Dossier Les sectes ont-elles Sectes d’hier et d’aujourd ...

2
4 L’Express du Pacifique | Lundi 18 septembre 2006 Dossier Accusée par la justice canadienne de l’enlèvement de ses propres enfants, la Française Nathalie Gettliffe est aujourd’hui emprisonnée à Surrey et sera jugée en no- vembre. M me Gettliffe déclare que c’est en voulant protéger sa fille et son fils de l’influence de leur père, membre de la controversée Église internationale du Christ, qu’elle avait quitté le Canada pour la France en 2001. L’Express du Pacifique se penche sur le phénomène des sectes au Canada, en s’interrogeant sur l’influence de certains mouvements religieux et le danger qu’ils peuvent représenter. Un dossier préparé par Victor Bouvéron. Les sectes ont-elles tous les droits ? Nouvelles religions, spiritua- lité alternative, mouvements de croyance émergents, philoso- phies minoritaires… Comment définir une secte ? François Cavana, journaliste français, a écrit en 2001 : « Une religion est une secte qui a réussi ». Cela est- il si simple ? L e Canada compte une très grande variété de re- ligions, mais n’en a aucu- ne d’officielle. L’idée du pluralisme des croyances est un aspect important de notre culture politique. La question de la liberté de culte demeure une compé- tence exclusive du gouvernement fédéral, qui ne fait aucune diffé- rence entre Église et secte. « Nous reconnaissons toutes les religions, n’importe lesquel- les, explique le Major Neil Parker, prêtre au sein du ministère de la Défense nationale, l’agence res- ponsable d’aménager les condi- tions de culte des différents grou- pes religieux au Canada. Pour des raisons administratives, nous pouvons quelquefois les regrou- per – par exemple les Églises protestantes, évangéliques… Mais nous ne faisons pas de distinction entre une religion et une secte. » Historiquement, on a employé le mot de « secte » pour désigner des groupes minoritaires, dis- sidents d’une organisation reli- gieuse pré-existante. Le XIX e siè- cle, époque marquée par maints questionnements spirituels, a vu la création de nombreux mouve- ments de ce type. Des Églises mil- lénaristes américaines issues du christianisme, comme le mormo- nisme ou les Témoins de Jéhovah, sont apparues à cette époque et demeurent aujourd’hui encore en activité. Vivianne Saint-Onge, origi- naire du Québec, est Témoin de Jéhovah depuis six ans. Elle affir- me sa croyance par opposition au catholicisme : « Contrairement aux catholiques, nous, les Témoins de Jéhovah, appliquons strictement la Bible. Il n’y a pas non plus de hiérarchie au sein de notre mouvement. Avant, mes parents étaient catholiques. Aujourd’hui, ils font partie des Témoins – le seul groupe à avoir été capable d’apporter des réponses à leurs interrogations spirituelles. Avant eux, nous avions rencontré les Mormons, mais ils sont comme les catholiques, ils ne font que donner leur lecture personnelle de la Bible. » Pas de consensus D’autres mouvements ne sont pas détachés d’une confession re- ligieuse existante, mais naissent d’un conglomérat disparate de pensées et de coutumes variées. On préfère les appeler « nouvelles religiosités » ou « spiritualités nou- velles ». L’Église de la Scientologie se définit par exemple comme « religion nouvelle », déclarant être l’héritière d’une longue tra- dition de pratiques et de philoso- phies religieuses. Depuis la fin des années 1970, le terme de « secte » a ce- pendant pris une connotation très négative, en raison de scandales qui ont entouré plusieurs grou- pes religieux. Des associations comme Info-Secte au Québec, Cult Education en Alberta ou en- core Citizens Against Mind Control en Saskatchewan ont été fondées pour informer le public face au danger que constituent certains de ces organismes. Selon Mike Kropveld, président d’Info-Secte, le seul critère valide pour qualifier un mouvement de « secte » est sa nocivité ou son extrême dangero- sité pour l’individu – en rendant systématiques en son sein des pratiques telles que la manipula- tion mentale, la destruction de la personne (sur le plan physique, psychique, intellectuel, relation- nel ou social) ou l’escroquerie. M. Kropveld souligne : « Si vous croyez qu’un mouvement est une secte, selon n’importe quelle défi- nition du mot, vous devez montrer que l’implication dans ce groupe est néfaste ou présente un risque pour la personne ou pour les en- fants ». Le président d’Info-Secte ajou- te que, contrairement à une idée répandue, on ne peut pas qualifier un mouvement de « secte » sim- plement parce que ses idéologies nous semblent farfelues – selon lui, croire que des extra-terrestres sont venus sur Terre pour dire LA vérité ou que l’oignon « va vers la perfection et vivra toujours » (comme le pensent les Adorateurs de l’oignon) ne constitue pas un danger en soi. M. Kropveld con- clut en soulignant qu’il n’y a pas encore de consensus quant à la définition-même de ce terme dans l’opinion publique : « Ce qu’on voit aujourd’hui, c’est qu’on emploie le mot de “secte” trop facilement. Parfois les gens l’utilisent en réfé- rence à des organisations comme l’Ordre du Temple Solaire ou la Porte du Paradis, où là vous avez vraiment des cas extrêmes de groupes représentant un danger pour l’individu. D’autres fois, ce mot est simplement utilisé pour désigner un mouvement inconnu ou qui a l’air un peu étrange dans son comportement ou son mode de vie. Certaines personnes vont aussi comparer les croyan- ces d’un autre groupe par rapport à leurs propres croyances, par exemple la manière dont il inter- prète la Bible, et vont estimer que c’est un mouvement hérétique et ainsi le qualifier de “secte” ». Dossier spécial Repères « La tolérance religieuse au Canada est durement mise à l’épreuve » John G. Stackhouse est en- seignant à l’Université de la Colombie-Britannique depuis plusieurs années. Spécialiste en matière de religion, de culture et de multiculturalisme, il a ac- cordé un entretien à L’Express du Pacifique sur le fait religieux au Canada à l’heure actuelle. LEP : Quelle est la signification première du mot « secte »? John Stackhouse : « Église » et « secte » sont des termes apparus dans la sociologie des religions, en Allemagne, avec les travaux de Max Weber et Ernst Troeltsch. « Église » signifiait église établie ou officielle – le christianisme, bien entendu. « Secte » signifiait une autre sorte d’Église chré- tienne, en dehors de celle qui était officielle. En Amérique du Nord, Australie, Nouvelle-Zélande, France et dans d’autres pays qui ne possèdent pas d’églises éta- blies ou officielles, cela ne signi- fie plus grand-chose de parler d’églises et de sectes. De ce fait, on parle plutôt d’« appellations » – simplement des courants chré- tiens différents avec des noms différents. LEP : Une secte est-elle synonyme de mouvement religieux ? J. S. : Non, mais les spécialistes utilisent le terme de « Nouveau Mouvement Religieux » (souvent écrit avec des lettres majuscu- les), plus consensuel que le mot « secte », que l’on utilisait par le passé. Celui-ci a plusieurs signi- fications. Le sens le plus perti- nent, ici, est celui d’un groupe qui partage une certaine histoire originelle commune avec le chris- tianisme (ou une autre grande religion) mais qui par la suite s’en détache dans sa croyance et ses pratiques, à tel point que l’Église- mère ne le reconnaît plus comme un simple groupe dissident, mais comme une religion alternative. Ainsi, les Témoins de Jéhovah et les mormons suivent des doctri- nes dont les racines sont chré- tiennes, mais qui diffèrent à ce point avec la branche principale du christianisme qu’ils ont été ap- pelés « cultes » et pas seulement « sectes » ou « appellations ». De la même façon, Baha est souvent considéré comme un culte au sein de l’islam. LEP : Quelle est l’origine de la grande diversité religieuse du Canada ? J. S. : Cette diversité religieuse a toujours existé au Canada. Les peuples autochtones pratiquaient diverses religions et non « une religion autochtone ». De plus, les colons européens ont apporté dif- férents courants du christianisme et du judaïsme. Ce qui a changé, c’est la composition ethnique du Canada, ce notamment depuis le changement de politique en ma- tière d’immigration au milieu des années 1960. Aujourd’hui, nous accueillons beaucoup plus de per- sonnes ne venant pas d’Europe. LEP : Comment expliquer la pro- fonde tolérance du gouvernement canadien en matière religieuse ? J. S. : Un mélange de charité chré- tienne et de sens de la dignité, qui est à l’origine du profond attache- ment à l’universalité des droits de l’homme en Occident, doublé d’une insistance libérale laïque sur l’autonomie de chacun, no- tamment sur sa « vie privée », ce qui inclut sa confession religieuse selon le libéralisme laïc. Cette tolérance est durement mise à l’épreuve aujourd’hui, car souvent les gens ne veulent pas que leur religion reste « privée » mais pen- sent qu’elle doit avoir des implica- tions publiques ! LEP : Dans le cas de la com- munauté mormone de Bountiful, le gouvernement accepte la po- lygamie, pourtant illégale. Cela s’explique-t-il par la très grande tolérance du Canada en matière religieuse ? J. S. : Oui, mais aussi en raison de la forte croissance de la liberté individuelle en ce qui concerne la sexualité et la famille. Le Canada, on le voit notamment avec la Charte canadienne des droits et des libertés, très inclusive, est devenu une des sociétés les plus individualistes du monde. Propos recueillis et traduits par Victor Bouvéron Entretien John Stackhouse Sectes d’hier et d’aujourd’hui Un lieu de culte des Témoins de Jéhovah à Vancouver – branche dissi- dente du christianisme, les Témoins de Jéhovah comptent aujourd’hui 6 millions et demi de pratiquants réguliers dans 235 pays. Photo : Victor Bouvéron

Transcript of Dossier Les sectes ont-elles Sectes d’hier et d’aujourd ...

Page 1: Dossier Les sectes ont-elles Sectes d’hier et d’aujourd ...

4 L’Express du Pacifique | Lundi 18 septembre 2006 Dossier

Accusée par la justice canadienne de l’enlèvement de ses propres enfants, la Française Nathalie Gettliffe est aujourd’hui emprisonnée à Surrey et sera jugée en no-vembre. Mme Gettliffe déclare que c’est en voulant protéger sa fille et son fils de l’influence de leur père, membre de la controversée Église internationale du Christ, qu’elle avait quitté le Canada pour la France en 2001. L’Express du Pacifique se penche sur le phénomène des sectes au Canada, en s’interrogeant sur l’influence de certains mouvements religieux et le danger qu’ils peuvent représenter. Un dossier préparé par Victor Bouvéron.

Les sectes ont-elles tous les droits ?

Nouvelles religions, spiritua-lité alternative, mouvements de croyance émergents, philoso-phies minoritaires… Comment définir une secte ? François Cavana, journaliste français, a écrit en 2001 : « Une religion est une secte qui a réussi ». Cela est-il si simple ?

Le Canada compte une très grande variété de re-ligions, mais n’en a aucu-ne d’officielle. L’idée du

pluralisme des croyances est un aspect important de notre culture politique. La question de la liberté de culte demeure une compé-tence exclusive du gouvernement fédéral, qui ne fait aucune diffé-rence entre Église et secte.

« Nous reconnaissons toutes les religions, n’importe lesquel-les, explique le Major Neil Parker, prêtre au sein du ministère de la Défense nationale, l’agence res-ponsable d’aménager les condi-tions de culte des différents grou-pes religieux au Canada. Pour des raisons administratives, nous pouvons quelquefois les regrou-per – par exemple les Églises protestantes, évangéliques… Mais nous ne faisons pas de distinction entre une religion et une secte. »

Historiquement, on a employé le mot de « secte » pour désigner des groupes minoritaires, dis-sidents d’une organisation reli-

gieuse pré-existante. Le XIXe siè-cle, époque marquée par maints questionnements spirituels, a vu la création de nombreux mouve-ments de ce type. Des Églises mil-lénaristes américaines issues du christianisme, comme le mormo-nisme ou les Témoins de Jéhovah, sont apparues à cette époque et demeurent aujourd’hui encore en activité.

Vivianne Saint-Onge, origi-naire du Québec, est Témoin de Jéhovah depuis six ans. Elle affir-me sa croyance par opposition au catholicisme : « Contrairement aux catholiques, nous, les Témoins de Jéhovah, appliquons strictement la Bible. Il n’y a pas non plus de hiérarchie au sein de notre mouvement. Avant, mes parents étaient catholiques. Aujourd’hui, ils font partie des Témoins – le seul groupe à avoir été capable d’apporter des réponses à leurs interrogations spirituelles. Avant eux, nous avions rencontré les Mormons, mais ils sont comme les catholiques, ils ne font que donner leur lecture personnelle de la Bible. »

Pas de consensusD’autres mouvements ne sont

pas détachés d’une confession re-ligieuse existante, mais naissent d’un conglomérat disparate de pensées et de coutumes variées. On préfère les appeler « nouvelles

religiosités » ou « spiritualités nou-velles ». L’Église de la Scientologie se définit par exemple comme « religion nouvelle », déclarant être l’héritière d’une longue tra-dition de pratiques et de philoso-phies religieuses.

Depuis la fin des années 1970, le terme de « secte » a ce-pendant pris une connotation très négative, en raison de scandales qui ont entouré plusieurs grou-pes religieux. Des associations comme Info-Secte au Québec, Cult Education en Alberta ou en-core Citizens Against Mind Control en Saskatchewan ont été fondées pour informer le public face au danger que constituent certains de ces organismes. Selon Mike Kropveld, président d’Info-Secte, le seul critère valide pour qualifier un mouvement de « secte » est sa nocivité ou son extrême dangero-sité pour l’individu – en rendant systématiques en son sein des pratiques telles que la manipula-tion mentale, la destruction de la personne (sur le plan physique, psychique, intellectuel, relation-nel ou social) ou l’escroquerie. M. Kropveld souligne : « Si vous croyez qu’un mouvement est une secte, selon n’importe quelle défi-nition du mot, vous devez montrer que l’implication dans ce groupe est néfaste ou présente un risque pour la personne ou pour les en-fants ».

Le président d’Info-Secte ajou-te que, contrairement à une idée répandue, on ne peut pas qualifier un mouvement de « secte » sim-plement parce que ses idéologies nous semblent farfelues – selon lui, croire que des extra-terrestres sont venus sur Terre pour dire LA vérité ou que l’oignon « va vers la perfection et vivra toujours » (comme le pensent les Adorateurs de l’oignon) ne constitue pas un danger en soi. M. Kropveld con-clut en soulignant qu’il n’y a pas encore de consensus quant à la définition-même de ce terme dans l’opinion publique : « Ce qu’on voit aujourd’hui, c’est qu’on emploie le mot de “secte” trop facilement.

Parfois les gens l’utilisent en réfé-rence à des organisations comme l’Ordre du Temple Solaire ou la Porte du Paradis, où là vous avez vraiment des cas extrêmes de groupes représentant un danger pour l’individu. D’autres fois, ce mot est simplement utilisé pour désigner un mouvement inconnu ou qui a l’air un peu étrange dans son comportement ou son mode de vie. Certaines personnes vont aussi comparer les croyan-ces d’un autre groupe par rapport à leurs propres croyances, par exemple la manière dont il inter-prète la Bible, et vont estimer que c’est un mouvement hérétique et ainsi le qualifier de “secte” ».

Dossier spécial

Repères

« La tolérance religieuse au Canada est durement mise à l’épreuve »John G. Stackhouse est en-

seignant à l’Université de la Colombie-Britannique depuis plusieurs années. Spécialiste en matière de religion, de culture et de multiculturalisme, il a ac-cordé un entretien à L’Express du Pacifique sur le fait religieux au Canada à l’heure actuelle.

LEP : Quelle est la signification première du mot « secte »?

John Stackhouse : « Église » et « secte » sont des termes apparus dans la sociologie des religions, en Allemagne, avec les travaux de Max Weber et Ernst Troeltsch. « Église » signifiait église établie ou officielle – le christianisme, bien entendu. « Secte » signifiait une autre sorte d’Église chré-tienne, en dehors de celle qui était officielle. En Amérique du Nord, Australie, Nouvelle-Zélande, France et dans d’autres pays qui ne possèdent pas d’églises éta-blies ou officielles, cela ne signi-fie plus grand-chose de parler d’églises et de sectes. De ce fait, on parle plutôt d’« appellations »

– simplement des courants chré-tiens différents avec des noms différents.

LEP : Une secte est-elle synonyme de mouvement religieux ?

J. S. : Non, mais les spécialistes utilisent le terme de « Nouveau Mouvement Religieux » (souvent écrit avec des lettres majuscu-les), plus consensuel que le mot « secte », que l’on utilisait par le passé. Celui-ci a plusieurs signi-fications. Le sens le plus perti-nent, ici, est celui d’un groupe qui partage une certaine histoire originelle commune avec le chris-tianisme (ou une autre grande religion) mais qui par la suite s’en détache dans sa croyance et ses pratiques, à tel point que l’Église-mère ne le reconnaît plus comme un simple groupe dissident, mais comme une religion alternative. Ainsi, les Témoins de Jéhovah et les mormons suivent des doctri-nes dont les racines sont chré-tiennes, mais qui diffèrent à ce

point avec la branche principale du christianisme qu’ils ont été ap-pelés « cultes » et pas seulement « sectes » ou « appellations ». De la même façon, Baha est souvent considéré comme un culte au sein de l’islam.

LEP : Quelle est l’origine de la grande diversité religieuse du Canada ?

J. S. : Cette diversité religieuse a toujours existé au Canada. Les peuples autochtones pratiquaient diverses religions et non « une religion autochtone ». De plus, les colons européens ont apporté dif-férents courants du christianisme et du judaïsme. Ce qui a changé, c’est la composition ethnique du Canada, ce notamment depuis le changement de politique en ma-tière d’immigration au milieu des années 1960. Aujourd’hui, nous accueillons beaucoup plus de per-sonnes ne venant pas d’Europe.

LEP : Comment expliquer la pro-fonde tolérance du gouvernement canadien en matière religieuse ?

J. S. : Un mélange de charité chré-tienne et de sens de la dignité, qui est à l’origine du profond attache-ment à l’universalité des droits de l’homme en Occident, doublé d’une insistance libérale laïque sur l’autonomie de chacun, no-tamment sur sa « vie privée », ce qui inclut sa confession religieuse

selon le libéralisme laïc. Cette tolérance est durement mise à l’épreuve aujourd’hui, car souvent les gens ne veulent pas que leur religion reste « privée » mais pen-sent qu’elle doit avoir des implica-tions publiques !

LEP : Dans le cas de la com-munauté mormone de Bountiful, le gouvernement accepte la po-lygamie, pourtant illégale. Cela s’explique-t-il par la très grande tolérance du Canada en matière religieuse ?

J. S. : Oui, mais aussi en raison de la forte croissance de la liberté individuelle en ce qui concerne la sexualité et la famille. Le Canada, on le voit notamment avec la Charte canadienne des droits et des libertés, très inclusive, est devenu une des sociétés les plus individualistes du monde.

Propos recueillis et traduits par Victor Bouvéron

Entretien

John Stackhouse

Sectes d’hier et d’aujourd’hui

Un lieu de culte des Témoins de Jéhovah à Vancouver – branche dissi-dente du christianisme, les Témoins de Jéhovah comptent aujourd’hui 6 millions et demi de pratiquants réguliers dans 235 pays.

Phot

o : Vi

ctor

Bou

véro

n

Page 2: Dossier Les sectes ont-elles Sectes d’hier et d’aujourd ...

Dossier L’Express du Pacifique | Lundi 18 septembre 2006 5

La polygamie est pratiquée et tolérée au Canada. Pourtant, elle y est illégale. Dans la pe-tite communauté de Bountiful, près de Creston, un homme doit se marier avec au moins trois femmes pour pouvoir accéder au paradis. Parce que cela fait partie d’une croyance religieuse, doit-on l’accepter ?

Après plus de deux ans de cavale, Warren Steed Jeffs a été arrêté le 28 août dernier aux

États-Unis. Il était recherché pour agression sexuelle sur mineur et accusé d’inconduite sexuelle pour avoir arrangé des mariages entre des jeunes filles et des hommes plus âgés. En 2002, M. Jeffs avait pris la tête de l’Église fondamen-taliste de Jésus-Christ des saints des derniers jours (FLDS), une branche dissidente de l’Église principale mormone (LDS). Fondée en 1935, la FLDS s’est d’abord implantée dans les villes jumel-les de Colorado City (Arizona) et de Hildale (Utah), avant de se faire une place à la fin des an-nées 1940 dans le Sud-Est de la Colombie-Britannique, dans la ville de Bountiful. Un établisse-ment dans notre province permis par l’article 2a de la Charte cana-dienne des droits et des libertés qui consacre la liberté de cons-cience et de religion.

« Par l’entremise de cet arti-cle, on a le droit de pratiquer n’im-porte quelle religion au Canada », explicite un agent de Service Canada.

La polygamie est ouvertement pratiquée au sein de la FLDS depuis des décennies. Winston Blackmore, le chef actuel de la communauté de Bountiful, argue du fait que les mariages célébrés en son sein sont célestes et non légaux – selon lui, il ne serait donc pas question de « polyga-mie » mais simplement d’« adul-tère ». Pourtant, la Section 293 du Code criminel, qui relève de la compétence exclusive du gouver-nement fédéral, établit qu’« est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans quiconque […] pratique ou contracte […] soit la polygamie sous une forme quel-conque, soit une sorte d’union conjugale avec plus d’une per-sonne à la fois, qu’elle soit ou non reconnue par la loi comme une formalité de mariage qui lie ».

La loi de DieuDaphne Braham, journaliste

au Vancouver Sun, enquête de-puis plus de trois ans sur les mormons de Bountiful. Selon elle, si cette communauté polygame continue de fonctionner norma-lement aujourd’hui, c’est parce qu’il n’y aucune volonté politique de la fermer : « Beaucoup d’en-quêtes ont été menées. Il y a eu une requête à la fin des années 1990 pour mener des charges. Il y a eu plusieurs affaires où des hommes de la communauté ont été reconnus coupables d’abus sexuels. Ce qui s’est passé, c’est que le gouvernement provincial du nouveau parti démocratique (NPD) de l’époque a décidé de ne pas les attaquer sur les alléga-tions de polygamie, pensant que le Code criminel ne ferait pas le poids face à la Charte ».

Si les autorités sont trop timi-des pour attaquer la communauté sur la pratique de la polygamie, celles-ci pourraient, selon Daphne Braham, s’intéresser à une alter-native : « L’autre infraction, c’est l’exploitation sexuelle, poursuit-elle. Là encore, on peut se réfé-rer au Code criminel, qui énonce qu’il est illégal pour quiconque en position de pouvoir, de confiance ou d’autorité d’avoir des rapports sexuels avec une personne de 18 ans et moins ».

Le problème est qu’il est très difficile d’avoir des témoignages de victimes. Celles-ci apprennent à ne faire confiance à personne en dehors de la communauté. Très souvent en effet, les enfants sont nés, élevés et éduqués au sein de la FLDS. Ils ne se réfèrent qu’au pouvoir suprême et ne sui-vent que la loi de Dieu.

« Pour eux, être contre le pro-phète ou contre l’évêque signifie être excommunié, précise Mme Braham. Être excommunié signi-fie qu’à leur mort, ils flotteront pour l’éternité en petites particu-les, ils seront pour toujours dans le noir infini. »

La fuite de Warren Jeffs a en-traîné la séparation de la FDLS en deux courants : ceux qui con-tinuent de suivre le prophète et ceux qui se sont rangés du côté de Winston Blackmore. L’arrestation de M. Jeffs signifie-t-il un chan-gement d’approche des autorités canadiennes quant à la commu-nauté de Bountiful ? Mme Braham reste prudente : « L’arrestation de Warren Jeffs permettra peut-être à la Gendarmerie royale du Canada d’obtenir de celui-ci des informations sur la communauté de Bountiful. Le procureur général de la province, Wally Oppal, pense que cette arrestation amènera des personnes à venir témoigner. Mais, pour ma part, je ne suis pas aussi optimiste. Les gens de la communauté ne subissent pas un lavage de cerveau, mais ils sont comme “programmés” : ce que je veux dire par là, c’est qu’ils ne connaissent rien d’autre que le

mode de vie que le prophète leur demande de suivre. Il est donc peu probable que ces personnes vont soudainement se décider à trouver de l’aide auprès d’étran-gers – qu’on leur a appris à crain-dre et à haïr – ou à vouloir vivre parmi le reste de la société ».

Poursuites en justiceEn entrant en contradiction

avec le Code criminel, certains membres haut placés de grou-pes religieux s’exposent cepen-dant à des poursuites pénales. En 1997, la Cour Suprême de Colombie-Britannique a reconnu Ivon Shearing coupable de viol et d’agression sexuelle contre des adolescentes. M. Shearing était à la tête de la Société Kabalarian, un mouvement philosophique bien implanté à Vancouver, et très controversé en raison de fortes suspicions de pédophilie dont il fait l’objet depuis de nombreuses années. Pour Mike Kropveld, pré-sident d’Info-Secte (voir l’article Sectes d’hier et d’aujourd’hui en page 4), s’il n’existe pas de lois concernant spécifiquement les sectes, il y en a pour répondre à leurs éventuelles dérives.

« Les lois en place suffisent

Dieu, la loi et le sexeEnquête

Winston Blackmore, chef de la communauté religieuse de Bountiful, avec trois de ses 26 femmes.

pour répondre aux questions des phénomènes sectaires, souligne-t-il. Les lois contre les fraudes ou contre les abus sexuels, par exemple. »

Le problème survient lorsque des pratiques illégales sont ins-titutionnalisées dans la croyance du groupe – la polygamie au sein de la FLDS – ou lorsque l’idéolo-gie conduit presque directement à des abus. Par exemple, au sein de la Société Kabalarian, les mem-bres croient que l’on parvient à l’éveil en gravissant les échelons de la conscience. M. Shearing pré-tendait que l’expérience sexuelle était un moyen de passer d’un échelon à un autre et que, en sa qualité de chef du mouvement, il pouvait « aider » les jeunes filles à atteindre ces échelons supérieurs au moyen de contacts sexuels « spirituels ». La condamnation de celui-ci n’a pas toutefois remis en cause l’existence de la Société Kabalarian. Dans les cas d’abus au sein d’un organisme religieux, la justice canadienne fait tradi-tionnellement la distinction entre les actes commis par des indivi-dus en son sein et le mouvement lui-même.

« En général, ce sont les indivi-

dus qui sont mis en cause, précise M. Kropveld. Dans certains cas, on peut dire que les abus sont liés à l’organisation. Mais des groupes poursuivis par la justice, il n’y en a pas vraiment au Canada. Au Québec, il y a eu une procédure de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) contre le pasteur d’un groupe qui croyait qu’il fallait battre les enfants pour les discipli-ner – le pasteur était le groupe, en quelque sorte. »

L’intervention publique contre certains nouveaux mouvements religieux est d’autant plus com-plexe que ceux-ci évoluent avec le temps. « Si le mouvement existe depuis 15 ou 20 ans, il faut re-garder le rôle du leader, si son discours a changé et, dans le cas où une nouvelle personne prend la tête du groupe, quels sont les éventuels changements que cela entraîne », explique Mike Kropveld. Il conclut en prescrivant une ap-proche modérée du phénomène : « C’est au cas par cas, situation par situation que l’on doit évaluer les groupes. Il faut regarder si le tort ou le dommage est causé de façon systématique, ou si au con-traire certaines personnes sont plus ciblées que d’autres ».

Phot

o : G

lenn

Bag

lo /

Vanc

ouve

r Sun