DossiêSciencesHumaines_enfants-placards

10
e débat nature/culture relancé WifrvLçui~ « enfants-placards ». Ce fut le cas de Genie, petite martyre retrouvée à l'âge de treize ans, qui vivait depuis l'âge de deux ans dans une chambre. Ce fut le cas de ces milliers d'enfants roumains qui ont croupi dans des orphelinats insalubres, avec pour seul horizon les barreaux de leur lit (article p. 24). Ces enfants souffrent d'un mal que le psy- chologue René Spitz avait appelé <d'hOSPi-1 talisme». Privés de contacts, d'échanges, de caresses, de regards, de mots, de souri- res, ces enfants subissent de graves trou- I bles de développement à Ia fois intellec- tuel, affectif et physique. Ces enfants martyrs nous apprennent une chose essentielle sur les humains. Elevé hors de tout échange avec ses semblables, I'enfant ne révele pas une «nature humaíne» à l'état vierge. 11 subit de graves séquelles 11 qui en font un être mutilé. 11 en va de Les «enfants sauvages» font partie de notre mythologie. On les imagine aban- donnés au fond d'une lointaine forêt, ayant réussi à survivre seuls, ou parfois accorn- pagnés de loups ou de singes. Mais les enfants sauvages existent-ils réel- lement? Le plus célebre d'entre eux fut Victor de I'Aveyron. La nouvelle de sa cap- ture en 1800 avait rnis en émoi toute I'Eu- rope. On en a tiré des histoires, des films et des essais. Toutlaisse à penser aujourd'hui que Victor était un «autiste» comme on dirait aujourd'hui. Il fut sans doute aban- donné par ses parents et a erré quelque temps avant d'être recueilli. Ses signes de «sauvagerie» (repli sur soi, absence de lan- gage, crises de colere, arriération mentale) indiquentqu'iln'étaitnuIlementunenfant élevé seul dans Ia nature. Comme l'avait déjà supposé Philippe Pinel, Victor souf- frait d'un grave trouble psychiatrique qui 20 SaENCES HUMAlNES Février 2010 W212 l'avait exclu de Ia société (1). Le plus célebre cas «d'enfants-Ioups» remonte aux années 1920. 11 s'agit de Kamala etAmala, deuxpetites sceurs trou- vées dans une taníêre et recueillies par le révérend Singh. 11 a fallu attendre 2007 pour découvrir qu'il s'agissait en fait d'une énorme supercherie (article p. 22). Aucun des cas probables d'enfants sauvages n'a pu être confirmé. Il s'agit d'une mythologie moderne que les sciences humaines ont complaisamment admise parce qu'elle semblait confirmer l'une de ses idées fon- datrices: les humains n'ont pas de nature et seule Ia culture modele leur conduite. Les enfants-placards Si les enfants-loups sont des mythes, il existe pourtant de vrais enfants sauvages. Ils vivent seuls, enfermés dans une piêce par des parent ' ourreau : ce sont les

description

Um dos textos é sobre a invenção das duas meninas lobo Amala e Kamala.

Transcript of DossiêSciencesHumaines_enfants-placards

e débat nature/culture relancéWifrvLçui~

«enfants-placards ». Ce fut le cas de Genie,petite martyre retrouvée à l'âge de treizeans, qui vivait depuis l'âge de deux ansdans une chambre. Ce fut le cas de cesmilliers d'enfants roumains qui ont croupidans des orphelinats insalubres, avecpour seul horizon les barreaux de leur lit(article p. 24).Ces enfants souffrent d'un mal que le psy-chologue René Spitz avait appelé <d'hOSPi-1talisme». Privés de contacts, d'échanges,de caresses, de regards, de mots, de souri-res, ces enfants subissent de graves trou- Ibles de développement à Ia fois intellec-tuel, affectif et physique. Ces enfantsmartyrs nous apprennent une choseessentielle sur les humains. Elevé hors detout échange avec ses semblables, I'enfantne révele pas une «nature humaíne» àl'état vierge. 11 subit de graves séquelles 11qui en font un être mutilé. 11 en va de

Les «enfants sauvages» font partie denotre mythologie. On les imagine aban-donnés au fond d'une lointaine forêt, ayantréussi à survivre seuls, ou parfois accorn-pagnés de loups ou de singes.Mais les enfants sauvages existent-ils réel-lement? Le plus célebre d'entre eux futVictor de I'Aveyron. La nouvelle de sa cap-ture en 1800 avait rnis en émoi toute I'Eu-rope. On en a tiré des histoires, des films etdes essais. Toutlaisse à penser aujourd'huique Victor était un «autiste» comme ondirait aujourd'hui. Il fut sans doute aban-donné par ses parents et a erré quelquetemps avant d'être recueilli. Ses signes de«sauvagerie» (repli sur soi, absence de lan-gage, crises de colere, arriération mentale)indiquentqu'iln'étaitnuIlementunenfantélevé seul dans Ia nature. Comme l'avaitdéjà supposé Philippe Pinel, Victor souf-frait d'un grave trouble psychiatrique qui

20 SaENCES HUMAlNES Février 2010W212

l'avait exclu de Ia société (1).

Le plus célebre cas «d'enfants-Ioups»remonte aux années 1920. 11 s'agit deKamala etAmala, deuxpetites sceurs trou-vées dans une taníêre et recueillies par lerévérend Singh. 11 a fallu attendre 2007pour découvrir qu'il s'agissait en fait d'uneénorme supercherie (article p. 22). Aucundes cas probables d'enfants sauvages n'apu être confirmé. Il s'agit d'une mythologiemoderne que les sciences humaines ontcomplaisamment admise parce qu'ellesemblait confirmer l'une de ses idées fon-datrices: les humains n'ont pas de natureet seule Ia culture modele leur conduite.

Les enfants-placardsSi les enfants-loups sont des mythes, ilexiste pourtant de vrais enfants sauvages.Ils vivent seuls, enfermés dans une piêcepar des parent ' ourreau : ce sont les

même pour tous les marnmíferes sociaux:Ia chaleur des contacts est une conditionessentielle de leur développement.Faut-i! en conclure pour autant que c'est lasociété - socialisation, éducation,culture - qui «fabrique» l'être humain?Ce n'est pas ce que nous enseignent cesautres enfants sauvages que sont lesautistes.

Les autistesLes autistes souffrent de graves déficitsdans Ia communication, le langage etl'adaptation sociale. IIs vivent repliés sureux-mêmes, comme enfermés dans leurbulle. Les causes de ce trouble n'ont pasencore été élucidées (2). Une chose estcertaine: três tôt dans leur développe-ment s'est déréglé un dispositifneuropsy-chologique qui affecte profondément Iarelation à autrui.Pour tenter de soigner l'autisme, de nom-breuses méthodes ont été expérimentées.Certaines reposent sur une stimulationintensive. Des équipes se relaient plu-

La coévolutionParfOiS, certaines plantes nouent une

relation avec un autre organisme: les

insectes pollinisent les fleurs et les fleurs

nourrissent les insectes. Voilà Ia coévolu-

tion. " se pourrait qu'entre le cerveau de

I'entant et Ia société se solt produit un

dispositif similaire ou chacun s'adapte à

I'autre et lui fournit sa nourriture: en

I'occurrence ici des nourritures affectives

et spirituelles. Depuis les années 1990,

plusieurs modeles de coévolution ont été

érigés sur les relations entre le cerveauhumain et Ia culture. _ J.-F.D.

Ali",• " les origines de Ia culture»

Jean-François Dortier (coord.), Les GrandsDossiers des sciences humaines, n° 1, déc. 2005/

janvAévr. 2006.• Not by Genes Alone:

How culture transformed human evolution

Peter Richerson et Robert Boyd, University ofChicago Press, 2005.

Focus.Enfants-Ioups, enfants-placards, autistes

, , Le cerveau

et son environnementinteragissent dans un

processus de construction

réciproque. , ,

..sieurs par jours, parfois sept jours sur septpour tenter de les éduquer et les socialiser(article p. 26). Les défenseurs de cesméthodes - fortement discutées - se pré-valent de réels progrês, Mais une chose estsüre: même ses promoteurs ne prétendentpas guérir les autistes (encadré p. 26).Les contacts sociaux, même répétés defaçon intensive, ne suffisent pas pour

~

fabriqUer «un humain normal» si un dis-positif neurodéveloppemental a été altéréau départ, Toute l'attention bienveillante

V des éducateurs et tout l'amour des parentsauront le plus grand mal à tracer leur che-min dans des circuits neurologiquesdéfectueux. Si le cerveau n'est pas équipécorrectement pour capter les informa-tions, les mots, les regards, les caressesqui s'adressent alui, même une sollicita-tion intensive ne parviendra pas à com-bler totalement ce déficit.

Les humains sont commedes plantes

D'un côté, les enfants-placards, qui ne sedéveloppent pas en l'absence de contacts

Isociaux, nous suggerent que Ia société estindispensable pour fabriquer des

. humains; de l'autre côté, les enfantsautistes, bien que surstimulés, ne par-viennent pas à se développer normale-ment. La société est donc une conditionnécessaire mais non suffisante pourfabriquer un humain. 11 faut aussi que lecerveau soit capable d'aller puiser dansson environnement les éléments nutritifs

J dont il a besoin pour s'épanouir.Tout cela suggere l'existence d'un proces-sus ~ entre le cerveau etson I leu. e pourrait être le produitd'une coévolution comme on en trouve

I! I

)I

! I:1

fréquemment dans Ia nature (encadréci-contre).Prenons un exemple simple: celui d'uneplante. Tout végétal- une rase, un saulepleureur ou une fougere - a besoin deIumiere pour cro itr e. C'est grâce auxphotons de lumiêre que s'effectue Ia pho-tosynthese qui permet Ia constructiondu végétal. Ses feuilles vertes ne sont riend'autres que des capteurs de lumíêre quise déploient dans l'air à Ia recherche dephotons lumineux. Si Ia lumíere vient àmanquer, alors Ia plante va dépérir etsubir de graves dommages. Ce n'est pas lesolei! qui fabrique Ia plante, mais il est uningrédient essentiel à son développe-ment. Il faut également que Ia grainefécondée posséde en elle un «plan dedéveloppernent» qui Ia pousse à allerchercher dans son environnement leséléments dont elle a besoin pour croitre :les racines vont chercher I'eau, les feuillesIa lurniere.Le développement du cerveau sembleguidé par un processus équivalent. Lecerveau humain doit déployer ses cap-teurs pour aller chercher dans l'envíron-nement social les éléments dont il abesoin pour survivre. Pour cela, le bébéest équipé de tout un arsenal d'émotionssociales (attachement, empathie) et demodules cognitifs tournés vers Iaconnaissance d'autrui (reconnaissancedes visages, détection des intentions).Toutes ces motivations et aptitudeshumaines ont fait l'objet de três nom-breuses études ces derniêres années.Si l'environnement vient à manquer, degraves perturbations se produisent: c'estI'enfant-placard. Inversement, si un dis-positif de capture des informationssociales est défaíllant, Ia socialisation nepeut se faire. C'est l'enfant autiste.Le cerveau et son milieu interagissentdans un processus de construction réci-proque. Voilà Ia leçon des enfantssauvages.a

(1) Thierry Gineste, Victor de l'Aveyron. Oemier

enfant sauvage, premier enfant tou, 1993, nouv. éd.

Hachette, 2004.

(2) Voir Jean-François Dortier, Les Humains.Mode d'emploi, éd. Sciences Humaines, 2009.

Février 2010 SClENCESHUMAJNES 21

W212

/

.Focus

Apropos de Kamala etAmala, notre enquê-teur s'est déplacé aux Etats-Unis, en lnde eta retrouvé les documents.Tout d'abord, le manuscrit de J.A.L. Singh,conservé à Ia bibliotheque du Congrês(Washington), a été rédi é en rnde ares1935 (soit des années apres Ia mort de

~a) et ~on pas au jour le jOlllcomTI;el'a rme son auteur. En remontant les sour-ces, S. Arole a découvert que Kamala etAmala ont bien existé, mais qu~rü étécÍéposées à Midn;P;;re par le díocese de Cal-cutta qui recueillait les enfants abandon-nés. Ce même rapport stipule que Kamalaétait une petite fille normale qui n'avait pasles «caninesde loup» etla «locomotion qua-drupêde». La vaie Kamala, dont S. Arolea retrouvé Ia photographie, ne présenteaucune anomalie physique. Les clichés des

e mythe des enfants-loupsApres un síêcle de Iégendes et de spéculations,Ia supercherie est enfin révéIée: Ies enfants-Ioups n'ont jamais existé.

L'histoire de Kamala et Amala est Ia plusconnue des histoires «d'enfants-Ioups», Lecas remonte à 920 n Inde, dans l'Etat duBengale. Le révérendpere Jose h Amrito~Singh, missionnaire et directeur d'unorphelinat, a entendu parler de deux «rnons-tres» aperçus dans un terrier à loups auxabords d'un village voisin. Avec quelqueshommes, ils réussissent à capturer les deuxcréatures. On découvre alors qu'il s'agit dedeuxpetites filles. Lune, rebaptisée Karnala,a envirpn 7-8 ans; I'autre Amal$!.,estbeau-- -coup plus jeune, moins de 2 ans sans doute.Elles sont ramenées à l'orphelinat ouJ.A.L. Singhlesprendencharge. «Pouréuitertoute publicité», le révérend décide de n'in-former ni les autorités ni Ia presse. Maispour laisser un témoignage, ].A.L. Singh vatenir un journal et prendre des photos deses protégées (1).

Audébut, Kamala etAmala se comportentcomme des animaux sauvages. Elles nese nourrissent que de vi ande crue; ellesgriffent et mordent ceux qui tentent deles approcher. Le journal de J.A.L. Singhabonde en détails sur leur aspect physique,leur façon de se nourrir, leu r comporte-ment quotidien. L'équipe de l'orphelinat vaentreprendre de les ramener à Ia civilisa-tion humaine. Malheureusement, Ia petiteAmala décede un an plus tard, eIil:92l.d'une maladie infectieuse. L'ainée, Kamala,và rester encore húitãriS dans l'orphelinat.Au départ, elle est totalement insensible àIa présence d'autrui; mais au fil du temps,elle semble «progresser uers des rudimentsde vie humaine». Les camets de J.A.L. Singhnotent scrupuleusement ses progres. Ellecesse de marcher à quatre pattes, puiscommence à se redresser, et enfin fait sespremiers pas. Elle communique de mieuxen mieux. Au début, elle balance Ia tête pourdire «oui» et «non», A Ia fin, elle articuleraune cinquantaine de mots.

22 ScIENCES HUMAlNES Février 2010N°212

En 1927, l'existence de Kamala était connuedans toute Ia région et Ia presse s'étaitemparée de I'affaire. La nouvelle vint alorsà Ia connaissance des savants occidentauxqui commencent à s'intéresser à ce cas etécrivent à T.A.L.Singh pour en savoir plus.Malheureusement, Ia petite Kamala décedeelle aussi quelques mois plus tardoEn 1933, Robert Zingg, anthropologueà l'université de Denver, entreprend depublier Ie joumal de T.A.L.Singh, accompa-gné de photos des deux fillettes et du récitd'autres caso Pour le professeur américain,il ne fait aucun doute que le journal estauthentique. A l'appui, il écrit dans sonintroduction avoir mené des investigationssur l'intégrité de T.A.L. Singh. L'ouvragesera un grand succes. La vie de Kamala etAmala fera le tour du monde et deviendral'un des classiques de I'histoire des enfantssauvages.

Une pore escroqueriescientifique

Le journal de J.A.L. Singh est un documenttroublant. On y releve des détails douteux:les oreilles des petites filles sont plus gran-des que Ia normale et semblent bouger pourentendre les bruits! Leurs yeux «brillentdans la nuit», leur odorat serait surdéve-loppé: Kamala aurait flairé une carcasse depoulet à 500 metres de distance! Personnene semble vrairnent troublé par les invrai-semblances hormis quelques sceptiquesqui émettent de sérieux doutes sur l'authen-ticité du témoignage. Mais ces doutes etcritiques resteront isolés.Finalement, il faut attendre 2007 pour queIa supercherie soit enfin dénoncée. Lesenfants-Ioups sont une pure escroqueriescientifique. Le pot aux rases est révélégrâce à l'opiniâtreté d'un chirurgien fran-çais, SergeArole, qui a entrepris depuis plu-sieurs années une scrupuleuse enquête (2).

SurvivreaveclesloupsE n 2007, Survivre avec les loups a mis

en émoi toute l'Europe. Ce film

raconte I'histoire bouleversante d'une

petite fille de 4 ans qui, pendant Ia

Seconde Guerre mondiale, réussit à fuir Ia

Gestapo en s'échappant à travers les bois.

En route, elle rencontre une meute de

loups et se lie d'amitié avec eux. Ce film

est tiré d'un livre, paru dix ans plus tôt,dans lequel Misha Defonseca racontait

son extraordinaire histoire. Mais, quelques

mois aprês Ia sortie du film en 2008, une

enquête menée par un journaliste révêle Ia

supercherie. M. Defonseca, qui s'appelle

en réalité Monique de Wael, est une

mythomane dont I'histoire a été inventée

de toutes piêces .• J.-F.D.

Le révérend Singh avait intégré dans son

journal plusieurs clichés représentant ses

enfants-Ioups. Sur cette pboto, on voít Ia

petíte Kamala manger dans Ia main de

Mme Síngh, Ia femme du révérend.

En fait, c'est une petite pensionnaire de

I'orphelinat qui a été contrainte de simulerces scénes,

Focus.Enfants-Ioups, enfants-placards, autistes

deuxfiliettes allongées nues sur le sol datentde 1937.Ces filiettes venaient du pensionnatet furent contraintes de simuler les enfants-loups. Enfin, le village même auprês duquelJ.A.L. Singh aurait retrouvé les filiettes n'ajamais existé sur aucune carte. Quant àR. Zingg, il s'est révélé peu scrupuleux danssa démarche de vérification des sources.

encare parlent des enfants-loups commed'un fait avéré. Aujourd'hui encare, dansun livre consacré à l'anthropologie desenfants sauvages, Lucienne Strivay citele cas Kamala comme s'il s'agissait d'uneréalité (4).

Lune des raisons de cette adhésíon au récitde J.A.L. Singh est qu'elle correspondaità ce que l'on voulait croire et entendre àl'époque. Dans les années 1930, les scienceslhumaínes étaient dominées par l'approche IIbehavioriste (en psychologie) et culturaliste(en anthropologie). Tous partageaient cetteidée commune: l'être humain n'a pas denature propre et se construit par l'appren-tissage, Ia culture, l'éducation, l'expérience.nn'exíste pas de nature humaine.Iohn B. Watson, le pêre du behaviorisme,avait soutenu qu'un enfant humain étaitfait d'une pâte três malléable. Léducatíonpouvait en faire un délinquant, un savant,un boucher ou un prêtre. Pourquoi pasun Ioup? Kamala et Amala en apportaientenfin Ia démonstration. Cette idée d'un être

L'étonnante crédulitédes spécialistes

Que tirer de cette histoire? Tout d'abordI'étonnante crédulité des spécialistes,Lucien Malson, auteur du best-seller LesEnfants SãiWages (1962, rééd. 10/18, 2002),tient l'affaire pour authentique. Disonsqu'il exerçait ses talents de critique de jazzavec plus de rigueur et s'est aventuré là surun terrain qui n'était pas le sien. n avait étéprécédé par plus diplômé que lui dans ledomaine des sciences humaines. ArnoldGes 1, le grand psychologue de l'enfanceà l'époque, puis Margaret Mead, RuthBenedict, René i;'zzo (3) et bielld'amre-s-.~

humain dépourvu de toute nature, prêt àse couler dans n'irnporte quel moule, allaitdominer les sciences humaines pendantsoixante ans.ny a 2000 ans, les Romains avaient cru aumythe des enfants-loups: Rémus et Romu- Iluso Obnubilées par leur théorie, les plus Ihautes autorités scientifiques du xx"síecle Iavaient cru elles aussi à une légende du - 1uffi.ÇP' Imêmeacabit! 4..ot<.()f, CM'Ik', 'fr ~IBien d'autres histoires d'e~fants sauvages, 'dont Ia presse s'est ait l'écho, se sont révé- (. ífJlées des su erc!1eI!.es. 1 on trouve par '2! ~V"

exemple le cas de Iean, un «enfan -singe rdécouvert au Burundi, qui fit les titres desjournaux. Dépêchés sur place, deux cher-cheurs, Harlan Lane et Richard Pillard, ontdécouvert qu'il s'agissait d'un enfant autisteen fuite (5).

Faur-il en conclure que les enfants sauvagesn'existent pas? Et qu'ils n'ont donc rien ànous apprendre sur Ia nature humaine?Malheureusement non! Inutile d'aller leschercher au fond des forêts. Ces enfantsexistent tout pres de chez nous: au cceurdes cités modernes. On les appelle les« enfants- placards ».•

(1) Joseph A.L. Singh et Robert Zingg,

L'Homme en friche. De I'enfant-Ioup à Kaspar

Hauser, Complexe, 1980.(2) Serge Arole, L'Enigme des enfants-Ioups. Une

certitude biologique mais un déni des archives,

1304-1954, Publibook, 2007.(3) René Zazzo note que «t'exemple de Kamala

montre qu'a Ia limite des effets de I'hérédíté sur Iagenese du comportement peuvent être quasiment

nuts». Voir Les Jumeaux, le couple et Ia personne,

1960, reéd. Puf,2009.(4) Lucienne Strivay. Enfants sauvages. Approches

anthropologiques, Gallimard, 2006.(5) Harlan Lane et Richard Pillard, The Wild Boy of

Burundi: A study of an outcast child, Random

House, 1978.

Février 2010 SClENCES HUMAJNES 23N°212

·Focus

emartyredes enfants- placardsIls vivent depuis leur enfance murés dans une iece, à!'écart du monde.Ce sont les enfants- placards. Leur drame nous montreles ravages que produisent les carences affectives sur le développement.

Le jour de Noe11989, le dictateur roumainNicolae Ceaucescu et sa femme Elena sontexécutés dans l'arriêre-cour d'un palais dejustice aprês un jugement sommaire. Quel-ques jours apres Ia chute du régíme.Ies fron-tiêres s'ouvrent etl'on découvre alors l'état dupays. Et notamment le sort réservé à ses mil-liers d'orphelins.En ~966;Juste apres son accession au pouvoír,

. Ceaucescu avait décrété l'interdiction ducontrôle des aissances. Le dictateurvoulait

Irep~uPler Ia Rou~anie,l'avortement et Iacontraception sont donc interdits. Le résul-tatne se fit pas attendre: en quelques années,un nombre considérable d'enfants fure t-" - ~ -- -- - ..abandonnés et placés dans des orphelinatsou les conditions de vie étaient épouvanta-bles. Sales, dénutrís, Ia plupart souffraientd'infections diverses. Les plus petits étaientisolés dans des lits à barreaux, passant l'es-sentiel de leur temps dans des dortoirs col-lectifs, installés sur leur couche, sans jouetsni interactions avec le personnel.

Certains ont également effectué de vérita-bles progres cognitifs et les tests d'intelli-gence montrent qu'ils ont progressivementrejoint les enfants de leur âge. D'autres, parcontre, restent attardés. D'oü vient cettedifférence? Essentiellement de l'~e -deseu anis et de Iadurée durant laquelle ilsontsejÕillne ãansl'õfphelillat. cõilliD.e attendu,p us1es enfants y ont croupilongtemps, plusle déficit est difficile à combler, Selon uneétude d'Eleanor Ames menée aux Canadaaupres enfants roumains adoptés avantl'ãge de 4 mois, ces derniers, arrivés à l'âgede 5 ans, ont acquis un QI correspondantà Ia moyenne (exactement 98 sur 100). Enrevanche, ceux adoptés aprês 19 mois n'ontobtenu qu'un score de 90 (contre 109pour lesenfants canadiens du même âge).Ces données correspondent aux autresrecherches recensées par Ia Child TraumaAcademy, qui étudie depuis de nombreusesannées le cas des enfants ayant subi desmaltraitances. Depuis une víngtaíne d'an-nées, plus de 1000 cas d'enfants maltraités etplacés ont été observés. On constate toujours

fie même hénomêne: Ia restauration desfonctions intellectuelles dépend de l'ãge deIa prise en charge, même si, globalement,tOus iês enfan~ ayant supporté cÍes mal-trãitances présentent un risque de troublesp!.u~irn ortant (2).

Dans certains orphelinats américains,pendant Ia Seconde Guerre mondiale, lesínfírmíeres étaient débordées. Les enfantsabandonnés dont elles avaient Ia chargeétaient bien nourris mais les infirmieres nepouvaient passer que quelques minutes parjour avec eux. Les petits avaient pour seulhorizon un lit à barreaux, entouré de drapblanc, et un carré de plafond. Ils restaient

seuls ainsi, jour et nuit.Privés de tout contact et de toute stimula-tion extérieu~, es enfants dépérissaient etmouraient en nombre. Le psychiatre suisseRené Spitz a décrit les troubles séveres dudéveloppernent de ses enfants sous le nomd'ehospitalísme» (3). Certains enfants furentabandonnés par leur mere parce que celle-ci était trop pauvre ou malade pour s'enoccuper. Aprês une séparation de trois mois,les enfants commençaient à présenter destroubles dépressifs. Ils pleuraient seuls ousanglotaient des heures durant, avaient dumal à trouver le sornmeíl, se nourrissaientpeu. Au bout de quelque temps, ils ne pleu-raient plus, ne s'agítaient plus comme le fontles enfants: ils restaient prostrés, les yeuxfigés, n'attendant plus personne pour lesconsoler. Puis ils tombaient malades.

Les expériences deHarry Harlow

Ceux qui étaient rendus à leur mere pou-vaient se rétablir assez rapidement. Enrevanche, si l'ísolernent se prolongeait plusde six moís, il conduisait chez les nour-ris sons de moins d'un an à des séquellesirréversibles. Le retard moteur dans le déve-loppement s'accompagnaít de signe «d'idio-tísme» (comme on disait alors).A Ia mêrne époque, le professeur HarryHarlow allait démontrer un phénomenesirnilaire chez les singes. Enfermé dans unecage, un petit singe estnourri par un biberonaccroché à un mannequin en métal. Il resteainsi, seul dans sa cage, dans une situationde total isolement affectif. Le petit singeabandonné àlui-même va peu à peu sombrerdans Ia dépression etla prostration. Lorsquel'on place un mannequin de fourrure dans

René Spitz et l'hospitalismePlusieurs organismes internationaux semobiliserent et les enfants furent placésdans des familles d'accueil, certains adoptésaux Etats-Unis en Europe ou au Canada.Des programmes de recherches sont alorsmis en place pour suivre le devenir de cesenfants (I). Michael Rutter et ses colleguesont suivi pendant plusieurs années unecohorte de 111 orphelins roumains. Quandils furent retrouvés, ce~nfants [email protected]

Id'un retard dans les dévelo ~enl~.J2illr-siQ.~ poids, jaílle, érimetre cI.ân~- etintellectuel. Deux ans plus tard, nombredentre eux ont retrouvé Ia santé malgré unpoids et une taille inférieurs à Ia normale.

24 ScIENCES HUMAINES Février 2010N"212

Le cas Genie

Le4 novembre 1970,

les services sociaux de

Temple City (Californie)

découvrent Ia petite Genie,

Q3 ans, qui vit depuis I'â e

d'un an et demi recluse dans.....---~une pie~e. Son pére Ia

brutalisait et I'enfant ne savait

bredouiller que quelques

mots.

Genie souftre de grave

malnutrition. A 13 ans (elle est

née en 1957), elle pese

27 kilos et mesure 1,37 metre,

soit Ia taille d'une enfant de 6ou 7 ans.

La petite fille est immédiate-

ment placée dans une

institution. On Ia soigne, on Ia

nourrit et, surtout, on va tenter

de I'éduquer.

Une équipe de scientifiques

- psychologues, linguistes,

éducateurs -, financée par le

Nationallnstitute of Mental

Health, est recrutée pour

\s'occuper de Ia fillette: Ia

«Genie Tearn»,

Rapidement, Genie fait des

proqres. Elle prend du poids,

apprend à être propre. En

matlére de langage, Susan

Curtiss, étudiante en linguisti-

que, a relaté ses avancées

dans un livre (1). Genie est

vive et curieuse, adore les

promenades et les visites au

supermarché. Partout, elle

demande le nom des objets,

veut les toucher. Au fil des

mois, elle acquiert ainsi Ia

maitrise d'une centaine de

mots, même si elle les utilise

Iassez peu. En revanche, elle

peine à construire des

phrases.

Focus.Enfants-Ioups, enfants-placards, autistes

intellectuel dont les résultats~sont tres contrastés: à-certains tests, elle a des

résultats d'une enfant de son

âge; à d'autres, elle reste

figée au stade d'une enfant de

deux ans.

Les études sur Genie prennentfin durant l'année::Jw.A ce~moment, lajeune fille 18 ans

mais ne p.!:.o~l:eês~.J?lus. nj197'9.íê 'Nationallnstitute of

IMental Health décide de

stopper le financement de Ia

'Genie Team. Genie va alors

être placée dans plusieurs

institutions spécialisées.

Trente ans plus tard, Ge ie,

qui a auíourd'hui 53 ans, yit

sous anonymat dans un

_établissement spécialisé,

quelque part dans le sud de Ia

Californie. Sa rnére est

décédée en 2003. Plusieurs

livres et un film ont été

consacrés à Ia plus célebre

enfant-placard du

xx· siêcle .• J.-F.D.

(1)Susan Curtiss, Genie. A

psycholinguistic study of a modem-

day «wild child -. Academic Press,1977.

(2) Susan Curtiss, op. cit., RussRymer,Genie. A scientific tragedy,

Harper Collins, 1994, et Genie. Escapefrom a Silent Childhood, Penguin,

1994. Le film Mockginbird Don't Sing

(Harry Davenport, 2001) est tiré de Iavie de Genie.

Pévrier 2010 ScIENCES HUMAlNES 25W212

Au bout de six mois, Genie est

confiée à une famille d'accueil,

qui n'est autre que celle de

Jean Butler, Ia responsable de

Ia Genie Team. C'est alors que

des tensions apparaissent au

sein de I'équipe. Les psycho-

logues reprochent à J. Butler

de s'accaparer Genie de façon

exclusive. J. Butler affirme

protéger Ia fillette.

Genie est alors placée chez un

autre psychologue, Oavid

Rigler, avec qui elle restera

pendant quatre ans. Mais

aprês Ia premiêre phase

encourageante, ses proqrês

commencent à plafonner. On

lui tait passer de nombreux

tests de développement

.Focus

sa cage, le petit singe va aussitôt se blottircontre lui, cherchant ainsi à compenserl'absence maternelle. Arrivés à l'âge adulte,ces singes étaient incapables de nouer desliens normaux avec d'autres singes. Leurdéveloppement affectif, intellectuel et socialétait irrémédiablement détérioré.Il est clair que le singe comme les petitsorphelins de R. Spitz, ces petits primates,avaient besoin d'autre chose que d'êtresimplement nourris. Leur développementnormal demande contacts, échanges, cares-ses et sourires. La conclusion de ces tristesexpériences est nette: tous les mammiferessociaux, humains compris, ont besoin pourse développer, hors Ia nourriture et les soinsphysiques, de contacts sociaux.Genie, l'enfant-martyr, les orphelins deR. Spitz, les enfants abandonnés de Rou-manie, les singes rhésus, tous confirmentIa même chose. Les mammíferes sociauxont besoin de contacts pour se développernormalement, sans quoi leur développe-ment est altéré. Ils apportent des précisionssur l'existence de seuils critiques durantlesquels l'absence de stimulation conduit àdes séquelles irréversibles.L'enfant privé de contact, ne révele pas Ia«nature humaine» à l'état vierge. Son déve-loppement est entravé.Faut-il donc en conclure que les humainssont produits par leur milieu social? Queleur développement est conditionné presqueexclusivement par leur environnement? Ceserait ne retenir qu'une partie du raisonne-ment. Car si l'enfant n'est pas équipé pourrecevoir l'apport de son milieu. son déve-loppement sera également entravé: c'est cequ'allaient démontrer les enfants autistes .•

es autistes :nouveaux enfantssauvages?

Des programmes de traitement de l'autismesont fondés sur une intervention intensivedes équipes soignantes. Malgré cela, on ne parvientpas à sortir de l'autisme. Pourquoi?

Iacques Hochmann ouvre sa remarquableHistoire de l'autisme (Odile Jacob, 2009) parle cas de Victor de l'Aveyron, le premier«enfant sauvage». La comparaison estpertinente. Philippe Pinel, le pêre de Iapsychiatrie, l'avait bien vu des 1800: lejeune Victor avait plusieurs symptômes dece que 1'0n appelait alors «I'idiotisme»:absence de communication, repli sur soi,crises de colere, gestes stéréotypés (balan-cements d'avant en arriêre), arriérationintellectuelle. Tous ces symptômes fontpenser à ceux qui caractérísent l'autisme.L'autisme infantile a été décrit pour Ia pre-míere fois par le psychiatre Leo Kanner(1894-1981) (1).

Voilà cinquante ans que les psychiatress'interrogent sur les causes de l'autisme.Le temps n'est plus ou 1'0n rendait res-ponsable de l'autisme Ia «rnêre froide» quin'avait pas su nouer de relations avec sonbébé (2).

Il est admis désormais que l'autisme est liéà un dysfonctionnement cérébral, même sises causes profondes restent énigmatiques.Le terme de «trouble neurodéveloppemen-tal» et son intégration parmi les «troublesenvahissants du développement» tendentà s'imposer. Ce changement de paradigme,suggere qu'un développement anormal ducerveau est à l'origine de l'autisme; mais ilfaut admettre que l'on n'en sait guere pIus.

De nombreuses pistes ont été exploréesjusqu'ici: piste neurologique, piste biochi-mique, piste génétique, piste cognitive,piste neuropsychanalytique (3). On ne saitpas vraiment quelles sont les causes pro-fondes, ni a quel moment précis du déve-loppement surviennent les troubles.La question du traitement met les parents,les thérapeutes et les autistes eux-mêmesface à une interrogation cruciale: l'autismeest-il une maladie que 1'0n peut espérersoigner ou un handicap que 1'0n doit cher-cher à compenser? Malheureusement, Iaréponse est sans équivoque: on ne guéritpas de I'autisme.Concernant les traitements pharmacologi-ques, les anxiolytiques, les neuroleptiqueset certains antipsychotiques sont utiliséspour calmer les crises d'angoísse, les com-portements d'automutilation ou vioIentsainsi que les phases d'agitation extrême.Ces médicaments diminuent les symptô-mes mais ils ne prétendent pas guérir.

(1) Voir Eleanor Ames, «The development of

Romanian orphanage children adopted inta Canada:Final report», université Simon Fraser, Bumaby

(Colornbie-Britannique), 1997.et Michael Rutter,«Oevelopmental catch-up, and deficit, following

adoption after severe early privation », Joumal of ChildPsychology and Psychiatry, vol. XXXIX, n° 4, 199B.

(2) Bruce Perry et Maia Szalavitz, The Boy Who

Was Raised as a Oog. What traumatized children can

teach us about loss, love, and healing, Basic Books,

2006.(3) RenéA. Spitz, «Hospitalisrn: An inquiry intothe

genesis of psychiatric conditions in early chíldhood»,The Psychoanalytic Study of lhe Cbnd, vaI. I, 1945.

Les traitementspsychothérapeutiques

La prise en charge a beaucoup évolué.Pendant longtemps, le sort des autistes serésumait à une alternative: Ia famille oul'asile. A partir des années 1960-1970, on avu se multiplier les services spécialisés enhôpitaux psychíatriques, même si le nom-

26 SCIENCES HUMAINES Février 2010W212

Focus.Enfants-Ioups, enfants-placards, autistes

bre de place a toujours été três inférieur àIa demande. Puis à partir des années 1980,dans plusieurs pays, Ia donne a changé. Lapsychiatrie s'est désinstitutionalisée et I'ona ouvert les institutions vers l'extérieur:Ia famille, I'éeole, les centres éducatifs, lemilieu du travail et Ia ville. Lautiste (et lesmalades mentaux en général) ne devaitplus être eonfiné dans un serviee à tour-ner en rond entre sa chambre, les sallescommunes et le pare alentour. L'un desobjectifs majeurs est désormais de per-mettre àl'autiste d'aeeéder à une meilleureautonomie et de s'insérer au rnieux dans lemilieu seolaire, familial, éventuellementdu travail.Ce mouvement s'est traduit pas une diver-sification des lieux et structures d'inter-vention: hôpitaux de jour (le patient rentrechez lui le soir), appartements thérapeu-tiques, struetures scolaires spécialisées,eentres médicoédueatifs, ateliers protégéset autres lieux d'accueil. Les aetivités aussi

Mots-clés• TEACCH (treatment and education for

autistic and related communication-

handicapped chi/dren).

• Le programme IDDEES (intervention,

développement, domicile, éeole, entre-

prise, supervision) a été eréé par Ia

psyehologue Maria Pilar Gattegno.

• La méthode Floortime du psyehiatre

Stanley Greenspan, médeein et protes-

seu r à I'université George Washington,

anere sa pratique sur les aptitudes

émotionnelles de I'enfant.

• Le programme RDI (relationship

development intervention) créé par Steven

Gutstein.

• Le programme PECS (picture exchange

communication system) promu par

Andrew Bondy et Lori Frost.

Toutes ces méthodes se prévalent de

résultats plus ou moins miraeuleux dans le

traitement de I'autisme .• J.-F.D.

Février 2010 ScIENCES HUMAlNES 27W212

.Focus

La bataille de I'autisme

Dans son Histoire de

I'autisme (OdileJacob,2009),JacquesHochmann parle de«grand renversement»

pour désigner un change-ment de cap dansI'approche de I'autisme. 11

situe le tournant en 1979.Cette année-Ià, aux Etats-Unis, Ia revue américaineJournal of Autism and

Childhood Schizophrénia

change de direction.Jusque-Ià, le comité derédaction était dirigémajoritairement par despsychiatres d'orientationpsychanalytique oupsychopathologique. IIsconçoivent I'autismecomme une maladiementale - une psychose -dont les causes peuventêtre «psychoqénétiques»(relation avec les parents).Elle doit être traitée pardes moyens psychothéra-peutiques. A partir de1979, il Ya une prise du

pouvoir par les tenantsd'une approche neurobio-logique et génétique.Finies les causes psycho-logiques et Ia culpabilisa-tion des parents. t'autts-

me a une causeorganique. C'est unhandicap que I'on doitchercher à compenser. 11

faut surtout permettreI'insertion sociale etscolaire des autistes,comme on le fait pourcertains handicapés.Cette approche estsoutenue par desassociations de parentsautistes qui rejettent Iapsychanalyse (et Iaculpabilisation). BernardRimland, psychologue,pêre d'autiste et fondateurd'Autism Society ofAmerica, mêne un combatrésolu pour imposer cettenouvelle approche. Dansplusieurs pays seconstituent des associa-tions de parents (en

se sont diversifiées. Lautiste est convié àparticiper à toute une gamme d'activitésdont les frontieres entre traitement, priseen charge et animation ne se révêlent pastoujours três daires: art-thérapie (peinture,musique, théâtre), animations diverses(sport, sorties), activités scolaires ou réé-ducation (orthophonique etlou physique).Certains centres s'essaient à Ia zoothérapieavec les chevaux.les dauphins, ou dans desfermes thérapeutiques.Le spectre des thérapies proprement ditesa beaucoup évolué selon Ies époques, lespays, et les centres hospitaliers ou chaq ueéquipe est assez autonome pour définir sastratégie de soin (encadré ci-dessus) (4).

11fut un temps ou Ia psychanalyse a connu

28 SClENCES HUMAINES Février 2010W212

France, I'associationAutisme France).Psychanalystes versus

neurobiologistes?La bataille de I'autisme nemet pas aux prisesseulement deux camps:psychanalystes (en déclin)contre «screntistes»

(com portementalistes)soutenus par les associa-tions de parents. Enréalité, il y a aujourd'huitout un spectre depositions mettant auxprises une pléiaded'acteurs: les thérapeutes(psychiatres et infirmiers),les familles, les associa-tions de parents, lesinstitutions médicales etles plans gouvernemen-taux (i). Les enjeux sontidéologiques, mais aussiprofessionnels et finan-ciers (remboursement dessoins, recrutementd'intervenants). _ J.-F.D.

(1) Comme le plan autisme.

son heure de gloire avec ses séances d'en-tretiens individuels et ses groupes deparole. Dans les années 1970, l'antipsy-chiatrie a eu une influence certaines dansde nombreux pays. Depuis les années1990, surtout dans les pays anglo-saxons,ce sont les méthodes développernentalespuis comportementalistes qui ont le venten poupe. Tout une panoplie de program-mes est née dans ce sillage: méthodesTEACCH, ABA, PECS, IDDEES, RDI...(encadré p. 27).Arrêtons-nous sur l'une d'entre elles: l'ABAqui fait par ticul iêrernent parler d'elledepuis le début des années 2000. L'ABAaété mise au point dês les années 1960 parIvar Lovaas, un psychologue américain.

A cette époque, Ia psychologie est encoredominée par le paradigme behavioristequi fait de l'apprentissage Ia dé du com-portement humain.Le behaviorisme ne se limitait pas auxrecherches. On se souciait également deses applications pratiques. L'ABA (appliedbehauior analysis ou analyse appliquéedu comportement) regroupait toutes lesapplications du behaviorisme: éducation,marketing, psychothérapies. C'est dans cecadre que r. Lovaas va proposer un traite-ment comportemental de l'autisme dês lemilieu des années 1960.

La méthode ABAL'approche behavioriste ne cherche pasà comprendre les causes profondes del'autisme mais à modifier le comporte-ment. Le but est pragmatique: il s'agit deremplacer les comportements pathologi-ques (crises d'agressivité, automutilations,gestes stéréotypés) par des comporte-ments adaptés, c'est-à-dire conformes àune vie sociale élémentaire. Pour cela,on utilise Ia récompense et Ia punition,autrement dit Ia carotte et le bâton. Ainsi,comme l'autiste présente de graves trou-bles de Ia communication, on va encoura-ger ses tentatives de communication parune récompense: un bonbon ou un fruitpar exemple. Inversement, les conduitespathologiques seront sanctionnées. Audépart, r. Lovaas n'hésitait pas à avoirrecours aux chocs électriques! Au fil desannées, Ia méthode sera perfectionnée.On supprimera les punitions par Ia «dés-habituation»: pratiquement, cela consisteà rester indifférent aux cris et aux crisesafin que l'autiste n'en fasse pas un modede communication.:LABA préconise une intervention à Iafois précoce et intensive. Précoce: il fautdémarrer le programme le plus tôt possi-ble, dês 3 ans. Intensive: de 15 à 25 heurespar semaine, parfois plus. Cela demandeIa mobilisation de toute une équipe édu-cative et entraine un coüt élevé.La méthode ABA est devenue, sous l'im-pulsion d'I. Lovaas, une école thérapeu-tique tres active, avec ses centres asso-ciés, ses formateurs, ses intervenants, sessections nationales, ses publications et

, , Si I'éducation est unecondition nécessaire audéveloppement normal deI'enfant, elle n'est pas en sai

suffisante. "

sites Internet. 11suscite l'intérêt d'asso-ciations de parents déçues par I'approchepsychanalytique. Dans plusieurs pays,comme le Canada et Ia Suede, Ia méthodeest même prise en charge par les assuran-ces sociales.r. Lovaas s'est vite targué de résultats excep-tionnels grâce à Ia méthode ABA. Certainesétudes font état d'une amélioration nettequi permettrait à Ia moitié des enfants prisen charge assez tôt de suivre par Ia suiteune scolarité normale. Les tenants de I'ABAinsistent d'ailleurs beaucoup sur Ia néces-sité d'évaluer les résultats et en font un cri-tere de Iégitimation de Ieur démarche.

On améliore, on ne guérit pas!Les résultats, comme toujours, ont faitl'objet de controverse (5). En fait, Ies éva-Iuations portent sur l'amélioration de Iacommunication, du langage et de l'in-sertion sociaIe. Si Ies résultats de l'ABAsembIent positifs, ilest clair qu'il s'agit biend'une amélioration dans Ia communíca-tion, dans l'adaptation à Ia vie de famille età l'école. Ce qui représente déjà un résultatconsidérable. Mais en aucun cas, il s'agítd'une guérison.En d'autres terrnes, on peut faire des autís-tes plus compétents, plus épanouis, mieuxintégrés, mais on ne Ies guérit pas. Ce quereconnaissent d'ailleurs Ia plupart des pro-fessionneIs qui pratiquent Ia méthode.Il en va de même pour tous Ies autres trai-tements psychothérapeutiques. Depuissoixante ans que l'on étudie et que l'onrecherche des traitements, force est d'ad-mettre que personne n'a trouvé de véri-table traitement permettant de sortir de

Focus.Enfants-Ioups, enfants-placards, autístes

l'autisme comme on Ie peut de Ia grippeou de Ia Ieucémie.Quelle conclusion tirer de tout cela? Lespratiques intensives de stimulation peu-vent - sous réserve d'inventaire - amélío-rer Ia vie des autistes mais ne suffisent paspour rétablir un fonctionnement normal.Les thérapies peuvent prétendre compen-ser un déficit mais pas Ie supprimer. Unautiste restera toujours autisteUne grande Ieçon peut être tirée: si l'édu-cation est une condition nécessaire audéveloppement normal de l'enfant, ellen'est pas en soi suffisante. Il faut aussi queIe cerveau de l'enfant soit apte à capter Iesstimuli (regards, mots, caresses) que Iuienvoie son entourage. Or c'est justementce déficit communicationnel qui sembleau CCEurdu trouble autistique.L'autisme montre que si Ie cerveau de l'en-fant n'est pas configuré correctement pourpermettre Ia communication et Ies rela-tions sociales, alors son développementsera séverement altéré, et ce, malgré lessimulations continues d'équipes de soi-gnants se relayant des jours, des semaineset des mais autour de lui.Le développement de l'enfant apparaitdonc comme Ie produit d'une cocons-truction entre Ies stimulations de l'envi-ronnement et Ia dynamique propre ducerveau qui doit développer les dispositifspropres à capter les sources fournies parl'environnement. _

1) Leo Kanner, «Autlstic disturbances ot aHective

contact», Nervous Child, vol. li, n° 3, 1943.

(2) Cette these, avancée pour Ia prerniere tais parLeo Kanner, tut ensuite popularisée par le

psychanalyste Bruno Bettelheim dans La Forteressevide, 1967, rééd. Gallimard, coll. «Folio essais»,

2003. Auiourd'hui, cette théorie est abandonnée par

Ia grande majorité des psychiatres.

(3) Pour une revue de détail voir Jean-FrançoisDortier, Les Humains. Mode d'emploi, éd. Sciences

Humaines, 2009.

(4) Même si, de plus en plus,le poids desfamilles, les directives administratives et lestinancements interviennent.

(5) Dês 1973, Edward Omitz commentait les

premiers résultats en remarquant que I'entant prisen charge était sans doute plus gérable, mais qu'il

restait autiste.

Un nouveauregard surIa nature humaine

Cet article est un extrait du livre Les

Humains. Mode d'empk» (éd. Sciences

Humaines, 2009), dans lequel on trouvera un

récit détaillé de I'affaire des enfants sauvages

(de Victor de l'Aveyron aux enfants-Ioups en

passant par les cas de Genie ou des enfants

roumains abandonnés).

Mais ce livre va plus loin. 11propose d'explo-

rer plusieurs aspects de Ia nature sociale de

I'humain. Notre espêce a développé toute

une palette d'émotions sociales -I'amour, Ia

morale, Ia soif de reconnaissance, le souci

des apparences - qui pousse les êtres

humains à s'associer aux autres et à

rechercher gratifications et caresses

symboliques.

Dans cet ouvrage, d'autres facettes de Ia

condition humaine sont explorées: les

raisons profon-

des de Ia lâcheté

et du mensonge

(pourquoi

sommes-nous si

menteurs?),les

petits calculs

intérieurs et les

grandes causes

(comptes et

mécomptes de Ia

vie quotidienne),

les tentatives,

toujours remises sur le chantier, de contrôler

sa propre existence (Ia guerre contre soi). On

y croisera aussi bien des personnages

(Montaigne et Emmanuel Kant), des

milliardaires hyperactifs et des sou ris

terrorisées, le pape et les Pygmées,

Chateaubriand et George Clooney, une jeune

femme amoureuse et, enfin, un quinquagé-

naire au régime: I'auteur .•

FLORA YACINE

Février 2010 ScIENCES HUMAlNES 29W212