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DOSSIER Confrontés à une quasi-démission des labels et des maisons de disques, qui les signent de moins en moins, de plus en plus d’artistes reprennent l’initiative et leur destinée en main, contre vents et marées, réinventant de nouveaux modèles, avec une forte dose d’autoproduction. Artistes entrepreneurs, artistes ouvriers, collectifs d’artistes, le monde d’après la crise est entre leurs mains. PAR PHILIPPE ASTOR LES ARTISTES REPRENNENT LE CONTRÔLE DE LEUR DESTINÉE 28 MUSIQUE INFO N°540 - juin 2012 De nouvelles aides à l’autoproduction au sein du CNM (p. 30) Didier Wampas : « Je me revendique artiste-ouvrier » (p. 31) Music Unit, collectif musical mal identifié, mais redoutablement efficace (p. 29) Quand l’autoproduction professionnelle devient de plus en plus la règle (p. 29) MI540_P28A31 28 MI540_P28A31 28 11/06/12 18:10 11/06/12 18:10

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Confrontés à une quasi-démission des labels et des maisons de disques, qui les signent de moins en moins, de plus en plus d’artistes reprennent l’initiative et leur destinée en main, contre vents et marées, réinventant de nouveaux modèles, avec une forte dose d’autoproduction. Artistes entrepreneurs, artistes ouvriers, collectifs d’artistes, le monde d’après la crise est entre leurs mains.

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DOSSIER

Confrontés à une quasi-démission des labels et des maisons de disques, qui les signent de moins en moins, de plus en plus d’artistes reprennent l’initiative et leur destinée en main, contre vents et marées, réinventant de nouveaux modèles, avec une forte dose d’autoproduction. Artistes entrepreneurs, artistes ouvriers, collectifs d’artistes, le monde d’après la crise est entre leurs mains.

PAR PHILIPPE ASTOR

LES ARTISTES REPRENNENT LE CONTRÔLE DE LEUR DESTINÉE

28 MUSIQUE INFO N°540 - juin 2012

De nouvelles aides à l’autoproduction au sein du CNM (p. 30)

Didier Wampas : « Je me revendique artiste-ouvrier » (p. 31)

Music Unit, collectif musical mal identifi é, mais redoutablement effi cace (p. 29)

Quand l’autoproduction professionnelle devient de plus en plus la règle (p. 29)

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Du fait de la crise du disque, le nombre d’albums commercialisés en France par les membres du Snep

est passé de 3 314 en 2003 (dont 718 al-bums d’artistes francophones) à 946 en 2010 (dont 158 albums francophones). Et dans l’intervalle, le nombre de nouvelles signatures a nettement périclité, pour pas-ser de 171 en 2002, point culminant de la décennie, à 88 en 2010. Quant aux inves-tissements en marketing et en promotion, ils se sont sérieusement érodés, pour s’éta-blir à 63,9 M€ en 2010, contre 177,6 M€ en 2004. « Nous ne sommes plus à l’époque où les maisons de disques produisaient 70 % des artistes à perte et où elles pou-vaient se permettre de développer un ar-tiste sur deux ou trois albums sans gagner d’argent. Aujourd’hui, elles mesurent beau-coup plus le risque et cherchent un retour sur investissement très rapide. Du coup, beaucoup moins d’artistes ont réellement accès au marché », observe Pascal Bittard, fondateur de l’agrégateur numérique Idol. Cette situation, les artistes, pour qui la perspective de signer avec un label ou une maison de disques relève de plus en plus du mirage, y sont confrontés de manière extrêmement préoccupante aujourd’hui. Au point d’être de plus en plus nombreux, à défaut d’obtenir le soutien d’un label pour produire leur disque, à se tourner vers des formes de plus en plus professionnelles d’autoproduction.

C’est l’option qu’a choisie Iggy Pop, artiste international pourtant bien établi, suite au refus de sa maison de disques EMI de sortir son dernier album Après : un recueil de chansons sentimentales, pour moitié com-posé de monuments de la chanson fran-çaise réinterprétés par le rocker franco-phile, et plus particulièrement destiné au marché français. « Quand j’ai parlé de ce projet, les maisons de disques ont été ef-frayées. Elles ont estimé qu’elles n’allaient pas faire d’argent avec ce disque. Mais comme ce projet me tenait à cœur, j’ai dé-cidé de le produire moi-même », confiait-il lors de la conférence de presse organisée à Paris à l’occasion de la sortie de l’album, d’abord distribué en exclusivité sur le site

Alain Chamfort, Iggy Pop, Axel Bauer, Ibrahim Maalouf... l’autoproduction n’est plus l’apanage d’artistes en herbe mais devient le modus operandi d’un nombre croissant d’artistes établis, confrontés à la réduction drastique des opportunités qui se présentent à eux dans les labels et les maisons de disques, et confortés par l’émergence de nouveaux canaux de distribution qui leur permettent de tirer seuls ou presque leur épingle du jeu.

Quand l’autoproduction professionnelle devient de plus en plus la règle

Vente-privée.com. L’opération a été mon-tée de toute pièce par son tourneur français Alain Lahana (le Rat des Villes), avec l’aide de Guy Messina, ancien directeur commer-cial chez EMI et BMG, passé par la Fnac et Virgin Stores, avant de créer sa propre so-ciété de conseil en stratégies de développe-ment des ventes. « Iggy a trouvé le mon-tage très cool, avec une exclusivité d’un mois sur Vente-privée suivie d’une exclusi-vité d’un mois avec la Fnac. Pour créer le buzz en amont de la sortie sur Vente-pri-vée, nous avons lancé une opération avec l’agrégateur Believe sur les plateformes de téléchargement, et l’album s’est classé n° 1 chez Amazon et n° 2 sur iTunes le jour du lancement. Sur Vente-privée, il s’est vendu

■ Music Unit, collectif musical mal identifié, mais redoutablement efficaceC’est un collectif musical d’un nouveau genre qui s’est créé à Montreuil en 2009, dans un complexe de 300 m2 qui héberge un studio d’enregistrement, deux labels indépendants et une structure d’édition musicale, à l’initiative de trois musiciens professionnels désireux de développer un modèle économique à contre-courant des logiques de précarisation de l’artiste à l’œuvre au sein d’une industrie musicale qui peine à se renouveler. « Ce qui a motivé la constitution de Music Unit à l’origine, c’est la volonté de mettre l’artiste au centre de tout, du disque, de la scène, etc. », confie Issam Krimi, jeune pianiste, compositeur, arrangeur et producteur de musique, qui fait partie du trio fondateur et compte déjà trois albums à son actif. Le collectif

nous permet de partager un studio, un outil de travail, mais aussi de créer d’autres dynamiques, et un autre style de rapport avec les maisons de disques. On peut se positionner comme co-producteurs, ce qui est pour elles une sorte de gage de professionnalisme. Et d’un point de vue artistique, elles nous voient prendre les choses en main, en termes de réalisation, d’enregistrement, au sein d’une structure qui aide au développement de l’artiste derrière. C’est assez apprécié. »Lieu d’émulation et de mutualisation, où une quinzaine d’artistes de tous horizons travaillent au développement de projets internes, mais aussi en partenariat avec des majors, des productions audiovisuelles, des labels indépendants et des associations culturelles, Music

à 15 000 exemplaires la première semaine, et s’est classé 3e dans le Top des ventes phy-siques », explique Alain Lahana.

Des projets à l’équilibre avec 25 000 ventes

« Vente-privée nous a permis de créer le buzz auprès de ses 15 millions d’utilisa-teurs inscrits, via sa newsletter et une mise en avant sur la page d’accueil du site pen-dant deux semaines, avec des petites pas-tilles vidéo tournées chez Iggy à Miami pour expliquer le concept de l’album. Lui qui ne reçoit jamais personne chez lui pour filmer s’est montré très disponible, ce qui a permis de créer une plus grande proxi-

Iggy Pop

Unit a vu plusieurs albums sortir de ses murs depuis sa création, sur des labels comme Bee Jazz, Le Chant du Monde, Atmosphériques, ou sous l’étiquette des deux labels maisons, voire même, pour la première fois l’an dernier, sous celle de Music Unit, pour celui de la chanteuse Niuver, en licence et en co-édition chez Sony Music.Ni association, ni SARL, et ne bénéficiant d’aucune aide structurelle, parce que trop hybride pour entrer dans une case identifiée, le collectif Music Unit se sent parfois un peu isolé. « Nous ne connaissons aucune structure semblable à la nôtre, et devons parfois expliquer très longtemps qui nous sommes et ce que nous faisons », confie Issam Krimi. L’initiative, pourtant, mériterait d’être largement imitée.

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mité avec l’artiste », poursuit Alain La-hana. Cerise sur le gâteau : « Vente-privée étant présent sur d’autres territoires, des disquaires indépendants nous ont appelés de Scandinavie et d’ailleurs, pour faire des commandes fermes de 250 ou 300 exem-plaires », ajoute-t-il. Et de se féliciter déjà de la rentabilité du projet : « Avec le reste de l’opération, à la Fnac et en digital, nous seront à l’équilibre avec un peu plus de 25 000 ventes, et vu les cadences actuelles, nous devrions en vendre 40 000. »« L’autoproduction devient intéressante quand vous êtes à la fois producteur, auteur-compositeur et que vous conservez les droits d’édition. C’est l’accumulation de tous ces droits qui fait qu’elle peut être rentable, avec des volumes de ventes très inférieurs à ceux des majors », indique Alain Chamfort, qui a connu un succès si-milaire sur Vente-privée.com il y a deux ans, avec un album concept consacré à la vie du couturier Yves Saint Laurent. « Nous n’avons pas autoproduit cet album par choix. Nous aurions préféré le faire

avec une maison de disques. Mais faute de pouvoir compter sur ce partenaire natu-rel, nous avons essayé de faire vivre ce projet qui nous plaisait et méritait d’exis-ter, indique le chanteur français. Nous avons vendu 30 000 exemplaires de l’album sur Vente-privée. Les éditions Albin Michel ont sorti un livre-CD qui s’est vendu à 15 000 exemplaires. Et nous avions ensuite un accord de distribution exclusif avec la Fnac, qui a vendu 5 000 exemplaires du CD avec un DVD. Au final, nous avons fait plus de 50 000 ventes. » L’équivalent d’un disque d’or qui ne sera malheureusement jamais officialisé, Vente-privée n’ayant pas, à l’époque, d’accord avec le Snep pour la prise en compte de ses ventes dans les classements officiels. « Cela nous a péna-lisés, explique Alain Chamfort, car n’ap-paraissant pas dans les classements, nous n’étions pas diffusés en radio. »L’autoproduction, c’est également le che-min qu’a choisi d’emprunter Axel Bauer pour la sortie de son prochain album, dont il achève le mixage, après avoir travaillé quatre années dessus. « J’étais sous contrat avec Polydor lorsque j’ai com-mencé. Jean-Philippe Allard, qui était di-recteur général du label à l’époque, avait aimé les maquettes, nous partions sur un nouvel album, quand son successeur a pris la décision de tout arrêter », explique le chanteur. Son contrat lui sera rendu peu de temps après : « C’était une situa-tion nouvelle pour moi. J’avais signé mon contrat chez Universal en 1989, j’y suis resté 19 ans. Je l’ai vécu comme un vrai licenciement. Les choses se sont passées de manière un peu sèche, brutale, sur un coup de téléphone un vendredi soir. C’est une tranche de vie qui s’arrêtait tout d’un coup. » Passé ce coup de massue, le chanteur rebondit cependant très vite : « Au début c’était même exaltant, explique-t-il. Tout n’était pas rose chez Universal non plus. J’ai pris le bon côté des choses et ça m’a épanoui artistique-

ment. Dès la semaine suivante, je me suis senti pousser des ailes grâce à cette liberté retrouvée. Mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit si difficile ensuite de retrouver une signature. »

Les agrégateurs en partenaires particuliers

Un premier projet de co-production avec l’éditeur Crysalis n’aboutira pas, suite au rachat de ce dernier par BMG deux mois après la signature. « C’était compliqué, un peu comme faire affaire avec l’épicier du coin et se retrouver ensuite dans une grande surface », confie Axel Bauer, qui fi-nira par financer lui-même l’enregistre-ment de son album. Commence alors une tournée des popotes pour essayer de trou-ver un label. L’album va remporter de nombreux suffrages et susciter un réel in-térêt, mais cela n’ira jamais jusqu’à la si-gnature. « Du côté des labels, l’attente était trop longue. Axel n’était plus sous contrat depuis deux ans et demi et il était temps de l’exposer de nouveau au public. C’est pourquoi nous avons décidé d’y aller en direct », explique son manager Jérôme Scholzke. Et c’est finalement l’agrégateur Idol qui va distribuer l’album. « Les agré-gateurs deviennent des partenaires pour pas mal d’artistes, comme Believe pour La Rumeur, par exemple. Je travaillais depuis deux ans avec Idol. Ils sont très sérieux. Ils n’ont pas un catalogue immense, mais du coup il est mieux travaillé. Et ils ont un accord avec Pias qui nous permet de bénéficier aussi d’une distribution physique, avec une avance de 60 000 euros sur les frais de fabrication », confie le ma-nager du chanteur. Le tandem a recruté trois atta-chées de presse (télévision, radio et internet) pour assurer la pro-motion de l’album, et il compte bien obtenir un retour sur inves-t i s s e m e n t : « À p a r t i r d e

10 000 exemplaires vendus, on commen-cera à faire la bascule, en incluant les droits voisins, la radio, etc. Si on en vend 40 000, on sera les rois du pétrole », in-dique Jérôme Scholzke, qui est également manager d’Anaïs et, à ce titre, n’en serait pas à son premier coup de maître en ma-tière d’autoproduction. « Pour Anaïs, j’étais producteur par défaut. En 2005, nous étions en autoproduction à 100 %, puis nous sommes passés en licence quand le projet nous a dépassés, alors que nous commencions à devoir faire des dizaines de milliers d’envois par la poste. J’en ai vendu 500 000. À l’époque, j’étais à la fois manager, producteur, chef de projet… Et j’ai réalisé qu’on pouvait faire les choses en dehors de toute structure. Le dernier al-bum d’Anaïs est sorti chez Universal. Nous sommes très contents du travail de promo-tion qui a été fait, ils mettent les moyens et disposent d’une véritable force de frappe en la matière, mais dès le départ, le côté artisanal nous a manqué. »

Artisanat contraint

Ce côté artisanal, c’est celui que cultive également le trompettiste de classique, de jazz et de musique arabe franco-libanais Ibrahim Maalouf, qui a autoproduit ses trois premiers albums sur son propre label, Mi’ster Productions, et s’apprête à sortir lui-même le quatrième. Après avoir dé-marché plusieurs maisons de disques pour son premier album, le jeune soliste, pour-tant déjà auréolé de nombreux prix inter-nationaux et de participations aux enre-gistrements d’une multitude d’artistes (d’Amadou et Mariam à Sting, en passant par Mathieu Chedid, Vanessa Paradis et Vincent Delerm), ne reçoit que deux pro-positions qui n’aboutiront pas. « Au final, avec mon manager Jean-Louis Perrier, nous avons décidé d’y aller seuls et de monter mon propre label, que Discograph a accepté de distribuer, explique-t-il. Depuis que j’ai compris comment un label fonctionne, je n’ai plus l’impression que c’est très compliqué. Je le gère avec mon

■ De nouvelles aides à l’autoproduction au sein du CNMLe futur Centre national de la musique devrait débloquer 1 M€ d’aides à l’autoproduction, avec des critères d’éligibilité plus souples que ceux de l’Adami, mais moins souples que ceux de la Sacem.Un million d’euros, c’est le montant des aides que le futur Centre national de la musique devrait consacrer à l’autoproduction. « Ils viendront s’ajouter aux 400 K€ de la Sacem et aux 600 K€ de l’Adami, ce qui va multiplier leur montant global par deux. Mais il n’est pas exclu d’augmenter cette enveloppe », précise Catherine Ruggeri, vice-présidente de l’association de préfiguration du CNM, qui souligne : « Les données disponibles sur l’autoproduction sont peu satisfaisantes. L’étude de l’Adami sur le sujet, qui est la plus précise et la plus documentée, n’est pas à jour. On manque cruellement d’informations, sur le montant moyen des productions, sur leurs destinées, etc. Nous sommes dans le flou total. » Dans l’expectative,

de nombreux points restent donc encore à arbitrer.La finalité de ces aides sera de servir intelligemment, avec des critères de pré-professionnalisation. Elles devraient cibler des artistes, auteurs, compositeurs ou interprètes qui se retrouveraient dans la nécessité de produire eux-mêmes car ils ne trouvent pas de label. Elles seront ouvertes à toute personne morale ou physique qui a déjà réalisé un enregistrement ayant fait l’objet d’une diffusion physique ou numérique et répondront également, dans le lot, à des nouveaux talents qui démarrent, avec une limite pouvant reposer sur un critère du type pas de disque d’or au cours des quatre ou cinq dernières années.D’une manière générale, les aides à

Alain Chamfort

Axel Bauer

l’autoproduction du CNM s’efforceront de favoriser la diversité (nouveaux talents, redémarrage de carrière, bonifications pour le répertoire francophone et les répertoires les moins exposés). « Les dépenses de promotion et de management seront également éligibles, en sus des dépenses de production, car ce sont des coûts légitimes dans les projets, qui doivent être suffisamment professionnels », confie Catherine Ruggeri. « Il y aura une politique propre au CNM, ajoute-t-elle. Nous avons beaucoup travaillé avec la Sacem et l’Adami pour que nos critères s’emboîtent assez bien. Ceux du CNM seront moins ouverts que ceux de la Sacem, mais plus ouverts que ceux de l’Adami. »

Pascal Bittard

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manager et ça se passe plutôt bien. Pour l’instant je ne vois pas de raison de le laisser tomber. »Même si sa petite entreprise a connu un succès relatif, « j’ai eu la chance que mes albums aient été très bien reçus par la cri-tique, ce qui a produit un effet de bouche à oreille, confie-t-il. Étonnamment, j’ai pu rentrer dans mes frais et produire l’album suivant, et ce, deux fois de suite. J’ai éga-lement déjà pu produire mon prochain album, et je travaille actuellement sur le suivant. Tout ceci est une économie assez risquée et fragile. Je marche sur des œufs. Mais j’ai l’habitude de marcher douce-ment, et de ne pas courir... Et puis je suis très bien entouré. Cela aide beaucoup. » Ibrahim Maalouf privilégie également l’artisanat pour sa distribution numé-rique, via la plateforme low-cost Zimba-lam de Believe, qui ne parvient pas à le convaincre de passer à la vitesse supé-rieure. « J’utilise en effet Zimbalam, car cela me permet en fait de garder un œil sur les ventes et de comprendre de façon ludique comment fonctionne le marché, explique-t-il. Je suis assez content de leur manière de fonctionner. Les avantages sont la transparence absolue. Pour ce qui est de passer à la vitesse supérieure, je m’y refuse tout simplement parce qu’absolu-

ment rien n’est proposé en termes d’inves-tissement promotionnel. Et tant que je peux assurer moi-même la promotion, je n’ai pas réellement besoin de céder une partie de mes droits pour une promo dont j’ignore complètement la teneur... »Pour de nombreux artistes en développe-ment, l’autoproduction reste cependant un artisanat contraint. « Pour moi, c’est de-venu un choix par défaut, puisque je n’avais pas de partenaire pour le disque », reconnaît la chanteuse Lussi in the Sky, qui, après être sortie 4e de la Nouvelle Star en 2010, n’a pas donné suite aux proposi-tions de Sony Music pour la sortie de son premier album, en raison de profonds dé-saccords artistiques. « Avec la Nouvelle Star, j’ai été très médiatisée, j’ai pu donc continuer à avoir une actualité sans disque. Je ne me suis pas arrêtée, je suis allée tout de suite sur scène, et un an après l’émis-sion, j’ai sorti un EP en digital, raconte-t-elle. En décembre 2011, j’en avais vendu 3 000, et je continue d’en vendre beaucoup. Mais deux ans après l’émission, je dois pro-poser autre chose. Et sortir un album auto-produit en distribution physique, c’est beaucoup plus compliqué. » « Un EP auto-produit c’est bien, mais uniquement en di-gital, même avec un bon score sur iTunes, ça ne dure pas longtemps et c’est difficile à transformer », renchérit son manager Lau-rent Cléry. « La semaine de sa sortie, pour-

suit-il, l’EP de Lussi s’est hissé en tête du classement VF sur iTunes et 7e au général, et le téléphone a commencé à sonner im-médiatement, mais les discussions sont toujours en cours. »Aussi, pour la sortie de son album, qui est déjà presque prêt, Laurent Cléry prépare un plan B, tout en continuant à frapper aux bonnes portes. « Comme il y a de moins en moins de signatures et de plus en plus de projets, on est obligés de s’organiser en in-dépendants, explique-t-il. À un moment donné, il faut se lancer. Il y a un timing à respecter. L’objectif est de ne pas se retrou-ver le bec dans l’eau quand l’album sera prêt. Donc on organise en premier lieu le plan B, et si une maison de disques veut ré-cupérer le projet en cours de route, on dis-cutera volontiers. » Le positionnement stra-tégique d’un agrégateur comme Idol, en partenariat avec Pias, ne le laisse d’ailleurs pas insensible : « Aujourd’hui, il n’y a plus de différences entre un distributeur et un autre, sauf entre un petit distributeur et une major. Du coup le digital devient très

important, ainsi que le fait de bénéficier d’un reporting transparent et clair, ce qui n’est pas le cas avec les majors, dont les re-portings sont nébuleux et illisibles, et qui appliquent tout un tas d’abattements injus-tifiés. Mais le cœur du problème reste d’ar-river à sortir en indé. » Avec d’autres artistes, dont il détient les droits d’édition, ce qui n’est pas le cas avec Lussi, Laurent Cléry envisage de sortir lui-même des disques. « Sortir un disque en indépendant en tant qu’éditeur peut avoir un intérêt sur le long terme, même si je ne vais peut-être pas m’y retrouver sur le mas-ter. » D’autant que sa licence d’entrepre-neur de spectacle peut également lui per-mettre de dégager d’autres sources de revenus. Reste un écueil à franchir, et de taille : l’autoproduction se marie très mal, en général, avec les aides à la production. « Les artistes avec lesquels je travaille sont tous autoproduits, indique Laurent Cléry, et on se retrouve avec des galettes déjà finies qui ne sont plus éligibles aux aides, parce que la plupart du temps, le studio a

été prêté sur la base d’un échange de ser-vice, on a produit avec des bouts de ficelles, et la convention collective n’a pas été res-pectée. Dans le cas d’une autoproduction finie, il peut aussi y avoir rachat de bande, et ce n’est pas pris en compte. Or ce sera de plus en plus fréquent. » ■

Lussi in the Sky

Laurent Cléry

■ Didier Wampas : « Je me revendique artiste-ouvrier »On peut faire carrière pendant trente ans dans la musique sans chercher à en faire son gagne-pain. C’est ce qu’illustre le parcours de Didier Chappedelaine, leader des Wampas, à l’exact opposé du profi l de l’artiste entrepreneur autoproduit qui émerge sur les ruines de l’industrie musicale après dix ans de crise du disque.

« Depuis le début, on savait qu’on ne faisait pas de la musique grand public et qu’on n’allait pas vendre plein de disques, donc dans ces conditions, ou tu travailles à côté, ou tu montes ton label, ta boîte, etc. Mais je n’avais pas envie de me prendre la tête, de rentrer en studio en ayant à l’esprit ma comptabilité, ou le crédit à rembourser à la banque à la fin du mois. Je trouve que ce n’est pas compatible avec le fait de faire du rock ‘n’ roll », confie ce tout jeune retraité de la RATP de 50 ans, après 28 ans de bons et loyaux services en tant qu’électricien.« À part au xxe siècle, il n’y a pas beaucoup d’artistes qui sont devenus milliardaires. Ça n’a duré que cinquante ans. Est-ce que c’est très sain de n’avoir que des Madonna et des Metallica ? On peut se poser la question. Il vaut mieux 1 000 artistes qui vendent 1 000 disques qu’un seul qui en vend des millions. Pour en vivre, c’est autre chose. Mais au départ, on ne fait pas de la musique pour gagner de l’argent », déclare celui qui s’est toujours arrangé pour prendre des congés quand il devait partir en tournée, parfois tous ses congés sur plusieurs années d’un seul coup. « J’en ai vu des gars qui se sont dit “Allez, on arrête tous de bosser, on se consacre à la musique à temps plein”. Mais à 30 ou 35 ans, ils ont des enfants, et ils sont toujours dans leur camion, à tourner sans arrêt pour gagner 800 € par mois, et ça le fait plus, observe-t-il. Je ne voulais pas me retrouver à arrêter de faire du rock ‘n’ roll pour des questions d’argent, ce qui est quand même un comble. »

La musique n’a jamais fait que rajouter un peu de beurre dans ses épinards : « J’ai gagné un petit peu d’argent au début des années 2000 avec Manu Chao, mais avec les Wampas, ce n’est jamais allé bien loin, explique-t-il. Il faut voir que quand on jouait dans un festival comme les Vieilles Charrues, on touchait 150 € net chacun. Quant aux ventes de disques, ça ne rapporte rien. On ne touche que 10 % du prix de gros, et il faut se les partager à cinq. En sortant un album tous les deux ans, si on s’est partagé 2 000 € à cinq à chaque fois, c’est déjà bien. La seule chose qui rapporte, c’est de passer à la radio. Mais ils ne passent plus de rock ‘n’ roll. »Celui qui se revendique haut et fort

« artiste-ouvrier » dispose aujourd’hui de suffisamment de temps libre pour aller défendre son album solo, fraîchement sorti chez Atmosphériques, sur les scènes de France et de Navarre avec les Rennais de Bikini Machine : sans rogner sur ses congés, désormais. « Mon message, c’est qu’il ne faut pas désespérer si on ne parvient pas à vivre de sa musique, on peut toujours travailler à côté. D’ailleurs les 35 heures devraient servir à ça, à libérer du temps libre pour se consacrer à ses passions. Si de plus en plus d’artistes suivent cette voie, cela permettra d’assainir un peu le marché. » Et certainement aussi le régime de l’intermittence, par la même occasion...

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