bureau d’é.l@b © DR

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JANVIER 2014 I N° 510 I Les Cahiers pédagogiques I 9

BilletDUMoiS

liOnel pOvert

Une trace éphémère et nacrée

improbables messianismes ? Foin des Évangiles, Tables de la Loi, ou manifestes, religieux, poli-tiques ou philosophiques : ayons la modestie de l’escargot qui, en toute simplicité, laisse sa trace éphémère et nacrée sur ce qu’il n’a pas mangé

de la feuille de rhubarbe !Cessons, même si nous aimons

les leçons, de nous limiter à en don-ner toujours ! Et si nous tentions de renouer avec le temps de l’ardeur retrouvée, inscrite, présente en cha-cun de nous, cette vitalité spirituelle et créatrice, à la poursuite de ce songe immense qui habite l’espèce humaine, depuis qu’elle a pris la parole et les cieux, vides ou pleins,

à témoin ? Rêvons de cet autre monde possible : celui que nous sommes en train d’inventer, car nous l ’ inventons à chaque instant avec nos

propres enfants, nos élèves, nos proches, nos amis, et ceux de nos ennemis les plus farouches ! Réconcilions-nous avec l’avenir, en tissant ce présent si indomptable, si peu prévisible, si peu conciliant, avec nos paresses, nos désirs et nos peurs. Et plaçons à l’aube de ce regain cette parole de Kenzaburô Ôe : « Je continuerai à vivre le temps qui reste en pensant que la morale de l’essentiel consiste à laisser aux générations sui-vantes un monde qui mérite d’être vécu[1]. » On continue tout de suite ! n

lionel Povert est professeur de français en collège à Paris.

1 Propos tenus par cet écrivain japonais dans un entretien accordé au journal Le Monde en 2013.

Comment débuter l’année, pour se projeter vers son avenir, en formant les vœux habituels avec nos mots anciens et, presque obsédants, ces maux, si présents, trop connus à force d’être ressassés, que génèrent notre système éducatif et, au-delà, notre système social ? Prenons, si vous le voulez bien, des chemins de traverse. Osons le dire : tout est possible, nous n’avons plus rien à craindre du pire. Nous l’avons trop cultivé pour ne pas être déçus ; nous voudrions ce monde forgé par nos désirs et nos besoins, éreinté après plus d’un siècle par sa propre vitesse, plus rapide encore dans sa course vers l’abime, et préserver notre confort intellectuel et matériel, car nous aimons nos aises.

Alors, faisons quelques rêves déraisonnables. Tout d’abord, com-mençons par croire (la nature humaine doit beaucoup à l’imita-tion) en ce que nous faisons de plus petit, de plus humble, dans nos gestes quotidiens : profes-sionnels, personnels, amicaux, amoureux ou tout simplement placés sous le signe de l’empathie, en principe nécessaire, avec nos semblables ; avec le dessein déjà, à notre insu, de ce nouveau monde : celui où nous craignons d’être condam-nés, nous et les générations futures, est encore à réinventer.

Cumulons, à l’ancienne, les bons points, pour pouvoir, sans ciller, nous regarder dans le regard des autres, mais aussi celui parfois si sévère, de notre for intérieur. Assumons nos élans, l’enthou-siasme inné qui nous porte vers tout ce qui nous permet d’assumer notre part. Et s’il nous fallait pour un temps renoncer aux martingales, aux

faisons quelques rêves déraisonnables. »

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dOssIer Des tâChes CompLexes pour apprenDre

ChRiStiAn BoBin, AutoportrAit Au rAdiAteur, GALLiMARD nRF, 1997.

Les braves gens tristes ont toujours prétendu que les choses étaient très compliquées et qu'il fallait beaucoup mûrir avant de les saisir. Ce discours sur la complexité des choses est, il n'y a pas d'autre mot, le discours d'un

salaud, de celui qui s'adresse à l'enfant pour lui dire : tais-toi.

À une époque où les savoirs sont largement dis-ponibles grâce aux outils numériques, les enseignants se retrouvent devant un nouveau défi : apprendre aux élèves à gérer leurs connaissances, en particulier pour la résolution de problèmes complexes. C’est un changement de paradigme. De ce point de vue, la question n’est pas tant des modalités d’enseignement que celle des apprentissages effectifs de l’élève, de sa capacité à s’en servir dans diffé-rentes situations.

La mise en place du socle commun a été l’occasion de lancer la réflexion sur la mobilisation des acquis dans le cadre de tâches complexes. Le concept de compétence qui s’y adosse peine à entrer dans les pratiques de classe. L’élève étant évalué sur sa capacité à traiter ces situations, l’école doit pour-tant bien l’y préparer.

La loi de refondation de l’école de 2013 a réaffirmé le principe du socle commun, le nouveau Conseil supérieur des programmes devrait renforcer les liens entre programmes et socle. Voici ce qu’en dit son président Alain Boissinot[1] : « L’idée est de réfléchir, comme dans de nombreux pays, en termes de curri-culum, ce qui suppose une approche plus globale. Le curriculum, ce n’est pas que du contenu, mais une réflexion sur les compétences, l’évaluation, les outils numériques, la formation professionnelle. » Ce dos-sier se voudrait un modeste accompagnement à ce changement. Il montre ce que des collègues font vivre dès aujourd’hui à leurs élèves dans la pratique

1 Dans une interview au Café pédagogique du 9 décembre 2013.

de la classe, en y ajoutant des réflexions qui peuvent nous aider à appréhender ce qui est en jeu.

Nous avons reçu beaucoup de textes, nous remer-cions tous ceux qui nous ont fait partager leurs idées et pratiques, et sommes désolés de ne pouvoir tout publier. Le choix s’est fait sur un équilibre entre les différentes composantes du système. Vous trouverez surement que les exemples du collège ont une plus grande part, cela tient probablement au fait que les pratiques y sont installées depuis moins longtemps. Comment, dans des lieux d’apprentissages divers et variés, cette idée de « tâche complexe » est-elle traitée ? En quoi fait-elle évoluer les pratiques ? Que nous disent

les chercheurs, quelles sont les mises en garde qu’ils nous envoient afin de ne pas perdre les élèves les plus fragiles en route, en particulier quand nous sommes tentés par la pédagogie de pro-jet ou que nous nous posons des ques-tions autour de la métacognition ?

Que mettons-nous en place en classe pour apprendre à l’élève à transférer ses acquis ? Comment inclure ce travail dans l’apprentissage des ressources du programme ? Des articles sur le travail interdis-ciplinaire, des réflexions sur la coopération ou l’implication dans les compétences sociales et civiques proposent aussi des réponses.

Et du côté de la formation des enseignants ? Quel en est l’enjeu ? Quelles difficultés apparaissent dans les stages ? Comment les contourner pour accom-pagner les collègues dans ce changement, entre rassurer, faire comprendre et faire bouger ?

Prenant la suite du dossier « Évaluer à l’heure des compétences[2] », celui-ci se veut à la fois une ana-lyse de pratiques et un lieu d’échanges, ici et main-tenant, sur un sujet qui touche tous les niveaux de la scolarité et sera certainement un enjeu majeur de l’évolution de l’enseignement. En attendant d’autres développements. n

2 Cahiers pédagogiques n° 491, septembre 2011.

un sujet qui sera certainement un enjeu majeur de l’évolution de l’enseignement.

AnnE-MARiE SAnChEZProfesseure de mathématiques en collège, formatrice dans l’académie de Versailles, coauteure de Socle commun et compétences, ESF éditeur, 2011.

SyLViE GRAUProfesseure de mathématiques en collège à Nantes, membre du comité de rédaction des Cahiers pédagogiques.

La complexité sans complexe

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CooRDonné PAR SyLViE GRAU Et AnnE-MARiE SAnChEZ

sommaire

n Un nouvel art d’enseigner ?

12 Enquête au labo StéPhAniE JUAn

14 Vous avez dit complexité ? FRAnçoiSE CLERC

16 Suivez le guide FRAnCiS BLAnQUARt, CéLinE WALkoWiAk

19 Le mystère du calendrier du dragon AURéLiE PASQUiER, StéPhAniE DE VAnSSAy

21 Le projet, un générateur de situations complexes PhiLiPPE PERREnoUD

24 écrire son corps CARoLinE RoUSSEAU

25 Un et un font trois AnnE hiRiBARREn

28 Le pudding à l’arsenic GUiLLAUME CARon

29 La classe comme une ruche SyLVAin ConnAC

31 Le poids idéal d'un cartable SyLViE GRAU

n Dans toutes les disciplines

32 La langue, vivante MARiA-ALiCE MéDioni

35 Pas un supplément d’âme oLiViER REy

37 Aux élèves de faire CyRiL LASCASSiES

39 Complexe n’est pas forcément concret SyLViE GRAU

40 Raconter le monde ALExAnDRE WZiEtEk

41 Complexe, pas si simple ! JEAn-MiChEL ZAkhARtChoUk

n Entre l’école et le monde

43 Logique sociale, logique scolaire éLiSABEth BAUtiER, PAtRiCk RAyoU

46 Aller droit au but ! JEAnnE-CLAUDE MoRi

47 Graines de citoyens LAUREnt FiLLion

48 Se former par l’analyse de situations AnDREEA CAPitAnESCU BEnEtti, CynthiA MUGniER

51 Questions à un compagnon du devoir SERGE FiGEAC

52 histoires de géométrie JEAn-LoUiS BRAhEM

54 Entre cognac et bière iSAAC ARCiA, JEAn-yVES DELAiStRE, SoPhiE CAiLLoL

n Relecture

55 Un chemin pour améliorer les apprentissages FRAnçoiSE CLERC

à LiRE SUR notRE SitE :

travailler pour les autres ARtiCLE CooRDonné PAR ChRiStoPhE BLAnC

à l’assaut de la complexité grammaticale CoLLECtiF

Que peut le ministre de l’agriculture brésilien ? DoMiniQUE ZUZLEWSki

Vu de ma classe FRAnCinE PELLAUD

Mettre en musique JEAn-MARtiAL FoUiLLoUx

Du « ça sert à quoi ? » au « connais-toi toi-même » LoïC BRAiDA

Des tâChes CompLexes pour apprenDre

Illustration de couverture : mélie JouassinIllustrations intérieures : Jacques risso

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12 I Les Cahiers pédagogiques I N° 510 I JANVIER 2014

dOssIer DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE

1. un nouvel art d’enseigner ?

même chose, ne sont pas sensibilisés aux mêmes détails. Il est ici plus question de partager les expériences plutôt qu’observer, ce qui implique de vivre les pratiques, de les écouter, les dire, les respecter, les faire valoir, les réinvestir.

Concrètement, qu’ont-ils noté ? « Le corps est mouillé. Il y a une marque sur la tempe. Il pue. » pour le groupe 3. Au sein du groupe 2, « c’est une fille. Le corps est mouillé. Le ventre est un peu gros. Une odeur désagréable. Sa bague est bizarre avec des taches orange ». Pour le groupe 1, « les habits sont trempés. Il ne sent pas bon ». Alors que le groupe 1 conclut qu’il s’agissait d’une noyade, le groupe 3 souhaita approfondir ceci en se focalisant sur la trace sur la tempe. Ce motif leur rappelait les outils qu’ils utilisent en mécanique. Ils allèrent demander la caisse à outils de l’homme d’entre-tien, afin de comparer.

une sItuatIOn d'entraIdeAu sein du groupe 2, la préoccu-

pation essentielle était de savoir si l’eau était de l’eau de mer ou de piscine. Cette piste fut lancée par Guillaume et Stan, deux jeunes en stage dans des laboratoires vétéri-naire et agroalimentaire, apprenant régulièrement leurs leçons et dési-reux de poursuivre en filière labo-ratoire contrôle qualité. « Les taches orange, c’est peut-être de la rouille. Il faut qu’on teste les ions chlorure, sodium, le pH. On va essorer les habits pour récupérer du liquide », proposèrent ces deux derniers. Quant au fer, une suggestion de Quentin, « utilisons un aimant. C’est

« Mobiliser des ressources », ça fait un peu jargon : une illustration concrète dans cet article, où des élèves mènent l’enquête autour d’un cadavre. Sûr qu’il ne leur suffira pas de réciter leur leçon pour trouver les causes du décès.

a peine ouverte la porte du laboratoire, sur-prise : un corps était allongé au milieu de la pièce. Réaction

immédiate d’Erika, « C’est quoi ce truc ? », illustrant sa curiosité. « Fais attention. C’est surement pour le test », s’écria Guillaume. Première hypothèse de la séance de trois heures. Effectivement, aujourd’hui, évaluation sur la partie réservée à la chimie du référentiel de la classe de 3e de l’enseignement agricole. Une évaluation particulière aux remarques de plusieurs « super, ça change, madame ». Éveil de la curiosité, motivation et réelle envie de travail-ler, difficile de demander mieux ! « Vous m’avez avoué aimer les séries policières. Vous aviez apprécié l’an passé le jeu Cluedo. Aujourd’hui, à vous d’être les enquêteurs, car il est anormal de trouver un corps inanimé. Par groupes de six, vous allez tenter de dire ce qu’il a pu se passer. » Il est important de souligner que sur ma paillasse se trouvaient des flacons chimiques. Une aide que j’estimais nécessaire pour leurs investigations, car cette simulation était inédite, un coup d’essai autant pour eux que pour moi.

Constitués par affinité, les trois groupes ont vite compris l’obligation

de travailler en équipe et de se concerter pour savoir comment ils allaient procéder. « Par quoi on com-mence ? — On va d’abord tous obser-

ver. Puis on réunit et on dit ce qu’on a vu » pour le groupe 1. Dans le groupe 2, un des élèves propose d’écrire les observations sur un brouillon, en même temps que les cinq autres les lui communiquent. Au sein du groupe 3, pas vraiment de stratégie. Ceci s’explique peut-être par le fait que ces quatre jeunes sont très manuels, passionnés de méca-nique moto. Quelle que soit la méthode adoptée, structurée ou un peu plus aléatoire, ils ont tous recher-ché et relevé des indices, en faisant appel à leur sens de l’observation.

Une aptitude qu’ils développent assurément dans le milieu profes-sionnel. En passant plus de la moitié de leur temps de scolarité en entre-prise, avec des changements de lieux de stage, ils sont fortement incités à observer avant d’agir. Au cours d’un stage de vente en animalerie, dans un laboratoire d’une entreprise agroalimentaire ou chez un paysa-giste, les jeunes n’observent pas la

Enquête au labo

stéphanie Juan, formatrice mathématiques-sciences à la maison familiale rurale la Denoves à monteux (Vaucluse)

Enseignement agricoleDémarche d'investigation

MOts clÉs

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JANVIER 2014 I N° 510 I Les Cahiers pédagogiques I 13

DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE dOssIer1. un nouvel art d’enseigner ?

pareil que pour la pétanque. Ça per-met de ramasser les boules sans se fatiguer. Si la bague est attirée, elle est en fer ». Un « super idée ! » reten-tit en cœur. Apparut un large sourire de Quentin, fier d’avoir aidé les deux références scientifiques de la classe.

Pour le groupe 1, « c’est évident. Il n’y a pas besoin d’aller plus loin. Quand on est dans l’eau, on pourrit. Donc on ne sent pas bon ». Pour les deux autres commença la phase de vérification. Peu importe l’hypothèse à vérifier, elle fut confiée spontané-ment aux jeunes ayant de bons résul-tats scolaires et professionnels. Ques-tion de confiance : ils ont prouvé qu’ils avaient des connaissances et leur travail était apprécié des forma-teurs et des maitres de stage. Choisis par les autres, quelle fierté, mais quelle pression aussi !

Au terme de deux heures d’inves-tigations, sans pause et avec une agitation liée à l’activité, chaque groupe a remis son compte rendu. Leurs conclusions furent vraiment en correspondance avec la piste explorée : noyade, noyade en eau de piscine et noyade suite à un coup porté avec un marteau. Lors de la correction, l’heure suivante, ils échangèrent d’abord leurs conclu-

sions : « Ah oui, on a oublié cet indice. C’est pour ça qu’ils ont utilisé plein de produits et la caisse à outils. Au final, on a tous un peu raison, mais ce n’est pas complet. »

Finalement, de mon point de vue de formatrice, qu’est-ce que j’en

retire ? Mettre en place des défis les motive, les rend actifs, acteurs, soli-daires, coopératifs, attentifs aux propositions des autres, méticuleux. Ils ont été en mesure de mobiliser leur expérience acquise en milieu professionnel et personnel, montrant qu’il n’y a pas qu’à l’école qu’on apprend. Bien que l’observation et la démarche hypothético-déductive demeurent à approfondir, elles se réalisent mieux et correspondent à ce qu’ils vivront dans leur quotidien. Bien que la notion relative à l’iden-tification des ions ne fût pas un réflexe (j’ai aidé le groupe 2 dans le choix des révélateurs, puisqu’il y

avait des confusions), les produc-t ions furent p lus so ignées, construites, détaillées, occultant la rengaine « il faut encore écrire, madame ». Les jeunes rencontrant des troubles de l’apprentissage furent contents d’avoir mené à terme une activité scientifique. Surmonter leurs difficultés a donné du sens et met en évidence leurs qualités, leur potentiel, leur intelligence. Le plaisir que tous ont ressenti m’incite à recommencer, en améliorant la mise la scène. Ils attendent d’ailleurs la fin de la partie mécanique pour savoir ce que je pourrai leur concoc-ter. Me rendre sur leurs lieux de stage me procurera peut-être un début de scénario. n

pOur en savOIr plus

La MFR La Denoves accueille par alternance 200 jeunes de la 4e au bac pro dans les filières laboratoire contrôle qualité, bio-industries de transformation, les filières horticoles fleuristerie et technicien conseil vente en animalerie : http://mfr-monteux.org/le site national des Mfr : http://www.mfr.asso.fr/

Mettre en place des défis les motive, les rend actifs, acteurs, solidaires, coopératifs, attentifs aux propositions des autres, méticuleux.

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dOssIer DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE

1. un nouvel art d’enseigner ?

auteurs. Tenant compte du fait que toute situation est évidemment et par essence complexe, que toute tâche peut être traitée de façon com-plexe, le professeur, lorsqu’il prépare une activité pour ses élèves, est en droit de se demander pourquoi on lui demande de leur proposer des tâches dites complexes. Quel lien faire avec la problématique des compétences ?

une nOuvelle panacÉe pÉdagOgIQue ?L’enjeu premier est de se rappro-

cher des conceptions actuelles du fonctionnement de l’intelligence, et de sortir de la croyance, encore vivace, en des processus linéaires et cumulatifs, croyance dont les dégâts sont bien identifiés. Mais au-delà, il s’agit aussi de dépasser la conception systémique classique pour laquelle chaque stade du développement de l’enfant correspond à un système de ressources qui peut être déstabilisé par la maturation, l’influence sociale ou l’expérience, et se réorganiser selon une nouvelle configuration, mieux adaptée. Il s’agit d’entrer de plain-pied dans une conception de l’intelligence comme un système autorégulé. À l’exigence de mettre l’élève en activité, s’ajoute celle d’éduquer la prise de conscience de la manière dont il construit ses com-pétences, les fait fonctionner et de la manière dont il anticipe d’autres usages, ce qui revient à dire que l’enjeu pédagogique est de construire de l’autonomie.

À quoi reconnait-on la complexité d’une tâche ? La complexité n’est pas une garantie : une tâche absurde, artificielle, sans intérêt peut être complexe.

La complexité appliquée à l’hu-main n’est pas une donnée objective. Le professeur peut avoir défini une tâche complexe que l’élève s’empres-sera de simplifier, parce qu’il n’a pas les moyens d’en envisager la com-plexité. Inversement, une tâche simple peut être traitée de façon complexe, c’est même à cela que l’on reconnait la vraie compétence. Le psychologue du travail Ivar Oddone, analysant le travail sur une chaine taylorienne des usines Fiat, a mis en évidence qu’au-delà du

Quoi de neuf, quoi de différent ? Tout n’est-il pas plus ou moins complexe ? Ne le fait-on pas déjà ? Que faut-il faire autrement ? Commençons par prendre un peu de recul.

I l fallait s’y attendre. Après les compétences, allaient s’enchai-ner dans les textes ministériels, pour le meilleur et pour le pire,

les concepts en usage dans l’analyse du travail : situation, tâche, activité, etc.

Pour le meilleur, l’attention portée aux tâches devrait entrainer une prise de conscience accrue de l’inter-dépendance de deux processus : celui par lequel le professeur élabore la tâche des élèves avec les risques inhérents à ce travail (par exemple, le décalage entre les productions attendues et les consignes effective-ment transmises aux élèves) et celui par lequel les élèves se saisissent des consignes, les interprètent en fonc-tion des moyens dont ils disposent individuellement et collectivement et, bien sûr, les transforment.

Dire que les tâches et les situa-tions sont complexes, c’est un appel à la vigilance : quelles précautions prendre dans le choix des activités, quelle est la pertinence des situa-tions choisies ? Comment porter une extrême attention à la manière de décrire le ou les buts de ces activités, sachant que les élèves vont en éla-borer une représentation dépendante de leur expérience, forcément hété-rogène, forcément influencée par divers facteurs que le professeur ignore (l’implicite de la communi-cation plus ou moins décodé, le contexte plus ou moins bien vécu, etc.) ? Quelle prudence adopter à propos de l’évaluation, sachant que des conflits sont possibles entre les buts officiels du professeur et les buts personnels et privés des élèves (préserver un peu de liberté tout en satisfaisant aux apparences par exemple) ? Comment tenir compte dans l’interprétation des résultats des conditions dans lesquelles la tâche a été réalisée ? La première source de complexité vient de ce que professeur et élèves développent des

points de vue sur les situations et interprètent les tâches de façons irrémédiablement différentes, tout en étant condamnés à travailler en

interdépendance. Pour le meilleur donc : se laisser déstabiliser par une mise en abyme du métier d’élève et du métier de professeur.

Pour le pire, l’entrée dans des arguties jargonneuses dont l’école a le secret, dans le foisonnement d’un vocabulaire dont l’usage se limite strictement au champ de l’Éducation nationale. Le génie particulier des textes ministériels est, par méfiance à l’égard des savoirs savants de l’éducation et dans un souci de vul-garisation mal maitrisé, de compli-quer (pas de complexifier) ce qui est finalement assez simple et de trouver des compromis entre des approches incompatibles (par exemple plaquer la taxonomie de la pédagogie par objectifs sur les com-pétences). Disons qu’une tâche défi-nit un but à atteindre (symbolique, concret, etc.) dans des conditions déterminées (moyens, temps, res-sources, etc.) ; qu’une compétence est un système de ressources mobi-lisées dans une classe de situations déterminée. Autrement dit, si la réflexion sur les tâches renvoie aux analyses déjà connues sur les consignes, c’est le lien entre les com-pétences et les classes de situations qui doit être désormais précisé. Il y a là une perspective de développe-ment pour la didactique.

Mais en quoi une tâche peut-elle être complexe ? Voilà une bonne question à laquelle ce dossier des Cahiers tente de répondre. Un lec-teur attentif verra sans nul doute que le caractère « complexe » est apprécié différemment selon les

Vous avez dit complexité ?

Françoise Clerc, professeure émérite en sciences de l'éducation

DidactiqueIntelligence

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DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE dOssIer1. un nouvel art d’enseigner ?

les conditions de leur propre fonc-tionnement cognitif.

La conversion des esprits et l’in-vention de pratiques pédagogiques nouvelles doivent s’appuyer sur la mémoire professionnelle. Même si l’univers conceptuel de la complexi-té est nouveau, les pratiques, comme souvent, ont anticipé sur certaines réponses. Mais, si un accompagne-ment des établissements et une for-mation (initiale et continue) ne viennent pas appuyer et légitimer ces évolutions, alors nous assisterons aux dérives déjà bien connues : les pratiques les plus intéressantes res-teront cantonnées aux enseignants innovants, militants pédagogiques ou simplement professionnels de bonne volonté. Les besoins sont doubles : la maitrise des quelques références conceptuelles qui fondent la demande d’ajustement (parce que ce qui n’est pas compris n’a aucune chance de passer dans les faits) et l’accompagnement (au plus près des lieux d’exercice) dans la conception, la mise en œuvre concertée et l’échange de pratiques adaptées. L’initiative des Cahiers mérite donc d’être saluée et relayée par l’institu-tion autrement que par la mise à disposition d’exemples, aussi perti-nents soient-ils. n

geste répétitif et simplifié à l’excès, les opérateurs traitaient les tâches de façon complexe. Ce traitement complexe leur permettait de mettre de l’intelligence là où on attendait d’eux de la soumission (c’est le propre de la responsabilité inhérente à la compétence) et de supporter des conditions de travail abrutissantes. En outre, leurs interventions évi-taient que les chaines ne soient blo-quées par divers incidents, en quoi ils manifestaient de réelles res-sources cognitives et sociales igno-rées de leur hiérarchie.

En résumé, une situation est tou-jours complexe ; une tâche peut être conçue de façon complexe ; mais un élève ne la traitera qu’à des degrés variables de complexité, selon les ressources dont il dispose. En revanche, une tâche, même simple, peut être traitée de façon complexe par un opérateur compétent. C’est le traitement qui fait la complexité.

Mais alors, qu’est-ce qui est véritablement complexe dans l’apprentissage ?

« l’Insu du pleIn grÉ »L’apprentissage est une activité

complexe, parce qu’il mobilise une énorme quantité de ressources consti-tuées par l’expérience, la plupart du temps à « l’insu du plein gré » de l’élève. Ces ressources sont dans une étroite interdépendance et connectées en réseau. Les stratégies mises en œuvre par les élèves pour accomplir une même tâche sont potentiellement aussi variées que l’est leur expé-rience. Il y a donc toujours de nom-breuses façons de réaliser une tâche complexe. Attention aux évaluations hâtives et partiales !

L’apprentissage est une activité complexe, parce qu’un même sou-venir ou un même groupe de sou-venirs peut assurer plusieurs fonc-tions. L’intelligence fonctionne de façon à ce que, si certaines res-sources viennent à manquer (par exemple, un groupe de connais-sances précis appris lors d’un cours particulier), d’autres ressources peuvent assurer la même fonction. Un exemple permettra de mieux comprendre cet aspect de la com-plexité. Dans le sol, plusieurs bacté-ries assurent la même fonction dans des conditions différentes de tempé-rature, d’humidité, etc. Si un groupe de bactéries ne peut assurer sa fonc-tion parce que les conditions ont changé, alors les autres prennent le

relai et maintiennent l’équilibre du système. Dans le domaine de l’ap-prentissage, il faut qu’en amont les connaissances aient été construites en rapport avec leur usage et connectées entre elles. L’exigence première de la construction des com-pétences est que les différentes connaissances construites ou non à l’école aient été organisées sous forme de ressources et que soit pré-parée leur disponibilité future : quel est le but de la tâche ? Quel est le problème ? Quelle est la situation ? Est-ce que j’ai déjà rencontré une situation analogue, un même pro-blème, etc. ? Qu’est-ce que je sais ? Qu’est-ce que je sais faire ? Où puis-je trouver les ressources dont je ne dispose pas ? C’est ici que se joue la différence avec l’approche par les contenus.

L’apprentissage est une activité complexe, parce qu’il met en œuvre des contrôles destinés à réguler les démarches, autoévaluer les produc-tions, anticiper sur l’usage des res-sources dans d’autres situations, etc. C’est ce que l’on a coutume d’appe-ler « la métacognition » : est-ce que j’ai bien accompli la tâche qui m’était demandée ? Comment ai-je fait ? Les moyens utilisés étaient-ils pertinents ? Dans quelles occasions vais-je réutiliser les mêmes res-sources ? Les réponses à ces ques-tions ne sont pas toujours faciles. Pour les formuler, il y faut des démarches spécifiques du professeur, des échanges et des confrontations entre les élèves, des reformulations pour stabiliser les acquis. La décou-verte d’Ivar Oddonne n’a été pos-sible que parce qu’il a utilisé une méthode d’enquête[1] qui a permis aux ouvriers d’exprimer ce qu’ils faisaient effectivement, pas ce qu’ils étaient supposés faire. Une tâche ne devient réellement complexe que si elle donne lieu à cette analyse qui permet aux élèves de s’approprier

1 L’instruction au sosie, utilisable en classe. Il existe d’autres méthodes adaptées à la péda-gogie : le conseil méthodologique, l’explicitation, l’analyse des pratiques d’apprentissage, etc.

une tâche, même simple, peut être traitée de façon complexe par un opérateur compétent. c’est le traitement qui fait la complexité.

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dOssIer DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE

1. un nouvel art d’enseigner ?

Transformer des élèves en guides de musée pour leur faire travailler à la fois leur maitrise de l’expression orale et leur culture artistique : une riche idée. Mais n’est-ce pas placer la barre un peu haut pour de jeunes élèves de CM2 et de 6e ?

c omment évaluer l’oral ? C’est-à-dire pas seule-ment mettre une note de participation orale, mais

bien estimer l’acquisition des items du domaine « dire » du socle com-mun, qui définissent bien un conte-nu d’enseignement à mettre en œuvre. Sans préparation spécifique, nos élèves ont recours à des straté-gies assez loin des attentes des ensei-gnants. Certains lisent ce qu’ils ont écrit sur une feuille, ou même direc-tement sur la diapositive du support numérique de présentation qu’ils ont construit : il s’agit alors d’un écrit oralisé et non d’une véritable exploitation des compétences d’oral. D’autres récitent un texte mémorisé. On peut louer leur capacité de mémorisation, mais pas celle à pré-senter une œuvre ou un travail à l’oral. Beaucoup peinent à répondre aux questions de façon détaillée : ils se contentent d’une réponse fermée, alors que l’enseignant généralement, quand il veut ouvrir ou approfondir la réflexion, pose une question ouverte que les élèves n’identifient pas en tant que telle.

Nos critères de réussite sont bien plus ambitieux : maitrise d’un sujet, organisation du propos, mobilisation des ressources adéquates, parole fluide, réactivité face aux questions, capacité à revenir sur un point précis et à le développer. L’item « adapter sa prise de parole à la situation de communication » du socle commun est souvent ignoré dans les enseigne-ments dispensés au collège, et on se contente de l’évaluer sur la base du respect ou non de l’élève des registres de langue. C’est une situation d’éva-luation possible, mais qui en restreint le champ d’apprentissage.

Cet item nous a guidés dans l’écri-ture d’un projet de liaison CM2/6e

autour de la construction des com-pétences d’oral. L’ouverture du Louvre-Lens, à quelques kilomètres de chez nous, nous a offert le cadre

idéal d’une situation complexe contextualisée : être médiateur dans un musée.

Le médiateur n’est pas un récitant qui transmet un discours figé sur les œuvres qu’il présente. C’est un pas-seur culturel entre l’œuvre et le public, qui réagit et adapte son dis-cours à celui de son public. C’est en discutant avec les médiatrices du Louvre-Lens et en interrogeant avec elles leurs compétences profession-nelles que nous avons défini notre contenu d’enseignement et le contexte de la situation complexe proposée à nos élèves.

Les élèves d’une classe de CM2 et d’une classe de 6e se sont rencontrés quatre fois dans l’année, avec leurs enseignants et deux médiatrices du musée, pour préparer une visite de la Galerie du temps à leurs parents. Ils ont travaillé en groupes mélan-geant les deux classes. Une première rencontre a permis aux enseignants de définir le projet avec les élèves, sa planification et ses étapes. Lors de cette séance de travail, on fait émerger les représentations des élèves sur le rôle d’un guide ou d’un médiateur dans un musée (pour beaucoup d’élèves, il s’agit essen-tiellement d’empêcher les visiteurs de se perdre ou de voler les œuvres).

En janvier, les élèves ont décou-vert, avec les médiatrices, quelques œuvres du musée, avec l’objectif explicite de travailler la restitution

des informations données ce jour. D’autres rencontres leur permettent d’affiner et d’organiser leur propos, entre eux ou avec l’aide des média-trices qui se déplacent au collège. L’objectif pédagogique de ces séances est de préparer les élèves à la mobi-lisation de leurs savoirs dans une situation de communication com-portant une part d’imprévu, plus ou moins attendu. C’est bien la notion de complexité qui traverse en fili-grane la situation d’apprentissage.

tâtOnneMents et dOutesComment construire et structurer,

afin de les rendre disponibles dans une situation complexe d’interac-tion, les savoirs de l’élève ? Il s’agit d’un véritable apprentissage au transfert de compétences.

Nous sommes d’accord sur le fait que nous devons empêcher nos élèves de figer leurs connaissances dans un texte écrit et structuré, qu’ils finiraient par apprendre par cœur au lieu de mobiliser leurs res-sources dans la situation complexe de communication de la restitution finale. Par contre, le recours à une carte mentale nous parait intéressant pour les aider à faire le point sur ce qu’ils ont retenu de la visite au Louvre-Lens, pour approfondir cer-taines données par une recherche personnelle et pour organiser le propos. Elle est construite autour de trois axes : ce que je vois, ce que je sais, ce que je ressens. Les élèves sont assez à l’aise avec ces trois dominantes et le travail avance vite et bien. Les mots clés s’organisent.

Mais dès le premier entrainement à l’oral, les difficultés apparaissent. Les élèves lisent à voix haute leur carte mentale, sans phrases correc-tement structurées ni hiérarchisation de l’information. Ils se lancent dans l’interprétation de l’œuvre sans avoir indiqué ni son titre, ni le nom de l’artiste, ni la période historique concernée.

dÉstructurer pOur restructurerAu mois de mars, les médiatrices

viennent au collège présenter aux élèves leur métier. Elles sont inté-ressées par les trois axes des cartes mentales qu’elles traduisent en des

Suivez le guide

Francis Blanquart, professeur de technologie, collège de loos-en-Gohelle (Nord)

Céline Walkowiak, professeure de français

OralCarte mentaleHistoire des arts

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DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE dOssIer1. un nouvel art d’enseigner ?

termes qui correspondent à leurs pratiques professionnelles : « ce que je vois : étudier ; ce que je sais : com-muniquer ; ce que je ressens : comprendre ».

Ce qui compte, expliquent-elles aux élèves, n’est pas ce que le médiateur voit, mais ce que le public voit. Elles redéfinissent avec eux les trois axes de la carte mentale : « ce que le public voit ; ce que je sais ; ce que nous comprenons ensemble de l’œuvre ».

C’est l’introduction de la notion d’altérité du public qui fait alors de notre projet une véritable situation complexe. Mais ce changement de posture déstabilise temporairement les acquis des élèves, ou en tout cas, leur capacité à les mobiliser. Ils jettent maintenant des regards inquiets et suspicieux sur leur carte mentale, en se demandant dans quel sens la tenir.

La situation ne devient-elle pas trop complexe pour des élèves de 6e

ou de CM2 ? Sont-ils capables de gérer l’outil carte mentale ? Comment les préparer, dans le temps imparti, à être capables de répondre aux questions de leurs parents, tout cela en gérant le stress de toute restitu-tion de travaux et le volume sonore, souvent très bas, de leur interven-tion, dans un espace très ouvert et public comme la Galerie du temps au Louvre-Lens ? Quel sera le dispo-sitif pédagogique qui les aidera à s’approprier suffisamment les savoirs pour être capables de les mobiliser dans une situation de communica-tion contenant une part d’inconnu assez grande ? Allons-nous les lancer dans le grand bain sans perche ni bouée ? Seront-ils suffisamment prêts, le jour de la restitution, pour être autonomes dans la gestion de leur parole et de celle de leur groupe de spectateurs attitrés ?

Nous nous interrogeons sur la complexité de la situation de resti-tution, imposée à tous les élèves, avec des compétences langagières en construction et pas toujours très solides. En même temps, nous sommes persuadés que nos élèves savent beaucoup de choses sur les œuvres qu’ils présentent. La question est de savoir s’ils sauront en parler.

Nous cherchons pendant quinze jours, hésitant parfois même à reve-nir au texte travaillé, figé et mémo-risé, pour au moins être sûr qu’ils aient quelque chose à dire. C’est en les observant s’entrainer en binôme

à la présentation de leurs œuvres que nous prenons conscience qu’ils répondent à des questions fermées par des réponses fermées, au détri-ment de la fluidité du propos et du déroulement des ressources. Celles-ci sont là, disponibles, si on leur pose la bonne question, celle qui

enclenche la mobilisation, comme un indice de récupération. Et c’est cet aspect que nous avons oublié de travailler et d’anticiper avec les élèves : celle de l’interaction avec le public. Nous leur faisons donc écrire

les questions que le public pourrait poser et les réponses qu’ils y appor-teraient, avec la contrainte de réor-ganiser toutes les informations de la carte mentale dans les réponses aux questions qu’ils se posent. Ils com-prennent alors qu’ils doivent dire tout ce qu’ils savent sur une problé-matique posée, à travers une ques-tion fermée.

Si on leur demande qui est la dame dans le tableau La liberté gui-dant le peuple, ils doivent en profiter pour présenter également le contexte historique de l’époque. Si on leur demande quels sont les personnages représentés sur le sarcophage de la Dame Tanetmit, ils doivent éclairer le public sur le panthéon des dieux égyptiens.

Le soir de la restitution, les élèves arrivent habillés sur leur trente-et-un. Tous les parents se sont déplacés avec les grands-parents, les oncles et tantes, les cousins et les voisins. Armés de leur badge de médiateur du Louvre-Lens et de leur courage, les élèves accueillent leurs parents

dans le hall du musée, et après une présentation rapide des lieux, les invitent à les suivre dans la Galerie du temps. Tous les élèves sont très calmes, et restent concentrés pen-dant plus de deux heures, le temps d’assurer deux visites. Ils se dépla-cent lentement dans le musée, comme les médiatrices leur ont appris à le faire, encadrent leurs visiteurs et les interpellent devant chaque œuvre avec des « Que voyez-vous ? » qui enclenchent le dialogue autour des œuvres avec le public. Il faut parfois tendre l’oreille, ce soir-là, pour entendre les petites voix du Louvre-Lens nous raconter les his-toires d’Apollon et de Marsyas, de la Liberté guidant le peuple ou du diable Pazuzu, mais tous les élèves sont là, avec ou sans leur carte men-tale, puisque la plupart ont estimé qu’ils n’en avaient plus besoin. C’est bien le signe qu’ils se sentaient prêts. Et compétents. n

nous prenons conscience que les élèves répondent à des questions fermées par des réponses fermées, au détriment de la fluidité du propos et du déroulement des ressources.

Au musée du Louvre-Lens © DR

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DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE dOssIer1. un nouvel art d’enseigner ?

autres sont partis dans cette voie, et les réponses tournaient en rond. Je les ai laissé chercher encore, juste en les amenant à prendre conscience que les prénoms ne changent pas aussi vite qu’ils le pensent. Je leur ai donc demandé de comparer les prénoms de 1998 avec ceux de 2013, pour savoir si les possibilités de change-ment étaient significatives en quinze ans. Ils en ont eux même déduit que cela n’était pas très utile pour connaitre l’année du calendrier. Heu-reusement, une élève a eu l’idée d’associer le jour à la date. Une autre a aussi précisé que ça ne suffisait pas, « puisqu’il existe aussi les années bis-sextiles qui font sauter un jour ! ». Par manque de temps, je leur ai demandé de chercher chez eux le calendrier de 1835 pour avoir des indications, ainsi que les années bissextiles.

n Jour 2 - étape 1Le déroulement de la séance se

fait par un jeu de questions-réponses. Je pose les questions pour structurer la recherche, les élèves, en groupe classe, proposent des réponses. « Qu’est-ce qu’une année bissextile ? D’après le calendrier de 1835 que vous avez trouvé en devoirs, est-ce que 1835 est une année bissextile ? En 1835, quel jour était le 6 décembre, jour de la Saint-Nicolas ? Quelle est la première année bissextile après 1835 ? »

La question que je pose ensuite est de savoir, sans chercher sur inter-net, quel sera le premier vendredi 6 décembre. Je note toutes les pos-sibilités au tableau. Nous commen-çons à partir du dimanche 6 de 1835, ce sera alors mardi (et non lundi !) 6 en 1836, mercredi 6 en 1837, jeu-di 6 en 1838 et vendredi 6 en 1839. Lorsque nous déterminons une date, je pose toujours la question de la validation de notre réponse. Si nous répondons à ce défi, il faut être sûrs que nos propositions ne pourront pas être réfutées par la suite. L’élève en salle informatique vérifie alors cette information, qui se révèle correcte.

Je propose alors aux élèves de cher-cher les autres vendredis 6

Un calendrier, c'est simple et pratique au quotidien, mais peut être aussi point de départ de bien des astuces de calcul. De quoi mobiliser toute une classe pour résoudre le problème.

u n jour, Stéphanie a deman-dé sur Twitter si une classe de CM2 serait partante pour relever un défi conçu

dans le cadre de Museomix au musée des Arts décoratifs à Paris[1]. Je débu-tais alors sur Twitter et trouvais cette idée sympathique pour amener mes élèves à chercher et échanger via les réseaux sociaux. Cela pouvait me per-mettre de leur faire aborder plusieurs notions : avec qui échanger sur Twit-ter ? Quels sont les personnes ou les comptes sûrs ? À quoi peut servir Twit-ter et dans quel cadre s’en servir ? Comment avoir une procédure de recherche qui puisse valider nos hypo-thèses ? Comment se confronter à une situation problème complexe ?

Le problème, intitulé « le mystère du calendrier du dragon », consiste à chercher l’année d’une page de calendrier, encadrée de deux dra-gons en bronze où ne figure pas le nom du mois[2].

n Jour 1 - étape 1Je présente Stéphanie aux élèves,

ainsi que son compte Twitter par lequel nous allons échanger par la suite, puis je leur propose une photo-copie agrandie du calendrier du musée. Pour ne pas trop guider les élèves dans leur procédure, je voulais qu’ils observent réellement l’affiche, et qu’ils émettent de vraies hypothèses.

1 Museomix est un évènement qui se déroule dans un musée, dans le but de créer de nouvelles modalités de visites (voir la « Chronique d’el@b » dans le n° 502 des Cahiers pédagogiques).

2 Cette situation est décrite sur le blog de Sté-phanie : http://lewebpedagogique.com/devans-say/2012/02/06/le-mystere-du-calendrier-du-dragon/

Questions et réponses. « De quoi s’agit-il ? » Après quelques proposi-tions farfelues, la réponse correcte est vite trouvée : « un calendrier ».

« Quel est le mois présenté ? » La réponse est unanime : « C’est décembre, parce que le 6, c’est la Saint-Nicolas ! » C’est donc la date que nous avons retenue pour le reste du travail, puisqu’elle était plus significative pour les élèves et un repère pertinent. La première étape se termine par la présentation de la légende proposée par le musée : « Cadre en bronze en forme de fenêtre gothique à double ogive, ter-minée à la partie supérieure par un galbe muni d’un anneau entre deux pinacles et à la partie inférieure par un cul-de-lampe orné de deux dra-gons ; contient un calendrier men-suel. France 1835-1850. »

n Jour 1 - étape 2Je présente ce qui va maintenant

être pour nous « le mystère du calen-drier du dragon ». J’explique que Stéphanie nous demande si nous vou-lons l’aider à résoudre ce défi : « Main-tenant que nous savons qu’il s’agit du mois de décembre, comment pourrait-on faire pour déterminer précisément l’année ? » Les élèves sont enthou-siastes. À mon grand étonnement, cette étape a été difficile pour ceux qui étaient partis sur une fausse piste. Un élève a proposé : « Les prénoms vont nous indiquer l’année, puisqu’ils n’existent plus aujourd’hui. » Tous les

Le mystère du calendrier du dragon

aurélie pasquier, professeure des écoles à la Roche-sur-Foron (haute-savoie)

stéphanie de Vanssay, professeure des écoles en Ile-de-France

CM2Twitter

MOts clÉs

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dOssIer DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE

1. un nouvel art d’enseigner ?

ment. En effet, le support pouvait avoir été fabriqué avant 1844, mais pas après cette date. Les élèves ont été très satisfaits de savoir que le musée prenait en compte leur travail, et j’ai été surprise de la tournure qu’ont pris ces évènements imprévus.

Les élèves ont été fiers de leurs recherches et de leurs découvertes, qui ont dépassé mes propres savoirs et mes propres connaissances. Cette situation illustre de nombreux avan-tages que comportent les situations complexes. Comme elle n’est pas présentée comme un problème de maths, les élèves ont perdu du temps avec les prénoms, mais ils ont sur-tout cherché eux-mêmes les données pertinentes pour résoudre le pro-blème, elles n’étaient pas données. Le contexte pluridisciplinaire est ici particulièrement intéressant, les élèves ont raisonné, ont utilisé en contexte les TICE où l’on peut trou-ver des outils (qu’il serait parfois difficile de trouver en version papier) pour résoudre le problème, pour vérifier leurs hypothèses, pour échanger avec Stéphanie et le musée ; ils ont aussi abordé un peu d’astronomie au passage. Le défi les a vraiment motivés, surtout quand ils se sont rendu compte qu’ils étaient en train de trouver des choses que les adultes n’avaient pas pré-vues, d’où l’importance que l’ensei-gnant ne connaisse pas forcément la réponse, ne veuille pas tout contrôler, tout planifier, et laisse de la place à l’imprévu qui peut surgir. Enfin, on aboutit ici à une vraie uti-lité de la résolution du problème qui conduit à une amélioration concrète, puisque le musée peut préciser la date de l’objet exposé. n

après 1839. Les réponses sont 1844 et 1850. Cette fois, la majorité a tenu compte de la contrainte de l’année bissextile. Nous voilà donc avec trois possibilités : 1839, 1844 ou 1850 qui correspondent à ce qui figure sur le site de Stéphanie. Les élèves se demandent néanmoins si une seule année est valable parmi les trois.

n Jour 2 - étape 2Cette recherche est l’occasion pour

moi de faire une petite trace écrite concernant le défi, et une autre sur un moyen plus mathématique de trouver une année bissextile, notam-ment si aucun ordinateur n’est à notre disposition. Il s’agit de faire un point sur la divisibilité par quatre, et aussi par deux trois, cinq et neuf pendant qu’on y est.

Une élève est venue me voir à la fin de la deuxième séance. Cette élève ne parait pas toujours concer-née par ce qui se passe en classe, mais s’empare volontiers de ce qui peut être un peu différent et moins scolaire. Elle a fait des recherches sur internet (en compagnie de sa maman, car elle n’a pas le droit d’y aller seule !), et elle a remarqué que le calendrier de la photo de Stépha-nie affiche les phases de la lune. Elle a donc une proposition particulière à faire, qu’elle a écrite :

« Entre 1835 et 1850, il y a que trois années qui peuvent corres-pondre au calendrier des dragons vu en photo : 1839, 1844 et 1850, car c’est les seules années où les jours tombent aux mêmes dates : exemple le 25 décembre tombe un mercredi. Sur ces trois années il y a qu’en 1844 que la pleine lune et la nouvelle lune tombent les mêmes jours des autres années. » Je lui demande de garder sa proposition secrète encore une journée et de me confier son texte pour étudier cela à tête reposée. Le soir même, je me rends compte que ce détail n’a sans doute pas été pris en compte par les personnes du musée qui ont rédigé le cartel. Je prends contact avec Stéphanie, qui me confirme qu’elle-même n’avait pas remarqué le détail en question. Je vérifie les informations de mon élève pour pouvoir en discuter en classe le lendemain.

n Jour 3Je dévoile aux autres élèves de la

classe la découverte de la veille. Je leur explique qu’une de leurs camarades a vu un détail qui m’avait échappé, ainsi

qu’aux adultes qui ont rédigé le cartel, et aussi à Stéphanie qui nous a pro-posé le défi. Plus que tout le reste, les élèves sont épatés que Stéphanie n’ait rien vu. Comme elle nous propose le défi, elle aurait dû s’en rendre compte ! Je leur dis alors que si nous voulons

que cette proposition soit crédible et prise en compte par le musée, il faut qu’elle soit vérifiée et qu’elle ne soit pas contestable. Les élèves se prennent au jeu de pouvoir jouer un tour aux adultes, notamment à ceux du musée. Nous vérifions donc en classe que la proposition de ne conserver que 1844 est valide. Et nous cherchons sur inter-net les phases de la lune. Cette opéra-tion est complexe, car certaines années ne sont pas disponibles sur le site, mais fonctionnent comme des années futures. Les calendriers lunaires des années 1800 n’existent pas en tant que tels sur le site que nous avons trouvé en français.

Nous échangeons avec Stéphanie sur Twitter pour lui faire part de notre trouvaille, et lui demandons l’adresse du musée pour lui faire notre proposition. La dernière étape a permis aux élèves de mettre en mots leurs recherches, pour présen-ter leur proposition dans un mail que nous devions envoyer au musée. La rédaction de son contenu a per-mis de faire un retour sur notre che-minement et sur la découverte finale. Les élèves y ont attaché une grande importance, car il fallait pouvoir expliquer ce qui nous avait menés à cette conclusion, et être crédibles pour faire admettre notre solution.

La réponse du musée a éclairé un point auquel nous n’avions pas pensé : la date de la page du calendrier ne prouvait pas la date de fabrication du cadre, mais la date maximale seule-

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JANVIER 2014 I N° 510 I Les Cahiers pédagogiques I 21

DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE dOssIer1. un nouvel art d’enseigner ?

Les compétences ne s’enseignent pas, elles se construisent au gré d’une confrontation à des situations complexes que la dynamique d’un projet peut engendrer sans que le professeur ait besoin de les créer de toutes pièces.

l ’insistance des systèmes édu-catifs sur le développement de compétences a donné une actualité nouvelle aux

démarches de projet. Elles faisaient et font toujours partie du patrimoine des mouvements pédagogiques, de l’école nouvelle, de l’éducation alter-native[1]. Proposées à des professeurs chargés de développer des compé-tences, elles risquent, comme le « texte libre » de Freinet, de perdre leurs racines et leur cohérence. Tentons au moins d’éviter la confusion.

le prOJet, un travaIl au servIce des apprentIssagesPourquoi mettre les élèves en projet ?

Pour les occuper, pour meubler les moments durant lesquels il est difficile de les mettre au travail ? Certainement pas. Le projet n’a de place en classe que s’il induit des apprentissages iden-tifiables qui, de plus, s’inscrivent dans les objectifs de la formation.

Il faut cependant relativiser ces deux exigences. Dans une démarche de projet, il n’est pas toujours facile de savoir ce qu’apprend chaque élève, puisque tous n’accomplissent pas les mêmes tâches et, à tâche semblable, ne s’y impliquent pas également. Par ailleurs, un projet peut contribuer à des apprentissages forts divers : élargir ou consolider des connaissances, mais aussi développer des compétences ou des attitudes, ou encore contribuer à renforcer l’identité ou la confiance en soi. Toutes choses difficiles à mesurer.

Quant à l’inscription des apprentis-sages dans un curriculum, il faut la concevoir de manière assez souple. Une

1 Michel Huber, Apprendre en projets, éditions Chronique Sociale, 2005.

démarche de projet peut engendrer des apprentissages intéressants, mais qui ne figurent pas au programme de l’année en cours. Le professeur qui invite ses élèves à s’engager dans une telle démarche doit certes avoir un objectif en tête, mais sans s’y attacher de manière obsessionnelle, au risque d’empêcher des apprentissages intéres-sants pour la simple raison qu’il ne les avait ni voulus, ni même anticipés.

Si une démarche de projet crée, davantage peut-être que d’autres formes de travail scolaire, un écart entre les apprentissages attendus et les apprentissages réalisés, ce n’est pas parce que ces derniers seraient plus pauvres, mais parce qu’ils sont moins prévisibles, le projet donnant à certains élèves l’occasion de développer des connaissances, des compétences ou des attitudes que le professeur n’avait pas en tête au départ, mais qu’il doit savoir reconnaitre et valoriser.

J’avais identifié[2] une dizaine d’objectifs qu’on peut assigner à une démarche de projet, parmi lesquels « entrainer la mobilisation de savoirs et savoir-faire acquis, construire des compétences ». Aujourd’hui, cet objectif a pris de l’importance dans tous les pays qui ont réorienté le curriculum de l’éducation fonda-mentale vers l’acquisition de com-pétences, dont la France avec le socle commun adopté en 2006.

Cette rénovation suscite de nom-breuses controverses quant à son bienfondé[3], mais aussi de vives

2 Philippe Perrenoud, « Apprendre à l’école à tra-vers des projets : pourquoi ? comment ? », L' Édu-cateur, n° 14, 2002.

3 Philippe Perrenoud, Construire des compétences dès l’école, ESF éditeur (6e éd. 2011, 1re éd. 1994) et Quand l’école prétend préparer à la vie… Des com-pétences ou d’autres savoirs ?, ESF éditeur, 2011.

interrogations méthodologiques chez ceux qui entrent en matière : si les compétences ne sont pas une manière moderne de nommer des objectifs poursuivis de longue date par la scolarité obligatoire, si ce ne sont pas de simples habiletés, comme savoir lire, calculer, si les compé-tences permettent de gérer des situa-tions complexes, dans toutes leurs dimensions, en mobilisant et en met-tant en synergie des ressources diverses (connaissances, habiletés et attitudes), alors leur développement dans le cadre scolaire appelle de nou-veaux dispositifs didactiques et de nouveaux outils d’évaluation.

C’est là que le bât blesse. La pré-cipitation des réformes a créé un décalage important entre les objectifs de la scolarité et les moyens de les atteindre et de les contrôler. Dans divers pays, à la question que les professeurs adressent au ministère, « Comment faire ? », on répond sou-vent : « En confrontant vos élèves à des situations complexes ». Réponse cohérente : les compétences ne s’en-seignent pas, elles se construisent à travers des situations dont chacune entraine la mise en synergie des res-sources pertinentes. La confrontation à des situations complexes favorise souvent l’acquisition ou l’approfon-dissement de certaines ressources, mais son rôle principal est d’entrai-ner à la mise en synergie de res-sources acquises séparément. Les situations complexes susceptibles de développer des compétences ne sont donc pas des situations problèmes au sens de la didactique des disci-plines, puisque ces dernières ont plutôt vocation à faire construire de nouveaux concepts ou de nouvelles connaissances[4]. Il n’y a pas lieu cependant de créer une dichotomie absolue : chaque situation didactique met l’accent principal soit sur

4 Jean-Pierre Astolfi, Placer les élèves en « situa-tions problèmes » ? INRP, 1993 ; « L’important, c’est l’obstacle », in Jean-Pierre Astolfi & Raoul Pantanella (dir.), « Apprendre », hors-série des Cahiers pédagogiques, p. 33-36, 1998 ; Gérard De Vecchi, Enseigner par situations problèmes, édi-tions Delagrave, 2007.

Le projet, un générateur de situations complexes

philippe perrenoud, faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, université de Genève

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dOssIer DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE

1. un nouvel art d’enseigner ?

des décisions, de l’autonomie de chacun par rapport au groupe ; se défendre et faire valoir ses droits lorsqu’on est accusé d’avoir trans-gressé une loi ou une règle interne à l’organisation.

Alors se poserait la question fon-damentale : comment créer, dans un cadre scolaire, des situations permet-tant de développer de telles compé-tences ? On peut et on doit bien sûr commencer par inventorier les res-sources que chaque compétence mobilise : quelles connaissances, quelles habiletés, quelles attitudes ? Reste l’essentiel : comment entrainer (au sens sportif du mot) la mise en synergie de ces ressources ? On ne peut y parvenir qu’en confrontant les élèves, à maintes reprises, à des situa-tions complexes favorisant l’exercice de la compétence visée et donc son développement progressif.

le dIleMMe : sItuatIOns cOnstruItes Ou authentIQues ?On peut construire des situations

calibrées pour développer telle ou telle compétence. Le désir de contrô-ler les apprentissages engendrés donnera un caractère artificiel à ces situations, même si ce ne sont pas des exercices scolaires convention-nels. On ira alors dans le sens de jeux de rôles ou de simulations, en assumant le caractère arbitraire des situations, tout en espérant qu’il n’empêchera pas les élèves de se prendre au jeu.

L’alternative, c’est d’engager les élèves dans un projet censé les pla-cer naturellement dans des situations favorisant le développement de la compétence visée. Il ne suffit donc pas de dire « Faisons un projet ! ». Il faut que ce projet ait des caractéris-tiques précises pour avoir la moindre chance de développer une compé-tence définie. Mais s’il n’y a pas dévolution de ce projet, si les élèves ne se l’approprient pas, aucune dynamique collective ne s’installera. Le projet restera une intention du professeur, à laquelle ils se plieront plus ou moins docilement, comme à toute consigne. Sans dévolution, pas de véritable projet. Or, pas de dévolution sans partage du pouvoir, donc sans perte de contrôle sur la nature des apprentissages.

La volonté de développer des com-pétences précises met en évidence à la fois les vertus et les limites d’une démarche de projet. La force

la construction de ressources nouvelles, soit sur leur mise en synergie, mais ces deux composantes sont toujours présentes. L’apprentis-sage par problème et les réflexions sur la problématisation[5] nous invitent d’ailleurs à affiner la concep-tualisation des situations didactiques en fonction des effets attendus.

crÉer des sItuatIOns cOMplexes en classe ?Edgar Morin définit la complexité

par la présence de contradictions indépassables dans la pensée et dans la réalité. Lorsqu’il s’agit de déve-lopper des compétences, peut-on s’accommoder d’une définition plus large ? Serait complexe une situation à laquelle nul ne peut faire face en appliquant simplement une règle, une procédure, un algorithme. Pour faire face, il faut inventer une solu-tion, autrement dit réfléchir, envisa-ger diverses stratégies, bref, exercer son jugement, conduire un raison-nement. Les didacticiens des mathé-matiques parleraient d’un problème ouvert, un problème qui n’a pas nécessairement de solution satisfai-sante ou qui admet plusieurs solu-tions acceptables, aucune ne s’impo-sant par simple déduction.

C’est une façon de concevoir la complexité : la configuration des données ne dicte pas la solution, il faut la chercher, la construire. Non pas ex nihilo : l’acteur s’appuie tou-jours sur certaines ressources, mais il doit trouver la manière de les com-biner de manière originale, pour s’adapter à la singularité de chaque situation. On retrouve l’assimilation et l’accommodation que Piaget voyait comme la double face de la construction et du fonctionnement des schèmes : le sujet assimile la situation à un schème préexistant, mais il ne peut en général réussir sans accommoder le schème, sans s’adapter. Cette adaptation, si elle est récurrente, fait évoluer les schèmes, elle favorise leur différen-ciation ou leur coordination.

Une compétence peut être conçue comme un ensemble de schèmes, en quelque sorte un macroschème, ce que Meirieu[6] appelle un « pro-gramme de traitement », métaphore

5 Michel Fabre & Étienne Vellas (dir.), Situations de formation et problématisation, éditions De Boeck, 2006.

6 Philippe Meirieu, L’envers du tableau, ESF édi-teur.

qu’on peut accepter si l’on pense à un logiciel capable de s’adapter et d’apprendre.

Créer des situations complexes aux fins d’entrainer le développe-ment d’une compétence spécifique suppose qu’on sache à quel type (ou famille) de situations cette compé-tence s’adresse. C’est en principe le cas en formation professionnelle. Dans le cadre scolaire, les situations sont évoquées de manière très impli-cite ou abstraite. Les compétences ne se réfèrent donc pas à des pra-tiques sociales bien identifiables. Or, sans référence à des enjeux, à des configurations d’acteurs, à des contextes sociaux, il est fort difficile de concevoir des situations com-plexes susceptibles de développer telle ou telle compétence.

Ce flou donne au professeur une grande liberté dans le choix des situa-tions à proposer à ses élèves, mais il l’autorise aussi à ne se préoccuper vraiment que des ressources : la mai-trise de la langue, la logique, la recherche d’informations. Autant d’habiletés qu’on peut travailler de manière scolaire, sans les inscrire dans des situations complexes.

Dès qu’on quitte le terrain familier des ressources, dès qu’on précise les situations de la vie auxquelles une compétence est censée permettre de faire face, il devient évident qu’on ne saurait prétendre la développer sans placer les élèves dans des situa-tions analogues, dans l’esprit du learning by doing : « apprendre, en le faisant, à faire ce qu’on ne sait pas faire », disait Aristote, souvent repris par Meirieu.

Supposons que l’école parvienne à s’intéresser à des situations de la vie appelant des compétences telles que : se garder de toute dépendance excessive à l’égard de substances, de personnes, d’activités, de technolo-gies ; gérer la tension entre un vif intérêt personnel et des normes sociales qui le qualifient d’illégitime ; gérer, dans des situations de coopé-ration, les différents, voire les conflits à propos de la division du travail, des risques à assumer, des couts à engager, de la manière de prendre

c’est une façon de concevoir la complexité : la configuration des données ne dicte pas la solution, il faut la chercher, la construire.

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DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE dOssIer1. un nouvel art d’enseigner ?

d’un projet est de ressembler à une pratique sociale, à une action col-lective en vraie grandeur. Bien sûr, les élèves ne sont pas dupes, ils savent qu’ils sont à l’école pour apprendre et que le projet est censé y contribuer. Ils acceptent cependant de « faire comme si », à condition que le jeu en vaille la chandelle. Le pilotage d’un tel projet consiste donc à le maintenir sur une ligne de crête, à le rendre fécond d’un point de vue pédagogique, tout en empêchant les élèves de retomber dans leurs méca-nismes habituels de défense contre les injonctions au travail, bref, l’exercice bien rodé de leur métier d’élève.

Le projet relève de la ruse péda-gogique. La dévolution et l’implica-tion des élèves dans la tâche ont cependant un prix que le professeur doit accepter : lâcher prise, ne pas intervenir constamment pour réo-rienter le projet dans le sens des objectifs de formation, ne pas l’inter-rompre à la moindre occasion pour expliquer ou enseigner, bref, ne pas laisser s’évanouir la magie du projet, inséparable d’une envie de réussir non un apprentissage mais une entreprise concrète, un spectacle, une expérience, un roman. La logique de la réussite est une logique pragmatique. Elle n’interdit pas de comprendre, mais seulement si c’est nécessaire pour avancer. La quête de nouveaux savoirs ne doit pas détourner du projet, mais être à son service.

Lorsqu’une démarche de projet a pour but de développer la confiance en soi, la prise de risque, la coopé-ration, la décision ou la gestion d’une action collective, presque n’importe quel projet peut convenir, puisque toute action collective déve-loppe de telles compétences. Lorsqu’il s’agit d’apprendre à pro-duire un texte romanesque ou à conduire une recherche, l’objectif est compatible avec des thèmes ou des questionnements forts divers, qui constituent autant d’espaces de liberté, donc d’atouts pour que s’opère la dévolution. Lorsqu’on vise le développement d’une compétence que tout projet ne favorise pas spon-tanément, la tension entre la dévo-lution du projet et sa finalisation est plus vive.

Un projet entièrement conçu par le professeur ne sera pas acheté par les élèves. Mais il est peu probable qu’un projet proposé par les élèves

rejoigne comme par miracle les objectifs de formation du professeur. Il importe donc d’engager une négo-ciation, le professeur tirant le projet vers les apprentissages, les élèves vers la réussite, le plaisir, le jeu.

Il n’y a aucune raison de ne pas faire de cette tension l’objet d’une réflexion commune. On peut imagi-ner un professeur qui ouvrirait une démarche de projet en définissant un cahier des charges ouvert, en disant par exemple : « J’accepterai tout projet qui nous obligera à gérer une tension entre nos intérêts per-sonnels et des normes sociales qui les tiennent pour illégitimes ou contraires au bien commun. » Il est toujours utile, lorsqu’on veut déve-lopper une compétence, de commen-cer par en parler, par donner des

exemples, par narrer des expériences, par faire l’inventaire des connais-sances, des habiletés, des attitudes mises en jeu. Dans le cadre d’une démarche de projet, cette phase de travail sur des représentations devient indispensable, pour faire entrer les élèves dans une probléma-tique de conciliation entre la logique du projet et les objectifs d’appren-tissage portés par le professeur.

Le cahier des charges ouvert est compatible avec des projets forts différents. Il peut par exemple faire émerger un projet de type humani-taire, consistant à venir en aide à des personnes défavorisées, en postulant qu’à un moment ou à un autre, la solidarité, la générosité, l’engage-ment à l’égard de ces personnes trouveront leurs limites, lorsque le service rendu coutera (en temps, en argent, en efforts, en risques, en ten-sions) plus qu’il ne rapporte en termes de bonne conscience. Et en faisant l’hypothèse que cela contri-buera au développement d’une com-pétence cruciale : savoir (re) trouver un juste équilibre entre égoïsme et altruisme. Mais toute entreprise impliquant un partage ou confron-tant la liberté des uns à celle des autres pourrait aussi faire l’affaire.

Il me semble préférable que, dans le cadre scolaire, une démarche de

projet se présente ouvertement comme un deal, en reconnaissant que le professeur n’a pas les mêmes raisons que ses élèves de favoriser tel ou tel projet, n’a pas les mêmes attentes, n’évalue pas le travail selon les mêmes critères. Au départ, mais aussi en cours de route, la négocia-tion porterait notamment sur l’équité du compromis à trouver entre logique de formation et logique de réussite[7].

fOrMer les prOfesseursIl n’est pas très responsable d’inci-

ter les professeurs à créer des situa-tions complexes et à conduire des projets sans leur proposer une for-mation. Dans un projet, le professeur cesse de professer pour devenir le garant d’une action collective. Cela touche son rapport au pouvoir, au savoir, à l’ordre, au collectif, aux pratiques sociales, aux processus d’apprentissage, à l’évaluation.

S’engager dans un projet pour gagner la complicité des élèves n’est pas une bonne idée. Lorsque les conditions ne sont pas réunies pour enseigner, le projet n’est pas une alternative. Il faut l’inscrire dans un contrat plus global, qui autorise l’enseignant à se préoccuper des apprentissages des élèves sans deve-nir leur ennemi ou leur bourreau. Peut-être est-ce l’enjeu principal, qui est didactique, mais pas seulement.

En ce sens, réfléchir sur les démarches de projet permet aux professeurs débutants (voire aux autres) de comprendre de quoi ils ont peur et quelles sont les condi-tions d’une démarche de projet et, plus globalement, d’une pédagogie active. Sans exclure qu’on y renonce (provisoirement) parce qu’on est encore incapable d’assumer les risques qui l’accompagnent. n

7 Philippe Perrenoud, « Réussir ou comprendre ? Les dilemmes classiques d’une démarche de pro-jet », Animation & Éducation n° 214, janvier-février 2010.

sans dévolution, pas de véritable projet. Or, pas de dévolution sans partage du pouvoir, donc sans perte de contrôle sur la nature des apprentissages.

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dOssIer DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE

1. un nouvel art d’enseigner ?

Travailler l’idée de métamorphose en jouant de son corps en EPS, pour mieux y revenir en cours de français pour affronter la tâche complexe de la rédaction : des va-et-vient fructueux.

e n 6e, il est une tâche com-plexe par excellence : la rédaction. Cet exercice néces-

site d’avoir lu et compris le sujet et les consignes d’écriture dans leur intégralité, puis de conjuguer beau-coup de connaissances, capacités et attitudes différentes, comme les emplois des temps verbaux, les accords ou encore la fameuse ima-gination, la création. J’impose à mes élèves, depuis le début de l’année, une méthode à respecter. Pour la rédaction : lire et relire le sujet, noter quelques idées, organiser, rédiger, se relire, répondre à des questions de retours réflexifs.

Malgré ces aides, méthodes, étapes, malgré le temps laissé aux élèves en classe, en respectant le rythme de chacun, les résultats ne sont pas sou-

vent à la hauteur. Plusieurs élèves sont en grande difficulté, du fait de leur manque de maitrise de la langue française qui aboutit à des phrases incohérentes, de leur incompréhen-sion de ce qui est attendu qui les amène à des hors-sujet. Je décide

Écrire son corps

Caroline rousseau, professeure de français en collège dans les Yvelines

FrançaisEPSRédaction

MOts clÉs

Séance EPS-français : Les métamorphosesétapes :1. Échauffement théâtral : • occupation de l’espace ; • prise de conscience de son corps, qui va subir au fur et à mesure des variations à travers un voyage imaginaire ; • entrée dans le personnage principal choisi qui va peu à peu subir la métamorphose : les éléments identiques se reconnaissent et se regroupent alors.2. Le jeu du miroir : • en binôme, au début libre des mouvements à reproduire par l’autre ; • ensuite, les professeurs proposent le passage d’un état à l’autre.3. En groupes de trois : expérimenter le passage d’un état à un autre pour le verbaliser :

Fiche élèveEn groupe de trois élèves : A, B et C, qui n’ont pas choisi le même sujet.1. A explique à B et C qui est son personnage et en quoi il va se métamorphoser. Il exécute ensuite sa métamorphose, que B et C observent pour prendre des notes. Les notes sont constituées de vocabulaire : verbes de changement, sensations, adjectifs qualificatifs, etc. qui permettent de raconter et de décrire ce qui se passe, le passage d’un état à un autre.2. A prend lui-même des notes sur ce qu’il a ressenti durant sa métamorphose (sans regarder ce qu’ont écrit ses camarades).3. A, B et C comparent leurs notes, discutent du vocabulaire trouvé, etc.4. C’est au tour de B d’exécuter sa métamorphose, à A et C d’observer.5. Et enfin à C.Le vocabulaire de ces trois encadrés permettra d’enrichir celui qui a déjà été étudié et de raconter, décrire la métamorphose de votre personnage principal dans votre rédaction au propre.

dispositif

donc d’un dispositif différent pour la rédaction d’une métamorphose à la manière d’Ovide, sujet difficile à appréhender. Je sens bien que la lecture et l’étude de textes et d’images en amont ne suffiront pas. Il me faut de l’aide : je vais la trouver chez mon collègue d’EPS.

Grâce à la lecture d’un article d’Évelyne Barratier dans un numéro des Cahiers pédagogiques[1], nous mettons en place une séance com-mune à l’EPS et au français : il s’agit de « vivre la métamorphose » par le corps, afin de puiser dans cette expé-rience des idées et du vocabulaire pour la rédaction. La séance en elle-même est une réussite : les élèves, interrogés sur leurs ressentis, disent presque tous à quel point cela les a aidés à y voir plus clair dans cette histoire de métamorphose.

La situation complexe permet donc aux élèves d’enclencher, d’amorcer le processus de la créati-vité, en se mettant dans la peau de leur personnage fictif. La créativité, en grande partie liée à cette redoutée imagination, est un point faible avoué des élèves, qui se plaignent souvent de ne pas savoir quoi écrire. Même si le travail est particulière-ment encadré, guidé sur cette séance, il permet de développer cette créativité dans la mesure où les élèves ont choisi leur sujet, leur his-toire, leur métamorphose et laissent, d’abord leur corps, ensuite leur verbe, s’exprimer par la suite.

Du coup, comme travailler sur tâche complexe s’apprend, le passage par une situation complexe permet de décharger l’élève d’une part du travail en donnant du sens. Je remer-cie à ce propos Jérémy Corroyer, professeur stagiaire en EPS, qui m’a accompagnée sur cette séance. Il a permis aux élèves de réfléchir aux liens entre la danse et l’acrosport qu’ils avaient pratiqués au cours des précédents cycles d’un côté, et ce que nous leur avons proposé de l’autre. Nous les avons fait parler, chercher les mots qui permettaient d’exprimer ce qu’ils avaient vécu.

Résultats : le sujet a été compris, sauf pour deux élèves sur vingt-cinq.

1 « Les Métamorphoses en actes », dans les Ca-hiers pédagogiques n° 489, mai 2011 (« Faire du français sans exclure »).

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d’un même chapitre et essaie de placer tous les points essentiels que j’ai tendance à choisir plutôt qu’à faire cohabiter. Cela donne un plan-ning sur cinq semaines. Le principe est de passer par des étapes récur-rentes de mémorisation, d’applica-tion, avant de réinvestir en plusieurs temps, au rythme de l’élève. Affaire à suivre ! n

C’est une réussite de ce côté et je suis soulagée. Mais ils n’ont globa-lement pas réussi pour autant la rédaction : la plupart ont oublié de décrire la métamorphose, alors que c’était l’objet essentiel de la séance EPS et du sujet de la rédaction !

Dix-huit élèves ont obtenu « noir » (compétence encore fragile) et quatre élèves « rouge » (non acquis), une seule élève « bleu » (en bonne

voie d’acquisition) et personne n’a obtenu « vert » (acquis). Les pro-blèmes : essentiellement la maitrise de la langue française et l’organisa-tion du texte. C’est donc le prochain chantier !

Il faut travailler plus en profon-deur, en répétition, en entrainement progressif, sur le long terme. Je revois toute ma progression au sein

souviens-tu de tes rêves ? » Je rap-pelle que le carnet de nuit est à tenir quotidiennement à la maison, que la synthèse de cet échange pourra l’alimenter et que je serai là pour les aider à le mettre en forme. Le thème prend, la semaine est lancée. 10 h 30, l’heure pour tous les élèves de rejoindre leur classe, et pour tous les tuteurs de reprendre leur cos-tume de spécialiste en la matière. En chemin pour un cours sur la nuit dans la poésie romantique, je croise mon collègue qui s’apprête à inter-venir sur les cycles de la Lune en 6e.

le cheMIn est balIsÉJe reprends mon rôle de tutrice le

mardi après-midi. Les groupes de « chuchotements » (nous aimons bien leur donner des appellations en rapport avec le thème de la semaine interdisciplinaire) font le point sur les apports du début de semaine. Les élèves d’un même groupe, étant de classes différentes, se racontent le contenu des cours auxquels ils ont assisté. Lisa évoque une expérience dont leur a parlé le professeur de sciences : un homme s’est privé de sommeil pendant onze jours. Comme la suite consiste à choisir le thème traité dans l’affiche explicative, elle ne tarde pas à convaincre ses cama-rades de retenir la privation de som-meil. Je m’empresse de lui demander de ne pas tout raconter : ses coéqui-piers émettront des hypothèses sur les conséquences de cette

Six fois dans l’année au collège Clisthène, tous les élèves réunis en groupes inédits de niveaux différents définissent une stratégie pour réaliser une production en un laps de temps donné, puis exposent leur démarche à l’oral devant un jury. Voici le récit d’une de ces semaines interdisciplinaires (SID) qui portait sur le thème de la nuit.

u n lundi matin, douze élèves de la 6e à la 3e s’installent par groupes de quatre, en petits ilots.

Je ne leur ai rien demandé, ils en ont l’habitude. Ils ont choisi leur groupe en respectant certaines contraintes : des filles et des garçons, un élève de chaque niveau, des profils différents quant à la maitrise de la compétence « s’intégrer et coopérer dans un projet collectif ». C’est le premier jour d’une semaine interdisciplinaire sur le thème de la nuit. Je suis tutrice de ces groupes, je ne suis pas là en tant que spécialiste de ma discipline. Mon rôle est celui de guide, de personne ressource. Je rappelle aux élèves les objectifs de cette semaine, leur dis-tribue un guide formalisé par l’équipe dans lequel sont détaillés les productions demandées et leurs critères d’évaluation.

Au programme : un carnet de nuit individuel comportant des récits de rêves, des réflexions personnelles sur son rapport à la nuit, au som-

meil ; une production artistique indi-viduelle et une affiche explicative sur un thème scientifique lié à la nuit, produite en groupe. Les élèves

s’inquiètent : « N’est-ce pas trop demander ? » Des recherches limitées suffiront pour l’affiche, car nous attendons une démarche d’investi-gation : problème à résoudre, hypo-thèses à vérifier, expérience ou recherches effectuées, validation ou infirmation des hypothèses. « Ah oui ! », s’exclame Mae, élève de 5e qui pratique souvent cette démarche en EIST (enseignement intégré de science et technologie).

Cette séance d’introduction se poursuit par un échange oral à partir de questions très variées : « As-tu peur de la nuit ? Pourquoi dit-on que la nuit, tous les chats sont gris ? Te

Un et un font trois

anne hiribarren, professeure de français au collège Clisthène (Bordeaux)

InterdisciplinaritéCollègeOral

MOts clÉs

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que ses camarades ont déjà surnom-mée « le boss » se demande si les rêves ont une explication scientifique. C’est l’élève de 5e qui note les hypo-thèses de chacun. « Le boss » fait une sorte de planning et répartit les tâches. Aïssa, toujours réticent et renfrogné pendant ces semaines inter-disciplinaires, a l’air content d’être

privation de sommeil. Je me dirige vers un autre groupe où les chuchotements portent sur des sujets diurnes plutôt que nocturnes. Je lis avec eux les sujets proposés. Le débat prend vie : l’adaptation des animaux à la vie nocturne ou les troubles du sommeil ? Léa, élève de 4e, convainc les autres, va pour les animaux noc-turnes ! La séance se termine par le choix de la production artistique individuelle. Chacun réfléchit à ses sources (un cours, un rêve, une expé-rience personnelle, une réflexion qui a émergé pendant la séance d’intro-duction), aux techniques qu’il connait. Par exemple, beaucoup de petits (sans s’être concertés) se déci-deront pour une technique de dessin au crayon à papier acquise récem-ment en arts plastiques.

la cOOpÉratIOnAïssa, Alric sont bloqués et n’ont

pas d’idée. Je leur donne une boite à outils, prévue en cas de nécessité. Aïssa se lancera dans l’illustration d’expressions sur la nuit, Alric dans la peinture en noir et blanc d’une constellation. Madjouba me décrit une production trop ambitieuse, je lui conseille de se lancer dans un projet réalisable dans le temps impar-ti et de tenir compte des ressources matérielles disponibles.

Jeudi matin, lendemain de veillée (les cours du mercredi se sont dérou-lés le soir). Premier point sur l’avan-cée des carnets. Je me rends compte

en écoutant mes élèves que beaucoup sont insomniaques. Je corrige certains récits de rêves, pendant que les groupes problématisent le thème choisi pour l’affiche. « L’adaptation des animaux à la vie nocturne » se transforme en « comment les chauve-souris arrivent-elles à se repérer ? » Le groupe de Philippine (élève de 3e)

paroles d’élèves témoignage des anciens

Ils sont maintenant au lycée ou à l’université, ils ont vécu vingt-quatre semaines interdisciplinaires pendant leur sco-larité à Clisthène, ils témoignent sur ce qu’elles leur ont apporté en termes d’apprentissage et de méthode.

« En quoi les SID m’ont fait évoluer dans ma méthode de travail :prendre du recul sur un sujet vaste, afin de comprendre sa globalité pour pouvoir construire un plan général et m’intéresser à quelques détails importants et percu-tants, tout cela dans cet ordre ;• pouvoir intégrer des don-nées mathématiques (parfois économiques), scientifiques à un travail qui se doit d’être

construit avec des règles de dissertation bien précises enseignées en français ou en histoire-géographie ;• saisir l’importance des matières enseignées au col-lège pour construire un tra-vail sur un sujet d’actualité, et qui donc me concerne directement ;• acquérir une aisance par-ticulière à l’oral, apprendre à ne pas lire ses notes, à ne pas faire la lecture du docu-ment papier mot pour mot,

capter l’attention de son auditoire composé d’adultes avec des critères bien précis, et d’adolescents entre 11 et 15 ans ;• apprendre à faire confiance à des élèves plus jeunes que moi dans la production d’un travail écrit et oral. En effet, certains enseignements spé-cifiques pendant la SID ne sont donnés qu’à certains niveaux, qui ont pour obliga-tion de les intégrer dans la production commune ;• apprendre à répartir équi-tablement le travail en tenant compte de la différence de niveau ;• apprendre à se soutenir

les uns les autres dans la période de rush, à garder son sang-froid afin d’optimi-ser un maximum le temps imparti ;• apprendre à solliciter des personnalités de l’extérieur, leur expliquer le projet qui est le nôtre, afin qu’elles nous apportent leur expé-rience personnelle pour la production du projet ;• apprendre à regarder, écouter ce que les autres groupes produisent, pouvoir s ’en insp i rer sans les plagier ;• être fière de son travail. »

LoLA

nnn

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là, même si son inertie fait s’exclamer son camarade de 6e « si tu ne tra-vailles pas en SID, tu ne travailleras pas bien au lycée, tu n’auras pas un travail qui te plait ! », et ainsi jusqu’à « tu n’auras pas un cercueil en or ». Cette tirade menée sur le ton de l’humour ne rend pas bien plus éner-gique Aïssa, mais le fait sourire.

Pendant toute la journée, je circule au milieu de ces échanges spontanés, de ces multiples activités qui semblent parfois désordonnées et éclatées entre travail individuel, tra-vail de groupe, discussions annexes, entraides et débats. Aïssa cherche des expressions sur la nuit, Paul dessine le projet de son doudou biface, Lisa note les hypothèses du groupe sur l’affiche. Le groupe de Léa a prati-quement finalisé l’affiche en début d’après-midi, mais Melchior ne joue pas son rôle de 3e, il a laissé les autres mettre la dernière touche à l’explica-tion, s’est lancé dans sa production artistique, mais délaisse Alric qui s’est investi sur l’affiche de groupe et man-quera de temps et de ressources pour mener à bien sa propre production. Cela marche mieux dans les deux autres groupes, Aïssa aide Armand à accrocher son fil de fer, Madjouba (élève de 6e) peint la boite à mots de Lisa (élève de 3e) qui est partie pour un rendez-vous médical.

l’effet cOcktaIlLe vendredi, c’est toujours l’effer-

vescence, les élèves sont affairés, plus qu’une demi-journée avant l’oral devant jury où il faudra défendre son travail et expliquer sa démarche. Dans l’urgence, Paul demande à ne pas descendre en récréation : il n’a pas fini de coudre son doudou et comme c’est

lui que le groupe a désigné pour l’écri-ture de la conclusion au problème scientifique, il ne s’en sort pas ! Sou-cieuse de le voir prendre un peu l’air, je mets la main à la pâte au retour de la récréation. Je suis tutrice, je ne dois pas faire à la place d’un élève, cas d’urgence oblige. Tout semble partir dans tous les sens mais comme par miracle, à 12 h 30 tout est terminé, je peux ramasser les carnets de nuit et remplir la fiche d’évaluation.

Le tuteur est aussi observateur du comportement des différents groupes et élèves pendant ces temps de tra-vail. Il doit pouvoir évaluer l’inves-tissement de chaque élève, la part prise dans le travail commun, la volonté de faire avancer ou non le

travail. Il repère la répartition des tâches entre les élèves, évalue la capacité du groupe à utiliser les com-pétences spécifiques de chacun. La phase de production se termine, les élèves ont échangé, débattu, planifié, fait des recherches documentaires, émis des hypothèses, écrit des récits, des explications, mis en forme des réflexions personnelles, peint, des-siné, cousu, filmé, monté, synthétisé, respecté les étapes d’une démarche scientifique ou artistique, etc. L’oral mené devant un jury d’enseignants conclut cette semaine. Bien sûr, les résultats sont inégaux : la démarche demandée pour l’affiche a permis de circonscrire les recherches, les membres des groupes sont capables de présenter leurs hypothèses de départ et de donner une réponse au problème posé. Le récit d’un cauche-mar en ombre chinoise côtoie la lecture d’un poème inspiré du genre romantique et une maquette illus-trant une éclipse. Certains ne sont pas allés au bout de leur production artistique ou obtiennent un résultat peu fidèle à leur projet. C’est juste-ment le moment de présenter au jury les ressources utilisées ou man-quantes, les tâtonnements, les réus-sites, les renoncements. n

paroles d’élèves témoignage des anciens (suite)

« La semaine interdisciplinaire permet de se focaliser sur un thème précis et d’étudier tout ce qui s’y rapporte (compa-raison, élargissement). Des groupes se forment autour d’une production, ce qui per-met une cohésion solide, une ouverture d’esprit considé-rable (on confronte nos idées, on débat). Réaliser la pro-duction et présenter son tra-vail à l’oral demande une capacité d’adaptation et donne de l’aisance à l’oral, utile pour l’entrée en lycée. »

CLéMEnt

« D’après moi, l’expérience du travail fait à travers les semaines interdisciplinaires apporte de réelles qualités de travail.Tout d’abord, dans le travail

de groupe, j’ai pu remarquer une facilité à dialoguer et à écouter les idées de chacun, ce qui n’est pas forcément facile pour une personne têtue comme je suis. Je pense qu’il est important d’ap-prendre rapidement à tra-vailler à travers un point de vue différent. Implicitement, cela permet de savoir res-pecter un avis différent du sien, et même parfois de se remettre en question.Les SID organisées par groupes de différents niveaux permettent de connaitre davantage les élèves que l’on fréquente au quotidien, mais avec qui nous n’avons jamais vraiment pris le temps de discuter, mais également d’être surpris par l’investis-sement parfois fourni par les

plus jeunes ! Il est aussi impor-tant, lors de ces semaines, de s’organiser pour le travail à fournir, ainsi que de répar-tir les tâches de façon équi-table, en fonction des capacités de chacun.La présentation orale de la production favorise l’acqui-sition d’aisance à l’oral et per-met à l’élève de se confronter au stress face à un jury de professeurs et face à d’autres élèves. Cela permet de gérer cette peur, parfois très impor-tante, mais également de gagner de la confiance en soi.Pour ma part, j’ai de très bons souvenirs de ces expériences, notamment de celles dont le sujet me tenait à cœur et dans lesquelles il y avait une bonne ambiance de groupe. Je pense effectivement que

l’une des principales attentes de ces semaines est la bonne entente tout au long du pro-jet commun.Et aussi certains sujets co m m e " U to p i e " m e reviennent en mémoire. La façon dont ce thème avait été abordé afin de nous en faire comprendre le sens m’impressionne encore (il s’agissait de façonner un pro-jet inventif, sur le meilleur monde possible) et m’a aidée dans des commentaires lit-téraires. Je pense aussi avoir appris, sans toujours le savoir, des choses utiles pour l’épreuve des TPE en classe de 1re, un peu similaire sur la production de groupe ainsi que la prestation orale consé-quente face à un jury. »

LiLA

« si tu ne travailles pas bien au lycée, tu n’auras pas un cercueil en or. »

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1. un nouvel art d’enseigner ?

En poésie, ce travail a permis de réactiver et restructurer les notions. Pour les mathématiques, il s’agit avant tout de mobiliser des res-sources déjà abordées dans d’autres contextes. Cette combinaison des ressources, cœur des situations com-plexes, justifie pleinement le carac-tère interdisciplinaire de la prise en charge. Pour ce travail, les profes-seurs de français et de mathéma-tiques sont ensemble avec la classe. Nous ne traitons pas la tâche com-plexe chacun de notre côté par le spectre de notre propre discipline.

La question de la construction globale du travail se pose. Faut-il d’abord créer une poésie et ajuster mathématiquement ensuite ? Ou poser les jalons mathématiques pour composer ensuite ? S’il n’y a pas de vérité, notre rôle est avant tout de les accompagner dans leurs choix et de proposer des aides, si néces-saire. Pour ce travail, l’évaluation n’est pas certificative. Il s’agit davan-tage d’une tâche complexe en cours de formation.

De nombreuses situations com-plexes nécessitent comme celle-ci la mobilisation de ressources inhérentes à différentes disciplines. Ainsi, nous essayons d’introduire à petite dose des plages horaires de co-interven-tions interdisciplinaires dans les emplois du temps, en y exploitant les marges de manœuvre. Nous obser-vons chez nos élèves un intérêt et un investissement importants lors de ces travaux. Pour les enseignants, c’est aussi une autre manière d’envisager la prise en charge. Nous devenons avant tout des ressources externes pour les élèves, plutôt que ceux qui détiennent le savoir et doivent le transmettre. n

Combiner poésie et proportionnalité : l’interdisciplinarité a pour but ici de mobiliser des ressources de deux disciplines au service d’une production finale commune.

e n transformant un dédouble-ment classique (une heure de maths suivie d’une heure de

français en demi-classe) en un cré-neau commun de co-intervention maths-français, nous proposons à nos élèves de 5e une situation com-plexe interdisciplinaire mêlant poé-sie et proportions.

des gaulOIs pOur engager le travaIlLe point de départ du travail est

la diffusion d’une vidéo extraite du film d’animation Astérix et Cléo-pâtre. Une chanson énonce la recette du pudding à l’arsenic censé empoi-sonner la reine pour faire accuser nos deux célèbres Gaulois[1]. L’ac-croche est motivante pour les élèves. Après un premier visionnage sans consignes particulières, nous leur demandons de relever les particula-rités du texte. Une première mise en

1 http://www.youtube.com/watch?v=shi9C368X0s

commun met en lumière la notion de rime : « C’est comme une poésie ». Nous donnons le texte écrit de la chanson et demandons aux élèves

d’observer et de travailler sur la construction du texte : rimes, strophes, vers, syllabes. C’est l’occa-sion pour l’enseignante de français de faire un point sur le vocabulaire de la poésie. Sur le plan mathéma-tique, nous relevons les expressions des quantités et notons le caractère subjectif de certaines. Nous effec-tuons un classement de ces mots dans l’ordre croissant.

aux Élèves de JOuer !Après ces travaux préalables, nous

lançons les élèves dans la situation complexe proprement dite : créer leur propre recette empoisonnée.

Le pudding à l’arsenic

Guillaume Caron, professeur de mathématiques en collège, académie de lille

MathématiquesFrançais

MOts clÉs

dispositif Consignes pour la recette

ta recette devra être présentée sur une feuille cartonnée de forme carrée de 20 cm de côté. Elle comportera trois parties : la recette, une illustration avec le sortilège de la recette et la liste des ingrédients, selon le modèle suivant :

En français :3 quatrains ;•même nombre de syllabes dans

chaque vers : 8, 10 ou 12 ! ;•utilisation de l’impératif ;•rimes suivies ou rimes croisées ou

rimes embrassées ;•utilisation d’au moins une métaphore

ou comparaison ;•une lettrine en début de recette.

En maths :pas plus de 2/3 d’ingrédients non comes-tibles ;•au moins 2/5 des quantités, mais

moins de 2/3 doivent être exprimées

à l’aide d’unités de masse (grammes, etc.) ou de capacité (litres, etc.) ;

•au moins un quart des ingrédients non comestibles doivent avoir un rapport avec un animal (bave de serpent, etc.) ;

•les ingrédients doivent être énumérés dans l’ordre croissant de quantité. tu indiqueras la quantité nécessaire avec une unité de masse ou de capacité, même pour les ingrédients que tu as dosés avec un contenant dans ta recette. Il faudra bien sûr que l’ordre de grandeur soit compatible.

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Enfin, l’acte d’enseigner, conçu dans une logique de jongler avec cette hétérogénéité : les postulats de Robert Burns apparaissent comme les plus explicites :

« Il n’y a pas deux apprenants qui apprennent de la même manière.

Il n’y a pas deux apprenants qui progressent à la même vitesse.

Il n’y a pas deux apprenants qui soient prêts à apprendre en même temps.

Il n’y a pas deux apprenants qui utilisent les mêmes techniques d’étude.

Il n’y a pas deux apprenants qui résolvent les problèmes exactement de la même manière.

Il n’y a pas deux apprenants qui p o s s è d e n t l e m ê m e p ro f i l d’intérêts.

Il n’y a pas deux apprenants qui soient motivés pour atteindre les mêmes buts[2]. »

Face à l’hétérogénéité, la person-nalisation des apprentissages : « Plus on augmente la variété, l’hétérogé-néité d’un système, plus ce système sera en principe capable de perfor-mances plus grandes du point de vue de ses possibilités de régulation, donc d’autonomie par rapport à des per-turbations aléatoires de l’environne-ment. » Voici l’énoncé de la loi Ashby. Elle pourrait logiquement concerner la personnalisation des apprentissages.

Personnaliser les apprentissages consiste à articuler de manière équi-librée une approche didactique (le savoir présenté aux élèves sous l’angle de l’expertise disciplinaire de l’enseignant et avec une colora-tion socioconstructiviste, collective-ment ou en petits groupes), du tra-vail individualisé (chaque élève reçoit ou choisit un travail qui lui correspond et dispose de plusieurs modalités pour l’effectuer) et des interactions coopératives (les élèves peuvent effectuer un travail à plu-sieurs, solliciter l’aide d’un cama-rade ou apporter la leur).

2 Robert Burns, Cahiers pédagogiques n° 148-149, 1971.

Rassembler une trentaine d’individus dans une salle, pour apprendre ensemble durant des mois : voilà bien une situation complexe, et, en tant que telle, pleine de ressources.

c onnaissez-vous le princi-pal défi que notre sys-tème éducatif doit tenter en 2013 ? Sans hésitation :

celui de l’hétérogénéité, autrement appelé « démocratisation de l’enseignement ».

La réforme du collège unique (1975), les lois d’orientation sur les cycles (1989) et sur l’avenir de l’école (2005) tendent vers les mêmes inten-tions : s’adresser avec autant d’atten-tion à chaque enfant, quelles que soient ses origines sociales et cultu-relles, ses conditions de vie, la pro-fession de ses parents, ses caractéris-tiques physiques, cognitives et émotionnelles. Le principe est ici que l’école ne se contente plus de trier les élèves, qu’elle refuse de rester un «paradis de la prédestination sociale[1] ». L’article premier du code de l’éducation positionne d’ailleurs l’égalité des chances comme priori-taire (art. L111-1).

Malheureusement, le constat montre que le chemin est encore long. « Les élèves issus de milieux socioéco-nomiques défavorisés sont 2,68 fois plus susceptibles d’avoir de moins bons résultats que leurs camarades de familles aisées. » (OCDE, Équité et qualité dans l’éducation, 2012, p. 6)

Les données sont donc très claires : d’un côté, notre système éducatif tend vers une école qui permet à tout enfant d’ouvrier non qualifié de réussir au moins aussi bien que tout enfant de cadre ; d’un autre, il semble développer tout le contraire. Ce qui est ici pointé du doigt est la logique sélective et uniforme de nos pratiques pédagogiques dominantes. Le but est donc de penser autrement l’activité éducative.

1 Christian Baudelot, Roger Establet, L’élitisme républicain, 2009.

Et si la sortie de crise dépendait d’un incroyable contrepied : faire de l’hétérogénéité une richesse ? Et si la complexité, qui n’est autre qu’un

problème perpétuel, devenait aussi sa propre solution ? Nous reconnais-sons comme complexe une situation qui mêle plusieurs éléments par tissage aléatoire. Est difficile quelque chose au-delà de nos capacités. Est complexe un contexte qui nous pousse à les mobiliser de manière combinée.

Dans une classe, qu’est-ce qui est vecteur de complexité ?

Tout d’abord et par essence, apprendre (pour un élève, un étu-diant, un stagiaire, etc.) est un acte complexe : il correspond à un proces-sus pluripartite faisant cohabiter de la compréhension (du sens), de la mémorisation (des automatismes) et du transfert (de la mobilisation iné-dite). C’est, de fait, un acte lent ; non parce qu’il nécessite de l’oisiveté, mais plus parce qu’étant complexe, il ne peut se satisfaire d’une seule opéra-tion mentale. C’est sur le temps que l’on apprend vraiment, tout du moins que l’on rend durables et disponibles les constructions mnésiques.

Ensuite, la composition des classes : la singularité humaine est telle que toute tentative de compo-sition de groupe homogène serait vaine. En matière de niveaux sco-laires (un critère d’hétérogénéité parmi d’autres), les élèves les plus faibles progressent moins vite lorsqu’ils sont regroupés que lorsqu’ils se trouvent dans des classes hétérogènes, une réalité inversée pour les élèves les plus forts.

La classe comme une ruche

sylvain Connac, Isfec montpellier

PersonnalisationOrganisation du travail

MOts clÉs

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1. un nouvel art d’enseigner ?

La personnalisation diffère de la seule individualisation : en plus d’apporter à chaque élève matière à travailler, elle organise l’espace sco-laire de telle manière qu’il est aussi possible d’apprendre avec d’autres, via des situations collectives guidées par l’enseignant et par l’intermé-diaire d’une structuration rigoureuse des interactions coopératives.

En début d’année, l’enseignant initie les élèves aux formes d’appren-tissages, les associe à la conduite de la classe par de la responsabilisation. Il reste garant des règles élémentaires de sécurité et de sérieux. Progressi-vement, il accorde aux élèves auto-nomes plusieurs espaces de liberté pour qu’ils y effectuent leurs travaux personnels. Cela lui donne la possi-bilité d’accompagner plus finement les enfants qui en ont le plus besoin et le dégage d’un contrôle systéma-tique des activités de chacun.

un eMplOI du teMps d’une classe persOnnalIsÉePour bien comprendre en quoi la

personnalisation des apprentissages accepte la complexité, le mieux est certainement d’entrer dans une classe pensée à cet effet. Lors d’une

recherche sur les emplois du temps, Marie-Laurence, une enseignante de CE1/CE2, m’a gentiment transmis celui du mois de février et m’en a expliqué la logique(voir tableau ci-dessous).

La lecture de cet emploi du temps se fait à trois niveaux :• le travail personnel : il correspond aux parties grisées. Au cours de ces plages horaires, chacun s’active selon son plan de travail, un docu-ment sur lequel se trouvent les acti-vités à réaliser sur deux semaines : orthographe, écriture, lecture, calcul, géométrie, poésie, recherche docu-mentaire, bricolage, etc. Pendant ce temps, Marie-Laurence se rend dis-ponible auprès des élèves qui mani-festent le plus de besoins ou ne travaille qu’avec un petit groupe d’enfants, au sein même de la classe ;

• les situations collectives : ce sont les parties blanches. Tous les enfants effectuent les mêmes tâches, sous la conduite de leur enseignante. Elle opère à des formes de différenciation pédagogique, mais à l’intérieur d’une même discipline : tous les matins, les enfants font du calcul mental, même si les opérations ne sont pas systé-matiquement les mêmes pour tous ;• les situations de coopération : hormis pour les évaluations (qui sont individuelles), les enfants peuvent échanger pour apprendre. Pendant le travail personnel, cela prend la forme d’entraide lorsque plusieurs enfants décident de s’associer pour réaliser une activité commune. Cela peut également devenir de l’aide ou du tutorat lorsqu’un enfant devient l’enseignant d’un de ses camarades, l’espace d’un instant. Lors de cer-taines phases collectives, la coopé-ration se traduit par du travail en groupe, principalement pour explorer à plusieurs les situations problèmes apportées par Marie-Laurence.

Cette variété de situations, qui transforme parfois la classe en une sorte de ruche, n’est possible et viable qu’à condition qu’il y ait un cadre solide. « On ne se moque pas,

pour bien comprendre en quoi la personnalisation des apprentissages accepte la complexité, le mieux est certainement d’entrer dans une classe pensée à cet effet.

Lundi Mardi Jeudi Vendredi

Ce1 Ce2 Ce1 Ce2 Ce1 Ce2 Ce1 Ce2

8 h 30 Calcul mentalVocabulaire

8 h 45 langage oral

9 h 00 écriture/rédaction littérature écriture/rédaction

9 h 30 travail personnel

10 h 00 récréation

10 h 15 travail personnel

10 h 45 Bilan de leçon/trace écrite

11 h 30

13 h 30 Chant/écoute musicaleanglais

histoire de l’artarts visuels14 h 00

ePs ePsanglaisePs

15 h 00 récréation

15 h 15 dictée Poésie dictée anglais

15 h 30 découverte du monde

histoire-géoinstruction

civique

découverte du monde

histoire-géoinstruction

civiquesciences sciences

16 h 1516 h 30

travail personnel lecture épisode

emploi du temps

nnn

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JANVIER 2014 I N° 510 I Les Cahiers pédagogiques I 31

DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE dOssIer1. un nouvel art d’enseigner ?

on ne se tape pas, on ne vole pas, on ne dérange pas ses voisins, on demande de l’aide si besoin » sont les cinq lois de la classe. Personne ne peut y déroger, sous peine de sanction visant le rappel de leur existence. Des responsabilités sont investies par les enfants pour contri-buer à l’entretien de cet équilibre, toujours instable : le feu des sons, le matériel de maths, les fournitures, les ordinateurs, la lumière, les portes, les fenêtres, etc. Aider quelqu’un n’est autorisé qu’à partir du moment où son travail est terminé. Devient tuteur un enfant qui a réussi un bre-vet qui atteste sa compréhension de la fonction. Au fil des jours, la classe fait place au bonheur des enfants et entre dans un processus d’autoorga-nisation, ce qui lui permet de faire face à l’imprévu. « La complexité ne se réduit pas à l’incertitude, c’est l’incertitude au sein de systèmes richement organisés[3]. »

Accepter de telle sorte que la com-plexité s’exprime ainsi n’est pas chose facile. « Ne pas rester seul » est un maitre mot. Dans un premier temps, cela nécessite des outils péda-gogiques qui permettent le retrait de l’enseignant pour l’investissement personnel des élèves. Dans un deu-xième temps, cela peut même se montrer risqué, essentiellement si l’on ne dispose pas de lieu pour prendre du recul. C’est tout l’objet des analyses de pratiques profession-nelles, en particulier proposées par les mouvements pédagogiques : des enseignants volontaires se ras-semblent et, sous une animation bienveillante, dans un espace hors menace et confidentiel, les réalités professionnelles se disent. Par l’inter-médiaire d’un phénomène de réso-nance, la parole des collègues fait écho et leur vécu participe aux expé-riences individuelles. La complexité se montre alors pertinente à un autre niveau : la formation et l’accompa-gnement des enseignants. n

3 Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, 2005.

en savOIr plus

sylvain connac, La personnalisation des apprentissages, ESF éditeur, 2012.

témoignage

Un jeudi, en cours de mathématiques dans une classe de 4e : comment argumenter sur les meilleures modalités de gestion des fournitures scolaires à apporter au collège ?

Dans notre collège, l’équipe ensei-gnante s’est mise d’accord avec les parents d’élèves sur une organisa-tion commune du matériel. Dans toutes les disciplines, les élèves ont un classeur qui reste en classe et sert sur les quatre années de collège. Les manuels restent en classe ou à la maison ; dans ce dernier cas, un jeu de douze manuels supplémentaires reste au collège. Chaque élève a un porte-vues et un cahier de recherche commun à toutes les disciplines. Les élèves sont majoritairement pour le nouveau dispositif. Mais comment alimenter leur argumentation à par-tir de constats chiffrés ?

Les élèves sont par groupes et chaque équipe se met très vite sur une piste. Le premier groupe veut comparer les emplois du temps de toutes les classes pour voir ce que les élèves devraient emporter chaque jour avec un fonctionnement traditionnel.

D’autres élèves s’interrogent : « combien il faut pour que ce soit trop lourd ? ». Ils font une recherche sur Internet et trouvent sur un site de kinésithérapie que « la charge ne doit pas excéder 10 % du poids de la personne ».

Un troisième groupe décide de peser les cartables de ce jeudi. Je propose aux élèves un appareil ser-vant à peser les bagages. Il faut lire la notice, régler les unités, com-prendre comment fonctionne l’étalon.

Un quatrième groupe veut peser les livres et les cahiers. Ils vont cher-cher des balances en salle de sciences. Ils reviennent avec une balance de ménage et un pèse-per-sonne. Lequel utiliser ?

Un dernier groupe ne sait pas très bien comment partir. Ils ont comparé leurs sacs en les soulevant et trouvent qu’il y a de gros écarts. Ils font l’in-ventaire de ce qu’ils emportent.

La salle est en mouvement et les groupes commencent à s’intéresser à ce que font les autres.

« Nous, on a trouvé que si tu prends ton poids, tu divises par 10 et ben ton sac, il doit pas peser plus que ça. » Je note au passage com-ment a été reformulé le 10 % de l’article. Du coup, les élèves com-mencent à se peser sur le pèse-per-sonne. Certains ont déjà pesé leur sac, mais les autres veulent le faire aussi, une élève organise un tableau pour stocker les données. Le groupe sur les emplois du temps a trouvé que dans toutes les classes, il y a toujours un jour où il faut transpor-ter le matériel pour six disciplines. Décision est prise de peser un sac contenant six cahiers, six livres plus le matériel indispensable. Morgane est la moins lourde et pourtant c’est elle qui a le sac le plus lourd. La seule chose qu’elle transporte en plus est sa bouteille d’eau. Mais au fait, ça pèse combien ?

À la fin de la séance, le problème n’est pas résolu, mais d’autres ques-tions se posent : que peut-on faire de toutes les données recueillies ? On prend les extrêmes ? On prend la valeur la plus fréquente ? L’occasion de parler du mode en statistique. On prend une valeur moyenne ? Mais comment on fait ? Que peut-on vrai-ment comparer ? Quelle est la préci-sion de nos mesures ?

Dans une telle agitation, l’ensei-gnant doit accepter de se mettre en danger : danger de ne pas savoir, de ne pas pouvoir anticiper procédures ou solutions, de ne pas institution-naliser un savoir bien défini au départ. Mais l’important n’est-il pas que les élèves se questionnent ? n

SyLViE GRAUProfesseure de mathématiques

au collège Sophie Germain (Nantes)

le poids idéal d'un cartable

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32 I Les Cahiers pédagogiques I N° 510 I JANVIER 2014

dOssIer DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE

2. dans toutes les disciplines

récital poétique. J’utilise volontai-rement le verbe « dire » (comme le comédien dit un texte) pour signifier à la fois qu’ils ne pourront ni les lire ni les réciter comme des perroquets, mais qu’ils devront les mettre en voix. La veille du récital, je leur demande de choisir, pour leur per-formance, le texte qu’ils ont envie d’offrir. Le jour J, je les invite à dire leur texte tour à tour, au moment où cela leur parait convenir le mieux en écho au texte précédent, soit pour offrir une autre manière de dire le même texte, soit pour offrir un contraste avec un autre des textes proposés. C’est ainsi qu’après qu’un premier volontaire s’est décidé ou parce que j’ai invité quelqu’un en particulier à initier le spectacle, les textes s’enchainent et se répondent. J’obtiens toujours une grande variété dans les choix et tous les textes sont dits avec grand plaisir et écoutés avec bienveillance et intérêt.

Ce travail, qui peut apparaitre comme banal (apprendre des poèmes et les réciter), repose sur un entrainement rigoureux à la com-préhension et la diction. Tous les textes doivent être connus pour qu’au moment du récital ils soient restitués le mieux possible, reconnus et appréciés. Le choix final a été un moment difficile aux dires des élèves. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il n’est pas forcé-ment guidé par la facilité ou la briè-veté du poème et il arrive que ce soit le déroulement du récital qui leur fait préférer l’un ou l’autre. Tout au long du projet, la situation met les élèves face à des problèmes à

Les situations présentées ici sont des situations ordinaires, si l’on se place dans une perspective où l’élève devient acteur de son apprentissage, partage ce qu’il a cherché et appris, évalue son travail. N’est-ce pas la condition d’un apprentissage de la langue étrangère dans toutes ses dimensions ?

p ourquoi s’embarrasser à imaginer des situa-tions complexes quand on aimerait tant qu’ils sachent déjà leurs

verbes, leurs règles, un minimum de vocabulaire ? Cette question récur-rente chez un certain nombre de collègues, suivie d’une énumération de connaissances parcellaires ou simplement déclaratives, témoigne avant tout d’un désarroi certain.

Je prendrai ici quelques exemples de situations complexes propres à la classe de langue étrangère, pour des niveaux différents.

n participer à un récital poétiqueÀ la fin des cours de niveau A1[1],

trois semaines après la rentrée dans ce lycée professionnel, je distribue une chanson ou un poème court. Les élèves disposent de quelques minutes pour se l’expliquer en groupe, en français, c’est-à-dire pour mettre en œuvre toutes les stratégies en compréhension écrite, réperto-riées au fur et à mesure que l’on avance dans l’apprentissage de

1 Selon les définitions du Cadre européen com-mun de références en langue (CECRL).

l’espagnol : accepter de faire une lecture globale du texte, sans s’arrê-ter immédiatement sur ce qu’on ne connait pas ou ne comprend pas ; oser émettre des hypothèses sur le sens général et aller les vérifier par le repérage des mots connus et trans-parents, des indices typographiques,

des indices donnés par le titre, des mots de liaison, c’est-à-dire entrer dans le paradoxe de la compréhen-sion (comprendre, c’est accepter de ne pas tout comprendre). Lorsqu’ils sont allés aussi loin que possible, chaque groupe peut faire part des doutes éventuels, et les autres peuvent y répondre en expliquant comment ils s’y sont pris pour com-prendre. Je n’interviens que sur les aspects au-delà de leur niveau de compétence, que je prends alors en charge.

Au fil des semaines se constitue une collection de poèmes et de chan-sons que l’on a eu l’occasion de dire et de chanter ensemble. Ils savent qu’à la fin de la période, ils devront savoir les dire pour participer à un

La langue, vivante

maria-alice médioni, secteur langues du GFEN (Groupe français d’éducation nouvelle), centre de langues, université lyon 2

Didactique des languesSorties scolaires

MOts clÉs

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DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE dOssIer2. dans toutes les disciplines

de cet extrait des caractéristiques de l’écriture de l’auteur : choix et utili-sation du vocabulaire, construction du texte et des phrases, progression du texte, ponctuation, etc.

Il ne s’agit pas de rendre un résu-mé, mais toujours de présenter un point de vue.

Je joue le rôle d’animateur pour faciliter le débat, afin de signaler les éléments communs et les différences d’analyses, de points de vue, et invi-ter les différents intervenants à en discuter quand cela ne se fait pas spontanément. Je propose, entre les diverses présentations, quelques intermèdes sur le thème de la lec-ture, pour ménager des pauses et faire surgir d’autres questions.

On retrouve dans cette modalité de travail les caractéristiques du genre puisqu’on y « échange des idées, écoute des extraits de livres », « assiste à des spectacles érudits tout en dégus-tant un café ou autre boisson[2] ». Le café littéraire suppose l’entrainement et la mise en œuvre de toutes les activités langagières et s’inscrit dans la pédagogie de projet.

n agir avec les correspondantsCette préoccupation existe depuis

longtemps et se manifeste, d’un côté, dans la tradition des voyages

2 Café littéraire, http://fr.wikipedia.org/wiki/Caf é_littéraire

résoudre : compréhension des textes, mise en voix, choix du texte à dire, moment choisi pour l’offrir.

n participer à un café littéraireLa lecture longue s’est développée

depuis de nombreuses années en primaire, d’abord, et le texte littéraire apparait désormais sous la forme d’œuvres complètes à présenter au baccalauréat. La forme « café litté-raire » présente, dans ce contexte, un intérêt certain. Pourquoi ne pas s’en inspirer ?

Il s’agit d’organiser le travail pour que les lectures soient partagées, à la fois celle d’un même ouvrage par des personnes différentes et celle d’ouvrages différents. Depuis trois ans, nous proposons ce projet, sorte de chef-d’œuvre pédagogique, par-faitement transférable dans le secon-daire, à nos étudiants au Centre de Langues de Lyon 2. J’ai constitué une bibliothèque comprenant des œuvres très variées en trois exem-plaires, depuis le roman du XVIe siècle (Lazarillo de Tormes) jusqu’à ceux d’aujourd’hui, en Espagne et en Amérique latine, en passant par le théâtre de Lorca (La casa de Ber-narda Alba), parmi lesquelles les étudiants doivent en choisir une, à leur convenance. Ils seront deux ou trois à avoir choisi la même œuvre. Le travail du semestre consiste à lire l’œuvre en prévision du café litté-raire et à préparer son intervention par le biais de travaux de recherche réguliers (chercher sur internet des informations sur l’auteur, bien évi-demment, sur l’époque, sur les lieux, sur les personnages, sur une problé-matique, un fait de société que cet ouvrage évoque, les influences, le genre, les courants littéraires, etc.).

Il est important de distinguer deux séances de travail collectives. La première est consacrée à la présen-tation des travaux : c’est l’occasion de faire le point à mi-parcours, sur l’avancement du travail, les besoins qui apparaissent, les relances qui sont nécessaires. C’est une première évaluation du travail en train de se faire, car il serait navrant pour tout le monde que le café littéraire ne soit pas une réussite. Lors de la pré-sentation de ces travaux, par groupes de quatre ou huit, chaque étudiant remet à l’enseignant un plan détaillé de son intervention (mais rien de rédigé), présente en six à huit minutes son travail : les motivations

de son choix, la façon dont il a recherché les documents, ce qu’il a appris précisément sur le plan lin-guistique et culturel à partir de ces documents, une courte synthèse sur le thème choisi. C’est donc moins un exposé de connaissances qu’une présentation du travail effectué. Elle doit être soigneusement préparée mais les notes rédigées ne sont pas autorisées, il est possible d’avoir le plan de l’intervention sous les yeux. L’étudiant doit aussi pouvoir antici-per les questions qui seront posées

par ses camarades. Les auditeurs doivent être attentifs, pour pouvoir poser des questions qui valorisent et relancent le travail de chacun.

Le jour J, a lieu la deuxième séance, à savoir le café littéraire à proprement parler. L’étudiant doit mentionner dans son intervention : une présentation brève de ce qui l’a intéressé dans l’œuvre et les raisons pour lesquelles il en recommande la lecture ; une oralisation d’un court extrait de son choix qu’il aura soi-gneusement préparée pour qu’elle soit compréhensible et agréable pour les autres ; une présentation à propos

le café littéraire suppose l’entrainement et la mise en œuvre de toutes les activités langagières et s’inscrit dans la pédagogie de projet.

Mise au point De véritables savoirs

une situation complexe propose des tâches complexes qui font appel à une stratégie de résolution. les apprenants vont devoir combiner non seulement plusieurs procédures utilisant des res-sources diverses, mais également user de parcours et de stratégies différentes et avoir une part d’initiative importante, ce qui nécessite des moments de méta-cognition et d’évaluation tout au long du projet. Dans le cas de la tâche com-plexe les questions ne sont pas fournies et c’est le problème, justement, qui les fait surgir. la tâche complexe s’inscrit davantage dans une logique de proces-sus, en privilégiant la compréhension du problème et la manière de la résoudre (plutôt que dans une logique de produit, partant du principe qu’on peut réussir sans comprendre mais que comprendre permet de mieux réussir). Il est important

d’en persuader les élèves qui peuvent être plus familiers des tâches simples ou parcellaires dont l’unique avantage est de pouvoir être contrôlées rapidement et qui lui donnent l’illusion de « savoir des choses » sans lui permettre de se construire de véritables savoirs, comme l’indique Danielle Chini, qui préconise une intégration des tâches dans un sché-ma global pour éviter les risques d’ato-misation et permettre à l’élève, à travers « la mise en place d’activités langagières signifiantes, […] de comprendre qu’il a affaire non pas à des microsavoir-faire juxtaposés, mais bien à un système dyna-mique, complexe et hiérarchisé[1]. »

M.-A. M

1 Danielle Chini, « Objectif méthodologique : construc-tion d’une mémoire procédurale ? », in Danielle Chini et Pascale Goutéraux, Psycholinguistique et didactique des langues étrangères, éditions Ophrys, 2008.

nnn

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dOssIer DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE

2. dans toutes les disciplines

Le travail se fait en binôme, un élève français et un élève espagnol. Tous les échanges, le choix des prises de vue et la mise en page de l’exposition obligent les deux parte-naires à discuter et à négocier dans les deux langues, en vue de la réa-lisation d’une création collective qu’ils auront à signer ensemble. On retrouve là encore un exemple de pédagogie de projet avec des tâches très ouvertes, où l’initiative des élèves tient une place très impor-tante et où le résultat n’est pas tota-lement prévisible, mais réserve de (bonnes) surprises.

n aller à la rencontre, ici-mêmeComment aller à la rencontre de

la culture de la langue que l’on étu-

die ailleurs que dans les livres et autrement qu’en se déplaçant à l’étranger ? Dans les grandes villes du moins, on est entouré d’une com-munauté plus ou moins large d’Espa-gnols et de Latino-Américains ayant une activité culturelle importante, et on a la chance de pouvoir bénéficier d’une offre variée en termes de films, pièces de théâtre, expositions.

Je propose tous les ans, en début d’année, un agenda culturel des dif-

férentes manifestations prévues à Lyon que j’ai pu repérer dès la ren-trée. Cet agenda est mis en ligne et mis à jour régulièrement. Les étu-diants, par groupes de trois de pré-férence, choisissent un évènement, ce qui permet d’établir un calendrier sur l’année de leurs interventions. Ils peuvent choisir d’aller voir un évènement culturel ou de faire le tour des bars à tapas de Lyon pour en rendre compte à leurs camarades, et les inciter à y aller à leur tour (pas seulement dans les bars à tapas !). On me dira que l’offre n’est pas for-cément en langue espagnole mais est-il possible pour un élève, même de niveau C1, de suivre entièrement une pièce de théâtre dans la langue cible ? N’est-il pas préférable qu’il aille la voir dans sa mise en scène en français et que pour en rendre compte, il soit obligé, par le biais des consignes de travail données, de se documenter en espagnol, en se réfé-rant au texte original (du moins des extraits) et aux critiques disponibles sur internet, ou à d’autres docu-ments fournis par mes soins ? Quant aux visites à l’Instituto Cervantes, elles donnent lieu plus facilement à des conversations en espagnol.

Pour le partage en classe de ces projets, je propose une modalité de communication à partir de la pra-tique de l’exposé : il s’agit de renver-ser les termes de la communication, puisque les exposants n’interviennent qu’à partir des questions posées par le groupe, ce qui déclenche l’interac-tion dont tout le monde se plaint qu’elle manque cruellement lors d’un exposé scolaire. Les élèves rendent compte de leur expérience et de ce que cela leur a permis d’apprendre (cette dimension d’évaluation est toujours présente dans toutes les activités proposées) à plusieurs voix. L’interaction a lieu également à l’inté-rieur du groupe, puisqu’ils se par-tagent la tâche et peuvent intervenir à plusieurs pour répondre à une même question. Cette situation est tout aussi transférable dans le secon-daire avec des élèves de niveau B1-B2, déjà bien outillés dans la langue cible. n

scolaires ou de la correspon-dance scolaire, et d’un autre, dans la nécessité de rencontrer l’autre, l’étranger, sa langue, sa culture, d’avoir un « destinataire vrai », de faire des choses avec lui. Je présen-terai ici un projet lors d’un échange avec un lycée d’Almería, en Espagne, dont la spécialité était le son et l’image.

Deux temps forts avaient été orga-nisés pour le séjour des Espagnols.

Tout d’abord, un travail sur l’image au service d’un point de vue, avec la projection de deux courts métrages sur les Minguettes réalisés par des enseignants lors d’un stage vidéo et présentant deux regards très contras-tés sur les mêmes lieux. Les corres-pondants échangent d’abord sur leurs regards respectifs (étonnement des Français face à l’émerveillement des Espagnols à propos de Vénissieux, ville fleurie !) ; suivent les réactions au premier reportage, puis une ana-lyse des similitudes et des différences entre les deux reportages.

Le second temps est une démarche photo suivie de l’exposition à l’Es-pace Central Jeunes de Vénissieux à partir de la démarche d’Annie Dela-vallée. S’engager dans l’improvisa-tion et la création de photographies, apprendre à les choisir et faire une création qui sera exposée, telle est l’ambition de cette démarche de découverte[3]. Après une présenta-tion du travail, chacun est convié à prendre l’intégralité des trente-six premières vues au hasard de ses promenades dans la ville de Vénis-sieux, autour du lycée Jacques-Brel. Suit un travail de réflexion sur la première phase : conscientisation des phénomènes vécus de façon com-mune et des différences qui sont autant de démarches singulières et subjectives pouvant nous enrichir mutuellement. Après la découverte des premiers tirages, on opère un premier choix en sélectionnant quatre ou cinq photos. Confrontation entre les attentes et la réalité des tirages. Les surprises sont toujours importantes. Bon nombre de blo-cages ou de préjugés s’en trouvent bousculés et l’impatience est grande de retourner sur le terrain pour confirmer ou infirmer ce que l’on pressent être de grands changements de point de vue.

3 Dont on pourra trouver le déroulement dans la revue du Groupe français d’éducation nouvelle, Dialogue n° 73, sept.-oct. 1991.

comment aller à la rencontre de la culture de la langue que l’on étudie ailleurs que dans les livres et autrement qu’en se déplaçant à l’étranger ?

Pour les activités autour du café littéraire…Il existe d’excellentes vidéos auxquelles on peut recourir :Book : http://www.youtube.com/watch?v=iwPj0qgvfIsEl heavy bibliotecario :http://10000libros.blogspot.fr/2010/03/un-poco-de-humor.htmlEl increíble niño comelibros :http://www.youtube.com/watch?v=80-XPK_O-YwFomento de la lectura. Lee más, sé feliz :http://www.youtube.com/watch?v=LUq2wm4jK1QLeer es estar adelante :http://www.youtube.com/watch?v=O3obe2kXgDIMe gusta leer :http://www.youtube.com/watch?v=oX1LM9HIk_s

en complément

nnn

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JANVIER 2014 I N° 510 I Les Cahiers pédagogiques I 35

DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE dOssIer2. dans toutes les disciplines

à rencontrer un problème pour lequel la solution n’est pas évidente, soit en termes d’étiquetage discipli-naire (est-ce de la SVT ? du français ? de la géographie ? des maths ?), soit en termes de caractérisation au sein d’un champ de connaissances (quel niveau de langage privilégier ? quelle règle de calcul utiliser ?), soit même en matière de nature de ressources opportunes à mobiliser (compréhen-sion de la culture d’autrui, valeurs civiques, recherche de solution ori-ginale, etc.).

Il faut paradoxalement que cette situation d’incertitude structurelle leur devienne familière et qu’ils en comprennent la règle du jeu : aller piocher dans ses connaissances anté-rieures comme dans ses habiletés ou son imagination pour trouver la réponse la plus pertinente à ce qui est demandé. Cela implique un gros effort d’explication, qui implique plusieurs niveaux de présentation.

En premier lieu, cela signifie une explicitation des compétences en jeu au stade même des cours, bien avant la situation complexe : voilà ce que nous allons travailler dans cette séquence en termes de compétences, voilà le progrès qu’il faudrait que chacun ait accompli à la fin. Dans bien des établissements scolaires en Europe, qui ont choisi d’intégrer les compétences clés dans leur curricu-lum, les enseignants prennent cinq minutes au début du cours pour annoncer la ou les compétences qui seront concernées (par exemple : his-toire médiévale, travail en groupe, restitution par expression orale) et cinq minutes à la fin pour rappeler ce qui a été fait[1]. De même, les com-pétences clés, quoi qu’on pense de leur périmètre, sont largement affi-chées (et de façon attractive) dans les salles de classe, les couloirs, les sup-ports pédagogiques, etc. En France, les compétences du socle commun sont rarement présentes dans la vie quotidienne de l’élève : comment s’étonner ensuite du caractère artifi-ciel de leur évaluation ?

Les exercices de situation complexe nécessitent ensuite d’être pré-

1 On pourra trouver divers exemples de pratiques en Europe sur le site du réseau KeyCoNet : http://keyconet.eun.org/project-results.

Pourquoi perdre un précieux temps à inventer des situations complexes pour travailler et évaluer des compétences, quand on travaille dans l’urgence pour faire acquérir des bases qui font tant défaut dans la plupart des disciplines ?

d e nombreux éducateurs sont à priori effrayés par la mise en place de situa-tions complexes, rapide-

ment assimilées à des situations compliquées. Ils craignent que de telles situations redoublent les diffi-cultés cognitives déjà rencontrées par les élèves, en y ajoutant de l’inédit et du sophistiqué là où l’élève a déjà du mal à se frayer un chemin dans le théoriquement simple et connu. On peut en effet estimer qu’il y a un risque certain de noyer les élèves les plus fragiles, malgré les meilleures intentions du monde. Ce ne serait pas la première fois qu’on redouble les inégalités sociales et culturelles malgré soi, en voulant faire preuve d’innovation pédagogique ! On peut ainsi prêter une oreille amicale à l’approche par compétences, tout en pensant que c’est une démarche qui n’est réaliste qu’au-delà de la scola-rité obligatoire ou dans des condi-tions de réussite scolaire qui ne sont pas (encore) réunies.

Pourtant, on passe ainsi à côté de plusieurs interpellations fondamen-tales qu’adresse l’approche par com-pétences à toute situation scolaire : qu’est-ce que l’élève a retenu de son enseignement ? Dans quelle mesure peut-il remobiliser ce qu’il a appris dans d’autres situations compa-rables ? Comment s’assurer qu’on ne transmet pas des savoirs morts, mobilisables uniquement dans le contexte particulier qui les a vus naitre ?

L’enseignement traditionnel repose souvent sur la présomption implicite qu’en faisant reproduire plusieurs cartes de France ou du monde, on prépare un élève qui saura, le moment venu, réaliser ou lire une carte ou un croquis à l’échelle s’il en a besoin ; qu’en faisant étudier des styles d’expression différents, il saura, le jour nécessaire, adopter le

ton qu’il convient en écrivant une lettre, un mémo ou un rapport ; qu’en lui faisant appliquer des théo-

rèmes en géométrie, il y pensera quand il faudra les réutiliser dans la mise au point d’un prototype.

L’enseignement qui se soucie du développement des compétences cherche en revanche constamment à entrainer les élèves à réaliser ce transfert des savoirs d’un contexte à un autre et à le vérifier. De ce point de vue, on ne peut imaginer plus éloigné de la pédagogie cachée qu’un vrai travail par compétences. L’objectif est de dépasser le stade de la réussite immédiate à la tâche sco-laire, pour armer l’élève d’une capa-cité réflexive et d’une autonomie de nature à lui faciliter les apprentis-sages présents à et venir, y compris dans des contextes changeants.

Cette ambition se matérialise concrètement par une dimension essentielle du travail autour des situations complexes : celui de l’explicitation.

On s’accorde en effet sur le fait que le travail par compétences est lié à la mobilisation de ressources pour faire face à une situation com-plexe. En rester là, néanmoins, signi-fie s’arrêter au milieu du gué, en oubliant la part sans doute la plus précieuse de la démarche. Explici-tation des compétences travaillées, explicitation du choix des ressources mobilisées, explicitation de la façon dont on les a mobilisées ou non : c’est à ce stade que réside la plus-value d’un travail de développement des compétences.

Faire travailler les élèves sur des situations complexes nécessite par exemple de les exercer plusieurs fois

Pas un supplément d’âme

olivier rey, Institut français de l’éducation (ENs de lyon)

Développement des compétencesExplicitation

MOts clÉs

nnn

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36 I Les Cahiers pédagogiques I N° 510 I JANVIER 2014

dOssIer DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE

2. dans toutes les disciplines

matismes de procédures qui sup-portent mal le voyage en dehors de leur cadre d’exécution.

De ce point de vue, l’indicateur le plus précieux pour travailler des situations complexes doit être tout autant ce que l’élève est capable d’en expliquer après coup que la seule réussite en termes de perfor-mance. Certes, tout cela apparait à première vue grandement chrono-phage. On peut raisonnablement espérer, néanmoins, que le temps perdu à mieux expliquer ce qui est en jeu sera compensé par une meil-leure appréhension des contenus scolaires, à partir du moment où les élèves comprendront que tout élé-ment enseigné est susceptible de devenir une ressource pertinente pour résoudre une situation, et non plus seulement un élément à resti-tuer lors du prochain devoir sur table ou du prochain examen.

On voit alors que l’approche par compétences gagne tout à être rame-née à une démarche soucieuse de retrouver le sens originel de la trans-mission éducative, plutôt que d’être embarquée dans le grand récit téta-nisant et eschatologique de la rup-ture pédagogique. n

sentés et fréquemment renou-velés dans un cadre de stricte éva-luation formative. Le caractère inédit de l’exercice, forcément anxiogène au début, ne doit pas servir de sup-port à une évaluation à fort enjeu. Il peut même être utile de commencer par une dimension ludique selon les moments et les publics, plutôt que de diminuer la qualité pédagogique de la situation complexe, en rabattant ses exigences pour ne pas pénaliser les élèves. Il ne s’agit pas de repro-duire certaines dérives de la pédago-gie par objectifs et de refaire des étapes pas à pas sous prétexte de permettre à chacun de réussir une tâche ! La répétition (qui a ses vertus) permettra ensuite aux élèves de faire face à ces situations complexes, avec un stress normal en situation d’évaluation.

la cOrrectIOn, MOMent crucIalEn fait, le moment le plus impor-

tant est celui de la correction après l’exercice de la situation complexe, qui ne doit en aucun cas être bâclé ou reporté. On peut imaginer une correction qui soit d’abord collective, soit en demandant aux élèves de présenter leur solution, soit en pré-sentant certaines des réponses appor-tées. Cette correction peut prendre la forme d’un débat en classe, sur le mode de l’autoévaluation. L’objectif est ici de faire prendre conscience aux élèves de ce que signifient la diversité des réponses pertinentes et le choix d’une stratégie parmi plu-sieurs possibles. Il est ensuite de les amener à produire un discours réflexif sur le chemin qu’ils ont emprunté : les raisons pour lesquelles ils ont choisi d’utiliser telle ou telle connaissance, ce qui les a bloqués à

tel endroit, ce qui les a amenés à proposer telle ou telle solution, etc. On peut enfin même se fixer comme but de dégager avec les élèves des critères de qualité pour évaluer la production finale (c’est clair, c’est complet, c’est original, c’est bien fait, etc.) et des indicateurs ad hoc (pré-cision des données, soin de la pré-sentation, orthographe et grammaire, illustrations, faits relatés, etc.).

L’enseignant peut réaliser une syn-thèse de la correction en mettant l’accent sur ce qui est acquis et sur les axes de progrès, et même expli-citer sa notation en fonction de ce qui a été expliqué, s’il s’avère que la notation est encore indispensable

pour une raison ou une autre !On peut estimer que la réussite de

l’élève à une tâche complexe s’ap-précie ainsi de deux façons.

Il y a bien sûr la réussite liée à la performance dans l’exercice, la réponse à la consigne, puisque l’ob-jectif, comme dans la vie réelle, est quand même de réussir à résoudre un problème et de réaliser une tâche ou un ensemble de tâches intégrées. Mais cette réussite peut s’avérer ponctuelle, voire anecdotique : des travaux de recherche ont montré que l’habillage (ou le contexte) de la tâche compte et qu’un élève qui mobilise parfaitement ses connais-sances procédurales dans un cas peut ne pas y arriver dans un autre. C’est toute la critique que l’on fait à l’enseignement traditionnel des disciplines : faire acquérir des auto-

les compétences du socle commun sont rarement présentes dans la vie quotidienne de l’élève. 

bIblIOgraphIe

bernard rey, vincent carette, anne defrance & sabine kahn, Les compétences à l’école. Apprentissage et évaluation, éditions De Boeck, 2006.bernard rey, « Pour comprendre comment on apprend », Cahiers pédagogiques, n° 491, p. 25-26, 2011.Olivier rey, « Le défi de l’évaluation des compétences », dossier d’actualité Veille et Analyses de l’IFÉ, n° 76, ENS de Lyon, 2008.Jean-luc villeneuve (dir.), Le socle commun en France et ailleurs, éditions Le Manuscrit.

nnn

ENsEIGNANt : quEl métIER !

lIbraIrIe.cahIers-pedagOgIQues.cOM

hOrs-sÉrIe nuMÉrIQue n° 33

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JANVIER 2014 I N° 510 I Les Cahiers pédagogiques I 37

DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE dOssIer2. dans toutes les disciplines

par une collègue de SVT. Dans un premier temps, j’ai retenu qu’il suf-fisait de donner une consigne glo-bale et de ne donner les consignes intermédiaires que lorsque les élèves en avaient besoin, de façon diffé-renciée. De retour en classe, j’essaye alors la mise en pratique avec mes nouveaux élèves sur ce support de skate parc. Là, ce fut une révélation : les élèves se mettent plus vite en activité, peut-être parce qu’ils n’ont plus à lire un document A4 ou qu’ils ne perçoivent pas qu’ils font des maths en découpant et collant cette maquette papier. Le plus dur pour moi a été d’accepter qu’ils ne trouvent pas ma solution et qu’ils passent par leurs erreurs pour com-prendre, alors que je cherchais à leur éviter d’en faire, en leur imposant de suivre mon chemin d’expert. Un élève m’a même demandé des plans et m’a proposé de les décalquer. N’ayant pas pensé à ce cheminement moins scolaire, il m’a suffi de défor-mer le plan à l’aide d’un logiciel de retouche d’image. En lui indiquant que l’imprimante avait peut-être déformé les proportions, tel un hip-popotame qui ressemblerait d’un coup à une girafe, reprenant cette image utilisée par ma collègue de maths, les élèves m’ont dit « ah oui, c’est comme en maths, faut faire un tableau pour vérifier si c’est défor-mé ! », et moi de leur répondre « eh oui, c’est facile et utile les maths ! ». En effet, ce sont souvent les élèves considérés comme faibles en maths qui ont eu les meilleures idées. Je changeai alors de rôle pour

Alors qu’on a parfois tendance à programmer chaque étape de la tâche, il peut être plus utile, plus efficace pour des apprentissages durables, de construire des situations où les élèves ont de larges marges de manœuvre pour réaliser ce qu’on leur demande. Au risque de déstabiliser les bons !

e n 2008, après la parution des nouveaux programmes de technologie, j’étais à la recherche de supports

pédagogiques motivants pour les élèves de 5e. C’est d’ailleurs l’un deux qui m’a soufflé sans le savoir un élé-ment proche de leur environnement : le skate parc. L’objectif est de réaliser la maquette numérique d’un volume élémentaire (ci-dessous), tout en faisant prendre conscience à l’élève que la représentation d’un objet tech-nique impose une réflexion préa-lable : lister les besoins de l’utilisa-teur, les contraintes, etc.

Bénéficiant d’un ordinateur pour deux élèves, qu’allaient faire ceux qui ne seraient pas devant l’écran ? Et si nous réalisions en parallèle une maquette papier, afin de comprendre les avantages et limites de la concep-tion assistée par ordinateur ? En col-laboration avec des collègues de technologie, nous avons rédigé les documents pour mener une séquence en démarche classique, dite déduc-tive, comme nous l’avions appris jusqu’ici, influencés par la pédagogie par objectifs qui marquait nos pré-cédents programmes. En classe,

l’enthousiasme généré par ce support et la prise en main facile du logiciel Sketchup contrastaient avec les dif-ficultés des élèves à entrer dans

l’activité de calcul de l’échelle pour la maquette papier. Aussi sollicités que des garçons de café à l’heure de pointe, nous n’étions plus dispo-nibles pour évaluer les progrès des élèves présents devant l’ordinateur, alors que c’était notre objectif pre-mier. Notre réflexe a été de modifier et remodifier les documents de consignes pour le calcul de l’échelle, et de chercher à mieux expliquer, sans beaucoup plus de succès. Et si le problème venait d’ailleurs ? Com-ment se fait-il que la notion de pro-portionnalité, pourtant abordée en mathématiques depuis le primaire, pose autant de difficultés aux élèves lors d’une situation nouvelle ?

En 2009, à la suite d’un séminaire interacadémique sur l’évaluation par compétences, j’ai découvert la notion de tâche complexe, présentée

Aux élèves de faire

Cyril Lascassies, professeur de technologie, formateur dans l’académie de toulouse

CollègeTechnologie

MOts clÉs

Maquette réalisée avec le logiciel Sketchup Maquette papier

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dOssIer DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE

2. dans toutes les disciplines

J’ai compris aujourd’hui que je dois mettre chaque élève en situation de se construire ses propres compétences lors d’une tâche plus ou moins complexe.

On peut distinguer une approche par situations, placée en début de séquence car toutes les ressources n’ont pas été enseignées, d’une tâche complexe placée en fin de séquence pour évaluer la capacité de l’élève à mobiliser ses ressources face à un problème inédit. Et s’il était possible de faire les deux ! Nous pourrions appeler ça une situation complexe : évaluer ce qui a été enseigné jusqu’ici et susciter le besoin d’aller plus loin dans l’apprentissage. Sans tomber

dans l’extrémisme ou dans l’effet de mode, il faut sans cesse revenir à ce qui est fondamental : faire progresser le niveau de compétences de chaque élève. Mais devant le programme à terminer, la fin du trimestre qui approche et l’impression qu’il faut une note supplémentaire, n’oublions-nous pas ce qui est fondamental ? Ou lorsque nous cherchons à savoir s’il s’agit d’une véritable tâche complexe, est-ce là l’essentiel ?

J’ai longtemps cherché un support miracle, ou à mieux expliquer, mais j’ai compris aujourd’hui que je dois mettre chaque élève en situation de se construire ses propres compé-tences lors d’une tâche plus ou moins complexe. C’est pourquoi j’ai réfléchi aux compétences attendues en technologie en fin de collège, pour revoir ma progression, si pos-sible en concertation avec des col-lègues de technologie et d’autres disciplines.

Ce que cette approche a réelle-ment changé ? Les élèves se mettent plus rapidement en activité. J’adopte

une posture différente dans la classe, puisque je deviens celui qui aide, pas celui qui ordonne ; l’ambiance de classe en est complètement chan-gée. Apparaissent la possibilité de différencier les apprentissages en variant les moments d’aide, ainsi qu’un recentrage sur ce qui est essentiel : les progrès de chaque élève. Enfin, je note un changement dans ma façon d’évaluer : pas uni-quement des évaluations papier sommatives, mais des évaluations qui aident l’élève à progresser.

Lors des premières situations com-plexes, quelques élèves, souvent catalogués comme bons, habitués à répondre à une liste de questions conformément aux souhaits de l’en-seignant, sont un peu déstabilisés. Ils ne savent plus si le travail peut être considéré comme juste. Pour leur donner de nouveaux repères, je laisse donc à mes élèves dix minutes pour faire face seuls à la situation complexe. Après avoir observé les prémisses de réussite et diagnostiqué les premiers obstacles, je leur pro-pose de définir des critères de réus-site de leur tâche. Grâce à ce contrat d’objectifs, les élèves gagnent en méthodologie et en autonomie, et formulent ces critères de façon plus claire que ce que j’avais envisagé. n

devenir professeur ressource, en apportant les aides demandées aux élèves de façon différenciée.

Je définirai ma première situation complexe ainsi :

• objectifs : choisir un mode de représentation approprié, utiliser la notion de proportionnalité ;• situation complexe : « Les jeunes de ta ville souhaitent demander la réalisation d’un skate parc. Ils font alors appel à toi, comment vas-tu présenter leurs idées à la mairie ? » ;• obstacles et ruptures : le réflexe des bons élèves est de faire une rédaction ; or, un croquis légendé peut se montrer plus simple à com-prendre. Aussi, une maquette n’est pas une fin en soi, il faut d’abord analyser les besoins et contraintes avant de choisir une solution. Il n’y a d’ailleurs pas une solution unique, mais plusieurs solutions envisa-geables. Enfin, les maths ne sont pas si difficiles lorsqu’elles sont abordées de façon concrète et non consciente ;• nouvelle capacité : réaliser la maquette numérique d’un volume élémentaire.

C’est en prenant le temps d’ana-lyser leurs différents cheminements que les élèves comprennent que l’utilisation d’un logiciel n’est pas une fin en soi, qu’ils seront capables de choisir un mode de représenta-tion plus approprié à l’avenir : texte, croquis, maquette, etc. Prendre les comptes rendus des élèves en photo pour les projeter lors d’un moment de métacognition est très utile : que pensais-tu avant de résoudre ce pro-blème ? Quelles ressources as-tu réutilisées ? Qu’as-tu appris ? Quand cela pourra-t-il te resservir ?

Ici, en permettant à un élève de décalquer le plan déformé d’un élé-ment du skate parc pour réaliser sa maquette papier, le professeur observe la représentation qu’il se fait de la notion de proportionnalité. En demandant à l’élève de comparer sa maquette à celle d’un camarade, il provoque une rupture : pourquoi sont-elles différentes ? « Ah oui, il faut respecter les dimensions ! » disent-ils souvent, en voulant parler de proportion. Le tableau de propor-tionnalité vu en mathématiques prend alors tout son sens. Et c’est en analysant son action que l’élève le comprend de façon durable et ren-force la probabilité de réutiliser cette notion lors d’une autre situation.

Comprendre la proportionnalité…

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DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE dOssIer2. dans toutes les disciplines

la distance parcourue (question posée dans le texte de l’exercice).

Il me semble que ce sont les ques-tions les plus épurées qui permettent d’aborder au mieux la complexité. Par exemple, poser la question « quel animal saute le plus haut ? » a ame-né des élèves de 5e à construire dif-férents problèmes qu’ils ont résolus en groupe et mutualisés : quel ani-mal saute le plus haut en valeur absolue ? Par rapport à sa taille ? Par rapport à son poids ? Y a-t-il un rap-port avec la taille de ses pattes arrière ? Avec la taille de ses muscles ? Autant de problèmes qui ont permis de mettre en place le concept de proportionnalité, de mesure de grandeurs, de savoir-faire comme la comparaison de nombres décimaux, le changement d’unités. Mais aussi de transferts entre les disciplines : mesures en SVT, expé-rimentation en EPS. Comme quoi il n’y a pas forcément besoin de manuels pour imaginer des situa-tions complexes, souvent il suffit simplement d’écouter le question-nement des enfants. n

Il ne suffit pas de peindre de nouvelles couleurs de vieux problèmes pour rénover l’approche des exercices de mathématiques. La volonté de paraitre concret peut finalement être bien artificielle.

d es situations complexes sont maintenant proposées dans les nouveaux manuels de

mathématiques du collège. On peut très vite repérer que les auteurs n’offrent pas exactement la même chose derrière ce titre prometteur. Ce qui semble le plus souvent pro-posé et qui a fait l’objet d’un exer-cice au dernier brevet des collèges est une situation concrète sous forme de photos, documents originaux de différents types (tableaux, tarifs, articles, catalogues, étiquettes de produits, etc.) non organisés, à partir desquels il s’agit de répondre à une question. Il semble donc que ce qui diffère des problèmes mathématiques classiques relève d’un nombre plus important de données et de l’utili-sation de représentations, au lieu d’un texte privilégiant le figuratif par rapport à l’abstrait. Ce n’est pas sans poser question sur le sens de l’acti-vité « mathématiques ».

Bien sûr, il s’agit d’utiliser des compétences dans une situation nou-velle la plus proche possible d’une situation réelle, concrète, et donc de mesurer la disponibilité des connais-sances mathématiques. Seulement le problème subit nécessairement

une transposition didactique : si toutes les informations données ne sont pas utiles pour résoudre le pro-blème, certaines ont malgré tout été oubliées pour simplifier la situation ; si plusieurs procédures peuvent être possibles, la solution attendue est cependant unique ou, du moins, une

seule est la plus pertinente au regard de contraintes souvent implicites.

Par exemple, le problème évoqué ci-dessus posait la question du cout du transport des parpaings. Si le tarif de location d’un fourgon est donné, si les caractéristiques du fourgon (jusqu’à sa photographie !) sont données, rien n’est précisé sur le nombre d’adultes à transporter, leur poids, l’heure à laquelle le premier voyage est effectué, l’heure de fer-meture du magasin, la nécessité de choisir le tarif le plus économique, etc. Autant de questions au final aussi pertinentes que de savoir si le tarif de location est proportionnel à

Complexe n’est pas forcément concret

sylvie Grau, professeure de mathématiques en collège

Pour réaliser un abri de jardin en parpaing, un bricoleur a besoin de 300 parpaings parallélépipédiques de dimen-sions 50 cm × 20 cm × 10 cm.

photographieschématexte

ce sont les questions les plus épurées qui permettent d’aborder au mieux la complexité.

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dOssIer DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE

2. dans toutes les disciplines

du Brésil ou des États-Unis (étudiés précédemment).

Comment se réalise la situation complexe durant les cinq séances ? La première séance de cours, les élèves doivent traiter la première partie du chapitre en exploitant avec pertinence les ressources, par groupe de deux. Chaque groupe choisit son étude de cas, Mali ou Bangladesh. Quand le travail est terminé, les élèves doivent me l’apporter pour que je leur donne quelques conseils. Les élèves dont le travail est le moins avancés sont guidés de façon plus précise, en leur demandant de recen-trer leur étude sur deux ou trois documents, en travaillant avec eux à l’oral la formulation de phrases pertinentes pour traiter le sujet.

Lors de la deuxième séance, les élèves qui ont réussi un traitement pertinent du sujet peuvent l’appro-fondir, par exemple en détaillant les potentialités touristiques du Mali (le patrimoine de l’Unesco, le pays Dogon), ou bien en évoquant l’actua-lité (la guerre au Mali comme frein au développement touristique) ou bien encore en apprenant à exploiter de nouvelles fonctionnalités du trai-tement de texte (reproduire à l’aide de la fonction « graphique » un tableau présent dans le manuel).

Au cours des troisième et qua-trième séances, les élèves réalisent la partie 2 du chapitre, selon la même routine (j’utilise le terme « routine » sciemment : les situations complexes proposées régulièrement mettent en place des habitudes de travail qui favorisent autonomie, aisance et donc progrès). Lors de ces deux séances, le guidage peut deve-nir plus fort, les objectifs à atteindre clairement simplifiés pour les élèves les plus faibles : il ne s’agit plus de faire construire en autonomie un certain nombre de connaissances ou d’évaluer un certain nombre de pra-tiques, mais surtout d’aider les élèves à réaliser un travail complet et dont ils pourront être fiers.

Lors de la dernière séance, je relis tous les travaux déjà terminés. Je surligne avec la fonction fluo toutes les dernières petites fautes et pro-posent les modifications de mise en page qui me paraissent pertinentes. Au bout d’une vingtaine de minutes,

Proposer aux élèves d’élaborer eux-mêmes le cours peut être un bon moyen à la fois de travailler les connaissances et de développer les compétences liées à la maîtrise du langage. Un changement radical de posture pour tous.

f aire « raconter » aux élèves, « décrire et commenter » un paysage ou tout autre image : ce sont les deux

grands types de situations complexes que j’identifie dans les programmes actuels d’histoire-géographie. En quatrième, la deuxième partie du programme porte sur « les territoires de la mondialisation » et se décom-pose en 3 chapitres : l’étude des États-Unis, les puissances émer-gentes et enfin les pays pauvres. Après avoir traité les deux premiers chapitres en classe, j’ai proposé à mes élèves d’élaborer eux-mêmes le dernier chapitre sur traitement de texte et par groupe de deux, durant cinq séances de cours. Ce travail n’est pas noté, mais évalué dans le cadre des domaines de compétence du socle commun. Les élèves sont assurés de recevoir toute l’aide dont ils auront besoin, le moment venu.

ce Qu'Il faut dÉMOntrerDe quoi se compose la situation

complexe proposée ? Les élèves reçoivent le plan du cours à suivre obligatoirement. Ce plan est doté de titres construits avec des verbes d’action qui les orientent sans entra-ver leur liberté d’entreprise. Par exemple : « Montrer comment la mondialisation peut aider ce pays pauvre à se développer[1]. »

Un premier objectif est de faire réaliser l’ensemble des attendus du programme par tous les élèves, sans exception, et de permettre à ceux qui en ont la possibilité d’aller plus loin dans la maîtrise de certaines connaissances ou compétences. Je choisis ces approfondissements au

1 L’intégralité du sujet est à retrouver sur le site de l’académie de Poitiers, article « Les pays pauvres : étude en autonomie en salle informatique », ou bien :http://ww2.ac-poitiers.fr/hist_geo/spip.php ? article1113

cours des apprentissages, en fonc-tion des différentes pistes choisies par les élèves dans le traitement du programme ou dans l’usage qu’ils

feront des outils informatiques. Le second objectif est de faire progres-ser tous les élèves dans la maîtrise de l’écrit, en particulier pour l’em-ploi du vocabulaire disciplinaire, et pour le recours à des exemples en appui du discours. Enfin, un dernier objectif est de vérifier et valider la maîtrise du domaine 3 de la com-pétence 5 du socle commun (lire et pratiquer différents langages) en exploitant seuls et avec pertinence les documents présents dans le manuel de géographie.

Quels pré-requis sont nécessaires pour ce travail ? Une certaine habi-tude du travail en autonomie, dans des activités plus ou moins longues, en n’ayant pas peur d’essayer, de tâtonner, à demander de l’aide en fonction de besoins précis. Des repéres dans les modalités d’organi-sation d’un cours de géographie : une étude de cas, puis une généra-lisation, la réalisation d’un croquis, des leçons qui emploient un voca-bulaire précis, des explications de cours toujours accompagnées d’exemples extraits de documents. Quelques repères géographiques, par exemple l’importance de certains mots tels que bidonville, façade lit-torale, culture vivrière, mondialisa-tion. Enfin, les deux chapitres pré-cédents doivent permettre de pertinentes comparaisons entre le niveau de développement du Mali ou du Bangladesh (ces deux pays sont les deux études de cas propo-sées par le manuel pour traiter l’étude des pays pauvres), et ceux

Raconter le monde

alexandre Wzietek, professeur de collège, formateur en histoire-géographie (académie de Poitiers)

Classe de 4e

Géographie

MOts clÉs

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JANVIER 2014 I N° 510 I Les Cahiers pédagogiques I 41

DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE dOssIer2. dans toutes les disciplines

Proposer une situation complexe change la posture de l’enseignant mais elles transforment aussi le métier d’élève. Celui-ci devient véri-tablement acteur de son apprentis-sage, dans un respect plus grand de son rythme et selon des axes de progression en relation direct avec ses besoins. n

les élèves concernés se retrouvent en situation de devenir tuteur-cor-recteur auprès des autres : à eux de repérer les fautes et les éventuels problèmes de mise en page, selon la même méthode (ces élèves encadrent donc en réalité cinq ou six groupes de deux élèves : je relirai plus tard ces cinq ou six travaux pour m’assu-rer de la qualité du travail effectué). De mon côté je reste en soutien des élèves les plus faibles et veillent à corriger leurs fautes, à leur côté. La

relecture est donc conjointe et simultanée.

Lors des séances suivantes, en éducation civique, les élèves sont en activité, en classe, dans l’étude de documents. Durant ce temps de mise en activité, chacun vient tour à tour à mon bureau et envoie, par mail, son travail sur la messagerie de ses parents : ceux-ci ont préalablement été informés par un mot dans le car-net de correspondance et doivent donner leur accord.

propagande dans des régimes totalitaires ;

4- en français, rédiger une nou-velle d’anticipation à visée argumen-tative sur le thème de la contrutopie (en 3e, par exemple, c’est l’utopie qui tourne mal, genre Le Meilleur des mondes) ;

5- comprendre le mécanisme de la respiration en SVT, pour le mettre en application lors d’une lecture oralisée.

Passons à l’analyse, en précisant bien qu’il ne s’agit pas de donner des leçons et de mettre en pièces le fruit de ce travail, comme le font parfois des sociologues qu’on ne peut s’empêcher de trouver alors hautains et suffisants. Notre but est de faire évoluer un matériau de départ, en introduisant de la clarté conceptuelle et en posant toujours la question de la faisabilité.

Dans le 1, on peut tout autant être dans un exercice très traditionnel d’application comme dans une acti-vité beaucoup plus intéressante, si on accompagne la tâche d’un contexte stimulant. On peut deman-der à des élèves de produire une carte de répartition de la population en Europe, pour un journal de jeunes par exemple, en insistant sur la lisibilité des grandes lignes de force.

Le groupe 2 met bien en avant une situation propice à des tâches com-plexes, car en endurance, il faut gérer son corps de façon pertinente,

La meilleure chose à faire pour définir ce qu’est ou ce que n’est pas une situation complexe, c’est d’essayer d’en élaborer une : des enseignants s’y attèlent à l’occasion d’une journée de formation sur les compétences.

e n formation autour de l’approche par compé-tences, il m’arrive souvent de demander aux partici-

pants d’imaginer par groupes les tâches complexes qui pourraient être proposées aux élèves, dans diffé-rentes disciplines ou en interdisci-plinarité, et d’inventorier des com-pétences à construire, des ressources à mobiliser afin de mener à bien ces tâches. C’est difficile pour les collè-gues de bien respecter ces consignes et de proposer des situations origi-nales et en même temps réalistes dans lesquelles s’insèreraient ces tâches complexes et cette construc-tion de compétences.

Ne soyons pas pour autant des intégristes. C’est bien à partir de balbutiements, d’esquisses qu’on peut avancer, à condition de travail-ler dans le temps de mise en com-mun à une transformation de ces essais, ce qui permet concrètement d’éclairer des notions pas toujours bien explicites pour les enseignants. Puis, il est important de savoir reconnaitre de « vraies » situations

complexes, pour pouvoir passer à la mise en pratique. Les exemples don-nés en langues vivantes (Cadre euro-péen des langues) et en sciences (sur

le site Eduscol notamment) sont à cet égard de précieuses aides pour aller dans ce sens.

Voici par exemple dans un collège ce qui a été proposé après un temps de groupes (des enseignants volon-taires et motivés pour la plupart). La consigne était donc d’élaborer des situations pédagogiques mettant les élèves en face de tâches com-plexes, en relation avec des compé-tences à travailler.

Résumons d’abord le résultat, ce que chaque groupe propose :

1- en géographie, réaliser un cro-quis de répartition de la population ;

2- en EPS, s’entrainer sur l’endu-rance, avec prolongements (ou arti-culation) avec les SVT ;

3- en histoire, comparer des méthodes d’embrigadement et de

Complexe, pas si simple !

Jean-michel Zakhartchouk, professeur de français en collège

Formation continue

MOt clÉ

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dOssIer DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE

2. dans toutes les disciplines

Vous devez mettre en place des situations qui ressemblent à ce qu’on peut vivre dans la vie réelle, dans les limites du monde scolaire, qui reste artificiel. Si vous pouvez, mettez un peu de transversalité, mais ce n’est pas obligatoire !

Des exemples :

• rédiger des lettres fictives en fonc-tion d’objectifs précis (depuis la lettre de réclamation jusqu’à la lettre d’amour) ;• intégrer le programme d’histoire dans un récit de science-fiction, voyage dans le temps de jeunes collégiens ;• bâtir une situation de visite tou-ristique d’un château avec les ques-tions au guide, pour décrire un châ-teau fort ou un palais royal ;• faire construire une pyramide humaine en acrosport en intégrant un thème poétique travaillé en fran-çais et une présentation musicale ;• imaginer un oiseau migrateur racontant son périple et les pro-blèmes qu’il a à résoudre (exposé sur les migrations en SVT et en français) ;• comparer des résultats électoraux en utilisant l’outil des pourcentages ;• rédiger une brochure touristique reprenant les grandes caractéris-tiques d’une région ou d’une ville.

Mais vous devez aussi, et cela guide votre choix de situations, avoir toujours en tête les compétences que vous voulez construire, mobiliser, développer. Et n’essayez pas d’en mettre trop à la fois, car cela devien-dra de la bouillie. Mieux vaut moins mais mieux ! S’agit-il par exemple de privilégier la recherche documen-taire, ou les compétences orales, ou la capacité à argumenter ou la réa-lisation formelle, ou l’exploitation de connaissances utiles et le bon choix parmi ses connaissances ?

On le voit : c’est bien le couple tâches complexes-compétences qui doit être au cœur de votre action ; ce qui implique de se centrer sur l’élève et non sur l’enseignant, sur ce qui doit être appris et non sur ce qui doit être enseigné. n

mais aussi son mental, savoir s’autoévaluer, garder des réserves, etc. Bien des enseignants d’EPS savent d’ailleurs tirer parti de ces contraintes fécondes en donnant des consignes aux participants, voire à des observateurs. Mais l’exploitation en SVT, souhaitée par le groupe, doit se travailler de manière réaliste, en se demandant dans quelle direction l’interdisciplinarité va être profitable (il semble ici que la traduction pra-tique de l’endurance va éclairer des notions de biologie, plus que l’inverse).

Le groupe 3 indique un thème et ne fixe pas une tâche. On pourrait discuter de la pertinence de cette comparaison en collège, mais il fau-drait surtout s’interroger sur le type de tâches que l’on sollicite. Il serait délicat de demander à des élèves de construire des œuvres de propa-gande, surtout pour le régime nazi, mais on pourrait par exemple demander à établir des contraffiches sur le thème « voilà ce qu’on vous dit et voici la réalité », en utilisant des exemples vus en classe et des connaissances historiques. Là encore, tout est dans la mise en acti-vité : va-t-elle être ou non favorable à la construction des compétences souhaitées ?

Dans le 4, bien sûr, faire écrire une nouvelle de science-fiction est une belle tâche complexe. Mais cela devient intéressant si on répertorie les ressources nécessaires à aller chercher, si on établit des contraintes d’écriture qui interdiront d’aller dans la fantaisie débridée et peu intéres-sante. Le groupe a multiplié les pistes et en est trop resté à des géné-ralités dans les compétences (pro-duire un récit complexe, tirer parti d’une étude de la contrutopie). Pour-quoi ne pas imaginer ici une mobi-lisation rigoureuse de ressources vues en classe (à imiter et transpo-ser) et la nécessité par exemple de terminer le récit par une phrase fixée d’avance, comme « ce monde soi-disant idéal n’était rien d’autre qu’un cauchemar » ?

Enfin, il n’est pas sûr que le 5 soit bien pertinent. On voit bien l’inten-tion : relier de manière interdiscipli-naire le travail sur la respiration, avec une hésitation entre EPS et SVT et la lecture orale en français. Mais on voit mal ce que cela pourrait donner comme construction de compétences, une fois établi qu’il faut contrôler sa respiration lors d’une lecture, qu’on

peut s’appuyer sur une respiration ventrale par exemple. Le souci de transversalité est louable, mais mène à une impasse. Et d’ailleurs, quand il s’est agi de définir les compétences travaillées à partir de cette activité, le groupe n’a su qu’énoncer la ponc-tuation et le mécanisme de respira-tion. La connaissance scientifique de ce mécanisme n’est finalement guère utile pour développer une compé-tence de lecture oralisée.

On sait combien les mots tels que « tâche complexe », « situation pro-blème », « compétences », peuvent être dévoyés, vidés de leur sens, ou plus exactement compris comme cela arrange certains. Certains ins-

pecteurs, peu favorables à une approche par compétences, n’ont-ils pas déclaré parfois : « Surtout, ne changez rien à votre pratique, c’est comme avant, mais vous mettez d’autres mots » (non, nous ne cari-caturons pas). À l’inverse, des for-mateurs ou des institutionnels s’at-tachent parfois à l’excès à des formulations et donnent une image dogmatique de notions pourtant si vivantes et donc si peu figées.

Il faut bien se garder donc de l’or-thodoxie lexicale, et voir surtout le mouvement : va-t-on vers ? Et en même temps, ne pas laisser l’ambi-güité s’installer et faire croire qu’on est dans la complexité trop facile-ment. Car après tout, on pourrait qualifier de « complexe » une situa-tion très ordinaire, y compris un exercice grammatical à trous, puisque certains appellent « compétence » la capacité à distinguer les homophones grammaticaux comme « on » et « ont » ! D’où d’ailleurs l’intérêt de parler de « tâches complexes ». L’élève doit gérer plusieurs res-sources, n’a pas qu’une consigne à appliquer, doit faire des choix, on ne développe pas seulement l’action, mais le savoir agir, le savoir choisir.

Aussi pourrions-nous conclure par des éléments de recette permettant de bien entrer dans le monde des saveurs de la complexité.

On sait combien les mots tels que « tâche complexe », « situation problème », « compétences », peuvent être dévoyés, vidés de leur sens, ou plus exactement compris comme cela arrange certains.

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tions, scolaires ou non. On retrouve ces caractéristiques dans les modes de lecture de ceux qui lisent en considérant les textes dans leur tota-lité, mettant en relation les éléments du texte, quelle que soit leur place, et de ceux qui lisent au pas à pas les textes ou documents en construisant une signification partielle ou même en ne s’attachant qu’à un seul élé-ment du texte, alors porteur de toute la signification de ce dernier du fait de sa valeur affective ou expérien-tielle. Les apprentissages scolaires et les situations proposées requièrent cependant les attitudes du premier groupe d’élèves, attitudes qui ne font toutefois que rarement l’objet d’en-seignement, ou même d’attention et de prise en compte quand, par leur absence, elles font obstacle aux apprentissages visés.

Ces situations de travail, souvent larges et ouvertes, permettant les échanges langagiers au sein de la classe, où chacun peut ainsi avoir quelque chose à dire, mettent en réalité en difficulté certains types d’élèves de façon durable, car elles participent de malentendus perma-nents, qu’elles créent et révèlent, sur ce qu’il convient de faire à l’école avec le langage et les sup-ports de travail. Elles opèrent une structuration profonde des disposi-tions, liée à des façons différentielles de comprendre sa scolarité et l’évo-lution des attentes de l’école au long de ses études. Car si l’école vise, à plus ou moins long terme, la prépa-ration à la vie sociale, elle met néan-moins en jeu des manières

Les élèves ne sont pas sur un pied d’égalité face aux tâches auxquelles les soumet le travail scolaire, dont la complexité échappe largement à certains.

l ’idée convenue selon laquelle les résultats pré-occupants obtenus par l’école française dans les enquêtes internationales

seraient dus à une démission de l’école, des parents ou à une absence de travail des élèves est battue en brèche dès qu’on étudie de près le travail des uns et des autres. Il est ainsi pour nous plus important d’analyser comment les mises en situation de travail conduisent invo-lontairement des élèves à passer à côté des apprentissages, afin de rendre compte des difficultés constatées.

En effet, en analysant les situa-tions de travail actuelles, on peut émettre des hypothèses : les supports de travail, les situations d’apprentis-sage construites dans les classes sont à faible cadrage de l’activité et des objets cognitifs en jeu et à faible classification des objets de savoir sollicités comme de ceux qui sont à apprendre. Le discours enseignant lui-même est souvent plus régulateur de l’activité des élèves et « enseigne peu[1] ». Ces situations accroissent sans doute les inégalités, dans la

1 Ces différentes notions se réfèrent aux travaux de Basil Bernstein (2007).

mesure où les élèves ne les inves-tissent pas tous avec les mêmes enjeux de savoir, d’apprentissage, d’activités cognitives, sans d’ailleurs

que ces différences soient identi-fiables par l’enseignant dès lors que les tâches sont effectuées. Il en est ainsi lorsque certains élèves ne font que compléter un tableau de dési-nences verbales, quand d’autres construisent les règles qui sous-tendent les variations. Plus précisé-ment et théoriquement, on peut distinguer et décrire à grands traits (et donc caricaturalement) deux grands types d’élèves qui, bien que travaillant pareillement sur les tâches à effectuer, n’en tirent pas les mêmes bénéfices. Ceux qui s’inscrivent dans les activités en mettant en relation les éléments de la situation avec ceux qui n’en participent pas, qui s’ins-crivent donc dans un temps didac-tique long, qui construisent des savoirs génériques, des notions, et ceux qui travaillent dans l’ici et maintenant des situations qui leur sont proposées sans faire de lien avec d’autres situations, sans convoquer des savoirs venant d’autres situa-

Logique sociale, logique scolaire

Élisabeth Bautier, patrick rayou, université Paris VIII, équipe Circeft-Escol

Inégalités scolaires

MOt clÉ

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notions, des modalités d’évaluation qui traduisent, tout en les trahissant nécessairement, les logiques des savoirs savants. Un des risques pour les élèves est de ne pas comprendre que, derrière la lettre figée des pro-grammes, se cache l’esprit toujours mobile des apprentissages. Ce n’est pas la même chose de montrer sur une figure et de démontrer par le raisonnement, de raconter et de dis-serter. Et Untel qui aura correcte-ment joué le jeu de la restitution des savoirs dans des classes ou des situa-tions antérieures pourra ne pas com-prendre pourquoi la reproduction de ce qui, jusque-là, marchait pour lui, en fait désormais un élève trop scolaire, voire en difficulté.

d’enseigner et d’apprendre qui lui sont propres et dont il importe d’assimiler la logique profonde pour y réussir. Ce qui signifie qu’il ne suf-fit pas d’être convaincu de son utilité pour sa vie future et loyalement engagé vis-à-vis d’elle pour recueillir les fruits de ses efforts. De nombreux travaux montrent que les élèves qui attendent le plus d’elle, ceux issus de milieux populaires, tendent en effet à confondre les logiques sociales de mise en règle avec ce qui est demandé et celles d’apprentissage de règles intellectuelles spécifiques parmi lesquelles, aujourd’hui, l’im-pératif d’autonomie joue un rôle majeur. Pour se mobiliser efficace-ment à l’école, il faut, selon nous,

être capable de se mouvoir simulta-nément dans trois registres complé-mentaires qui composent le registre scolaire proprement dit : un registre cognitif, un registre culturel et un registre de l’identité symbolique.

Le registre cognitif de l’école laïque est celui de savoirs qui se veulent fondés en raison. Il adopte pour cela des manières de raisonner, d’argumenter qui empruntent à celles de la sphère savante aux-quelles elles veulent introduire. Mais ces processus de construction des savoirs raisonnés de l’humanité ne peuvent évidemment être enseignés tels quels. Ils font donc l’objet de transpositions dans des programmes, des disciplines, des pédagogies, des

Zoom une lecture par morceaux

l’analyse suivante, emprun-tée à l’enquête PIsA[1], tente de donner un exemple de mobilisations de registres scolairement inadéquates.PIsA a permis de voir de plus près la façon dont certains élèves répondent à moindre cout cognitif aux questions posées ; ce moindre cout (régime mineur de travail) n’est pas lié à des incompré-hensions mais à des mobili-sations de registres de travail, d’énonciation (d’écriture), de raisonnement, de références qui ne répondent pas aux attentes de l’école.Nous avons choisi à des fins illustratives une épreuve de PIsA qui peut apparaitre (la plus) proche d’une épreuve scolaire, puisque le support en est un texte littéraire[2] et que les consignes de travail correspondent à l’évolution curriculaire et à celle des activités dans le sens précé-demment évoqué d’ouverture permettant une pluralité

1 Organisée par l’OCDE et proposant des questionnaires à des élèves de 15 ans.

2 Cet exemple, comme l’analyse ap-profondie des registres, est développé dans un article : Élisabeth Bautier, Patrick Rayou, « La littératie scolaire : exigences et malentendus. Les registres de travail des élèves », Éducation et didactique, 2013.

potentielle de niveaux de travail et de mises en lien.les questions posées à par-tir d’un texte de seize lignes, extrait de Cent ans de soli-tude, de Gabriel Garcia mar-quez, au nombre de quatre, sont de trois types. la pre-mière question est de type « repérage d’information » (« Dans les films, quel est l’élément qui a mis en colère les habitants de Macondo ? »), elle peut donc être effectuée sur le régime mineur du registre scolaire : la recopie d’un élément du texte. les deux questions suivantes sont proposées sous forme de qCm visant à vérifier la compréhension de l’état d’es-prit des gens de macondo. Globalement, les élèves sélec-tionnent les bonnes réponses qui contiennent les mots du texte. la quatrième question requiert une écriture longue et distanciée (« Êtes-vous d’accord avec le jugement final des gens de Macondo à propos de l’intérêt du ciné-ma ? Expliquez votre réponse en comparant votre attitude et la leur à l’égard des films. »).Aucun des trente élèves de 3e (donc ayant déjà redoublé une classe) que nous avons interrogés n’a mis en relation les différents éléments du

texte, aucun d’eux n’a donc compris l’argument global (relatif à la première expé-rience de cinéma d’une popu-lation). tout se passe comme s’ils pratiquaient une lecture par morceaux, isolant ce qui fait sens pour eux. De plus, la nécessité de mobiliser des raisonnements et connais-sances au-delà du texte n’est pas considérée par eux comme un comportement envisageable, ni même sou-haitable scolairement.En revanche, ils font fonction-ner le seul registre symbo-lique : leur réalité et leurs valeurs sont la réalité et les valeurs que tout le monde ne peut que partager indépen-damment des temps et des espaces. le fictionnel est, pour eux, vrai ou faux, il ne peut donc y avoir d’interprétation du texte. les opérations cogni-tives et langagières attendues (attention au détail, inférence, comparaison, etc.) ne semblent dès lors pas réali-sables. À propos d’une autre tâche de PIsA qui présente des opinions sur la conquête spatiale, tous les avis ainsi sont vus comme identiques : « Ils parlent tous de l’espace », de même dans macondo : « Ça parle de gens qui vont au cinéma ». Pour certains élèves, la trop grande tension entre

les logiques sociale (registre symbolique) et cognitive (registre cognitif) les empêche de répondre (« j’ai pas compris la question (concernant la comparaison entre l’attitude des gens de macondo et celle des élèves quant au cinéma), je peux pas comparer par rap-port à moi parce que moi, c’est maintenant »). Il en est de même de l’activité de poser des hypothèses, qu’elles portent sur des objets du monde ou qu’elles soient interprétatives des textes, ou de la pensée du général, ici, l’approche du cinéma et non de tel film en particulier. Cette quasi-impossibilité de poser des hypothèses (registre cognitif), de sortir de soi (registre symbolique) et de mettre le texte en perspective (registre scolaire), de mobi-liser des connaissances sur le monde (registre culturel) conduit à ramener l’inconnu à son propre univers. un uni-vers qui, dans cet exemple, empêche d’imaginer une dimension historique, donc un monde sans cinéma. C’est pourquoi la réponse à la ques-tion de l’évaluation ne pourra être considérée comme bonne.

é. B., P. R.

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Ce registre interfère lui-même avec un registre culturel qui, même s’il comporte des éléments conceptuels, ne s’y résume pas. Il est fait de savoirs généraux sur le monde, de modes de pensée inhérents à des groupes humains, de comportements jugés plus ou moins légitimes par l’école, parfois enseignés à l’école, parfois pas. Notre système scolaire suppose, pour y réussir, des pratiques sociales qui ne font pas nécessaire-ment partie des programmes disci-plinaires, mais dont on voit que les politiques qui visent l’excellence pour des élèves d’origine populaire les introduisent de manière intensive dans leurs dispositifs. Les élèves doivent comprendre que la maitrise de ces arrière-plans culturels, même si certains deviennent moins domi-nants au long du cursus au bénéfice de disciplines plus manifestement académiques, est requise. Pour cer-tains, les séjours linguistiques, les conservatoires, etc. se chargent d’en assurer l’acquisition. À ceci s’ajoutent des éléments culturels de référence scolairement discriminants, quoique implicites, comme la nature plus ou moins masculine ou féminine des disciplines, les manières de parler, de s’habiller, de se distraire, etc.

Réussir à l’école, c’est aussi savoir y inscrire son identité d’élève tout autant que d’enfant et de jeune. Vivant au quotidien dans une classe, l’élève y côtoie des pairs dont il se sent plus ou moins proche, des enseignants qu’il apprécie plus ou

moins. Mais il doit aussi accepter qu’apprendre transforme, que l’accès à des savoirs visant à l’universalité lui impose de rompre avec des manières de faire et de comprendre qui peuvent pourtant être tenues pour légitimes dans son milieu d’ori-gine. Plus les registres cognitif et culturel de l’école sont éloignés de ces dernières, plus les conflits de loyauté peuvent être vifs et susciter des difficultés d’apprentissage qui relèvent davantage d’un clivage intrapersonnel que d’une difficulté de caractère strictement intellectuel. Un malentendu récurrent lié à ce registre est présent chez des élèves qui pensent que l’enseignant les a sanctionnés non pour leurs raison-

nements, mais pour leurs convic-tions, et « ne diront plus jamais ce qu’ils pensent dans un devoir ».

Se situer correctement dans cha-cun de ces registres convoqués dans le travail scolaire et maitriser les évolutions de leurs rapports n’est pas une tâche aisée. D’autant que chacun d’entre eux peut requérir implicitement des régimes mineurs ou majeurs de travail et que la déli-mitation entre eux est moins rigou-reuse dans l’école contemporaine que dans celle qui ne mélangeait pas aussi longtemps les élèves venus de mondes différents. Faire appel à l’expérience des élèves pour leur rendre l’école moins étrangère est une nécessité en même temps qu’un risque d’affadissement et d’affaiblis-sement des savoirs ; laisser entrer les cultures dominées dans la classe peut diminuer la violence symbo-lique tout en cultivant un relativisme culturel à terme pénalisant ; laisser s’installer des univers juvéniles dans l’entrecours crée une convivialité rassurante qui, pour certains élèves, justifie un engagement cognitif très modéré. n

réussir à l’école, c’est savoir y inscrire son identité d’élève tout autant que d’enfant et de jeune.

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portement, doivent trouver des solu-tions. Souvent, les enfants les plus difficiles à gérer prennent conscience de l’importance de l’autre, du vivre ensemble. J’aurais pu leur expliquer longtemps cela sans succès. Ils le vivent et l’expérimentent, et c’est beaucoup plus efficace !

D’autres activités peuvent être proposées. L’enfant se fabrique sa propre boite de relaxation qu’il pourra emporter chez lui dans le but de poursuivre la pratique de la rela-tion en autonomie. Pour ce faire, il décore sa boite à l’image de celle de la maitresse qui est en bambou. D’où un travail de graphisme : faire des traits verticaux et horizontaux, pas à pas vers l’écriture. Et ça n’a pas de fin ! Observer les enfants dans leurs interprétations de mes sollici-tations me donne des idées nou-velles ! Ainsi ce projet peut évoluer, s’enrichir d’une année sur l’autre.

Trois points me semblent essen-tiels : le respect de l’enfant, beau-coup par le biais de son observation, pour détecter ce qui est déclencheur de son envie d’apprendre ; donner à l’élève les moyens de devenir auto-nome et acteur de ses apprentis-sages ; donner du sens aux appren-tissages, d’où l’importance de faire un projet et de le faire vivre. Et plus ça va, plus je me lâche. Suivre ces trois points marche, je trouve que mes élèves s’épanouissent et gran-dissent ! Et tant pis si je n’ai pas abordé toutes les compétences demandées par l’institution. Car lorsque la machine est en route, elle est en mesure d’apprendre par elle-même et plus rien ne l’arrête pour croquer à pleines dents de nouvelles compétences à acquérir. Vivre plei-nement les apprentissages pour en comprendre les tenants et les abou-tissants, c’est ce qui me parait essen-tiel d’offrir à mes élèves. Mon projet personnel d’enseignante, à la fin de la moyenne section de maternelle, est d’avoir motivé un maximum d’élèves pour apprendre, avec comme idéal de donner à tous les moyens de réussir à l’école. n

Devenir « maitre de relaxation » : un objectif ambitieux pour des enfants de moyenne section, mais une première compétence décisive pour réussir à l’école !

e nseignante en classe de petite et moyenne sections de maternelle, je travaille à la

source du vécu scolaire de mes élèves et cela m’est très plaisant ! Chaque petit arrive avec sa manière d’être et de savoir, selon son histoire de vie. Certains ont besoin de se socialiser, d’autres bloquent au niveau des apprentissages. C’est parfois les deux. Mon objectif est de « toquer à leur porte » et d’être entendue, dans la mesure du pos-sible. Pour cela, je dois m’insérer dans leur petit monde. Comme je les suis en moyenne section, je peux vraiment faire un travail de fond sur deux ans. Le long terme me permet d’avoir encore plus de patience et ne pas stresser, de leur laisser le temps d’évoluer et d’avoir le plaisir d’en faire le constat, ce qui me conforte dans mes pratiques. Faire et mettre en projet mes élèves est pour moi un bon angle d’attaque. Il englobe le vivre ensemble et les apprentissages.

Voici un exemple de projet lié à la pratique de la relaxation en moyenne section de maternelle : être capable de se concentrer pour effectuer une tâche, un travail, se centrer sur soi. C’est une compétence dite transver-sale qui est au cœur de cette pra-tique. J’y consacre vingt minutes deux fois par semaine en début d’après midi avec ma moyenne sec-tion, les petits faisant la sieste. Mais j’ai enrichi cette pratique d’autres compétences dans d’autres domaines d’apprentissages :•se repérer dans l’espace : des

petites étiquettes sur chaque image de position indiquent si la position se fait sur la couverture ou à côté ;

•lecture (décodage) : le nom de la position est inscrit sur la petite affiche avec le dessin symbolique de la position de relaxation ;

•psychomotricité : à la fin de la séance, chaque enfant plie et roule sa couverture ;

•vivre ensemble : pour mettre sa

couverture dans son sac, l’enfant a besoin de l’aide d’un camarade pour tenir son sac, puis les rôles sont inversés.Et la situation complexe que je

propose est de réaliser un récit séquentiel. J’utilise des petites images ou photos représentatives des positions à faire et à vivre que nous avons apprises ensemble. Au deuxième trimestre, j’invite les enfants à créer leur propre séance

avec leur position favorite, pour créer leur propre récit séquentiel. Au troisième trimestre, ils seront « maitre de relaxation » pour une séance et devront mener à bien leur propre séance avec toute la disci-pline à faire respecter.

Je leur offre la possibilité d’être à ma place, les rôles sont inversés (moi je suis sur un tapis et je fais les posi-t ions demandées) e t i l s se confrontent au problème de com-

Aller droit au but !

Jeanne-Claude mori, professeure des écoles en Alsace

MaternelleRelaxation

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Plier sa couverture © DR

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Combien ? Laquelle choisir comme information principale ? Débats, déchirements, énervement dans chaque rédaction. Puis vient le temps de la construction de la une : com-ment mettre en page ? Comment mettre l’accent sur telle ou telle infor-mation ? C’est le moment de faire appel à une ressource vue avec le professeur de lettres. La séance sui-vante, on compare les unes créées par chaque rédaction : choix simi-laires ou différents ? Traitements contradictoires ou non pour les infor-mations choisies. Titres plus ou moins accrocheurs. On a ainsi illustré la liberté de la presse et son impor-tance, le traitement de l’information. Mais l’esprit critique des élèves a bien été éveillé : après en avoir construit, ils ne liront plus les unes de la même manière, ils savent désormais que le facteur choix y intervient.

On peut réaliser la même expé-rience en faisant construire un son-dage : sous une même commande on aura droit à des questions, des com-mentaires et (ô surprise !) des résul-tats différents (cet exemple est abordé dans l’ouvrage que j’ai coordonné).

L’intérêt de la situation complexe est réel. Chronophage, me dira-t-on ? Pas sûr au vu du nombre d’objectifs visés (et le plus souvent atteints).

Enfin, si les situations complexes peuvent apporter à la construction des compétences sociales et civiques, la réciproque est vraie aussi. En effet, proposer des tâches complexes qui font appel à la mobilisation de ces compétences peut dans un pre-mier temps paraitre plus simple aux élèves, car porteuses de sens évident. Ainsi de telles tâches permettront aux élèves de s’acclimater à ce type de démarche qui, il faut bien en convenir, restent rares. n

Recourir à des situations complexes, c’est ce qui permet de passer d’une simple instruction publique à une véritable éducation à la citoyenneté.

e duquer à la citoyenneté ne se fait pas sans l’apport de connaissances solides. Mais,

dans ce domaine plus qu’ailleurs, il est nécessaire d’apprendre aux élèves à les mettre en œuvre. C’est aussi un apprentissage. Pourquoi le remettre à plus tard ?

François Audigier l’a bien rappelé par sa formule « c’est en citoyennant qu’on devient citoyen ». On reproche parfois à l’apprentissage des compé-tences sociales et civiques d’être du formatage. Proposer des tâches et des mises en situations complexes permet d’éviter ce dérapage. Faire découvrir aux élèves comment être capable d’exercer des droits et de remplir des devoirs, comment être capable de s’engager par des mises en œuvre plus ou moins réelles, c’est faire le pari de les transformer en « graines de citoyens[1] ».

Il ne s’agit donc pas de dicter ce qui est bien, mais de proposer des situations d’apprentissage qui amènent les élèves à confronter, à se confronter afin de faire émerger une véritable citoyenneté (voir tableau ci-dessous).

La situation complexe peut être aussi un outil pour l’apprentissage de l’esprit critique.

On lit parfois de la plume d’instruc-teurs publics que l’éducation à l’esprit critique ne peut s’enseigner, que cela ne peut s’acquérir qu’après l’apport

1 Expression empruntée à Annie Di Martino.

de connaissances, seul objectif de l’école. On ne peut évidemment être d’accord avec de telles affirmations quand on est partisan d’une éduca-tion à la citoyenneté. Et c’est juste-

ment en proposant des tâches et situations complexes aux élèves visant l’acquisition de compétences sociales et civiques qu’on peut aider au déve-loppement de l’esprit critique.

Laisser la place aux choix des démarches, aux résultats différents, aux débats, donner une part impor-tante à la recherche de sens dans les apprentissages en les ancrant dans la réalité ou l’actualité, voilà autant de critères communs à une situation complexe et l’éveil à l’es-prit critique.

Prenons un exemple dans le cadre de l’éducation aux médias. Je fais régulièrement construire des unes de presse à mes élèves, en leur propo-sant ce travail sous la forme d’une tâche complexe. La veille, je récupère sur internet les dépêches des agences de presse (une cinquantaine). Le len-demain, je les distribue aux élèves regroupés par quatre. Ils forment le comité de rédaction d’un journal et doivent en élaborer la une (une variante peut leur imposer un type de journal). Quelles informations conserver parmi toutes ces dépêches ?

Graines de citoyens

Laurent Fillion, professeur d'histoire-géographie en collège

Éducation civiqueÉducation aux médias

MOts clÉs

Et si, plutôt que de faire étudier… on proposait aux élèves…

un sondage de construire un sondage

des affiches électorales de créer des affiches réelles ou fictives

une une de presse de créer une une à partir de dépêches d’agences

un parcours politique de préparer l’interview d’un politique

le déroulement d’une élection d’organiser leur élection des délégués grandeur nature

le processus de décision de simuler la réunion d’un conseil municipal

Quelques possibles :

pOur en savOIr plus

Éduquer à la citoyenneté, construire des compétences sociales et civiques, ouvrage coordonné par Laurent Fillion, Collection Repères pour agir, CRDP de l’académie d’Amiens et CRAP-Cahiers pédagogiques, 2012.

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3. entre l’école et le monde

avec lequel nous travaillons durant tout un semestre. Nous tentons de comprendre, à partir de ce corpus, tout ce qui peut aider un enseignant à agir ou réagir à bon escient. En l’occurrence, nous voici devant une question (et ses variantes) que beau-coup de stagiaires, d’enseignants débutants et même de professionnels aguerris se posent de manière lan-cinante : « Comment gérer les rythmes différents des élèves tout en faisant le programme ? Que faire avec ceux qui finissent vite et avec ceux qui ne terminent (presque) jamais les tâches qu’on leur donne ? » Entre ce que l’enseignant souhaiterait mettre en place, ce qu’il peut réel-lement planifier en fonction des contraintes de la classe, des élèves ou de l’environnement, et finale-ment ce qu’il vit réellement dans les interactions de la classe, des régu-lations s’imposent. Le praticien fait des choix, mais au moyen d’un sens pratique qui refoule ses savoirs dans des routines et un inconscient fonc-tionnel difficilement accessibles aux novices. Notre rôle est de remonter à ces savoirs, si tant est bien sûr que ce soit possible et que les étudiants nous suivent dans cette opération.

cInQ regards transversauxNos pratiques ne sont pas stan-

dardisées. Elles varient d’une forma-trice à l’autre, mais sont aussi condi-tionnées par une série de contraintes que nous acceptons mutuellement de nous donner : sélectionner les situations les plus significatives avec les étudiants, théoriser les phéno-mènes dans une démarche clinique et interactive de formulation et de validation d’hypothèses, conceptua-liser peu à peu les enjeux pédago-giques et les gestes du métier en les appréhendant à partir de cinq regards transversaux convergents : expérience émotionnelle, relation éducative et observation de l’enfant ; rapport au savoir, métier d’élève et sens du travail scolaire ; cultures, diversités, altérité ; école, familles, société ; organisation du travail et

Déplacement : comment utiliser la notion de « situation complexe » en formation initiale des enseignants ? Comment ne pas rester collé à un contexte trop précis, éviter également les vagues généralités ?

O n sait que la forme sco-laire fut inventée pour séparer le moment de la formation de celui de

l’action, donc des aléas et de la com-plexité de la vie ordinaire. On sait aussi que ce qui vaut pour les apprentissages de base ne s’applique pas tel quel aux formations profes-sionnelles, surtout pas à celle des enseignants : un aspirant professeur veut bien apprendre, mais de préfé-rence si les savoirs qu’on lui pré-sente lui paraissent pertinents pour agir en situation plus ou moins immédiatement.

l’actIOn ne peut pas tOutÀ l’extrême, rien ne vaut l’ap-

prentissage sur le tas : pas de théo-ries, pas de retour sur les bancs d’école devant des formateurs vous faisant la leçon. On agit et on apprend sur le champ, directement en enseignant, sans devoir assister à des cours de pédagogie ponti-fiants. Ou alors, la formation se déroule en alternance, et des apprentissages décontextualisés (théoriques) deviennent envisa-geables, mais toujours en lien avec ce que les étudiants vivent (en pra-tique) durant les stages, dans l’ur-gence et l’incertitude d’un métier complexe, mais modérément porté sur la réflexivité[1]. Aux formateurs alors d’assurer une connexion convaincante entre l’apprentissage dans et hors des situations, le désir d’apprendre pour agir, et l’appren-tissage (parfois douloureux) que l’action ne peut pas tout.

1 Philippe Perrenoud, Enseigner : agir dans l’ur-gence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compé-tences dans un métier complexe, ESF éditeur, 1996.

Comment résoudre cette équa-tion ? Nous témoignons ici de nos pratiques de formatrices au sein de l’équipe du premier module des

approches transversales de la for-mation des enseignants primaires à l’université de Genève : « Situations éducatives complexes : relations, institutions et diversité des acteurs ». Durant la deuxième de leurs quatre années de formation en alternance, les étudiants rapportent des situa-tions éducatives complexes issues de leur stage sur le terrain scolaire. Il s’agit de situations vécues par eux-mêmes ou par leur mentor (leur formateur de terrain).

Le premier objectif de formation est d’apprendre à identifier une situation ordinaire ou banale de la vie de la classe ou de l’école, dans laquelle peuvent intervenir un ou plusieurs de leurs acteurs (élèves, enseignants, directeurs, maitres spé-cialistes, parents, personnel tech-nique, parascolaire ou infirmier, etc.). L’étudiant doit circonscrire une situation qui l’intrigue, et la décrire en une page environ, suivie de ses questions. Une dérive possible serait d’aller rechercher activement le cas, donc le problème d’un élève parti-culier : le concept de situation pré-suppose au contraire une approche systémique du réel. Après avoir dépassé des nécessaires errements, les étudiants récoltent souvent des situations s’apparentant à celle que nous présentons en encadré.

Notre travail de formatrices consiste à récolter les vingt situa-tions du groupe des vingt étudiants

Se former par l’analyse de situations

andreea Capitanescu Benetti, Cynthia mugnier, université de Genève, faculté de psychologie et des sciences de l’éducation

Formation initiale

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incriminées : ici, les programmes (surchargés) et la composition des classes (trop hétérogènes). Si quelque chose ne va pas, il doit bien y avoir un responsable à répriman-der (schème de l’incrimination ou de la recherche d’un coupable).3. Notre premier souci consiste moins à désapprouver la désappro-bation ou à incriminer l’incrimina-tion (ce qui serait ajouter de la morale à la morale), qu’à les prendre au mot et à multiplier les responsa-bilités possibles : les programmes et les structures scolaires, certes, mais pourquoi pas les élèves qui rêvent, ceux qui ne supportent pas d’at-tendre, leurs parents stressés, le manque de coopération et de soli-darité, etc. (schème de la pluralisa-tion des inculpés) ?4. Le basculement s’opère par over-dose de jugements moraux. Faut-il continuer de chercher le coupable, ou plutôt accepter que la situation soit d’abord comme elle est, et que la question soit peut-être moins « Comment expliquer ce scandale ? » que « Que faire en tant que profes-sionnel, donc que commencer

métier d’enseignant. C’est le dernier de ces regards sur lequel nous insis-tons en l’occurrence.

En étudiant leurs propres manières de procéder, Olivier Maulini et Valé-rie Vincent[2] ont montré que l’ana-lyse des situations passait en général par sept étapes quasiment obligées. Ces étapes sont des sortes d’inva-riants pratiques, qu’ils ont appelés « schèmes » de remontée des situa-tions vers les apprentissages décon-textualisés : ces apprentissages sont ensuite remobilisables en situation, dans une sorte d’itération à l’infini, constitutive du développement des compétences et de la réflexivité pro-fessionnelle. Nous nous appuyons sur leurs résultats pour présenter, en sept paliers, notre propre manière de guider le travail et les apprentis-sages des étudiants à partir de la situation complexe présentée.

2 Dans un ouvrage à paraitre : « Du travail réel aux pratiques souhaitées : rapport au devoir et rapport au savoir en formation des enseignants », in Mar-guerite Altet, Julie Desjardins, Richard Étienne, Léopold Paquay & Philippe Perrenoud (éd.), Prendre en compte le travail en formation des enseignants, éditions De Boeck.

1. Nous demandons aux étudiants d’identifier une situation complexe : eux choisissent en général une scène suscitant leur désapprobation. Un élève est inoccupé ? Il perd son temps ! Un autre est surchargé ? Il souffre intolérablement ! Les étu-diants en enseignement primaire veulent bien faire, ils sont chargés

d’idéaux. On pourrait leur reprocher leurs indignations morales, mais ce sont de puissants leviers pour actionner la recherche de compré-hension. Ici, Alexandre ne peut pas travailler seul, il est plus lent que les autres dans la classe, il est « écrasé par le poids du travail ». C’est parce que la situation ne peut pas durer qu’elle mérite d’être ana-lysée (schème déclencheur de la désapprobation).2. Des variables externes à ce qui se joue ici et maintenant sont ensuite

les indignations morales sont de puissants leviers pour actionner la recherche de compréhension.

Zoom « maitresse, j’ai fini ! »

« Maitresse, j’ai fini ! Je fais quoi maintenant ? » Voilà le titre d’une situation banale et emblématique de l’orga-nisation du travail scolaire, recomposée par nous-mêmes sur la base de plusieurs situa-tions du même genre, et accompagnée des questions d’une étudiante que nous nommerons Anne. Nous reformulons son texte à la troisième personne du sin-gulier, tout en conservant son vocabulaire :« Anne, stagiaire dans une classe d’élèves de 8-9 ans, de quartier socioculturel défavorisé, doit travailler sur le pluriel de noms communs. Elle veut terminer une acti-vité entreprise par sa forma-trice de terrain. Alexandre est un élève très timide ; il a de la peine à se motiver lui-même et sollicite beaucoup l’aide de l’enseignante. Un jour, Anne s’est assise à côté d’Alexandre pour l’aider à

avancer dans son plan de tra-vail et surtout à faire les exer-cices qu’elle a donnés sur le pluriel des noms simples. Alexandre tente de travailler avec la stagiaire mais de nom-breuses fois, il semble perdu, il évite la tâche, il répète sans cesse « je ne sais pas », se plaint du fait que « c’est trop compliqué », il ne sait pas par quoi commencer et se décou-rage vite. Mais avec l’aide d’Anne, qui lui montre pas à pas ce qu’il faut faire en prio-rité, il se résigne par com-mencer l’exercice, avance et le finit. Il veut en faire un autre. Anne s’inquiète de son côté et tente de gérer tant que bien que mal les autres élèves de la classe, qui eux aussi ont leurs problèmes, qui avancent pour le moment individuellement dans leur plan de travail, ou qui finissent d’autres travaux qui ne sont pas terminés (la fourre qui regroupe les travaux pas ter-

minés commence à gonfler). Certains élèves sont très avancés et ont fini tout ce qu’il y avait à faire. Ils com-mencent à s’impatienter. Anne entend : « maitresse, j’ai fini, je fais quoi mainte-nant ? »Les interrogations d’Anne en rapport avec cette situation : Comme cet élève est systé-matiquement en retard dans ses exercices et beaucoup plus lent, faut-il passer plus de temps à côté de lui et lais-ser les autres s’occuper sans aide ? Soit les programmes sont surchargés, soit les classes sont inadaptées et trop hétérogènes. Quel sou-tien est prévu ? Un élève dont le rythme est plus lent, qui est moins autonome, devrait-il s’acquitter des mêmes tâches que tous les autres élèves ? Est-ce que l’on accepte que le curriculum d’Alexandre soit réduit, et que ce dernier ait donc moins

de travaux obligatoires à finir ? Vu ses propres diffi-cultés, Alexandre ne se sent-il pas écrasé par le poids du travail, et surtout par la fourre des travaux non terminés qui s’épaissit inexorablement de jour en jour ? »De telles situations éduca-tives sont qualifiées de com-plexes parce qu’e l les réclament, pour être com-prises, une forme de pensée multidimensionnelle. une pensée qui tente d’approcher la racine des problèmes sans isoler l’objet étudié de son environnement culturel, social, économique, politique, naturel. une pensée systé-mique qui tente de discerner les interdépendances et de relier ce qui semble disjoint et compartimenté. C’est en tout cas ainsi que le docu-ment de présentation de notre module expose la démarche aux étudiants.

nnn

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tetière-dossier nom partie

à mieux comprendre avant de juger ? » (schème du questionnement de la question).5. Alors, en tant que formateurs, nous tentons de déplacer nos étu-diants vers l’observation de la situa-tion singulière d’Alexandre : est-ce qu’il se plaint toujours, quand et à propos de quoi plus particulière-ment ? En quoi cela dérange-t-il la stagiaire ou l’enseignant ? Quand Alexandre dit « je ne sais pas » ou « c’est trop compliqué », quel pro-blème cela crée-t-il (ou non) au sein de la classe ? Un élève a-t-il le droit, à l’école, de ne pas savoir, de trouver les choses trop compliquées, d’avoir peur d’apprendre, de se décourager, de solliciter trop souvent l’aide de l’adulte ? Comment émancipe-t-on l’élève ? Est-ce que l’enseignant l’enferme dans sa plainte s’il vient travailler à ses côtés ? A-t-on du cou-rage tout seul ou encourager l’élève le rend-il plus courageux ? Des telles pistes mènent droit au besoin de savoirs consolidés, d’une culture professionnelle basée sur l’expé-rience des pédagogues, voire, quand

celle-ci ne suffit pas, sur les expé-riences des scientifiques. C’est ainsi que nous faisons lire Comenius, Pestalozzi, Freinet, Meirieu, Boi-mare, Perrenoud ou Cifali à des futurs praticiens qui peuvent éven-tuellement, par ce biais, trouver du sens à l’histoire des idées pédago-giques (schème de la documentation du jugement).6. La question suivante est évidem-ment « Que penser et que faire ? », une fois ce détour consommé. Mais puisque le groupe d’analyse a pro-gressé (et bien que notre approche ne soit pas didactique), il se demande alors ce que l’école cherche finalement à enseigner. En l’occur-rence, que les lents doivent être relé-gués (donc ralentis) et les rapides promus (donc stimulés), ou que cette manière de creuser les inégalités se discute, et que les classes devraient être organisées pour que tout le monde, lents et rapides, puissent en discuter ? (schème de l’intention d’enseigner).7. Finalement, nous essayons de ne pas alimenter à notre insu une sorte

de fantasme de toute-puissance. Retourner le problème permet en effet, sinon de réenchanter l’ensei-gnement, du moins de lui donner sa part de pouvoir : cela ne veut surtout pas dire que « tout ce qui se passe dans l’amphithéâtre a sa résolution dans l’amphithéâtre », comme le contestait déjà Jean-Claude Passeron. De notre point de vue, et au-delà du postulat d’éducabilité, la formation des enseignants doit aussi les convaincre du fait qu’ils ne peuvent pas tout, et qu’enseigner la solidarité est bien plus que complexe (un métier impossible !) dans un monde qui exige cette attitude des élèves, mais en mal notant et en déclassant les plus faibles (schème de réhabi-litation de l’impouvoir). n

pOur en savOIr plus

le site du module situations éducatives complexes : relations, institutions et diversité des acteurs :www.unige.ch/fapse/SSE/teaching/eat1/

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que d’autres n’ont pas relevé ?Le choix du sujet et le degré de com-plexité sont définis par le postulant et validés par l’ensemble des compagnons présents lors du démarrage de la réa-lisation du chef-d’œuvre. Des plans, un planning et un chiffrage font partie des éléments à dresser par le jeune avant la réalisation de l’ouvrage.

Quelle est l’autonomie de l’aspirant ?L’autonomie du jeune est totale. C’est à lui de mettre en évidence ses qua-lités de professionnel, d’organisateur et de fédérateur autour de son projet. Il doit prendre la réalisation de son chef-d’œuvre à bras-le-corps. C’est l’occasion pour le jeune de se mettre en situation de création, de réalisation et d’analyse, ceci sous sa totale responsabilité.

Quel est le rôle des Compagnons forma-teurs dans l’accompagnement du jeune dans ce projet ?Le rôle des anciens lors du travail de réception est surtout de déclencher la mise en route, d’assurer le soutien technique et moral, ainsi que de moti-ver le jeune à se surpasser et à mener une réflexion poussée sur son enga-gement dans le compagnonnage ainsi que dans sa vie d’homme ou de femme de métier. Le formateur décrit ci-dessus s’apparente plus au Com-pagnon homme de métier qui retrans-met son savoir tout au long de sa vie.

Comment le chef-d’œuvre est-il évalué ? Quand ? Et par qui ?L’évaluation technique du chef-d’œuvre s’effectue lors d’une correc-tion dont la date est précisée assez longtemps à l’avance. Cette correction est effectuée par les compagnons du corps de métier, en présence du jeune postulant. Toutefois, le travail est observé dans la totalité de sa réalisa-tion par les Compagnons qui passent régulièrement voir le jeune, en lui prodiguant des conseils multiples. À la suite de cette réunion solennelle de correction, les compagnons se retirent et débattent de la pertinence de l’ad-mission du jeune dans les rangs du compagnonnage. n

La production du chef-d’œuvre des Compagnons est bien l’aboutissement d’un processus long et ambitieux de maitrise de nombreux savoirs, de multiples compétences.

Qu’est-ce que le chef-d’œuvre du Com-pagnon du Devoir ?Au moment de devenir Compagnon, l’aspirant, au travers d’un travail de réception (appelé plus communément chef-d’œuvre) doit montrer aux Com-pagnons de son corps de métier ses capacités à relever un défi technique et ses atouts moraux devant les diffi-cultés qui y sont liées. Le chef-d’œuvre tel que nous le concevons chez les Compagnons du Devoir ne s’adresse pas à l’apprenti en décou-verte du métier, mais plutôt à un jeune déjà aguerri professionnellement et humainement par son Tour de France.

En quoi la production du chef-d’œuvre relève-t-elle d’une situation complexe ?Tout d’abord, le chef-d’œuvre doit être le témoin des connaissances tech-niques du jeune aspirant, acquises ou entrevues pendant son voyage. La préparation, l’exécution et la notion de qualité concourent à faire de cet ensemble une situation pour le moins complexe. L’aspirant se retrouve à faire des choix, prendre des initiatives, poser les problèmes. De plus, ce tra-vail est exécuté en dehors des heures de travail en entreprise ou de stages.

Vous-même, en tant qu’aspirant, com-ment avez-vous perçu cette forme de travail ? Que vous a-t-elle permis de com-prendre ? Quelles compétences y avez-vous développé ?Mon travail de réception a comporté deux volets. La première partie était une étude (sous forme de fascicule) sur la construction des fours à pain dans la région de Bordeaux, et la seconde la réalisation de poteaux et arcs en pierre sèche. Les compétences que j’ai pu développer au travers de ces travaux sont tout d’abord l’étude de la structuration d’un sujet en cha-

pitres et sous-chapitres, la réalisation d’interviews auprès de professionnels, la rédaction des textes techniques de façon compréhensible par tous, l’orga-nisation de la relecture des sujets et la finalisation de la mise en page de l’ouvrage. Pour ce qui est de la pierre sèche, l’aspect création d’un travail fonctionnel et esthétique et tout ce qui relève du dessin technique, de l’adap-tation au matériau pierre, du rendu d’un ouvrage de qualité mais aussi de la persévérance, du travail en duo.Ce travail m’a permis de trouver en moi des ressources inconnues sur le plan physique et moral. Le doute étant le pire ennemi du jeune qui doit prou-ver aux anciens ses capacités à se surpasser, il a donc fallu prendre sur soi et être en constante démarche d’anticipation et de recherche de solu-tions pour pouvoir parvenir à la réa-lisation du travail dans le temps imparti. Cette période m’a permis de mieux me connaitre et de réfléchir à mon engagement chez les Compa-gnons du Devoir.

Et maintenant, pensez-vous que vos jeunes le perçoivent de la même manière, ou bien y a-t-il une évolution tant dans les ressentis que dans les apprentis-sages ?Le travail de réception n’a pas changé, il est toujours basé sur le dépassement de soi, dans un but non personnel, mais plutôt orienté vers la collectivité. C’est l’opportunité pour un jeune de se tester, tant d’un point de vue métier que d’un point de vue personnel, humain, de réaliser une œuvre dénuée de tout profit matériel.

Comment l’aspirant choisit-il le sujet de son chef-d’œuvre ? Le chef-d’œuvre vient-il répondre à une question particu-lièrement difficile ou nouvelle, à un défi

Questions à un compagnon du devoir

serge Figeac, formateur maçonnerie-gros œuvre

Propos recueillis par Anne-marie sanchez

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3. entre l’école et le monde

de se mettre dans la peau d’un arpenteur babylonien, du jardinier d’Ératosthène, d’un compagnon au temps des cathédrales et d’un archi-tecte retrouvant des feuillets perdus de Léonard de Vinci. Arpenteurs babyloniens. Ils vont devoir mesurer pour évaluer et partager de riches terres agricoles, calculer à la main des surfaces et des volumes, inventer des outils, et parfois, écouter les savants. Il fait chaud, les jardins sentent bon, l’eau est fraiche…

« Il faut aux vérités de la science de belles histoires pour que les hommes s’y attachent. » (Denis Guedj) Mes histoires sont visuelles, mais aussi tactiles. Les géomètres n’ont pas les mains vides, ils conçoivent, construisent et utilisent

Un architecte est aussi arpenteur, jardinier, maçon et peintre, sa géométrie est concrète, contextuelle et utilitaire. Son pragmatisme et son désir d’efficacité le distinguent des savants depuis les débuts de notre histoire.

J ’enseigne la géométrie à 130 élèves architectes en licence 1. Les étudiants viennent de partout, l’ar-

chitecture étant souvent un second choix et l’entrée à l’école une for-malité peu discriminante.

Tout l’enseignement est dirigé vers l’architecture, la géométrie est char-gée de la rigueur et du calcul. Je pense bien sûr que l’architecte doit savoir compter, manier la règle de trois, la trigonométrie et connaitre au moins les théorèmes fondateurs. Mais j’imagine la torpeur de mon auditoire si mon cours se bornait à aligner des équations et à proférer des axiomes. L’architecture et la géométrie ont en commun l’image, l’écriture, le raisonnement et sa conclusion. Un architecte raconte son projet : où, pourquoi, combien, comment. Les croquis se succèdent, le discours est visuel, la logique ne chasse pas l’intuition, la fin est heu-reuse. Ainsi est le raisonnement géométrique, c’est un story-board, une histoire de géométrie.

Ce n’est pas nouveau, une bonne histoire a un lieu, un temps et un mobile. Mes histoires se déroulent dans des lieux de légendes (figure 1), de Babylone à Amboise en passant par Alexandrie et les chantiers des cathédrales gothiques. La qualité de la terre, le soleil, la pluie, l’heure qu’il est, où je suis. Tout ce qui peut latéraliser et impliquer l’élève est convoqué à coups d’images.

À ces époques, la géométrie était rudimentaire, elle servait aux hommes à résoudre des problèmes pas toujours simples (figure 2 et 3). Il y a donc un double discours à tracer : le contexte, l’enjeu, le défi, la résolution pas à pas du problème par notre géomètre selon ses moyens et ses connaissances. Parallèlement, notre savoir géométrique contem-

porain observe, traduit l’action et démontre sa pertinence ou son erreur (figure 4).

Ainsi je propose à mes étudiants

Histoires de géométrie

Jean-Louis Brahem, architecte, professeur de géométrie à l’école nationale supérieure d’architecture et de paysage de lille

LicenceÉpistémologie

MOts clÉs

Figure 1. Babylone au viie siècle av. J.-C. Les remparts protègent la ville et les jardins qui la nourrissent. C’est le lieu des aventures géométriques de « l’arpenteur babylonien ».

Figure 2. De gauche à droite, il s’agit de couvrir de plomb une coupole, de diviser un champ en trois parcelles irriguées et de même surface, de partager ce triangle en deux parties égales, de mesurer le volume de cette vieille zigurat, de cette citerne et, enfin, de partager ce terrain en deux surfaces égales ayant un accès au portail.

Figure 3. Voilà comment l’arpenteur babylonien démontre que le volume d’une pyramide est le tiers du parallélépipède qui la contient.

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DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE dOssIer3. entre l’école et le monde

des instruments, des outils géomé-triques ; un appareil fait du Thalès, un autre des spirales, des penta-gones, aussi facilement que d’autres font des frites (figure 5).

Mon premier cours devant des élèves en rentrée universitaire n’est pas de ce tonneau et son sujet est trivial : pourquoi la photocopieuse qui agrandit un plan sur A4 en A3 multiplie les surfaces par deux et les longueurs par racine de deux ? Au moins, mes étudiants ont pour pre-mière impression que ma géométrie leur servira à quelque chose. n

Figure 5. Ce bric-à-brac ne demande qu’à servir. De haut en bas, on reconnait la manière babylonienne de diviser une droite en cinq segments égaux, une équerre heptagonale, un gnomon, une équerre à pentagone, un trisecteur, un mésolabe… Archimède et mon jardinier ont inventé ce spiralographe, le trousseau métallique vient de Damas, il sert à paver le plan. En bas à gauche, un système gothique qui trace des torsades, puis un appareil qui calcule les distances inaccessibles, et enfin, une grue.

Figure 4. Comment inscrire un carré dans un triangle.

paroles d’élèves Devenir arpenteur

« Venant d’une terminale scientifique, la pratique de la géométrie était pour moi chose courante. Pour autant, cette année en licence 1 d’ar-chitecture à l’ENSAPL m’a donné l’opportunité d’être confrontée à une nouvelle manière d’appréhender la géométrie euclidienne : un enseignement moins formel, davantage orienté vers la compréhension de la logique. L’objectif n’était plus simple-ment d’appliquer mécanique-ment des propriétés, mais de comprendre comment par-venir à de tels résultats. Pour ce faire, monsieur Brahem a eu l’idée, que l’on ne peut

qualifier que d’ingénieuse, de nous relater l’histoire qu’au-raient pu vivre les inventeurs de ces dites géométries. Ces démonstrations devenaient plus aisées à retenir, puisque liées au ressenti propre de l’arpenteur, personnage fictif auquel on finit par s’identifier au fil des cours. Je dois donc le remercier de nous avoir offert l’opportunité de perce-voir la géométrie comme une ballade racontée à travers le temps et plus que cela encore, telle une histoire à faire per-pétuer, dans la mesure où la géométrie servira toujours de base, quelles que soient les générations. Il nous fait pres-

sentir les démonstrations géo-métriques comme des petites histoires traversant l’Histoire, remettant au gout du jour et pour le plus grand nombre ces découvertes antiques. »

AUDE MontiGny

« Le contexte est aussi impor-tant que la géométrie pure. Il introduit et pose le problème, lui donne un intérêt directe-ment saisissable. On a envie de connaitre la résolution. Le contexte et la géométrie sont imbriqués, indissociables, ils se confondent en un récit qui se complète progressive-ment. »

FéLix LAFont

« Le cours de géométrie de monsieur Brahem est agréable à suivre. En effet, nous n’avons pas besoin de sortir forcément d’une filière scientifique où cette matière est prépondérante. Bien au contraire ! Son cours est orga-nisé sous forme de petites histoires de géomètres, ce qui permet aux étudiants les moins adeptes des mathé-matiques de les comprendre facilement. Mais il ne faut pas se leurrer ! Pour pouvoir com-prendre la fin de l’histoire, faut-il encore en connaitre le début ! »

MAnon PESEZ

en savOIr plus

Jean-louis brahem, Histoires de géomètres et de géométrie, éditions Le Pommier, 2011.

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3. entre l’école et le monde

La préparation de ce scénario ins-crit dans un séjour de cinq jours a bien sûr été le résultat d’un long tra-vail par les professeurs impliqués. L’échange entre les élèves n’a été possible que parce qu’il a d’abord existé entre des enseignants des dif-férentes disciplines, avec chacun un apport spécifique. Le professeur d’his-toire-géographie du lycée français, qui repère les liens intéressants à établir entre Tchéquie et région Poi-tou-Charentes et ouvre le projet à d’autres enseignants en fonction de leurs spécialités (ici, SVT), a sensibi-lisé les lycéens français au projet et les initie à la découverte de la Tché-quie. Le professeur de français langue étrangère à Prague qui fait le lien avec les enseignants tchèques, ici de bio-logie et de chimie, est aussi celui qui implique l’équipe d’enseignants de français dans un travail de FLSco (français langue de scolarisation) en fonction du thème à aborder. L’ensei-gnante française de la matière impli-quée, ici SVT, a su avoir une vue d’ensemble du travail fait en France et en Tchéquie. Elle a travaillé des mois sur les expériences françaises avec sa classe et fait sur place, avant la semaine de l’échange, l’expérience tchèque principale, le brassage de bière. Les deux professeurs tchèques (biologie et chimie) ont accepté la responsabilité de travailler avec leurs élèves sur nos trois expériences, en particulier sur celle de la bière, qui a requis d’impliquer différents acteurs, dont l’université des hautes études de chimie de Prague, et une ensei-gnante française qu’elles n’avaient jamais vue et dont elles ne parlaient pas la langue. Ces trois enseignantes ont ensemble, au fil des mois et des courriels traduits, déterminé le conte-nu du travail en laboratoire.

Élèves comme enseignants ont été heureux d’avoir préparé si longue-ment ce projet. L’échange sur place n’en a été que plus fructueux. Les liens entre les deux lycées se trouvent d’autant plus renforcés que nous avons montré que les établis-sements français et tchèque font œuvre éducative commune, entre autres en impliquant toujours plus d’enseignants de matières différentes dans les projets d’échange. n

Des activités communes entre des lycées français et tchèque donnent l’occasion aux élèves de réaliser un travail en relation avec le programme scolaire, à destination de leurs pairs étrangers.

a l’origine, il s’agissait d’un simple échange scolaire correspondant à un besoin

linguistique des Tchèques et à un besoin d’ouverture à l’Europe des élèves français d’histoire-géographie. Grâce à un long processus de matu-ration en 2009, ce projet est devenu bien plus ambitieux. Nous tenions à éviter le tourisme scolaire en fai-sant faire quelque chose de concret ensemble aux élèves, une œuvre inspirée directement des pro-grammes scolaires de nos deux écoles. Il s’agit d’établir des rapports basés sur une logique de réciprocité, et non de consommation.

Cette année, le thème choisi par les professeurs a porté sur l’étude comparative de deux produits phares des économies des deux régions et pays impliqués : le cognac pour les Angoumoisins et la bière pour les Tchèques. Pour mener à bien cette étude, un ensemble d’activités ont été proposées aux élèves : diverses expérimentations en commun en laboratoire, des visites sur le terrain (entreprises, exploitation, chai de cognac), élaboration de carnets d’ex-périmentation, synthèses finales. Échelonnées sur l’ensemble de la semaine d’échange, ces activités ont permis d’étudier la nature des levures comme êtres vivants et leur rôle dans le processus de fabrication du cognac comme de la bière, ainsi que le pro-cédé de double distillation du cognac.

La difficulté consistait à ajouter un facteur « travail d’équipe ». Chaque lycée avait préparé trois ou quatre expériences à montrer à l’autre lycée. Les expériences du mardi ont été réalisées par des groupes mixtes Français/Tchèques de quatre élèves. Chaque groupe de

travail était autonome, puisque les élèves français guidaient les élèves tchèques à travers les expériences qu’ils connaissaient pour les avoir

préparées, et vice versa. Cela a créé une dynamique particulière : chaque élève de chaque groupe avançait grâce aux autres élèves de son groupe. On a ainsi établi les bases d’un réel échange qui valorise le contenu des programmes scolaires.

Les élèves, mis en situation de guides, ont dû au préalable s’appro-prier les savoirs indispensables pour donner des explications claires à leurs camarades tchèques ou fran-çais, un réinvestissement de connais-sances qui valorisait chaque élève. Les connaissances mises en œuvre étaient à la fois cognitives (principe de la fermentation alcoolique, de la distillation) et expérimentales (les ateliers demandant la réalisation de protocoles devant les autres élèves). À terme, nous sommes parvenus à faire que chaque élève soit acteur de ses apprentissages, un résultat bien plus difficile à obtenir dans une situation de classe normale. Une semaine étant consacrée à notre thématique, les élèves avaient du temps pour formuler leurs questions, tout en s’ouvrant à de nouvelles connaissances. Élèves et enseignants ont, par exemple, touché du doigt les différences, voire divergences, de leurs cultures éducatives. Et si les élèves tchèques ont tous rédigé leurs cahiers d’expériences en fran-çais, les Français, piqués de curiosité par la langue de leurs camarades, l’ont même rédigé aussi en tchèque.

Entre cognac et bière

Échanges scolaires

MOt clÉ

Isaac arcia, professeur de français (FlE) au Krestanske Gymnazium de Prague (République tchèque)

Jean-Yves Delaistre, professeur d’histoire-géographie

sophie Caillol, professeure de sVt, lycée Charles-Augustin-Coulomb d’Angoulême

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JANVIER 2014 I N° 510 I Les Cahiers pédagogiques I 55

DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE dOssIer4. relecture

mathématique, il cesse de l’être. D’une manière générale, la spécifi-cité de l’école est de s’emparer des objets, sensibles ou non, par le lan-gage. Même si la production deman-dée aux élèves est aussi un objet sensible (un dessin, une mélodie, une affiche, etc.), l’effet de la ver-balisation est toujours d’extraire l’objet du monde sensible pour l’introduire dans un univers mental, donc de transformer le concret en idée. Il faut aussi remarquer que si réel signifie actuel, par opposition à possible, les situations scolaires sont aussi réelles que les situations de la vie courante. Il s’agit d’un autre réel, mais c’est précisément un intérêt de l’apprentissage que de faire décou-vrir que le réel a de multiples visages. Le terme juste pour désigner les situations hors du champ scolaire semble plutôt être « authentique » (Philippe Perrenoud), soulignant ainsi que les situations scolaires ont pour carac tér i s t ique d ’ê t re construites délibérément en vue d’une fin et sont par conséquent intégralement artificielles (ce ne sont d’ailleurs pas les seules).

ah, les bOnnes pratIQues…Ces remarques entrainent au moins

deux conséquences. D’une part, le risque est grand d’alimenter le fan-tasme de la toute-puissance du pro-fesseur qui croit (ou feint de croire) qu’il peut devenir seul maitre à bord, pourvu qu’il observe les règles des bonnes pratiques pour la conception des situations et la conduite des acti-vités. Même si tout le monde sait qu’il n’existe pas de pratiques inté-gralement bonnes, la tentation démange périodiquement l’institu-tion (cadres, formateurs) de tancer le professeur de base en lui rappelant ces fameuses pratiques supposées bonnes. Le dossier a le mérite de souligner que le corrélat de la com-plexité est l’incertitude : la pédagogie est plus proche des processus sto-chastiques que des processus déter-ministes. D’autre part, la pédagogie doit offrir à l’élève un recours

Une proposition de relecture du dossier : ensemble prometteur, mais beaucoup reste à faire, il faut persévérer !

c e dossier des Cahiers pédagogiques est intéres-sant à double titre : autant par les orienta-

tions pratiques qu’il propose et les questions qu’il soulève que par ce qu’il montre de l’état d’avancement de l’intégration de la problématique des compétences dans la réflexion pédagogique. Par voie de consé-quence, il témoigne de la prise en considération du jeu de la complexi-té dans les apprentissages.

bIen des avantagesSi nous retrouvons des démarches

déjà bien connues et qui ont fait leurs preuves dans d’autres contextes problématiques que celui de la complexité, nous sommes bien au-delà de la laborieuse litanie des items du socle commun. Tour à tour l’interdisciplinarité, les projets péda-gogiques, le travail coopératif, la coanimation pluridisciplinaire sont mis à contribution pour montrer la richesse d’un apprentissage par le traitement complexe des tâches. Les avantages pointés aussi bien par des élèves que par des enseignants ou des formateurs sont nombreux et parfaitement cohérents avec cette vision de l’apprentissage : établir des liens entre les ressources constituées dans des temps et des situations différents, par exemple pour « inté-grer des données mathématiques et scientifiques à un travail qui doit se construire avec les règles de la dis-sertation enseignées en français ou en histoire-géographie » ; « mesurer la disponibilité des ressources » dans des situations variées ; développer la capacité à autoévaluer ses propres productions, etc.

Dans plusieurs témoignages appa-raissent les conditions (nécessaires mais assurément pas suffisantes)

pour que le traitement complexe des tâches améliore les qualités de l’ap-prentissage : la reprise réflexive de l’activité collectivement par les élèves ; la socialisation des produc-tions ; la coopération entre élèves ; l’explicitation et l’explication de la démarche ; la construction par les

élèves eux-mêmes des composantes de l’évaluation ; penser le futur en préparant les élèves à apprendre par eux-mêmes.

Si les situations ne sont pas assor-ties de ces conditions, elles sortent du champ de la problématique des compétences pour devenir des situa-tions traditionnelles, intéressantes certes, mais qui ne peuvent pré-tendre avoir (ou alors de façon mar-ginale et non maitrisée) les effets revendiqués par la référence aux compétences : l’élaboration progres-sive de l’autonomie des élèves.

Outre ces acquis, le dossier pose un certain nombre de questions cen-trales (ou de problèmes centraux) et propose des sujets à la méditation des lecteurs.

Le premier de ces domaines, car le plus ancien probablement, est celui du rapport entre les situations scolaires et les situations concrètes, les situations authentiques, le réel. Remarquons tout d’abord que l’im-précision des termes rend difficile l’examen du problème. Dans une première approche, un peu simpliste, on peut dire qu’est concret tout objet susceptible d’une expérience sen-sible. Un parpaing est concret, mais dès qu’il est le support d’une activité

c’est précisément un intérêt de l’apprentissage que de faire découvrir que le réel a de multiples visages.

Un chemin pour améliorer les apprentissages

Françoise Clerc, professeure émérite en sciences de l'éducation

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56 I Les Cahiers pédagogiques I N° 510 I JANVIER 2014

dOssIer DEs tâChEs ComPlExEs PouR APPRENDRE

4. relecture

les liens qu’il est possible d’établir entre elles. Ce travail proprement épistémologique éclairerait néces-sairement sur les stratégies pédago-giques les plus appropriées et indi-querait des critères pour choisir les situations les plus riches. Il faudrait pour cela faire éclater le carcan des formations strictement disciplinaires et accepter de considérer que la for-mation professionnelle comporte une exigence théorique forte. n

indispensable : l’aider à distin-guer « les logiques sociales des mises en règle avec ce qui est demandé et celles parmi lesquelles l’impératif d’autonomie joue un rôle majeur » (Élisabeth Bautier, Patrick Rayou). Par convention, l’école, en tant qu’institution, impose des règles sociales distinctes des règles néces-saires à l’activité cognitive, même si on peut admettre que ces différentes règles ont un impact les unes sur les autres. Les règles de l’autonomie cognitive président à la construction des compétences. D’où le danger d’évaluer un fourretout d’attitudes à la fois sociales, morales et cognitives sans donner aux élèves les clés de leur distinction, ce qui tend à les réduire à un état de soumission ou les incite à se soustraire à des contraintes dont le sens leur échappe.

de la crÉatIvItÉParmi les questions soulevées par

le dossier, il faut remarquer celles qui concernent la créativité dont chacun s’accorde à dire qu’elle ne peut être comprise qu’en rapport avec la complexité. Il existe des degrés dans la maitrise des compé-tences : autonomie face à une caté-gorie de tâches, face à plusieurs tâches dans une même catégorie de situations, autonomie étendue à plu-sieurs catégories de situations, etc. La plupart du temps, l’usage du terme créativité renvoie en fait à l’initiative, cette capacité à modifier tout ou partie de la tâche ou de la situation pour accéder à un niveau de réponse plus élaboré, plus fiable, plus pertinent, et signe de compé-tence. D’un point de vue cognitif, la créativité s’en différencie. Elle dépasse la simple initiative en ce qu’elle subvertit la tâche et trans-forme radicalement la situation qui change d’univers : d’un univers ana-logique elle passe à un univers numérique, d’un univers esthétique sans la perspective à un univers où la perspective structure les tableaux, d’une approche parcellaire du milieu à une approche complexe, etc. La créativité consiste en un changement radical de point de vue. Seul le péda-gogue qui accepte de lâcher prise peut avoir quelque espoir de la favoriser.

Un regret toutefois. Malgré une clarification des critères permettant de caractériser les situations et les tâches complexes (Jean-Michel Zakhartchouk), le dossier laisse le

lecteur sur sa faim dans un domaine. Le lien entre tâches complexes et compétences est obscurci, quelques témoignages étant encore marqués par une approche analytique qui désigne des objectifs partiels et non des compétences nécessairement systémiques. On peut y voir un effet du message confus de l’institution sur la nature des ressources[1] qui constituent les compétences et de la volonté de les enfermer dans le champ scolaire. En outre, la démarche qui consiste à définir à priori les compétences est vouée à

produire de l’abstraction. Ce sont les situations à traiter qui donnent leur contour aux compétences et pas l’inverse. André Giordan propose de « catégoriser les situations d’appren-tissage en réponse à quatre exigences fondamentales : comprendre le monde ; se comprendre soi-même ; communiquer pour argumenter, prouver, démontrer, convaincre […] et développer sa pensée ; apprendre à apprendre. »

Pour sortir des cadres pédago-giques traditionnels où l’on enseigne peu et en amont de l’engagement dans des pratiques, la formation associée à la recherche devrait outil-ler utilement les enseignants pour prendre en compte la complexité en pédagogie. Un domaine au moins a toujours été assez mal pris en charge, qui pourtant risque de se révéler à l’avenir décisif : l’analyse et la classification des objets de savoir, non pas discipline par disci-pline, mais en coopération entre plusieurs disciplines. Il s’agit de savoir de quelle nature sont les res-sources visées par l’apprentissage et

1 Le lecteur peut se rapporter sur ce point au modèle de Janine Rogalski pour qui les compé-tences sont constituées de connaissances issues d’apprentissages formels et de connaissances issues de l’expérience (sémantiques, déclaratives, procédurales, etc.), de schèmes mentaux et de raisonnements, d’outils utiles pour les opérations cognitives avec leurs règles d’usage (tableaux et matrices, schémas, graphiques, algorithmes, listes, etc.), de modèles heuristiques pour l’analyse et le traitement de problèmes en relation avec des catégories de situations.

pour sortir des cadres pédagogiques traditionnels, la formation associée à la recherche devrait outiller les enseignants pour prendre en compte la complexité.

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Travailler pour les autresArticle coordonné par Christophe Blanctravail en ateliers, présentation devant la classe, constitution progressive d’un portfolio des diverses réalisations : une approche différente de l’activité scolaire plus propice à des apprentissages complexes.

À l’assaut de la complexité grammaticaleCollectifUn article à plusieurs voix, pour présenter une formation menée dans une circonscription du pre-mier degré autour d’un dispositif pour travailler la complexité de la langue : le tri de mots.

Que peut le ministre de l’agriculture brésilien ?dominique Zuzlewskiles cartes sont partout dans la vie quotidienne, porteuses d’in-formations, d’une analyse du territoire représenté. Apprendre à en construire selon un objectif déterminé est une façon d’entrer dans la complexité des savoirs géographiques.

Vu de ma classeFrancine Pellaudles pratiques en matière d’édu-cation au développement durable confondent parfois accumulation de connaissances sur une théma-tique ou, pire, acquisition « d’éco-gestes », et capacité à prendre des décisions raisonnées dans une situation complexe. Présen-tation d’une démarche qui s’ap-puie sur la clarification des valeurs, le développement de l’esprit critique, de la curiosité et de la pensée prospective et créatrice.

Mettre en musiqueJean-Martial Fouillouxdans des conditions peu favo-rables, l’activité d’invention musicale confronte les élèves à de l’imprévu, du tâtonnement, de la subtilité.

Du « ça sert à quoi ? » au « connais-toi toi-même »loïc BraidaUne conviction anime les respon-sables de ce centre de formation de l’enseignement agricole en lozère : la mise en œuvre de situations complexes pour apprendre passe aussi par la prise en compte de la complexité des personnes en formation, pour développer des compétences psy-c h o s o c i a l e s a u t a n t q u e disciplinaires.

À lire sur notre site

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58 I Les Cahiers pédagogiques I N° 510 I JANVIER 2014

PerSPeCtiveS Etcheztoiçava?

AnnE-MARiE SAnChEZ. Professeure de mathématiques, collège de trappes (78)

un mercredi après-midi de rattrapage d’un jeudi, non, d’un lundi. Bref, un après-midi de rattrapage. Je dois rendre leurs copies de brevet blanc à mes élèves de 3e, pour la plupart fâchés avec les mathématiques.

Comment leur éviter de rester scotchés sur leur décep-tion ? Je dois pouvoir utiliser « l’entretien d’explicita-tion » de Pierre Vermersch et les deux mamelles de la motivation, « compétence perçue et libre arbitre » d’Alain Lieury. Allons-y.

Je commence par leur rendre leurs copies et laisse passer un temps de commentaires entre déception et « résignation apprise » (Lieury encore). Les prévenant que je leur ai photocopié un corrigé, je leur dis que je vais leur proposer une manière un peu différente pour revenir sur leur travail. Je leur demande de choisir un exercice qu’ils ont plutôt réussi. Un élève me demande s’il peut en choisir un où il s’est trompé. Pourquoi pas. Ensuite, je leur distribue une photocopie où figurent des questions de l’explicitation :

« Par quoi as-tu commencé ?Comment as-tu reconnu par quoi il fallait

commencer ?Qu’as-tu fait ensuite ? Raconte les différentes étapes

de ton travailComment savais-tu que c’était comme ça qu’il fallait

faire ?Par quoi as-tu terminé ?Comment savais-tu que c’était terminé ?Si tu as été bloqué(e), comment as-tu su que tu ne

savais pas le faire ? »

Un élève me demande d’où je sors ça, je lui réponds que je serai disponible en fin d’heure pour lui expli-

quer. Ah ! Les ados… Pour-suivons. Les élèves se mettent à répondre avec leurs mots, j’en aide certains à trouver une formulation qui leur convienne. Je leur laisse le temps dont ils ont

besoin et nous entamons la phase collective. Exercice par exercice, je donne la parole à un volontaire pour qu’il lise ce qu’il a écrit. Dans un silence révélateur, les autres écoutent et j’entends à plusieurs reprises : « Ah ! C’est comme ça qu’il fallait faire ! » Certains en ajoutent un petit peu, « oui, tu vois, c’était pas dur ! », mais gentiment et fièrement. Parmi toutes les phrases dites, se retrouve tout le temps « j’ai com-mencé par lire en faisant attention à » et aussi « et là, je me suis dit que je devais appliquer tel ou tel théorème » ou encore « j’ai utilisé les règles de priorité, donc j’ai commencé par ». Tout ce que je dis d’habi-tude et qu’ils ne cherchent pas à entendre. Et l’élève qui a choisi un exercice où il s’est trompé a eu le temps de comprendre en quoi il s’était trompé et il explique qu’il avait mal lu la consigne, qu’il a répondu pour les nombres des calculs au lieu du résultat du calcul et du coup, ceux qui ont fait comme lui se mettent à se poser des questions. Pendant ce temps, je « bois du petit-lait », comme on dit.

Voilà ces élèves si peu surs d’eux, parfois dans la provocation et qui ont souvent du mal à se concentrer, qui font leur travail d’élève sur des copies de brevet blanc dont les résultats d’ensemble sont très médiocres. La distribution ensuite du corrigé a enfin du sens.

Je prévois de faire rappeler les ressources qu’ils ont verbalisées lors des prochains contrôles. n

“ Je bois du petit-lait ”

Martin est nouveau à l’école. Il arrive en CM1 dans ma classe. Une quinzaine de jours après la rentrée, sa mère m’écrit un mot sur le cahier de liaison me disant qu’elle n’était pas habituée aux résultats actuels de son fils et qu’elle envisageait de me rencontrer si cela continuait ainsi. Je lui propose un rendez-vous pour faire connaissance et faire le point sur le travail de Martin. Un rendez-vous est donc fixé.

Pendant que Martin et son frère sont dans la salle de la bibliothèque située en face de ma classe, je

m’entretiens avec sa mère. C’est une femme char-mante qui m’explique que son fils a eu la même institutrice ces deux dernières années, pendant les-quelles il a été bon élève. Sa relation avec sa maitresse était fusionnelle et elle pense que c’est une bonne chose qu’il soit soumis à un changement.

Nous regardons ensemble les cahiers de son fils ; le travail n’est pas toujours bien présenté, avec des erreurs évitables si on considère qu’il s’agit d’un bon élève.

oDiLE SotinEL. Professeure des écoles dans le Val-d’oise

“ Vous, vous êtes zen ! ”

tout ce que je dis d’habitude et qu’ils ne cherchent pas à entendre.

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JANVIER 2014 I N° 510 I Les Cahiers pédagogiques I 59

Etcheztoiçava?

À vOs plumes ! Pour parler du métier tel que vous le vivez, évoquer ses moments de crise ou de plaisir, saisir sur le vif le quotidien ou l’extraordinaire, prenez contact avec nous en envoyant vos écrits à [email protected]

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Oui, j’ai une baisse de motivation ou plutôt d’énergie. Je viens d’avoir 50 ans, c’est ma vingt-septième rentrée.

Je vais chercher Martin en bibliothèque. Il me demande, anxieux, « elle est finie la réunion ? », et je lui dis devant sa mère ce que j’attends de lui pour qu’il puisse faire une bonne année de CM1. Mue par la curiosité, je lui demande ce qui l’empêche de faire aussi bien que l’année dernière. Il hésite, me regarde, regarde sa mère et se lance : « Eh ben, la maitresse de l’année dernière, madame D., elle était, je sais pas comment dire, elle était motivée. Vous, vous êtes zen. »

Sa mère, un peu affolée, essaye de rebondir de façon positive, « mais enfin, Martin, c’est une chance que ta maitresse actuelle soit zen ! » et moi, touchée mais pas coulée, je réponds sur un ton aimable : « Je ne sais pas comment je dois le prendre. » Nous ter-minons l’entretien le plus sereinement possible et je les raccompagne à la grille de l’école.

En fait, je sais très bien comment prendre cette réflexion, même si une collègue m’a dit très gentiment le lendemain que l’enfant avait dû se tromper de mot. Oui, j’ai une baisse de motivation ou plutôt d’énergie. Je viens d’avoir 50 ans, c’est ma vingt-septième ren-trée. J’ai besoin de plus en plus de temps pour préparer ma classe, qui est un double niveau chargé cette année.

J’imagine madame D., femme exigeante, par-courant la classe en grands zigzags, pour tirer de chacun le meil-leur de lui-même. Si c’est le cas, pas éton-nant que Martin ait senti une baisse de pression notable entre son ancienne maitresse et la nouvelle. J’en suis quelque peu mortifiée. Après avoir été dou-chée par cette remarque, je me ressaisis.

Je ne suis pas madame D., mais je peux quand même tirer davantage de mes chers élèves que ce que j’ai pu faire jusqu’à maintenant, après un démarrage fastidieux. La remarque de Martin me réveille et me donne des idées, du ressort pour reprendre énergie et efficacité.

Sa mère a dû lui faire la leçon car le lendemain du rendez-vous, juste avant de rentrer dans la classe, Martin m’a dit : « Je m’excuse pour hier, enfin, voilà. » Ce à quoi je lui ai répondu d’un ton léger : « Y a pas de souci ! » n

C’est un CP dans un quartier populaire de la ville de Lyon. C’est une chercheuse qui écrit et propose un travail enthousiasmant et ambitieux pour que nos élèves apprennent à lire.

Mireille Brigaudiot rêve un peu la classe ; elle fait rêver la classe. Je fais comme elle dit. Un album Bébés chouettes, des séances de lecture orale par la maitresse, pour comprendre le texte des questionnements col-lectifs, des interprétations, des exigences intellectuelles adressées aux enfants.

« La maman est peut-être partie au cinéma ? — Qu’est-ce qui dans le texte te permet de penser ça ? »

Les enfants adorent l’album, ils le réclament tous les jours, je le lis quatre jours de suite, sans lassitude. Ils comprennent peu à peu ce que l’auteur a voulu raconter. Puis on regarde un film sur les chouettes (merci le tableau numérique interactif), on va en BCD (bibliothèque centre documentaire) lire des livres documentaires sur les rapaces nocturnes, les enfants sont motivés, la chouette est devenue l’animal fétiche de la classe, on travaille le son [∫] (ch), forcément parce que « chouette » c’est comme « chat », comme « Shaïma » aussi. On écrit aussi, comme on peut, avec le mot « chouette » devenu si familier. Et c’est comme « lunettes », celles de Pierre.

Merci madame Brigau-diot, je me régale.

Trois semaines autour du livre et puis, la surprise : le texte des treize pages, mise en page identique à celle de

l’album, donné à vingt-deux enfants de 6 ans, qui se retrouvent face à l’histoire écrite, mais sans les images. Un défi, une aventure. Un paquet de lettres et de signes qui doivent ressembler à un nuage confus pour eux (se retrouver devant une page d’écriture arabe pour essayer, et avoir à la lire avec quelques rares repères), c’est un peu paniquant.

Fiasco. Madame Brigaudiot avait écrit « ils numé-rotent les pages » (« maitresse, ça veut dire quoi “numérote” ? ») et les glissent dans les pochettes plastique pour les mettre dans le classeur, on rêve un peu. Le bazar !

Tant pis, on ne met que la première page dans sa pochette et allons-y, on lit. Trop long, trop dur, les enfants pataugent, fatiguent, décrochent, on n’y arrive pas. Tout seuls cinq minutes, puis par groupes de quatre, mmm… quand on ne trouve pas le mot (je croyais l’habitude prise, plus rien ne semble les aider).

Je tiens bon, je ne lis pas à leur place. Quelques-uns trouvent un mot ou deux : chouette bien sûr,

CAthERinE hoLLARD. Professeure des écoles à l’école Charles-Péguy, lyon 8

trop long, trop dur, les enfants pataugent, fatiguent, décrochent, on n’y arrive pas.

“ Merci, madame Brigaudiot ”

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60 I Les Cahiers pédagogiques I N° 510 I JANVIER 2014

PerSPeCtiveS I Etcheztoiçava?

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JEAn-ChARLES Léon. Professeur d’éducation musicale, esbly (77)

louise et shana représentaient deux pôles opposés qui devaient se résoudre à appartenir à un même groupe.

shana est arrivée dans la classe de 6e dont j’étais le professeur principal la deuxième semaine de septembre. Elle se distingua tout de suite par ses habits un peu vulgaires et son accent singulier : elle m’appela toute

l’année « monsieur Lé-en ». Sa beauté, son port de tête altier tranchaient avec la maladresse encore enfan-tine des autres élèves, qui craignaient ce qu’elle était : elle était manouche et portait l’imaginaire craintif des gens ordinaires.

Rapidement quelques conflits apparurent. Louise, jolie blondinette, s’était mis en tête d’accueillir la nouvelle élève. Celle-ci prit cet intérêt suspect pour une intrusion dans son monde qui n’était pas fait de mièvreries enfantines. Shana insulta Louise, qui répon-dit en écrivant une lettre : « Tu n’es plus ma copine ! ». L’écrit n’était pas du monde de la petite manouche, sa colère augmenta. Elle redoubla d’insultes, convo-quant ses frères, cousines, cousins de cousines, amis de son père (surement en prison !), provoquant l’épou-vante chez la blondinette et sa mère, même si per-sonne ne vint.

La dispute entre Louise et Shana fut le premier sujet d’importance dont le conseil des élèves se saisit. Chacun s’installa avec sérieux, la petite blondinette qui énervait un peu, la brune farouche qui n’avait pas froid aux yeux. Louise commença à parler dans un sanglot, et fut interrompue par Shana, qui explosa

de colère. Le président rappela la règle : « Chacun son tour, sans menace, sans grossièreté » ; d’ailleurs, le professeur lève déjà la main. Quelques élèves mani-festaient un début d’agacement, car ils avaient déjà compris que le problème était anodin, un problème de « tas de sable ». Louise put parler, et Shana, les yeux noirs, l’écoutait. Son tour v int : « À moi ! », dit-elle. Mais elle ne répondit pas tout de suite aux accusations, éprouvant d’abord la loi de la classe ; chacun l ’écoutait avec une concentration qui la déconcertait et la fasci-nait. Elle parla d’abord juste pour ressentir ce plaisir d’être entendue, des phrases plutôt incohérentes, un sourire illuminant son visage : Louise et Shana repré-sentaient deux pôles opposés qui devaient se résoudre à appartenir à un même groupe. Tas de sable était le problème : il le resta, en s’apaisant.

Quelque temps après, Shana participa au « Quoi de neuf ? ». Elle allait être absente quinze jours car ses parents partaient en pèlerinage à Jérusalem. Ne comprenant pas grand-chose, la classe resta silen-cieuse et ne posa pas de question, contrairement à l’usage. Shana se fâcha un peu : elle y avait droit ! Je

“ Manouche ”

d’ailleurs tout le monde trouve chouette, c’est répété ad libitum.

Fatigue, découragement de la maitresse, des élèves surement (je ne suis pas dans leur tête).

Alors je reprends le lendemain, juste la première phrase, pas la page entière. Ça va mieux, on s’en sort. Puis deux jours après, la page 1 entière. La première phrase est lue et relue, le plaisir d’y arriver. Puis tout seuls, je leur demande de continuer. Ils se lancent, l’un d’eux lit en inventant quelques mots, mais tout est cohérent dans son essai, et ça raconte bien l’his-toire. Il se sert de sa mémoire, on vérifie si ce qui est écrit c’est bien ce qu’a dit Caroline. Les lettres, les mots connus, les syllabes et les graphèmes un peu familiers.

« Si on s’y met à quatre, dit Christian à son équipe, on trouvera plus de mots. »

Puis tous ensemble, et le brouillard s’éclaircit, les mots sont lus, les lettres servent à les écrire, il y en a pas mal dont on connait la valeur sonore, des mots qu’on a vus dans les phrases du jour affichées au mur, ou qu’on croit avoir vus, ça ressemble. Et oui,

les chouettes vivent dans un trou de tronc d’arbre, ça va bien avec l’histoire, et si on regarde les lettres exprès, ça colle aussi.

Exprès ? Au début de la semaine, à la bibliothèque, Sacha avait dit : « On lit quand on fait exprès. »

Pour comprendre la richesse de ce propos, j’ai pensé à cet échange si familier dans l’école : « Tu lui as fait mal ! — J’ai pas fait exprès. — Fais attention quand même ! »

« Pas faire exprès » signifie « ne pas faire atten-tion ». « Faire exprès », c’est « faire attention ». On lit quand on fait attention, et Sacha précisera : « On fait attention aux lettres, à l’écriture, quand on fait exprès. »

C’était juste avant la récréation, ils ont fait exprès de lire, ils ont été rigoureux et exigeants sur les lettres qu’ils voyaient, les mots qu’ils croyaient connaitre ou reconnaitre. Il y avait de l’émotion dans la classe. Tous ensemble, ils ont réussi à lire la première page de Bébés chouettes, l’aventure de la lecture est en route, tous capables ! Merci madame Brigaudiot. n

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JANVIER 2014 I N° 510 I Les Cahiers pédagogiques I 61

Etcheztoiçava?

À vOs plumes ! Pour parler du métier tel que vous le vivez, évoquer ses moments de crise ou de plaisir, saisir sur le vif le quotidien ou l’extraordinaire, prenez contact avec nous en envoyant vos écrits à [email protected]

MiChèLE AMiEL. Proviseure émérite

« vous avez vu nos superbes résultats aux Olympiades de chimie ? »

Je commence par la loge. Tout va bien ? Pas de souci avec le chauffage ? Pas de portail grippé comme la veille ? Il y a eu des parents mécontents au télé-phone ? Désolée que vous ayez ainsi commencé votre journée, je finis mon tour et je vois ça plus en détail avec la vie scolaire.

Presque tous les matins, je me trouve ensuite à l’entrée de l’établissement. Il ne s’agit pas de renforcer l’équipe de la vie scolaire ou de surveiller les retar-dataires. Cela relève plutôt de la fonction d’accueil, importance du sourire. « Élèves et enseignants, vous êtes tous les bienvenus dans l’établissement. Je suis heureuse d’être ici, avec vous, sur notre lieu de tra-vail. » Mais aussi de la fonction de reconnaissance : j’interpelle, nous nous passons des informations, nous plaisantons dans le petit matin un peu blême. Comme tous les matins, le président d’une association de parents d’élèves vient nous saluer en allant au travail.

Je fais ensuite le tour de tous les services. Dans les cuisines où nous partageons tours de mains et recettes, discutons des règles draconiennes d’hygiène, des travaux qui tardent à venir. Dans les étages où les agents me montrent des graffitis tenaces et discutent

avec moi des enseignants qui ne font guère attention à la propreté de leur salle, ou des produits achetés qui provoquent des gênes respi-ratoires. Dans les labora-toires de sciences : « Sentez,

madame la proviseure, l’aération pose vraiment pro-blème. Vous avez vu nos superbes résultats aux Olym-piades de chimie ? »

Au CDI, nous évoquons avec les documentalistes les difficultés relationnelles dans telle équipe d’ensei-gnement d’exploration, la difficile mise en place de Lillie, l’environnement numérique de travail. Si la formation ne vient pas très vite, l’outil sera abandonné et les progrès réduits à rien.

Je parle peu et j’écoute beaucoup, n’en perds pas une miette ; les personnels savent ainsi que rien de ce qu’ils font, de leurs préoccupations, de leurs réus-sites, rien ne m’est étranger. Je suis présente, à leurs côtés, sur leur poste de travail. C’est un peu de fra-ternité que j’essaye de faire vivre dès le matin. n

“ Le sourire du matin ”

lui dis alors que son « Quoi de neuf ? » nous interpe-lait, que nous ne la comprenions pas vraiment. Peut-être pouvait-elle nous parler un peu d’elle ?

Rayonnante, l’enfant se gonfla d’importance, reprit la parole et raconta sa vie, sa famille, sa langue, et même son accent particulier. Elle était manouche, pas gitane. Elle se décrivait en bombant le torse, regardant loin au-dessus du mur du fond de la classe, au-dessus des têtes surprises des autres élèves : elle était heureuse de ce qu’elle était, et cela se voyait. Dix minutes mer-veilleuses passèrent, Shana goutant à nouveau au pouvoir de la parole écoutée, affirmant sa place dans le cercle des enfants qui l’entouraient.

Shana voulait encore parler, je lui demandai de m’écrire, idée qu’elle trouva remarquable. Elle se préoccupa d’une feuille et d’un stylo qu’elle n’avait jamais dans son sac, partit avec le mien au fond de la salle. Sur la feuille un peu dégradée qu’elle me tendit, une heure plus tard, elle avait écrit :

« En vie dans les carava au lieu de mangé à 20 h en mange à 18 h en a pas lamème langue que vous en voyage plus que vous en va souven en pelrinage en est plus abile que vous à un serin age en fait les tache

ménagère comme faire la vaisèle… faire le lie ou carde not petite seure et frère comme sa paren parte. »

Suivait un court dictionnaire manouche-français ! La lecture de cette feuille provoqua une exclamation de surprise de ma part. Shana avait basculé, pendant cette heure de cours, dans un autre monde que le sien. Mais ce qu’elle m’avait annoncé depuis long-temps arriva un jour de printemps : elle disparut, simplement, sans prévenir. Elle m’avait juste dit, quelques jours auparavant, qu’elle appartenait à la vaste famille d’un musicien célèbre qui jouait de la guitare avec sa main blessée, me laissant envisager d’autres textes, d’autres partages. Un matin, elle était partie : juste un pincement au cœur, léger.

Un soir d’été, les informations télévisées évoquèrent un de ces camps dans lesquels on avait parqué les gens du voyage. Il n’y avait plus que de rares vestiges d’un enfermement qui ne pouvait être, pour les manouches, que provisoire. Dans la prison, un graffiti était parfaitement visible au-dessus de l’épaule du journaliste : le nom de Shana était profondément gravé, comme le témoignage de la présence de per-sonnes qu’on n’avait pu enfermer. n

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62 I Les Cahiers pédagogiques I N° 510 I JANVIER 2014

PerSPeCtiveS I Faits&idées

intERViEW. Suin. Le nom de ce village de Saône-et-Loire ne vous dit rien ? C’est normal. Avant d’y arriver, vous allez croiser des prés, des bois, des chèvres, des chemins de terre. Et puis des prés, des bois, des chèvres. Et au moment où vous penserez être perdu, vous serez arrivé chez Christine Piret, la maitresse de l’école de Suin.

Christine Piret entend, comme tout le temps, combien on parle en France de la mise en place des nouveaux rythmes scolaires. À Suin, il n’y a pas eu de quoi remplir les gazettes : « Dans notre petite classe unique

de campagne de treize élèves et sept niveaux, il a été assez facile de mettre le nouveau planning en place. Nous n’avions besoin que d’un seul intervenant, d’une seule salle en dehors de la salle de classe, et nous les avions. » Vingt-huit élèves rendent évidemment les choses bien plus complexes, avec le besoin de deux intervenants, de deux lieux. Mais ce qui est plus important encore, c’est que tous les acteurs de Suin, école, municipalité, parents, déjà habitués à travailler de concert, semblent s’être dit : « Puisqu’il faut le faire, faisons-le bien. »

Les journées ont été réduites d’une demi-heure, la garderie offerte gratuitement aux parents, avec deux services de ramassage scolaire dans le petit bus de huit places. Pas question de confondre les deux temps : « À 16 h, c’est un autre temps qui commence, avec la lecture, les jeux tout neufs que l’on a achetés pour l’occasion, le gouter. Il est important de marquer la fin de la journée d’école. » Le mercredi matin, de 9 h à 10 h ont lieu les activités pédagogiques complémen-taires (APC), puis des ateliers d’expériences, et musique, danse ou anglais. Christine Piret commence à prendre, elle aussi, un nouveau rythme. Et ce n’est pas si facile, il faut du temps : « Le mardi soir, plus question de reporter les préparations au lendemain libre. » Mais ce mercredi matin réinvesti lui plait beau-coup pour l’organisation des apprentissages. « Alors que nous étions dubitatifs sur l’organisation du mer-credi qui nous revenait, notre inspecteur nous a suggéré d’en profiter pour revoir notre manière d’enseigner, et d’enseigner ce que l’on ne prenait pas le temps d’approfondir. Je me suis dit "pourquoi pas ?" et ça marche. Les élèves font des exposés, j’ai travaillé sur un opéra pour enfants, alors que jamais je ne prenais le temps. Les élèves aiment beaucoup, en tout cas. »

Le périscolaire a lieu le jeudi de 16 h à 17 h À Suin, on est loin des conservatoires, des musées, des centres de loisirs, et aucune réforme ne réduira cette inégalité. Alors, on fait à sa mesure, « du mieux que l’on peut ». À chaque période commence une nouvelle activité, avec des intervenants différents, mais avec l’Atsem (agent spécialisé des écoles maternelles) toujours présente. Au début de l’année, ce fut de l’initiation à la pétanque, encadrée par un papa bénévole et passionné. Ensuite est venue la fabrication d’objets de Noël, là aussi animée par des parents. En janvier, du yoga sera payé par la mairie, activité que les enfants n’auraient jamais faite sans cela. Et au prin-temps viendra le temps du potager, avec des grands-

parents, puis une initiation aux échecs et jeux de stratégie gérée par des parents.

Des clés pour que cela marche ? Christine Piret sait que dès que l’on est dans de l’humain, il faut de la cohérence et du lien, qu’il n’y ait pas de séparation, même si chacun doit avoir sa place. Alors, tout passe par la concertation avec les parents. Le planning, modifié par rapport à l’an dernier, a été expliqué et réexpliqué. Ce que les modifications apportent aux enfants et les conditions de mise en place, de sur-

veillance, également. «J’ai été maman. Moi aussi j’ai eu besoin d’être rassurée. Tout ce que je prends comme temps est gagné en confiance. » Et si les parents ont aussi bien répondu pour l’enca-drement du périscolaire, c’est la preuve que cela

marche. Le dialogue, il existait aussi avec la munici-palité. D’abord, parce que le maire n’est autre que le mari de Christine Piret. Ensuite, parce que dans les petites communes, une école à maintenir ouverte demande une attention au long cours et beaucoup de volontarisme.

Une autre clé pour réussir ? Il semble bon que le changement lié aux rythmes scolaires soit à l’image de l’enseignement de Christine Piret, tel qu’elle le décrit : humble et ambitieux. Humble, parce que l’on ne va pas doubler les impôts des Français, on ne va pas trans-porter les campagnes en ville, ni les villes à la cam-pagne. Pas de grand soir à attendre, ni dans la réforme des rythmes, ni ailleurs, mais des matins qui chantent à rechercher, en étant ambitieux, c’est-à-dire en utilisant le précieux, l’utile de ce que l’on a dans chaque situa-tion, unique, comme ici, à Suin, où le savoir-faire, le bien vivre sont dans les bois, les prés, les chèvres et les chemins de terre. Mais surtout dans les gens.

les nOuveaux rythMes vus par les enfants« Maintenant avec les rythmes, nous avons école le

mercredi matin. Je trouve que c’est mieux, parce qu’on fait des choses qu’on n’a pas le temps de faire les autres jours, comme des expériences, de la musique, etc. Le mardi, il y a une activité après l’école, c’est bien : on a fait de l’initiation à la pétanque avec un parent d’élève. On rigolait mais en même temps, c’était un peu difficile. » Linan, CM2.

« J’aime bien aller à l’école le mercredi matin, parce qu’on fait de la science et ce n’est pas comme les autres matins. Le mardi, j’ai hâte de faire du yoga, ça sera après Noël ! » Noémie, CE1.

notre inspecteur nous a suggéré d’en profiter pour revoir notre manière d’enseigner, et d’enseigner ce que l’on ne prenait pas le temps d’approfondir.

Des rythmes sur mesure

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JANVIER 2014 I N° 510 I Les Cahiers pédagogiques I 63

Faits&idées

« Le mercredi matin, je préfèrerais rester chez moi, mais j’aime bien quand même venir le mercredi, parce que ça finit à midi. » Marius, CP.

« Je trouve que les activités du mardi après l’école, c’est amusant. Pour l’instant, je n’ai pas trouvé ça fatigant. En ce moment, on fabrique des objets de Noël avec une maman. Le mercredi, j’aime bien, on fait plein de sciences maintenant. » Clovis, CM2.

« J’aime bien les nouveaux rythmes. Je finis plus tôt, mes parents viennent me chercher à 16 h et le mercredi c’est bien, ça commence à 10 h et ce n’est que le matin. On fait de la science et j’aime bien. » Jade, CM1.

« Les nouveaux rythmes, ça va bien. Ce n’est pas trop fatigant. On finit à 16 h et on a une garderie avec des nouveaux jeux. On peut gouter, faire les devoirs, des jeux, etc. J’ai hâte de faire du yoga, je ne connais pas encore, on m’a dit que quand on est énervé, ça nous soulage ! » Anaïs, CE2.

« J’aime bien venir le mercredi, on chante, on fait des instruments. C’est mon papa qui faisait la pétanque, j’étais très contente ! » Flavie, CP.

« Moi, j’aime les activités du mardi soir, ça défoule un petit peu. Le mercredi, je me lève comme les autres jours et je préfèrerais dormir. Mais j’aime les sciences et la musique ! » Miguel, CM1.

« Je trouve que les nouveaux rythmes c’est bien : on finit plus tôt et j’aime bien m’amu-ser à la garderie, comme à la récré ! Le mer-credi, c’est un peu dur de se lever. Avant, je dormais plus tard. » Louis C, CM1.

« Le mercredi, j’aime aller à l’école, mais j’aimerais aussi rester à la maison parce que c’est dur de se lever le matin. J’adore faire les activités de Noël le mardi soir et j’adore la garderie, ça fait une récré en plus ! » Alix, CP.

« Le mercredi, je préfère les expériences à la musique, mais c’est dur de se lever ! Mais

avant, je me levais quand même pour aller chez Papi et Mamie ! » Émilien, grande section.

« J’adore les activités du mardi, en ce moment on fait de la peinture pour décorer des pots de fleurs qu’on a plantées. » Louis D, grande section.

« Le mercredi, c’est dur de se lever pour aller à l’école, mais j’aime bien les maracas avec des graines dedans. » Justin, moyenne section.

les nOuveaux rythMes vus par denIse beurrIer, atseM« Je trouve que la sortie de la classe se passe plus

en douceur car les enfants peuvent jouer, gouter avant de reprendre le bus scolaire, la coupure est moins brutale et les enfants sont plus calmes. Je n’ai pas l’impression qu’ils soient plus fatigués le mercredi matin. En revanche, pour les plus petits, la journée du mardi est un peu longue, car le temps d’activités périscolaires se rajoute au temps scolaire. » n

Propos recueillis par Christine Vallin

Zoom souplesse dans la mise en placesuin est un village de 300 habitants, avec l’école, la mairie au bourg tout en haut d’une butte. Il faut savoir qu’au bourg, on a douze habitants seulement, les autres habitants sont disséminés dans la cam-pagne. Autant vous dire que notre école, les cris joyeux des enfants à la récréation, on y tient.Ce que l’on n’avait pas bien appréhendé, en terminant à 16 h au lieu de 16 h 30, c’est que les parents ne seraient pas libres à cette heure-là. D’où l’idée de la garderie, en en faisant un temps distinct, avec des jeux nouveaux, dans un autre lieu que la classe. Idée qui emballe les enfants, d’ail-leurs.Ce qui nous a aidés, c’est que l’inspection a accepté une souplesse dans la mise en place. on n’a pas été tenus d’avoir des activités périscolaires tous les soirs. Cette année nous les avons programmées une heure, l’an prochain nous pensons les faire

deux heures. quatre intervenants sur cinq sont bénévoles, et il nous semble que pour l’avenir, le mixte entre bénévolat et professionnel est la meilleure solution pour nous, un bénévolat qui n’est pas tel-lement à voir selon l’angle de la gratuité, mais surtout de l’investissement des per-sonnes dans l’animation de l’école et du village tout entier. Et question investis-sement, nous sommes gâtés : notre pre-mier intervenant était un gendarme en retraite qui s’occupait de l’activité pétanque. Il était là une heure à l’avance pour faire ses tracés ! Par contre, selon moi, il faut que ce soit des personnes extérieures à l’école, parce que la parole d’une personne extérieure n’est pas per-çue de la même manière.l’organisation de la demi-journée sup-plémentaire et de l’activité périscolaire nous revient à 3 500 euros, soit 270 euros par enfant, répartis entre les heures de

la chauffeuse du bus du mercredi, le bus (subventionné à 45 % par le conseil géné-ral), une heure de garderie et d’accom-pagnement dans toutes les activités par l’Atsem (et c’est très bien de pouvoir apporter ce bonus à quelqu’un du village), les charges en eau, chauffage, et l’inter-vention du professeur de yoga pendant trois mois, dans une salle bien chauffée, à cinq minutes de la classe. mais il serait bon de ne pas oublier qu’il y a quatre ans, on avait encore cette demi-journée sup-plémentaire à payer. Il faudrait que l’état pérennise son aide. Ensuite, cela rentre-ra dans le budget des communes. si on doit refaire moins de voirie, on refera moins de voirie et voilà. C’est une question de choix.

JEAn PiREtMaire du village de Suin

La classe de Suin © DR

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64 I Les Cahiers pédagogiques I N° 510 I JANVIER 2014

PerSPeCtiveS I Faits&idées

MAyottE. « 100 témoins, 100 écoles » fait partie de ces initiatives citoyennes, humanistes qui méritent un écho fort. L’idée de Frédéric Praud est simple : faire se rencontrer des immigrés au parcours singulier et des élèves pour bousculer les idées reçues et mettre des visages et des paroles derrière le terme global « immigration ». inlassablement, les volontaires de « 100 témoins, 100 écoles » récoltent les témoignages et organisent les rencontres.

Marie Grandon est l’une des volontaires de « 100 témoins, 100 écoles ». Habitant à Mayotte, elle a organisé là-bas des ren-contres, dans une ile où l’immigration est source de drames et d’intolérances.

Mayotte, seule des quatre iles des Comores à être rattachée à la France, attire des immigrés, souvent clandestins, venus des autres iles mais aussi de Mada-gascar, du Rwanda ou du Congo, terres victimes de crises économiques et politiques exacerbées. L’ile voisine d’Anjouan n’est distante que de quatre-vingts kilomètres et cette distance courte porte dans ses flots des drames humains. « Depuis 1995, on estime à plus de 7 000 le nombre de morts en mer autour de Mayotte », lit-on dans Causes communes, publié par la Cimade en juillet 2012. Mayotte est aussi terre d’émigration. Pour les études ou pour le travail, de nombreux jeunes mahorais rejoignent la métropole, avec souvent des difficultés pour s’adapter.

« 100 témoins, 100 écoles », par les témoignages, les dialogues et les interrogations que l’initiative sus-cite, trouve à Mayotte, ile de migrations, un terrain propice à changer les idées, les représentations, les regards sur l’autre et sur soi. Comme partout ailleurs, ce projet apporte aux jeunes une ouverture sur le monde, sur un ailleurs qu’ils ne connaissent pas. Le courage, la ténacité dont certains ainés migrants ont dû faire preuve pour se sortir de situations extrême-ment difficiles ont valeur d’exemples. « À 35 ans, vous avez vécu trois vies en une ! », s’extasiait une enseignante à propos d’un migrant rwandais.

Mais, surtout, les acteurs du projet espèrent réduire les clivages qui s’observent de plus en plus fréquem-ment entre migrants et population locale, particuliè-rement entre Comoriens des trois autres iles et Maho-rais : faits de délinquance attribués aux clandestins, écoles et dispensaires surchargés dont on les rend responsables. C’est ainsi que traiter quelqu’un d'« Anjouanais » constitue une insulte. Bon nombre d’enfants comoriens ne mentionnent pas leur origine sur la fiche signalétique distribuée en début d’année par leurs professeurs : par honte, par peur ?

avant, pendant et après la rencOntreÉtant seule représentante de « paroles d’hommes

et de femmes » à Mayotte, Marie s’est limitée à trois établissements, avec cinq rencontres de deux heures prévues dans chacun d’eux, échelonnées sur l’année scolaire. Les témoins choisis représentent la diversité de la migration : un Malgache, deux Rwandais, un Comorien d’Anjouan, un métropolitain installé à Mayotte et une dame d’origine allemande vivant en

Ile-de-France et dépêchée par l’association jusqu’à Mayotte. Avant la rencontre, les élèves effectuent des recherches sur l’histoire et la géographie du pays d’origine du témoin, afin d’aider à la compréhension du parcours. Après la rencontre, chaque élève écrit une lettre à l’intervenant témoignant en retour de la richesse puisée dans les histoires confiées.

Dans l’ensemble, les élèves ont réservé un bon accueil aux témoins, avec un intérêt variable selon

le parcours et la person-nalité de l’invité : atten-tion très soutenue au point d’en oublier la pause, applaudissements, échanges nourris, séances photos avec le témoin, mais aussi distractions et bavardages s’ils se sen-taient moins interpellés.

Margarete, témoin venu de métropole, l’a constaté : « Comme en métropole, les garçons s’intéressent plutôt, à travers leurs questions, aux faits de guerre ou poli-tiques, et les filles à l’histoire individuelle. » Pour Marie Grandon, « sur-le-champ, les élèves reçoivent une quantité de faits et d’informations et un temps de maturation, de réactivation en classe, par exemple, est nécessaire. »

« vOus êtes la preMIère persOnne À QuI J’en parle »« Le message que vous nous avez adressé à la fin

était pour moi comme une leçon de vie et vos paroles m’incitent à davantage aller vers les autres », écrit Fadhoulate à Margarete. « Pour moi, ce qui est le plus touchant, c’est le courage qu’ont tous ces gens après tout ce qu’ils ont vécu », dit un élève à un témoin rwandais. « Avec tout le respect que je vous dois, je n’ai pas le courage de terminer cette lettre, car chaque mot que j’écris, c’est comme si c’était moi qui avais vécu tous ces moments de tristesse, de misère et de solitude », écrit une autre. « Je pensais que ma vie était nulle, qu’il n’y avait rien d’intéressant. Mais après avoir entendu votre histoire, je me suis rendu compte que c’était de l’irrespect envers toutes ces per-sonnes qui vivent mal comme à Anjouan. » « Le moment qui m’a beaucoup marqué dans votre histoire, c’est quand vous êtes allée en France, et que vous ne saviez pas parler la langue et que les autres vous rejetaient. En effet, ça m’a beaucoup touchée, parce que moi aussi j’ai été victime de cette tragédie. Mais j’avoue que vous êtes la première personne à qui j’en parle. » Les témoins ont reçu en retour les traces des échos qu’ils ont éveillés chez les élèves, réflexions

les acteurs du projet espèrent réduire les clivages qui s’observent de plus en plus fréquemment entre migrants et population locale.

La parole des uns pour l’éveil des autres

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Faits&idées

sur ce qu’ils sont ou miroir de ce qu’ils ont vécu, l’ouverture déployée par la rencontre emprunte des pistes multiples et personnelles.

Dans les établissements, là où les adultes étaient le plus engagés, les élèves se sont le plus exprimés, par leurs ques-tions ou dans leurs lettres. Deux établis-sements sur trois n’ont pas souhaité recevoir le témoin comorien, l’un parce que la parenté culturelle avec Mayotte était trop proche et n’apporterait peut-être pas suffisamment d’éléments nou-veaux aux élèves, l’autre pensant qu’il était préférable de parler de l’immigra-tion comorienne dans un climat apaisé et avec davantage de temps pour l’exploi-tation en classe : des rixes avaient eu lieu peu avant entre bandes de jeunes de différentes communes. Les adultes d’un village du Sud venaient de déloger de jeunes enfants comoriens de l’école pri-maire où, de droit, ils étaient scolarisés. L’actualité et le contexte influent sur la mise en œuvre du projet.

Le succès de l’initiative s’illustre aussi par le souhait des établissements de s’y engager. Huit établissements du secon-daire se sont inscrits (cette année) pour participer au projet, mais seuls trois pourront être satisfaits, faute de temps. Les témoins de l’an dernier ont tous accepté de participer à nouveau. Deux nouveaux témoins entreront dans la démarche : une dame d’origine brési-lienne et un témoin d’origine vietnamienne.

tOute une hIstOIreS’engager à « 100 témoins, 100 écoles » ne se limite

pas à organiser les rencontres. Dans le projet, le res-pect de la parole des témoins repose en premier lieu sur une écoute attentive et une retranscription.

Marie Grandon découvre le projet à l’été 2010, en retrouvant « La mémoire vive », un article datant de 2001 et traitant du travail de Frédéric Praud, écrivain public. Infirmière puis enseignante, voyageuse atten-tive, elle aime entendre les gens parler d’eux-mêmes, raconter leur histoire, les relations qu’ils entretiennent avec leurs proches, leurs réussites, leurs échecs, leurs doutes. « Les souvenirs qui m’en reviennent remontent particulièrement à mon métier d’infirmière. J’aimais tendre l’oreille et écouter ; l’écoute en elle-même est parfois suffisante pour apaiser. À domicile, en visite chez les gens, j’aimais organiser ma tournée pour me réserver du temps avec Untel ou Unetelle qui racon-tait », confie Marie.

L’article retrouvé provoque un déclic. Elle com-mence une correspondance avec Frédéric Praud pen-dant laquelle il l’initiera à l’écriture du récit de vie. Une année d’apprentissage sera nécessaire pour découvrir les différents stades d’écriture, depuis l’enre-gistrement audio de la personne jusqu’à la transcrip-tion finalisée du récit. Pendant une année, pratique-

ment chaque jour, Marie envoie le produit de son travail à Frédéric et, en échange, il lui retourne cri-tiques, conseils et réponses à ses interrogations. L’été suivant, elle lui rapporte ses enregistrements et Fré-déric lui propose de transposer le projet « 100 témoins 100 écoles » à Mayotte. Marie est aux anges.

À Mayotte, elle a trouvé dans le temps disponible l’occasion de réaliser un projet qui lui tenait à cœur : découvrir le métier d’écrivain biographe ; une activité qui allie la relation individuelle à l’autre, l’écriture et, dans le cadre du projet « 100 témoins 100 écoles », la médiation dans les échanges intergénérationnels et interculturels.

Le projet « 100 témoins, 100 écoles » sans faire de bruit se déploie, pariant sur l’intelligence de la parole et de l’écoute pour battre en brèche les tentations de repli sur soi et de rejet de l’autre, de celui qui ne nous ressemble pas, de l’étranger à soi. La fonction édu-cative est flagrante, alors ouvrez vos plumes et vos oreilles, le projet passera peut-être par chez vous et a sans doute besoin de vous. n

Propos recueillis par Monique Royer

pOur en savOIr plus

le projet « 100 témoins 100 écoles » : http://is.gd/onMAh3Certains témoignages ont été retranscrits en bandes dessinées : http://bit.ly/IzMpLj

Rencontre avec David, témoin malgache (en haut) et avec Jean-Marie, retraité alsacien installé à Mayotte © DR

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66 I Les Cahiers pédagogiques I N° 510 I JANVIER 2014

PerSPeCtiveS I Faits&idées

QUEStionS à éRiC ChARBonniER« La mission de l’organisation de coopération et de dévelop-pement économiques (oCde) est de promouvoir les politiques qui amélioreront le bienêtre économique et social partout dans le monde », lit-on dans le descriptif de l’oCDE. Quelle y est la place de l’éducation ? Elle est de plus en plus grande, puisque l’on sait main-tenant que le diplôme représente la meilleure protection contre la crise, ou que les diplômés du supérieur parti-cipent activement au développement économique des pays. La Direction de l’éducation a été créée en 2002, elle est donc encore jeune. Ce sont les études PISA qui ont contribué à montrer l’intérêt des comparaisons.

Et en quoi pensez-vous que votre travail participe de cette mission ?Mon blog est destiné à faire connaitre les données issues des comparaisons internationales, de partager les bonnes

le papier du blogueur

À voir son blog, c’est bien sûr une grande source de plaisir, mais cela procure également une bonne dose d’angoisse par rapport à l’accueil que réser-

vera le public à ce que l’on écrit. Des cauchemars de bloggeur, j’en ai déjà fait plusieurs. Mais ici, point de cauchemar au menu : je veux juste partager avec vous un rêve surprenant que j’ai fait la nuit dernière. Après tout, c’est l’avantage des blogs : on peut tout se raconter sans forcément se connaitre.

Dans mon rêve, tout commence comme dans la réalité. Je vois les professionnels de l’éducation manifester. Je m’approche d’eux à pas feutrés, car je m’attends à tom-ber dans une nouvelle manifestation sur les rythmes scolaires. Mais non, la manifestation dans mon rêve est d’un tout autre genre : chaque participant pousse un Caddie de supermarché dans lequel sont empilés tous les rapports des concertations des vingt dernières années. Plus encore, la foule appelle à appliquer les meilleures recommandations. Je me rappelle avoir moi-même par-ticipé à certaines de ces concertations pour améliorer la formation des enseignants, valoriser la formation professionnelle, ou encore développer les programmes de seconde chance en faveur de ceux qui quittent le système scolaire sans qualification. Bref, pour essayer de remédier aux lacunes criantes du système français.

Mais revenons à mon rêve : il s’intensifiait. Ce que j’entendais faisait écho à mon travail à l’OCDE depuis quinze ans. Cette fois, les choses avançaient positive-ment : on sentait une solidarité entre tous, quelle que soit au final l’appartenance politique. Tous les manifes-tants de ce cortège avaient bien conscience que le sys-tème éducatif français fonctionnait pour bon nombre de ses élèves, mais qu’il était urgent de lutter contre l’échec

scolaire qui ne cessait de s’aggraver. Je me disais en mon for intérieur que ce problème était d’autant plus dom-mageable quand on sait que l’un des piliers de la devise de la République française est le mot « égalité ».

Et mon rêve continuait : je rejoignais la foule. Je me tenais là, au milieu des manifestants, et partageais quelques-unes des bonnes pratiques observées dans les pays de l’OCDE : « fixons-nous l’objectif de rendre le système plus égalitaire comme le Portugal l’a fait » ; « nommons des enseignants expérimentés dans les éta-blissements difficiles comme à Shanghai » ; « changeons les méthodes pédagogiques pour individualiser davan-tage l’enseignement, à l’instar de l’Allemagne ».

Je parlais de plus en plus vite, quand soudain, mon réveil a sonné, me ramenant brusquement à la réalité. J’étais prêt à repartir à la bataille avec ma fidèle alliée, la statistique internationale. C’était décidé, j’allais bien-tôt publier un article sur les inégalités en France.

Plus sérieusement, je me dis qu’un jour, au lieu d’être dans la contestation permanente, la France va prendre pour modèle certains pays, tels que l’Allemagne, le Por-tugal et la Pologne, qui ont réussi en moins de cinq ans à améliorer leur système éducatif en luttant activement contre l’échec scolaire et en faisant surtout de cette lutte leur priorité nationale absolue. À vrai dire, j’ai la convic-tion que ce rêve deviendra un jour réalité, car s’il y a bien une chose qui ne fait aucun doute, c’est que l’édu-cation et le bienêtre de nos enfants sont des sujets qui concernent fondamentalement chacun d’entre nous et qu’à un moment ou un autre, et le plus tôt serait le mieux, une réforme soutenue unanimement aura enfin le droit de se mettre en place. Et vous, vous y croyez ? n

éRiC ChARBonniER

HTTP://EDUCATIONDECHIFFREE.BLOG.LEMONDE.FR

J’ai fait un rêve

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JANVIER 2014 I N° 510 I Les Cahiers pédagogiques I 67

Faits&idées

pratiques et de lutter contre les idées reçues. Par exemple, avant que l’on ait connaissance des études comparées, on pensait que l’école allemande était performante, alors ce fut une surprise de constater en 2000 que le système était très inégalitaire. L’objectif est d’aider les pays à réussir leur réforme de l’école. C’est valable pour la France en ce moment.

Justement. Dans votre rêve de blogueur, vous citez des pra-tiques que l’on gagnerait à mettre en place : « Nommons des enseignants expérimentés dans les établissements difficiles comme à Shanghai » ; « changeons les méthodes pédagogiques pour individualiser davantage l’enseignement, à l’instar de l’Allemagne. » Vous parlez du Portugal aussi. Qu’est-ce que le Portugal a fait de particulier, qui pourrait inspirer la France ?Le Portugal a un système qui ressemble beaucoup au nôtre : auparavant, on réglait le problème de l’échec scolaire par le redoublement, et c’était un système qui favorisait beaucoup les inégalités sociales. Et puis, et c’est intéressant à savoir pour la France, il a été beaucoup investi dans les milieux défavorisés, avec une aide finan-cière aux familles, des éducateurs pour accompagner l’éducation, ou une formation spécifique pour les ensei-gnants, destinée à leur permettre d’adapter leur ensei-gnement en fonction des difficultés des élèves.

Avez-vous en tête un autre pays dont il faudrait s’inspirer ?Je pense au Canada, avec les programmes revus tous les ans, et l’idée qu’ils doivent suivre les évolutions de

la société pour que les élèves s’y identifient. L’utilisation du numérique est également beaucoup développée au Canada.

Pourquoi avoir choisi l’éducation comme thème de vos recherches ? Sur votre blog, vous dites que c’est lié à votre propre histoire avec l’école, surtout avec ceux qui la faisaient, bien ou mal. Qu’avaient de particulier ceux qui vous ont mar-qué en mal ? En bien ?Je dirais que c’est en rapport avec le plaisir d’apprendre. Les études montrent que la France est le troisième pays pour le degré d’anxiété des élèves. Mes mauvais sou-venirs sont de cet ordre, avec par exemple les copies rendues par ordre décroissant. Inversement, j’ai gardé en mémoire un professeur de français en 1re pour qui l’objectif n’était pas la note, mais de rendre vivants les textes étudiés. Cela marchait, l’apprentissage passait par le jeu. Et en plus, nous avons tous eu de bonnes notes au bac. n

Propos recueillis par Christine Vallin

le blOg de l'auteur

http://educationdechiffree.blog.lemonde.fr

lEs ComPétENCEs DANs lEs CAHIERS PéDAgOgIQUES

http://lIbraIrIe.cahIers-pedagOgIQues.cOM

hOrs-sÉrIe nuMÉrIQuesn° 31 compétences et mathématiques n n° 28 développer des compétences en histoire-géographie n n° 27 développer les compétences dans les pratiques documentaires n° 26 développer des compétences en eps

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68 I Les Cahiers pédagogiques I N° 510 I JANVIER 2014

PerSPeCtiveS I Depuisletemps…

un choix décisif

Une pédagogie libérée des manuels n’exige pas (les témoignages reçus le prouvent) de préalable matériel parti-culier. La revendication que nous for-mulons est donc à effet immédiat. Il est bien vrai pourtant, en modifiant, même légèrement, les formes habituelles du travail, qu’elle fait vite ressortir le carac-tère insupportable d’une pédagogie de l’autorité et de la sélection. Elle réclame la redistribution des élèves en groupes indépendants libérateurs de la parole et de la pensée, ou la communication n’est plus un vain mot comme dans nos actuelles classes de trente-cinq individus

isolés qui s’ignorent et se bloquent. Elle suppose le choix d’un travail par objec-tifs, le refus des programmes abstraits et celui des exercices conventionnels. Travailler sans manuel, c’est donc refu-ser de s’adapter aux normes mutilatrices en usage et réclamer, dans la pratique par exemple, les conditions d’enseigne-ment facilitant la prise en compte des initiatives individuelles, la circulation des propositions, la mise en commun des analyses et des résultats. C’est éga-lement, pour les enseignants, faire appa-raitre le besoin d’une information per-manente et la nécessité de confrontations collectives à l’intérieur de l’établisse-ment, mais aussi à d’autres échelons, locaux ou régionaux. La pratique quo-tidienne, en faisant éclater les insuffi-sances actuelles, pourrait ainsi créer les conditions de revendications motivées (allègement d’effectifs et d’horaires), une redéfinition de la formation des enseignants. Actuellement, les manuels servent à camoufler les besoins, maté-riels et humains, a assurer, vaille que vaille, une adaptation forcée aux condi-tions les plus scandaleuses. Ils délimitent dangereusement le champ du savoir, paralysent l’initiative et l’intelligence. Il faut accepter l’inacceptable.

LES AUtEURS DU DoSSiER

travailler en mathématiques sans manuel

Mai 1977. Conseil d’enseignement des professeurs de mathématiques. Objet : choix des manuels pour la rentrée.

Les professeurs de 6e refusent de choi-sir un manuel élaboré à la hâte, et qu’ils n’ont pas étudié à fond. Certains ensei-gnants sont contre l’achat de nouveaux manuels de 6e, étant également hostiles au nouveau programme. D’autres, tout en étant sensibles à nos arguments, étaient plus timorés. Dame ! Ils avaient trouvé un manuel moins mauvais que les autres ! Comment leur expliquer comme en elle-même. Reste à manuel figé, monolithique, mort !

Septembre 1977. Le proviseur nous fait comprendre que le choix d’un manuel est obligatoire. Alors, finale-ment, le conseil d’enseignement se laisse aller à en choisir un.

Ce n’est pas la première occasion manquée. Souvenez-vous, mes chers collègues mathématiciens, lorsque les maths modernes sont apparues dans le programme, nous avons, avec d’autres têtes de chapitres, continué le même ronron, sans nous rendre compte qu’une possibilité nous était faite de changer enfin quelque chose dans notre ensei-gnement. Les matheux seront les der-niers à abandonner le cours magistral.

Travailler sans manuel, pour un pro-fesseur de maths, ça veut dire que les élèves n’en ont pas. Le professeur, lui, en a plusieurs, des guides, des recueils d’exercices, des repères pour lui.

Les élèves ont un manuel, soit, qu’ils le gardent ! Ça fait bien dans une biblio-thèque, le bouquin de maths ! Certains éditeurs vont même jusqu’à mettre un dessin de Folon sur la couverture, c’est beau. Et comme les élèves l’ouvrent rarement, il demeure en bon état. Ils ne s’en servent que pour faire des exer-cices, et encore pas toujours, car je fabrique des listes d’exercices que j’invente ou que je puise dans des manuels ou des annales. Je peux donc dire que mes élèves travaillent sans manuel. Ça leur fait toujours un kilo de moins dans leur cartable !

Lorsqu’on aborde en classe une notion nouvelle, je la présente orale-

travailler sans manuel, c’est refuser de s’adapter aux normes mutilatrices en usage.

MAi 1978. Définitivement mis

au point le dernier jour de l’année

1977, le dossier des Cahiers

pédagogiques intitulé « Apprendre

sans manuel », auquel cette rubrique

a déjà emprunté récemment un texte

d’orientation du Comité de liaison

pour l’éducation nouvelle, tentait, à

quelques mois d’élections décisives

pour le pays, d’aborder de façon

concrète la question du rapport au

pouvoir des contenus et des formes

d’enseignement.

Dans un texte de conclusions du

dossier, c’est à cette dimension

politique des manuels scolaires que

Claude et Pierre-Jean Galtayries s’en

prenaient : « Pierre de touche de

l’enseignement tel que le système

capitaliste la construit, ils ont assuré

sa continuité et sa conformité et ils

sont prêts à s’adapter à d’autres

formes de gouvernement. Mais tout

pouvoir qui leur laissera le champ libre

renoncera, de ce fait, à donner à

l’enseignement l’espace vital

indispensable aux transformations

que nous souhaitons. » Nous publions

ici un plus long extrait de ce texte

militant qui témoigne du lien fort qui

s’établissait alors, à travers les

Cahiers pédagogiques, entre l’exercice

du métier d’enseignant au quotidien

et l’engagement dans la

transformation de la société.

C’est ce lien fort qu’illustre l’article de

Dominique Guy, professeure de

mathématiques et membre du

bureau de la fédération des CRAP.

Travailler sans manuel, n’était-ce pas

ouvrir la possibilité de la création par

l’enseignant de situations

d’apprentissage où les élèves,

confrontés à des problèmes

complexes, cherchent, construisent,

développent des compétences ?

Certes le vocabulaire a changé, mais

l’horizon reste le même, alléger le

poids des cartables et celui des

arguments d’autorité pour libérer les

bras, les épaules et surtout les têtes

des élèves.

Rendre les maths aux élèves qui les étudient

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JANVIER 2014 I N° 510 I Les Cahiers pédagogiques I 69

Depuisletemps…

Patrick Moya est né en 1955 à Troyes, il vit et travaille à Nice. Plasticien, performer et artiste numérique, Patrick Moya érige en Asie de grandes sculptures en acier ou, en Italie, des céramiques avec les lettres de son nom, passant des pinceaux à l'ordinateur, des soirées techno aux murs d'une chapelle, de la vie réelle aux mondes virtuels. www.moyapatrick.com

ment aux élèves très succinctement, juste pour qu’ils sachent de quoi on parle, mais je ne donne aucune définition précise ni propriété. Et on attaque tout de suite les exercices simples pour situer, puis plus dif-ficiles pour approfondir. Pendant ces séances d’exer-cices, les élèves trouvent des propriétés, recherchent des prolongements, envisagent des cas particuliers, découvrent, recréent, imaginent.

Après avoir fait plusieurs exercices, ils sont invités à faire au brouillon un résumé de ce qu’ils ont retenu des découvertes faites pendant l’heure. Puis, sous leur dictée, j’en écris au tableau la synthèse ; on met au point la définition de la propriété et, une fois qu’on s’est mis d’accord sur leur rédaction, les élèves écri-vent sur leur cahier de cours un résumé définitif. Lorsque, dans le cahier, le chapitre est terminé, une interrogation écrite permet de vérifier que tout a été bien assimilé.

Autrement dit, le résumé à savoir n’apparait qu’une fois la notion décortiquée, disséquée, comprise par l’élève. De plus, c’est lui qui, dans une certaine mesure, le fabrique, avec son vocabulaire, son langage ; je n’interviens que pour veiller à la rigueur, à la logique, à l’exactitude de la phrase. Dans les petites classes, je suis souvent obligée d’établir moi-même un ordre des paragraphes, les élèves ne voyant pas l’utilité de noter la définition avant les propriétés par exemple. Les propriétés ou les remarques sont notées dans l’ordre voulu par les élèves, du fait de l’ordre dans lequel ils les ont découvertes ; en principe, les propriétés très importantes sont placées à la fin, alors que ce qui me semble n’être qu’une anecdote est en tête.

Il arrive que les élèves passent à côté d’une pro-priété ; si elle n’est pas très importante, par exemple si elle n’est pas au programme, je l’abandonne ; par

contre, si elle me parait nécessaire, j’insiste en pro-posant d’autres exercices sur le sujet et en aidant les élèves à la découvrir. Je suis rarement obligée, dans les petites classes, d’imposer une propriété ou des remarques ; c’est plus fréquent dans le second cycle où les élèves ont un regard neuf, moins ouvert que les plus jeunes, du moins concernant les maths.

Problèmes rencontrés : il y a des jours où la pro-duction est grande, d’autres où c’est plus besogneux ; alors les élèves se plaignent parfois de trop écrire certains jours, alors que d’autres, ils ne notent rien

sur leur cahier de cours. L’équilibre est en effet difficile à trouver : l’ima-gination, la créativité ne se mesurent pas en kilo-wattheures et je ne le regrette pas !

J’aimerais mêler davan-tage le cours et les exer-

cices, qui se font sur des cahiers différents pour l’ins-tant. Je n’ai pas encore trouvé le moyen de les mélanger, car je crains que les élèves ne sachent plus très bien où ils en sont, ce qu’il faut retenir et ce qui est de la recherche, de la découverte. Le résumé me semble en effet indispensable, compte tenu de la manière dont sont conçus les programmes actuels, linéaire, avec progression uniforme obligatoire pour tous au même moment.

La méthode est encore loin d’être au point et je n’en suis pas tout à fait satisfaite, mais je crois qu’elle contribue à rendre plus vivantes, dans le sens premier du terme, les mathématiques, et surtout à rendre les maths aux élèves qui les étudient. n

DoMiniQUE GUy

actuellement, les manuels délimitent dangereusement le champ du savoir, paralysent l’initiative et l’intelligence.

Projet de céramiques virtuelles pour le musée de Mondovi, Patrick Moya, 2013 ©DR

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70 I Les Cahiers pédagogiques I N° 510 I JANVIER 2014

PerSPeCtiveS I Lelivredumois

ÀlIresuR nOtresItEwww.cahiers-pedagogiques.com

Apprivoiser les écrans et grandirSerge tisseron, Erès éditeur, 2013, 134 pagesSerge Tisseron, avec beaucoup de simplicité et de sens des nuances, nous livre un certain nombre de recommandations pour que nos enfants ne soient pas prisonniers du monde des écrans, mais au contraire profitent au mieux des potentialités qu’il peut ouvrir, en se préservant des dangers qui les guettent.

École-entreprise : ça travailleN’autre école, n° 34-35, printemps-été 2013, « école-entreprise. ça travaille »Il n’est pas si simple d’opposer la logique capitaliste de la compétition et de la normalisation à celle de l’école publique qui serait à priori un moyen de résister à la première. Même si on ne partage pas toutes les positions exprimées dans ce dossier, on lira avec profit des textes souvent stimulants et interpellants, évitant pour la plupart la nostalgie d’un passé qui aurait été soi-disant plus favorable aux classes laborieuses.

L’autorité à l’école, mode d’emploiMartine Boncourt, ESF éditeur, 2013Différents conseils pour construire dans la classe, à l’école primaire, une autorité efficace, qui permette les apprentissages et le vivre ensemble, bien loin des « recettes pour tenir la classe ». L’auteure, qui se réfère à la pédagogie institutionnelle, met en relation les outils et dispositifs qu’elle présente avec les valeurs qui leur donnent du sens. L’enseignant pourra confronter les approches proposées à sa propre situation professionnelle, faire ses proches choix et adapter selon ses besoins et ceux de ses élèves.

Méditerranée. Une histoire à partagerBayard et Scérén, sous la direction de Mostafa hassani-idrissiOn ne peut que saluer cette œuvre interculturelle qui s’adresse entre autres à des enseignants soucieux de permettre aux élèves de resituer cet espace dans une histoire à bien des égards commune.

D’autres recensions sur notre site

CLAUDinE BLAnChARD-LAViLLE. PUF, 2013, 224 pages. Claudine Blanchard-Laville nous entraine dans son odyssée en terre des professeurs. Elle confirme par un accompagnement clinique groupal le fait qui tarde à être connu que l’enseignante ou l’enseignant est une personne qui n’est pas arrivée par hasard dans sa salle de classe. Et que pour développer le soi professionnel, mieux vaut explorer le soi personnel, en renonçant à tout jugement.

quel risque y a-t-il à enseigner ? C’est la première question que se pose le futur lecteur de ce livre.

S’il est informé des travaux de Claudine Blanchard-Laville, il sait déjà que les enseignants oscillent entre « plaisir et souffrance » (2001). L’auteure n’hésite pas à argumenter très rapidement sur sa posture d’accompagnante : « J’ai acquis la conviction que les enseignants ont avantage à se tourner vers des dis-positifs d’élaboration de leur pratique plutôt que d’imaginer pouvoir s’en sortir par un renforcement de leurs seuls méca-nismes de défense habituels. »

Le premier chapitre, « Enseigner aujourd’hui », tout comme les deux derniers, « Vers une clinique groupale du travail enseignant » et « Pour une formation clinique des formateurs d’enseignants », constitue un écrin dans lequel scintillent des histoires singu-lières explorées par des groupes d’ana-lyse ou des entretiens non directifs. Ce sont des héros du quotidien que nous font découvrir les autres parties d’un livre révélateur de ces itinéraires mys-térieux, qui nous mènent un beau jour à l’enseignement en présence d’élèves.

Il peut paraitre paradoxal d’« aider chaque enseignant dans sa singularité, à découvrir une manière d’étayer et de développer la part professionnelle de son identité ». La lecture de cet ouvrage prouve au contraire qu’il s’agit de la voie de la sagesse et de la raison. La montée en généralité permet d’échapper à l’« anecdote », à l’insignifiance d’un évènement rapporté sans être raccordé au fil d’Ariane d’une vie. Les onze cha-pitres centraux partent tous d’un pré-nom, bien évidemment changé. Mais il est impossible de parler des évolutions identitaires sans remonter aux histoires singulières d’Adrien, Stéphanie et des autres, toutes différentes (et pourtant si proches). La posture clinique de Blanchard-Laville se définit tout au long du livre comme un entrelacs de forma-tion et de recherche et se penche sur le rôle de l’émotion dans le trajet de for-mation des enseignants.

C’est donc l’élaboration (j’aime bien ce mot central dans la démarche, issu du doublon « labour » et « labeur » avec un préfixe qui signifie que l’on va en sortir) qui devient le but principal d’un travail, dont le mérite éminent à mes yeux est de s’inscrire dans une dyna-mique de régulation grâce à quelques règles : liberté d’implication, travail oral (même si l’après-coup amène à l’écri-ture), centration sur les ressentis pour éviter la formulation de jugements, confidentialité et anonymat, enfin assu-rance de ne pas travailler les situations en dehors des réunions du groupe.

Un apport majeur : une analyse cli-nique groupale de la part personnelle dans l’engagement professionnel n’est pas révélatrice d’une pathologie mais elle peut, voire elle doit, s’envisager comme pivot d’une formation à l’impli-cation professionnelle tout au long de la carrière. Nous sommes en accord sur la nécessité de l’élaboration d’un soi professionnel qui se sépare progressi-vement du soi personnel, sans jamais s’en dégager totalement toutefois. Le critère de réussite de la formation pré-sentée ici se trouve dans l’accroissement de la « capacité au holding didactique, cette capacité particulière à “tenir” une classe. Une capacité qui ne renvoie pas à ce que les enseignants ont coutume de désigner par “avoir de l’autorité” ». n

RiChARD étiEnnE

Au risque d’enseigner

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JANVIER 2014 I N° 510 I Les Cahiers pédagogiques I 71

Lelivredumois

questionsÀ

CLAUDinE BLAnChARD-LAViLLE

Pourquoi avoir intitulé ce livre Au risque d’enseigner ? Qu’est-ce que ce titre entend communiquer au lecteur ?Cela fait longtemps que je souhaite faire entendre ce message, qu’il est difficile, sur le plan psychique, de tenir la place d’enseignant. C’est une prise de risque encore un peu méconnue. L’autre partie du mes-sage, c’est qu’il n’y a pas le choix. J’ai constaté, dans toutes mes recherches sur la formation des enseignants, que le moment venu, les enseignants ont à prendre le risque d’enseigner. Aucune forma-tion ne peut empêcher cette confron-tation à la réalité au moment de l’acte. Il n’est pas possible d’éviter de se trouver face à un groupe incon-nu, face à l’imprévu. J’ai failli appe-ler ce livre L’imprévu en classe. Dif-ficile de former à accueillir l’imprévu. Surtout impossible de garantir par la formation que les enseignants ne seront pas surpris en arrivant sur le terrain. En revanche, dans l’après-coup de l’exercice, il est toujours possible d’élaborer autour de la manière dont on s’est débrouil-lé avec cet imprévu. Les temps d’analyse clinique des pratiques permettent ce travail.

à propos de la formation des futurs enseignants dans les écoles supérieures du professorat et de l’éducation, auriez-vous quelques idées pour faire en sorte que le « renforcement de leurs seuls mécanismes de défense habituels » ne soit pas activé par des dispositifs qui rendraient obligatoires les analyses de pratiques ?C’est très délicat en effet en forma-tion initiale. Je pense que c’est le moment où il est possible d’initier une démarche réflexive, mais cela requiert beaucoup de tact à ce moment de construction de l’identité professionnelle, pour créer une alliance de travail avec les jeunes enseignants sur la méthodologie de l’analyse de pratiques. J’ai cependant la conviction que si on ne le tente pas, on court le risque du repli, à

l’instar d’Adrien qui, comme je le raconte dans mon livre, ne souhaite plus aucune formation ni en mathé-matiques, ni en didactique, ni en quoi que ce soit. Bien sûr, cet ensei-gnant s’appuie sur son environne-ment professionnel de proximité qui l’a étayé dans ses débuts, mais com-

ment imaginer ne pas avoir à se former pour enseigner demain et tout au long de sa carrière ? Nous avons à mettre en mouvement ce désir de partager l’analyse de nos actes professionnels dans l’après-coup de leur effectuation.J’anime depuis trois ans un groupe d’analyse de pratiques obligatoire dans la formation des futurs profes-seurs de musique de conservatoire, dans le cadre du centre de forma-tion de Rouen. Cette action de for-mation est possible en formation initiale, et met l’accent sur l’analyse du rapport des enseignants à la situation racontée et sans se focali-ser sur l’analyse de la situation. Travailler notamment sur l’histoire singulière de la construction du rapport au savoir de chaque ensei-gnant, ici la musique, et sur la manière dont cette configuration

spécifique impacte la situation d’enseignement.

Vous proposez effectivement une « ana-lyse groupale clinique ». Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le rôle et la fonction du groupe en complément de celui de l’animatrice ou de l’animateur ?

La présence du groupe est cen-trale à plusieurs niveaux ; d’abord par le fait qu’un groupe est très créatif au moment de produire des hypo-thèses d’analyse. Les échos au récit d’une situation, lorsqu’ils sont réfractés par plusieurs psychismes, sont d’une

richesse inouïe. Bien sûr, pour laisser se déployer cette créativité, les condi-tions favorables à l’installation d’un espace contenant et sécurisé doivent avoir été installées. D’autre part, même si c’est à moi qu’il revient d’instaurer le cadre de travail ; je ne suis pas la seule source d’apports d’hypothèses, et le groupe fait alliance avec moi pour exercer la fonction de contenance. J’imprime au départ un certain climat d’accep-tation mutuelle et de tolérance pour les différences entre les fonctionne-ments et je suis garante du respect des objectifs du travail, mais c’est ensemble que nous contenons les émotions qui surgissent, que nous sommes intelligents, que nous sommes empathiques vis-à-vis des élaborations de chacun, que nous avons des idées. n

comment imaginer ne pas avoir à se former pour enseigner demain et tout au long de sa carrière ?

Claudine Blanchard-Laville © DR

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