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DOSSIER Culture et lutte contre la pauvreté : …la suite Le Journal de Culture & Démocratie 42 JUIN 2016 Périodique de l’asbl Culture & Démocratie

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DOSSIER Culture et lutte contre la pauvreté : …la suite

Le Journal de

Culture & Démocratie

42 JUIN 2016 Périodique de l’asbl Culture & Démocratie

DOSSIER « Culture et lutte contre la pauvreté » – la suite 2

SOMMAIRE

DOSSIER : CULTURE ET LUTTE CONTRE LA PAUVRETÉ (la suite)

Bonnes pages : Le dialogue et l’action. Extraits du « Rapport à l’Exécutif de la Communauté française dans le cadre de l’année de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale » – Jacques Zwick . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3

Regards – Sabine de Ville. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .6

L’Observatoire des politiques culturelles prime un mémoire sur l’intégration de la culture dans les CPAS de la Région de Bruxelles-Capitale – Baptiste De Reymaeker . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

L’effectivité d’un droit n’est pas la satisfaction d’un besoin – Baptiste De Reymaeker . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

DOSSIER « Culture et lutte contre la pauvreté » – la suite 3

BONNES PAGES : Le dialogue et l’action Extraits du « Rapport à l’Exécutif de la Communauté française dans le cadre de l’année de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale »1 Jacques Zwick Président du groupe inter-directions de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (juillet 1990)

1. PERMANENCE ET ACTUALITÉ Malgré les religions et les idéologies généreuses qui prônent le partage, l’humanité n’a encore jamais et nulle part réussi à éradiquer ce fléau social que constituent la pauvreté et l’exclusion. […] 1.2 - La frontière entre pauvreté et précarité est incertaine et mouvante La précarité peut se définir comme un état de risque, de fragilité, de vulnérabilité. Les personnes et les familles en situation précaire sont à un point limite ; au moindre accident, elles sont menacées de tomber en pauvreté. Quant à la pauvreté, elle consiste dans un état de manque, de privation qui atteint non seulement des personnes et des familles mais des catégories sociales. La pauvreté absolue vise la privation de besoins vitaux : se nourrir, se loger, se vêtir, se soigner. Dans une société industrialisée de la fin du XXe siècle, la pauvreté s’entend en termes de privation relative, en référence à la société dans laquelle on vit : au plan de la vie de tous les jours, chacun doit pouvoir s’habiller décemment, porter des lunettes ou un dentier en cas de besoin, disposer d’un minimum de chauffage et d’éclairage, prendre les transports en commun (droit à la mobilité)… C’est pourquoi l’on parle de minimum socio-vital. La société contemporaine offre à la population des services socio-collectifs dans les domaines de la garde des enfants d’âge préscolaire, de l’enseignement et de la formation, du logement, de la santé, de l’aide sociale, de la culture et des loisirs, de l’assistance judiciaire. Il est généralement admis que l’absence de participation ou la participation réduite à la consommation des biens et services collectifs représente un des meilleurs indicateurs de la pauvreté. […] Le caractère multidimensionnel de la pauvreté n’est plus à démontrer. La pauvreté n’est pas seulement économique, loin s’en faut ; elle est aussi sociale, relationnelle, psychologique, culturelle. […] 1.4 - La pauvreté a des causes multiples Pour la population du quart monde, qui constitue en quelque sorte le noyau dur de la pauvreté, celle-ci se transmet de génération en génération comme un héritage social inversé. […] L’émergence de ceux qu’on a appelés « les nouveaux pauvres », qui sont victimes d’accidents économiques, sociaux et familiaux, ne doit pas occulter les drames du quart-monde qui n’est nullement « voué » à la misère par quelque déterminisme social.

1 Retrouvez l’entièreté de l’extrait publié aux éditions du Cerisier : Ouvrage collectif, Jacques Zwick, le dialogue et l’action, Éditions du Cerisier, Cuesmes, 2014, 148 p.

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Aucune catégorie sociale, aucune famille, aucune personne n’est « naturellement » destinée à vivre la pauvreté et l’exclusion. […] 2. LA SOCIÉTÉ ENTRETIENT, VOIRE GÉNÈRE LA PAUVRETÉ 2.1 - Les hommes naissent libres et égaux En droit parce qu’en fait les inégalités existent dès la naissance, du surdoué au débile, du bien-portant au handicapé ou au malade chronique, de l’enfant désiré à l’enfant rejeté, de celui qui naît dans un milieu socioéconomique aisé et socioculturel gratifiant à celui qui voit le jour dans une famille misérable et culturellement démunie. 2.2 - Loin de compenser les inégalités socioculturelles, l’école les reproduit quand elle ne les renforce pas Enseignement branché sur la culture dominante et ignorant les valeurs culturelles et le vécu social du monde ouvrier comme du milieu rural, des immigrés comme du quart-monde. C’est Benoîte Groult qui rappelle l’inscription qui figurait jusqu’il y a peu dans les préaux des écoles de Bretagne : « Il est interdit de cracher et de parler breton. » Malgré les tentatives d’un enseignement rénové que l’on enterre avec les espoirs dont il était porteur, la sélection des jeunes s’effectue toujours en fonction des origines sociales, les enfants d’immigrés et de travailleurs peu qualifiés étant massivement orientés vers l’enseignement professionnel ou, au mieux, technique. […] 2.5 - La société de surconsommation La société de consommation et de séduction publicitaire pousse à la surconsommation et crée de manière multipliée de pseudo besoins inassouvissables. C’est la thèse de certains psycho-sociologues selon laquelle « City 2 » à Bruxelles serait une sorte de provocation à la délinquance. Vitrine fastueuse de la société de consommation plantée au milieu de la ville, proche des quartiers pauvres de Bruxelles […], elle attirerait les jeunes comme un aimant pour leur faire miroiter mille tentations, de la chaîne stéréo à la veste dernier cri […] en les persuadant que leur bonheur dépend de la possession de ces biens […] qu’ils n’ont pas les moyens de se procurer. Ce sont évidemment les plus crédules, les plus fragiles qui se feront piéger et qui risquent de se retrouver dans les rets du surendettement par usage abusif d’achats à crédits. 2.6 – Impact social de l’idéologie de la compétition L’on ne peut méconnaître les effets dévastateurs d’une idéologie de la performance, de la compétition pure et dure sans aucune place pour la coopération, le partage et l’échange des savoirs et des pouvoirs. L’exacerbation de la lutte des places ne peut aboutir qu’à la marginalisation des plus faibles, tant il est vrai qu’une société de gagnants est aussi, voire davantage une société de perdants. […] 4. PAUVRETÉ ET DROITS DE L’HOMME 4.1 - Les droits de l’Homme ne se limitent pas aux libertés que les communistes appelaient formelles Mais dont ils éprouvent aujourd’hui qu’elles répondent à des aspirations fondamentales des hommes et des peuples : les libertés d’expression, de réunion, d’association, de presse et de cultes, constituent avec le multipartisme des exigences fondamentales ; il faut y ajouter le droit de se déplacer librement au-delà des frontières du pays… Mais ces droits sont, à eux

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seuls, insuffisants à fonder une société démocratique : à quoi servent le droit de vote et la liberté de presse à celui qui est sans abri, sans ressource et analphabète ? Les droits économiques et sociaux sont le complément obligé des libertés fondamentales. 4.2 - La pauvreté est une atteinte aux droits de l’Homme dans la mesure où elle prive celui-ci du droit à la dignité Un traitement social de la pauvreté n’est donc pas du tout satisfaisant : il ne s’agit pas de gérer la pauvreté mais de la détruire par une politique globale et cohérente qui vise à prévenir les exclusions et à réinsérer ceux qui ont été exclus dans les circuits de la solidarité sociale. […] 4.3.8 - Le droit à la culture et aux loisirs appelle d’abord la prise en considération des valeurs culturelles des populations pauvres C’est le débat, lancé par Marcel Hicter, de la « démocratie culturelle » en regard de la « démocratisation de la culture ». […] 4.3.10 - Le droit à la participation est essentiel pour substituer à la démarche caritative traditionnelle une relation partenariale Il ne s’agit pas d’agir pour mais d’agir par et avec le monde de la pauvreté et de l’exclusion, ce monde qui se caractérise par « la stabilité de l’instabilité ». Le droit à la participation, c’est la reconnaissance de la citoyenneté active des plus pauvres. Il se traduit notamment par l’association aux stratégies de lutte contre la pauvreté mais aussi beaucoup plus largement à toute démarche d’éducation permanente, d’action sociale et d’animation culturelle des organisations représentatives des milieux défavorisés. […]

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Regards Sabine de Ville Présidente de Culture & Démocratie Tandis que nous préparions l’édition du Journal de Culture & Démocratie n°42, une exposition en cours aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique (MRBAB) a suscité notre intérêt et nos interrogations. Cette exposition propose une importante rétrospective de l’œuvre du photographe américain Andres Serrano, connue pour porter sur des sujets forts et souvent dérangeants : la mort violente, la torture, la question du religieux, le sexe. Certaines œuvres ont scandalisé au point de subir des dégradations diverses. L’exposition présente ces photographies vandalisées. Un projet singulier a été conçu en marge de cette rétrospective bruxelloise.

Andres Serrano s’intéresse aux marginaux depuis le début des années 1990. Il leur a consacré plusieurs œuvres dont une série récente de portraits de sans-abris vivant dans les rues de New-York qu’il a dénommée « Residents of New York ». Cette série a été affichée en 2013 dans les couloirs de la station de métro West 4th Street (Greenwich Village) et sur les abribus de la ville.

À la demande de Michel Draguet, directeur des MRBAB, Andres Serrano a conçu le volet bruxellois de ce projet new-yorkais. Au printemps 2015, il sillonne Bruxelles durant une dizaine de jours et autant de nuits à la rencontre des sans-abris. Il en tire une série de portraits baptisée « Denizens of Brussels » qui était présentée dans l’exposition des MRBAB et dans l’espace public (abribus notamment) durant le mois d’avril.

Ces grands portraits ouvrent l’exposition bruxelloise. Chacun(e) des sans-abris se livre à l’objectif du photographe dans un dispositif prévu par celui-ci : une équipe technique très réduite mais présente, une « convention » passée avec la personne qui accepte – ou non – d’entrer dans une démarche de travail et de création et, quand le travail est accompli, une rémunération qui acte matériellement la contribution de la personne au travail de Serrano.

Quel statut pour ces images présentées dans un espace qui ouvre la rétrospective mais en est distinct, sur de grands formats papiers ? Comment les appréhender ? Qu’en dire ? Quel sens peuvent-elles prendre tandis que partout, les inégalités et la pauvreté ne cessent de croître ? Les photos sont celles d’un grand artiste. Le cadrage, la construction de l’image, le sens de la couleur, l’utilisation du décor urbain – la rue, les encoignures, les abris de carton : tout concourt à donner l’illusion d’une grande proximité avec le réel. Ayant fait l’objet d’un travail manifeste de composition, elles sont pourtant savamment pensées et réalisées. Chacune des personnes photographiées est saisie dans son univers et dans le décor singulier de son âpre quotidien. Couché ou assis, jamais debout. De quoi s’agit-il ? D’un réquisitoire ? D’un plaidoyer ? D’un témoignage ? D’un travail exclusivement plastique ? Serrano affirme faire là ce qu’il fait par ailleurs : « Par l’image, je donne à voir. Je ne juge pas, je ne déclare rien. Je donne à voir. C’est mon job et j’en vis. Je ne suis pas un travailleur social. Je n’ai pas le projet de révolutionner le monde. Je donne à voir. »2

2 Dossier de l’exposition mis à disposition par les MRBAB, p.6.

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Donner à voir, dans son esthétique propre, la misère qu’engendrent nos sociétés, montrer ces hommes et ces femmes, à New-York ou à Bruxelles, marqués par la pauvreté, la maladie, l’alcool et les violences, c’est dire le monde. Le « donner à voir sans discours » de Serrano est bien un discours. Deux lectures de ce travail nous semblent possibles : ces images, par le processus qui les a fait advenir et par leur qualité, rendent une dignité à ceux et celles qui ont accepté de participer à l’aventure. Même s’il n’y a aucune réponse concrète à espérer de cette série de photographie car sauf hasard heureux, ces sans-abri ne changeront probablement pas de vie, il y a désormais dans leur histoire personnelle une rencontre avec un photographe important, le temps d’une création consentie et l’œuvre réalisée. Ce n’est pas un abri, ce n’est pas la fin de l’errance mais ce n’est pas rien.

Une autre lecture plus critique dirait de ces images qu’elles construisent un stéréotype d’homme ou de femme de la rue, un archétype qui les enferme chacun(e) dans ce modèle et ne les définit que par leur extrême pauvreté. Car ces photographies disent surtout la dureté d’une vie dans la rue. La présentation de ces images dans un lieu muséal, net et propre, interpelle. Leur installation dans l’espace public nous semble, à cet égard, davantage pertinente. Alors, instrumentalisation, même involontaire, de la misère par un artiste confirmé ou travail plastique cohérent au regard d’une œuvre qui ne cesse d’interroger, à sa manière, les zones de fracture du monde contemporain ? Chaque spectateur/spectatrice, chaque citoyen/citoyenne se fera sa propre opinion3. Beaucoup de créateurs s’emparent de la question de la pauvreté, suscitant adhésion et/ou interrogations. Nous songeons au photographe brésilien Sebastião Salgado dont l’œuvre, internationalement reconnue, évoque dans des images très étudiées le travail dans des conditions extrêmes des mineurs dans une mine d’or à ciel ouvert du Brésil, la douleur des exilés dans les camps de réfugiés partout où la guerre les sème, celle des « damnés de la terre » à travers le monde. La puissance formelle du travail de Salgado lui a attiré des reproches. Pour d’aucuns, esthétiser à ce point la misère humaine ne peut faire sens. Pour d’autres au contraire, la puissance des images et leur beauté voulue par Sebastião Salgado leur donne une intensité et une pertinence décuplées.

Salgado revendique par ailleurs depuis longtemps un engagement fort pour la défense de ces populations opprimées comme, du reste, pour les minorités ethniques en danger et, avec une grande vigueur, pour l’écologie4. D’autres traitent la question de la pauvreté dans une perspective claire de témoignage et même de réquisitoire. On songe à Dorothea Lange (1865-1965)5 et à ses images sans concession de la grande dépression aux États-Unis. On songe aussi à Henri Storck (1907-1999) dont le film Misère au Borinage, réalisé en 1934, fut pensé comme un film de dénonciation et de combat et fit le lit de la création cinématographique engagée en Wallonie6. Plus près de nous et dans une perspective très différente, une exposition organisée en 2015 par le musée de la photographie de Charleroi dans le cadre de Mons capitale européenne de

3 L’exposition se tient au Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique jusqu’au 21 août 2016. 4 On se reportera au film Le Sel de la terre documentaire de Wim Wenders et Juliano Ribeiro Salgado, 2014, 1h49. Voir aussi le site de l’Institut TERRA fondé au Brésil par Sebastião Salgado et son épouse, en 1998. 5 www.universalis.fr/encyclopedie/dorothea-lange 6 fondshenristorck.be

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la culture montrait le travail de Stephan Vanfleteren, cinquième photographe investi par ce musée, de la mission de rendre compte de son regard sur la ville. L’exposition Charleroi. Il est clair que le gris est noir mais Charleroi sera blanc, un jour, montre les gens d’une ville qu’il connaît et qu’il aime, et ses paysages. Il n’est pas question de pauvreté, il est question de rendre compte par l’image, de mois de rencontres et de liens tissés. Pas d’images volées, chacune d’entre elles est le produit d’une véritable rencontre. Ces remarquables photographies en noir et blanc montrent une agglomération vivante, chaleureuse, diverse et marquée, comme bien d’autres, par les secousses économiques. La pauvreté affleure et marque çà et là les corps et les visages mais elle est une composante parmi d’autres de la réalité du lieu. Là où l’image de Serrano inscrit chacun(e) dans un archétype, là où Salgado mêle des images – somptueuses – de foules, de portraits et de nature, privilégiant le lyrisme, Stephan Vanfleteren restitue dans des photographies de très grande qualité ce qui fait vivre la population d’une ville, fût-elle plus marquée que d’autres par les difficultés économiques et sociales : liens et convivialité, rudesse et douleur, plaisir et fantaisie7. Il n’y a pas de vérité en photographie, pas plus qu’au cinéma. Il y a des regards et des récits singuliers. Et une fiction, toujours. La nécessité de ces œuvres et de ces propositions différentes vient de ce qu’elles nous disent du monde autre chose, autrement. Loin du regard des sociologues, des philosophes, des chercheurs ou des politiques, elles nous interrogent, profondément. Quels que soient le processus de leur production, leur intention, leur forme, leur propos explicite ou implicite, elles aiguisent notre regard et notre réflexion. Elles fondent éventuellement notre action. Une articulation bienvenue entre culture et démocratie.

7 www.museephoto.be et www.stephanvanfleteren.com.

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L’Observatoire des politiques culturelles prime un mémoire sur l’intégration de la culture dans les CPAS de la Région Bruxelles-Capitale Baptiste De Reymaeker Coordinateur de Culture & Démocratie Depuis 2012, l’OPC attribue un prix à un mémoire de fin d’étude. Cette année l’OPC a choisi de récompenser le travail d’Aurore Joly, étudiante en gestion culturelle à l’ULB. Son mémoire s’intitulait « L’intégration de la culture dans les CPAS de la Région de Bruxelles-Capitale ».

La thématique « culture et travail social », et particulièrement ce sujet – l’intégration de la culture dans les CPAS –, Culture & Démocratie s’y consacre depuis 2003. L’association a été chargée à deux reprises, en 2003 et 20088, d’évaluer l’utilisation de ce subside que le ministre fédéral de l’intégration sociale octroie aux CPAS du royaume. Elle a organisé des journées d’information pour les travailleurs des CPAS9, publié un guide pratique10. Elle a créé un groupe de travail – la commission Culture et travail social – qui a notamment publié, avec l’Agence Alter, un titre de la collection « Labiso » : Culture et travail social, un rendez-vous à ne pas manquer11. Ce groupe de travail a ensuite organisé une journée de présentation de cette brochure à destination des étudiants et des enseignants des écoles sociales ainsi que des travailleurs sociaux12. Lors de cette journée, des recommandations13 ont été formulées pour les dirigeants politiques, mais aussi les directions d’école, les professeurs et les étudiants. Un Journal de Culture & Démocratie, le n°3514, a été réalisé sur cette thématique. La commission Culture et travail social a suivi à deux reprises le travail de fin d’année d’étudiants en master « ingénierie sociale » qui devaient répondre à une commande institutionnelle – les faisant travailler sur la place de travailleurs sociaux dans des centres culturels, prenant en compte le changement de décret qui cadre l’action de ces centres, où la notion de droits culturels/de droit de participer à la vie culturelle est centrale15. En 2015, Culture & Démocratie, avec l’association Dēmos, a collaboré avec le Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale dans l’élaboration et la rédaction du chapitre « Culture » de leur rapport bisannuel16. Aurore Joly, dans ce travail qui a retenu l’attention du jury pour sa clarté et sa cohérence, montre bien dans une première partie comment l’éducation populaire participe d’un

8 http://www.cultureetdemocratie.be/documents/r%C3%A9sum%C3%A9_rapport_CPAS.pdf http://www.cultureetdemocratie.be/documents/Evaluation_CPAS_2008.pdf 9 http://www.cultureetdemocratie.be/documents/Actes_colloque_CPAS_2004.pdf http://www.cultureetdemocratie.be/documents/Sel_epinards_BXL.pdf http://www.cultureetdemocratie.be/documents/Sel_epinards_NAMUR.pdf 10 http://www.cultureetdemocratie.be/documents/Guide_CPAS.PDF 11 http://www.cultureetdemocratie.be/documents/Labiso.pdf 12 http://www.cultureetdemocratie.be/documents/Rapport_7_12_10.pdf 13 http://www.cultureetdemocratie.be/documents/RecommandationsAS.pdf 14 http://www.cultureetdemocratie.be/journal-pdf/Journal_35.pdf 15 http://www.cultureetdemocratie.be/documents/Rapport_final_2014_LIS_et_Annexes.pdf 16 http://www.luttepauvrete.be/publications/rapport8/2_culture.pdf

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renversement de la notion de la culture, entendue exclusivement comme culture élitiste, culture légitime, culture dominante. La philosophie de l’éducation populaire s’est appropriée cette notion, revendiquant la légitimité et la puissance d’une culture populaire et concevant ce renversement comme un processus permanent d’émancipation.

Ensuite, toujours dans cette première partie théorique, l’auteure, aux positions politiques bien tranchées et assumées, définit la pauvreté, qu’elle refuse de définir de façon essentialiste (ou libérale). La pauvreté est, pour elle, le résultat d’un rapport social, de choix politiques et économiques. Elle n’est en rien une fatalité. Si la dimension économique est centrale, première dans la définition de la pauvreté qu’Aurore Joly tente de construire, elle insiste toutefois sur le caractère multidimensionnel, multifactoriel de cette dernière.

Elle indique enfin comment le secteur des politiques sociales et des politiques culturelles se sont retrouvés à devoir travailler ensemble, à l’occasion de la publication par la Fondation Roi Baudouin, en 1995, du Rapport général sur la pauvreté, dans lequel la culture apparaît comme une discrimination importante, voire décisive.

C’est dans la foulée de la publication de ce Rapport, et à l’initiative du ministère fédéral de l’Intégration sociale, que naît l’arrêté royal qui prévoit un subside annuel pour « l’épanouissement culturel et sportif des usagers des CPAS ». Geste courageux, puisque la culture étant une matière communautaire, l’implication du fédéral sur cette matière n’allait pas de soi.

Le subside a néanmoins été rebaptisé en 2014 « pour la participation et l’activation sociale ». Aurore Joly contextualise ce changement de nom, qui s’inscrit logiquement dans des politiques sociales de plus en plus orientées vers la mise à l’emploi, le contrôle,… Après cette première partie théorique, l’auteure présente les résultats de sa recherche basée sur des interviews de travailleurs sociaux (référents culturels ou pas) issus des 19 CPAS de la Région de Bruxelles-Capitale qui utilisent tout ou partie de ce subside.

Deux ensembles se dessinent : il y a ceux qui défendent une autonomie de la culture par rapport aux logiques, dominantes, de mise à l’emploi et ceux qui approuvent l’instrumentalisation de la culture à des fins d’activation. Elle remarque que ceux qui émergent du premier ensemble viennent majoritairement de CPAS où une coordination culturelle est sur pied, où au minimum un travailleur est désigné pour assumer la fonction de référent culturel (sur un mi-temps, un temps plein, ou sur du temps résiduel), où la direction reconnaît une indépendance du service « culturel » et lui accorde de l’autonomie, etc. Elle montre en outre que c’est souvent quand il y a partenariat avec des structures culturelles soutenues par la Fédération Wallonie-Bruxelles que ce subside fait le plus sens, le subside fédéral faisant alors effet de levier.

Elle conclut son travail par quelques recommandations. Certaine de la centralité de la dimension culturelle du travail social, elle plaide notamment pour la création dans tous les CPAS d’une coordination culturelle, Le fait que ce mémoire soit primé par l’OPC est un signal intéressant. Cette institution publique, en mettant en valeur un tel travail, de telles conclusions et prises de positions, invite en quelque sort le ministre de la Culture et celui de l’Intégration sociale à davantage travailler ensemble, malgré les différences de niveaux de pouvoir et de majorité…

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L’effectivité d’un droit n’est pas la satisfaction d’un besoin. 1995-2005-2015 : un regard sur la dimension culturelle de la lutte contre la pauvreté

Baptiste De Reymaeker Coordinateur de Culture & Démocratie « Le désir n’est jamais d’abord ce qui s’articule à un manque, mais ce qui crée de l’être », écrit Miguel Benasayag, paraphrasant Spinoza. En 2005, dix ans après la publication du Rapport général sur la pauvreté17, le Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale (SLPPES) avait pour mission de le mettre à jour, en pointant les avancées, les reculs, les stagnations et en identifiant des thématiques qui éventuellement n’y apparaissaient pas. Pour celles qui y étaient abordées, le SLPPES avait décidé d’organiser une concertation inter-sectorielle. Sur la dimension culturelle de la pauvreté et la lutte qui doit être menée dans ce domaine, le SLPPES avait fait appel à Culture & Démocratie et à Kunst en Democratie pour organiser la concertation. En 2015, les deux associations (Kunst en Democratie entretemps devenue Dēmos) se sont attelées à nouveau au même exercice. Ce texte était le lance-débat proposé par Culture & Démocratie en amont des concertations visant à préparer le chapitre « culture » du Rapport bisannuel 2014-2015.

Dix années se sont écoulées depuis la publication du rapport Abolir la pauvreté, rapport que l’on peut considérer comme la suite ou la mise à jour de celui de 1995. En 2015, c’est en vue de rédiger le chapitre « culture » d’un troisième rapport que le Service de lutte contre la pauvreté a de nouveau fait appel à Culture & Démocratie et Dēmos (anciennement Kunst en Democratie).

À la première lecture des deux premiers rapports (1995 et 2005), c’est le sentiment que tout est dit qui prime. Il faudrait préciser certaines choses – des subsides ont changé de nom, des initiatives sont apparues – et proposer des problématiques plus en phase avec la réalité du XXIe siècle bien entré maintenant dans sa deuxième décennie (la question de la fracture numérique, par exemple, n’apparaît pas dans les rapports). Mais les éléments essentiels s’y retrouvent.

Ce sentiment est loin d’être réjouissant, car si tout est dit, tout ce qui y est dit est encore d’actualité, 20 ans après ! Force est de constater que la pauvreté en Belgique est toujours « bien présente », elle s’aggrave même dans ce contexte d’austérité dogmatique, et que la culture, toute pertinente qu’elle semble être, si on se fie à ce qui est affirmé dans les rapports, joue difficilement son rôle essentiel dans la lutte que l’État belge entend mener ou en tous cas soutenir contre la pauvreté.

Une forme d’indignation point, mêlée d’impatience. Ce troisième rapport, sur lequel nous commençons à travailler, devra être porté d’une main ferme sur les bureaux des décideurs politiques. Osera-t-on taper le poing sur la table ? Dans un second temps, celui de l’analyse, ce consensus qui s’établit autour des deux rapports doit nous sembler suspect. « Il existe toujours un consensus, écrit Francine

17 http://www.atd-quartmonde.be/IMG/pdf/RGP.pdf

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Mestrum, sur la nécessité de lutter contre la pauvreté. Force est de reconnaître que la pauvreté est un thème consensuel. Car il est vrai qu’il est difficile d’être "contre" la lutte contre la pauvreté. Mais ce premier constat doit nous inciter à être très vigilants afin d’éviter d’être embarqués dans une direction opposée à ce que nous souhaitons véritablement. »

Alors que nous nous réunissons entre associations culturelles/socioculturelles, ne serait-ce pas l’occasion de s’interroger sur cette lutte contre la pauvreté que nous menons ? Sur le rôle qu’aurait à y jouer la culture ? Sur ce qu’il y a de sous-entendu ? L’occasion de chercher les raisons de son inexorable échec ? De revenir sur les termes que nous utilisons pour définir notre travail ? De prendre un peu de recul, d’être vigilants, comme le suggère Francine Mestrum ? Se mettre en grève et laisser libre cours à notre esprit critique ? Certes, notre démarche est conditionnée par l’objet final sur lequel elle doit aboutir : un rapport, adressé aux différents niveaux de pouvoir du pays. Un certain timing nous impose de ne pas trop s’attarder sur ces considérations théoriques pour arriver à l’essentiel : la compilation d’observations, de recommandations, formulées clairement afin qu’elles soient immédiatement comprises et facilement traduites en mesures, en politiques, etc.

Pressés, nous manquons l’occasion de mettre les choses à plat, d’interroger jusqu’à la raison de notre participation à la rédaction d’un rapport sur l’état de la lutte contre la pauvreté en 2015. Devons-nous savoir ce que nous proposons à la place de ce qui nous semble ne pas aller du tout ? Pouvons-nous nous permettre de balbutier autour d’un sentiment simple et clair : le cours des choses ne nous convient pas ? Dans quelle mesure des revendications déposées, une fois déposées ne sont-elles pas vidées de leur réalité ? « Tout à l’air maintenant de se passer ailleurs qu’ici, et dans une temporalité plus haute (celle des rédactions, des ministères…) »18. Dans une temporalité qui est étrangère et où ces revendications dépérissent. N’est-ce pas une illusion de croire que, comme la fonction crée l’organe, « les institutions, partis et organismes créés pour remplir une certaine fonction tiennent leur raison d’être de celle-ci et qu’il y a donc scandale à ce qu’ils ne l’assurent pas, ou si peu » ?19

Jouons le jeu mais ne soyons pas dupes. Partageons un moment lors duquel on se donne le temps de la radicalité. Être radical, ce n’est pas être irrationnel, pessimiste ou défaitiste. C’est considérer le problème qui nous fait face depuis sa racine. Voyons ensuite comment nous compromettre, comment inscrire cette radicalité dans une stratégie. Depuis 10 ans, Culture & Démocratie a contribué au débat sur la question de la participation de la culture à la lutte contre la pauvreté : elle a publié des journaux consacrés à la question des droits culturels (nos19, 20, 36), à l’année européenne de lutte contre la pauvreté (n°21), au travail social (n°35).

Elle a également publié sur les droits culturels (Culture et vous ?, Neuf essentiels pour comprendre les « droits culturels » et le droit de participer à la vie culturelle, Rapport du séminaire « Droit de participer à la vie culturelle et politiques culturelles »20), sur l’approche culturelle dans la formation des assistants sociaux (Culture, art et travail social : un rendez-

18 Institut de démobilisation, Thèses sur le concept de grève, Éditions Lignes, Paris, 2012. 19 Miguel Benasayag et Angélique del Rey, Éloge du conflit, La Découverte, Paris, 2012. 20 Ce rapport est à paru dans le Cahier 05 de Culture & Démocratie, en même temps que les actes de la Journée « Culture ET démocratie ? Questionner les évidences ».

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vous à ne pas manquer ! et Travailler le social #45-46 – Culture et travail social : réenchanter le social).

Enfin, avec la commission Culture et travail social, composée principalement d’enseignants en école sociale, Culture & Démocratie a listé une série de recommandations « pour une formation des assistants sociaux à la dimension culturelle de leur travail. »

De ces publications, de ces initiatives nous pouvons tirer quelques (re)positionnements, quelques affirmations, quelques questionnements. En voici les esquisses.

PAUVRETÉ « Il est une pauvreté plus répandue, qui se maintient dans sa propre négation. Par rapport à M. de Margerie qui gagne en moyenne 104 166 euros par mois, qui oserait ne pas se dire pauvre ? »21 1. La pauvreté est un rapport social, un construit social qui ne peut exister sans son opposé : l’accumulation des richesses et du pouvoir par une minorité. La lutte contre la pauvreté devrait être redéfinie en « lutte contre les inégalités », ou mieux : « lutte contre l’accaparement ».

Le consensus qui règne autour d’une nécessaire approche multidimensionnelle de la pauvreté ne va pas de soi. Nous suivons la sociologue Francine Mestrum sur ce point : « Le risque d’une approche multidimensionnelle est qu’on se concentre sur tous les autres problèmes qui, dans une économie de marché, ne permettent jamais à eux seuls de sortir de la pauvreté. Et l’on oublie que la première chose qui puisse aider les pauvres à échapper à leur sort est la garantie de se procurer un revenu décent au-dessus du seuil de pauvreté. […] La pauvreté est toujours un manque de moyens matériels et par conséquent de moyens autres que matériels. […] Aussi longtemps que l’on définit la richesse en termes monétaires, il n’y a pas de raison de faire autrement quand il s’agit des pauvres. »22 Christine Mahy et Jean Blairon ont récemment exprimé quelque chose de semblable : « Les luttes pour la reconnaissance ou l’estime de soi seraient bien indécentes si elles n’étaient pas couplées à une amélioration matérielle des conditions de vie. La version moralisatrice ("les pauvres sont admirables de courage") ou reproductrice ("la culture des pauvres doit être préservée") sert souvent fort commodément de paravent à l’absence de redistribution des richesses. »23 Ainsi quand nous mobilisons la culture pour lutter contre la pauvreté, nous travaillons davantage sur les effets de la pauvreté que sur ses causes. La cause de la pauvreté nous semble toujours être un choix politique quant à la manière dont les richesses nationales sont redistribuées équitablement (ou pas), dont la protection sociale est assurée à tous et élargie (ou pas), dont les services publics sont renforcés et garants des droits fondamentaux (ou pas).

Sur ces choix, la participation d’une personne à un atelier d’expression créative proposé par un CEC, par exemple, n’aura a priori aucune incidence directe. Une lutte contre la pauvreté via l’action culturelle qui ne se couplerait pas à une lutte contre la pauvreté via la revendication d’une redistribution équitable des richesses serait vaine, voire

21 Baptiste De Reymaeker, « De la violence symbolique », Journal de Culture & Démocratie n°21, 2010. 22 Francine Mestrum, La culture des pauvres : cause ou effet d’une condition indigne, Note d’analyse 2012 du CETRI) 23 Francine Mestrum, « Vers un front social beaucoup plus large ? », Intermag, sept. 2014.

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collaborationniste d’un système néolibéral fondamentalement créateur de pauvreté, d’exclusion.

Si nous voulons approfondir notre autocritique, entendons Miguel Benasayag et Angélique del Rey : « Dans la mesure où le concept d’exclusion laisse passer par contrebande l’idée d’une inclusion encore possible, il implique la croyance dans le modèle de croissance redistributrice de richesses. […] C’est là un point complexe du conflit historique actuel qui se joue dans la contradiction entre désir de justice sociale et impossibilité de poursuivre une croissance pourtant réputée extensible […] Les exclus sont en réalité tout à fait inclus, à leur place. Ces places sont certes terribles, mais elles ne relèvent pas d’un état provisoire. »

Pour alimenter encore cette entreprise autocritique, on peut aussi citer Georg Simmel : «  L’assistance intervient volontairement, ou sous la contrainte de la loi, de manière à ne pas laisser le pauvre se changer en ennemi actif et nuisible de la société. […] L’assistance montre clairement qu’en prenant au nanti pour donner au pauvre, elle ne tend absolument pas à égaliser les positions individuelles. Elle n’est même pas conçue pour supprimer la division de la société entre riches et pauvres. Elle a au contraire pour fondement la structure de la société telle qu’elle est. […] Si l’aide était fondée dans l’intérêt du pauvre en tant qu’individu, on ne trouverait aucune limite de principe à la répartition des biens à sa faveur jusqu’à ce que l’égalité soit atteinte. [L’aide] n’a pas de raison de subvenir aux besoins de la personne au-delà de ce qu’exige le maintien de son statu quo […]. » 2. La corrélation entre pauvreté (ou capital) économique et pauvreté (ou capital) culturel(le) ne va pas de soi. Sans doute se vérifie-t-elle, mais elle n’est pas systématique. Si on devait mettre en place une lutte contre la « pauvreté culturelle », il me semble que des actions se justifieraient au collège Saint-Michel, par exemple… Tout dépend toutefois de ce qu’on entend par richesse culturelle : se mesure-t-elle à la maîtrise de codes et conventions de la haute culture ? À la capacité de rencontrer les gens et de partager avec eux ? À une curiosité culturelle qui ferait qu’être riche culturellement c’est pouvoir apprécier Mozart, Jimi Hendrix et Stromae ; un match de foot et l’opéra ; une visite au musée de la BD, au BAM en 2015 et la galerie branchée du quartier… ?

Face à cette impossibilité, au fond, de définir ce que serait être riche ou pauvre culturellement, le mieux est de se limiter à la pauvreté « économique » comme cible de notre « lutte culturelle ». Bien que, comme interroge la citation en exergue de ce premier point : qui est pauvre économiquement parlant ? La réponse n’est pas si simple. 3. Refus d’essentialiser une culture « du pauvre ». Un effet pervers de cette reconnaissance bienveillante « les pauvres ont de la culture » serait, au nom de la diversité culturelle, qu’elle devrait être « préservée », au risque d’emprisonner les gens dans leur misère. La culture qu’engendre la pauvreté n’a droit à aucun respect, aucune reconnaissance. Elle est à combattre, à éradiquer. Les personnes pauvres ne veulent pas être ou rester pauvres. La pauvreté doit être déclarée illégale.

Dire cela ce n’est pas dire que la personne pauvre n’a pas de culture(s). C’est reconnaître que cette personne est prise dans un processus – la pauvreté – qui l’empêche de « s’épanouir culturellement ». Cet empêchement crée une culture – celle de l’exclusion, de la non-reconnaissance, du sentiment d’infériorité, de dignité refoulée, de non-citoyenneté, etc. – qui est à combattre.

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Christine Mahy (lors d’un séminaire sur le droit de participer à la vie culturelle auquel elle avait été invitée par Culture & Démocratie24) a détaillé en cinq points ce qu’elle entend par le processus d’appauvrissement culturel :

a) Certes nous aimerions pouvoir y participer (à la culture), mais nous devons d’abord investir l’entièreté de notre temps, de notre énergie, de notre créativité à tenir pour vivre.

b) Par conséquent notre potentiel d’énergie, de temps, d’argent, d’inventivité est consumé pour nous « maintenir » et régler les problématiques de logement, d’énergies, de santé, d’école, de déplacements, etc.

c) Cet accaparement de nos potentiels, en ce qu’il nous « oppresse », gaspille de façon concomitante nos ressources qui contribuent à définir qui nous sommes.

d) Ce n’est donc pas tant que nous soyons « sans potentiel culturel » ni même sans « désir culturel » mais ces processus d’appauvrissement nous obligent à éteindre nos ressources génériques pour répondre aux priorités de la survie.

e) Nous parvenons donc de fait à une situation où nous perdons les opportunités de partager ces potentiels avec d’autres.

4. De plus en plus, l’idée s’impose que la pauvreté est le problème de la personne pauvre elle-même (et non plus un problème collectif, de société). Le travail social est contaminé par ce « nouvel esprit du capitalisme », par le néo-management, qui recycle de nobles termes comme autonomie, responsabilité et les détourne pour faire passer l’idée que l’action de l’État vis-à-vis de la personne pauvre se limite à lui donner les outils nécessaires à sa réinsertion (sa revalorisation) sur le marché de l’emploi.

C’est soit disant par respect pour l’autonomie de la personne pauvre et faisant appel à sa responsabilité que la lutte contre la pauvreté se limite de plus en plus à assurer la bonne transmission aux pauvres d’une « boîte à outil pour être compétitifs ». Ceux qui n’en font rien sont marginalisés à l’extrême : emprisonnés (hyper responsabilisation) ou mis à l’asile psychiatrique (déresponsabilisation).

Nous refusons que la culture s’inscrive dans une stratégie managériale d’activation. Or les projets culturels menés avec des personnes en situation de pauvreté ne se justifient plus que comme tremplins vers l’emploi. Nous entendons la culture comme terreau d’émancipation (c’est une exclusive), qui doit aussi donner aux personnes pauvres la possibilité de refuser le système qui exclut, d’avoir la prétention d’en concevoir un autre et la force de le bâtir. DÉLIMITER CE QUE NOUS ENTENDONS PAR CULTURE Dans une récente étude réalisée par Ricardo Cherenti pour l’UVCW asbl, Public précarisé : le choix des dimensions prioritaires, l’épanouissement culturel n’apparaît pas dans les dix dimensions que les personnes indigentes jugent prioritaires dans la lutte contre la pauvreté. Cela contredit la fameuse phrase tirée du Rapport général sur la Pauvreté de 1995 – « On crève d’ennui avant de crever de faim » – pour justifier l’importance des actions culturelles à mener dans le cadre de la lutte contre la pauvreté.

On peut discuter, évidemment. L’éducation est la quatrième dimension la plus importante identifiée dans cette étude. La santé est la deuxième alors que le logement est la première. Partant d’une acception large de la culture, on aurait tendance à dire que ces trois dimensions sont de nature fondamentalement culturelle. À travers une amélioration de la

24 http://www.cultureetdemocratie.be/documents/ACTES_SEMINAIRE_06_12_2013_DEF.pdf

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situation de logement, de la prise en charge de la santé… l’épanouissement culturel des personnes vivant en situation de pauvreté est bel et bien favorisé.

Si nous utilisons le concept de culture dans son acception anthropologique « unescienne » et en faisons une dimension de la lutte contre la pauvreté, nous risquons fort de tourner en rond, ne sachant pas par quoi commencer dans cette lutte. C’est pourquoi, à l’inverse de ce qui est écrit en préambule de l’orientation VII du rapport Abolir la pauvreté de décembre 2005 et à l’inverse de ce que dit le Rapport général sur la pauvreté de 1995, nous proposons de limiter le concept de culture à « l’objectivation du travail sur le sens des expériences humaines et sociales dans des œuvres, des patrimoines et des pratiques culturelles » (Céline Romainville, Neuf essentiels pour comprendre les « droits culturels » et le droit de participer à la vie culturelle). C’est grosso modo le secteur public « de la culture », correspondant au ministère qui en a la charge, qui est alors concerné. C’est aussi ce à quoi le droit de participer à la vie culturelle peut se référer concrètement et des matières sur lesquelles des juristes peuvent travailler. Nous proposons de limiter ce que nous entendons par culture pour des raisons pratiques, méthodologiques, voire stratégiques, davantage que pour des raisons philosophiques. Évidemment que, d’un point de vue anthropologique, « hors culture : il n’y a rien ». Le problème est que nous n’avons aucune prise sur cette totalité. Ou plutôt que nous avons une infinité de prises et que cela rend l’outil « culture » inutilisable comme moyen pour lutter contre la pauvreté.

Pour ce Rapport 2015 nous proposons donc de nouvelles bases : partir d’une conception plus stricte de la culture, correspondant plus ou moins au secteur des politiques culturelles et de son ministère (ce qui correspond à la demande formulée au SLPPES, à savoir comment les services publics mettent en œuvre ou pas l’effectivité des droits fondamentaux, en l’occurrence ici, les droits culturels/le droit de participer à la vie culturelle ?). Cette restriction de l’approche culturelle offrirait en outre l’avantage de ne pas multiplier l’effet d’une approche multidimensionnelle de la pauvreté, remise en question en introduction de cette note, mais vis-à-vis de laquelle il ne semble plus possible de faire machine arrière. Elle permettrait aussi d’éviter toute approche essentialiste de la pauvreté.