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1 Germaine de Staël et Benjamin Constant, l’esprit de liberté Dossier pédagogique 20 mai-1 er octobre 2017 Responsable médiation culturelle : Mélanie Exquis / [email protected]

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Germaine de Staël et

Benjamin Constant,

l’esprit de liberté

Dossier pédagogique

20 mai-1er octobre 2017

Responsable médiation culturelle :

Mélanie Exquis / [email protected]

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L’exposition

A l’occasion du bicentenaire de la mort de Germaine de Staël (Paris, 14 juillet 1817) et

des 250 ans de la naissance de Benjamin Constant (Lausanne, 25 octobre 1767), la

Fondation Martin Bodmer présente une exposition qui met en lumière l’œuvre

passionnante et la vie mouvementée de ce « couple » qui compte parmi les plus célèbres

de l’histoire littéraire et politique du monde francophone. Pionniers du romantisme et du

libéralisme, précurseurs de l’écriture intime, opposants à Napoléon, penseurs majeurs de

la modernité et de la diversité culturelle, Germaine de Staël et Benjamin Constant ont

joué un rôle décisif dans la vie intellectuelle de leur temps, au tournant des XVIIIe et

XIXe siècles. Grâce à un riche ensemble de documents (manuscrits, éditions originales et

rares, tableaux, gravures, objets), l’exposition éclairera de manière renouvelée, à travers

deux destins croisés, une période charnière durant laquelle s’est dessiné l’avenir de

l’Europe, entre Lumières, Révolution, Empire et Restauration.

Germaine de Staël et Benjamin Constant :

deux enfants des Lumières

Au cours de la visite, les élèves découvriront le parcours de vie de ces deux enfants des

Lumières : de la jeunesse brillante de Germaine de Staël, qui évolue dans le salon

parisien tenu par sa mère, et qui se confronte aux grands esprits de son temps, à

l’enfance itinérante de Benjamin Constant qui se caractérise par sa précocité littéraire. Ils

se rencontrent à Lausanne en 1794, quelques années après la Révolution française et la

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période de la Terreur (1792-1794). Une complicité sentimentale et intellectuelle

fulgurante se noue entre eux, qui correspond au besoin de ces deux jeunes gens

d’analyser les événements de 1789, ainsi que ses excès. Tous deux souhaitent repenser

le système politique et aboutir à un régime politique qui garantisse l’équilibre des

pouvoirs. Entre 1794 et 1802, ils collaborent étroitement autour de la rédaction d’essais

(Réflexions sur le procès de la Reine, De l’Influence des passions pour Germaine de

Staël, et De la force du gouvernement actuel et Des effets de la Terreur, pour Constant).

Ils partagent leurs idées, et nourrissent mutuellement leurs pensées. Leurs échanges

continuent au château de Coppet ou Mme de Staël se réfugie, après avoir été interdite de

séjour à Paris suite à la publication de son roman épistolaire Delphine, dédié à la

« France silencieuse ». Acquis par Jacques Necker (père de Mme de Staël) en 1784, ce

lieu, situé à un carrefour de l’Europe, devient un espace brillant d’effervescence culturelle

et un pôle de la pensée cosmopolite. Germaine de Staël réunit en effet les grands

intellectuels européens de l’époque, qui projettent alors l’idée d’une nouvelle Europe. Il

est également question de littérature : les origines géographique diverses des

protagonistes permettent de confronter les différents types de romantisme en vigueur

dans le reste de l’Europe et de réfléchir aux genres littéraires et leurs fonctions, afin

d’aboutir à une nouvelle vision de la littérature, plus en phase avec la société dans

laquelle elle évolue. Ces intellectuels redéfinissent ainsi le rôle et les enjeux de la

littérature. Ces discussions marqueront profondément l’œuvre littéraire de De Staël et

Constant. Malgré la complicité intellectuelle, la liaison du couple est orageuse et ponctuée

par de nombreuses querelles. Elle s’achève par une rupture en 1811.

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Des précurseurs du romantisme à l’autofiction

Le mouvement littéraire romantique1 se développe tardivement en France, alors qu’il est

déjà bien implanté en Angleterre ainsi qu’en Allemagne. C’est au cours des premières

années du XIXe siècle, après la Révolution, que Mme de Staël produit deux traités

majeurs, précurseurs de la littérature comparée. Dans De la littérature (1800), Mme de

Staël propose d’interroger la littérature, prise dans son contexte culturel et social, et

inversement : « Je me suis proposé d’examiner quelle est l’influence de la religion, des

mœurs et des lois sur la littérature, et quelle est l’influence de la littérature sur la

religion, les mœurs et les lois »2. Cet ouvrage joue un rôle décisif dans l’histoire de la

critique littéraire, et est à l’origine de l’utilisation du terme « littérature » qui va se

substituer progressivement à celui de « belles-lettres », employé jusqu’alors. Dans ce

texte, elle constate notamment que l’environnement et le climat ont un impact sur la

création littéraire et artistique. De même, la description de paysages peut entrer en

adéquation avec les états d’âmes, qui se font les reflets des affects. De l’Allemagne

(1810) présente les grandes œuvres de la littérature allemande ou apparaît le Sturm und

Drang (mouvement romantique allemand) et oppose la rigidité du classicisme à une

littérature fondée sur l’exaltation des sentiments personnels et sur l’introspection de

l’âme humaine.

Ces ouvrages, emprunts d’une sensibilité nouvelle, vont initier les lecteurs au

romantisme et en définir certains aspects, appelés à inspirer la nouvelle génération

romantique en France. Après la rédaction de traités littéraires, politiques ou moraux,

Mme de Staël s’intéresse à l’univers romanesque et à la fiction. Elle met en scène des

personnages qui se feront les porte-paroles des concepts et idées émis dans son œuvre

théorique. En 1802, elle publie son premier roman, Delphine, puis Corinne ou l’Italie, au

sein duquel se mêlent éléments biographiques et apports fictionnels.

1 Mouvement protéiforme, le Romantisme est difficile à définir sans se montrer réducteur. On peut néanmoins le caractériser au niveau formel par le mélange des genres, par des effets de contraste, et l’abandon des unités. Au niveau thématique, on retrouve un intérêt marqué pour le passé et l’Histoire, la mort et la nostalgie. Au niveau narratologique, la figure du «moi» devient essentielle et témoigne de cette sensibilité nouvelle, centrée sur l’individu. 2 DE STAËL, Germaine, De la littérature, Paris, Flammarion, 1991, p. 65.

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Une semblable ambigüité est perceptible dans l’œuvre de Benjamin Constant, qui s’est

beaucoup essayé à l’écriture de soi. Il a en effet tenu plusieurs journaux intimes au cours

de son existence. Cette pratique qui se développe au XIXe témoigne de la nouvelle place

accordée à l’individu, qui est placé au centre de la réflexion. Constant s’inspire de son

vécu pour créer un univers fictionnel et pour évoquer les ressentis de ses personnages.

Dans Adolphe (1816), il mêle éléments biographiques et fiction : des extraits

apparaissent comme étant des transpositions d’épisodes réels. Rédigé à la première

personne, le texte constitue un chef d’œuvre du roman d’introspection qui s’inscrit dans

la lignée de que l’on nomme roman personnel. Le récit, empreint de subjectivé, se fait

l’expression d’un moi souffrant et offre une analyse fine des sentiments et des ressentis.

Le jeune héros livre ses pensées, doutes, et dissèque ses ressentis avec lucidité.

Le succès du texte est considérable, et les lecteurs, de même que la critique littéraire3,

relèvent l’aspect autobiographique de l’œuvre et tendent à assimiler Adolphe à son

auteur. Constant déplore cette lecture restrictive, qu’il dénonce dans la préface de la

seconde édition : «Cette fureur de reconnaître dans les ouvrages d’imagination les

individus qu’on rencontre dans le monde, est pour ces ouvrages un véritable fléau. Elle

les dégrade, leur imprime une direction fausse, détruit leur intérêt et anéantit leur utilité.

Chercher des allusions dans un roman, c’est préférer la tracasserie à la nature, et

substituer le commérage à l’observation du cœur humain.» Pour Constant, rechercher

l’auteur dans l’œuvre littéraire induit à manquer l’enjeu même d’écriture. La transposition

littéraire et romanesque de l’expérience vécue est ainsi problématisée dans le travail

d’écriture de Constant, qui se fait précurseur, avec Mme de Staël, de l’autofiction4, genre

qui se développera au 20e siècle.

3 « Tout faiseur de romans se peint plus ou moins dans son héros », article consacré à Adolphe dans le Journal des débats, le 9 juillet 1816. 4 « Récit dans lequel l’auteur raconte sa propre vie, mais sous une forme romancée, en modifiant les noms et les lieux, par exemple. » Définition qui figure dans : CONSTANT, Benjamin, Adolphe, Paris, Folio, 2006, p. 174.

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La lutte pour la liberté

Les deux écrivains ont donné une œuvre littéraire considérable mais ils se sont

également investis dans les affaires publiques et ils ont pris la plume pour défendre un

certain nombre de principes et de valeurs. Ils se caractérisent par leur lutte pour la

défense des libertés institutionnelles et individuelles. Tous deux ont réfléchi à ce que

pouvait signifier être libre. Dans la préface de Mélanges de littérature et de politique

publié juste avant sa mort, Benjamin Constant déclare : « J’ai défendu quarante ans le

même principe, liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en

politique : et par liberté, j’entends le triomphe de l’individualité, tant sur l’autorité qui

voudrait gouverner par le despotisme que sur les masses qui réclament le droit d’asservir

la minorité à la majorité. Le despotisme n’a aucun droit. »5 Constant aura rédigé de

nombreux traités et des centaines d’articles sur le sujet, énonçant l’idée de la limitation

du pouvoir, quelque-soit le régime en place. Il existe une sphère inviolable, celle de

l’individu. Il se fait le défenseur de la liberté d’expression et de la liberté de la presse,

dont il est un des grands avocats. Madame de Staël, quant à elle, lutte contre Napoléon

et le pouvoir despotique. D’abord interdite de séjour à Paris après avoir dédié le roman

épistolaire Delphine6 à la « France silencieuse », elle est exilée de France en 1810, suite

à la publication de De l’Allemagne, jugé anti-français. Elle se lance dans un périple afin

de gagner l’Angleterre, pour y publier son texte, mis au pilori en France. Au cours de son

voyage, elle rencontre les élites des pays qu’elle traverse afin de les liguer contre

l’Empire napoléonien. A son retour d’exil, dès 1813, le combat de Mme de Staël se

concentre contre l’esclavage. Elle effectue de nombreuses interventions à ce sujet et

rédige notamment un Appel aux souverains pour obtenir l’abolition de la traite négrière.

5 Cité dans : Ibid, pp. 131-132. 6 Le roman, sous forme épistolaire, livre au fil des échanges différents points de vue sur la Révolution française,

et offre un discours en faveur de la liberté.

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Objectifs pédagogiques :

Découvrir les destins croisés de Germaine de Staël et Benjamin Constant

Se familiariser avec l’époque charnière des Lumières au Romantisme

Acquérir des connaissances sur le cycle Révolution / Empire / Restauration

Comprendre l’importance du groupe de Coppet dans l’histoire de la pensée

S’intéresser à une exceptionnelle pionnière de la cause féministe, qui s’est battue

pour la liberté et l’abolition de l’esclavage

Etudier un ensemble de manuscrits autographes d’œuvres célèbres traduites dans

le monde entier (Adolphe, Principes de politique…)

Observer les prémisses du romantisme en France et les thèmes liés à ce

mouvement littéraire

(Re)découvrir le musée de la Fondation Martin Bodmer

Pistes de réflexions :

La liberté d’expression : qu’est-ce que c’est ?

Réfléchir à la liberté d’expression de nos jours

S’interroger sur le cosmopolitisme et sur la diversité culturelle

Des témoins de l’histoire : avoir vingt ans et vivre la Révolution française

S’interroger sur les modalités de transposition romanesque d’un récit

autobiographique

Bibliographie :

HOFFMAN, Etienne, ROSSET, François, Le Groupe de Coppet, Une constellation

d’intellectuels européens, Lausanne, PPUR, 2015.

BURNAND, Léonard, GENAND, Stéphanie, JAKUBEC, Doris, SIDJANSKI, Dusan, Germaine

de Staël, retour d’exil, Genève, Zoé, 2015.

BURNAND, Léonard, GENAND, Stéphanie, SETH Catriona (dirs.), Germaine de Staël et

Benjamin Constant, l’esprit de liberté, Perrin, Paris, 2017.

DARCOS, Xavier, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1992.

Pour le jeune public : DOMMEN, Bridget et Caroline, Madame de Staël prend sa plume,

Genève, La joie de lire, 2015.

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Les visites guidées sont ajustées au niveau ainsi qu’à l’âge des élèves et peuvent être

adaptées selon les souhaits de l’enseignant/e avec le programme scolaire. Ponctuées de

lectures d’extraits, la visite permet de susciter la réflexion sur les textes de Mme de

Staël et de Benjamin Constant et de stimuler la sensibilité littéraire des élèves. Elle peut

être suivie d’ateliers d’écriture :

1) Ecrire sur soi. Entre fiction et récit autobiographique, les élèves seront invités à composer

un texte sur un événement de vie. Ils s’interrogeront ainsi sur la transposition romanesque

d’une expérience vécue.

2) A la suite des proverbes dramatiques7, genre théâtrale de société pratiqué au XVIIIe et

XIXe et très apprécié par Germaine de Staël et Benjamin Constant, les élèves auront pour

mission d’imaginer, par groupes, un synopsis (scénario) à partir d’un proverbe.

Gratuit pour les classes du DIP. / Réservation : [email protected]

Annexes

I. Extraits de textes issus des œuvres de Germaine de Staël et Benjamin Constant

Le portrait de Mme de Malbée, alias Germaine de Staël

Cet extrait de texte fait partie d’un des trois récits retrouvés au début du XXe siècle parmi les

manuscrits de Benjamin Constant. Rédigés à la première personne, Ma vie, Amélie et Germaine et

Cécile sont des textes inachevés et inspirés en grande partie inspirés de la vie de leur auteur. Ecrits

entre 1803 et 1812, Constant raconte sa jeunesse (Ma vie) et ses relations amoureuses. Ce

passage, issu de Cécile, fait le récit de sa rencontre avec Mme de Malbée, dont les traits

s’apparentent fortement avec Germaine de Staël.

« Quoique je n’aie point à traiter ici de ce qui se passa pendant quinze ans entre Mme de Malbée et moi,

je ne puis toutefois me dispenser de parler en détail d’une femme, dont le caractère et les passions, le

charme et les défauts, les imperfections et les qualités furent d’une si grande importance pour le sort de

Cécile et pour le mien.

Lorsque je rencontrai Mme de Malbée elle était dans sa vingt-septième année. Une taille plutôt petite que

grande, et trop forte pour être svelte, des traits irréguliers et trop prononcés, un teint peu agréable, les

plus beaux yeux du monde, de très beaux bras, des mains un peu trop grandes, mais d’une éclatante

blancheur, une gorge superbe, des mouvements trop rapides, et des attitudes trop masculines, un son

de voix très doux, et qui, dans l’émotion, se brisait d’une manière singulièrement touchante, formaient un

ensemble qui frappait défavorablement au premier coup d’œil, mais qui, lorsque Mme de Malbée parlait

et s’animait devenait d’une séduction irrésistible. Son esprit, le plus étendu qui ait jamais appartenu à

aucune femme, et peut-être à aucun homme, avait, dans tout ce qui était sérieux, plus de force que de

grâce, et dans ce qui touchait à la sensibilité, une teinte de solennité et d’affectation. Mais il y avait, dans

sa gaîté, un certain charme indéfinissable, une sorte d’enfance et de bonhomie, qui captivait le cœur, en

établissant momentanément entre elle et ceux qui l’écoutaient une intimité complète, et qui suspendait

toute réserve, toute défiance, toutes ces restrictions secrètes, barrières invisibles que la nature a mises

entre tous les hommes, et que l’amitié même ne fait point disparaître tout à fait.

Mme de Malbée vivait depuis à peu près un an en Suisse où la Révolution l’avait engagée à se retirer.

Élevée dans la société la plus brillante de France, elle avait pris une partie des formes élégantes de cette

7 Les pièces de Carmontelle et d’Alfred de Musset (On ne badine pas avec l’amour, Il ne faut jurer de rien,…) sont les plus connues.

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société ; elle avait surtout cette habitude qui distingue des Français de la première classe. Son esprit

m’éblouit, sa gaîté m’enchanta, ses louanges me firent tourner la tête. Au bout d’une heure elle prit sur

moi l’empire le plus illimité qu’une femme ait peut-être jamais exercé. Je me fixais d’abord près d’elle et

chez elle ensuite. Je passai tout l’hiver à l’entretenir de mon amour.8 »

Engagement réciproque entre G. de Staël et B. Constant, avril 17969

« Nous promettons de nous consacrer réciproquement notre vie, nous déclarons que nous nous

regardons comme indissolublement liés, que notre destinée, sous tous les rapports, est pour jamais en

commun, que nous ne contracterons jamais aucun autre lien, et que nous resserrerons ceux qui nous

unissent, aussitôt que nous en aurons le pouvoir.

Je déclare que c'est bien du fond de mon cœur que je contracte cet engagement, que je ne connais rien

sur la terre d'aussi aimable et d'aussi bon que Madame de Staël, que j'ai été le plus heureux des hommes

pendant les quatre mois que j'ai passés avec elle, et que je regarde comme le plus grand bonheur de ma

vie de pouvoir rendre la sienne heureuse, vieillir doucement avec elle, et arriver au terme avec l'âme qui

me comprend et sans laquelle il n'y aurait plus pour moi aucun intérêt, aucune émotion sur cette terre.»

Benjamin Constant, Adolphe, chapitre XVII10

« Je parlais ainsi ; mes yeux se mouillaient de larmes ; mille souvenirs rentraient comme par torrents

dans mon âme ; mes relations avec Ellénore m’avaient rendu tous ces souvenirs odieux. Tout ce qui me

rappelait mon enfance, les lieux où s’étaient écoulées mes premières années, les compagnons de mes

premiers jeux, les vieux parents qui m’avaient prodigué les premières marques d’intérêt, me blessait et me

faisait mal ; j’étais réduit à repousser, comme des pensées coupables, les images les plus attrayantes et les

vœux les plus naturels. La compagne que mon imagination m’avait soudain créée s’alliait au contraire à

toutes images et sanctionnait tous ces vœux ; elle s’associait à tous mes devoirs, à tous mes plaisirs, à tous

mes goûts ; elle rattachait ma vie actuelle à cette époque de ma jeunesse où l’espérance ouvrait devant moi

un si vaste avenir, époque dont Ellénore m’avait séparé comme un abîme. Les plus petits détails, les plus

petits objets se retraçaient à ma mémoire : je revoyais l’antique château que j’avais habité avec mon père,

les bois qui l’entouraient, la rivière qui baignait le pied de ses murailles, les montagnes qui bordaient son

horizon ; toutes ces choses me paraissaient tellement présentes, pleines d’une telle vie, qu’elles me

causaient un frémissement que j’avais peine à supporter ; et mon imagination plaçait à côté d’elles une

créature innocente et jeune qui les embellissait, qui les animait par l’espérance. J’errais plongé dans cette

rêverie, toujours sans plan fixe, ne me disant point qu’il fallait rompre avec Ellénore, n’ayant de la réalité

qu’une idée sourde et confuse, et dans l’état d’un homme accablé de peine, que le sommeil a consolé par

un songe, et qui pressent que ce songe va finir. Je découvris tout à coup le château d’Ellénore, dont

insensiblement je m’étais rapproché ; je m’arrêtai, je pris une autre route : j’étais heureux de retarder le

moment où j’allais entendre de nouveau sa voix.

Le jour s’affaiblissait : le ciel était serein ; la campagne devenait déserte ; les travaux des hommes

avaient cessé : ils abandonnaient la nature à elle-même. Mes pensées prirent graduellement une teinte plus

grave et plus imposante. Les ombres de la nuit qui s’épaississaient à chaque instant, le vaste silence qui

m’environnait et qui n’était interrompu que par des bruits rares et lointains, firent succéder à mon

imagination un sentiment plus calme et plus solennel. Je promenais mes regards sur l’horizon grisâtre dont

je n’apercevais plus les limites, et qui, par là même, me donnait, en quelque sorte, la sensation de

l’immensité. Je n’avais rien éprouvé de pareil depuis longtemps : sans cesse absorbé dans des réflexions

toujours personnelles, la vue toujours fixée sur ma situation, j’étais devenu étranger à toute idée générale ;

je ne m’occupais que d’Ellénore et de moi : d’Ellénore, qui ne m’inspirait qu’une pitié mêlée de fatigue ; de

moi, pour qui je n’avais plus aucune estime. Je m’étais rapetissé, pour ainsi dire, dans un nouveau genre

d’égoïsme, dans un égoïsme sans courage, mécontent et humilié ; je me sus bon gré de renaître à des

8 CONSTANT, Benjamin, Ma vie, Amélie et Germaine, Cécile, Paris, Flammarion, pp. 150-152. 9 Manuscrit autographe, avril 1796, collection particulière. 10 CONSTANT, Benjamin, Adolphe, Paris, Folio, 2006, pp. 78-79.

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pensées d’un autre ordre, et de me retrouver la faculté de m’oublier moi-même, pour me livrer à des

méditations désintéressées ; mon âme semblait se relever d’une dégradation longue et honteuse.

La nuit presque entière s’écoula ainsi. Je marchais au hasard ; je parcourus des champs, des bois,

des hameaux où tout était immobile. De temps en temps j’apercevais dans quelque habitation éloignée une

pâle lumière qui perçait l’obscurité. Là, me disais-je, là peut-être quelque infortuné s’agite sous la douleur,

ou lutte contre la mort ; contre la mort, mystère inexplicable, dont une expérience journalière paraît n’avoir

pas encore convaincu les hommes ; terme assuré qui ne nous console ni ne nous apaise, objet d’une

insouciance habituelle et d’un effroi passager ! Et moi aussi, poursuivais-je, je me livre à cette

inconséquence insensée ! Je me révolte contre la vie, comme si la vie ne devait pas finir ! Je répands du

malheur autour de moi, pour reconquérir quelques années misérables que le temps viendra bientôt

m’arracher ! Ah ! renonçons à ces efforts inutiles ; jouissons de voir ce temps s’écouler, mes jours se

précipiter les uns sur les autres ; demeurons immobile, spectateur indifférent d’une existence à demi

passée ; qu’on s’en empare, qu’on la déchire : on n’en prolongera pas la durée ! vaut-il la peine de la

disputer ? »

Germaine de Staël, De l’Allemagne, chapitre XXVIII, Des romans11

« De toutes les fictions les romans étant la plus facile, il n’est point de carrière dans laquelle les écrivains

des nations modernes se soient plus essayés. Le roman fait pour ainsi dire la transition entre la vie réelle

et la vie imaginaire. L’histoire de chacun est, à quelques modifications près, un roman assez semblable à

ceux qu’on imprime, et les souvenirs personnels tiennent souvent à cet égard lieu d’invention. On a voulu

donner plus d’importance à ce genre en y mêlant la poésie, l’histoire et la philosophie ; il me semble que

c’est le dénaturer. Les réflexions morales et l’éloquence passionnée peuvent trouver place dans les

romans ; Mais, l’intérêt des situations doit être toujours le premier mobile de cette sorte d’écrit. Et jamais

rien ne peut en tenir lieu. Si l’effet théâtral est la condition indispensable de toute pièce représentée, il

est également vrai qu’un roman ne serait ni un bon ouvrage, ni une fiction heureuse, s’il n’inspirait pas

une curiosité vive ; c’est en vain que l’on voudrait y suppléer par des digressions spirituelles, l’attente de

l’amusement trompée causerait une fatigue insurmontable.

La foule des romans d’amour publié en Allemagne a fait tourner un peu en plaisanterie les clairs de lune,

les harpes qui retentissent le soir dans la vallée, enfin tous les moyens connus de bercer doucement

l’âme ; mais néanmoins il y a dans nous une disposition naturelle qui se plait à ces faciles lectures, c’est

au génie de s’emparer de cette disposition que l’on voudrait en vain combattre. Il est si beau d’aimer et

d’être aimé, que cet hymne de la vie peut se moduler à l’infini, dans quel cœur en éprouve de lassitude,

ainsi on revient avec joie au motif d’un chant embelli par des notes brillantes. Je ne dissimulerai pas

cependant que les romans, même les plus purs, font du mal ; ils nous ont trop appris ce qu’il y a de plus

secret dans les sentiments. ON ne peut plus rien éprouver sans se souvenir de l’avoir lu, et tous les

voiles du cœur ont été déchirés. Les Anciens n’auraient jamais fait ainsi de leur âme un sujet de fiction ; il

leur restait un sanctuaire où même leur propre regard aurait craint de pénétrer ; mais enfin le genre des

romans admis, il y faut de l’intérêt, et c’est, comme le disait de Cicéron de l’action dans l’orateur, la

condition trois fois nécessaire.

Les Allemands comme les Anglais sont très féconds en romans qui peignent la vie domestique. La

peinture des mœurs est plus élégante dans les romans anglais, elle a plus de diversité dans les romans

allemands. »

Germaine de Staël, De l’Allemagne, De la contemplation de la nature12

« La contemplation de la nature accable la pensée ; on se sent avec elle des rapports qui ne tiennent ni au bien ni

au mal qu’elle peut nous faire. Mais son âme visible vient chercher la nôtre dans son sein, et s’entretient avec

nous. Quand les ténèbres nous épouvantent ce ne sont pas toujours les périls auxquels il nous expose que nous

redoutons, mais c’est la sympathie de la nuit avec tous les genres de privation et de douleur dont nous sommes

pénétrés. Le soleil au contraire est comme une émanation de la divinité, comme le messager éclatant d’une prière

exaucée ; ses rayons descendent sur la terre, non seulement pour guider les travaux de l’homme, mais pour

exprimer de l’amour à la nature. »

11 DE STAËL, Germaine, De l’Allemagne, Paris, Flammarion, 1968, pp. 41-42. 12 Ibid., p. 269.

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II. Chronologie croisée Germaine de Staël – Benjamin Constant

22 avril 1766 : Naissance d’Anne Louise Germaine Necker à Paris, fille de

Suzanne Curchaud et de Jacques Necker, banquier genevois, devenu en 1776

ministre des finances de Louis XVI.

25 octobre 1767 : Naissance de Benjamin Constant à Lausanne, fils

d’Henriette de Chandieu, qui décède des suites de l’accouchement, et Juste

Constant de Rebecque, officier au service de Hollande.

14 janvier 1786 : Mariage de Germaine de Staël avec Eric-Magnus de Staël-

Holstein, ambassadeur de Suède en France. Mme de Staël tient un salon à Paris.

1789 : Révolution française. Mme de Staël et Benjamin Constant, qui ont alors

une vingtaine d’années, sont les témoins de la chute de l’Ancien Régime et de

ses valeurs.

18 septembre 1794 : Première rencontre de Mme de Staël et Benjamin

Constant à Montchoisy (Lausanne). Connexion intellectuelle de ces deux

grands penseurs qui veulent refaire le monde.

Avril 1796 : Pacte d’engagement réciproque entre les deux amants : « Nous

promettons de nous consacrer réciproquement notre vie, nous déclarons que

nous nous regardons comme indissolublement liés… »

Mai 1795 : Arrivées à Paris des deux amants. Constant entame une carrière politique.

1802 : Publication du premier roman de Mme de Staël, Delphine, qui marque

son entrée parmi les auteurs de fiction. Dédié à la « France silencieuse »,

l’ouvrage vaut à son auteur une interdiction de séjour à Paris. Mme de Staël

décide de quitter la France et de rejoindre le château de Coppet qui devient le

refuge des intellectuels exilés. Benjamin Constant la suit.

1806 : Début de la rédaction d’Adolphe, par Benjamin Constant, qui ne sera

publié qu’en 1816.

1807 : Parution de Corinne ou l’Italie, deuxième grand texte de fiction de

Germaine de Staël.

1810 : Germaine de Staël est exilée du territoire français suite à la publication

de son ouvrage De l’Allemagne, jugé anti-français. Début d’un périple à

travers l’Europe en guerre afin de gagner l’Angleterre.

1811 : Rupture officielle entre Mme de Staël et Benjamin Constant.

1813 : Arrivée de Mme de Staël à Londres, où elle réédite De l’Allemagne.

1814 : Suite à la chute de Napoléon, Mme de Staël retourne à Paris.

14 juillet 1817 : Décès de Mme de Staël à Paris.

8 décembre 1830 : Décès de Benjamin Constant à Paris.