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N°68 JUIN 2017 • REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF • 6 EUROS DOSSIER P. 04 POÉSIES NE LAISSER AUCUNE PRISE À LA RECOMPOSITION LIBÉRALE DU PAYS Marie-Pierre Vieu EVA STRITTMATTER Katherine L. Battaiellie L’ANALYSE DE LA MARCHANDISE PAR MARX ET LE CORPS DES FEMMES DANS LES PUBLICITÉS Saliha Boussedra P. 32 LE GRAND ENTRETIEN P. 44 PHILOSOPHIQUES Parti communiste français APPARENCES SUPERFICIALITéS ET IDéES REçUES

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N°68 JUIN 2017 • REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF • 6 EUROS

dossier

P. 04 POÉSIES

NE LAISSER AUCUNE PRISEÀ LA RECOMPOSITIONLIBÉRALE DU PAYSMarie-Pierre Vieu

EVA STRITTMATTERKatherine L. Battaiellie

L’ANALYSE DE LA MARCHANDISE PARMARX ET LE CORPS DES FEMMES DANS LES PUBLICITÉSSaliha Boussedra

P. 32 LE GRAND ENTRETIEN P. 44 PHILOSOPHIQUES

parti communiste français

apparencessuperficialitéset idées reçues

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La Revue du projet - Tél. : 01 40 40 12 34 - Directeur de publication : Patrice BessacDirecteur : Guillaume Roubaud-Quashie • Rédacteurs en chef : Davy Castel, Jean Quétier, Gérard Streiff • Secrétariat de rédac-tion : Noëlle Mansoux • Comité de rédaction : Aurélien Aramini, Hélène Bidard, Victor Blanc, Vincent Bordas, Saliha Boussedra,Mickaël Bouali, Séverine Charret, Pierre Crépel, Camille Ducrot, Alexandre Fleuret, Josua Gräbener, Florian Gulli, Gérard Legrip,Corinne Luxembourg, Stéphanie Loncle, Igor Martinache, Michaël Orand, Léo Purguette, Marine Roussillon, Bradley Smith •Direction artistique et illustrations : Frédo Coyère • Mise en page : Sébastien Thomassey • Édité par l’association Paul-Langevin (6, ave-nue Mathurin-Moreau 75 167 Paris Cedex 19) • Imprimerie : Public Imprim (12, rue Pierre-Timbaud BP 553 69 637 Vénissieux Cedex)

Dépôt légal : avril/mai 2017 - N°68 - ISSN 2265-4585 - N° de commission paritaire : 1019 G 91533.

La rédaction en chef de ce numéro a été assurée par Jean Quétier

LA rEvUEDU ProjET

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3 éDiToGuillaume Roubaud-QuashieLe monde d’hier

4 PoéSiESKatherine L. BattaiellieEva Strittmatter

5 rEGArDGérard LegripAngie hiesl

6 u31 LE DoSSiErAPPArEnCES, SUPErFiCiALiTéS, iDéES rEçUESPierre Crépel, Théo Ruchier-BerquetDépasser les apparences, mais aussi les affronterJean-Louis FrostinUne formation pour avancer avec le peupleClaude Rosenblatt LanherLes sophistes, d’hier à aujourd’huiClaude Rosenblatt LanherSe méfier des apparences conduit-il au scepticisme ?Fanny ChartierPetit guide de lecture de graphiques et de données statistiquesIgor MartinacheLe travail coûte que coûte ?Jean-Yves MasL’économie : apparemment « scientifique » et « naturelle » ?Hugues BoiteuxEn quête de vérité ?Josua GräbenerAvoir le droit de se former : gare aux façadesdémocratiques des droits individuels !Antoine Machutmédia et journalistes dans la fabrication et la diffusiondes informationsErnest BrasseauxLa faisabilité politique de l'ajustementMichèle Picard insécurité et sentiment d'insécuritéMorane Chavanonet Gabriel MontrieuxC’est beau, divers, alternatif, bio et éthique Gérard LegripLe vêtement : marqueur local, marqueur social

32u35TrAvAiL DE SECTEUrSLE GrAnD EnTrETiEnMarie-Pierre Vieune laisser aucune prise à la recomposition libérale du pays• nomination du nouveau gouvernement • Argentine : micaela Garcia, un crime évitable��

36 PArLEmEnTProposition de loi du Groupe communiste, républicain et citoyen(Sénat) Taxe d'habitationinstitutions, le projet inavouable d'Emmanuel macronordonnances ?

38 ComBAT D’iDéESGérard Streiff Une jeunesse paupérisée, engagée, décriée

40 CriTiqUE DES méDiAACRIMEDLe 20 heures de France 2 en campagne pour « réformer les retraites »

42 FÉMINISMEMonique Dental mouvements féministes face aux défis politico-religieux

44 PHILOSOPHIQUESSaliha BoussedraL’analyse de la marchandise par marx et le corps des femmes dans les publicités

46 hiSToirEFlorian Mazel 1282. « mort aux Français ! »

48 ProDUCTion DE TErriToirESCorinne LuxembourgGenre, violence et espace

50 SCiEnCESPierre Crépel mathématiques et élections

52 SonDAGESGérard StreiffFront national, un électorat radicalisé

53 STATiSTiqUESMichaël Orand70 % des Français se déclarent en bonne santé

54 LirEOlivier RitzLa recherche publique à l’heure des humanités numériques

56 CriTiqUES• Serge Halimi, Renaud Lambert, Frédéric LordonÉconomistes à gages• Roger Colombier, Jules Durand : une affaire Dreyfus au Havre (1910-1918)• Roger Martin Les Docks assassinés. L’affaire Jules Durand• Pénélope Bagieu Les Culottées• Jean-François Téaldi Journaliste, syndicaliste, communiste

58DAnS LE TExTE (LéninE)Florian Gulli et Aurélien Aramini La question du pouvoir

pétrole, JusQu’À Quand ? Dans ce nouveau numéro deProgressistes, focus sur le pétrole, ce grand oublié des débats sur l’énergie.Ce dossier aborde les enjeux économiques, écologiques et géopolitiquesactuels et à venir autour de l’extraction de cette ressource.Et, bien sûr, retrouvez toutes les pages traitant de l’écologie et desavancées scientifiques et technologiques avec, entre autres, unecontribution sur la sécurité ferroviaire par Daniel Sanchis, « Lascience économique est-elle expérimentale ? » par Alain Tournebiseainsi qu’un retour sur la rencontre entre le Web et la rue lors desmobilisations contre la loi « travail » par Sophie Binet.

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ÉDITO

«D ans ce petit intervalle quisépare le moment où la barbea commencé à me pousser etcelui où elle commence à

devenir grise […], il s’est produit plus demétamorphoses et de changements radi-caux qu’autrefois dans le courant de dixgénérations. […] mon aujourd’hui est si dif-férent de chacun de mes hier […] qu’il mesemble parfois que j’ai vécu non pas unemais plusieurs existences absolument dif -férentes les unes des autres. […] Au jourd’huiencore nous sommes de nouveau à untournant, une conclusion et un nouveaudébut.  » Ainsi s’ouvre Le Monde d’hier deStefan Zweig, rédigé au matin de la SecondeGuerre mondiale.Assistons-nous à notre tour à pareil boule-versement ? Au plan politique, l’imprévu radi-cal de l’élection présidentielle pourrait le lais-ser penser. À vrai dire, c’est même ce quinous est susurré à l’oreille par tel journaliste,tel tribun, tel président. « révolution » : n’était-ce pas le titre du livre de campagne du can-didat macron ? Le jeune homme y expliquaitainsi que « nous sommes entrés dans unenouvelle ère » et qu’à « cette grande trans-formation nous ne pouvons répondre avecles mêmes hommes, les mêmes idées ». oui,« nous devons tous sortir de nos habitudes[…] ce serait une faute de nous dérober oumême de nous accommoder au statu quo ».Le petit monde dans lequel, chère lectrice,cher lecteur, vous avez vu le jour – vous aussi,fussiez-vous jeune – appartient à un monderévolu. nous sommes dans une nouvelle èreet vous êtes (nous sommes) quelque diplo-docus ayant survécu à la fin du crétacé, sansavoir bien perçu ni météorite ni éruption vol-canique. Un monde est mort, un nouveaunaît. La thèse, dans sa radicalité, peut prê-ter à sourire mais puisqu’elle est désormaisthèse présidentielle – et partagée au-delà –,il convient de s’y arrêter.Considérons quatre objets, nés dans lemonde d’hier et qui ne survivraient encoreaujourd’hui que comme volatiles décapi-tés promis à une chute aussi finale qu’im-minente.Les partis, nous dit-on, en seraient. De fait,le succès foudroyant d’En marche !, de laFrance insoumise et du rassemblement bleumarine à l’élection présidentielle oblige àprendre la question au sérieux. A fortiori sicelui-ci est mis en regard de l’effondrementhistorique du Parti socialiste et de l’échecretentissant des « républicains ». mais est-on si sûr que la nature de ces formations (quine se veulent pas des partis) soit si nouvelle

qu’elle projette les partis dans un mondeproche de celui des vélociraptors ? il y asoixante-dix ans, de Gaulle ne lançait-il pasle rassemblement du peuple français (rPF),agonissant les partis comme à son habitudeet expliquant à la presse : « nous ne préten-dons pas être un parti, bien sûr […] ; notreproblème est supérieur à celui-là » ? était-ce pourtant autre chose qu’un parti ? onpeut en douter. Comme on peut sans doutele faire avec les trois formations plus hautcitées. Les partis, scories du monde d’hier ?voire.La gauche aussi semble vouée à pareillesfunérailles. il est vrai que François hollandea réussi, par sa politique au sidérant zèlelibéral, à troubler en profondeur l’héritaged’une référence politique structurante. Etpourtant, comment expliquer la puissanceexceptionnelle (et inquiétante) du « voteutile » faisant voter macron et mélenchonplutôt qu’hamon ou d’autres candidats degauche ? Ces vases communicants nour-ris aux perspectives sondagières ne s’ap-puieraient-ils pas, pour des millions deconcitoyens – à tort ou à raison… –, sur l’idéeque ceux-là, c’est la gauche et qu’il faut laqualifier au second tour ? La gauche a-t-elle si sûrement passé le Styx ? on seraittenté de reprendre la devise préférée demarx : « De omnibus dubitandum est » (ilfaut douter de tout)…Passons du premier au second tour. L’anti-fascisme, nous a-t-on alors seriné, est mortet enterré : voyez l’irrésistible ascension dela dynastie Le Pen. Et pourtant, la Clodoal-dienne ne fut-elle pas vaincue – et lourde-ment ? Et qu’est-ce qui, pour des millionsde citoyens, détermina ce vote massif, si cen’est ce vieil antifascisme aux racines desang, au tronc certes bien abîmé, mais capa-ble encore de donner tant de vertes feuilles ?À l’inverse, considérons un faire-part dedécès plus discret mais plus positif : c’enserait fini, nous dit-on parfois, des peuplesmoutons votant passivement pour un ber-ger. notre nouvelle ère se caractériserait parla désormais irrépressible volonté populairede participer à l’élaboration des menus ;cette co-élaboration conditionnerait mêmele choix du restaurant. Bien sûr, le succèspopulaire notable des primaires (plus de4 millions à droite, 2 millions pour la « Bellealliance populaire ») peut nourrir cette inter-prétation. mais comment concilier la thèsede cette irrépressible volonté de co-élabo-ration avec, hélas, le massivement factuelsuccès des candidats au profil le plus émi-nemment bonapartiste ?

vous l’avez compris, j’ai tendance à douterde mes ailes de ptérodactyle, voyant tou-jours des doigts au bout de mes bras. je voisbien aussi que ce séduisant discours de la« nouvelle ère » pourrait bien être utile à ceuxqui le profèrent : annoncer la mort des par-tis, n’est-ce pas un (bon vieux) moyen d’es-sayer de s’en débarrasser dans les faits etfaire ainsi place nette pour le sien (quitte àce que quelque as de la com’ lui donne unautre nom dans le vent) ? Faut-il dire pour autant comme l’Ecclésiaste :« Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’estfait, c’est ce qui se fera, il n’y a rien de nou-veau sous le soleil » ? Assurément, non. il nes’agissait ici que de mettre un peu de contra-dictions dans des certitudes un peu rapides.rares sont les périodes où tout bascule aupoint que rien ne subsiste (ces périodes ont-elles même jamais existé  ?) et la nôtren’échappe pas à la règle. reste alors à ana-lyser de près ce qui demeure et ce qui naît,les configurations inédites que cela produitet ainsi faire cheminer au mieux cette éman-cipation qui se cherche, le communisme.La Revue du projet, initiée par Patrice Bes-sac en 2011, s’est essayée à cette tâche d’ana-lyse et de projet avec sincérité et curiosité.Toute l’équipe a mis, pendant près desoixante-dix numéros, toute l’audace et toutle sérieux qu’elle pouvait déployer dans cha-cune de ces milliers de pages écrites en plusd’un quinquennat. Cette tâche ne disparaît pas et, à partir deseptembre 2017, la nouvelle revue politiquedu Parti communiste français, Cause com-mune, s’y attellera, visant à faire mieux encoremais aussi à faire plus. Le quinquennat quis’ouvre aura besoin de communistes com-batifs et à l’écoute, au travail et en débat.L’idéologie dominante ne suffira pas à notreréflexion et à notre élaboration : il y aurabesoin de Cause commune. Pour l’heure,Cause commune a besoin de vous et, dèsaoût, de vos abonnements. La Revue du pro-jet entre dans le monde d’hier ; Cause com-mune savance pour demain. Accompagnez-la, accompagnez-nous. n

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GUILLAUMEROUBAUD-QUASHIE

Directeur

Le monde d’hier

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POÉS

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Eva Strittmatter

Je ne peux nier être allemande.ni penser en allemand, ni parler allemand.Ma langue, vous l’avez entendue crier.et elle fut consentante au crime.

JanvierHabiter à l’orée de l’indécouvertet ne pas s’effrayer, voilà qui est bien lourd.Mais aujourd’hui les nuages sont légers.le vent crépusculaire brode dans la ramure des pins.Qui est tout près du ciel. le jour blêmit.les ombres deviennent plus noires.et la lumière devient plus blanche.avant que le jour ne vienne. c’est janvier.les jours titubent. on vit plus ardemmentavec chaque année révolue.

Matin de neigeet moi – comme une ourse –Je piétine comme une bête pataude,avec mes pattes tendues de fourrureJ’enfonce ma trace feutrée.

voir… seul

un bref instant nous séparede l’enfance qui nous restecomme un conte sans conclusion.comme l’amour insatiable.perdu d’un coup avant le baiser.

cHansonencore deux jours et le tilleul va mettre des feuilles.encore trois jours et le lilas va fleurir.et si l’on était jeune, on trouverait un hommeet l’on en deviendrait aveugle et l’on brûlerait pour lui.Mais on se contente de dire : le tilleul met des feuilles.encore trois jours et le lilas bleuira.comme si c’était sagesse. Mais ce n’est que boniment.et l’on se sent à l’étroit dans sa peau vieillissante.

Cheyne éditeurs, 2011

Traduit par Fernand Cambon

du silence je fais une chansonnée en 1930 dans le Brandebourg et décédée en 2011 àBerlin, Eva Strittmatter a écrit l’essentiel de son œuvreen république démocratique d’Allemagne. Elle a habitéun minuscule hameau brandebourgeois entouré deforêts.Très sensible à la beauté de la nature qui l’entoure (ce« cercle brumeux du pays natal »), à ses arbres, aux varia-tions des saisons, elle nous en livre une observation pré-cise, tout en s’interrogeant sur la difficulté à capter toutesles sensations que lui procurent ces paysages et à lesmettre en mots : « Et avant comme après le feuillage deshêtres avait/une apparence indescriptible ».Si elle se revendique allemande dans sa langue (pour lemeilleur et pour le pire), ses pensées et ses rêves, celane l’empêche nullement de voyager, d’être très récep-tive aux autres peuples et à leurs contrées, aux grandspoètes étrangers, auxquels elle rend hommage : GarciaLorca (« Et sans Lorca l’Espagne n’existerait pas »), AnnaAkhmatova, Yannis ritsos, Alexandre Pouchkine…Elle veut aussi faire entendre la voix de ceux qu’on n’en-tend pas : « Dans mon poème/Doit toujours résonnerquelque chose/qui parle pour ceux qui sont sans voix ».La poésie d’Eva Strittmatter, d’un lyrisme retenu, estd’une grande économie de moyens, et trouve souventsa source dans les tâches quotidiennes, et les gestes del’amour familial : « je suis celle qui prépare le thé ». mais,au-delà, c’est à une méditation sur la vie, le temps quipasse, la confrontation du présent au passé, qu’elle selivre, dans une apparente et modeste simplicité. malgréun rythme entrecoupé, les rimes, les nombreuses alli-térations, les refrains lui donnent quelque chose de mélo-dieux.L’humour est très présent, concernant notamment sapoésie (mériterait-elle un 13 ou un 16 ?), ou sa vieillesse,préoccupation récurrente.En dehors de la poésie, elle est auteure de livres pourenfants et d’essais de critique littéraire. Sa poésie estl’une des plus lues en Allemagne aujourd’hui.

KATHERINE L. BATTAIELLIE

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REGARD

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iDans un espace urbain suggéré, un corps vêtu de rougeinterpelle, questionne, sans proposer de réponse. Ce corps

semble disloqué. Deux rangées de seaux parfaitementalignés perturbent la compréhension de la scène. Asso-ciées, ces idées d’ordre et de désordre ne correspondentpas aux images habituelles répertoriées dans notre mémoire. Cette œuvre nous montre comment une artiste allemandeperforme en jouant des codes de la mort et des repré-sentations stéréotypées de la Chine et de son rouge impé-rial par la corporéité.

Performance. Le terme apparaît dans les années 1970. ver-sion la plus contemporaine du Happening ou de l’Action.L’artiste se met en scène, avec ou sans accessoire. Expres-sion d’une mythologie personnelle, d’une analyse compor-tementale, sociologique, elle s'inspire de l’éphémère et desarts de la scène. La trace de son expression est essentiel-lement photographique, cinématographique et sonore.

ANGIE HIESL

GÉRARD LEGRIP

China hair connection, performance d’Angie hiesl, ColognePhotographie de jasper Goslicki, août 2008, Allemagne.

Le sol comme support, la position comme questionnement

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Pour ce dernier numéro de La Revue du projet, avant son évolutionvers Cause commune, notre dossier ne traitera pas d'un sujet bienidentifié, comme le travail ou la santé. nous avons choisi un pro-blème aussi omniprésent que dilué dans les galaxies politiques etsociales. il nous conduira des philosophes grecs aux enseignants desciences économiques, en passant par les journalistes. Cela per-mettra un retour sur la formation et sur l'éducation populaire.

apparences, superficialités et idées reçues

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PRÉSENTATION

dépasser les apparences,mais aussi les affronter

bien dans la société, elles servent unpouvoir économique et politiquebien réel. Le propre de tout groupedominant est de produire un dis-cours, une représentation du mondedonnant les apparences du « natu-rel », du « c’est ainsi », à sa domina-tion. Une classe ne triomphe queparce qu’elle est, d’une certainefaçon, porteuse de valeurs univer-selles et parce qu’elle en convainc lemonde. Les stratégies de ce discoursdominant doivent être décryptées etmises à nu. Pour cela, nous nouspencherons sur des objets préciscomme la pénétration des thèsesnéolibérales dans les manuels sco-laires d’économie ou la manière dontle recours permanent aux statistiquespermet de « démontrer » n’importequel préjugé (par exemple, le rap-port entre chômage et immigration).On observera les biais, les techniquesà l’œuvre qui donnent toute l’appa-

rence du factuel, du « vrai » à desidées répondant pourtant à des inté-rêts bien compris. Une énergie consi-dérable (donc des dépenses, souventaux frais du contribuable) est consa-crée à une éducation à la superficia-lité. Pas seulement par l’astrologie etla téléréalité. Souvent, il importe auxprofiteurs que la question ne soit pasposée, que le débat n’ait pas lieu, quele fond soit toujours esquivé par laforme, ou que l’attention soit portéeailleurs. Le monde journalistiqueexcelle dans cet art, mais on verraque ce n’est pas forcément de lafaçon dont on le croit ou par purcynisme. Les journalistes façonnentdes cadres d’interprétation, ils sontmoins efficaces pour dire ce qu’il fautpenser que à quoi il faut penser, etcomment il faut le penser. Ils ne véhi-culent pas tant des « idées reçues »que des routines d’interprétation desphénomènes sociaux.

PAR PIERRE CRÉPEL ETTHÉO RUCHIER-BERQUET*

entre « la réalité » d’une chose etson « aspect », il y a un troisièmeélément, c’est notre « vue »,

notre « esprit ». Collectivement ouindividuellement, nous observonstoujours les choses d’un certain pointde vue, socialement et culturellementdéterminé, découlant aussi de notresituation. La Terre tourne autour duSoleil. Pourtant, de notre point de vue,c’est bien le Soleil qui effectue chaquejour le tour de la Terre. Devons-nouspour autant accuser le Soleil de mani-pulation? Non, c’est notre regard qu’ilconvient d’interroger.

les idées reçues« doMinantes »Des idées reçues dominantes, desstratégies de manipulation existent

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ple, séparer l’insécurité et le senti-ment d’insécurité ? Nous l’évoque-rons dans ce dossier. Il ne faut doncpas mépriser, sous-estimer les appa-

rences. En même temps, il n’est pasquestion de nous convertir au mar-keting politique, sous prétexte qu’ilréussirait à nos adversaires.

Que faire ?Comment appréhender ce regardspontané? Comment le dépasser ? Àdéfaut de proposer des réponsesimmédiates, nous nous proposeronsdans ce dossier d’explorer quelquesvoies : la méthode dialectique, c’est-à-dire l’effort permanent de penserles éléments d’un problème dans leurinteraction mutuelle en constitue parexemple une. Suivant sur ce point lephilosophe Lucien Sève, nous dironsque la dialectique, sous sa formematérialiste, a une triple fonction.Premièrement, une fonction critique:elle permet de débusquer ce qu’il y ad’historique et de contradictoire dansdes phénomènes en apparence natu-rels et évidents – les lois de l’écono-mie capitaliste ne sont pas naturelles,elles n’ont pas toujours existé, ellesn’existeront pas toujours. Deuxième-ment, une fonction heuristique :dépasser le donné immédiat rendpossibles des découvertes positives –le mode de production capitalisteproduit lui-même les conditions d’unmode de production supérieur. Troi-sièmement, une fonction appropria-

tive : la dialectique permet de ne plussubir passivement le cours des évé-nements mais d’en envisager la maî-trise raisonnée – la difficile transition

du capitalisme au communisme doitfaire l’objet d’une stratégie prenanten compte les possibles et les contra-dictions. Plus globalement, le dépassement desidées reçues passe aussi par un effortde décentrement, d’ouverture au dia-logue et à la discussion collective afinde sortir de nos préjugés. Dépasse-ment des idées reçues et élaborationpolitique collective ne peuvent êtrepensés séparément, les deux objec-tifs se renforcent mutuellement, ilsparticipent d’un même mouvement. Face aux réponses toutes faites, aux« contre-discours » que nous serionstentés d’élaborer trop hâtivement, fai-sons le pari de l’intelligence et de l’ef-fort critique que celle-ci nécessite. Cedossier, au titre un peu général, auraitpu aborder mille sujets précis, nousnous sommes contentés de repérerquelques affleurements dans un uni-vers immense. Le lecteur prendraplaisir à en étudier bien d’autres parlui-même. n

*Pierre Crépel est responsable de la rubrique Sciences.Théo Ruchier-Berquet est membredu comité de rédaction de La Revuedu projet.Ils ont coordonné ce dossier.

tout cela n’a pas étéinventé par le capitalisMeLes illusions naturelles, nous l’avonsdit, sont inévitables, elles découlentde nos points de vue. Mais les illu-sions artificielles et intéressées ontune histoire. Ce n’est pas l’objectif dece dossier d’en faire le tour, mais unpetit détour par la philosophiegrecque, avec les « sophistes », nousle rappellera opportunément. Onverra aussi que les tentatives pouracquérir de la lucidité, face à ceuxpour qui le triomphe importe plusque la vérité, comportent elles-mêmes leurs pièges : quelles placespour le doute, pour la science? Com-ment ne pas tomber dans le relati-visme en croyant déjouer les ruses ?L’exemple des « sceptiques » nous feratoucher du doigt les exigences de cecombat intellectuel.

déMystifier ne suffit pasCe projet de démystification, si essen-tiel soit-il, n’est pas suffisant. Ledogme néolibéral aurait vacillé depuisbien longtemps s’il fallait seulementdénoncer avec force, avec plus deforce, les idées reçues et leur opposerun discours de vérité pour emporterl’adhésion. Les idées reçues sont effi-caces, prégnantes, parce qu’ellesrépondent à quelque chose au plusprofond de nous, au regard spontanéque nous portons sur le réel. Nul nese prononce, en politique, mais aussidans la vie courante, sur la baseunique de raisonnements conformesaux règles de la logique. Ce sont toutautant (souvent davantage) des émo-tions, des affects, des juxtapositionsd’images, des habitudes, qui empor-tent notre adhésion. Est-ce si tra-gique ? Le cœur peut bien avoir sesraisons que la raison ne connaît pas.Mais, dans ces défis à la raison, oùs’arrête le cœur et où commence latromperie? Les apparences, c’est aussice que l’on vit : comment, par exem-

« Dépassement des idées reçues etélaboration politique collective ne peuventêtre pensés séparément, les deux objectifsse renforcent mutuellement, ils participent

d’un même mouvement.

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une forMation pour avancer avec le peuplePermettre aux communistes de se construire une autonomie de pensée, unecapacité créatrice, une réflexion personnelle approfondie, une lucidité faceaux idées reçues, tout en promouvant des analyses partagées et une unitéd’action en lien avec le réel pour intervenir dans les transformations du monde.

ENTRETIEN AVEC JEAN-LOUIS FROSTIN*

Quels sont les objectifs de formationdu parti communiste français ?Ils ne sont pas intemporels et répon-dent toujours aux enjeux et aux prio-rités d’une période spécifique. Notreépoque est marquée par de nombreuxparadoxes. Les progrès technologiques

nous offrent des perspectives énormes ;tous les indicateurs sérieux sur lalongue durée montrent le développe-ment des valeurs de progrès et de soli-darité ; pourtant, l’extrême droite etl’abstention progressent partout. Cedernier point montre l’incapacité dessystèmes et des forces politiques enplace à transformer les aspirations enperspectives réelles. Dans un contextede « moins-disant social et politique »,les « faiseurs d’opinion » n’appellentpas à l’intelligence, à la compréhen-sion du réel, à la force propulsive del’espérance partagée dans les grandesluttes sociales et politiques… mais àdes déductions mécanistes et à des rac-courcis meurtriers pour la vie démo-cratique. Nous devons être capablesde prendre en compte cette situationet ne pas simplement chercher à impo-ser une vérité qui – à ce stade – n’estque la nôtre.

comment cet objectif se met-il œuvre ?Nous devons aujourd’hui formeradhérentes et adhérents à un militan-tisme « d’intervention citoyenne ».C’est-à-dire que nous devons déve-lopper la capacité à intervenir dansdes assemblées, dans des discussionsoù tout le monde n’est pas d’accordavec nous.Cet objectif de formation passe pre-mièrement par la transmission auxadhérents de connaissances de fondsur les évolutions des sociétés et ducapitalisme, de la crise et de ses enjeux ;deuxièmement par une réfle xion surnotre pratique politique, sur la straté-gie d’intervention dans le débat publicqu’adopte le Parti communiste. Quece soient les stages de formation pourles cadres politiques, les stages de based’adhérents ou les réunions d’éduca-tion populaire ouvertes à tous, nos for-mations sont guidées par ce doubleobjectif.

comment rendre les camaradesacteurs de leur propre formation et nepas reproduire les mécanismes dedomination à l’œuvre dans la sociétéentre ceux qui savent et ceux qui nesavent pas ?Cette question est très importante.Pourtant, il n’y a pas de formule mira-cle. L’acte de formation se caractérisenotamment par la transmission d’unsavoir. Même dans l’échange, ce n’estpas un débat avec un enjeu décision-nel. Et une formation est aussi une

confrontation d’expériences avec desacteurs qui acceptent leur rôled’« enseignant » ou d’« apprenant ».Il doit y avoir une rencontre. Celle-cise fait, au-delà de la diversité des

camarades, par un prérequis com-mun, qui n’est pas anodin : la volontéde s’informer et de s’outiller théori-quement pour intervenir dans lestransformations du monde. Cet élé-ment commun est un atout considé-rable pour dépasser les rapports desujétion.

Quel lien vois-tu entre interventionpolitique et idées reçues ? produire undiscours politique ne passe-t-il pasnécessairement par la défense d’unevision du monde porteuse d’idéesreçues ?Penser que le capitalisme est indépas-sable, par exemple, est une idée reçue.Une explication à cette affirmation : lecapitalisme n’a rien de « naturel », ilest le produit de l’action des hommesdans leur rapport à la nature, auxconditions de leur survie et à la singu-larité de leur espèce ; d’autres modèlesont existé et existent. Des faits pourl’attester : la Sécurité sociale ou les ser-vices publics ne sont pas de l’ordre deslogiques capitalistes, pourtant ils exis-tent ! Pour dépasser les apparences, ilconvient de saisir les contradictions àl’œuvre dans la société et les réalitésconcrètes, de penser leur mouvementet leur interdépendance en rapportavec les objectifs de lutte. Pour autant,attention aux raisonnements détermi-nistes, comme au sentiment d’impuis-sance… Nous devons par ailleurs nousgarder de tout automatisme, des géné-ralités et des logiques hasardeuses.

L’objectif de la formation n’est pas debourrer le crâne mais d’outiller. Nousdevons ouvrir des portes et non por-ter une bonne parole. Cet outillagepasse notamment par une nouvelle

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« intervenir sur le réel pour

le transformer, ce n’est pas penser

la société endehors des gens,

de leursaspirations, de leurs

valeurs et aussi de leurs

représentations. »

« Pour dépasser les apparences, il convient de saisir les contradictions

à l’œuvre dans la société et les réalitésconcrètes, de penser leur mouvement

et leur interdépendance en rapport avec les objectifs de lutte. »

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place de la dialectique dans nos rai-sonnements. La diversité des inter-venants que nous invitons pour nosformations (des scientifiques, maisaussi des artistes ou des militantsassociatifs) répond à cet objectif : gar-der le pouvoir de se réinterroger (ledoute existe…) sans jamais renoncer(… quelques certitudes aussi).

si la formation répond à l’objectif d’ou-verture intellectuelle de chacun, com-ment construire de façon unitaire unpoint de vue et une intervention poli-tique communistes ?L’objectif n’est pas que chaque com-muniste réfléchisse seul dans soncoin. Nous sommes bien dans ledomaine de la bataille politique, doncde la construction collective. L’his-toire, la philosophie, l’économie, lesscien ces, la culture sont des outilspour concourir à une interventionefficace, pertinente. Les militantes etmilitants ont besoin d’un corpus idéo-logique, mais pour et dans l’action, àl’épreuve des faits ; par une unitévivante et dynamique, faisant de ladiversité d’approche une richesse etchassant tout manichéisme. Sinoncomment intervenir sur le réel pourle transformer ?

Pourquoi l’unité politique des commu-nistes ne se forgerait-elle pas dans et parcette fonction sociale et politique : per-mettre collectivement d’avan cer dansles luttes réelles et la compréhension dumonde et de ses contradictions ? Trèslongtemps, notre stratégie fut d’incar-ner un contrepoint du capitalisme ; ellea eu son utilité, mais il faut aussi appren-dre de l’expérience. Lorsque nous obser-vons le rapport du PCF avec le socia-lisme soviétique, comme sonappré hension des mutations de lasociété française dans les années 1960,se pose le même problème : la capacitéà analyser le réel et ses mutations, mêmequand ce réel entre en contradictionavec la représentation du monde quenous avons forgée. Par ailleurs, la partd’aliénation dans la domination capita-liste ne fait pas des citoyens des ignares !Intervenir sur le réel pour le transformer,ce n’est pas penser la société en dehorsdes gens, de leurs aspirations, de leursvaleurs et aussi de leurs représentations ;nous devons prendre en considérationet intégrer cette exigence ; la formationpeut nous y aider. C’est ce qui fera la spé-cificité de l’intervention communistedans le champ politique, comme nousont été reconnus la capacité d’analyse,le dévouement et le courage.

la bassesse et la superficialité de lacampagne présidentielle, les illusionsqui y ont été semées te conduisent-elles à des réflexions complémen-taires ?Tout cela est vrai, mais je considèreque l’offre politique dans toute sadiversité était bien « mise sur la table »,dans des conditions d’ailleurs iné-dites, bien que ce soit différemmentde ce que nous aurions voulu. Lesélectrices et électeurs s’en sontemparé à leur manière et pour en fairebien autre chose finalement, sans quenous puissions dire ce qu’il en advien-dra aux élections législatives. La leçonà chaud ? Il y a certes des pièges et desvoies sans issue, mais il n’y a rien delinéaire. Et les résultats rappellent àtous que les plus belles idées, les plusgros moyens, les plus grandes trom-peries ont besoin de l’adhésion popu-laire pour s’imposer. Les risques res-tent énormes, certes, mais quelencouragement à poursuivre juste-ment en profondeur et en lucidité !n

*Jean-Louis Frostin est membre de l’exécutif national du PCF. Il estresponsable du secteur Formation.

les sopHistes, d’Hier À auJourd’HuiSavoir utiliser la part d’irrationnel qui réside en chacun de nous, a une longuehistoire. Un détour par les philosophes grecs peut être utile pour notre réflexiond’aujourd’hui.

PAR CLAUDE ROSENBLATT LANHER*

l’ actualité politique nousplonge au cœur de la questiondes images et des représenta-

tions comme déterminant nos modesde pensée et d’action. Comment, auterme de quels processus, des poli-tiques, pourtant à l’opposé des inté-rêts de la majorité des citoyens, peu-vent-elles apparaître à ces mêmescitoyens comme souhaitables poureux et pour leur pays ?Un petit retour vers l’histoire de laphilosophie nous montre au moinsun aspect du processus : les tech-niques de communication inventéespar les sophistes ont été reprises

aujourd’hui, aussi bien dans la publi-cité que dans la « com » d’entrepriseet la communication politique.Les sophistes constituent un courantphilosophique des Ve et IVe sièclesavant J.-C., formé de personnalitéstrès différentes : par exemple, Prota-goras, partisan de la démocratie, Cri-tias, qui devient tyran, Thrasymaque,qui aspire à l’être, ou encore Gorgias.Leurs choix politiques les opposent,mais ils ont en commun certains prin-cipes philosophiques et l’inventionde la rhétorique.

l’invention de la rHétoriQueLe contexte dans lequel elle apparaîtest fondamental. Athènes invente la

démocratie directe qui peut être carac-térisée par deux traits : pouvoir légis-latif direct des citoyens mâles et nonesclaves, participation aux fonctionsexécutives de tout citoyen, par tirageau sort et pour un temps déterminé.On voit bien alors l’utilité de la rhéto-rique : comme art de composer desdiscours qui peuvent persuader lesjuges au tribunal (la profession d’avo-cat n’existe pas), les citoyens à l’as-semblée ; elle fait de la maîtrise du dis-cours un pouvoir. Les sophistes vonttravailler à en produire les techniques.

les tecHniQuesPersuader a un sens précis : alors queconvaincre implique la présentationd’arguments rationnels permettant à

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l’interlocuteur de comprendre où sesitue la vérité ou la solution « raison-nable », la persuasion utilise n’im-porte quel moyen pour obtenirl’adhésion de l’interlocuteur à ce quele rhéteur affirme ou défend. En voicitrois conséquences.

1. Peu importe la vérité du propos, cequi compte, c’est de le rendre évidentpour l’autre ; de fait, la formationsophistique inclut des exercices aucours desquels on défendra, tour àtour, une position et son contraire.2. Le rendre évident, c’est le rendrevraisemblable : non pas vrai, maisapparaissant comme tel. D’où l’im-portance, pour l’orateur, d’avoir biensaisi à quel public il s’adresse ; on neparle pas le même langage à des audi-toires différents.3. D’où aussi l’invention d’un grandnombre de techniques destinées àproduire la vraisemblance.On peut classer ces techniques selondeux catégories : celles qui sont pro-pres à la composition du discours lui-même et celles qui visent les affectsde l’auditoire.

Dans la première, c’est la préférenceaccordée aux longs discours, parcequ’ils favorisent l’incapacité de l’au-ditoire à tout retenir et donc à voir levide de contenu ; une constructioncodifiée du discours : parties équili-brées, introduction de figures poé-

tiques ou de style qui provoquent duplaisir… C’est aussi un recours à destechniques d’adhésion : référence auxautorités reconnues (si untel le dit,c’est vrai), appel aux témoins nom-breux qui adhèrent au propos (lamajorité a nécessairement raison).C’est encore un recours à des faits,réels mais transformés en arguments.La seconde catégorie vise le côté affec-tif, toute cette part d’irrationnel pré-sente en chacun de nous. Certainestechniques vont déstabiliser l’adver-saire : insinuations, attitudes mépri-santes, ironie ; d’autres visent directe-ment l’auditoire et constituent un artde la séduction ou de la flatterie. Flat-ter, c’est dire à l’autre ce qu’il a envied’entendre, sans qu’il l’ait demandé,voire sans qu’il en ait vraimentconscience. Le principe actif c’est d’in-

duire un sentiment de sympathieenvers celui qui flatte pour provoquerune adhésion à ses propos. « Je suisseule contre tous, je suis la candidateantisystème, je suis comme vous… »

la pHilosopHie des sopHistesInventeurs de techniques qui ont sibien proliféré en ce siècle, lessophistes furent aussi des philo-sophes. Leur conception du mondeet de la connaissance qui en seraitpossible ou non s’appuie sur unethéorie de la perception formulée parles physiologues grecs. Elle affirmeque notre contact avec le mondepasse par les sensations, mais que cequi est senti, ce n’est jamais l’objetlui-même. Nous n’accédons qu’à uneimage produite par la rencontre denos sens et des choses sensibles, cequ’ils appellent le phénomène. Ilsrejettent donc toute possibilité deconnaissance scientifique ; rien destable ne peut être posé, les chosesne sont que ce que chaque être vivanten perçoit, au moment où il les per-çoit. Ce relativisme s’applique à laconnaissance comme à la morale, pasde Dieu pour fonder des valeursmorales à destination de l’homme.Et à la politique : pas de modèle àappliquer. Cette absence de repèresnaturels ou transcendants a unecontrepartie (qu’on peut juger posi-tive) : c’est à l’homme lui-même deproduire les valeurs qui lui sont

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extraits de schopenhauer, L'Art d'avoir toujours raison,opuscule rédigé en 1830-1831, publié en allemand en 1864 (éditions Circé, 1999).

stratagèMe 9Poser les questions dans un ordre différent de celuiqu'exige la déduction qu'on doit en tirer, en les emmê-lant de toutes sortes de façons : il ignore alors où l'onveut en venir et ne peut pas prévenir les attaques ; enoutre, on peut alors utiliser ses réponses pour en tirerdes conclusions diverses, voire opposées, selon quel'occasion se présente.

stratagèMe 10Quand on s'aperçoit que l'adversaire répond systéma-tiquement par la négative à toutes les questions, alorsqu'une réponse positive pourrait servir à étayer notrethèse, il faut poser la question sous une forme contraire

à la proposition dont on veut se servir, comme si l'on vou-lait qu'il y adhère, ou tout au moins le mettre en demeurede choisir entre les deux, si bien qu'il ne s'aperçoit pasde la proposition qu'on veut lui faire approuver.

stratagèMe 19Quand l'adversaire nous somme expressément de répli-quer quelque chose à un quelconque point de son argu-mentation, et que nous n'avons rien de bon à lui oppo-ser, il faut alors passer aux questions générales, puis nousen prendre à ces arguments généraux. Il faut dire pour-quoi telle ou telle hypothèse de physique est douteuse :nous parlerons donc de l'incertitude générale du savoirhumain et l'illustrerons par des exemples de toute sorte.

Dans cette brochure, le philosophe allemand présente et démonte trente-huit strata-gèmes permettant d'avoir raison dans une discussion (ici orale), alors même qu'on saitqu'on a tort, « car ce qui importe, ce n'est pas la vérité, mais le triomphe ». Parfois, il indiqueaussi des « parades » face à ces stratagèmes. L'ouvrage est, en général, facile à lire etémaillé d'exemples. voici quelques-uns de ces stratagèmes parmi d'autres.

n.B. est-on sûr que les journalistes et les hommes politiques n'utilisent jamais ces stratagèmes ?

« La réthorique fait de la maîtrise du discours un pouvoir.

Les sophistes vont travailler à en produire les techniques. »

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se Méfier des apparences conduit-il au scepticisMe ?Se méfier des faux raisonnements, des sophismes, conduit souvent à dou-ter. mais il y a toutes sortes de « doutes », un détour par les philosophessceptiques grecs nous en convaincra aisément. Le doute constructif estexigeant.

PAR CLAUDE ROSENBLATT LANHER*

«a pparemment », pourdépasser les apparences,pour voir le dessous des

cartes, pour approcher de la vérité,quoi de mieux que d’avoir recours auxméthodes scientifiques ? Mais onassiste, à cet égard, à deux attitudescontraires : fascination et méfiance.Et parfois une même personne oscilleentre les deux.Les sciences constituent, depuis leXVIIe siècle, un modèle pour attein-dre la vérité. Nombreux sont ceux quiles invoquent naïvement : la fascina-tion se mesure à des expressions tellesque « C’est vrai, c’est scientifiquementdémontré, les scientifiques le disent ».Il faudrait donc s’en remettre à eux(ou à ceux qu’on croit tels), pourtoutes sortes de décisions, en parti-culier pour les grands choix poli-tiques.Inversement, d’autres gens, choquéspar divers liens douteux entre cer-

taines « sciences » (notamment depolitologues, d’économistes présentsdans les média) et certains pouvoirs,élèvent la méfiance au rang de sys-tème. Ils en viennent à douter del’existence de la vérité (tout est rela-tif), à brandir le culte de l’opinion ditepersonnelle, du choix singulier.

les aMBiguïtés du douteface aux sciencesinstitutionnellesCommençons par l’idée du « toussavants ». On peut vouloir mettre àdisposition d’un public très largetoutes sortes de connaissances, pro-duites par des non-professionnels et,de fait, plus accessibles que par desencyclopédies classiques. Cette dé -marche a des aspects positifs : démo-cratisation, désacralisation du savoiret extension de celui-ci au-delà de la sphère des spécialistes, volontéd’échapper au poids de l’autorité pourse faire soi-même son opinion. C’estce vers quoi semble tendre Wikipé-dia. Mais il y a le risque de substituer

à des connaissances établies avecrigueur, d’autres, plus faciles d’accèsmais approximatives, voire pas tou-jours assurées.

Cela peut avoir des conséquences ina-perçues et délétères. 1. En faisant croire à l’équivalenceentre culture commune et culturescientifique, on risque de creuserdavantage encore le fossé entre lesdeux. 2. Faciliter l’accès peut donner,comme le disait Bachelard, l’illusionque la science est facile, qu’elle nedemande pas d’effort.

« il est plus facilede se laisser aller àcroire qu’à douteret suspendre son

jugement. »

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nécessaires pour vivre, comme indi-vidu et comme membre d’unesociété. Dans ce dernier cas, il fautproduire des valeurs communes auxmembres de la société, les transmet-tre par persuasion à tous ceux aveclesquels il faut faire société, et paréducation aux enfants.

D’où le rôle essentiel accordé au lan-gage et aux techniques de communi-cation. Les conditions imposées auxhommes les condamnent à vivre dansun monde d’images, celles qu’ils per-çoivent, en toute subjectivité ; mais,par les mots et les discours, on fait

naître, dans l’esprit des hommes, desimages. De fait, même aujourd’hui,les connaissances que nous avons dumonde nous sont davantage venuespar les mots que par expériencedirecte. Le sophiste est celui qui, parson art du discours, sait dessiner pourses congénères, une réalité à laquelle

ils peuvent croire. Ce que vous per-cevez comme vieux est tellement plusjeune que l’encore plus ancien qu’ilen devient moderne !Le principe vraiment à l’œuvre dansleur rhétorique se situe en ce point :non pas dire à l’autre ce qu’il doit pen-

ser, mais l’amener, par les mots, à desimages qui dessinent une perspectivesur les choses telle qu’elles le condui-ront à penser ce qu’on souhaite luivoir penser. Les sophistes constituentl’une des origines du scepticisme (voirl’article suivant).En conclusion, les sophistes mettenten évidence quelque chose d’impor-tant : il y a de l’irrationnel en l’hommeet il faut en tenir compte. Le rempartcontre un usage pervers de cet irra-tionnel, c’est de rétablir, d’une cer-taine manière, le statut de la vérité ouplus exactement la conscience clairede là où des vérités sont possibles, làoù elles ne le sont plus. Or ce quicaractérise notre époque, c’est legrand brouillage à ce niveau. n

*Claude Rosenblatt Lanher estphilosophe. Elle est présidented’Espaces-Marx Lyon.

« Le sophiste est celui qui, par son art du discours, sait dessiner

pour ses congénères, une réalité à laquelle ils peuvent croire. »

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3. Cela peut faire disparaître lesmoyens d’accès à cette culture scien-tifique, parce que, dans une écono-mie de marché concurrentielle, on nepublie ou ne diffuse, pour le grandpublic, que ce qui génère du profit.

Dans cette révolte contre les sciencesinstitutionnelles, il y a alors le risqued’une illusion : libérer sa pensée, ceserait, individuellement, ne reconnaî-tre d’autre autorité que la sienne. Leculte de l’opinion personnelle feraitde l’individu la mesure de toute chose.Ces deux positions, confiance aveu-gle/méfiance, semblent opposées ;en fait, elles reposent sur le soclecommun qui est le terrain de lacroyance. Le rapport aux connais-sances scientifiques devient affaired’y croire ou pas.

le scepticisMe coMMe pHilosopHiePour mettre à distance cette repré-sentation commune de la vérité, undétour vers le scepticisme commephilosophie peut être éclairant. Dansle langage courant, le sceptique estcelui qui doute (ou se méfie), mais lemot reste vague. En philosophie, ilexiste un courant, appelé « scepti-cisme », qui naît en Grèce, avec Pyr-rhon, le fondateur (autour de 322avant J.-C.), Aenésidème (Ier siècleaprès J.-C.) et Sextus Empiricus (IIe etIIIe siècles). Il est régulièrement réac-tivé, sous diverses formes, dans l’his-toire de la philosophie, par exempleavec Montaigne au XVIe siècle, Humeau XVIIIe. Mais il y a des variantesimportantes : au XVIIIe siècle, on dis-tingue le « pyrrhonisme », qui doutede tout, ne se prononce sur rien et estinhibé pour l’action, de plusieursautres types de scepticisme plusouverts sur la connaissance, parexemple un « scepticisme gradué »qui considère toutes les connais-sances comme seulement probables,mais douées de probabilités diffé-rentes et évaluables.Les sceptiques grecs se définissenteux-mêmes en s’opposant à deuxautres types de penseurs : les « dog-matiques » qui croient avoir trouvé lavérité (comme Aristote, Épicure, lesstoïciens) et les « académiciens » quiaffirment qu’on ne peut l’atteindre.Le sceptique refuse de s’enfermer

dans la croyance de posséder des véri-tés, il se dit chercheur ; il refuse queces vérités soient inaccessibles, parceque cette position tranchée risque detransformer le doute en a priori : dou-ter avant même d’avoir des raisons

de le faire. D’où ce complément dedéfinition : « Le scepticisme est unpouvoir ou faculté d’opposer repré-sentations sensibles et conceptionsintellectuelles de toutes les manièrespossibles, pour arriver, étant donnél’égale force propre aux choses sen-sibles et aux raisons, d’abord à l’équi-libre mental qui caractérise la sus-pension du jugement et, ensuite, à laquiétude de l’âme » (Sextus Empiri-cus, Hypotyposes pyrrhoniennes).Le doute qui caractérise cette écoleest une activité, une pensée au tra-vail : pas question de douter pour nepas avoir à réfléchir sur ce dont ondoute ; ce n’est pas non plus un état,une sorte d’indifférence qui empê-cherait tout jugement. La rechercheconsiste à opposer les représentationssensibles entre elles, les conceptionsintelligibles entre elles, et, enfin, àopposer les premières aux secondes.Voici quelques exemples pour éclai-rer cette démarche.

Je dis : « Le ciel est bleu » ; mais je peuxdire avec autant de raison qu’il estblanc (quand les nuages l’envahissent,je le perçois blanc) ou noir (quand lesoleil est couché, c’est noir qu’il m’ap-paraît). Ce qui est mis en question, cene sont donc pas les données sensi-bles (voilà les vérités dont le sceptiquereconnaît l’existence), mais l’attribu-tion à l’objet lui-même de la qualitéperçue. Pour l’interprétation, on « sus-pend » son jugement, on se retient detoute affirmation. Je ne peux pas direque le ciel est bleu, puisque tantôt jele vois bleu, tantôt blanc… Je dois me

retenir de tout propos sur la qualitépropre au ciel, dans la mesure où ellem’échappe. Je ne peux pas connaîtrela nature des choses.Deux autres exemples. Certains« démontrent » l’existence d’une Pro-vidence. On peut opposer à cetteconception celle qui découle du faitque les méchants peuvent être heu-reux et les bons parfaitement mal-heureux. Enfin, à l’affirmation issuede la perception : « La neige estblanche », Anaxagore oppose ladémonstration suivante : « La neigen’étant que de l’eau cristallisée, etl’eau étant noire, la neige est noire. »Cette recherche suppose une culture,scientifique et philosophique, donton ne peut donner ici qu’un aperçu.Elle est, en second lieu, par sa répé-tition constante, un travail de l’indi-vidu sur lui-même, pour se défaire detoute croyance en la connaissance ;la multiplicité contradictoire des per-ceptions sensibles, des théories detoutes sortes devrait nous inciter à nerien affirmer ou nier ; c’est parce quecette attitude ne nous est pas com-mune qu’elle doit devenir exercice. Ilest plus facile de se laisser aller à croirequ’à douter et suspendre son juge-ment.Le dernier point de la citation de Sex-tus Empiricus concerne l’objectif pra-tique de cette philosophie : l’équili-bre mental et la quiétude de l’âme.Une vie aussi heureuse que possiblecommence par l’absence de troubles.Or suspendre son jugement, c’est ces-ser de se demander où est le vrai, d’er-rer entre des affirmations contraires ;

c’est aussi, en suspendant toute affir-mation sur la nature des choses, neplus souffrir du poids affectif que leurdonnent ces attributs. Croire, en effet,que telle chose est bonne en soi, c’estplonger dans l’inquiétude, soit devouloir la posséder à tout prix, soit decraindre sans cesse de la perdre. Resteune question importante : les véritésempiriques admises par le sceptiquesuffisent-elles pour vivre ?Comme on l’a dit, le sceptique nerefuse pas toute connaissance ; si dire :« Le ciel est bleu » n’est pas pertinent,dire : « Je perçois le ciel comme bleu »

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« La multiplicité contradictoire des perceptions sensibles, des théories

de toutes sortes devrait nous inciter à ne rien affirmer ou nier. »

« L’histoire du doute en philosophie a continué avec des versions constructives

explicitement tournées vers la connaissance et l’action,

par exemple chez Descartes, chez D’Alembert ou chez marx. »

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petit guide de lecture de grapHiQues et de données statistiQues« Attention, statistiques ! » Aussi bien pour l'erreur de bonne foi que pour latromperie de mauvaise foi, elles sont très fortes. La revue en a souvent faitétat, voici quelques autres mises en garde sur les méthodes.

PAR FANNY CHARTIER*

étape 1 : oBserver la construction du grapHiQuel’échelle du graphique est-elleconstante  ? Par exemple, si l’onobserve une évolution dans le temps,il faut qu’entre chaque point il y ait lamême durée (un mois, une année,etc.) : en gros la série de données est-elle complète ? S’il manque une ouplusieurs unités, attention donc…Elles ont pu être retirées car elles n’al-laient pas dans le sens voulu. Quoiqu’il en soit, ce n’est pas très sérieuxet donc pas fiable. S’il manque desdonnées, cela doit être justifié, mêmesi c’est parce qu’elles n’existent sim-plement pas.

l’origine du graphique est-elleà 0 ? Une astuce pour accroître la per-ception d’une diminution/augmen-tation peut être de démarrer l’axe desordonnées non pas à 0, comme celase fait le plus souvent, mais à uneautre valeur. Lorsqu’on parle devaleurs très grandes comme le nom-

bre de fonctionnaires, placer l’originedu graphique à une valeur autre que0 (en général proche de la premièrevaleur de la série de données) permetde suggérer de fortes variations alorsqu’elles sont faibles en réalité.

le graphique se réduit-il àquelques données  ? C’est trèsimportant de toujours replacer des

données dans leur contexte tempo-rel et/ou géographique. Par exemple,si l’on présente une évolutionentre 2014 et 2017, il n’est pas possi-ble de savoir si cette évolution estexceptionnelle ou non. Souvent,lorsqu’on replace une série de don-nées sur le temps long, on observeque les tendances observées ont déjà

été visibles auparavant : la tendancesoulevée n’est donc pas nouvelle,voire c’est un phénomène plus oumoins périodique.

la pente du graphique n’est-ellepas volontairement diminuée ouaccentuée ? En jouant sur les axes,on peut accentuer ou diminuer ledegré de la pente du graphique et

donc jouer sur la perception de ladiminution/augmentation. Cela peutêtre le cas si les données ne sont pasconstantes (voir point 1) mais aussien fonction de la forme du graphique.Les deux courbes du graphique p. 14représentent exactement les mêmesdonnées mais on voit que, selon laprésentation du graphique (et notam-

« En jouant sur les axes, on peut accentuerou diminuer le degré de la pente du

graphique et donc jouer sur la perceptionde la diminution/augmentation. »

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est légitime. Est rejetée toute préten-tion au dépassement de ce que notreposition d’individu nous impose,comme être situé dans le temps et dansl’espace, en des moments et des lieuxà chaque fois singuliers, jamais sta-bles ; c’est ce que Sextus Empiricusappelle « inconsistance dans le spec-tacle du monde ». Pas de vérité univer-selle du type que revendiquent les dog-matiques, mais des vérités singulièresempiriques, valables pour chacun.Du point de vue pratique, les choixqu’impose la vie reposeront sur cesdernières : chacun dispose de ses per-ceptions et d’une forme d’expériencefaite du cumul des données empi-riques qui sont les siennes. Le scep-tique, comme le dit Sextus Empiricus,« loin de toute opinion impassibleprend la vie pour guide ». Il se sou-

mettra à des règles sociales, mais sansjamais les juger ni bonnes, ni mau-vaises en elles-mêmes. Il n’est doncni impassible ni donneur de leçon ; ilne peut choisir que pour lui, il n’a niconseils, ni injonctions à recevoir ouà donner. Être sceptique, c’est êtretolérant au seul sens correct du terme,par conscience aiguë des limites deson savoir.

en conclusion ?On peut ne pas adhérer au scepti-cisme, mais on doit en retenirquelques aspects importants. Ledoute ou la méfiance à l’égard dessciences ne sont pertinents que s’ilssont fondés sur une connaissancedesdites sciences et résultent d’unauthentique effort de pensée. Dou-ter, c’est d’abord avoir fait le travail

de compréhension de ce dont ondoute, car il faut des raisons de dou-ter. Les doutes ne sont fondés que s’ilsparviennent à atteindre les certitudesdu sujet, la confiance qu’il accorde àses opinions, du seul fait qu’elles sontles siennes. D’ailleurs, l’histoire dudoute en philosophie a continué avecdes versions constructives explicite-ment tournées vers la connaissanceet l’action, par exemple chez Des-cartes, chez D’Alembert ou chez Marx.La vraie libération de la pensée n’estpas dans le repli sur soi, qui peut serévéler simple réceptacle de toutesles idées reçues dominantes. n

*Claude Rosenblatt Lanher estphilosophe. Elle est présidented’Espaces-Marx Lyon.

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ment la distance entre les points), lerendu n’est pas du tout le même.

étape 2 : interroger la véracité des donnéesprésentéesQuelle est la source des données ?S’il n’y a pas de sources, c’est mauvaissigne, et les données ne peuvent pasêtre prises au sérieux. S’il y en a, sont-elles produites par l’INSEE ou par uninstitut de sondage par exemple ? L’ori-gine des données donne des indica-tions sur sa fiabilité. Cependant, desdonnées produites par des institutionspubliques peuvent être trompeuses.Mais, dans ce cas, cela vient probable-ment plutôt du mode de calcul.comment sont construites lesdonnées ? Continuons avec notreexemple : la logique voudrait que sil’emploi public augmente, alors lenombre de fonctionnaires aug-mente aussi. Pas forcément, puis -qu’un tiers de l’emploi public estcomposé de contractuels, de mili-taires, de contrats aidés et d’autresstatuts. Il faut donc toujours sedemander comment le chiffre estconstruit et quelle définition il sous-tend. Le bon réflexe peut être deconsulter les définitions proposéespar l’INSEE : par exemple, à partir decombien d’habitants une communeest-elle une ville et non plus un vil-lage ? Combien de salariés faut-il pourêtre considéré comme une PME ? Cesont des conventions statistiques qu’ilest utile de connaître, si l’on souhaitedécrypter des données.

les données sont-elles des extra-polations ? Les extrapolations sontdes données calculées à partir de ten-dances passées : par exemple, si onremarque qu’en moyenne la popula-tion augmente de 3 % par an, on peutestimer que la population en 2018augmentera de 3 %. Si les donnéesreposent sur des extrapolations, il fautregarder les sources de ces extrapo-lations. Pour alimenter la théorie dugrand remplacement, le Comitécontre les naturalisations en masse,proche de l’UDC, un parti conserva-teur et anti-immigration suisse a réa-lisé le graphique ci-dessus.Les extrapolations (points rouges)sont réalisées à partir des évolutionsdéclaratives observées sur le canton

de Zurich. Rien ne justifie d’appliquerces évolutions pour extrapoler à l’en-semble de la Suisse. En outre, onobserve que quatre des six points surle graphique sont des extrapolations.Enfin, en suivant la même logique(une multiplication par deux tous lesdix ans), le prochain point du gra-phique devrait indiquer un pourcen-tage de 144 % de musulmans enSuisse en 2050 : un chiffre évidem-ment impossible ! Bref, ce n’est pasparce que le nombre de musulmansdouble en dix ans, qu’il continuera àdoubler chaque décennie ensuite. n

*Fanny Chartier est coresponsablede la rubrique Statistiques.

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ConnAiSSEZ-voUS LE PETIT COURS D'AUTODÉFENSE INTELLECTUELLE

DE normAnD BAiLLArGEon ?

Cet ouvrage publié en 2005 chez Lux éditeur, au Canada, devrait setrouver en permanence dans la poche de tout militant.Il se compose de cinq chapitres :1. Le langage2. Les mathématiques : compter pour ne pas s'en laisser conter3. L'expérience personnelle4. La science empirique et expérimentale5. Les médiasLes fourberies, les erreurs de bonne foi (en logique, en statistiques, en psychologie...) y sont démontées sur le fond, mais aussi sur

des exemples très clairs et très parlants. En outre, les fondements des démarches scientifiques rigoureuses sont présentés. Une mine pour éveiller l'esprit critique.Il est illustré par Charb, ce qui ne gâte rien.

La proportion de Musulmans double tous les dix ans en Suisse

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le travail coûte Que coûte ?La campagne sur le « coût du travail » donne un bon exemple d’argumenta-tion séduisante mais perverse, dont on comprend pourquoi elle peut « marcher » auprès de gens de bonne foi.

PAR IGOR MARTINACHE*

Q uoi de plus inattaquable, deplus mathématique en appa-rence que le raisonnement

suivant : si les entreprises modéraientleurs salaires et payaient moins de« charges » sociales, elles pourraient,en fabriquant les mêmes produits, lesvendre un peu moins cher et inves-tir davantage, puis embaucher, doncelles seraient plus compétitives et lepays se porterait mieux ?

Toute sa force réside dans la façon deposer la question, dans le choix decertaines variables et dans l’occulta-tion des autres, dont on est ainsiconduit à ne même pas soupçonnerl’existence. C’est faire peu de cas dela complexité des mécanismes éco-nomiques en jeu.

l’expression « coût du travail »Promue par les média, le MEDEF etles gouvernements, le « coût du tra-vail » désigne le salaire net perçu parles salariés, augmenté des cotisationssociales payées par l’employeur (et faitabstraction de celles payées par lessalariés). Elle mérite qu’on s’y arrête.En associant systématiquement cesdeux mots, « travail » et « coût », on dis-qualifie tacitement le fait que le travailest avant tout une ressource, que le tra-vailleur crée plus de richesses qu’il n’enreçoit (sinon aucun patron ne l’em-baucherait). Il est payé pour sa « forcede travail », non pour le produit réa-lisé ; la différence, c’est la plus-value.Le capital ne produit pas de richessesisolément.Avec cette expression unilatérale, lecapital n’est jamais considéré comme

un « coût » ; implicitement, au con -traire, il « rapporterait » donc toujours.Or des chercheurs du Centre lilloisd’études et de recherches sociologiqueset économiques (CLERSÉ) ont menéune étude à la demande de la CGT. Endécomposant la rémunération desdétenteurs de capital, ils ont mis enévidence l’existence d’une véritablerente, excédant la seule rétribution durisque et des frais d’administrationfinancière. Ce « surcoût » représentaitpas moins de 95 milliards d’euros, soitpratiquement la moitié de la « forma-

tion brute de capital fixe », les dépensesd’investissement réalisées cette année-là. En clair, les entreprises doivent payer(au moins) 150euros leurs biens capi-taux (machines, brevets, etc.), quandceux-ci ont coûté 100 euros à produire(marge incluse). Un poids considéra-ble pour l’industrie, qui n’a rien de« naturel », mais résulte de la dérégu-lation financière entamée à la fin des« Trente Glorieuses ». Et pourtant, laquestion n’est jamais posée ainsi…

Certes, les crédits sont indispensa-bles au fonctionnement de l’écono-mie, mais ils ne doivent pas opérerune ponction disproportionnée, auprofit des détenteurs du capital et audétriment de l’activité.

le travail est-il Mieuxpayé en france Que dans l’union européenne ?Début avril 2017, Eurostat, l’office statistique de l’Union européenne,publiait une évaluation de ce « coût »dans les différents pays. Il révélait unrapport d’environ 1 à 10 entre la Bul-garie (4,40 euros de l’heure) et le Dane-mark (42 euros). Avec 35,60 euros, laFrance est classée cinquième, pourune moyenne de 25,40 euros pour l’en-semble de l’UE. Comme toutes lesmoyennes, celles-ci sont à manier età comparer avec beaucoup de précau-tions.Chaque pays a d’abord une structu-ration sectorielle particulière quiconstitue un premier biais dans cettecomparaison, car tous ne sont paségalement productifs, loin de là. Etsurtout ces « coûts » doivent êtreramenés à la productivité des travail-leurs concernés (c’est-à-dire à laquantité de production pour uneheure de travail). On parle alors de« coûts salariaux unitaires ». C’estd’ailleurs sur eux (et non sur desmoyennes générales) que les capita-listes s’appuient pour prendre leursdécisions d’investissement. Or la pro-ductivité est fonction du niveaud’éducation, de santé et des autresinfrastructures présentes dans le pays.Tout cela est financé par les cotisa-tions sociales et les impôts assis surle revenu et la consommation des tra-vailleurs. Bref, l’augmentation du« coût du travail » favorise un cerclevertueux et non vicieux. Et Bercy necesse d’ailleurs de se féliciter de l’at-

tractivité du territoire français pourles investissements étrangers, qui ontquadruplé pour la seule année 2015.L’exonération de cotisations socialespatronales sur les bas salaires, dontle désormais fameux « Crédit d’impôt

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« Le Conseil national de la résistancevoulait que les salariés

décident directement de l’organisation de la Sécurité sociale ;

l’étatisation en cours de ce système nous en éloigne toujours davantage. »

« En associant systématiquement ces deux mots, “travail“ et “coût“,

on disqualifie tacitement le fait que letravail est avant tout une ressource,

que le travailleur crée plus de richesses qu'il n'en reçoit (sinon aucun patron

ne l'embaucherait). »

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pour la compétitivité et l’emploi »(CICE), constitue surtout un transfertdu financement de la protectionsociale vers l’impôt, dans une logiquede (re)prise en main rampante decette dernière par l’État au détriment

des « partenaires sociaux ». Le Conseilnational de la Résistance voulait queles salariés décident directement del’organisation de la Sécurité sociale ;l’étatisation en cours de ce systèmenous en éloigne toujours davantage.Une évolution qui mériterait d’êtremise en débat plutôt que réalisée encatimini (avec la mise en place de laContribution sociale généralisée(CSG) et de la Contribution pour leremboursement de la dette sociale(CRDS) en 1991, de la loi de financede la Sécurité sociale, etc.).

coMpétitivité de Quoi ?Le mot d’ordre de la « compétitivité »est, en lui-même, la source de multi-ples confusions. Le mot semble frappéau coin du bon sens : pour une firme,il signifie qu’elle présente certainsavantages vis-à-vis de ses concurrentesdirectes ; on laisse croire que la mêmelogique vaut pour les économies natio-

nales. On parle d’« entreprise France »ou de « marque France », on « gère »un territoire plutôt que de l’adminis-trer en fonction de choix collectifs. Leconseil des ministres est-il un conseild’administration, et les Français sont-

ils les employés de l’hôte de l’Élyséeréunis par un intérêt commun, abs-trait et consensuel ?Il existe, bien sûr, une réelle interdé-pendance économique entre les habi-tants d’un même territoire. Mais, àvouloir compresser le « coût du tra-vail », on mine le pouvoir d’achat,donc la demande et par suite l’acti-vité économique. Car tout patron lesait : ses embauches sont avant toutdéterminées par le niveau de son car-net de commandes, beaucoup plusque par le « coût du travail » ou la dif-ficulté supposée à licencier. Dès lors,la course à la baisse des salaires destravailleurs les « moins qualifiés »étouffe la demande intérieure.Un palliatif est offert par les exporta-tions. Telle est la stratégie adoptée parl’Allemagne avec la dérégulation dumarché du travail provoquée par lesfameuses lois Hartz dans les années2000. Les dirigeants de ce pays ont

fait le choix de sacrifier le pouvoird’achat de leur population en faisantacheter leur production par leurs voi-sins, dont les ménages français, etainsi contenir le chômage. Cette poli-tique ni « miraculeuse » ni coopéra-tive a pu fonctionner un certain tempsparce que les autres pays n’ont pas(encore) joué le même jeu. Si chacunopère ainsi par le bas, on obtient un« jeu » où il n’y aura au final que desperdants. Les mesures de baisse du« coût du travail » prises sous le quin-quennat Hollande ont ramené celui-ci au niveau allemand dans le secteurmanufacturier, aucun effet positif n’aété constaté en termes d’emplois, carces baisses ont été plus que compen-sées par la réduction de la demande.L’harmonisation sociale et fiscale,dans l’UE, y compris entre voisinsdirects, doit donc être faite par le haut,en fonction de la productivité relativede chaque pays.En conclusion, si l’argument sédui-sant de la baisse du « coût du travail »peut tromper, c’est pour plusieurs rai-sons : juxtaposition systématique desmots « coût » et « travail » suscitantune association réflexe entre eux ;sélection tacite de facteurs en cachantles autres ; confusion entre salaireabsolu et relatif ; utilisation d’un mot-valise comme « compétitivité » sanspréciser de quoi ; réduction de situa-tions enchevêtrées à des apparencesde simplicité. Tout l’arsenal dessophismes en cascade. n

*Igor Martinache est membre du comité de rédaction de La Revuedu projet.

« Certes, les crédits sont indispensablesau fonctionnement de l’économie, mais ils ne doivent pas opérer une ponction

disproportionnée, au profit des détenteursdu capital et au détriment de l’activité. »

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l’éconoMie : appareMMent « scientifiQue »et « naturelle » ?Tout se joue avant 18 ans ! il faut mettre le plus tôt possible ceci dans la têtedes jeunes : notre économie irait mal parce que les Français seraient hos-tiles au marché en raison d’un enseignement d’économie au lycée trop orienté.Pour corriger ce supposé biais, on occulte tout pluralisme et on en présenteune certaine vision comme « naturelle ». on donne ainsi l’apparence d’unescientificité unique et sans débat.

PAR JEAN-YVES MAS*

J usqu’à une date récente, on esti-mait que, dans les programmesdes lycées, l’économie était

indissociable des autres sciencessociales pour favoriser la formationd’un esprit critique. Mais aujourd’huiun changement s’est opéré et il s’ag-grave. En effet, cet enseignement dansle secondaire apparaît comme unenjeu majeur aux yeux des décideurséconomiques et politiques. L’avène-ment d’une véritable société « de mar-ché » nécessite en effet des acteurséconomiques qui considèrent comme« normal » d’adopter en toutes cir-constances un comportement « entre-preneurial » et comme « naturelles »les valeurs propres à une société demarché (performance, réussite indi-viduelle, recherche de l’efficacité, etc.).L’éducation doit donc participer à laconstruction de cet « habitus concur-rentiel » en habituant l’élève à se voir,lui-même, comme un entrepreneurqui agit spontanément selon une cer-taine rationalité normative.

fin de l’ancrageHuManisteLes politiques éducatives néolibéralescomportent ainsi une dimensionanthropologique qui remet en causel’ancrage humaniste européen, com -me le montrent les offensives répétéesdu MEDEF contre l’enseignement dessciences économiques et sociales (SES)au lycée, par la voix d’un think tankdédié à cette tâche, l’Institut de l’en-treprise, ou plus récemment de l’Aca-démie des sciences morales et poli-tiques. Son président pour l’année2017, l’ancien P.-D.G. du groupe ban-caire BNP-Paribas Michel Pébereau,mène depuis de longues années uneentreprise de dénigrement de cetenseignement, lui reprochant notam-ment de ne pas donner une image suf-fisamment positive de « l’entreprise »,de ne pas assez insister sur son rôledans la création de la richesse, ou de

trop insister sur les conséquencesnégatives de la crise et de laisser tropde place à une sociologie jugée « com-passionnelle ». Outre un cloisonne-ment déjà réalisé dans les nouveauxprogrammes en vigueur depuis 2011entre l’économie et les autres sciencessociales, l’Académie des sciencesmorales et politiques revendique dés-ormais de se concentrer sur le niveaumicroéconomique, celui des décisionsindividuelles, conforme au canon ducourant néoclassique dominant.

l’élève, un entrepreneurSon récent rapport estime ainsi que« l’enseignement des notions [de baseen économie] devrait partir de l’ex-périence courante : “Comment assu-rer l’équilibre du budget de lafamille ?” ; “Est-il possible – et com-ment – d’envisager d’acheter un loge-ment ?”, “Quels sont les avantages etles inconvénients d’être propriétaireou locataire ?”, “Pourquoi épargneret comment placer les revenus épar-gnés?”, “L’achat d’une voiture consti-tue-t-il un investissement ?” ».

L’objectif est ici assez explicite, lesmécanismes fondamentaux que lesélèves doivent maîtriser sont à l’inter-section de l’analyse scientifique et depréoccupations pratiques. Il ne s’agitpas de s’interroger sur les origines dela croissance, sur les causes du chô-mage, sur le partage des richesses oul’organisation du travail, mais de sen-sibiliser les élèves à la façon dont ils

vont devoir, lorsqu’ils prendront unedécision, se comporter en acteursrationnels, c’est-à-dire comparer ceque cela va leur rapporter et ce quecela que va leur coûter, comme unentrepreneur qui, pour maximiser sesbénéfices, décide de produire un bienlorsqu’il le vend plus que ce que la pro-duction de ce bien lui coûte. De mêmel’entrepreneur rationnel produit unbien lorsqu’il compare ce que lui rap-porte la production d’un produit enplus et ce qu’elle lui coûte ou unconsommateur qui cherche à consom-mer au mieux en fonction de ses reve-nus. Quoi de plus « naturel » en effetque de toujours chercher à obtenir leplus de gains possible et à dépenser,pour cela, le moins possible? On com-prend bien ici que l’entreprise qui vadevoir licencier ne le fait que parcequ’elle y est « contrainte » par les loisdu marché et de la concurrence. Cen’est donc pas « le capitalisme » ou le« marché » qu’il faut réformer, maisdes raisonnements individuels erro-nés car insuffisamment rationnels. Onvoit ainsi à travers ce simple exemple

que c’est bien une certaine vision del’économie, qui évacue les contro-verses et le pluralisme des courantsdans cette discipline, qu’il s’agit de« naturaliser », et ainsi de préparer nonpas des citoyens conscients des enjeuxet des alternatives possibles, mais destravailleurs dociles, qui ont intégré lacompétition marchande comme seulhorizon pensable.

« L’avènement d’une véritable société “de marché” nécessite des acteurs

économiques qui considèrent comme“normal” d’adopter en toutes

circonstances un comportement“entrepreneurial” et comme “naturelles”

les valeurs propres à une société de marché. »

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en Quête de vérité ?« Apparences, superficialité et idées reçues ». La question commence avantla prise de conscience militante, notamment avec les jeunes a priori non poli-tisés des milieux ruraux. C’est pourquoi les mouvements d’éducation populaire ont un rôle important à jouer à cet égard. nous avons demandé sonexpérience au mouvement rural de jeunesse chrétienne. Cette approche viseune première prise de conscience. Elle montre pourquoi « tisser du lien » estaussi un moyen efficace souvent négligé pour dépasser les apparences.

PAR HUGUES BOITEUX*

c’ est l’histoire d’un homme quia, un jour, fait l’hypothèseque la Terre n’était pas plate

mais ronde et qui l’a prouvé scienti-fiquement. Aujourd’hui, plus de doute,Thomas Pesquet (l’astronaute françaisdans l’espace depuis novembre 2016à bord de la station spatiale interna-tionale) nous le montre tous les joursavec une petite prise de hauteur.C’est l’histoire d’une jeune femme quia, un jour, eu l’occasion de parler avecson voisin, celui derrière la haie, à laveille du premier tour de l’électionprésidentielle de 2017, lors d’une fêtede village. Elle apprend à sa grandesurprise qu’il vote Marine, alors qu’ondit de lui qu’il « a des amis noirs, esttrès sympathique et vote à gauchecomme son frère ».

dans ces deux Histoires,les apparences et les idées reçues nousauraient donc Menti… et Qui dit Qu’elles ne nous troMperaient pas encore ?Pour répondre justement, essayonstout d’abord de comprendre qui sontces malins qui nous détournent de lavérité. Certains sont chez les autres etprennent le nom d’« apparences ». Ilsnous montrent ce qu’ils veulent pourdétourner notre attention de ce qu’ilssouhaitent cacher. D’autres vivent ennous et prennent le nom d’« idéesreçues », qui nous incitent à voir autrechose que ce qui nous est proposésous nos yeux. Ces deux-là appartien-nent à la famille de la superficialité,qui cache la part de vérité que nous,êtres humains, souhaitons cacher.Cette grande famille nous entretient

tous dans une zone de confort àlaquelle nous sommes très attachés ;vous savez, ce quotidien qui nous ras-sure. Néanmoins, nos deux précé-dentes histoires ont montré que des

personnes réussissent à en sortir, soiten utilisant la science et le raisonne-ment, soit en allant à la rencontre, ouencore en dépensant beaucoup

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au-delÀ d’adaM sMitHL’acteur de l’économie de marchén’est donc plus l’homo economicus,décrit par Adam Smith, qui chercheà échanger le surplus de sa produc-tion contre la production d’autresagents, mais l’homme compétitif quicherche à toujours exploiter au mieuxles ressources dont il dispose et quise comporte dans l’ensemble dessphères au sein desquelles il agitcomme une entreprise en milieuconcurrentiel. Il ne s’agit plus, dèslors, de s’interroger sur les limites de l’intervention de l’État, mais de sedemander comment l’action publi -que peut favoriser l’avènement d’unesociété de marché et faire de laconcurrence le principe régulateurde tout système ou dispositif, qu’ilsoit économique, social ou organisa-

tionnel. On rejoint ici ce qu’expli-quaient Pierre Dardot et ChristianLaval dans La Nouvelle Raison du

monde (La Découverte, 2009), où ilsprolongeaient et actualisaient l’ana-lyse du néolibéralisme amorcée parMichel Foucault dans son cours auCollège de France de 1979. À la diffé-rence des « économistes classiques »qui, à la suite d’Adam Smith, attri-buaient comme objectif à la scienceéconomique la découverte des lois

naturelles de l’économie, les néolibé-raux ne considèrent pas le marchécomme un ordre naturel, mais com -

me un ordre artificiel et construit. Enoutre, ce n’est plus l’échange qui estle principe nodal du marché mais laconcurrence. n

*Jean-Yves Mas est professeur de sciences économiques et sociales à Montreuil (Seine-Saint-Denis).

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« C’est en prenantle temps de se

poser les questionsque nous pouvons

dépasser ce quinous aveugle. »

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« habituer l’élève à se voir, lui-même,comme un entrepreneur qui agit

spontanément selon une certainerationalité normative. »

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d’énergie pour prendre de la hauteur,comme notre cher astronaute fran-çais. Mais toute sortie de zone deconfort ne demande pas autant decombustible. La prise de hauteur peutaussi s’effectuer latéralement par unpas de côté ; changeant notre pointde vue, ainsi que l’angle de réflexionde ce que nous renvoie l’environne-ment étranger. Pour comprendre leseffets du « pas de côté », on peutconseiller L’An 01 – film français de1973, réalisé par Jacques Doillon.Ce déplacement latéral, c’est ce quenous souhaitons faire vivre aux jeunesqui rejoignent le Mouvement rural dejeunesse chrétienne (MRJC), associa-tion d'éducation populaire gérée etanimée par des jeunes de 13 à 30 ans(anciennement la Jeunesse agricolecatholique). Dans son rapportd’orientation, cette prise de recul estportée par le projet « Dépêchons-nousde ralentir »… car nous croyons que

c’est en prenant le temps de se poserles questions que nous pouvonsdépasser ce qui nous aveugle. Maisse poser des questions a un prix : celui

de comprendre qu’on a pu avoir tortou que d’autres, des proches parexemple, ont tort.Cette prise de conscience est accom-pagnée par les animateurs d’équipe.Le MRJC épaule effectivement les plusjeunes en se dotant de personnes réfé-rentes, elles-mêmes formées par leVoir/Juger/Agir – fondement de l’édu-cation populaire – et qui guident lejeune militant. Le MRJC porte une his-toire et une culture chrétiennes, notreappétence pour l’animation n’existedonc pas par hasard… Jésus était untrès bon animateur. Et comme toutbon animateur, il aimait qu’on lui posedes questions, et répondre en touteconfiance par une autre, assez perti-nente pour permettre à ses interlocu-teurs de trouver la réponse seuls !

enfin… se poser des Questions, sortir de sa zone de confort… et tout ça pour Quoi ?pourQuoi dépasser cette superficialité ?Les grandes découvertes scientifiquesdépassant les idées reçues et les appa-rences ont permis de grands progrès.Ces progrès sont les conséquencesd’une sortie de zone de confort nour-rie par une quête de l’inconnu. Il existetoutefois d’autres moyens de sortir desa zone de confort, qui sont nourrispar la colère. Et pour mener à quelquechose de bien, cette quête doit, elle,être animée par nos amies Justice,Dignité, Solidarité, Amour. L’objectifde l’éducation populaire, c’est de voiret juger pour comprendre son mondeet pour ensuite mieux agir. Agir pourchanger la société et la rendre diffé-rente à ses yeux et aux yeux des autres :pour changer l’autre.

D’après Christian Maurel dans Édu-cation populaire et puissance d’agir.Les processus culturels de l’émancipa-tion (L’Harmattan, 2010), l’éducationpopulaire est l’ensemble des pra-tiques éducatives et culturelles quiœuvrent à la transformation socialeet politique, travaillent à l’émancipa-tion des individus et du peuple, etaugmentent leur puissance démocra-tique d’agir. Le MRJC construit desparcours de militants émancipéséveillés par les rêves d’un nouveaumonde. D’ailleurs, cette année, undes slogans de l’association était : « Onchange le monde ! » La fabrique demilitants passe au sein du MRJC pardu vécu commun au travers deséjours de vacances, de vies d’équipesde villages, de temps démocratiques,festifs et de formations nationaux…Pour l’éducation populaire et le MRJC,la quête de la vérité n’est ainsi pas levéritable objectif du pas sur le côté.Il sert plutôt la cause d’une quête desens, qui est essentielle pour donnerde l’âme à ce que l’on vit. Un militantnommait un jour l’animateur Jésuscomme le casseur de murs. Ces mursqui nous cachent la vue et gâchent lavie, comme ces haies qui entourentles belles zones de confort que sontnos maisons et nos pelouses tailléesau millimètre.Reprenons pour terminer l’exemplede la jeune femme de l’histoire qui,en passant de l’autre côté de son jar-din, a découvert son voisin et tissé dulien… C’est la première étape pour leconvaincre de ne pas voter Marine ausecond tour. n

*Hugues Boiteux est secrétairenational du Mouvement rural de jeunesse chrétienne.

« mais se poserdes questions a un

prix : celui decomprendre qu’on

a pu avoir tort ouque d’autres, des

proches parexemple, ont tort. »

LES horoSCoPES DiSEnT vrAi !

géMeauxNe confondez pas autorité et mépris. Votre équipe attend beaucoup de vous, ne la décevez pas.

BalanceÊtes-vous bien préparé à affronter les entretiens d'embauche ou autres testspsychologiques ?

sagittaireAvant de vous lancer dans quelqueinvestissement que ce soit, faites le point sur votre situation financière.

De tels conseils sont en effet bien utiles, donc les horoscopes disent vrai !

Un moyen classique pour faire croire à la pertinence d'un procédé, d'une politique, d'un genre, consiste à servir des affirmations vagues ou banales, mais bien écrites, donton peut tirer ce qu'on veut. voici un exemple, tiré de l'horoscope de la Charente libre du24 avril 2017 :

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avoir le droit de se forMer : gare aux façades déMocratiQues des droits individuels !Dans les projets dits d’émancipation par la formation professionnelle secachent les intérêts du « marché du travail ». Comment dépasser cet enfer-mement sournois ? Le cas de la promotion des droits individuels à la forma-tion dans le programme d’En marche ! est révélateur des faux-semblantsdémocratiques dans des discours généraux se présentant comme modernes.ils appellent à la plus grande vigilance : on ne peut faire l’économie desréflexions critiques qui ont été développées sur ces sujets.

PAR JOSUA GRÄBENER*

e mmanuel Macron est le nou-veau président de la Répu-blique française. Afin d’antici-

per au mieux une stratégie deconquête sociale face aux intérêts ducapital qu’il défend, il convient debien départager les éléments de rup-ture et de continuité par rapport auxderniers gouvernements. Dans uncontexte de chômage de masse et deprécarisation croissante des travail-leurs, les questions d’emploi et de for-mation sont particulièrement impor-tantes. Leur complexité techniquemais surtout la multiplicité des atten-dus politiques (justice sociale dans lefinancement et les publics, produc-tivité et reconnaissance des qualifi-cations) rendent la confrontationconstructive particulièrement diffi-cile. Or la section consacrée à ce pointsur le site de campagne du mouve-ment En Marche ! est troublante. Enmatière de formation professionnellecontinue, la réforme suivante est pro-posée: « La majeure partie des contri-butions actuelles des entreprises pourla formation sera progressivementconvertie en droits individuels pourles actifs. Chacun pourra s’adresserdirectement aux prestataires de for-mation, selon ses besoins. Le systèmesera simple. »

les controverses sur la forMationprofessionnelleIl convient de décrypter cette propo-sition, notamment en la mettant enperspective avec les importantescontroverses qui agitent le champ dela formation continue et plus large-ment de la Sécurité sociale depuis plu-sieurs années. Deux rappels et unemise en garde s’imposent. Premierrappel : l’idée de « droits individuelspour les actifs » est tout sauf nouvelle,

elle s’inscrit en continuité directe avecles réformes de ces dernières années,notamment avec le « compte person-nel d’activité » et plus particulière-ment le « compte personnel de for-mation ». L’ancrage idéologique estclair: face aux risques inéluctables (dumoins présentés comme tels) du mar-ché du travail, chacun pourra (ou plu-tôt devra !) accumuler des points qu’ilpourra liquider lors des périodes de

« transition » (licenciement, reconver-sion professionnelle). Deuxième rap-pel : Emmanuel Macron a été clair surla question du financement, il veutréduire massivement les cotisationssociales et les remplacer par desrecettes fiscales, contribution socialegénéralisée (CSG) notamment. Unemise en garde enfin : la mise en rap-port directe entre acheteurs et offreursde formation qui est proposée là estséduisante, mais repose en pratiquesur une vieille idée libertarienne, les« chèques formation » (vouchers).Certes, ce système est « simple », maisde nombreuses enquêtes sur sonapplication concrète dans divers payset secteurs (notamment l’enseigne-ment primaire) montrent aussi com-bien il est… illisible !La philosophie promue par EnMarche !, loin d’être « moderne »,constitue donc en réalité un recul dupoint de vue des acquis sociaux etappelle des mécanismes de remar-chandisation du travail qui grignotedéjà l’ensemble du système de Sécu-

rité sociale, à commencer par lesretraites. Emmanuel Macron et sespartisans veulent pourtant aller plusloin. Pour cela, ils remobilisent unconstat qui fait désormais l’unanimité:le système actuel de formation profes-sionnelle continue est injuste, car ilfavorise les travailleurs déjà les plusprotégés, typiquement les cadres,diplômés, en contrat à durée indéter-minée (CDI) dans de grandes entre-

prises. Cette reproduction des inéga-lités s’explique notamment par lacontradiction institutionnelle intrin-sèque à ce système : les cotisationssalariales (dites « patronales ») pour laformation des salariés sont gérées pardes organismes paritaires qui sont lar-gement devenus des prestataires deservices pour les employeurs. Les rai-sons sont à la fois juridiques et poli-tiques : non seulement la ventilationinterne des cotisations sociales favo-rise le plan de formation (sous contrôlede l’employeur), mais la mise enconcurrence croissante des orga-nismes paritaires pour la collecte descotisations favorise une logique decontributivité (recevoir autant qu’ona cotisé) défavorable aux salariés. Ducôté des demandeurs d’emploi ou desjeunes en formation initiale, les finan-cements sont largement issus de l’Étatou des collectivités territoriales. L’ar-chitecture générale du système de for-mation est complexe et dépassée,notamment parce qu’elle reposeencore largement sur une approche

« La philosophie promue par En marche !,loin d’être “moderne”, constitue un recul

du point de vue des acquis sociaux et appelle des mécanismes

de remarchandisation du travail. »

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assurantielle et patriarcale de prise encharge des risques sociaux : c’est lafigure du salarié qui est au centre, lesayants droit lui sont subordonnés etles travailleurs inoccupés ou atypiquessont exclus. Pour une bonne synthèsede ces controverses, on peut se repor-ter au livre de Bernard Gazier, BrunoPalier, Hélène Périvier, Refonder le sys-tème de protection sociale. Pour unenouvelle génération de droits sociaux(Presses de Sciences Po, 2014).

les alternativesFace à ces dysfonctionnements, plu-sieurs agendas concurrents se sontdéveloppés. Du côté de la CGT, c’estle projet de « sécurité sociale profes-sionnelle » qui a été promu, nourrientre autres par une réflexion collec-tive où ont beaucoup compté les pro-positions de Bernard Friot pour unsalaire à vie, dont le niveau dépen-drait d’une qualification attachée à lapersonne, comme dans la fonctionpublique. La CFDT a, quant à elle,porté un agenda de « sécurisation desparcours professionnels », nettementmoins ambitieux du point de vue desdroits opposables des travailleurs, etfondant la trame principale du sys-tème français actuel (comme entémoigne le Fonds de sécurisation desparcours professionnels, ou la Chairede sécurisation des parcours profes-sionnels). C’est notamment ainsi quele slogan européen de « flexicurité »a été traduit. Mais pour comprendrela prochaine réforme de la formationprofessionnelle, c’est du côté du thinktank libéral Institut Montaigne qu’ilfaut aller voir. Il y a quelques semainesy est paru un rapport, Un capitalemploi formation pour tous, publiépar Estelle Sauvat et Betrand Marti-not, ancien délégué général à l’em-ploi et à la formation professionnelle

sous la présidence de Nicolas Sarkozy.Il ne s’agit rien de moins que d’appli-quer une logique d’assurance-épargne à ce qui relevait jusqu’ici de

cotisations sociales portant encoreun potentiel de subversion du capi-talisme par la socialisation de la valeurajoutée dès la source. Ce que proposeEmmanuel Macron s’inscrit directe-ment dans cette dernière filiation.La bataille sera rude car les lignes detension ne tombent pas sous le sens.Bien entendu, dans tous ces projets(CGT, CFDT, Institut Montaigne), lapromesse d’émancipation ne revêtabsolument pas le même sens. Ils ontnéanmoins en commun de promou-voir des droits individuels rechargea-bles sur lesquels les travailleurs pour-ront ensuite exercer un droit de tirage(droit de liquidation) en fonction deleur situation professionnelle (voirpour cela les remarquables réflexionsd’Alain Supiot, professeur de droit dutravail au Collège de France). Ce quinous est proposé là reste donc un épa-nouissement par et pour le marché dutravail, réputé l’instance la plus légi-time pour définir l’intérêt général.Face à cela, d’autres propositions poli-tiques systématiques et émancipéesde ce marché du travail sont néces-saires et… disponibles : on recom-mande l’excellente note (en quatrepages) de l’Institut européen du sala-

riat : « Pour un droit personnel à lacarrière. Contre le compte personneld’activité ». On pourra aussi consul-ter le n° 61 (novembre 2016) de La

Revue du projet consacré au travail.Ainsi que Catherine Mills, L’enjeu cru-cial d’un nouveau service publicd’emploi et de formation, Économieet politique, mars 2017. Les outils sontlà : à nous de nous en emparer ! n

*Josua Gräbener est membre du comité de rédaction de La Revuedu projet.

« La mise en concurrence croissante des organismes paritaires pour la collecte

des cotisations favorise une logique de contributivité (recevoir autant qu’on

a cotisé) défavorable aux salariés. »

les propositions du pcf

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R Média et Journalistes dans la faBrication et la diffusion des inforMationsLes grands média sont possédés par quelques hommes d’affaires hostiles àla gauche de transformation. il ne suffit pas de les dénoncer, ni même dedémonter leurs propagandes. il faut aussi comprendre comment leurs infor-mations sont construites, et cela concrètement.

PAR ANTOINE MACHUT*

p our qu’une idée soit « reçue »(au sens littéral du terme) parun public, notamment via les

média, il faut déjà qu’elle soit envoyée,donc construite : c’est un problèmede fabrication et de diffusion de l’in-formation. S’il s’agit d’une « idéereçue », synonyme de stéréotype quinous paraît caricaturer voire fausserla réalité, c’est un problème d’inter-prétation médiatique des événementset plus largement des thématiquessociales. Il faut étudier les deux méca-nismes.

la faBrication des inforMationsLe développement des services de rela-tions publiques dans les entreprisesencourage fortement les journalistesà diffuser une information produitepar d’autres qu’eux. En France, selonle rapport 2013 de l’Institut pour ledéveloppement d’une informationéconomique et sociale, il y a trois foisplus de spécialistes de la communica-tion que de journalistes encartés. Alorsque les effectifs de la plupart des rédac-

tions s’amenuisent et que le nombred’articles publiés par jour augmente,la dépendance aux communiqués depresse est plus forte. Ces derniers sontfaits pour correspondre aux formatsmédiatiques et satisfaire les routinesjournalistiques. Et pour preuve, ils sontsouvent rédigés par d’anciens journa-

listes, lassés des perspectives bouchéesdans la presse et passés dans la com-munication. De fait, les communiquésde presse sont abondamment reprisdans les média. Une étude conduite en

Grande-Bretagne a montré que 10 %des articles de presse écrite et audio-visuels analysés étaient des reprisessans modificationde communiqués depresse. Au total, au moins 30 % des arti-cles de presse écrite et 31 % des pro-duits d’information audiovisuellecontiennent des informations issuesdes services de relations presse. Seuls12 % des articles de presse écrite sontentièrement composés d’informationsoriginales. Des mesures aussi précisesmanquent pour le cas français, maisrien n’indique que celui-ci diffère signi-ficativement. La dépendance auxsources est probablement encore plusforte dans les rubriques spécialisées.

les lecteurs ciBlesLes difficultés financières des médiales ont encouragés à développer forte-ment les rubriques qui attirent un lec-torat de cadres (économie, finance,high-tech…), cible convoitée par lesannonceurs publicitaires, au détrimentd’autres moins lucratives (social, envi-ronnement, quartiers populaires…).Le cas de l’information économique etfinancière est typique. La segmenta-tion des rubriques économiques etfinancières est telle que les nouveauxjournalistes « rubricards » apprennentplus leur métier au contact de leurssources que de leurs collègues. Parexemple, le réflexe d’un journalistenouvellement affecté au secteurbanque-assurances d’un quotidien dela presse économique sera d'assisterassidument aux conférences de presseorganisées par les services de commu-nication des banques, pour se consti-tuer un carnet d’adresses et se sociali-ser rapidement aux enjeux du secteur.

Particulièrement proche de ses sources,il est en revanche assez autonome àl’intérieur de sa rédaction, chacun étantpris par son propre secteur. Finale-ment, peu de filtres journalistiques sont

mis face à l’information « précondi-tionnée ». Or, en matière de réceptiondes idées, l’égalité n’est pas assurée :dans l’étude britannique déjà citée, lescommuniqués de presse viennent prèsde quatre fois plus souvent du mondedes affaires que de celui d’associationsà but non lucratif.

les « cadresd’interprétation »Il est difficile, néanmoins, de dire àquel point média et journalistes par-ticipent à la diffusion « d’idées reçues »,de clichés. Or les recherches qui ten-tent de mesurer le lien entre les opi-nions qui circulent dans les média etles opinions individuelles concluentgénéralement à une corrélation faible.L’une des explications avancées estque les média sont moins efficacespour dire aux individus ce qu’il fautpenser que les leaders d’opinion dansl’entourage proche. En revanche, ils lesont plus pour dire à quoi il faut pen-ser, et comment il faut le penser. Ils nevéhiculent pas tant des « idées reçues »que des routines d’interprétation desphénomènes sociaux. Ces « cadresd’interprétation » s’appuient sur desimages, des symboles, des slogans. Ilsconstruisent du sens, mettent l’accentsur certaines dimensions d’un thèmeet en occultent d’autres, suggérantfinalement l’enjeu dont il faut débat-tre.

l’exeMple du nucléaireaux états-unisLes chercheurs américains William A.Gamson et Andre Modigliani ont misen évidence ces effets de cadrage dansle cas du nucléaire aux États-Unis. Ils

« Seuls 12 % des articles

de presse écritesont entièrement

composésd’informations

originales. »

« Peu de filtres journalistiques sont misface à l’information “préconditionnée”. »

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montrent que les débats qui ont eu lieusur ce thème de 1945 aux années 1970étaient contenus dans un cadre de« progrès ». La question du nucléaireétait débattue en termes d’engagementde la société dans un progrès techno-logique et économique. L’enjeu pré-senté était alors un choix entre « lesatomes pour la guerre », que les images

du bombardement de Hiroshimareprésentaient dans les esprits, et « lesatomes pour la paix », que le dévelop-pement du nucléaire civil aux fins deproduction d’électricité promettait.Dans ce cadre, il est facile d’imaginerque les positions antinucléairesn’étaient guère audibles. Peu d’atten-tion était prêtée aux accidents qui sur-venaient dans les centrales nucléaires.Ces cadres sont néanmoins sensibles

aux événements. Le cadre de l’indé-pendance énergétique prendra le relaisdans les années 1970, à la faveurnotamment du choc pétrolier de 1973.Parallèlement, des cadres interpréta-tifs défavorables au nucléaire progres-sent : ils posent le problème en termesde sécurité (suite à l’accident de ThreeMiles Island notamment), de protec-

tion de l’environnement, ou encore decoût économique.

l’exeMple de la crisegrecQueCet exemple a aussi été analysé avecdes concepts proches par un cher-cheur français, Jérémy Morales. Audépart, le cadre médiatique dominantdans la presse anglo-saxonne étaitcelui de l’utilisation de la technologie

financière pour maquiller les statis-tiques publiques de l’État grec. Lesaccusations étaient alors essentielle-ment formulées à l’encontre des spé-culateurs et du manque de réglemen-tation des produits dérivés. Petit àpetit, le cadre est devenu éthique : c’estGoldman Sachs, présenté comme lesymbole ultime de la cupidité, qui aété placé au centre des accusations.Ce n’est plus un système, mais unmauvais joueur qui est en cause. Àpartir de 2010, l’attention s’est désin-téressée des produits financiers tropabstraits pour se porter sur l’état del’économie grecque. Cela a orienté lecadre dominant vers le fonctionne-ment de l’économie grecque, situantl’enjeu sur l’efficacité de l’État et descitoyens grecs. Au départ favorable àdes solutions dirigées vers la régula-tion des marchés financiers, le cadragemédiatique a finalement été propiceà des solutions favorables à la surveil-lance des États. n

*Antoine Machut est sociologue. Il est doctorant à l'université deGrenoble.

« Les communiqués de presse viennentprès de quatre fois plus souvent

du monde des affaires que de celuid’associations à but non lucratif. »

AvEZ-voUS CESSé DE BATTrE voTrE FEmmE ?

- êtes-vous pour l'union européenne (telle qu'elle est) ?

ou- êtes-vous partisan de sortir de l'union

européenne ?Pas d'autre choix. Vous êtes coincé.

On peut aussi poser une question apparemmentinnocente (oui ou non), mais pour laquelle on estpiégé, quelle que soit la réponse. Exemple :avez-vous cessé de battre votre femme ?- Si vous répondez oui, c'est donc que vous la battiez.

- Si vous répondez non, c'est donc que vous la battez encore.

Dans les deux cas, vous êtes un s…d.

Un pro d'un g dont o du 24 a

La technique du faux dilemme consiste à présenter seulement deux solutions à une question qui pourrait en avoir bien davantage. Par exemple, on nous demande :

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la faisaBilité politiQue de l’aJusteMentLes organismes du capitalisme international (Fmi, omC, oCDE, etc.) ne lais-sent rien au hasard, ils soignent les apparences, mais savent aussi jouerles gagnants (ou putativement tels) contre les perdants. Parfois ils ne s’encachent pas.

PAR ERNEST BRASSEAUX*

p ourquoi les gouvernements auservice des 1 % ne se font-ilspas pulvériser par les 99 % ? En

grande partie, parce que les capita-listes savent soigner à la fois les objec-tifs de fond, la stratégie et les appa-rences. Il leur arrive parfois de l’ex-primer de façon crue. Certes pas surTF1 aux heures de grande écoute,

mais dans des publications lues parleurs seuls amis. C’est le cas dans l’ar-ticle de quarante-deux pages deChristian Morrisson (professeur émé-rite à l’université Paris I et ancien chefde division à l’OCDE), publié en 1996comme Cahier de politique écono-mique n° 13 du Centre de développe-ment de l’OCDE (Organisation decoopération et de développementéconomiques – lire : trente-cinq paysriches) et dont nous empruntons letitre. Il ne s’agit pas d’un « complot »secret, puisque je l’ai trouvé en ligneet gratuit sur le site de l’or ganisme :http://www.oecd.org/ dataoecd/24/231919068.pdfL’introduction rappelle que, dansd’autres textes, l’OCDE a montré queles politiques du FMI, de la Banquemondiale, etc., visent à l’équité et, àterme, au bonheur des gens. Ce docu-ment se compose ensuite de deuxparties : la première analyse « lesrisques politiques de l’ajustement »(p. 8-20) ; la seconde, « comment évi-ter les risques politiques ? » (p. 21-39),donne des recommandationspour un« arbitrage entre l’efficacité écono-mique des mesures et leur coût poli-tique ». Il y a vingt ans, ces politiquestouchaient essentiellement les paysdits du « tiers monde » et non l’Eu-rope ou les pays développés. Il étaitdonc plus facile de s’exprimer fran-chement, nous allons donc pouvoir

« faire passer l’Histoire par la voie desaveux », comme disait le grand histo-rien catholique, Henri Guillemin.Ici : « Le classement des mesures destabilisation en fonction du risquepolitique ne relève ni de l’efficacité,ni de la justice ; il résulte de rapportsde force entre des groupes d’intérêtstouchés par l’ajustement et un gou-vernement en position de faiblesse. »Le « premier objectif [d’un gouverne-ment] est de rester au pouvoir, la pro-

babilité d’y rester dépendant à la foisdu soutien politique de la populationet de la répression ». « Sous la pres-sion de grèves, de manifestations,voire d’émeutes, plusieurs gouverne-ments ont été obligés d’interrompreou d’amputer sévèrement leurs pro-grammes. » Il convient donc de nerien laisser au hasard.

« staBilisation » et « aJusteMentstructurel »Quand les politiques capitalistes ontconduit un pays au bord du gouffre,

le FMI et ses amis lui imposent unethérapie de choc immédiate et bru-tale, la « stabilisation » et une cure delong terme, « l’ajustement structu-rel ». Quand cela est possible, il faut,pour minimiser les risques politiques,

privilégier la seconde à la première :« Le programme de stabilisation a uncaractère d’urgence et comportenécessairement beaucoup de me -sures impopulaires puisque l’onréduit brutalement les revenus et lesconsommations des ménages endiminuant les salaires des fonction-naires, les subventions ou l’emploidans le bâtiment. En revanche, lesmesures d’ajustement structurel peu-vent être étalées sur de nombreusesannées et chaque mesure fait enmême temps des gagnants et des per-dants, de telle sorte que le gouverne-ment peut s’appuyer facilement surune coalition des bénéficiaires pourdéfendre sa politique. »

les risQues d’une politiQue de « staBilisation »« On observe, avec un décalage detrois à six mois, un lien étroit entrel’annonce des mesures de stabilisa-tion et les troubles, les grèves ou lesmanifestations. Ce décalage est inté-ressant, car il prouve que [...] les réac-tions politiques ont lieu au momentde l’application des mesures plutôtqu’à leur annonce. Cela peut s’expli-quer par le caractère technique del’ajustement : lorsque le gouverne-ment annonce un programme et entrace les grandes lignes, la plupart despersonnes concernées ne sont pas

capables d’avoir une idée claire desconséquences de ce programme pourelles, ou pensent qu’il touche surtoutles autres. »« Pourtant, d’autres mesures, commela coupure des investissements

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« Un gouvernement peut toujourss’appuyer sur la coalition des groupes

gagnants contre les perdants. »

« quand “un gouvernement arrive au pouvoir, il faut dès l’arrivée insister,

voire en exagérant, sur la gravité des déséquilibres, souligner

les responsabilités des prédécesseurs et le rôle des facteurs exogènes

défavorables”. »

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publics ou des dépenses de fonction-nement (salaires exclus), n’entraînentaucun trouble. Ainsi, des statistiquesqui reposent sur des dizaines de paysobservés pendant dix ans prouventque les risques politiques sont trèsdifférents d’une mesure à l’autre. » « Ilexiste donc un programme politique-ment optimal. »L’auteur procède à un examen des dif-férents moyens utilisés, y compris parles gouvernements autocratiques etil remarque à ce propos : « L’organi-sation d’une répression dure et per-manente [...] n’est pas possible pourplusieurs raisons : le coût de l’appa-reil répressif, la dépendance du gou-vernement à l’égard de l’armée et dela police et surtout l’incidence exté-rieure. Les pays donateurs peuventréagir en coupant l’aide. »Il faut donc « la prudence et une bonnestratégie de communication », mais ilfaut surtout privilégier « les mesurespeu dangereuses ». En effet, « une poli-tique monétaire restrictive, des cou-pures brutales de l’investissementpublic ou une réduction des dépensesde fonctionnement ne font prendreaucun risque à un gouvernement. Celane signifie pas que ces mesures n’ontpas des conséquences économiquesou sociales négatives : la chute desinvestissements publics ralentit lacroissance pour les années à venir etmet sur-le-champ des milliers d’ou-vriers du bâtiment au chômage, sansallocation. Mais nous raisonnons icien fonction d’un seul critère : mini-miser les risques de troubles ».« Dans la réalité, les entreprises dubâtiment souffrent beaucoup de tellescoupures qui multiplient les failliteset les licenciements. Mais ce secteur,composé surtout de petites et moyen -nes entreprises, n’a quasiment aucunpoids politique. »« Un gouvernement peut difficilementstabiliser contre la volonté de l’opi-nion publique dans son ensemble. Ildoit se ménager le soutien d’une par-tie de l’opinion, au besoin en pénali-sant davantage certains groupes. Ence sens, un programme qui touche-rait également tous les groupes (c’est-à-dire qui serait neutre du point devue social) serait plus difficile à appli-quer qu’un programme discrimina-toire, faisant supporter l’ajustementà certains groupes et épargnant lesautres pour qu’ils soutiennent le gou-vernement. »

l’analyse des « réactionsaux Mesures d’aJusteMentstructurel »« Les problèmes politiques posés parces mesures [d’ajustement structurel]sont très différents de ceux suscités

par un programme de stabilisation.D’abord, les réformes structurellesprennent du temps et leurs consé-quences ne se font sentir qu’après uncertain délai. Ces réformes ne provo-quent donc pas un “ effet de choc ”comme une hausse de prix de cin-quante pour cent pour des produitsalimentaires. Ensuite, la plupart de ces

réformes frappent certains groupestout en bénéficiant à d’autres, de tellesorte qu’un gouvernement peut tou-jours s’appuyer sur la coalition desgroupes gagnants contre les perdants. » Par exemple, lors de « la libéralisationdes échanges », les perdants sont lesindustriels des secteurs protégés, cer-tains hauts fonctionnaires, les syndi-cats et partis de gauche, les partisnationalistes, mais c’est un front hété-rogène. Les gagnants sont les indus-triels exportateurs, des agriculteurs,des artisans et des consommateurs.Pour la réforme des entreprisespubliques (restructuration, privatisa-tion), on rencontre de fortes opposi-tions : « Cette coalition d’intérêts estd’autant plus puissante que le sec-teur public est plus étendu et contrôleplus d’activités clés (transports, éner-gie, mines, etc.). De plus, les perdantssont très motivés pour défendre leursavantages, tandis que les gagnants nesont pas mobilisés, parce que les gainsde la réforme n’apparaissent qu’aprèsplusieurs années et sont diffus. »

les recoMMandationsLes recommandations découlent aisé-ment de l’analyse : « L’ajustementn’est pas seulement [...] une opéra-tion économique et financière déli-cate sur le plan technique, c’est aussiun combat politique à livrer en posi-tion de faiblesse, où tous les coupssont permis [...] [surtout] dans tousles pays où l’alternance, à la suited’élections régulières, est possible. »Quand « un gouvernement arrive aupouvoir », « il bénéficie d’une courtepériode d’ouverture (quatre à sixmois) pendant laquelle l’opinionpublique le soutient [...]. Après ce délaide grâce, c’est fini, le gouvernementdoit assumer en totalité les coûts poli-tiques de l’ajustement [...]. Il faut dèsl’arrivée au pouvoir insister, voire enexagérant, sur la gravité des déséqui-

libres, souligner les responsabilitésdes prédécesseurs et le rôle des fac-teurs exogènes défavorables ».L’auteur examine par le détail les forceset les faiblesses des différentes couchesde la société (urbains/ruraux), fonc-tionnaires, enseignants, étudiants, etc.,et propose des méthodes pour mini-miser les risques politiques, pour « sus-

cite[r] rapidement une coalition d’intérêts qui fasse contrepoids à l’op-position ». Attention, « les enseignantsdu secondaire et du supérieur, en fai-sant grève, libèrent une masse incon-trôlable de lycéens et d’étudiants pourles manifestations, un phénomène trèsdangereux, car dans ce cas la répres-sion peut conduire facilement audrame ».Il convient de dévitaliser les servicespublics pour faire accepter leur pri-vatisation ou leur suppression àterme : « Si l’on diminue les dépensesde fonctionnement, il faut veiller à nepas diminuer la quantité de service,quitte à ce que la qualité baisse. »Les recommandations touchent éga-lement le champ explicitement poli-tique, « il faut veiller au regroupementdes élections afin de ne pas transfor-mer une série de scrutins en une suitede référendums sur l’ajustement ». Ilfaut « préférer le scrutin uninominalau scrutin proportionnel pour l’élec-tion au parlement ».En d’autres termes, « si la poursuitedes objectifs de l’ajustement doit êtremaintenue à tout prix, en revanche lechoix des moyens doit rester ouverten permanence ».Il conviendrait de tout citer, mais nousnous arrêterons là. Les organismespensants du capitalisme internatio-nal ne lâchent ni le fond, ni la forme,ni les réalités, ni les apparences. n

*Ernest Brasseaux est historien des sciences.

« Les organismes pensants du capitalisme international

ne lâchent ni le fond, ni la forme, ni les réalités,

ni les apparences. »

Réagissez aux articles, exposezvotre point de vue.

Écrivez à [email protected]

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R insécurité et sentiMent d’insécuritéon peut se croire en sécurité et ne pas du tout y être, on peut aussi êtreanxieux sans que rien ne menace vraiment. mais il ne suffit pas d’être lucidesur la gravité des enjeux, il faut aussi comprendre ce que les gens vivent etagir sur tous les plans.

ENTRETIEN AVEC MICHÈLE PICARD*

Qu’est-ce que la sécurité ?C’est global, elle comprend la santépublique, l’hygiène, la sécurité rou-tière, celle du quotidien, la gestiondes conflits de voisinage, etc. L’insé-curité, ce ne sont pas uniquement lesdélits et les crimes, les stupéfiants, laviolence visible.

on dit souvent au maire : « vous avezdes pouvoirs de police, qu’attendez-vous pour les utiliser ? »Il y a en effet beaucoup de confusionà ce sujet. Le maire a certains pou-voirs de police, il ne les a pas tous. Lemaintien de l’ordre, les stupéfiants,les crimes et délits, c’est de la com-pétence de la police nationale et il estimportant que ce soit ainsi. C’est l’Étatqui doit être garant de l’équité et del’égalité du territoire, sinon il se dé -sengage. Je refuse une police à deuxvitesses. Nous créerions alors d’uncôté des zones de non-droit et de l’au-tre des bunkers bien gardés en fonc-tion des moyens consacrés. Le maire,la police municipale s’occupent descontraventions, du stationnement,de la salubrité, de l’hygiène, ils ont unrôle surtout préventif. Par exemple, àpropos des commerces, je peux inter-venir sur la salubrité, mais c’est lapolice nationale qui s’occupe du tra-vail dissimulé, des irrégularités. Si lapolice municipale contrôle un véhi-cule et découvre deux kilos de stupé-fiants, elle peut immobiliser le véhi-cule, mais elle doit faire appel à lapolice nationale pour traiter ce cas.

apparemment, la sécurité est consi-dérée comme une affaire de police.Pas uniquement. C’est une respon-sabilité différenciée de tous lescitoyens. Les bailleurs sociaux, lesrégies, les organismes de transportont un rôle à jouer. Il faut aussi queles associations et les individus s’im-pliquent. Le dialogue est nécessaire,la mairie doit y aider. Prenons l’exem-ple des conflits d’usage : un bancpublic est utile la journée, mais si, lesoir et jusqu’à 4 heures du matin, ilsert à des regroupements bruyants,les voisins sont exaspérés, ils pensent

qu’il y a des petits trafics (même si cen’est pas le cas), la situation s’enve-nime, il faut donc de la médiation.

on dit souvent que la police munici-pale serait plus efficace si elle étaitarmée.Je suis contre les armes létales pourla police municipale. Il y a uneconvention entre police nationale etpolice municipale, ces deux types defonctionnaires n’ont pas les mêmestâches ni les mêmes formations. Si lespoliciers municipaux sont armés, ilsauront inévitablement des missionsau-delà des leurs, alors qu’ils n’ontpas la formation adaptée. Cela dit, il

faut écouter le sentiment d’insécu-rité de ces fonctionnaires et les aider.D’autre part, prenons l’exemple deschiens dangereux. Une petite fille aété dévorée par deux molosses ; avecun pistolet à impulsion électrique ilaurait été possible de les maîtriser ;nous avons donc été conduits à auto-riser un Taser et un Flash-Ball paréquipage (non par fonctionnaire) avecun protocole d’utilisation strict et uneformation adéquate. Mais ce n’est pasun engrenage vers l’armement de lapolice municipale. Pour les chiens decatégorie, en cas de problème, jedécide par arrêté municipal si uneintervention devient nécessaire. Lapolice municipale accompagne, maisc’est la police canine nationale quicapture. Chacun doit avoir sa placedans un État de droit.

le problème de l’insécurité routièren’est-il pas sous-estimé ?Probablement. Nationalement, lenombre de morts sur les routes estenviron quatre fois plus grand que

celui des meurtres. Mais ici encore,c’est global, on est dans une sociétéen manque de repères, le chauffardest un problème de société. On medit quelquefois : « Madame le Maire,il faut mettre un dos-d’âne ici et laquestion sera réglée ! » Ce peut êtreillusoire, générateur de nuisancessonores, le ralentisseur peut se trans-former en amusement pour acroba-ties à grande vitesse. De même, lemaire peut installer un « radar péda-gogique », mais c’est le préfet qui peutimplanter un radar dressant descontraventions automatiques. Il nefaut pas croire qu’on résout ces ques-tions uniquement par la technique

ou la répression, il faut aussi une édu-cation citoyenne, de la préventiondès l’école pour donner les bonsgestes le plus tôt possible. Et, bienentendu, s’attaquer au terreau quipousse des gens à se croire tout seulset tout permis.

les trafics de stup, tout le monde lesvoit, apparemment ce ne devrait pasêtre si difficile à régler ?Apparemment ! Mais voir n’est pasprouver. Le temps de l’habitant n’estpas le temps de la réponse au pro-blème, ni celui de la ville, ni celui dela justice. La police nationale (c’estelle qui est concernée au premier chefici) peut interpeller trois personnes,mais si, la semaine suivante, ce sonttrois autres qui reprennent le marché,ou si on a déplacé le problème de troiscents mètres, qu’a-t-on gagné ?

il y a dix fois plus de suicides que demeurtres, pourtant on n’en parleguère quand on évoque l’insécurité,que peut faire un maire face à cela ?

« il ne faut pas croire qu’on résout les questions d’insécurité uniquement

par la technique ou la répression, il faut aussi une éducation citoyenne,

de la prévention dès l’école pour donner les bons gestes le plus tôt possible. »

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Effectivement, la prévention du sui-cide fait partie de nos objectifs. Nousavons une antenne de l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu aux Minguettes, uncomité local de la santé mentale, etc.

Le suicide est souvent l’aboutisse-ment d’un long processus, issu tantdes injustices de la société à combat-tre (notamment au travail) que denombreux aspects plus locaux ouintimes. Nous devons être attentifs

aux conflits de proximité qui peuventprendre des proportions inquié-tantes : des personnes se mettent endanger et mettent en danger lesautres, il faut parfois procéder à des

expulsions sécurisées. Sauf en cas detrouble caractérisé à l’ordre public,on ne peut pas se livrer à une intru-sion dans la vie des gens. Donc on estobligé de jouer sur la complémenta-rité de tous les acteurs possibles.

en conclusion ?La sécurité, c’est du fond, ce n’est pasde la « com ». Quand il y a eu des inci-dents à Vénissieux en novembre 2016,j’ai refusé de répondre aux journa-listes, j’ai préféré laisser le temps à laréflexion et donner ensuite les expli-cations précisant le rôle de chacun.Nous portons un grand soin aux ques-tions de sécurité, je rencontre régu-lièrement tous les acteurs de terrain.Il y a un temps pour tout, ce ne doitpas être celui de la superficialité. n

*Michèle Picard est maire (PCF) de Vénissieux et conseillèremétropolitaine.

Propos recueillis par Pierre Crépel.

« L’insécurité, ce ne sont pas uniquementles délits et les crimes, les stupéfiants,

la violence visible. »

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PAR MORANE CHAVANONET GABRIEL MONTRIEUX*

l e capitalisme montre sa capa-cité à se moderniser sans cesse,puisant dans les transforma-

tions sociales pour offrir un visage enadéquation avec l’air du temps. Onpeut penser notamment au « capi-talisme vert ». Ces dernières années,c’est vers les mouvements sociauxqu’il lorgne, s’appropriant les reven-dications qui en émergent (féministes,écologiques, antiracistes, LGBT…)pour couvrir sa logique marchanded’un vernis subversif.Pour ce faire, il existe un outil puis-sant : le marketing. Se sophistiquantau gré des évolutions de la société deconsommation, le groupe profession-nel des créateurs de produits, et – dumême coup – des inventeurs debesoins, a pour fonction de créer l’in-terface entre la marchandise à ven-dre et le consommateur potentiel.Aussi, il doit développer un langagequi lui parle, s’inspirant des transfor-mations sociales et des systèmes devaleurs en vigueur. Depuis quelquesannées, face à l’avènement de la figuredu consommateur conscient, qui for-mule des exigences qualitatives enremplissant son Caddie, se développeune nouvelle offre de consommation.Elle vise à flatter la posture réflexivede ce dernier, en usant de diversesstratégies, dont la transformation del’image publique des marques.

c’est BeauConcernant le mouvement féministe,la récupération est flagrante. DansBeauté fatale. Les nouveaux visagesd’une aliénation féminine (La Décou-verte, 2015), Mona Chollet montre quela crise économique de 2008 n’a pasporté atteinte aux profits des grandsgroupes du complexe industriel mode-beauté. Bien au contraire. Pour elle,cela tient à l’imposition de leurs pro-duits dans le quotidien des femmes,perçus comme des éléments néces-saires à la réalisation de leur « perfor-mance » de genre, pour reprendre les

termes de Judith Butler. Et si les femmesprennent aujourd’hui de plus en plusconscience des inégalités qui les sépa-rent des hommes et des contraintesqui pèsent sur leurs corps, force est deconstater que les industries en ques-tion se sont mises au diapason.Face caméra, des jeunes filles se suc-cèdent pour évoquer les stéréotypesentendus au quotidien, les enjoignantà se cantonner à des rôles prescrits(« les filles ne savent pas courir », « lesfilles ne sont pas bonnes en sciences »,« les filles ne sont pas courageuses »etc.). Puis chacune s’en émancipe etdéclame sa passion à l’égard d’uneactivité dans laquelle on ne s’attendpas à trouver des femmes (la course

à pied, etc.). C’est un appel à l’empo-werment, à la reconquête par lesfemmes du pouvoir sur leur existenceface aux représentations stéréotypéesqui sapent leur champ des possi-bles… pour vendre des protectionshygiéniques !La contestation de l’assignation « gen-rée » des places dans la société se voitainsi mise au service d’une ingénie-rie marketing donnant à la marqueen question une apparence revendi-cative.

c’est diversEn 2013, la réputation d’une grandemarque d’habillement suédoise estentachée par le scandale de l’effon-drement d’un immeuble abritant desateliers textiles qu’elle comptait parmises fournisseurs, faisant nombre de

morts et de blessés. Depuis lors, ellea redoré son blason en s’appropriantune autre revendication portée parles mouvements féministes : lacontestation des normes de beautéactuelles prônant la jeunesse, la mai-greur et la blancheur. Plusieurs cam-pagnes de publicité donnent à lamarque l’image d’un acteur engagédans la célébration de la diversité descorps. On y voit des mannequins auxmorphologies plus plantureuses qued’ordinaire, « racisées », atteintes dehandicaps ou musulmanes voilées. Àl’image de ce qu’écrit Walter BennMichaels, il coûte moins cher de res-pecter les gens pour ce qu’ils sont,que de leur permettre d’avoir une vie

plus décente, surtout si ceux-ci sontprêts à acheter votre marchandise !

c’est alternatifLes mêmes logiques de retournementdes critiques en opportunités sontidentifiables dans le domaine de laconsommation « alternative ». Pro-duit des mouvements post-68, reve-nant aujourd’hui sur le devant de lascène par la mise au premier plan dela question environnementale et d’unensemble de scandales alimentaires,la réforme écologiste des modes deconsommation entend remettre encause « par le bas » les systèmes deproduction et de distribution indus-triels, l’agriculture intensive, la mono-culture d’exportation. Pourtant cetteextension du domaine de l’alternatifdoit alerter sur sa possible absorption

« La récupération marchande des motsd’ordre de mouvements sociaux peut être

délétère, car elle donne l’illusion que desvictoires ont été obtenues alors que le butest avant tout la maximisation des profitsd’une poignée de détenteurs du capital. »

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R c’est Beau, divers, alternatif, Bio et étHiQueLe capitalisme est souple et malin. De même que Bismarck a su accom-pagner en apparence le socialisme pour mieux le tordre, les dirigeants actuelscherchent à se glisser dans les vêtements des militants humanistes duxxie siècle. Anatole France aurait ajouté : « on croit mourir pour une critiquevertueuse, on meurt [parfois] pour des opportunités financières. »

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TroP GrAS, TroP SUCré, TroP SALéComment lutter contrel'obésité ? « Pour votre santé,évitez les nourritures tropgrasses, trop sucrées ou tropsalées. » « Mangez cinq fruitset légumes par jour », etc. Vousavez certainement vu cesconseils, en petit, au bas despublicités pour toutes sortesde big mac et autres produitsindustriels de fast-food. Quelleest leur efficacité ?Le contraire de ce que vouscroyez. La preuve dans l’articletrès rigoureux de CarolinaWerle et Caroline Cuny, « The Boomerang Effect ofMandatory Sanitary Messages

to Prevent Obesity », [L’effetboomerang des messages desanté systématiques pourprévenir l’obésité], Mark Lett,n° 23, 2012, p. 883-891.Les auteures montrent en effetceci : souvent, dans la viecourante, les gens neprocèdent pas à des études parargumentations,raisonnements et règles de logique ; ils se contentent de recevoir et d'intégrer des messages sans lesanalyser. Et l'habitude de voirtoujours associer deux idées ou consignes ou informationsévoque inconsciemment

qu'elles sont intimement liées,ou que l'une est la cause de l'autre. Ici la « pub » pour un big mac gras, sucré ou salédevient intimement liée à la diététique et le consommateur finit parpenser (sans y réfléchir) qu'il ne craint rien en matièred'obésité. La consigneapparente ne conduit pas à la modération de ces produitsmais à leur surconsommation !On comprend pourquoi lesvendeurs de malbouffepréfèrent ajouter ces codicillesplutôt que de payer une petitetaxe sur leurs publicités.

par le capitalisme marchand, conver-tissant la critique en opportunité. Ceretournement d’une critique enopportunité s’effectue en deux mou-vements principaux, l’un explicite,l’autre plus insidieux.

c’est BioDans le premier temps de la valsemarchande, se trouve l’accaparementpar les circuits conventionnels de pro-duction et de distribution des labelset modes « militants » de consomma-tion. Du « bio » dans les grandes sur-faces aux grandes surfaces spéciali-sées « bio », de la promotion desrégimes végétariens dans les rayonslégumes (importés et traités) aux« collections » alimentaires végandans des magasins de surgelés, lemarketing tourne à plein pour détour-ner les symboles et les slogans de lacritique sociale et écologiste. Unedouble logique s’impose : la promo-tion d’un environnementalisme fac-

tice (un régime végan boosté aux pes-ticides, un kiwi « bio » au bilan car-bone désastreux) ; l’invisibilisationdes enjeux humains (exit les condi-tions de vie des ouvrières et ouvriers

agricoles, des employés de grandessurfaces, les ravages locaux d’unemono agriculture d’exportation, aussi« bio » fût-elle).

c’est étHiQueAu second temps se logent des formesplus labiles et pernicieuses de disso-lution des pratiques militantes par leslogiques marchandes. En alternativeaux grandes surfaces et aux logiquesintensives de production agricole, unensemble de structures militantes,associatives ou coopératives, s’estimposé comme moyen de promou-voir d’autres formes d’approvision-nement et de production. Les circuitscourts alimentaires, systèmes depaniers locaux, participatifs et soli-daires, puisent leurs origines dans desréseaux militants préalables (c’est lecas des AMAP – Associations pour lemaintien d’une agriculture paysanne,émanation indirecte de la Confédé-ration paysanne notamment).

« Les innovationsrapidementconverties en profits

économiquespeuvent investir

aussi le terrain des idées,

des images, du bénévolat et

du militantisme. »

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le vêteMent : MarQueur local, MarQueur social Chacun est un être la fois différent et identique aux autres. Le vêtement estun marqueur. Plus généralement, la façon dont se montre le corps est unecomposante de la culture.

PAR GÉRARD LEGRIP*

outre son rôle premier de pro-tecteur du corps, le vêtementrenvoie à la notion de pudeur

et/ou de nudité et à celle d’identifi-cation. Cet acte de dissimulation estune règle culturelle et religieuse. Deson rôle initial de protecteur à celui demarqueur social, il est présent tout aulong de l’histoire, adapté aux climats,aux fonctions ou aux statuts sociaux.Il s’est spécialisé, est devenu uniforme,code, affichage, symbole des pouvoirsmilitaires, religieux, bourgeois, ou -vriers, mais aussi contes tataires etrévoltés. Ostentatoire ! Le vêtementaffichait un lieu d’origine, une régionayant un style propre. La révolutionindustrielle a créé une classe ouvrièreau vêtement adapté à ses fonctions :

le bleu de travail, qui se généralise à lafin du XIXe siècle dans les usines. Tenuestandard de l’ouvrier (poches à outils,veste et pantalon, couleur indigoobtenu en 1883 par synthèse, peu fra-

gile, résistant aux lavages quotidiens,peu salissant, au faible coût de pro-duction). Les classes sociales urbainesse sont encore plus visuellement dif-

férenciées. La bourgeoisie industrielleet commerçante affiche, quant à elle,sa richesse par la qualité de ses vête-ments et celle de leurs étoffes. Lamode, dont le vêtement n’est qu’un

des éléments, conforme la société,situe l’humain à la place qui est a priorila sienne, lui dicte ce à quoi il doit res-sembler.

« Cette uniformisation voulue,imposée, est due à la capacité des

marques à scénariser leurs produits en utilisant “des célébrités”

comme image corporelle figée. »

La réussite et la diffusion de ce modèled’engagement « ordinaire » a inspiréun ensemble d’autres structures, oùsous couvert de discours militants,d’une promotion de l’agriculture« locale », d’une structure « à taillehumaine », se trouvent des organisa-tions très éloignées des valeurs mili-tantes initiales : des start-up comp-tant, dans leurs soutiens proches, desgrosses fortunes, des personnalitéssoutenant le candidat-présidentMacron, des modes d’organisation nereposant plus sur le bénévolat oul’emploi de permanents associatifsen CDI mais sur l’auto-entrepreneu-riat et le revenu fluctuant, des logiquesde partenariat remplacées par cellesde concurrence, etc.D’un point de vue politique, cetterécupération marchande des motsd’ordre de mouvements sociaux peutêtre délétère, car elle donne l’illusionque des victoires ont été obtenuesalors que le but est avant tout la maxi-misation des profits d’une poignée dedétenteurs du capital. En retour, cetartefact s’immisce sur le terrain de lalutte et contribue à désamorcer lecombat féministe : « Regardez, les

pubs sont quand même moins cli-chés, y a une prise de conscience, çava dans le bon sens ! » Du féminismeà l’écologie, la dissolution des portéescorrosives des revendications par lecapitalisme ne peut donc se compren-dre que par l’attitude même de cer-tains réseaux militants.

Quelle lucidité Militante ?En effet, pour ceux-ci, l’enjeu est moinsde porter une revendication que de ten-ter de changer les choses « par le bas ».La portée transformatrice de cette uto-pie concrète réside moins dans la per-cussion politique du discours, dans sacapacité à influencer les décideurs poli-tiques, mais dans sa force symbolique,comme outils de modification des atti-tudes et comportements individuels.C’est notamment le cas des circuitscourts alimentaires, qui visent à chan-ger l’économie de l’intérieur en propo-sant une alternative aux systèmes deproduction existants. L’objectif en soiest à saluer, face à la surdité chroniquedes certaines institutions, face égale-ment au nombrilisme de certainsgroupes alternatifs pour qui « changerla vie » se conjugue seulement au sin-

gulier. Il n’est cependant pas exemptd’effets secondaires incontrôlés. En vou-lant battre le capitalisme sur son pro-pre terrain (le nombre, le poids écono-mique, la diffusion), ces alternativescontribuent parfois moins à l’affaiblirqu’à l’aider à se renforcer en se moder-nisant, se transposant, s’adaptant auxnouveaux arguments de vente « éthi -ques » et « alternatifs ». Par cet impéra-tif d’extension, d’ouverture, de consen-sus, ces réseaux mobilisent sous lacontrainte les outils de l’euphémisationet du marketing, en rendant en partieinvisible ce qui fait de ces alternativesde véritables produits du militantisme.En conclusion, le capitalisme est tou-jours en recherche. Les innovationsrapidement converties en profits éco-nomiques peuvent investir aussi leterrain des idées, des images, dubénévolat et du militantisme. Ce n’estpas une raison pour renoncer, maisil faut toujours être aux aguets etsavoir élever son niveau de lucidité. n

*Morane Chavanon etGabrielMontrieux sont doctorants en science politique à l’université Lumière Lyon-2.

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brités » comme image corporellefigée. Se perdre afin d’être perçu, setransformer afin d’être regardé.Essayer comme tant d’autres de sedonner une apparence afin de cor-respondre aux idées reçues d’unesociété mondialisée de consomma-tion modélisante. Cette société mon-tre une addiction au modèle, àl’image, à la perfection figurée, quecette faiblesse de choix amène à sefier aux idées reçues, à se projeter surdes apparences qui sont loin de la réa-lité socioculturelle. La communica-tion politique l’a bien compris. Elleutilise les mêmes engrenages que lecommerce !

Les visions de soi vont définir notrecomportement et la place que l’ons’attribue dans une société. Aimernotre image ou la détester régit l’im-pression que nous donnons dans ungroupe. Le regard des autres participeà cette problématique. Un corps vêtudéfinit notre apparence, notre appar-tenance. Il classifie, donne parfois uneindication sur l’origine géographiqueet ethnique, et participe aux idéesreçues des autres groupes. L’humain s’informe d’un regard, éva-

lue, apprécie ou rejette, en fonctionde la kinésique. Réaction épidermiqueou rassurante déclenchée par uneautre présence physique. Seul le cer-veau incite à voir une différence. Si lapeau n’est pas représentative de cequ’elle enveloppe, le vêtement l’esttrop souvent. Les influences fami-liales, le développement intellectuel,affectif, le contexte social et la pres-sion des média mènent à une ségré-gation assimilant l’enveloppe ducorps aux valeurs de celui qu’ellerecouvre ! Sujet majeur de la figura-tion plastique, le corps, de l’art rupes-tre jusqu’aux figurations contempo-raines, reste une vision sociétale

perçue de façon individuelle. La figu-ration est alors un reflet des sociétésperçu en fonction de nos capacités àen accepter le concept de corporéité. On pourra se reporter au n° 38 (juin2014) de La Revue du projet, dont ledossier était consacré au « Corps » :http://projet.pcf.fr/55446. n

*Gérard Legrip est professeur d’arts plastiques.

« La mode, dont le vêtement n’est qu’undes éléments, conforme la société, situe

l’humain à la place qui est a priori la sienne,lui dicte ce à quoi il doit ressembler. »

BLEU DE TRAVAIL : il se généralise à la fin du XIX°, s'introduit dans toutes les usines. Tenue standard de l’ouvrier. Au début, blouse avecceinture, protège des salissures. Puis veste avec pantalon et poches pour les outils.

Dans un contexte de mondialisation,l’incitation à perdre une partie de sapersonnalité est forte. Vouloir confor-mer son apparence à celles desimages imposées par les marques etdiffusées par les média, ressembleraux autres en ne se ressemblant pluspour devenir une copie des manne-quins de magazines. Cette uniformi-sation voulue, imposée, est due à lacapacité des marques à scénariserleurs produits en utilisant « des célé-

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Le Petit Journal, dimanche 17 septembre1911. Numéro antisyndical et antigréviste.Patron affligé, ouvriers apeurés, syndica-liste en dandy. Les vêtements participentau codage du statut social. Afin d’accentuerla critique des grèves, le syndicaliste sem-ble encore mieux vêtu que le patron.

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PROPOS RECUEILLIS PAR LÉO PURGUETTE

le grand entretien

le score de Jean-luc Mélenchon esttrès élevé au premier tour de l’élec-tion présidentielle. comment analy-sez-vous cette percée ?jean-Luc mélenchon frôle les 20 % à laprésidentielle, ce qui place la gauche detransformation dans une situation iné-dite. on a même parlé de « jamais vu »depuis 1981. La comparaison n’est pasjuste, me semble-t-il, le candidat du PCF,Georges marchais, étant alors à 15 %certes, mais celui de la social-démocra-tie, François mitterrand, en position lar-gement dominante. on se retrouveaujourd’hui dans une situation nouvelleà gauche, avec le leader de la Franceinsoumise (Fi) qui a largement distancécelui du PS, Benoît hamon ; et avecEmmanuel macron qui a réussi à capterune frange importante des sociolibé-raux, fragilisant le même Benoît hamonsur « sa droite ». je pense que ces lignesde recomposition vont perdurer au-delàde l’élection.

À quoi faut-il attribuer le score de jean-Luc mélenchon ? je mettrai à son créditune campagne qui a su affirmer un vraihumanisme. Plus d’ailleurs qu’un pro-gramme dont certaines propositionsphares peuvent continuer à être débat-

tues – je pense à l’Europe. Globalement,il a posé la perspective d’une France etd’un monde, qui rend le pouvoir au peu-ple, où le développement économiquesait prendre en compte les équilibresécologiques et la finitude des ressources

de la planète, nous renvoyant ainsi à uneresponsabilité individuelle et collective,politique et morale ; où les questions dela justice sociale et de la lutte contre lelibéralisme économique deviennentessentielles pour notre survie.

on peut reprocher à cette démarchel’effacement pour partie de la centralitéde la lutte des classes dans tout proces-sus de transformation sociale, et par làmême celui du clivage gauche/droitecomme élément pérenne du paysage

ne laisser aucune prise à la recomposition libérale du paysMarie-pierre vieu est membre de la direction nationale du PCF. Pour La Revuedu projet, elle analyse les difficultés rencontrées pour parvenir au rassemble-ment et insiste sur l'enjeu des législatives : battre la droite, l'extrême droite et contrer le projet libéral d'Emmanuel macron.

« Les 20 % obtenus ne comblent pas lafaiblesse globale de la gauche qui plafonnetoujours autour de 30 % et la question de laconstruction d’une perspective majoritaire

de progrès continue à se poser. »

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s’agisse de la Fi ou du PCF, nous seronssanctionnés pour cela, comme le sontchaque fois ceux qui brisent un espoirpopulaire. Cette question est très préoc-cupante car nous avons au contrairebesoin de l’unité la plus large pour affron-ter le remodelage et les réformes quenous allons affronter. jean-Luc mélen-chon étant celui qui a réalisé les 19 % dela présidentielle, son point de vue surnotre rupture occulte celui du PCF. C’estpourquoi il me semble important quenous nous expliquions sur les raisons dece non-accord.

Les communistes n’ont pas souhaitécette situation, ils l’ont subie et la subis-sent encore. nous avons dit publique-ment notre volonté de poursuivre etd’amplifier la dynamique mélenchon lorsdes législatives. Cela aurait permis demettre en confiance le mouvementpopulaire, d’arracher plusieurs dizainesde parlementaires et d’être en situationd’avoir un vrai contre-pouvoir face auxpolitiques macron. Peut-être même, dansun nouvel élan citoyen, d’être en situa-tion de gagner des majorités d’idées etde projets. De plus, dans une configura-

tion de victoires partagées, chacun pou-vait s’y « retrouver » dans le respect desautres. Du coup, nous aurions pu collec-tivement dépasser les tensions de la pré-sidentielle et nous retrouver dans unmouvement avançant dans une vraiediversité de courants et d’expériences,ce qui est le creuset de toute refonda-tion pérenne de la gauche. La France

insoumise est dans une autre logique,dans l’affirmation d’une nouvelle hégé-monie à gauche qui appelle pour l’heureà faire table rase de l’existant pour ins-taller sa domination : parier sur l’explo-sion définitive du PS, marginaliser lesanciens partenaires du Fdg, qui n’aurontpas décidé de la rejoindre à ses condi-tions – dont le PCF –, en finir avec le campsocialiste tel qu’il s’est structuré auxxe siècle. En ce sens, jean-Luc mélen-chon est la face d’une médaille, dontEmmanuel macron incarne le revers libé-ral. Pour la Fi, la question de faire élire lemaximum de parlementaires en juin estimportante mais elle entend les élire« seule » et leur nombre, me semble-t-il, est second par rapport à l’objectifstratégique que je viens de décrire.je ne voudrais pas qu’on ne se méprennesur le sens de mes propos. Un, il m’ap-paraît que les communistes ne doiventpas rester sur un ressenti ou sur un juge-ment de valeur à l’égard de la Fi et dejean-Luc mélenchon. nous sommes surun désaccord politique de fond. Sur l’immédiat. Le PCF pense qu’on nepeut pas laisser la question du mouve-ment populaire à plus tard, laisser lesacteurs des luttes face à macron et quela force parlementaire sera un levier impor-tant dans le quinquennat qui s’ouvre. D’oùla nécessité de faire élire le maximum dedéputés d’une gauche de transformation.Sur l’avenir. nous ne pouvons minorerles transformations structurelles aux-quelles vont être confrontés la gaucheet notre parti. nous ne pouvons resterdans la situation du « conservateur » qui

voudrait que tout bouge pour que rienne bouge. Les communistes ont devanteux un travail de fond à engager poureux-mêmes et pour le combat émanci-pateur qu’ils mènent. ils sont aussi sou-verains quant à la conduite de leur partiet de ses choix, et il va s’agir pour euxd’instruire ce débat avec toute la forcequi est la leur.

politique français. Le parti pris du can-didat a été de lui substituer la lutte anti-oligarchie. S’inspirant des expériencesd’Amérique latine voire d’Espagne, il apensé ainsi capter une partie considé-rable de l’opinion dans une situationnationale surdéterminée par l’éclate-ment des repères politiques. rappelonsque le dernier quinquennat s’ouvre surla capitulation de hollande face à mer-kel à propos de l’Europe et sur l’affaireCahuzac, et qu’il se clôt sur le 49.3 sur laloi Travail et les « casseroles » Fillon. Enpassant par le 13 novembre, l’espoir Syriza

et son échec, le Brexit et l’élection deTrump… on peut affirmer « à chaud »que son résultat donne raison à l’analysede jean-Luc mélenchon, qui a su capterou aller chercher la jeunesse, une frangedes abstentionnistes et des « revenusde tout ». Pour ma part, je serai plus réser-vée, pour au moins deux raisons. La pre-mière est que les 20 % obtenus ne com-blent pas la faiblesse globale de la gauchequi plafonne toujours autour de 30 % etque la question de la construction d’uneperspective majoritaire de progrès conti-nue à se poser. La seconde est que le cap pris par mélenchon substitue àune démarche de débats et de rassem-blement des forces d’alternative celledu ralliement du peuple autour d’unhomme. Substituer le césarisme à ladémocratie partitaire et à l’unité socialeet politique ne peut constituer unemodernité et ne sera jamais l’apanaged’une gauche qui se réinvente.

aucun accord national, même mini-mal, n'a pu être trouvé entre la franceinsoumise et l'une des forces qui ontsoutenu Jean-luc Mélenchon à la pré-sidentielle. comment expliquer cetéchec ? logiques d'appareils ou objec-tifs politiques divergents ?Aucun accord national n’a été trouvéentre la Fi et les forces qui ont participéà la campagne de jean-Luc mélenchon.Le PCF n’est pas un cas isolé ; il est parcontre le plus emblématique, car il consti-tue la majeure partie des militants quiont fait vivre le Front de gauche (Fdg) etque la majorité des députés sortants Fdgen sont issus. j’ai lu que la rupture vien-drait de notre incapacité collective àdépasser des guerres d’ego ou deslogiques de boutiques. Cela est vécucomme tel par le grand public. qu’il

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« Substituer le césarisme à la démocratiepartitaire et à l’unité sociale et politique ne peut

constituer une modernité et ne sera jamaisl’apanage d’une gauche qui se réinvente. »

« nous aurions besoin de l’unité la plus largepour affronter le remodelage et les réformes

que nous allons devoir affronter. »

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484 candidats et candidates484 candidates et candidats sont soutenus par le PCF.Leur âge moyen est de 51 ans ;40 % de ces candidats ont moins de 50 ans(dont 20 % moins de 40 ans) ; Ils et elles sont : 26 % employés, 7 % ouvriers, 5 % techniciens,14 % cadres, 20 % fonctionnaires, 25 % retraités ;40 % ont des responsabilités syndicales dans le cadre de leurs activités professionnelles ;70 % n'ont encore jamais exercé de mandat électif.

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Jean-luc Mélenchon s'est exclaméface à léa salamé sur france 2 : « oùy a-t-il un candidat de la france insou-mise soutenu par la direction du pc ? »avez-vous une réponse ?oui, dans la circonscription de jean-Lucmélenchon lui-même, où le candidatcommuniste a refusé une mise enconcurrence mortifère, là où nos forcesdoivent converger pour l’intérêt géné-ral. Plus largement dans quatre circons-criptions des Bouches-du-rhône où le

PCF s’est retiré au profit de la Fi sansaucune contrepartie. je pourrais encoreévoquer le Gard, où martine Gayraud,membre du conseil national du PCF, s’estaussi désistée pour la Fi afin de ne pasarriver désunis face au député Fn sor-tant, Gilbert Collard. À Fontenay-sous-Bois, ville dirigée par un maire Front degauche, Sylvie Tricot a refusé, là encore,d’accepter l’atomisation des forces deprogrès, et les communistes ont décidéaprès concertation de retirer sa candi-dature. Dans sa conférence de pressedu 22 mai, Pierre Laurent parle du sou-tien du PCF à 72 candidates et candi-dats, issus du mouvement social et dela gauche de transformation : Françoisruffin, Caroline De haas, candidats etcandidates de la Fi, d’Ensemble !, éco-logistes ou hamonistes. il évoque aussi29 circonscriptions sans compétitionPCF/Fi, 11 retraits de la Fi au profit d’unou d’une communiste et 18 d’un ou d’une

communiste au profit de la Fi. Sur 577circonscriptions au total et 112 qui pou-vaient revenir à la gauche et aux écolo-gistes. Chacun peut faire ses calculs.

Quel est de votre point de vue l'enjeude ces législatives ?Les législatives vont apporter uneréponse à cette question clé du nou-veau quinquennat : Emmanuel macrontrouvera-t-il dans le résultat du scrutinde juin la majorité parlementaire qu’ilescompte pour porter ses réformes, etlui donner la possibilité de modifier parordonnances le code du travail ?Ce peut être le cas ou, au contraire, don-ner à la gauche et aux forces de transfor-mation les moyens de peser plus forte-ment dans le débat parlementaire quesous le dernier quinquennat. Une tellesituation serait évidemment de nature àconsolider le mouvement populaire etcela participerait directement au renfor-cement du camp progressiste. Le résul-tat de jean-Luc mélenchon à la présiden-tielle a ouvert une brèche pour valider untel scénario. La reprise d’un dialogue avecles hamonistes et les écologistes lui auraitdonné une vraie crédibilité, reposant l’am-bition de construire une majorité légis-lative et de contraindre macron à unecohabitation de gauche. Ce qui, de fait,

pouvait redistribuer les cartes en Francecomme en Europe. L’absence d’unité dela gauche aux législatives discrédite pourpartie cette hypothèse. L’élection n’estpas encore jouée : allons-y avec l’ambi-tion que je viens de développer. Cepen-dant, soyons aussi lucides sur le fait quela désunion produite à l’échelle nationalecomme dans les circonscriptions va

immobiliser des forces que nous vou-lions mettre en mouvement, quand ellene va pas laisser le champ libre à cellesde la régression, de la recomposition libé-rale, de la droite et de l’extrême droite.Pour une part, dans ces législatives, onmet déjà en scène la présidentielle de2022.Quel est le message envoyé à cetteoccasion par les candidats commu-nistes ? sur quels éléments du bilandes députés sortants peuvent-ils s'appuyer ?il y a d’abord le bilan de leur action quo-tidienne. j’ai récemment participé à undébat sur l’agriculture. nous avons parléde l’urgence d’une loi sur l’accès de tousà une alimentation de qualité, évoqué laquestion de l’utilisation des terres et lestatut social des paysans. nous avonsfait référence au travail d’André Chas-saigne sur les retraites agricoles. C’estun point d’appui concret qui donne unecohérence à notre action politique. jepourrais tout aussi bien faire référenceà notre bataille parlementaire contre laloi Travail jusqu’au dépôt d’une motionde censure. on peut également men-tionner, derrière notre volonté de ne pasen rester au statu quo, le dépôt d’un pro-jet de loi sur la sécurité emploi forma-tion. Plus largement, la ligne directrice

du mandat a été de refuser des politiquesaustéritaires et de proposer la perspec-tive du partage des richesses : luttecontre les paradis fiscaux, contre le CiCE,propositions pour une nouvelle fiscalité,refus de la loi noTre, soutien à la loi ESS(économie sociale et solidaire), et toutesles mesures qui vont dans le sens de larésorption des inégalités et des discri-

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« nous avons ditpubliquement notre volonté de poursuivre et amplifier la

dynamiquemélenchon lors

des législatives. »

« nous retrouver dans un mouvementavançant dans une vraie diversité de

courants et d’expériences, creuset de touterefondation pérenne de la gauche. »

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minations, de l’extension du domainepublic. Citons encore notre choix, àrebours d’une opinion sous pressionmédiatique, de voter contre le prolon-gement de l’état d’urgence, de verserdans la peur sociale et le sécuritaire face

à l’agression terroriste, la volonté derefonder l’Europe, la persistance au planinternational du choix de la souverainetédes peuples et de la paix.Ensuite mettre en avant notre manièrede travailler le rapport aux luttes socialeset à la gauche, qui donne crédit à notredémarche de rassemblement. Lesconvergences nouées avec les députésécologistes, avec les frondeurs, mêmesi elles n’ont pas toujours abouti à desvotes communs, ont permis de légitimerdes mobilisations et de gagner la bataillede l’opinion publique sur des dossiers

structurants. Le lien continu aux mou-vements sociaux, sur les services publics,sur des questions plus sociétales commele mariage pour tous, la question des vio-lences faites aux femmes ont aussi faitgrandir les consciences et des dyna-

miques citoyennes qui ont directementparticipé aux résultats de la présiden-tielle. Dans le mandat qui s’ouvre, ren-forcer notre influence parlementaire,c’est renforcer ces combats.

comment rester à l'offensive aprèsle scrutin, quels que soient les résul-tats ? Quels axes de mobilisationspopulaires ?je répondrai brièvement à cette ques-tion car les éléments de réponse ont étélargement apportés. À l’offensive, nousle sommes déjà. je crois que les com-

munistes, ces dernières semaines, ontfait preuve d’un esprit de responsabilitéà toute épreuve. Pour résumer, je pensequ’il nous faut approfondir le sillon durassemblement de la gauche, d’aborden alimentant le débat de fond, sur lesrapports sociaux et la planète. je suispour que, immédiatement, comme nousl’avons fait sur la modification du codedu travail par ordonnances, nous lan-cions la riposte et faisions grandir descontre-propositions aux premièresréformes du nouveau pouvoir. il ne fautlaisser aucune prise à la recompositionlibérale du pays.je suis favorable à ce que le PCF fasseune offre politique aux forces, femmeset hommes, qui entendent, dans leurdiversité, participer à la refondation dela gauche. nous ne pouvons rester dansla division et la déperdition actuelles. jecrois enfin que les communistes doiventse retrouver et discuter autour de cettequestion : quel va être notre apport spé-cifique au combat émancipateur duxxie siècle et sous quelle forme comp-tons-nous le porter. je ne suis pas dansun débat cosmétique. on va célébrer àla fin de l’année le centenaire de 1917. jetrouve pertinent de définir la fonctionrévolutionnaire de notre temps. n

« nous ne pouvons minorer les transformations structurelles auxquelles vont être confrontés

la gauche et notre parti dans son apport original à la société. »

nominATion DU noUvEAUGoUvErnEmEnT : l’égalité en MarcHearrièreSans grande surprise, malgré les beaux discoursdu candidat macron, il n’y aura pas de femme Pre-mier ministre ! Sans grande surprise non plus, l’éga-lité entre les femmes et les hommes n’hériterapas d’un grand ministère de plein droit, de pleinexercice, avec des moyens adéquats. Un secré-tariat d’état suffira bien ! Pour la grande causenationale, promesse de campagne, c’est raté !Certes, l’intitulé n’est cette fois-ci plus accolé à lapetite enfance. Certes, le nouveau gouvernementest, d’un point de vue arithmétique, paritaire, maisun secrétariat d’état en lieu et place d’un minis-tère envoie un signe très négatif aux féministeset aux progressistes. Sans parler des premièresnominations, de la garde rapprochée du prési-dent, qui sont exclusivement masculines. Fairedu nouveau ne se décrète pas, il faut des actes !Les communistes continueront à mener le com-bat pour qu’enfin les droits des femmes soientconsidérés comme prioritaires, pour que le droità l’ivG et à la contraception soit garanti et ren-forcé, pour débarrasser la société des violencesfaites aux femmes. n

argentine : Micaela garcia, un criMe évitaBle��micaela Garcia, militante argentine du collectif niuna menos, engagée pour en finir avec les fémini-cides, est morte assassinée. Son meurtrier et vio-leur, Sebastian Wagner, était censé passer neuf ansen prison pour les viols qu'il a déjà commis, mais, enjuillet 2016, le juge Carlos rossi l'avait remis en liberté.Les mêmes cours de justice qui sanctionnent dure-ment les femmes en lutte contre les violences qu'ellessubissent organisent donc l'impunité de leurs bour-reaux. En Argentine, un féminicide se produit toutesles trente heures. Partout dans le monde, les femmesrestent les premières victimes de violences et deviols, en raison de leur sexe. il est temps d’en finiravec le patriarcat qui est responsable de ces faitsinacceptables ! Le PCF apporte tout son soutien auxproches de micaela, et réaffirme la nécessité d'enfinir avec l'impunité de ceux qui violent et qui assas-sinent les femmes, dans quelque pays que ce soit.n

DROITS DES FEMMES ET FÉMINISME

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Proposition de loi constitutionnelleArticle uniqueAprès le dix-septième alinéa de l’article 34 de la Constitution, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :« – de la mise en œuvre du droit à l’interruption volontaire de grossesse ».

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communiste, républicain et citoyen (sénat)

En 2015, 18100 femmes ont eu recours à l’interruptionvolontaire de grossesse en France. On estime aujourd’huiqu’une femme sur trois y aura recours au cours de sa vie.Pourtant, comme l’accès à la contraception, le droit à l’in-terruption volontaire de grossesse a été difficilement acquisau prix de longues luttes.Considéré comme « crime contre l’État » jusqu’en 1942,l’avortement était puni par la peine de mort. En 1971, 343personnalités – parmi lesquelles Simone de Beauvoir, Mar-guerite Duras, Jeanne Moreau, Yvette Roudy – ont le cou-rage de signer le Manifeste « Je me suis fait avorter », plusconnu sous le nom de «manifeste des 343 salopes », s’ex-posant alors à des poursuites pénales. Mais ce n’est qu’en1975 que la loi Veil a ouvert une nouvelle page dans l’éman-cipation des femmes et la reconnaissance de leur droit dedisposer de leur corps.Au-delà des enjeux sanitaires, très présents dans les débatsde l’époque, cette loi de libération a été une véritable révo-lution. Peu de lois ont d’ailleurs cette portée politique, sym-bolique, historique, tout en ayant des conséquences trèsconcrètes pour le quotidien de millions de femmes. La loiVeil a considérablement œuvré pour l’émancipation desfemmes dans notre société, pour l’égalité, le progrès desfemmes et donc de la société tout entière. Ce fut une grandeconquête démocratique et laïque.Les luttes pour les droits des femmes sont indissociablesdu progrès et du changement de société. Avec les politiquesaustéritaires, par la remise en cause, dans chaque pays,des services publics, qui plongent les femmes dans la pré-carité et les renvoient vers des charges supplémentaires,par la multiplication des ingérences religieuses, par la recru-descence des idées d’extrême droite qui attaquent fronta-lement leur droit fondamental à disposer de leur corps, leslibertés des femmes sont systématiquement bafouées.« N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, éco-nomique ou religieuse pour que les droits des femmessoient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis.Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. » Plus quejamais résonnent les mots de Simone de Beauvoir.Manifestations anti-IVG en France et ailleurs, tentativesde restrictions légales de ce droit en Espagne en 2013, enPologne en 2016, et aux États-Unis depuis l’élection deDonald Trump, ce droit est sans cesse remis en cause.50% des 56millions d’avortements pratiqués chaque année,dans le monde, le sont illégalement, provoquant la mortde 47000 femmes (dont un tiers en Afrique), dans des condi-tions de dignité, de sécurité et d’hygiène effroyables.Si depuis plus de quarante ans, cet acquis a connu plu-sieurs améliorations en France – remboursement en 1982,allongement des délais en 2001, fin du délai de réflexion

et prise en charge à 100% par l’assurance maladie des exa-mens associés à l’avortement en 2016, création du délitd’entrave numérique à l’IVG en 2017 –, de nombreusesfemmes ont toujours du mal à accéder à l’avortement.De nombreux témoignages et rapports officiels attestentque l’accès à l’avortement souffre d’entraves, qui sont toutsauf virtuelles. Délai pour obtenir un premier rendez-vous,

fermeture de cent trente centres pratiquant les interrup-tions volontaires de grossesse en dix ans lors de restructu-rations hospitalières, réseau insuffisamment structuré,pénurie de praticiens en ville et à l’hôpital, manque demoyens dans les centres de santé ou associations (plan-ning familial en tête) viennent entraver l’accès à ce droit.L’avortement est un droit qui doit être respecté. Il en va dela liberté des femmes à disposer de leur corps.Pour consolider le droit à l’interruption volontaire de gros-sesse et déjouer sa remise en cause, qui est au centre descombats engagés par les forces réactionnaires à l’échelleeuropéenne et en France, nous proposons de le constitu-tionnaliser.Aujourd’hui, le droit à l’interruption volontaire de gros-sesse est inscrit dans la loi à l’article L.2212-1 du code dela santé publique, qui permet à toute femme enceintemajeure ou mineure, qui ne veut pas poursuivre une gros-sesse de demander à un médecin l’interruption de sa gros-sesse. Il s’agit par la présente proposition de loi d’en faireun principe fondamental en l’inscrivant expressément àl’article 34 de la Constitution.

Groupe CRC, 10mai 2017.

L’objet de la présente proposition de loi constitutionnelle est d’inscrire le droità l’interruption volontaire de grossesse (ivG) dans notre Constitution pourl’élever au rang de principe fondamental de notre république.

« Les luttes pour les droits des femmes sont indissociables

du progrès et du changement de société. »

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institutions : le projet inavouabled’emmanuel Macron.renforcement de la monarchieprésidentielleOcculté par une campagne présidentielle massive-ment influencée par les affaires et la scénarisationde la confrontation entre le président d’En Marche !et Marine Le Pen, le projet institutionnel du nou-veau président de la République est pourtant lourdde dangers pour la démocratie. Emmanuel Macronsouhaite un régime pleinement présidentiel. Estmise en avant, dans le projet de loi de modernisa-tion de la république bientôt présenté, la diminu-tion du nombre de parlementaires et des mesurescomme l’interdiction des emplois familiaux auprèsdes députés et sénateurs.Si nous avons exigé depuis longtemps le secondpoint, nous alertons solennellement sur le vérita-ble objectif de la réduction des effectifs du parle-ment. Il est bien curieux, en effet, de commencerune revitalisation de la démocratie, qui en a bienbesoin, en restreignant la représentation politique.Les sénatrices et sénateurs du groupe CRC prônentdepuis longtemps une réforme profonde du Sénatpour mettre en place une assemblée démocratisée,caisse de résonance de la société. Ils proposent paral-lèlement la restauration de la prééminence de l’As-semblée nationale, élue au suffrage universel. Maistout cela doit s’inscrire dans une nouvelle répu-blique, en particulier avec la suppression de l’élec-tion du président de la République au suffrage uni-versel et l’instauration de la proportionnelleintégrale.Un projet démocratique ne peut donc avoir pourobjectif et seul objectif la réduction du nombre desparlementaires. Certains veulent même reporterd’un an les élections sénatoriales prévues le 24 sep-tembre 2017 pour pouvoir appliquer le plus vitepossible cette restriction démocratique.Cette mesure aurait de plus l’avantage, d’une part,de libérer le mois de septembre pour multiplier lesmauvais coups, comme la nouvelle attaque contrele code du travail par ordonnances, en prenant devitesse la mobilisation sociale, et, d’autre part, dedonner du temps à la recomposition en cours chezLR et au PS.Emmanuel Macron use de démagogie car il veut enfait un pouvoir présidentiel fort et un parlementdiminué avec d’ailleurs une compétence législativerestreinte et une lourde atteinte contre le droitd’amendement.La manipulation de l’agacement et de la colère jus-tifiés de nos concitoyens à l’égard d’un système poli-tique en faillite, est là. Il faut en prendre connais-sance et la combattre avec détermination. n

*Groupe communiste, républicain et citoyen, 11 mai 2017.

taxe d’habitationLorsqu’un maire demande un euro, un simple euro, à l’un deses administrés, il réfléchit à ce dont celui-ci a le plus besoin,et à ce qu’il pourrait faire pour améliorer son quotidien, sonavenir, celui de sa famille et de ses enfants. Pour une ville deplus de 100000 habitants comme Montreuil, les recettes de lataxe d’habitation représentent 43,4 millions d’euros par an,plus de 250 millions sur un mandat. Eu égard à la sociologiede la population, on peut estimer à 90% la proportion de foyersqui seraient exonérés. Les collectivités locales ne sont pas desentreprises qui font des bénéfices. 43,4 millions d’euros, cesont des écoles, des logements, des routes, des centres de santé,de la culture pour tous. Les impôts locaux sont injustes. Ils nesont pas progressifs. Et les valeurs locatives (datant de 1971)qui permettent le calcul de la taxe d’habitation sont largementobsolètes. Tout cela est vrai. Et la proposition d’EmmanuelMacron ajoute de l’injustice à l’injustice. Ainsi, si elle était adop-tée, l’effet ne serait pas le même dans toutes les villes. Cer-taines conserveraient des marges de manœuvre fiscale, tan-dis que les villes les plus populaires – souvent celles quidéveloppent les politiques publiques les plus fortes – se ver-raient, une nouvelle fois, privées de ressources. Cela ne résouten rien le problème de l’injustice de la taxe d’habitation. Celacreuse tout simplement un écart encore plus important entreles villes riches et les villes plus populaires.Cette proposition du candidat Emmanuel Macron s’inscrit,hélas, dans une continuité désastreuse, celle de la baisse dras-tique et historique des dotations de l’État que subissent les col-lectivités territoriales depuis 2012. C’est une nouvelle étapedans le combat idéologique mené contre les services publicslocaux et de proximité, derniers remparts contre les inégalités.Payer l’impôt national fait de chaque citoyen un membre àpart entière de la communauté nationale, il en va de mêmepour l’impôt local. Chaque citoyen, en fonction de ses moyens,doit pouvoir participer à la vie de sa commune, c’est le fonde-ment même de la démocratie locale. En supprimant l’autono-mie fiscale des communes, Emmanuel Macron procède à unacte de recentralisation autoritaire. Il n’y a aucune audace dansla proposition de l’ancien banquier de chez Rothschild. Il y a,au-delà de la démagogie, l’expression d’une idéologie qui vise,en asséchant progressivement les budgets des communes, àréduire la démocratie locale à sa portion congrue et à remet-tre en cause le principe constitutionnel de libre administra-tion des collectivités territoriales. n

*Patrice Bessac est maire (PCF) de Montreuil. Il est président del’Association nationale des élus communistes et républicains.

ordonnances ?Àquoi sert une ordonnance, outre à prescrire des médicaments?En politique, une ordonnance est une procédure qui permet àl'exécutif d'éviter des débats parlementaires. En fait, il s'agit debâillonner la représentation populaire. Mais, pour légiférer parordonnances, il faut d'abord que le parlement adopte une loi d'ha-bilitation qui donne donc tous les pouvoirs à l'exécutif et qui fixela durée et les contenus des ordonnances. C'est ce que veut pro-poser le nouveau président de la République pour en finir défini-tivement avec notre code du travail et terminer ainsi ce qu'ontcommencé Valls et El Khomri. Conclusion: les ordonnances, onn'en veut pas! Et, pour ce faire, il nous faut élire le plus grand nom-bre de députés communistes et d'autres forces de gauche qui,ensemble, s'opposeront aux lois d'habilitation! n

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une douBle peineL’image sociale des jeunes en cetteannée 2017 est paradoxale. D’un côté, ily a dans l’air un « jeunisme » permanent,envahissant (dans le commerce, lesmédia, la mode, une certaine actualitééconomique version start-up, etc.) quidonnerait vraiment l’impression quecette catégorie a la cote. C’est le jeuneconsommateur qu’on caresse. Dans lemême temps, pour nombre de média,les jeunes cumuleraient bien des tares,et seraient volontiers assimilés à uneclasse dangereuse. C’est le jeune citoyenqu’on vilipende. Ce sont souvent lesmêmes qui véhiculent ces deux topos,pleins de mépris ou/et d’ignorance.Dans le même ordre d’idées, le discoursdominant oscille entre plusieurs visionscaricaturales : le jeune de 2017 serait dela « génération Bataclan », amoureux deSting et volontiers nostalgique (?) desannées 1970 – une rhétorique que l’onretrouve volontiers dans les colonnes

une jeunesse paupérisée,engagée, décriéeLa Revue du projet a consacré un fort beau dossier à la jeunesse (septem-bre 2016, n° 59). on se propose ici de poursuivre un peu ce travail en mention-nant quelques études récentes et en tentant de décoder, derrière un « jeu-nisme » d'apparat, un air du temps globalement « anti-jeune ».

de Libération. Alors que la droite, elle,joue au père fouettard.Cette droite est très en pointe dans l’en-treprise de culpabilisation de la jeunesse.Aux éditions du Cerf, par exemple,Alexandre Devecchio, dans Les Nou-veaux Enfants du siècle, force le trait enclassant les jeunes en trois catégories :

« les islamistes, volontiers antisémites,[qui] détestent ce pays qui les a vus naî-tre » ; une autre partie « qui a fait du Frontnational son parti fétiche » ; et une troi-sième, « contemptrice de l’idéologie libé-rale-libertaire, qui refuse d’un même blocla croissance illimitée et le consumé-risme, la théorie du genre, la procréationmédicalement assistée et l’asthénie spi-rituelle de l’occident moderne ». Fer-mez le ban.Le Figaro, sur deux pages, l’hiver dernier,tirait d’une enquête inSEE, pourtant trèsriche, ce seul enseignement : « insertion,délinquance : les difficultés de la jeu-

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nesse française ». Le journal ajoutait avecgourmandise : « En 2014, 630 000 Fran-çais de 10 à 24 ans ont été impliqués entant qu’auteurs présumés dans uneaffaire pénale. » Ainsi, non contente d’êtresocialement maltraitée par la société, lajeunesse se voit fustigée. Une doublepeine en quelque sorte.

mais les résultats du premier tour de laprésidentielle, ainsi que des recherchesrécentes permettent de porter un regardplus pertinent sur la nouvelle génération.Ainsi cette étude, déjà citée, de l’inSEE(novembre 2016), intitulée « Travail, édu-cation, école : la jeunesse française sousla loupe de l’inSEE ». Différents anglesd’attaque donc : l’enseignement, le loge-ment, la réussite scolaire, l’insertion surle marché du travail (et non la seule ques-tion de la délinquance retenue par lejournal de Dassault). on y apprend queles non-diplômés rencontrent de plusen plus de difficultés en matière d’em-

« Avec 30 % des voix, mélenchon est arrivéen tête chez les 18/24 ans, devant Le Pen (21 %), macron (18 %) et hamon (10 %). »

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ploi ; que les jeunes, entre 18 et 24 ans,sont six sur dix à vivre chez leurs parents ;que les 10/25 ans sont davantage vic-times de violences.Autre étude notable, celle du CrEDoC(Centre de recherche, d’étude et d’ob-servation des conditions de vie), unerecherche qui concerne quatre millejeunes. Le « baromètre » 2016 (n° 337)du centre s’est penché sur la générationdes 18/30 ans, un âge où les questionsd’emploi, de logement et d’installationen couple se sont toujours posées, leplus souvent dans cet ordre chronolo-

gique. Aujourd’hui, cet ordre est boule-versé, souvent inversé ou peut mêmeêtre réversible. L’indépendance desjeunes est tardive.Et cette catégorie s’avère extrêmementvulnérable. L’étude est organisée en troisgrandes parties : le regard des jeunes surla société ; leur engagement citoyen ;leur accès aux droits. Sans surprise, onobservera que le niveau de confiancedans les autres, dans la société, dansl’avenir s’accroît à mesure que s’accroîtle niveau de vie des sondés. Fragilisés,les jeunes connaissent une « paupéri-sation relative ». Et ils considèrent queleurs conditions de vie vont se détério-rer dans les cinq prochaines années. ilsont été très sensibles aux attentats, par-tagent un sentiment d’insécurité d’au-tant plus fort qu’ils ont l’âge des victimeset des bourreaux.ils portent plutôt un regard positif sur lesrelations hommes/femmes, ou intergé-nérationnels, ou entre jeunes d’originesdiverses ; ils se montrent plus ouvertsque leurs aînés, et considèrent la diver-sité comme une richesse. Pour eux, les

principales tensions passent entre richeset pauvres, entre patrons et salariés…Leur niveau d’engagement est fort, enhausse en 2016 sur 2015. huit jeunes surdix sont bénévoles ou prêts à donner deleur temps. S’ils limitent leurs activitéssolidaires, c’est par manque de tempset par « intensification du temps » : neufjeunes sur dix ont une autre activité, touten regardant la télévision…Le service civique est vu d’un bon œil.quatre jeunes sur dix seraient prêts à s’yengager avec, pour premier moteur, l’en-vie d’être utile à la société. ils ressententun fort déficit d’écoute : la moitié desjeunes estiment que leur avis ne compteplutôt pas. Pour exprimer leur opinion,ils mobilisent (plus du tiers) internet.il y a une réelle attente vis-à-vis des pou-voirs publics pour accéder à l’autono-mie. Leur mobilité internationale est rela-

tive : un jeune sur sept est parti à l’étran-ger au cours des cinq dernières années,dont quatre sur dix pour poursuivre desétudes et la moitié pour des raisons pro-fessionnelles. ils manquent d’informa-tion sur leurs droits sociaux : c’est le pre-mier motif de non-recours à ces droits.Pour clore le tableau, l’enquête du CrE-DoC livre ce chiffre douloureux : en 2015,un grand nombre de jeunes ont renoncéaux soins pour des raisons financières.C’est de l’ordre d’un jeune sur quatre, unchiffre en constante progression cesdernières années.Dernier élément pour mesurer cet enga-gement, et non des moindres : le votejeune lors du premier tour de la prési-dentielle. Avec 30 % des voix, mélenchonest arrivé en tête chez les 18/24 ans,devant Le Pen (21 %), macron (18 %) ethamon (10 %). n

un fort taux d'engageMentEn 2015, l'enquête sur l'engagement des jeunes menée par leCentre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (CRE-DOC) avait montré que les jeunes sont très présents dans le monde asso-ciatif, en tant qu'adhérents mais aussi pour y donner de leur temps béné-vole. Les jeunes se montrent en outre particulièrement mobilisés au traversde formes d'expression protestataires, individuelles, ponctuelles et surtoutnon affiliées. Ainsi, l'analyse montrait que, davantage que leurs aînés, lesmoins de 30 ans utilisent Internet pour signer une pétition ou défendreune cause, et participent plus souvent à des manifestations ou à des grèves.Outre l'engagement de fait, l'enquête avait enfin permis de mettre en lumièreun très fort potentiel de mobilisation des jeunes parmi ceux qui ne sontpas déjà bénévoles, notamment dans le monde associatif qui bénéficie d'uneimage très positive chez les jeunes, encore plus que chez les plus âgés.Qu'en est-il en 2016 […] ? L'engagement bénévole concerne plus du tiers desjeunes. 35 % des 18-30 ans déclarent donner bénévolement de leur tempsen consacrant quelques heures à une association ou à une autre organisa-tion au moins ponctuellement dans l'année. Un quart (23 %) le fait réguliè-rement, que ce soit chaque semaine (14 %) ou chaque mois (9 %). Par rap-port à leurs voisins européens, les jeunes Français présentent un taux departicipation bénévole très haut. En 2012, interrogés dans le cadre de l'en-quête européenne sur la qualité de vie (EQLS, European Quality of Live Sur-veys) menée par Eurofound, 19 % des Français de 18 à 24 ans déclaraientavoir donné de leur temps bénévole régulièrement au cours des douzederniers mois. Ce qui les place au second rang des jeunes Européens, justederrière les Islandais. Les jeunes Français présentent un taux de participa-tion bénévole près de 1,5 fois plus élevé que le taux de participation mesuréau Royaume-Uni ou en Allemagne, et deux fois plus important par rapportà l'Espagne et à l'Italie.

« Les jeunes se montrent plus

ouverts que leurs aînés,

et considèrent la diversité comme

une richesse. »

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le 20 heures de france 2 en campagne pour« réformer les retraites »

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lors que la voix off expliqueque « les candidats avan-cent en ordre dispersé », etque l’on s’attend donc à voirune courte présentation des

propositions des onze candidats, la sur-prise est grande de constater que larédaction de France 2 a choisi de ne ren-dre compte du programme sur lesretraites que de trois d’entre eux, illus-tré par de brefs extraits de discours. Etl’on apprend que jean-Luc mélenchonsouhaite un retour du départ à la retraiteà 60 ans, qu’Emmanuel macron veut enrester au statu quo (62 ans), et, enfin,que François Fillon propose de retarderl’âge de la retraite à 65 ans. Sans justifieren rien ce choix pour le moins arbitraire,la chaîne publique a délibérément choiside taire le programme des huit autrescandidats. Comment « se faire une idée »sur des propositions dont l’existencen’est même pas mentionnée ? mystère…

Le reportage se poursuit par une pré-sentation du système de retraite parrépartition. Une série de documents ico-nographiques explique l’évolution durapport entre le nombre de salariés enactivité et le nombre de retraités. Cetteséquence se termine par une note dra-matique : le système est en déficit. qu’ilexiste plusieurs explications des causesde ce déficit n’importe pas aux auteursdu reportage, qui orientent ainsi le pointde vue des téléspectateurs dans unedirection bien particulière, comme lasuite le confirme.

le point de vuedes experts !Les journalistes choisissent alors de faireintervenir une « spécialiste des retraites »,dont l’identité est révélée par un ban-deau qui apparaît à l’écran peu après ledébut de son intervention : nathalieBadaire, directrice de nB Consulting. Unerapide recherche sur internet nousapprend que nB Consulting est uneentreprise privée qui « réalise des pres-tations sur mesure d’audit retraite etd’optimisation de gestion de fin de car-

rière ». Choix pour le moins curieux quede confier à la représentante d’une entre-prise privée le privilège d’exposer à desmillions de téléspectateurs son point devue sur un système de répartition public.Sans compter que toute décision poli-tique concernant le système de retraites,quel qu’en soit le sens, affectera néces-sairement l’activité, le chiffre d’affaireset donc… les profits de nB Consulting !(http://www.acrimed.org/imG/jpg/nbcon-sulting.jpg)Et de fait, le point de vue de nB Consul-ting s’avère très orienté : sur le site ducabinet, la part belle est faite aux pro-grammes les plus libéraux. Dans un arti-cle intitulé « Fillon, macron… que valentleurs projets de réforme des retraites »,la retraite à 60 ans n’est évoquée quetrès rapidement à travers les proposi-tions de marine Le Pen. Dès les premièresphrases, le ton est donné : « irréaliste »,« électorat populaire », « énorme retouren arrière », « catastrophique pour l’éco-nomie », « ne peut pas fonctionner », etc.quant au titre de l’article consacré auxpropositions d’Emmanuel macron (« Enmarche ! : pour plus de lisibilité et d’éga-

chaque mois, La Revue du projet donne carte blanche à l’association acriMed(action-critique-Médias) qui, par sa veille attentive et sa critique indépendante,est l’incontournable observatoire des média.

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Lundi 3 avril 2017, le jT de 20 heures de France 2 propose, dans le cadre de lacampagne présidentielle, un sujet sur les retraites. David Pujadas l’annonceen posant une série de questions portant sur l’âge de départ à la retraite et lesrégimes spéciaux, puis lance le sujet ainsi : « voici l’avis des uns et des autres,chacun se fera son idée ». Problème : comment se faire « une idée » autre quebiaisée et lacunaire lorsque la présentation qui est faite dans le reportage « desavis » des candidats est partielle et partiale ?

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lité dans notre système des retraites »– avec, en prime, le logo officiel de lacampagne), il ne laisse guère de doutequant aux préférences de cette hono-rable maison… on a connu des« experts » plus objectifs !Le reportage se poursuit avec une recen-sion des arguments « des uns et desautres ». Dans deux extraits très brefs deleurs prestations publiques, marine LePen explique que repousser l’âge de laretraite équivaut à maintenir au chômagedes seniors qui ne retrouveront pas detravail, tandis que jean-Luc mélenchonargumente quant à lui sur « la qualité devie ». Deux arguments – quoi que l’onpense d’eux et de leurs auteurs –, aux-quels les journalistes de France 2 se sontempressés de trouver un contrepoint.Ce qui fut chose faite avec l’interviewd’une certaine jennifer Pizzicara, porte-parole de la fondation Concorde, pré-sentée comme un « cercle de réflexion

libéral ». Le commentaire en voix off nefait guère durer le suspense quant auxpositions de cette institution sur lesretraites : « rétablir la retraite à 60 ans,financièrement intenable selon eux »,tandis que jennifer Pizzicara assène l’ar-gument fatal : « ça coûterait 35 milliardsd’euros par an » – affirmation qui s’ac-compagne d’une petite mise en scènedu plus bel effet : le montant s’affiche enrouge à l’écran avec un bruitage qui reproduit un claquement, comme pour

frapper de stupeur le téléspectateur.(http://www.acrimed.org/imG/jpg/fon-dation_concorde.jpg)Une nouvelle recherche sur le site de lafondation Concorde permet d’appren-dre que ce « think-tank économique »qui entend « faire de la France le pays leplus prospère d’Europe », est « tournévers les TPE/PmE et la petite industrie »,et qu’il a « pour préoccupation perma-nente la compétitivité des entreprises,

la création d’emplois, tout en exigeantun état allégé ». Autrement dit, ce quis’exprime là est un point de vue patro-nal. il ne s’agit pas de dire qu’un tel pointde vue est illégitime, mais bien de signa-ler qu’il est situé, sinon biaisé, toutcomme pourrait l’être celui de la CGT oude Philippe Poutou.Problème : le reportage ne croit pas utilede signaler le parti pris de la fondationautrement que par la furtive mentiond’un « cercle de réflexion libéral », dans

le commentaire du sujet. Les journalistesayant réalisé le sujet n’ont ainsi pas crunécessaire de signaler que cette insti-tution, qui se prétend pourtant « indé-pendante », entretient des relationsétroites avec Les républicains, organi-sant par exemple tout au long de l’année2016 un cycle de « petits déjeuners pourune alternance réussie » dans lesquelsse succédaient les candidats, de « grandsélus » comme xavier Bertrand ou Lau-rent Wauquiez, ou encore, dans une ren-contre intitulée « réussir la primaire dela droite et du centre », Thierry Solère,le président du comité d’organisation dela primaire. on a connu indépendanceplus farouche !De leur côté, les partisans de la retraiteà 60 ans auraient sans doute appréciéque leurs propres experts soient inter-rogés pour démontrer le réalisme deleurs propositions.voilà donc un sujet, ou plutôt une paro-die d’information, qui fait l’impasse surles propositions de sept candidats suronze, qui s’engage dans une critique uni-latérale et sans droit de réponse du pro-gramme de deux d’entre eux, convoquedes « experts » à l’indépendance plusque douteuse et aux partis pris flagrants,et présente comme seule politique rai-sonnable les propositions des deux can-didats les plus proches des attentes dupatronat.il serait bon que la rédaction de France 2songe à rendre compte de la campagneplutôt qu’à faire campagne elle-même… n

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« Une parodie d’information qui convoquedes “experts” à l’indépendance plus que

douteuse et aux partis pris flagrants, et présente comme seule politique

raisonnable les propositions des deux candidats les plus proches

des attentes du patronat. »

« qu’il existe plusieurs explications des causes du déficit du système

de retraite n’importe pas aux auteurs du reportage, qui orientent le point de vue

des téléspectateurs dans une directionbien particulière. »

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PAR MONIQUE DENTAL*

stratégies de pénétration desMouveMents intégristes Ces stratégies sont de deux ordres : êtrereprésentés au sein des onG par leurspropres associations de femmes ; utili-ser les délégations étatiques commevecteurs de leur idéologie. C’est à laConférence mondiale des nations uniessur la population qui s’est tenue au Caire(égypte) en 1994 que les états et les pou-voirs intégristes se sont manifestés, pourla première fois, de manière organisée.Les enjeux de cette conférence qui por-tait sur des questions de démographiefurent très rapidement ressentis commeessentiels par les onG féministes pré-sentes. À cette occasion, des voixconvergentes intégristes se sont mani-festées de manière spectaculaire pourcondamner les propositions des nationsunies en mettant en cause les « droitsacquis pour les femmes en matière deprocréation » (Bulletin du réseau fémi-niste «  Ruptures  », n°  120, septem-bre 1994).Les ripostes menées par les onG defemmes et de féministes pousseront lesmembres de la délégation étatique fran-

Mouvements féministes faceaux défis politico-religieux

çaise à présenter un texte de compro-mis sauvegardant le droit à la contracep-tion et à l’avortement. Cette alliance pourprotéger les droits des femmes mena-cés s’est organisée en contre-pouvoirface à l’émergence d’une « internatio-nale intégriste » composée des paysconservateurs musulmans derrière l’iranet l’Arabie Saoudite, alliés de circons-tance avec les pays conservateurs catho-liques derrière le vatican.Ensuite, à la conférence onusienne dela région Europe (UnECE) à vienne, enoctobre 1994, de nouvelles divergencesémergent. Des onG de femmes polo-naises ont pris position contre l’interrup-tion volontaire de grossesse (ivG).

conférence Mondiale des nations unies sur lesdroits des feMMes À pékinC’est au cours du forum alternatif desonG intitulé « voir le monde avec desyeux de femmes » que s’est organisé, enaoût 1995, de manière concertée, lerapport de force des associations defemmes et de féministes contre lesintégrismes religieux.nous avons constaté avec surprise la pré-sence massive d’onG para-étatiques inté-gristes qui n’avaient pas leur place dansune conférence mondiale portant sur lesdroits des femmes dans le monde. Le vati-can, de son côté, avait envoyé des « porte-parole » nombreux, issus des onG pro-

life (la plupart venant des états-Unis) quiluttent contre le droit à l’avortement.Les stratégies des états intégristes et deleurs onG ne sont pas apparues de façonhomogène. Au début, des membres d’as-sociations intégristes ont tenté de nousprendre à témoin de leurs revendications,en invoquant la solidarité avec les autresfemmes. Ces « femmes islamistes égali-taires » prônaient un discours égalitaristeen s’adressant aux onG de femmes pré-sentes comme à «  leurs sœurs  », enarguant du fait qu’elles étaient porteusesde revendications similaires aux nôtres,bien que placées dans un contexte cul-turel différent.Puis, face à notre indifférence, des onGintégristes, venant en particulier d’iran,ont pris le relais en tentant d’interrompre,à plusieurs reprises, le travail des ateliersportant sur la lutte contre les intégrismeset la lutte contre les fondamentalismes.n’y parvenant pas, elles ont modifié lestitres de leurs ateliers en introduisant leterme religion, comme par exemple l’ate-lier dénommé « question autour des reli-gions ».Devant l’argument qui leur était opposéconcernant la nécessaire séparation dela religion et de l’état pour garantir les droitsdes femmes, des militantes de ces onGfinirent par imposer l’idée que seules lesfemmes musulmanes seraient habilitéesà prendre la parole sur ce sujet.Le débat a fait place rapidement à la viru-

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« Je n’ai jamais réussi à définir le féminisme. tout ce que je sais, c’est que les gens me traitent de fémi-niste chaque fois que mon comportement ne permet plus de me confondre avec un paillasson. »

rebecca West, écrivaine et essayiste anglo-irlandaise.

Les organisations non gouvernementales (onG) de femmes et de fémi-nistes qui ont participé aux conférences mondiales ont d’abord joué un rôlede contre-pouvoir face à l’ascendance prise par des délégations favorablesaux intégrismes et aux pouvoirs religieux.

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lence des attaques, tant du côté des délégations étatiques que de celui desonG-croupions au service des états. À laconférence des états, un délégué dugouver nement iranien a demandé l’expulsion d’une féministe française d’ori-gine iranienne de la délégation du réseauféministe « ruptures » qui s’était oppo-sée ouvertement aux menaces d’onGintégristes (compte rendu public de laConférence mondiale sur les droits desfemmes, collectif féministe « ruptures »AGECA, octobre 1995).Pour les contrer, les onG de femmes etde féministes ont organisé des manifes-tations journalières sur le site de la confé-rence, comme en témoigne le film dejamileh nedaï.La résistance s’est organisée à l’initiatived’onG de femmes maghrébines de« maghreb 95 », « maghrébines solidaires »et de « Femmes iraniennes contre la lapi-dation ». Elles ont été immédiatementsoutenues par des féministes françaisesdu réseau féministe « ruptures », de laCoordination française pour le lobby euro-péen des femmes (CLEF), de l’associa-tion Femmes solidaires qui se sont heur-tées aux intégristes islamistes, hommeset femmes menaçants, qui n’ont pas hésitéà les photographier et à les « ficher ».La collusion de tous les intégrismes reli-gieux s’est exprimée au grand jour lorsquedes délégations étatiques ont tenté à nou-veau de mettre en cause les droitsacquis en matière de libre choix de mater-nité et de sexualité. Finalement, la lutteacharnée de ces onG et leur solidarité ontpermis le maintien du terme « égalité »dans la plate-forme finale d’action issuede la conférence mondiale, alors que lesétats et les onG intégristes voulaient luisubstituer celui d’« équité ». L’extrémismereligieux y est explicitement « condamnépour les menaces qu’il fait peser sur lesfemmes, conduisant à la violence et à ladiscrimination » (rapport alternatif desonG « voir le monde avec des yeux defemmes ». Dossier sur la Conférence dePékin. Centre d’archives et de documen-tation du réseau féministe « ruptures »).

foruM alternatif des ong de feMMes et de féMinistes, Huairou, août 1995Après avoir :• dressé un état des lieux des exactions

intégristes à l’encontre des femmes dansle monde ;

• constaté les limites du droit internatio-nal face à la revendication d’un statutde «  réfugiée politique pour fait desexisme » ;

• mis en cause les codes de statut per-

sonnel qui régissent la vie de millions defemmes dans le monde (en particuliercelles qui sont présentes sur notre soldans le cadre du regroupement fami-lial) ;

• considéré la force que représentent lesfemmes par leurs mobilisations ;

• analysé en ateliers et en séances plé-nières les stratégies utilisées par les asso-ciations intégristes.

Le Forum alternatif a élaboré différentesrevendications :Au niveau national en France :• faire bénéficier toutes les femmes vivant

en France, françaises et immigrées, desmêmes droits ;

• retrait des mentions discriminatoiresenvers les femmes originaires de paysvivant sous lois musulmanes stipuléesdans les conventions bilatérales pas-sées entre la France et les pays d’immi-gration.

Au niveau international :• intégration du statut de réfugiée poli-

tique pour fait de sexisme dans laConvention de Genève (la Ligue inter-nationale du droit des femmes et réseauféministe « ruptures »).

• mesures de protection à prendre par lesétats pour les femmes victimes de l’in-tégrisme musulman  : femmes ira-niennes, algériennes, pakistanaises, ainsique pour celles victimes de l’intégrismejuif et catholique ;

• refus de la ségrégation pratiquée à l’égarddes athlètes féminines par les organi-sateurs des jeux olympiques d’Atlanta ;

• interdire la participation de délégationscomposées uniquement d’hommes auxmanifestations sportives internationales(association Atlanta plus).

Ayant pris conscience que les intégristesreligieux sont les tenants les plus achar-nés d’une remise en cause des droitshumains des femmes au niveau interna-tional, il appartenait aux onG de femmeset de féministes de définir des stratégiespour s’opposer à l’alliance des intégrismesdésireux d’investir les institutions sur lascène internationale. Surmontant leursclivages, les associations indépendantessont parvenues à se mettre d’accord surun minimum d’idées communes pour exi-ger que « les délégations étatiques s’en-gagent fermement à veiller à toutes dérivesarchaïsantes que la contagion intégristeprovoque dans les pays démocratiques »(rapport alternatif des onG, ibid.).néanmoins des questions demeuraient :pourquoi les intégristes ont-ils besoin deréaliser une telle hégémonie sur le monde ?Pourquoi celle-ci passe-t-elle prioritaire-ment par la domination des femmes quisubissent leurs exactions au quotidien ?Dans un contexte politique international

de globalisation de l’économie, quels inté-rêts communs ont les intégrismes reli-gieux à tisser des alliances ?De la conférence de Pékin, nous retien-drons que les avancées pour les femmesont été fragilisées par la violence des inté-grismes religieux qui ont été perçuscomme le danger le plus grand de remiseen cause des droits des femmes dans lemonde pour les années à venir.

l’organisation desréseaux en france aprèsla conférence de pékinC’est en faisant ce constat que des asso-ciations ont décidé de s’organiser enréseau international de lutte contre tousles intégrismes en constituant le réseaufemmes contre les intégrismes, basé àLyon. Ce dernier, avec le réseau femmessous lois musulmanes, qui existait anté-rieurement, s’est donné comme objec-tif « d’alerter l’opinion publique interna-tionale sur les agissements des intégristescontre les femmes ; de poursuivre la soli-darité avec leurs victimes ; d’organiserla résistance contre la prise du pouvoirpar les intégristes » (interview de moniqueDental, journal Vers-contact du 1er au7 mars 1997, Paris).Les onG de femmes et de féministesqui ont participé aux conférences mon-diales ont d’abord joué un rôle de contre-pouvoir, puis progressivement au coursdes années, face à l’ascendance prisepar des délégations favorables aux inté-grismes et aux pouvoirs religieux, ellesont perdu leur capacité critique collec-tive. Là se trouvent les limites des onGdans les conférences mondiales : le sys-tème onusien en place sait les solliciteruniquement quand leurs propositionsservent les intérêts des états.quelques années plus tard, la marchemondiale des femmes en 2000, puis desassociations féministes impliquées dansles Forums sociaux mondiaux (FSm) etles Forums sociaux européens (FSE) àpartir de 2001 ont pris le relais et redonnétoute sa vigueur à la lutte. Cependant, laquestion demeure donc pour les onG defemmes et de féministes : peuvent-ellesredevenir un contre-pouvoir dans lesconférences mondiales onusiennes ? n

*Monique Dental est fondatrice du collectif féministe « Ruptures »,elle est animatrice des activités en réseau dans la mixité.

Cet article est un extrait du numéro 4des Débats de l’Institut tribunesocialiste de juin 2016, « Laïcité-Laicités ? », reproduit avec l’aimableautorisation de l'auteure.

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le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler.nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. les conditions de ce mouvement résul-tent des prémisses actuellement existantes. » Karl marx, Friedrich Engels - L’Idéologie allemande.

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PAR SALIHA BOUSSEDRA*

esprit des femmes ainsi quecelui de nombre d'hommesne peut qu'être frappé parl'omniprésence des femmesdans l'espace de l'imageriepublicitaire. que ce soit pour

vendre une voiture, un pot de yaourt, unelessive, un vêtement, partout ces bienssont accompagnés de femmes. Les fémi-nistes dénoncent le sexisme de ces publi-cités ou de manière plus particulière l'assimilation des femmes au travaildomes tique. mais comment expliquercette présence massive des femmes surla scène publicitaire, alors qu'elles sontgénéralement invisibles sur la scène poli-tique ? En effet, s'il peut sembler justifié,du point de vue des publicitaires, d'asso-cier la femme à la lessive dans la mesureoù les travaux domestiques sont pour l'es-sentiel réalisés par elle – la fameuse« ménagère » –, comment rendre comptede sa présence dans les publicités pourles voitures, explicitement adressées àun public masculin ?

la valeur d’une MarcHandise, forMe-valeur et forMe-éQuivalentPour le comprendre, il n'est pas inutilede revenir à l'analyse de la marchandisetelle que marx la présente dans le cha-pitre 1 du livre i du Capital. L'un des objec-

l’analyse de la marchandisepar Marx et le corps desfemmes dans les publicités

tifs de ce chapitre est de montrer que lavaleur d'une marchandise donnée nepeut se révéler que si elle est mise enrapport avec une autre marchandise.Autrement dit, vouloir vendre une mar-chandise seule sans la mettre en rap-port avec une autre rend très difficile lapossibilité pour le consommateur de sai-sir la valeur de ce qu'on cherche à lui ven-dre. Le prix est en général ce moyen sym-bolique qui permet de se représenter lavaleur d'une marchandise, mais, dans leroyaume éthéré du ciel publicitaire, la

morale commande de repousser cemoment de vulgarité. il est possible, dansces conditions, de considérer que la pré-sence des femmes dans l'espace publi-citaire permet à la fois de révéler la valeurdu produit qu'on veut nous vendre enretardant le moment où le prix doit s'af-ficher.Les marchandises existent sous uneforme double : elles sont d'abord unevaleur d'usage. Dans ce cadre, elles sontun corps avec des propriétés physiques,elles doivent être utiles et répondre àdes besoins. Et elles sont aussi et « enmême temps les porteurs matériels dela valeur… d'échange ». Le corps de la

marchandise est la valeur d'usage, c’est-à-dire son utilité, ce à quoi elle sert, maisce corps ou ce support, c'est un carac-tère concret supportant une abstrac-tion. L'abstraction supportée par cecorps est la valeur d'échange. La valeurd'échange est l'esprit de la marchandise,elle a besoin d'un corps, ou d'un supportpour pouvoir s'incarner.Pour éclairer ces deux formes, marx partd'une équation : x marchandises A = y marchandises B (par exemple : vingtaunes de toile = un habit). ici marx parle

de pôles d'expression de la valeur : nousavons une « forme-valeur relative » d'uncôté et de l'autre nous avons une« forme-équivalent ». x marchandisesA (vingt aunes de toile) est la forme-valeur relative ; y marchandises B (unhabit) est la forme-équivalent. L'habit,la marchandise B (ou le corps d'unefemme dans une publicité) est le corpsqui permet que s'exprime la valeur de A(le pot de yaourt ou la voiture). Pour queA exprime sa valeur (la marchandisequ'on veut nous vendre), elle a besoind'être mise en rapport avec une autremarchandise. Ce n'est que dans le cadrede cette mise en rapport avec B que A,

« La valeur d'une marchandise donnée ne peut se révéler que si elle est mise

en rapport avec une autre marchandise. »

La présence du corps des femmes dans les publicités est régulièrementdénoncée par les féministes. ne peut-on trouver la source de cette asso-ciation récurrente dans la structure même de la marchandise, telle que marxla décrit dans Le Capital ?

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la forme-valeur relative, peut exister entant que valeur, peut exprimer sa valeur.B, c'est-à-dire la forme-équivalent, estle corps, le substrat matériel qui permetà la valeur de A de s'exprimer. B, la forme-équivalent, est le faire-valoir de A, c'est-

à-dire de la forme-valeur relative. rela-tive parce que sa valeur ne peuts'exprimer, ne peut advenir à l'existence,ne peut prendre sens pour nous que rela-tivement à B et exclusivement dans cettemise en rapport avec B. L'âme de la mar-chandise A, de la forme-valeur relativea besoin du corps de la marchandise Bpour que se révèle sa valeur. Dans cecadre, nous dit marx, les deux marchan-dises A et B sont opposées à l'extrême.En effet, la marchandise B ne peut deve-nir forme-valeur relative que si nous inver-sons l'équation, c'est-à-dire si nousposons que un habit = vingt aunes detoile. il faut comprendre ici que, dans lecadre du rapport de la forme-valeur rela-tive à la forme-équivalent, il est impos-sible pour une marchandise d'occupersimultanément les deux positions. Unemarchandise ne peut pas être à la foiset en même temps forme-valeur rela-tive et forme-équivalent. nécessaire-ment et chaque fois, elle doit occuperl'une ou l'autre de ces places.La limite de cette analogie avec la pré-sence des femmes dans les publicitésest ce que marx appelle le passage durapport qualitatif au rapport quantita-tif, puisque, dans le rapport entre les mar-chandises, il faut tenir compte non seu-lement de la dimension qualitative (lesdeux marchandises peuvent se compa-rer en tant qu'elles représentent du tra-vail humain général) mais aussi de ladimension quantitative (la quantité detemps de travail représentée en elles).En revanche, le corps des femmes dansla publicité occupe bien la fonction dela forme-équivalent.La marchandise B, l'habit (ou le corps

des femmes dans la publicité), n'a d'exis-tence qu'en tant qu'instrument demesure, outil de mesure. Lorsqu'unemarchandise revêt la forme-équivalent,elle est complètement, ou elle devientcomplètement une pure valeur d'usage.

Elle n'est plus qu'une valeur d'usage quisert à mesurer la quantité de valeurcontenue dans vingt aunes de toile. L'ha-bit (ou le corps de la femme), la forme-équivalent, ne sert qu'à « peser le poids »de la grandeur de valeur de la toile (oude la voiture). Son existence en tant quevaleur s'efface et ne demeure dans cerapport que sa valeur d'usage.

réduction de la feMMe À la MarcHandiseCela explique pourquoi nous avons cettenette impression d'être confrontés à des« femmes-objets », dès lors que noussommes devant une publicité visant àvendre une voiture en l'accompagnant

d'une femme. Ce n'est que comme ins-trument de mesure qu'elle existe danscette relation. C'est son corps concretde valeur d'usage auquel il est fait réfé-rence lorsqu'on parle de la forme-équi-valent. Le corps de la femme (la forme-équivalent) dans la publicité joue lemême rôle que les poids de fer chez l'épi-

cier. Sauf que chez l'épicier le poids defer et le kilogramme de sucre ont unepropriété physique commune qui per-met de les comparer : la pesanteur.qu'est-ce que cela nous permet de com-prendre sur la présence massive desfemmes dans l'espace publicitaire ? Enoccupant cette fonction spécifique deforme-équivalent, une femme ne peutêtre autre chose qu'un corps, un instru-ment de mesure, le substrat matérieldans lequel vient s'incarner la valeur oul'âme du produit qu'on veut nous ven-dre. mais s'il occupe la fonction de forme-équivalent, le corps des femmes dans lapublicité n'est pourtant pas l'objet mêmede la vente. il existe bien une associationentre les deux, mise en évidence demanière explicite par la célèbre publi-cité pour Audi (« il a la voiture, il aura lafemme »), mais cette association n'ex-prime que la transformation – possiblemais non encore effective – de la forme-équivalent en équivalent général, autre-ment dit la réduction pure et simple dela femme à la marchandise.L'usage des femmes dans le cadre publi-citaire ne signifie pas tant que les femmessont vendues mais plutôt qu'elles occu-pent une fonction spécifique au mondedes marchandises. Elles sont le moyende l'échange. Cette fonction n'est pasanodine puisque, avant de devenir équi-valent général, la marchandise « argent »a bien occupé la place de la forme-équi-valent. Les femmes ne sont donc pas, àproprement parler, l'image de l'argenttel qu'il existe pour nous aujourd'hui,mais elles occupent bien la fonctionoccupée à l'origine par cette marchan-dise particulière avec des propriétésphysiques particulières (un métal) avantqu'elle ne devienne équivalent général– cet « avant » n'étant pas à compren-dre au sens chronologique, mais au senslogique.Pour conclure, le détour par ce parallèleentre la présence des femmes dans l'es-pace publicitaire et l'analyse de marxconcernant la marchandise permet defaire apparaître que la dénonciation parles féministes de la « femme-objet » nedoit pas être réduite à un simple motifd'indignation. il faut comprendre quecette réduction au statut de forme-équi-valent correspond à la structure mêmede la production marchande. n

*Saliha Boussedra est doctorante en philosophie à l'université de Strasbourg.

« En occupant cette fonction spécifiquede forme-équivalent, une femme

ne peut être autre chose qu'un corps, un instrument de mesure, le substratmatériel dans lequel vient s'incarner

la valeur ou l'âme du produit qu'on veut nous vendre. »

« Cette réductionau statut de

forme-équivalentcorrespond à

la structure même de la production

marchande. »

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« l’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais ellejustifie l’invincible espoir. » jean jaurès

PAR FLORIAN MAZEL*

e lundi de Pâques 1282, lorsd’une fête qui réunissait leshabitants de Palerme à l’occa-sion d’un pèlerinage, une rixeéclata entre des officiers fran-çais au service de Charles

d’Anjou et des jeunes gens de la noblesselocale. L’échauffourée dégénéra ettourna au massacre de tous les Françaiset des Provençaux résidant dans la ville,au cri de « mort aux Français ! ». Le mas-sacre fit plusieurs centaines de victimeset s’étendit à l’arrière-pays, gagnant peuà peu l’ensemble des cités et commu-nautés de Sicile. messine fut la dernièreà tomber. Le 7 mai, le pape promulguaune bulle sommant les rebelles de sesoumettre à leur souverain, Charles d’An-jou, qui était roi de Sicile en vertu de l’in-vestiture pontificale. Les Siciliens refu-sèrent d’obéir et se tournèrent vers le roid’Aragon, Pierre iii, considéré commel’héritier légitime des anciens rois en rai-son de son mariage avec Constance dehohenstaufen. Après une escale en Tuni-sie, Pierre iii débarqua à Trapani et futproclamé roi à Palerme le 4 septembre.La révolte des « vêpres siciliennes » – laformule apparut à la renaissance – met-tait ainsi un terme sanglant à l’aventurehors du commun engagée près de vingtans plus tôt, par laquelle le dernier frèrede saint Louis avait tenté de bâtir unempire méditerranéen, qui fut aussidémesuré qu’éphémère.

les élans de doMinationde cHarles d’anJou BrisésEn 1265, en effet, la papauté avait choisiun prince capétien, Charles, comte d’An-

1282. « Mort aux français ! »La révolte des « vêpres siciliennes » a mis un terme sanglant à l’aventureengagée près de vingt ans plus tôt par Charles d’Anjou, pour tenter de bâtirun empire méditerranéen aussi démesuré qu’éphémère.

jou et du maine, comte de Provence etForcalquier du chef de son épouse,comme champion contre les succes-seurs de l’empereur Frédéric  ii dehohenstaufen, lequel avait égalementhérité de sa mère le royaume normandde Sicile, placé sous la suzeraineté dupape. Au cours de deux campagnes mili-taires érigées par le pape au rang de croi-sades, Charles d’Anjou avait mis fin à lalignée des hohenstaufen, qui s’opposaità la papauté depuis le xiie siècle. Une foiscouronné et bénéficiant de l’appui de laroyauté française et de l’église romaine,il se lança dans une vaste politique expan-sionniste. il commença par établir sonhégémonie sur l’italie, conquérant le Pié-

mont, soutenant le parti pontifical dansles cités d’italie du nord et du centre,satellisant la Sardaigne. il soumit ensuitele sultan de Tunis, acquit des droits enTerre sainte et obtint le titre de roi dejérusalem. il s’empara encore du Pélo-ponnèse et de l’Albanie. En 1281, l’acces-sion au trône de Pierre d’un Français,martin iv, dévoué à la cause angevine,ainsi qu’une alliance avec venise lui per-mettaient d’envisager une ultime entre-

prise : la conquête de Constantinople etdes derniers vestiges de l’Empire byzan-tin. En incendiant la flotte rassemblée àmessine et en ébranlant le cœur de ladomination angevine, la révolte desvêpres brisa net cet élan.Les facteurs du soulèvement sont mul-tiples. En dépit du soutien du pape, lalégitimité de Charles d’Anjou demeuraitmal assurée. La conquête avait été bru-tale, d’autant qu’à la suite d’une premièrerévolte en 1268-1269 une sévère répres-sion s’était abattue sur la société insu-laire. La domination angevine prit alorsune véritable dimension coloniale, com-binant l’épuration de l’aristocratie locale,la mise en place d’une administration

centralisée rigoureuse, l’accroissementde la pression fiscale, enfin le transfertde la capitale de Palerme à naples. Leshistoriens discutent encore du rôle jouépar la diplomatie aragonaise. Dès la findes années 1280, une chronique érigeaiten héros Giovanni da Procida, un exilédevenu le chancelier du roi d’Aragon,dont elle faisait le maître d’œuvre d’unvéritable complot. il est assuré que lacour aragonaise avait noué une alliance

« Les insurgés adoptèrent d’abord a forme d’organisation politique qui avait

cours dans les villes d’italie centro-septentrionale, à savoir

la commune dirigée par des magistraturescollégiales, et s’unirent dans une ligue

de cités, à l’image de la Ligue lombarde. »

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avec le nouvel empereur germanique,rodolphe de habsbourg, ainsi qu’avecl’empereur de Byzance. on sait qu’elleentretenait une correspondance secrèteavec des membres de l’aristocratie sici-lienne. mais il reste impossible de lui attri-buer un rôle moteur dans le soulève-ment. Si complot il y eut, il fut d’origineinsulaire. D’ailleurs les insurgés adoptè-rent d’abord la forme d’organisation poli-

tique qui avait cours dans les villes d’ita-lie centro-septentrionale, à savoir lacommune dirigée par des magistraturescollégiales, et s’unirent dans une liguede cités, à l’image de la Ligue lombarde.Ce n’est que confrontés à l’oppositiondu pape qu’ils se résolurent à remettrela couronne au roi d’Aragon.

coup d’arrêt À l’HégéMonie françaiseen MéditerranéeLa portée de l’événement fut considé-rable. Plus que l’échec de saint Louisdevant Tunis en 1270, les vêpres donnè-rent un coup d’arrêt à l’hégémonie fran-çaise en méditerranée. La brève « croi-sade d’Aragon », par laquelle le roi deFrance Philippe iii tenta d’aider son oncleen 1284-1285, tourna court. Commencealors une longue lutte entre Angevins etAragonais, qui constitue une sorte dedeuxième guerre de cent ans sur le ter-rain méditerranéen et qui ne s’achèvequ’en 1442. En italie même, le paysagepolitique fut bouleversé. L’ancienroyaume de Sicile était désormais diviséen deux, de part et d’autre du détroit demessine. Dans les villes du nord et ducentre de l’italie, le parti franco-pontifi-cal recula partout face aux partisans dehabsbourg ou des Aragonais. Les luttesde faction déchirèrent l’état pontificalau point de pousser le pape à quitter l’ita-lie pour la France, Clément v finissantpar s’établir à Avignon en 1309.Les vêpres témoignent par ailleurs del’essor, au sein des élites insulaires, dece que l’on peut appeler un « sentiment

national ». Les sources soulignent eneffet la dimension violemment antifran-çaise du soulèvement. Le fait est d’au-tant plus remarquable que la Sicile avaitsédimenté de nombreux peuples depuisle xe siècle (Arabes, Grecs, normands,Lombards, Allemands, etc.), qu’elle fai-sait cohabiter tant bien que mal des reli-gions et des confessions diverses (chris-tianismes latin et grec, islam, judaïsme),qu’elle avait en outre l’habitude d’êtregouvernée par des souverains étrangers(arabes, grecs, normands ou souabes).La révolte des vêpres cristallise donc lafin d’une époque et l’émergence d’unsentiment nouveau de « sicilianité » quirenvoie globalement les Angevins et leurspartisans à une identité exogène, défi-nie comme française sur des critères àla fois politiques (l’allégeance à la mai-son de France), linguistiques (la maîtriseimparfaite du sicilien) et culturels (la bru-talité de la chevalerie), alors même quele parti angevin regroupait des individusd’origines variées : des « Français » d’Île-de-France, de Champagne et de Picar-die, des Angevins et des manceaux, desProvençaux et même quelques Lom-bards et Amalfitains.

le creuset de MytHologiespolitiQues variéesLa mémoire de l’événement fit desvêpres, dans la longue durée, le creusetde mythologies politiques variées. Espa-gnols et Français en eurent un usageopposé. Les droits de Charles d’Anjouconstituèrent l’une des motivations deCharles viii lorsqu’il entreprit la premièreguerre d’italie en 1494, tandis que le sou-lèvement sicilien fournissait une légiti-mité « populaire » à la domination ibé-rique sur le sud de l’italie. mais c’est surtouten italie même que les vêpres furent l’ob-jet de multiples appropriations. Dès la findu xiiie siècle, sous la plume de Dante, le

soulèvement était érigé en modèle de cequ’il advient à un pouvoir tyranniqueasservissant le peuple. Ce discours futrepris au xixe siècle aux dépens des Bour-bons d’Espagne ou de la monarchie autri-chienne. Alors que les idées libérales fran-çaises inspiraient les promoteurs durisorgimento, il connut un grand succèspopulaire à travers l’opéra de Giuseppeverdi, I Vespri siciliani, joué à Turin le26 décembre 1855. L’ultime avatar de ces

réappropriations figure dans l’origine fan-taisiste attribuée au terme « mafia » dansles années 1860, où, dans un contextemarqué par l’hostilité envers la politiqueitalienne de napoléon iii, on voulut y voirles initiales des paroles attribuées auxrévoltés de Palerme : « morte alla Fran-cia italia anella » (l’italie aspire à la mortde la France). D’une époque à l’autre, lamémoire des vêpres continuait de pein-dre en miroir les identités nationales etde tisser les liens ambivalents entre laFrance et l’italie. n

*Florian Mazel est historien. Il est professeur d’histoire médiévale à l’université Rennes 2.

« Les luttes defaction déchirèrent

l’état pontifical au point de pousser

le pape à quitterl’italie pour la

France, Clément vfinissant par

s’établir à Avignonen 1309. »

« Dès la fin duxiiie siècle, sous

la plume de Dante,le soulèvement

était érigé enmodèle de ce

qu’il advient à unpouvoir tyrannique

asservissant le peuple. »

Francesco hayez, Les Vêpres siciliennes, 1846.

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PAR CORINNE LUXEMBOURG*

es études ayant porté sur lerapport des femmes à la villeont relevé l’injonction faite àcertains déplacements fémi-nins à être motivés par unobjectif précis. La persistance

d’une division sexuée – espaces produc-tifs versus espaces reproductifs – et deformes de ségrégation genrée subtilesa été décrite au-delà de la plus grandeégalité entre hommes et femmes(acquise notamment par le biais del’émergence du travail féminin) et de sesincidences sur un partage plus équita-ble de l’espace public entre les sexes.Dans certains textes comme ceux dejacqueline Coutras, ces assignationsfaites aux femmes sont analyséescomme étant le fruit du désarroid’hommes démunis face à leur condi-tion sociale, dans le contexte de la « criseurbaine », liée à la désindustrialisationet à des pertes d’emplois conséquentes,et luttant en retour pour l’appropriationde l’espace public. Dans les écrits de Lau-rence Buffet, ces assignations sont ana-lysées au prisme de la plus grande lar-gesse ou indulgence parentale pour lessorties des fils. Son étude des modali-tés d’appropriation de l’espace urbainen périphérie parisienne se concentreainsi sur la période de l’adolescence etsur les interactions intergénérationnelles

quand les sciences sociales interrogent l’invisibilité des femmes dans lesquartiers dits « sensibles ».

entre parents et enfants au regard de lamobilité. La description des stratégiesdes adolescentes pour contourner l’in-terdit de sortie renvoie bien souvent auxrôles sociaux de sexe : surveillance despetits de la fratrie au parc, prétexte decourses de consommation ou encoremaintien dans le flou des agendas sco-laires ou de la nature de leurs fréquen-tations. Parmi ces stratégies d’évitementd’une forme de contrôle social favori-sée par l’architecture cloisonnée du quar-tier d’étude, on relèvera le leurre quiconsiste à « tourner » dans le quartierpour donner l’impression de se dirigervers un lieu précis. Ce leurre de mobilitépour avoir accès à l’espace public exté-

rieur renforce l’hypothèse d’une stigma-tisation de la présence féminine dansl’espace public de certains quartiers, sicelle-ci n’est pas légitimée par un objec-tif précis. on voit là que les assignationsspatiales et genrées ne sont pas unique-ment le fait de « peurs sexuées » (sorted’euphémisme de la peur de l’agression

sexuelle chez marylène Lieber), maisbien de rapports sociaux et spatiauxcomplexes qui reposent sur un ordresexué et situé.

enQuêtes articulantgenre, violence et rapport À l’espaceLa combinaison du genre, des violenceset du rapport à l’espace public a fait l’ob-jet de quelques travaux en France, essen-tiellement autour de marylène Lieber.Ces trois aspects sont mobilisés auprisme de l’élaboration et de l’implémen-tation des politiques publiques enmatière de sécurité à l’attention desfemmes. Les « peurs urbaines » font l’ob-

jet d’une catégorisation chez marylèneLieber qui oppose la « peur sexuée » àla « peur préoccupation ». La « peurpréoccupation » des hommes et desfemmes concerne un type de lieu donnéet est alimentée par des discours sécu-ritaires ambiants. La « peur sexuée »consiste quant à elle en une vulnérabi-

genre, violence et espace

« Les assignations spatiales et genrées ne sont pas uniquement le fait de “peurssexuées”, mais bien de rapports sociaux

et spatiaux complexes qui reposent sur un ordre sexué et situé. »

les territoires sont des produits sociaux et le processus de production se poursuit. du global au local les rap-ports de l’Homme à son milieu sont déterminants pour l’organisation de l’espace, murs, frontières, coopération,habiter, rapports de domination, urbanité... la compréhension des dynamiques socio-spatiales participe de laconstitution d’un savoir populaire émancipateur.

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lité liée à l’identité sexuée et serait unphénomène exclusivement féminin neconnaissant aucun pendant masculin.

apports et liMites des travaux existant sur l’articulation genre,violence et rapport À l’espaceLes objets que sont le genre, la violenceet le rapport à l’espace sont rarementmobilisés conjointement. quand ils lesont, ils souffrent d’une restriction del’analyse au seul cas des femmes ou àcelui des hommes, sans croisement(excepté l’enquête « virage »). Certainsne revendiquent pas d’approche gen-rée, mais étudient essentiellement ouexclusivement les jeunes hommes. D’au-tres traitent du rapport des femmes à laville, mais toujours hors quartiers ségré-gués. quand le rapport à l’espace desfemmes en quartiers ségrégués est évo-qué, il ne l’est que furtivement ou sansvalidation empirique.D’autres enquêtes affichent un intérêtpour le prisme du genre dans le rapportà l’espace ou à la violence, mais ne pren-nent que les femmes en compte. onconstate également dans certains casune entrée biaisée qui s’appuie, parexemple, sur des présupposés non véri-fiés concernant une catégorie de sexe :les hommes ne semblent, par exemple,pas pouvoir subir d’assignations spa-tiales dans l’étude de Laurence Buffet.Cette réduction du genre à un seul sexe– comme par effet de synecdoque –

amène aussi Guy Di méo à des résultatsconcernant les hommes sur la base deson échantillon exclusivement féminin.on notera enfin que le « biais », qui sem-ble relativement répandu, consistant àfaire porter les études de genre unique-ment sur les femmes concerne égale-ment la recherche germanophone : ledépouillement de dix-neuf revues repré-sentatives de la recherche en géogra-phie (Allemagne, Autriche, Suisse ger-manophone) de 1978 à 2004 a montréqu’aucun travail universitaire portant surles rapports sociaux de sexe n’avaitconcerné les hommes.

plaidoyer pour l’analyseconcoMitante de feMMeset d’HoMMes dans une MêMe unité d’espaceLes sciences sociales ont longtempsconfondu la situation particulière deshommes et le cas général, en omettantde considérer le cas des femmes. L’émer-gence progressive, à partir des années1970, d’une sociologie considérant lescatégories sexuées puis le genre a changéla donne. malgré cela, et bien que la majo-rité des travaux sus-évoqués prennentle parti d’une approche genrée, on nepeut que constater le déséquilibre qui

les traverse souvent en termes de repré-sentation hommes et femmes. Le genren’étant pas qu’une affaire de femmes, ilapparaît indispensable d’articuler lesusages quotidiens de l’espace à la foisdes hommes et femmes pour matéria-liser les rapports sociaux de sexe qui traversent les quartiers retenus et ques-tionner leur incidence sur les représen-tations genrées et racialisées de la vio-lence qui leur sont associées. Ce faisant,il s’agirait également de décloisonnerl’étude de la violence en se détachantd’une bipartition espace domestique(violence dont la femme est victime) ver-

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ESsus espace public (violence de rue, fruitd’une interaction entre hommes). Lesrésultats de l’enquête  « Cadre de vie etsécurité » (2007) incitent en effet à étu-dier la porosité des espaces privé etpublic, puisqu’elle montre que, si leshommes sont effectivement plus sou-vent victimes de violence en dehors deleur domicile (80 % des cas contre 62 %pour les femmes), les agressions subiespar les femmes dans l’espace public sontle plus souvent le fait d’agresseurs issusde leur entourage (62 % des cas pour lesfemmes, 40 % pour les hommes). n

*Corinne Luxembourg est responsable de la rubriqueProduction de territoires..

Extrait de l’ouvrage collectif La Ville :quel genre ?, coordonné parEmmanuelle Faure, EdnaHernandez-Gonzalez et CorinneLuxembourg, publié aux éditions duTemps des Cerises, 2017.

« Les sciences sociales ont longtempsconfondu la situation particulière

des hommes et le cas général, en omettantde considérer le cas des femmes. »

« L’émergenceprogressive, à partir

des années 1970,d’une sociologieconsidérant les

catégories sexuéespuis le genre a

changé la donne. »

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la culture scientifique est un enjeu de société. l’appropriation citoyenne de celle-ci participe de la construc-tion du projet communiste. chaque mois un article éclaire une question scientifique et technique. et nous pen-sons avec rabelais que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » et conscience sans science n’estsouvent qu’une impasse.

PAR PIERRE CRÉPEL*

ors d’un débat organisé parl’Académie des sciences, le7 mars 2017 (donc en pleinepréparation de l’élection pré-sidentielle), le mathématicienrémi Peyre a fait un exposé

aussi clair qu’intéressant sur les aspectsscientifiques en jeu dans les différentesprocédures électorales. Comment expri-mer au mieux les opinions ou les juge-ments collectifs ? Ce domaine fait l’ob-jet de travaux mathématiques (voireéconomiques ou sociologiques) depuisplusieurs décennies, notamment avecles théories dites de « l’agrégation despréférences » et du « choix social ».on pourrait croire que, pour une élec-tion non truquée, dans la mesure où toutle monde connaît les règles du jeu àl’avance, les conditions d’égalité et dejustice sont a priori remplies. Ce n’estpas vraiment le cas : l’élection présiden-tielle vient de nous le rappeler.

description de QuelQuesModalités d’électionsD’abord s’agit-il d’élire une seule personne(un président de la république, de clubsportif, etc.) ou de donner un classement(trois consuls avec ordre, des jugementsau patinage artistique) ? S’il n’y a que deuxcandidats, le problème est assez simple,pour un vote direct avec un seul collège,mais les élections américaines (par état)montrent des pièges cachés : Trump aété élu avec moins de voix que Clinton.Dès qu’il y a au moins trois candidats, celase corse vite.Sur le site suivant, on trouvera un exem-ple où, pour une élection à six candidats,six systèmes électoraux, tous a priori rai-sonnables, donnent six vainqueurs dif-férents :https://www.youtube.com/watch?v=vfTj4vmiso4

Mathématiques et élections

voici quelques exemples de procédures.La règle de la majorité simple à un seultour. imaginons seulement trois candi-dats : A (très à droite), B (assez à gauche)et C (franchement à gauche), et le résul-tat suivant : A = 34%, B = 33%, C = 33%.Tout le monde voit bien que la majoritéest à gauche et que le vainqueur est àdroite. Pris au piège une fois, le corpsélectoral va ensuite tenter de ruser etpar exemple de voter « utile », c’est-à-dire contre son opinion profonde, pourparer aux défauts de la méthode. Déjàse pose la question de savoir si on choi-sit le préféré ou le moins détesté.Le scrutin de la présidentielle en France.Dans la mesure où seuls les deux pre-miers arrivent au second tour, celapousse de fait à effectuer le second touravant le premier, à voter « utile », à privi-légier la tactique, pompeusement nom-mée stratégie. on vient de voir, avecl’élection du 23 avril, que, lorsqu’il y a

quatre candidats environ à 20 %, celapeut aussi tourner en grande partie à laloterie, au poker et aux coups bas. Laprocédure est extrêmement sensibleaux petites variations, aux éventuellescandidatures de diversion qui peuventprendre 1 ou 2 % à tel candidat et le fairebasculer dans les perdants, etc.jusqu’ici, chaque électeur n’indiquaitqu’un nom. qu’adviendrait-il s’il devait

donner en outre son ordre de préfé-rence ? Comment pourrait-on alors entenir compte, soit pour désigner un vain-queur, soit pour obtenir un classement,représentatif de l’opinion collective ?La méthode de Borda. Prenons le cas leplus simple  : trois candidats A, B, C.Chaque électeur indique son classe-ment, on donne 3 points au 1er, 2 pointsau 2e, 1 point au 3e. Et on additionne lesscores des divers candidats. Celui qui ale plus de points est le vainqueur ou lamédaille d’or, ensuite celui qui a ledeuxième total obtient la médaille d’ar-gent, etc. Ce système est très utilisé, sou-vent sous forme de variantes, dites « avecpoids ». Par exemple, on peut donnerune surcote au premier, avec 4 ou 5points au lieu de 3. C’est typiquement leclassement du « maillot vert » au Tourde France, le règlement est un peu com-pliqué, mais simplifions-le en en gardantl’esprit : pour chaque étape : 30 points

au 1er, 20 au 2e, 17 au 3e, etc., puis rien dutout à partir du 16e ; et, au bout des vingtet une étapes, celui qui a le plus de pointsremporte le maillot vert. mais on peututiliser d’autres poids, c’est le cas du« classement général » qui détermine le« maillot jaune » et le podium : là, les poidsproviennent des temps de parcours :pour chaque coureur, on ajoute lestemps mis à chaque étape et le classe-

Les modalités électorales dépendent à la fois de considérations scienti-fiques et d'enjeux politiques. Le tout est entremêlé.

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« Pour Condorcet (comme pour Turgot), la politique était une variante

de la recherche scientifique, il existait une vérité (unique) sur toute matière

politique, mais elle était cachée par la superstition ou, du moins, l'insuffisante

avancée des connaissances. »

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ment général est fourni par l’ordre (crois-sant) des totaux. Deux classements deBorda, avec des poids différents, condui-sent donc à des résultats différents : lepremier avantage les sprinteurs, lesecond les coureurs complets (rouleurset grimpeurs). Déjà, on remarque, surcet exemple politiquement peu stres-sant, que telle ou telle variante deméthode peut avantager a priori tel outel type de candidat. mais la méthode deBorda a de nombreux autres défauts.Elle est, notamment, très sensible à lasincérité ou non de l’électeur : pour dési-gner un vainqueur (auquel il tient), il peutplacer en premier son favori, puis dansles positions suivantes des candidats dediversion non dangereux et mettre toutau bout des candidats qu’il supporteraitmais qu’il croit concurrents sérieux deson poulain.La méthode de Condorcet. Savant uni-versel des Lumières, comme Borda, il aabordé de façon théorique, mathéma-tique, mais aussi pratique, l’ensemble desproblèmes de jugements, de votes, d’ex-pressions de la démocratie. Exposonsbrièvement, sur l’exemple de trois candi-dats A, B, C, la méthode qu’il estime la plusconforme à la raison. Chaque électeur(ou juge) indique son classement, c’est-à-dire un système de trois comparaisonsdeux à deux : entre A et B, entre B et C,entre C et A (il n’a évidemment pas le droitde dire qu’il préfère A à B, B à C et aussi Cà A  : jugement cyclique incohérent).Ensuite, on dépouille les comparaisonsde tous les électeurs, séparément entreA et B, entre B et C, entre C et A. malheu-reusement, le résultat (en d’autres termesl’opinion collective du groupe) peut être« cyclique », déboucher sur l’incohérenceinterdite à chaque individu. Cependant,même dans ce cas, Condorcet dégageune méthode de dépouillement qui four-nit un vainqueur et un classement, quiéchappe à la plupart des défauts précé-dents, mais dont le dépouillement estsouvent compliqué, voire impraticable.

Quelle MétHodereprésente « le Mieux »l’opinion ?il existe d’autres procédures qui onttoutes leurs avantages et leurs inconvé-nients, à divers points de vue : représen-tativité de l’opinion générale, sensibilitéà la sincérité, aux hasards, pratique del’exécution, etc. Certaines sont visible-ment meilleures que d’autres, en toutcas pour le bon sens. on pourra notam-ment consulterhttps://www.youtube.com/watch?v=ZoGh7d51bvcou le site « images des mathématiques » :

http://images.math.cnrs.fr/mathematiques-electorales.htmlmais y en a-t-il « une » meilleure ? Toutdépend si on se place d’un point de vuemathématique sur la base de tel ou telcritère, ou si l’on parle au sens plus vaguede la vie courante ou de la politique.

un détour par condorcetAu xviiie siècle, et même pendant larévolution, on n’avait pas vraiment de« partis ». Certains acteurs (tel Condor-cet) concevaient la société comme enharmonie, les classes sociales commecomplémentaires, au moins si l’on avaitde bonnes lois ; d’autres comprenaientmieux les antagonismes, mais ne les

exprimaient pas par des partis, écransentre le peuple et le gouvernement. Lecombat était plus souvent (mais pas tou-jours) moral, institutionnel, qu’écono-mique et social. Pour Condorcet (commepour Turgot), la politique était unevariante de la recherche scientifique, ilexistait une vérité (unique) sur toutematière politique, mais elle était cachéepar la superstition ou, du moins, l’insuf-fisante avancée des connaissances. ildécomposait les problèmes en élémentssimples susceptibles seulement de« oui » ou de « non », comme dans lesréférendums. Pour chaque question,l’électeur avait donc une probabilité(entre 0 et 100 %) de se prononcer pourla vérité (l’autre option étant l’erreur).Condorcet utilisait un théorème mathé-matique (plus tard appelé « théorèmedu jury »), qui peut s’énoncer ainsi : sichaque électeur a une probabilité supé-rieure à 50 % (même de peu) de dire lavérité et si chacun vote de façon indé-pendante, alors un groupe a davantagede chances qu’un individu de donner levrai ; donc la démocratie est efficace envue d’une bonne politique. on voit bienle caractère fondamental de l’instruc-tion publique : si c’est la probabilité del’erreur qui passe au-dessus de 50 %, on

a le résultat inverse, c’est la catastrophe.La démocratie reposait donc sur un bonmode d’élection et sur l’instructionpublique. Condorcet, conscient des dif-ficultés pratiques de son système élec-toral idéal, en a proposé de nombreuxautres, pendant la révolution, censésrespecter les objectifs essentiels, sinontous, dans telle ou telle circonstance.Par exemple, si l’on élit un député dansune circonscription (sur 500), il n’est pasbien grave que ce ne soit pas tout à faitle meilleur, si du moins il est très bon ;alors que, si l’on élit un président, là il fautmaximiser la probabilité que ce soit lemeilleur...

retour À la politiQued’auJourd’Huimême à l’époque, cette façon de voir seheurtait à la réalité concrète de ce qu’estla politique. Au xixe siècle a monté l’idéequ’il existe des classes avec des intérêtsfondamentalement différents et qu’ellessont (plus ou moins) représentées pardes partis développant des options cohé-rentes diverses. Ainsi, existe-t-il plusieurssystèmes respectables organisant diffé-remment la société. Une élection doitalors permettre à ces différentes optionsd’être représentées, de préférence équi-tablement. on comprend pourquoi, unsystème d’élection « à la proportionnelle »(à l’évidence le plus juste), en vue d’unrégime parlementaire, était totalementhors épure, même pas imaginable, il y aun peu plus de deux siècles.D’autre part, est-il souhaitable (commele croyait Condorcet) que chaque élec-teur se détermine de façon isolée ? Ledébat public, cartes sur tables, ne peut-il pas permettre à chacun d’évoluer enfonction des arguments des autres, ycompris de certains de ses adversaires ?Une dernière remarque s’impose. quidécide des modalités d’élection ? Pasl’Académie des sciences ni des mathé-maticiens, c’est le pouvoir précédent enplace, en fonction des intérêts qu’ildéfend, des traditions du pays et du rap-port de forces. Donc, au-delà même ducharcutage des circonscriptions, ce n’estjamais une simple question neutre entregens de bonne foi, c’est politique, éco-nomique, social, idéologique. Une desraisons pour lesquelles une réflexionapprofondie sur la vie république estnécessaire... étudier, de façon critique,les penseurs de la démocratie depuisplusieurs millénaires n’est pas alors horsde propos. n

*Pierre Crépel est responsable de la rubrique Sciences.

« étudier, de façoncritique, les

penseurs de ladémocratie depuis

plusieursmillénaires n'estpas alors hors de

propos. »

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PAR GÉRARD STREIFFSO

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Une enquête jDD/Sud radio, réalisée la veille du premier tourde la présidentielle par l'institut iFoP et Fiducial, sondait l'élec-torat Fn. L'étude permettait de distinguer le comportementdes électeurs Fn de personnes n'ayant jamais voté Fn.Certes, dans cette enquête, comme plus généralement danstous les sondages, on peut discuter la teneur des questionsposées. Par exemple, il aurait été utile de voir comment cet élec-torat réagit face aux inégalités sociales, aux injustices.L'étude demeure cependant intéressante. on vote Le Pend'abord par rejet des autres partis (43 %), parce qu'on par-tage son constat sur l'état du pays (35 %), ou qu’on adhère à sessolutions sur l'immigration (34 %). Seuls 19 % se disent motivéspar ses propositions économiques et sociales.45% des électeurs Fn disent d'abord voter pour son programme,30 % pour ses « valeurs » et 7 % pour la figure de marine Le Pen.

En matière de valeurs, les différences de cet électorat avec despersonnes n'ayant jamais voté Le Pen sont fortes. 86 % desélecteurs Fn disent qu'« on ne se sent plus chez soi », contre50 % de ceux qui n'ont jamais voté pour ce parti.84 % disent qu'on ne « s'y sent plus en sécurité », contre 50 %.80 % pensent que l'immigration coûte cher (contre 57 %) ; pour73 %, l'islam est incompatible avec la république (contre 43 %).ils sont 63 % à considérer qu'il y a « trop de libertés » en Franceet 74 % souhaitent le rétablissement de la peine de mort, alorsque ce thème ne figure plus dans le programme du Fn ! Cetélectorat reprend donc une idéologie d'extrême droite tradi-tionnelle.on remarque également qu'il est volontiers ultralibéral dansses choix, ou plus libéral que la moyenne, contrairement à undiscours « social » à la mode dans l'état-major frontiste. n

Front national Un électorat radicalisé

pour chacune des affirmations suivantes, êtes-vous plutôt d'accord ou pas d'accord ?(Électeurs FN : EFN ; personnes n'ayant jamais voté FN : PFN)

la réduction de la dette est une priorité :EFN 84 %PFN 75 %

il faut Que l’état donne plus de liBerté aux cHefs d'entreprise :EFN 73 %PFN 64 %

les cHôMeurs pourraient trouver du travail s'ils le voulaient vraiMent :EFN 64 %PFN 44 %

il y a trop de liBertés en france :EFN 63 %PFN 43 %

il faudrait rétaBlir la peine de Mort en france :EFN 74 %PFN 34 %

la france a perdu sa souveraineté :EFN 88 %PFN 58 %

la Justice est trop laxiste :EFN 92 %PFN 70 %

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En 2014, 70 % des Français se déclaraient en bonne outrès bonne santé. Pour 23 % d’entre eux, leur état de santéest assez bon et il est mauvais ou très mauvais pour 7 %d’entre eux. La France se situe ainsi dans la moyenne despays européens, même si les situations sont difficilement com-parables d’un pays à l’autre : Un système de santé mieux déve-loppé peut, par exemple en raisonde campagnes de sensibilisation,conduire à une sur déclaration d’unmauvais état de santé, sans qu’ily ait de différences de prévalenceentre pays.Logiquement, l ’état de santédéclaré décline avec l’âge (voirgraphique) : seuls 12 % des 15-39ans se déclarent en assez bonne, mauvaise ou trèsmauvaise santé, contre 60 % des plus de 65 ans. À âgedonné, les femmes se déclarent en moyenne en meil-leure santé que les hommes, mais elles sont en moyenneplus nombreuses à se déclarer en assez bonne, mau-vaise ou très mauvaise santé, notamment en raison deleur espérance de vie plus longue.

L’état de santé diffère très sensiblement en fonction de lasituation sociale des personnes. À structure d’âge et de sexecomparable, ce sont les ouvriers non qualifiés qui se décla-rent en moins bonne santé. Suivent les employés, les ouvriers

qualifiés et agriculteurs, puis lesprofessions intermédiaires et enfinles cadres.Parmi les facteurs de risque étu-diés dans l’enquête EU-SiLC, letabagisme concerne 28 % de lapopulation, dont 22 % de fumeursquotidiens. Là encore, les Fran-çais sont dans la moyenne despays de l’Union européenne. Ence qui concerne le surpoids etl’obésité, la France est plutôt dansune meilleure situation que les

autres pays européens : avec 31 % des 15 ans ou plus en situa-tion de surpoids, la France est en effet le pays avec le plus fai-ble taux de surpoids. Le taux d’obésité français, de 15 %, estpar ailleurs dans la moyenne européenne. Enfin, 9 % desfemmes et 5 % des hommes présentent des symptômesdépressifs, ce qui place la France légèrement au-dessus dela moyenne européenne. n

PAR FANNY CHARTIER

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70 % des Français se déclarent en bonne santé

« À structure d’âge et de sexe comparable, ce sont les ouvriers non

qualifiés qui se déclarent en moins bonne santé. »

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LIRE

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lire, rendre compte et critiquer, pour dialoguer avec les penseurs d’hier et d’aujourd’hui, faire connaître leurs idées et construire, dans la confrontation avec d’autres, les analyses et le projet des communistes.

la recherche publique à l’heure des humanitésnumériquesPAR OLIVIER RITZ*

onnaissez-vous les humanités numériques ?Les programmes de recherches, les colloques,les publications et même les postes spécifiquesestampillés « humanités numériques » se mul-tiplient. Au-delà d’uneffet de mode, ce déve-

loppement institutionnel est la par-tie la plus visible de transformationsprofondes de la recherche ensciences humaines, pour le meilleuret pour le pire. Alors que les résul-tats des premiers grands projetsaboutis sont désormais accessibles,les humanités numériques font l’ob-jet de nombreux écrits. Je souhaitedonner un aperçu des pratiques etde leurs critiques, en prenant sur-tout des exemples du côté desétudes littéraires.

les sciences HuMaines et l’inforMatiQue« Les humanités numériques recou-vrent un ensemble de pratiques derecherche à� l’intersection des tech-nologies numériques et des différentes disciplines dessciences humaines » (Dacos et Mounier, 2014). L’expres-sion humanités numériques, qui traduit l’anglais DigitalHumanities, marque une étape importante dans l’histoiredes relations entre les sciences humaines et l’informa-tique. Le développement des ordinateurs a permis, depuisles lendemains de la Seconde Guerre mondiale pour lesprojets pionniers puis surtout depuis les années 1980, desapproches nouvelles des sciences humaines. L’utilisationde l’informatique a plusieurs conséquences. Elle permetd’automatiser le traitement des données et par consé-quent d’en traiter des quantités toujours plus importantes.La préparation des données implique de mettre au pointdes protocoles de numérisation et d’encodage qui contrai-gnent à faire des choix, à lever des ambiguïtés.En France et dans le domaine de la littérature, la Banquede données d’histoire littéraire (BDHL), créée en 1985 àl’université Paris 3, donne un bel exemple des réalisa-

tions de cette première période : l’informatique a per-mis de réaliser l’ambition d’une « science du littéraire »affirmée par Gustave Lanson. La BDHL est construite àpartir de plusieurs dizaines de manuels d’histoire litté-raire. En mesurant la présence des différents écrivains,elle permet d’interroger la notion de canon littéraire. Onpeut ainsi « étudier objectivement des données subjec-tives », comme l’écrit Michel Bernard, qui dirige depuis

2000 le centre Hubert de Phalèse,dont la mission est de « développerles études littéraires assistées parordinateur et de diffuser ces nou-veaux savoirs ».Les sciences humaines assistées parordinateurs (Humanities Compu-ting) sont devenues humanitésnumériques (Digital Humanities)avec le développement du Web àpartir du milieu des années 1990 :« L’informatique (computing), outilau service de la recherche est devenule numérique (digital), véritable envi-ronnement global au sein duquel larecherche est effectuée » (Dacos etMounier, 2014). La mise en réseaudes machines transforme radicale-ment le rapport aux données, aux-quelles on peut désormais accéderà distance, de manière instantanée.

La communication entre chercheurs change aussi pro-fondément, rendant possible des modes de collaborationinédits.L’exemple de la numérisation des textes montre à la foisles potentialités et les problèmes nouveaux qui sont posés.Pour étudier un texte, il est de moins en moins souventnécessaire d’aller dans une bibliothèque et d’en lire uneversion imprimée. Des versions numérisées peuvent êtreconsultées à distance. Mieux même : les techniques dereconnaissance de caractères progressent très rapidement.Alors qu’il y a peu de temps les textes disponibles en ligneétaient de simples images des pages imprimées, il s’agitmaintenant, dans la plupart des cas, de chaînes de carac-tères qui peuvent être interrogées par des outils de rechercheautomatisés. On a donc accès plus rapidement à un plusgrand nombre de textes et l’on peut, de plus en plus, uti-liser l’ordinateur pour effectuer un travail de repérage quinécessitait autrefois de longues lectures.

« Les humanitésnumériques servent

de prétexte pourmultiplier les contrats

courts ou le recours à des prestatairesextérieurs, quand

la recherche souffrepar ailleurs

d’un manque criant de moyens pérennes ».

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les enJeux éconoMiQues et politiQuesMais ce progrès technique est lourd d’enjeux économiqueset politiques. En matière de numérisation des textes, leprincipal acteur, et de très loin, s’appelle Google. La mul-tinationale a entrepris de numériser tous les livres ! Plusétonnant encore : elle est en voie d’y parvenir. Pour lestextes anciens, dans le domaine public, l’accès est librepour le moment, puisqu’il s’agit encore de gagner le plusgrand nombre d’utilisateurs possible. Mais qui peut garan-tir qu’il le restera toujours ? Si Google parvient à établir unvéritable monopole, qui l’empêchera de faire payer l’ac-cès ? Pour les textes plus récents, sous droits d’auteurs,Google et les éditeurs se livrent des batailles juridiques quibénéficient rarement aux utilisateurs.Deux types de contre-pouvoir existent. D’une part, demanière décentralisée, les militants du libre accès et deslogiciels libres : spécialistes d’informatique ou nouveauxvenus dans le champ des technologies de l’information etde la communication, ils dénoncent les stratégies mono-polistiques des grands groupes privés et inventent desoutils que chacun peut s’approprier librement. D’autrepart, les pouvoirs publics peuvent et doivent jouer leurrôle. En France, la Bibliothèque nationale mène une poli-tique de numérisation et de mise à disposition des textestrès ambitieuse, avec sa plateforme Gallica. Moins connue

du grand public, la très grande infrastructure de recherche(TGIR) Huma-Num développe des services de stockage,de traitement, de diffusion et de conservation des don-nées. Huma-Num est une institution publique, qui dépenddu CNRS et de l’université d’Aix-Marseille. Véritable ser-vice public de la recherche à l’heure du numérique, elletravaille à rendre les données utilisables par tous, de manièrepérenne. Tout en développant des outils à vocation uni-verselle, elle ne procède pas de manière centralisée, maisplutôt par la concertation collective et la collaboration.Les humanités numériques changent en effet la manièrede travailler. Les chercheurs ne découvrent pas le travailcollectif : la collégialité fonde leur travail depuis toujours.Mais les outils qui se développent avec les réseaux rendentpossibles des collaborations nouvelles, soit entre spécia-listes de champs disciplinaires assez éloignés les uns desautres, soit entre spécialistes et non-spécialistes. À l’uni-versité Paris-Diderot, nous avons entrepris de numériserles six volumes de notes prises par Michelet alors qu’il pré-parait son Histoire de la Révolution française. Si Paule Peti-tier, à l’initiative de ce projet, est une spécialiste de littéra-ture française, nous travaillons régulièrement avec desinformaticiens, soit pour mettre au point et faire évoluerle protocole de transcription, soit pour élaborer l’outil devisualisation qui rendra disponible le résultat de larecherche. Un autre projet, déjà abouti, montre l’intérêtde la collaboration : les manuscrits de Madame BovarydeFlaubert ont été transcrits entre 2003 et 2005, grâce à detrès nombreux transcripteurs bénévoles. La mise au pointd’un protocole de saisie et d’encodage très simple a per-mis de faire contribuer près de six cents personnes, dontun grand nombre d’élèves de seconde. La production par-ticipative (en anglais crowdsourcing) permet un gain detemps considérable, mais aussi un partage beaucoup plusgrand de la connaissance, jusque dans son processus deproduction.Comme pour l’accès aux données, les possibilités nou-velles offertes par le numérique sont aussi de nouveauxdangers pour la recherche publique. D’une part, là aussi,les outils collaboratifs les plus répandus appartiennent auxplus grands groupes privés, Google et Microsoft. D’autrepart, les projets collaboratifs sont souvent le levier d’unegestion néolibérale de la recherche et des universités. Leshumanités numériques servent de prétexte pour multi-plier les contrats courts ou le recours à des prestatairesextérieurs, quand la recherche souffre par ailleurs d’unmanque criant de moyens pérennes.Le Manifeste des Digital Humanities adopté à Paris enmai 2010 appelait à la constitution d’une « communautéde pratique solidaire, ouverte, accueillante et libre d’ac-cès ». L’enjeu de l’ouverture et du libre accès reste déter-minant, mais le rôle des pouvoirs publics sera égalementdécisif pour le développement de la recherche à l’heuredes humanités numériques. Les pouvoirs publics sont lesseuls qui aient la puissance économique nécessaire pourfaire exister des institutions et des infrastructures indépen-dantes des multinationales du numérique. Pour cela, iln’est pas seulement nécessaire de dénoncer les partena-riats passés avec ces grands groupes, il faut aussi en finiravec une gestion managériale et néolibérale de larecherche. Cela suppose un changement profond desrapports de forces politiques, mais c’est à cette condi-tion que le formidable potentiel démocratique des huma-nités numériques pourra être réalisé : l’accès libre ausavoir et son partage en actes. n

*Olivier Ritz est maître de conférences en littératurefrançaise, édition et humanités numériques à l’universitéParis-Diderot.

À LirE :• Marin dacos et pierre Mounier, Humanités

numériques : état des lieux et positionnement de larecherche française dans le contexte international,[rapport de recherche] institut français, 2014. En ligne :http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/65357-humanites-numeriques-etat-des-lieux-et-positionnement-de-la-recherche-francaise-dans-le-contexte-international.pdf

• Michel Bernard, L’Histoire littéraire au risque del’informatique. La question du canon littéraire, Pressesde la Sorbonne nouvelle, 2011. ouvrage numérique(payant) : http://psn.univ-paris3.fr/ouvrage/lhistoire-litteraire-au-risque-de-linformatique-la-question-du-canon-litteraire

• « humanités numériques : quelle(s) critique(s) ? »,séminaire de recherche organisé par pierre Mounier et aurélien Berra, à l’EhESS. Programme et documentspartagés à lire sur le carnet de recherche Philologie à venir : https://philologia.hypotheses.org

• Manifeste des Digital Humanities :https://tcp.hypotheses.org/318

• Huma-Num, très grande infrastructure de recherche.Présentation : http://www.huma-num.fr/la-tgir-en-bref

À DéCoUvrir En LiGnE :• OpenEdition, portail de ressources électroniques

en sciences humaines et sociales :https://www.openedition.org/6438.

• hubert de Phalèse, littérature et informatique :http://www.cavi.univ-paris3.fr/phalese/

• Les Manuscrits de Madame Bovary :http://www.bovary.fr.

• L’observatoire de la vie littéraire (oBviL) :http://obvil.paris-sorbonne.fr

• Le réseau Usage des patrimoines numérisés (UDPn) :http://udpn.fr

• hAL-ShS : archive ouverte en sciences de l’homme et de la société : https://halshs.archives-ouvertes.fr

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tandis que le parangon du progrès serait incarné par leretrait de l’État et l’ouverture à la concurrence. Entre médiaostensiblement de droite et média de « gauche de droite »,Frédéric Lordon décrypte la figure du journaliste « dissi-dent », « résistant de l’intérieur », dont le discours préten-dument critique fluctue, en réalité, avec les contours del’acceptabilité politique au sein de l’économie libérale.C’est la « vaccine » théorisée par Roland Barthes, où l’oninocule un mal nécessaire (« oui, il y a des dérives »), pourmieux défendre l’organisme en question (l’économie demarché).n

Jules Durand : uneaffaire Dreyfus auHavre (1910-1918)Éditions Syllepse, 2016

ROGER COLOMBIER

Les Docksassassinés. L’affaireJules DurandLes éditions de l’Atelier,2016

ROGER MARTINillustré par MAKO

PAR YVETTE LUCAS

En 1910, au Havre, les ouvriers charbonniers sont en grèvecontre la toute-puissante Compagnie générale transatlan-tique. Affiliés à la CGT, ils ont élu à la tête du syndicat JulesDurand, militant convaincu et passionnément épris dejustice sociale. Il existe aussi sur le port du Havre un syn-dicat jaune, qui n’est pas en grève et s’entend fort bien avecles dirigeants de la compagnie. Une nuit Donges, figure dusyndicat jaune, est assassiné durant une bataille d’ivrognes.On arrête les auteurs de l’altercation mais aussi Durand etdeux autres dirigeants du syndicat en prétextant, témoi-gnages douteux à l’appui, qu’au cours d’une réunion ilsont appelé à tuer le syndicaliste traître. Durant le procèsde novembre 1910, les trois attaquants sont condamnésau bagne, deux des dirigeants syndicalistes sont acquittésmais Jules Durand, défendu sans grande conviction par lebourgeois René Coty, futur président de la République fran-çaise dans les années 1950, est condamné à mort. L’émo-tion est grande, les grèves se renouvellent, la presse, à l’ex-ception de L’Humanité qui s’est battue pour lui, se déchaînecontre Durand. Le 31 décembre 1910, Durand est graciémais néanmoins maintenu pour sept ans en réclusion. En1911, après le dépôt d’une nouvelle demande en grâce,Durand est libéré. Mais la prison et tous les malheurs endu-rés lui ont fait perdre la raison, ce qui le conduit directe-ment à l’asile d’aliénés où il demeurera jusqu’à sa mort enfévrier 1926. Entre-temps, en 1918, la cour de cassationavait de nouveau délibéré et reconnu son innocence.L’affaire Durand a suscité un certain nombre d’ouvrages.En 1960, l’écrivain Armand Salacrou, impressionné dans

Économistes à gages Le Monde diplomatique /Les liens qui libèrent, 2012

SERGE HALIMI, RENAUDLAMBERT, FRÉDÉRIC LORDON

PAR MORANE CHAVANON

Ce recueil de trois textes décryptela manière dont l’environnement médiatique dominantassène quotidiennement aux citoyens une pédagogiedu There is no alternative (Il n’y a pas d’autre choix) par lavoix de ses « experts » économiques. La défense d’une éco-nomie libérale, sous-tendue par les mécanismes vertueuxdu marché et honnissant toute forme de régulationpublique, perçue comme une entrave au bon déroulementde la « mondialisation heureuse », est présentée comme lamarque même du pragmatisme économique et du bonsens politique. Cela va de soi, il n’y a rien d’idéologique, leparti pris, c’est chez les autres, les « utopistes » s’aventu-rant à critiquer le capitalisme.Dans son texte, Renaud Lambert s’intéresse à la sociologiedes « experts » économiques adoubés par les média domi-nants, ayant pignon sur rue pour délivrer un discours pré-tendument savant et neutre. Ceux-là même qui prédirentle retour à la normale du fonctionnement de l’économieaprès la crise des subprimes de 2008. Pour comprendre lanature du récit qu’ils défendent, car la constellation de leursdiscours donne à voir un système cohérent de légitimationde l’économie de marché, Renaud Lambert pose la ques-tion : D’où parlent-ils ? Et la collusion avec les grandes ins-titutions financières ne tarde pas à apparaître (sièges auxconseils d’administration de grandes entreprises, conseilsaux banques, tenue de conférences copieusement rému-nérées, etc.). Au-delà des questions de conflits d’intérêtsc’est la structuration de la discipline économique dans lechamp universitaire qu’il convient d’interroger. En effet, cesont les tenants d’une conception orthodoxe de l’écono-mie, réunis dans l’Association française de science écono-mique (AFSE), qui trustent les postes et régissent l’accèsaux principales publications. En réaction s’est créée l’As-sociation française d’économie politique (AFEP) en 2010.Quant à Serge Halimi, il s’est consacré à l’analyse d’unecentaine de chroniques économiques délivrées sur les sta-tions de radio rassemblant les taux d’audience les plus éle-vés. Sous couvert de pragmatisme, c’est une défense del’économie libérale et l’adoption d’une vision centrée prin-cipalement sur les stratégies d’entreprise qui donnent leton de « la lancinante petite musique des chroniques éco-nomiques ». « Classe objet », selon l’expression de PierreBourdieu, les ouvriers et les employés n’y figurent qu’entant que variables d’ajustement, réceptacles passifs desévolutions d’une compétition économique mondialisée,tenue entre les mains d’une poignée de grands dirigeants.C’est une neutralisation des rapports politiques qui se litdans le discours économique dominant, où l’on met enavant un marché dont les lois seraient naturelles et le fonc-tionnement inéluctable.L’un des chantres de cette « mondialisation heureuse » estle journal Le Monde, sur lequel porte le texte de FrédéricLordon. Pour l’économiste, le récit s’organise autour dedeux axes sémantiques opposés : les notions de protec-tionnisme et de souveraineté sont disqualifiées d’emblée,

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Journaliste,syndicaliste,communisteEditions Tirésias, 2017

JEAN-FRANÇOIS TÉALDI

PAR LÉO PURGUETTE

Jean-François Téaldi signe unouvrage-témoignage riche en

anecdotes sur ses trente-sept ans de militantisme syn-dical et politique dans l’audiovisuel public.Journaliste, syndicaliste, communiste.Trois mots qui résu-ment à eux seuls la vie de Jean-François Téaldi et lecontenu de son livre.Loin d’une autobiographie monolithique, l’auteur nousfait partager, à travers une série de notes de quelquespages chacune, les souvenirs marquants de sa vie pro-fessionnelle. Une préface d’Hervé Bourges, qui fut pré-sident-directeur général de France Télévisions, un avant-propos de Marie-George Buffet et de Bernard Thibaultet un entretien avec Marcel Trillat complètent le portraitd’une figure du syndicalisme du petit écran qui a fait sespremiers pas de journaliste à Nice-Matin à la fin desannées 1970 avant d’en être écarté du fait de ses opi-nions.Riche en anecdotes, documenté, ce livre donne à voir labataille quotidienne pour l’indépendance des rédactionsdans l’audiovisuel public. Vis-à-vis des directions maisaussi des élus, notamment ceux de la Côte d’Azur quisupportent difficilement son indocilité. « Je sais bien quevous voudriez que mes idées aient la couleur de votreveste », lui lance ainsi sur un plateau Jacques Peyrat, can-didat de droite, passé par le FN, aux municipales de Niceen 1995, alors que Jean-François Téaldi est vêtu d’un ves-ton rouge.Entre autres épisodes mémorables : l’Albanie d’EnverHoxha, filmée en caméra cachée, les mises au placard dejournalistes pour cause de look, les révélations sur l’im-plication d’une tête de liste FN dans le massacre de lavilla Montfleury pendant la guerre... Jean-François Téaldirapporte la mobilisation des journalistes de France 3 en1994, jusque dans le bureau du procureur de Nice pourqu’il leur restitue une cassette saisie sans mandat dansle but d’identifier les participants à une grève des gar-diens de prison.Il rapporte aussi les mesquineries auxquelles il futconfronté en tant que cadre, responsable syndical etcommuniste qui plus est. Lorsqu’en 1992, il est nommérédacteur en chef adjoint en commission paritaire, unpetit papier est glissé dans toutes les boîtes aux lettresdes salariés : « Faire part : monsieur Alain Castanié, rédac-teur en chef de France 3 Côte d’Azur a la douleur de vousinformer de la nomination de M. Jean-François Téaldiau poste de rédacteur en chef adjoint survenue dans saquarantième année ». Il bataille pour faire respecter son« droit de citoyen » à intervenir dans les meetings deMarie-George Buffet en 2007. En 2012, il participe à lacampagne de Jean-Luc Mélenchon tout en reconnais-sant « ne pas avoir réussi à le convaincre de ne pas confon-dre les journalistes de terrain avec les propriétaires desmédia dominants ».Un livre passionnant et accessible au grand public. n

son enfance par ce tragique événement, écrivait une piècede théâtre Boulevard Durand qui, avec l’aide de la CGT,tourna dans de nombreuses villes de France. En 2016, deuxnouveaux ouvrages ont été consacrés à « l’affaire Durand ».Celui de Roger Colombier, Jules Durand : une affaire Drey-fus au Havre (1910-1918), situe l’affaire dans le contextesyndical et politique de l’époque, auquel il accorde unelarge place. L’ouvrage de l’écrivain Roger Martin et du des-sinateur Mako Les Docks assassinés. L’affaire Jules Durand,puissamment illustré, prend le parti de conter les démarcheset les états d’âme du commissaire Henry, qui avait menél’enquête et qui, convaincu de l’innocence de Durand, n’ajamais réussi à se faire entendre. En novembre 2016, lesTroisièmes journées Jules Durand ont accueilli au Havresyndicalistes et chercheurs du monde entier pour faire lepoint sur les nouvelles découvertes concernant l’affaire. n

Les Culottéestome 1, Gallimard,2016

PÉNÉLOPE BAGIEU

PAR CAMILLE DUCROT

Connaissez-vous Agnodiceou Tove Jansson ? Non ? Pour-tant ce sont deux femmes qui

ont fait fi des contraintes de leurs sociétés pour devenirl’une gynécologue travestie à Athènes pendant la Grèceantique, l’autre auteur d’un personnage de roman reconnu,Moumine le troll, en Suède au XXe siècle. Si vous êtes inté-ressés par des histoires de femmes révoltées, courageuseset engagées, vous devez lire Les Culottées, justement soustitré « Des femmes qui ne font que ce qu’elles veulent ».Le premier tome de cette bande dessinée rassemble quinzeportraits de ces femmes, publiés depuis janvier 2016 surle blog du Monde Les Culottées (le second tome vient desortir). L’idée de Pénélope Bagieu est de faire connaître desfemmes qui devraient être célèbres, par leurs œuvres etleurs actions, mais qui sont effacées de l’histoire officielle.Les biographies présentées concernent des personnes etdes époques très différentes, allant de l’Antiquité à l’époquecontemporaine, des femmes médecins aux femmes pre-nant des positions politiques ou s’investissant sur des ques-tions environnementales : Joséphine Baker, danseuse etrésistante, Nzinga, reine du Matamba, luttant contre lescolons, Clémentine Delait, la femme à barbe, Leymah Gbo-wee, représentante de l’ONU auprès des femmes, DeliaAkeley, exploratrice longtemps dans l’ombre de son mari,Annette Kellerman, première nageuse à avoir traversé laManche, ou encore les sœurs Mariposas, qui résistent audictateur Trujillo en République dominicaine. PénélopeBagieu leur consacre à chacune une dizaine de pages pourdes mini-biographies qui nous invitent à aller plus loindans la découverte de ces parcours de lutte.Si les thèmes proposés sont passionnants, le dessin utilisén’est pas en reste et complète le message. Chaque histoireest en effet servie par une couleur particulière, vive et adap-tée au caractère du personnage. Elles sont entrecoupéesde superbes doubles pages. L’humour de Pénélope Bagieupermet de sourire face à des situations parfois dramatiqueset rend encore plus prégnante la combativité de chacunede ces femmes. n

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Dans une république démocratique,le peuple est censé détenir le pou-voir politique. Le gouvernement està son service. Ainsi, « ministre » vientdu latin minus, serviteur. évidem-ment cette représentation est naïve ;bien souvent, sitôt l’élection pas-sée, le gouvernement détient seulle pouvoir d’état. néanmoins, pourLénine, cette idée est encore lar-gement illusoire. Le gouvernementn’est pas le lieu réel du pouvoird’état. Les ministres sont en réa-lité subordonnés à « l’immensearmée de fonctionnaires » quiconstituent l’appareil d’état.

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le projet communiste de demain ne saurait se passer des élaborations théoriques que Marx et d’autres avec luinous ont transmises. sans dogme mais de manière constructive, La Revue du projet propose des éclairages contem-porains sur ces textes en en présentant l’histoire et l’actualité.

PAR FLORIAN GULLI ET AURÉLIEN ARAMINI

Briser l’appareil d’étatBourgeois« Le problème fondamental de toute révolu-tion est celui de l’État », écrit Léninedans L’État et la révolution (1917). S’interro-ger sur l’État implique de savoir « qui » détientle pouvoir au sein de l’État. Or, contraire-ment à une vision naïve, le pouvoir n’appar-tient pas aux « ministres » et encore moinsau peuple dans l’État « démocratique » bour-geois. Faute de savoir « où est le pouvoir véri-table », certains socialistes – tels les « socia-listes de gouvernement » comme LouisBlanc, en 1848, au sein du gouvernementprovisoire de l’éphémère Deuxième Répu-blique en France – ont voulu transformerla société « par le haut », parce qu’ilscroyaient, à tort, que le pouvoir d’État estentre les mains du « gouvernement ».C’est, aux yeux de Lénine, l’erreur fonda-mentale de nombreux socialistes, dontKautsky, le « pape de la social-démocratie »allemande. Ils envisagent de « s’emparer »par les urnes de l’appareil d’État pour fairetriompher le socialisme. Or, mêmelorsqu’ils sont « aux commandes », lesministres ne sont pas les détenteurs effec-tifs du pouvoir étatique. L’administration

Toute l’histoire des pays de parlementarisme bourgeois et aussi, dansune large mesure, des pays bourgeois constitutionnels montre que leschangements de ministres ont fort peu d’importance, tout le travail réeld’administration étant confié à une immense armée de fonctionnaires.Or cette armée est profondément imbue d’un esprit antidémocra-tique, rattachée par des milliers et des millions de liens aux grandspropriétaires fonciers et à la bourgeoisie dont elle dépend de toutes lesmanières. Cette armée baigne dans une atmosphère de rapports bour-geois, qui est la seule qu’elle respire ; momifiée, encroûtée, figée, ellen’a pas la force de s’arracher à cette ambiance ; elle ne peut changersa façon de penser, de sentir et d’agir. Elle est enchaînée par un sys-tème de hiérarchie, par certains privilèges attachés au « service del’État » ; quant à ses cadres supérieurs, ils sont complètement asservis,par l’intermédiaire des actions et des banques, au capital financier dontils sont eux-mêmes, dans une certaine mesure, les agents, dont ils défen-dent les intérêts et propagent l’influence.Tenter d’effectuer, au moyen de cet appareil d’État, des réformes tellesque l’abolition sans indemnité de la grande propriété foncière ou lemonopole des céréales, etc., c’est s’illusionner au plus haut point, c’estse tromper soi-même et tromper le peuple. Cet appareil peut servirune bourgeoisie républicaine en instituant une république qui est une« monarchie sans monarque », comme la IIIe République en France, maisil est absolument incapable d’appliquer des réformes, ne disons pas abo-lissant, mais même rognant ou limitant effectivement les droits du capi-tal, les droits de la “sacro-sainte propriété privée” ». […]Or un des grands mérites des Soviets des députés ouvriers, soldats etpaysans, c’est qu’ils représentent un nouveau type de l’appareil d’État,infiniment supérieur, incomparablement plus démocratique. Les socia-listes-révolutionnaires1 et les mencheviks ont fait le possible et l’impos-sible pour transformer les Soviets (surtout celui de Petrograd et le Sovietde Russie, c’est-à-dire le Comité exécutif central) en de purs moulins àparoles, occupés, sous couleur de « contrôle », à voter des résolutionset des vœux impuissants, dont le gouvernement remettait, avec le sou-rire le plus poli et le plus aimable, la réalisation aux calendes grecques.Mais il a suffi de la « brise fraîche » du kornilovisme2, qui promettaitun bel orage, pour que l’atmosphère au Soviet se trouvât temporaire-ment purifiée de tous ses miasmes et que l’initiative des masses révo-lutionnaires commençât à se manifester comme quelque chose de grand,de puissant, d’invincible.Que cet exemple historique soit une leçon pour tous les hommes depeu de foi. Qu’ils aient honte, ceux qui disent : « Nous n’avons pasd’appareil susceptible de remplacer l’ancien, qui tend inévitablementà défendre la bourgeoisie. » Car cet appareil existe : ce sont les Soviets.Ne redoutez pas l’initiative et l’action indépendante des masses, faitesconfiance aux organisations révolutionnaires des masses, et vous ver-rez les ouvriers et les paysans déployer dans tous les domaines de lavie publique la force, la grandeur, l’invincibilité dont ils ont fait preuvelorsqu’ils se sont unis et se sont dressés contre le coup de force de Kor-nilov.

Lénine, « Une des questions fondamentales de la révolution »

(1917), Œuvres complètes, tome 25, Éditions sociales, Paris,

Éditions du progrès, Moscou, 1960, p. 401-402.

la question du pouvoir

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est de n’avoir pas confiance dans lesmasses, de redouter leur initiative, leuraction indépendante, de tremblerdevant leur énergie révolutionnaire aulieu de l’appuyer entièrement et sansréserve. » On est loin de l’image faussed’un Lénine se méfiant des masses etvoulant substituer à leur initiative celledu parti. Déjà en 1905, lors de la pre-mière révolution russe, Lénine faisaitmontre d’un tel enthousiasme à l’égardde la créativité populaire.Les masses se sont donc donné des or -ganisations : les « soviets4 ». Mais si lesmasses créent spontanément des orga-nisations, celles-ci demeurent relative-ment indéterminées quant à leurs fonc-tions. Les soviets doivent-ils êtresubordonnés au gouvernement ? Autre-ment dit, selon Lénine, doivent-ils être« de purs moulins à paroles, occupés,sous couleur de ‘‘contrôle’’, à voter desrésolutions et des vœux impuissants,dont le gouvernement [remet], avec lesourire le plus poli et le plus aimable,la réalisation aux calendes grec -ques ». Ou les soviets doivent-ils êtreplus que cela, à savoir les bases d’unenouvelle organisation d’État ?Pour Lénine, les soviets peuvent deve-nir « un nouveau type de l’appareild’État ». Ils se sont déjà montrés capa-bles d’organiser la défense de la révo-lution en armant les ouvriers de Petro-grad lors de la tentative de putsch dugénéral Kornilov de septembre1917. Ce faisant, les soviets ont com-mencé d’administrer un pays commele ferait un appareil d’État. Le fameuxmot d’ordre : « Tout le pouvoir auxsoviets ! » ne signifie pas : envoyer desreprésentants du soviet dans un gou-vernement entre les mains de l’ancienappareil d’État. Il signifie plutôt : bri-ser le vieil appareil d’État et s’en don-ner un nouveau, acquis à la révolution.

1. Les socialistes-révolutionnairessont les membres du Partisocialiste révolutionnaire. Ilss'appuient sur la paysannerieplutôt que sur le prolétariat.

2. Lénine désigne par ce terme le mouvement contre-révolutionnaire du général russeLavr Kornilov (1870-1918) qui pritla tête d’une tentative de coupd’État militaire à la fin de l’été 1917.

3. Conférence « De l’État »,prononcée le 11 juillet 1919 à l'université Sverdlov.

4. Concernant les « soviets » en 1905,voir rubrique « Dans le texte »« Tactique en temps de criserévolutionnaire », La Revue duprojet, n° 61, novembre 2016.

toute tentative de remise en cause del’exploitation des masses par la bour-geoisie. Pour transformer la société, ilfaut donc démolir cette forme d’Étatpour la remplacer par une autre formed’État.

MarxisMe et anarcHisMeMais en se fixant un tel objectif– briser l’appareil d’État bourgeois –,Lénine n’adopte-t-il pas une posi -tion anarchiste ? Dans L’État et la révo-lution, Lénine distingue soigneuse-ment marxisme et anarchisme. L’un etl’autre partagent en effet une mêmevisée : la suppression de l’État. Pour lesanarchistes, la suppression de l’État estun objectif politique immédiat ;l’État doit s’effacer du jour au lende-main. Pour Lénine, il s’agit d’un hori-zon lointain, d’un processus progres-sif, que la formule « dépérissement del’État » exprime bien. Pour parvenir àce terme, il faut avoir instauré le socia-lisme, avoir supprimé les classes, c’est-à-dire avoir mis fin aux rapports dedomination qui rendaient l’État néces-saire. Pendant toute la longue phasede transition, un appareil d’Étatdemeure toutefois nécessaire pour faireéchec aux tentatives de restauration del’ordre ancien. Donc, détruire l’appa-reil d’État bourgeois ne signifie pas, auxyeux de Lénine, se priver de toutemachinerie d’État, à la manière desanarchistes. Il faut, en même tempsque l’on brise la vieille machine d’État,en faire advenir une nouvelle, favora-ble cette fois aux avancées révolution-naires.Mais où trouver ce nouvel appareild’État ? Et quelle forme devra-t-il pren-dre ? Que répondre aux sceptiques quiaffirment : « Nous n’avons pas d’appa-reil d’État susceptible de remplacerl’ancien, qui tend inévitablement àdéfendre la bourgeoisie » ?

tout le pouvoir aux soviets !Ce n’est pas au parti ou aux intellec-tuels d’inventer les formes politiquesde demain. Les masses sont créatricesdu nouvel ordre social. « Le grandpéché des chefs socialistes-révolution-naires et mencheviques, écrit Lénine,

de la société, tout comme le maintiende l’ordre, relève en réalité d’« uneimmense armée de fonctionnaires ».Cette administration est l’obstacle prin-cipal empêchant toute réforme. L’Étatn’est pas une machine que l’on conduità sa guise. Les fonctionnaires ne sontpas des gestionnaires, obéissant doci-lement aux ordres des ministres. Ils ontune façon « de penser, de sentir etd’agir » qui fait corps avec l’exploita-tion bourgeoise des masses et la domi-nation impérialiste. Lénine insisterasur l’idée que l’État peut changer deforme (l’État esclavagiste ou la répu-blique) tout en demeurant « unemachine qui permet à une classe d’enopprimer une autre, une machine des-tinée à maintenir dans la sujétion d’uneclasse toutes les autres classes qui endépendent3 ». Si l’État « démocratique »bourgeois représente un progrès vis-à-vis de l’État féodal du tsarisme,notamment parce qu’il reconnaît auxcitoyens un certain nombre de liber-tés, il n’en reste pas moins une machinedestinée à maintenir la bourgeoisie aupouvoir. Dans ce cadre, il est impen-sable « d’appliquer des réformes, nedisons pas abolissant, mais mêmerognant ou limitant effectivement lesdroits du capital, les droits de la « sacro-sainte propriété privée ».Pourquoi l’armée de fonctionnaires del’appareil d’État bourgeois est-elle incapable d’avancer dans la voie dusocialisme ? Il y a d’abord des raisonsidéologiques : elle a été formée intel -lec tuellement dans les grandes écolesde l’État bourgeois ; elle a acquis lesréflexes intellectuels qui sont ceux desexploiteurs. Il y a aussi des raisons éco-nomiques. L’administration est sou-mise à l’oligarchie financière : « L’Étatn’est pas une entité en dehors ou au-dessus des classes. » Les institutionspolitiques – et les hauts fonctionnaires –sont sous la dépendance de l’oligarchiefinancière auprès de laquelle les Étatsimpérialistes s’endettent. La hauteadministration est totalement asservieau capitalisme financier. Ainsi, l’appa-reil d’État bourgeois ne saurait être laforme d’État adéquate pour mener unepolitique révolutionnaire. Bien aucontraire, il constitue un obstacle à

« une des questions fondamentales de la révolution » est écrit en septem-bre 1917. lénine rédige au même moment, L’État et la révolution, qui placeaussi en son centre la question de l’état et de l’attitude que les socia-listes doivent adopter à son égard. en juillet de cette année, un gouverne-ment à majorité socialiste est constitué, avec à sa tête le socialiste-révolutionnaire kerenski. pour lénine, ce gouvernement est « populaire,démocratique, révolutionnaire », mais seulement en paroles. en conser-vant l’appareil d’état de l’ancien régime, foncièrement hostile au change-ment, il se condamne à l’impuissance.

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o N°1 : LA SÉCURITÉ • octobre 2010 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°2 : LES SERVICES PUBLICS • novembre 2010 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°3 : Quelle ÉCOLE pour aujourd’hui et pour demain • décembre 2010 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°4 : Comment changer dans LA MONDIALISATION • janvier 2011 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°5 : LA GAUCHE DE L’AVENIR? 80 thèses pour remettre la gauche sur le bon pied • février 2011 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°HS : Rencontre nationale pour un PROJET POPULAIRE ET PARTAGÉ • mars 2011 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex.o N°6 : ÉCOLOCOMMUNISTE, sans complexe • mars 2011 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°7 : EUTHANASIE : a-t-on le droit de mourir ? • avril 2011 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°8 : PROJET SOCIALISTE : une analyse critique pour avancer à gauche • mai 2011 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°9 : LE MULTICULTURALISME, un cauchemar? • juin 2011 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°10 : CLASSE OUVRIÈRE : le fantôme de la gauche • septembre 2011 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°11 : Place au PEUPLE • octobre/novembre 2011 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°12 : DÉMONDIALISATION • décembre 2011 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°13 : Lumières sur L’ÉNERGIE • janvier 2012 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°14 : CRISES : construction et subversions • février 2012 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°15 : Politiques du GENRE • mars 2012 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°16 : LE VOTE UTILE? le vote utile ! • avril 2012 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°17 : MIGRATIONS au-delà des fantasmes • mai 2012 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°18 : SPORT$, l’humain d’abord • juin 2012 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°19 : Le polar imagine 2013 • septembre 2012 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°20 : ART ET CULTURE, les sentiers de l’émancipation • octobre 2012 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°21 : Habiter LA VILLE • novembre 2012 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°22 : NOUVEAUX ADHÉRENTS Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Faut-il les garder ? • décembre 2012 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°23 : Vive LE PROGRÈS • janvier 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°24 : LES MOTS PIÈGÉS • février 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°25 : Bien NOURRIR LA PLANÈTE • mars 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°26 : À la conquête d’une nouvelle CONSCIENCE DE CLASSE • avril 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°27 : NATIONALISATIONS: l’intérêt général • mai 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°28 : LA RETRAITE : une bataille capitale • juin 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°29 : COMMUN(ism)E et municipales • septembre 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°30/31 : Vive LA RÉPUBLIQUE • octobre/novembre 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°32 : LES TERRITOIRES de l’égalité • décembre 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°HS : Refonder l’EUROPE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex. o N°33 : Dessine-moi une VILLE HUMAINE • janvier 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°34 : PEUR • février 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°35 : Pour en finir avec LA DROITISATION • mars 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°36 : Sous les pavés, L’EUROPE • avril 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°37 : Enseignement supérieur et recherche SAVOIRS où aller ? • mai 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°38 : LE CORPS • juin 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°39 : La fabrique de L’ASSISTANAT • septembre 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°40 : FAB-LAB du bidouillage informatique à l’invention sociale • octobre 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°41 : LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE • novembre 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°42 : COMMUNISME de nouvelle génération • décembre 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°43 : LIBERTÉ ! • janvier 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°44 : MÉDIA Besoin d’oxygène • février 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°45 : FÉMINISME au cœur des luttes révolutionnaires • mars 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°46 : NATION, une voie vers l’émancipation • avril 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°47 : MUSULMANS: dépasser les idées reçues • mai 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°HS : Convention nationale du PCF sur l’INDUSTRIE • juin 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex. o N°48 : LES MOTS GLISSANTS • juin 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°49 : Non ! Il n’y a pas de GUERRE DES CIVILISATIONS • septembre 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°50 : 4 essais sur LA GAUCHE • octobre 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°51 : CLIMAT, le temps des choix politiques • novembre 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°52 : LAÏCITÉ, outil d’émancipation • décembre 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°53 : ÉDUCATION, état d’urgence • janvier 2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°54 : POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE: de la guerre à la paix • février 2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°55 : LOGEMENT, le droit au bien-être • mars 2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.o N°56 : (ANTI-)PRODUCTIVISME? De quoi parle-t-on • avril 2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.o N°57 : Nouvelles vagues en MÉDITERRANÉE • mai 2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.o N°58 : LE BONHEUR • juin 2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.o N°59 : JEUNESSE sacrifiée ? ou engagée ! • septembre 2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.o N°60: COMMUN ET/OU COMMUNISME ? • octobre 2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.o N°61 : LE TRAVAIL dans tous ses états • novembre 2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.o N°62 : JUSTICE pour qui et pourquoi ? • décembre 2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.o N°63 : De NOUVEAUX DROITS dès maintenant ! • janvier 2017 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.o N°64 : Quelle politique (VRAIMENT) ANTITERRORISTE ? • février 2017 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.o N°65 : ÉVASION FISCALE, mettre fin au grand hold-up • mars 2017 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.o N°66/67 : SANTÉ, maux et remèdes • avril/mai 2017 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.

TOTAL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ......... ex. = .............. €

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