Donzelot_AntiSociologie

21
Une anti-sociologie PAR JACQUES DONZELOT C OMMENT, un jour, un homme a-t-il été amené à s'allonger sur un divan pour y raconter sa vie ? C'est d'une certaine manière la question que posait Michel Foucault dans l'His- toire de la folie. Pour y répondre, il a décrit une séquence de trois siècles d'histoire pendant lesquels s'est tramé le partage séparant folie et normalité. Résultat : la psychanalyse se situe au point ultime des aménagements de l'internement sans renoncer à ses implications fondamentales : « Freud a bien délivré le malade de cette existence asilaire dans laquelle l'avaient aliéné ses libérateurs, mais il ne l'a pas délivré de ce qu'il y avait d'essentiel dans cette existence ... Il a créé la situation psycha- nalytique où, par un court-circuit génial, l'aliénation devient désaliénation ; mais le médecin en tant que figure aliénante reste la clef de la psychanalyse. l> On pouvait se raconter. Soit. Mais que pouvait-on faire entendre dans de telles conditions ? Cette impertinence ainsi pointée dans les dernières pages du livre devait procurer assez de joie à Gilles Deleuze et Félix Guattari pour qu'ils en fassent un ouvrage capable de contenir une démolition généralisée de la psychanalyse, une nouvelle théorie du désir et, dans la foulée, une esquisse de l'évolution de l'humanité des origines à nos jours. De ces trois aspects du livre, on a différemment parlé ; surabondamment du premier par le fait de son carac- tère pamphlétaire ; du second, cette théorie du désir machi- nique, on a doctement discuté pour savoir s'il était la négation de toute poésie ou s'il n'était que cela, de la poésie ; enfin, on a plutôt ignoré le troisième, et c'est dommage, car c'est là que se déploie, à l'échelle de l'ensemble des sciences humaines, une tentative de subversion du même ordre que celle que Laing et Cooper avaient menée sur le seul terrain 835

description

Jacques Donzelot about L'AntiOedipe

Transcript of Donzelot_AntiSociologie

Page 1: Donzelot_AntiSociologie

Une anti-sociologie PAR JACQUES DONZELOT

C OMMENT, un jour, un homme a-t-il été amené à s'allonger sur un divan pour y raconter sa vie ? C'est d'une certaine manière la question que posait Michel Foucault dans l'His­

toire de la folie. Pour y répondre, il a décrit une séquence de trois siècles d'histoire pendant lesquels s'est tramé le partage séparant folie et normalité. Résultat : la psychanalyse se situe au point ultime des aménagements de l'internement sans renoncer à ses implications fondamentales : « Freud a bien délivré le malade de cette existence asilaire dans laquelle l'avaient aliéné ses libérateurs, mais il ne l'a pas délivré de ce qu'il y avait d'essentiel dans cette existence ... Il a créé la situation psycha­nalytique où, par un court-circuit génial, l'aliénation devient désaliénation ; mais le médecin en tant que figure aliénante reste la clef de la psychanalyse. l>

On pouvait se raconter. Soit. Mais que pouvait-on faire entendre dans de telles conditions ? Cette impertinence ainsi pointée dans les dernières pages du livre devait procurer assez de joie à Gilles Deleuze et Félix Guattari pour qu'ils en fassent un ouvrage capable de contenir une démolition généralisée de la psychanalyse, une nouvelle théorie du désir et, dans la foulée, une esquisse de l'évolution de l'humanité des origines à nos jours. De ces trois aspects du livre, on a différemment parlé ; surabondamment du premier par le fait de son carac­tère pamphlétaire ; du second, cette théorie du désir machi­nique, on a doctement discuté pour savoir s'il était la négation de toute poésie ou s'il n'était que cela, de la poésie ; enfin, on a plutôt ignoré le troisième, et c'est dommage, car c'est là que se déploie, à l'échelle de l'ensemble des sciences humaines, une tentative de subversion du même ordre que celle que Laing et Cooper avaient menée sur le seul terrain

835

Page 2: Donzelot_AntiSociologie

JACQUES DONZELOT

de la psychiatrie, le renversement de la psychanalyse n'appa­raissant plus comme une fin en soi, mais comme la condition première d'un bouleversement d'une tout autre portée dont la forme et le ton du livre donnent déjà la mesure.

Un dzscours sans complexe.

On a dit de ce livre qu'il était difficile. Or, il n'y a pas de mot plus malheureux pour désigner cet élan de démystification et de simplification qui traverse sans guère fléchir l'amoncel­lement aussi démesuré qu'asthénique constituant le champ intel­lectuel contemporain.

L' Anti-Œdipe vient ponctuer d'autres histoires que celle dé­crite par Foucault. Il y a la série constituée par la psychothé­rapie institutionnelle dont il se veut l'épanouissement théorique, il y a aussi la « tradition » freudo-marxiste et la lignée anti­hégélienne dont Nietzsche a jeté les bases. Ce livre est donc le produit d'une conjonction entre différentes séries, conjonction qui fait sa singularité et qui expliquerait le type d'accueil qu'il a reçu : succès spectaculaire et réactions malaisées, poujadistes pour tout dire. C'est que, impossible à situer dans un genre, il bouscule les théories de chaque discipline sans que les tenants de celles-ci puissent l'assigner devant le tribunal de leurs règles, tant il les fuit par tous les côtés. Il ne s'agit pas à proprement parler d'un livre de philosophie ; si Deleuze et Guattari en ont une, elle peut tenir entière dans la formule : tout est dans tout et réciproquement. Il ne ressort pas non plus d'une discipline savante, pas plus qu'il n'en invente une. Son principe d'existence, on le voit surtout dans une activité de délitage des savoirs insti­tués, de renversement intégral des propositions en cours. Prodi­gieux efforts pour penser autrement.

S'agissant de la forme du livre, on reconnaîtra qu'elle est déconcertante. C'est qu'on n'avait plus l'habitude de livres où l'absence de lieu d'ancrage disciplinaire donne à l'écriture les formes de la voix. On déplore l'absence de progression linéaire, de cette patience accumulative qui gratifie habituellement la lecture. C'est que Deleuze et Guattari ne peuvent être lus que comme on écoute quelqu'un qui parle : tout est dit dès les pre­miers mots, tout est encore à dire. Il n'y a aucune raison que ça s'arrête, aucune autre que la fatigue. Et il est vrai que parfois on assiste à une sorte d'essouflement : ces blocs erratiques de savoirs pas très bien digérés qui font caillot dans le flux de l'ouvrage ; et ces ressassements qui viennent reprendre les pos-

836

Page 3: Donzelot_AntiSociologie

UNE ANTI-SOCIOLOGIE

tulats premiers pour, à chaque détour, en montrer encore la pertinence. Qu'en dire, sinon que c'est l'inévitable rançon de l'aventure. Tout aussi déconcertant cet aplatissement du paysage intellectuel par une érudition tous azimuts qui s'autorise d'une « incompétence indispensable » pour faire un usage négligent des plus savants auteurs, prenant leur bonheur là où ils le trouvent et sautant allègrement par-dessus les glacis qui confor­tent les édifices intellectuels et garantissent leur éminence. Il ne s'agit plus d'être « dans le vrai » de telle discipline ou de tel auteur prestigieux, mais de dire quelque chose qui tienne debout tout seul.

Parole amassée dans l'écriture donc; plutôt que production théorique réglée; décourageant l'étude, comme si l'effet visé n'était pas tant la contemplation d'un savoir que la communi­cation d'une certitude jubilatoire : l'histoire de l'humanité est cene d'une longue erreur qui commence avec l'Etat et qui conti­nue avec la psychanalyse, via le capitalisme et le système fami­lial. Encore un discours planétaire, dira-t-on, mais cette fois sans ces crispations « humanistes » que sont la nostalgie et la prophétie, sans rien d'oratoire, ni imprécations, ni invocations. Pour lire ce livre, à plus forte raison pour l'aimer, il faut, c'est vrai, partager avec les auteurs un certain ennui de la tragédie, la soupçonner de n'être qu'une forme de conjuration de la vie, une manière de déréaliser l'histoire par l'évocation de l'origine et l'incantation du dénouement, de la ligoter dans le ressasse­ment du mythe et la compulsion du fantasme. Il faut être las de ces adjurations de donner un sens à la vie parce que l'on est hanté par la mort, las aussi des tentations positivistes de délimitation maniaque du pathologique parce que l'on a peur de la folie comme de toute différence. Sinon, on se fâchera, de n'y trouver qu'obscurcissement de certitudes péniblement acqui­ses, règlements de comptes pour initiés et terrorisme mondain.

La psychanalyse à l'envers.

L'entreprise ne pouvait se faire que contre la psychanalyse sa position souveraine dans le champ intellectuel, son aptitude à décoder les savoirs tout en les inscrivant dans sa propre mou­vance, tout en faisait la cible obligée d'une tentative d'ébranle­ment sérieux de celui-ci. Or, comment pouvait-on faire une cri­tique de gauche de la psychanalyse, légitimée dans son principe même par le rapport de dégagement qu'elle entretient avec le répnmé, le refoulé ; abritee puissamment par une technicité qui barre l'accès à toute critique? Les projets les plus audacieux

837

Page 4: Donzelot_AntiSociologie

JACQUES DONZELOT

égratignaient l'édifice, l'aménageaient ou l'annexaient avec beau­coup de révérences et de précautions.

Ce verrouillage théorique et politique tient, on s'en rend compte maintenant, à deux affirmations principales qui ont jusque là permis de refouler la critique. Première affirmation : le désir est réactionnaire par essence, il n'est pas porté sur le présent, et encore moins sur l'avenir, mais cherche une réacti­vation du passé. De ce fait, l'entreprise psychanalytique passait, sinon pour révolutionnaire, du moins pour honorablement pro­gressiste puisque attelée à un projet de maturation du désir. Deuxième affirmation : le désir est une dénégation du réel, parce que tout désir est désir d'images, pire d'images d'images. Il nous tient donc dans un perpétuel décalage par rapport au réel. Seule l'analyse pouvait avoir compétence et prétention à démasquer ce « réel impossible » derrière le théâtre de l'imaginaire.

Le sentiment croissant ces dernières années que ça ne tour­nait pas rond du côté de la psychanalyse butait toujours sur cette argumentation. A partir de quoi, Deleuze et Guattari en sont arrivés à cette attitude extrêmement cohérente que ce que l'on ne peut ni contourner, ni assimiler, il faut le renverser, sans plus de manières. Le désir déréalisant ? mais il est le réel même. Pourquoi voir autre chose qu'une différence de régime entre l'activité désirante et l'activité sociale, techni­cienne, artistique ou politique ? Le désir réactionnaire ? Mais il est révolutionnaire par essence. Voyez Fourier. Cette véri­table réversion de la psychanalyse, on peut dire qu'ils l'effec­tuent grâce à trois opérations :

1. Une généralisation de l'inconscient. - Détriangularisé, relativisé, il devient le continuum de l'existence, son principe et non plus une instance parmi d'autres. Orphelin, autoproduit, anarchiste et athée, cyclique, enveloppant dans son expérience celle de la mort, l'inconscient fait du devenir ce qui ne cesse pas et ne finit d'arriver. Il ne connaît donc rien de l'origine et de la fin, il n'exprime rien et n'est même pas un langage. Ce n'est pas le réceptacle secret d'un sens qu'il faudrait déchif­frer mais l'état de coexistensivité de l'homme et de la nature.

2. Une matérialisation du désir. - Le désir n'est plus désir de quelque chose ; tension vers un objet qui manque et que toujours on manque pour que vive le désir, la transcendance et les croyances ; il n'est pas produit par une incomplétude mais précisément production, par association entre des machines qui produisent des flux et d'autres qui les coupent : le soleil et les yeux, l'air et la bouche, le sexe et tout ce qu'on voudra.

838

Page 5: Donzelot_AntiSociologie

UNE ANTI-SOCIOLOGIE

Le désir remis sur ses pieds consiste en un fourmillement de connexions entre des machines-énergies et des machines­organes, qui peuvent d'ailleurs être les unes et les autres à la fois. Le processus ne présuppose donc ni loi, ni hiérarchie, ni transgression. La nouveauté de l'analyse n'est évidemment pas dans l'extension de la sexualité à toutes les surfaces de contact­ici Freud avait déjà marqué le point -, mais dans la désubstan­tialisation et la démythification simultanées de la sexualité, qui n'a plus ni substance précise ni sens. Pas de mythe, archétype ou structure que l'on pourrait rapporter aux pulsions, et réci­proquement, dans un va-et-vient qui cautionne et la sexualité comme force souterraine et la force des mythes. L'éclatement de cette soudure entre mythe et sexualité libère le désir comme activité de surface, lui enlevant ce caractère de tragédie en conserve qui en faisait une vraie dégoûtation.

3. Une fonctionnalisation des instances d'attraction et de répulsion.- La mort n'est pas l'objet du désir, mais une forme du désir, « pièce de machine désirante, qui doit être elle-même jugée, évaluée dans le fonctionnement de la machine et le système de ses conversions énergétiques, et non comme prin­cipe abstrait » (p. 377). Comme il y a la vie qui désire au titre elu corps sans organes, état d'imrnobi1ité catatonique du corps qui fait taire les organes, les répudie. Seulement, au lieu que l'on assiste à un dualisme des pulsions, donc d'un dilemme qui, à tout couo, sanctionne la civilisation, les instances répres­sives cnlT'rne sêules caDab1es de s'opposer à l'instinct de mort, on èic;<>n<:0 d'une possibilité de co~nprendre les rapports vie­mort. t•tfr(!rtian-rémllsion, dans les termes d'une conhwaison po?ifiv". Non, nlus un dealisme antm:;oniste ql~i se dép~§serait diC'Jestio1.wment dans une neutralisation oar le filtre œdipien, mé'is une :r.1ultiplicité fonctionnelle où la rénu1sion entre le corps sans orç:anes et les organes conditionne l'attraction qui est le fonct!onnement même. Si la répulsion est indispensable, c'est que, sans elle:, c'est un organisme fixe qui sc crée, une entité close, fim1i8ée, barrant le libre travail de J'agencement molé­cula1œ des machines désirantes, lesquelles ne peuvent fonc­tionner qu'avec des ratés, des détraquages, donc des retours au degré zéro. par une sorte d'entropie, pour être à nouveau réac­tivées, cycle pendant lequel se convertit le modèle de la mort (le corps sans organes : la mort du dedans) en expérience de la mort (celle qui vient du dehors).

Dans cette perspective ontogénétique, le corps sans organes figure le troisième terme de la série productive : 1) flux; 2) coupure ; 3) arrêt. C'est par rapport à ce troisième temps,

839

Page 6: Donzelot_AntiSociologie

JACQUES DONZELOT

celui de l'anti-production, que se définissent les variations pos­sibles du désir. L'état paranoïaque correspond à une situation de persécution du corps sans organes par les machines dési­rantes : répudiation du désir. L'état schizophrénique, à l'opposé, est enchantement du corps sans organes qui s'accroche miracu­leusement toutes les forces productives et les organes de pro­duction.

Ces différenciations ne peuvent être pleinement comprises que dans la perspective phylogénétique, celle qui aligne les différents stades,de l'histoire. A ce niveau, la production géné­rique fonctionne selon le même schéma, l'anti-production étant représentée successivement par la terre, le despote et le capital. Il y a cependant une différence capitale entre le corps sans organes et les formes générales d'anti-production; c'est que le premier est le résultat interne de la production désirante sur laquelle il exerce un refoulement primaire fonctionnel, alors que les secondes en sont la condition extrinsèque et exercent une répression arbitraire.

L'évolution tient alors dans une libération toujours plus grande des flux (schizophrénisation), tendance que les instances d'anti-production exaspèrent tout en tâchant de les contenir, de les rabattre sur elles-mêmes, de les agréger (paranoïa). Le processus historique tend donc, soit à faire de la terre un équi­valent du corps sans organes, soit à massifier et à fixer toute la production désirante dans des méta-organismes, pseudo­mondes, face cachée de la terre.

Toutes ces opérations, ces nouvelles « évidences » proférées dans le livre engagent-elles une réfutation sans appel de la psychanalyse, ou ne s'agit-il que d'un apport un peu trop vigou­reux certes, mais néanmoins digérable par elle ? Pour en décider, il faut voir comment la psychanalyse, avant d'en arriver là, a dû subir les modifications consécutives à deux confrontations décisives : avec la réalité de l'hôpital psychiatrique d'une part, et la pensée nietzschéenne d'autre part.

La première fut menée sous l'appellation de psychothérapie institutionnelle. La pratique analytique vint y buter sur ce qu'elle avait toujours pu éluder dans son exercice « libéral » : le traitement des psychoses dont elle laissait hypocritement la charge aux psychiatres. Le caractère réfractaire des psycho­tiques à l'analyse, l'impossibilité de faire rentrer le délire psy­chotique dans les schémas d'interprétation freudiens, Guattari en fit l'expérience dès 1956, avec sa première psychothérapie en hôpital. On voit dans le récit qui en a été publié un étrange balancement entre les appels du pied pas très discrets qu'il fait à son patient pour qu'il récite « papa, maman, ma maladie

840

Page 7: Donzelot_AntiSociologie

UNE ANTI-SOCIOLOGIE

et moi » et une attention naissante à un discours qui est porté à parler de tout autre chose ; de Kafka, des juifs ou de l'immo­bilité intégrale. En même temps, l'injection d'un discours psy­chanalytique, version lacanienne, dans une institution de gar­diennage provoqua une sorte de collectivisation des concepts analytiques : les transferts devenaient institutionnels et les fan­tasmes collectifs. Cette prise en considération du désir au niveau collectif a rempli dans les années soixante une fonction poli­tique : La Borde devint pour les écœurés des stalinismes en tous genres un refuge, le lieu d'une critique de la pratique militante et de la théorie sociale ; ça causait encore Lacan, mais c'était déjà de tout autre chose qu'il s'agissait.

La confrontation avec la pensée nietzschéenne, c'est la ren­contre Deleuze-Guattari, l'appel mutuel d'une théorie intégra­lement amorale de l'histoire et d'une théorie du désir délestée de tout amarrage dans le pathologique, l'établissement d'une correspondance entre une évaluation des comportements sans autre critère que leur propre puissance et une perception du désir qui ne réclamerait que sa propre suffisance. C'était l'occasion d'une décantation de tout ce qui avait surgi de nouveau dans le cadre de la psychothérapie institutionnelle : du psychotique on retire l'enseignement d'un fonctionnement machinique du désir, d'un investissement de tout le champ social par le désir, comme en témoigne son délire ; de la pratique de groupe on dégage l'idée que les ensembles créateurs, les véritables singu­larités, ce sont les micro-multiplicités désirantes, les groupes­sujets et non les personnes ou les institutions. L'analyse politique vient coïncider complètement avec l'analyse des inves­tissements de désir ; ce qui était critique externe de la théorie et de la pratique politiques devient partie intégrante de celle-ci, puisqu'on ne peut plus distinguer une logique sociale (méta­individuelle) et une logique du désir (intra-individuelle), un principe de réalité et un principe de plaisir.

Au total, une théorie qui ne s'est construite qu'à partir de tout ce que la psychanalyse occultait ou négligeait : la psychose et les investissements sociaux du désir ; absolument pas pour les faire rentrer de force dans l'édifice analytique, mais pour faire sauter celui-ci et ouvrir l'analyse du désir à tout le champ social.

La fin du freudo-marxisme.

Mais, dira-t-on, cet effacement de la distinction rigide entre principe de réalité et principe de plaisir, n'est-ce pas déjà un vieux rêve, celui de toutes les tentatives de synthèse entre

841

Page 8: Donzelot_AntiSociologie

JACQUES DONZELOT

Freud et Marx ? Et puis, à liquider ainsi la barrière entre la théorie de l'inconscient et la théorie sociale, n'aboutit-on pas aux mêmes aberrations que ce qu'on reprochait plus haut à la psychanalyse : un impérialisme de la théorie de l'inconscient qui s'assujettit toutes les autres dimensions? Pourquoi, en fin de compte, préférer l'anthropologie de Deleuze et Guattari à celles qui se cherchent au plus près d'une orthodoxie lacanienne ?

Essayer de préciser la position de L' Anti-Œdipe par rapport à toutes ces questions est d'autant plus nécessaire que sa paru­tion est à peu près contemporaine de celles de deux ouvrages également importants qui prennent par rapport à ces questions des positions sensiblement différentes. Le premier, paru peu avant L' Anti-Œdipe, est La critique de l'économie politique du signe de Jean Baudrillard, critique de la critique de Marx, dont le point de vue politique est non moins radical que celui de Deleuze et Guattari, mais qui s'appuie sur une théorie de l'inconscient très proche de celle de Lacan. Le second, intitulé Le psychanalysme, de Robert Castel, paraîtra en février pro­chain 1 • C'est une dénonciation absolue de toutes les illusions qu'entretient la psychanalyse sur sa portée politique, aussi bien dans la pratique de ses agents que dans les tentatives de synthèse avec des théories sociales.

« Il ne nous semble pas qu'on ait encore analysé le rôle et les effets de ce modèle de contrat dans lequel est coulé la psychanalyse (le contrat psychanalytique comme cas parti­culier de la relation contractuelle médicale-libérale) », écrit Deleuze dans sa préface au recueil d'articles de Guattari. On peut dire que c'est chose faite avec le livre de Castel. Le contrat analytique, c'est le moyen de « mettre hors-jeu les déterminismes politiques et sociaux au niveau de l'instauration de l'analyse, de son déroulement (relation duelle), de ses matériaux (les for­mations de l'inconscient), de ses concepts (les catégories du discours analytique) ». Convention arbitraire pour ouvrir un certain accès à l'inconscient qui est tout entière suspendue à un parti-pris sur la réalité ; parti-pris tenant dans ces procé­dures de neutralisation de ce qui, dans l'existence n'est jamais neutre. La psychanalyse, par cette neutralisation préalable devient en fait neutralisante de ce qu'elle expulse par le contrat mais perpétue subtilement dans sa propre pratique : le rôle de l'argent, les structures d'inégalité, la référence à la famille, la prépondérance donnée à la symbolique masculine, etc... II en découle l'impossibilité d'accréditer la psychanalyse d'un

1. Cf. dans ce même numéro un extrait de cet ouvrage.

842

Page 9: Donzelot_AntiSociologie

UNE ANTI-SOCIOLOGIE

quelconque contenu subversif puisque cette structuration de sa pratique et de sa théorie fournit au contraire la clef d'un impé­rialisme normalisateur qui se manifeste dans les capacités nou­velles d'intervention qu'elle donne au dispositif de la médecine mentale. Le mouvement naturel de la psychanalyse dans sa critique formelle et extérieure de la psychiatrie a surtout amené celle-ci à se prolonger à l'extérieur de l'hôpital, avec précisé­ment son propre concours, à se métamorphoser et se multiplier plus qu'à se changer véritablement (à la différence de la stra­tégie adoptée par des gens comme Guattari qui ont, comme on l'a vu, mené une critique pratique de la psychanalyse en l'introduisant de force dans l'hôpital ; mais ici on abandonne le raisonnement de Castel, qui ne pense pas grand bien de la psychothérapie institutionnelle).

Dans ce sens d'une médicalisation accrue des problèmes sociaux par la psychanalyse elle-même, l'ensemble des tentatives freudo-marxistes apparaissent à Castel comme le moyen de trouver aux échecs révolutionnaires une explication et une solu­tion médicales. Même si elles condamnent haut et fort l'exten­sion pratique de la psychanalyse « embourgeoisée » ou révi­sionniste, elles participent du même processus qui consiste à vouloir « guérir la vie » en croyant la « changer >>.

Avec cette critique qui ne sépare pas la pratique analytique de ses utilisations réactionnaires ou illusoirement révolution­naires, et donc n'épargne ni les unes, ni les autres, on peut tomber parfaitement d'accord, à très peu de choses près. Les choses en question étant les suivantes : pourquoi appeler psychanalysme ce gue l'on dénonce comme une dimension intrinsèque de la psychanalyse ? II y a dans cet « isme >> l'indi­cation d'une r~serve dans la critique, toute une distinction pro­bablement faite à contre-cœur, mais néanmoins explicite, entre les usae;es sociaux et les usages individuels de la psychanalyse : on concède à la psychanalyse une compétence absolue pour parler elu rapport que « chacun entretient avec son désir et sa mor~», à condition que personne ne s'avise plus « de chercher dans la psychanalyse un modèle de pratique politique quel­conque )>. Ce respect maintenu, cet appel au chacun chez soi n'aboutissent-ils pas un peu trop à faire porter sur toute pro­blématique du désir le même soupçon que celui qui est jeté sur la psychanalyse, au profit du principe de la critique morale, ici anpel~e socio-politique ?

Quoi qu'il en soit, la description faite par Castel permet maintenant de surplomber cinquante ans de liaison entre marxisme et psychanalyse et donc d'expliquer son point d'explo­sion :1d1<d ni! se situent aussi hien Baudrillard que Deleuze

843

Page 10: Donzelot_AntiSociologie

JACQUES DONZELOT

et Guattari. Ça commence sur fond de brouille : les Soviétiques ont Pavlov, les Américains auront Freud; d'ailleurs Staline préfère, il adore les stimuli. Le seul communiste qui était psychanalyste, Wilhelm Reich, n'ayant pu rester l'un et l'autre que jusqu'en 1932 (pour ce qui est du P.C.) et 1934 (pour ce qui est de la psychanalyse, un point tout de même). Ce sont les sociaux-démocrates, en l'espèce les allemands de l'école de Francfort dont est issu Marcuse, qui eurent à mener la confron­tation entre Marx et Freud. Ce que Reich et Marcuse ont fait, c'est un certain nombre d'aménagements du marxisme et de la psychanalyse, postulant leur compatibilité fondamentale. Bri­colage ingénieux, mais fait à l'aveugle; une sorte de forcing intellectuel, négligeant ce qui apparaîtra par la suite comme la question de base : l'hétérogénéité des conditions de produc­tion de la théorie marxise et de la théorie freudienne. Avec Althusser et Lacan, c'en fut fini du bricolage et des amalgames ; ils instaurèrent les règles pures et dures de l'épistémologie ; c'est-à-dire le règne des truismes et des tautologies : le marxisme, c'est Marx; le freudisme, c'est Freud ; la science, c'est la science. Il ne fut cependant pas jugé impossible d'articuler deux ordres de savoir si l'on s'y prenait bien avec le respect qui leur était dû. Certains ont consacré des pages d'une rare intelligence et d'une totale futilité pour démontrer que le sous-continent freudien pouvait, en gardant sa dignité, prendre place dans le grand continent marxiste-léniniste.

Durant la première période, l'effort avait porté en quelque sorte sur des produits finis, sur une réalité découpée, filtrée, traitée par des méthodes cognitives différentes. Dans la seconde, il y a eu établissement d'un rapport par le simple voisinage des méthodes dû à une égale pratique du soupçon. La pre­mière était fertile mais, si l'on peut dire, artificielle ; la seconde n'entamait aucune procédure de dénaturisation, mais au prix de la stérilité. Cela permet peut-être de comprendre qu'on ne pouvait plus avancer qu'en pratiquant une abolition sournoise ou déclarée de l'un ou l'autre des termes du problème. Ce qu'une simple effraction mutuelle et à plus forte raison un seul voisinage méthodologique n'avaient pu établir, on se mit à le chercher de la façon la plus simple qui soit : en réglant son compte soit à la psychanalyse, soit au marxisme. On dira alors que l'entreprise de Deleuze et Guattari est un hyper­marxisme, tandis que celle de Baudrillard est un hyperfreudisme. Ce qu'on peut établir en considérant la place qu'occupe res­pectivement chez Deleuze et Guattari le concept de production et chez Baudrillard celui d'échange.

Pour Deleuze et Guattari, le désir étant production, toute

844

Page 11: Donzelot_AntiSociologie

UNE ANTI-SOCIOLOGIE

production est confrontable avec la production désirante ; mise en rapport que s'acharne à proscrire l'appareil psychiatrique et psychanalytique, en référant le désir non pas à la production mais à la loi, en rapportant non pas à l'espace social et poli­tique mais à l'enclave dérisoire de la famille. Le désir prend ainsi place dans l'ensemble marxiste des forces productives. Il n'est bridé, réglé que par ce qui régule toute production.

Pour Baudrillard, le concept d'échange est le point focal à partir duquel il effectue une déconstruction absolue du marxisme et vient ancrer sa théorie dans le freudisme version lacanienne. Premier temps donc, une critique du marxisme partant du refus de la distinction entre valeur d'usage et valeur d'échange. La valeur d'usage repose sur une anthropologie idéaliste accrédi­tant l'idée d'une nature, de besoins naturels, l'idée d'une uti­lité échappant à la détermination historique. Or, les besoins sont régis par un code, un système dont la logique est aussi abstraite que celle réglant l'équivalence de la valeur d'échange. Même abstraction, donc même fétichisme de la marchandise dans le cadre de la valeur d'usage que dans celui de la valeur d'échange.

Deuxième étape : à cette suprématie de la logique de l'équi­valence correspond celle du signifiant, le signifié étant les besoins, la valeur d'usage. Bipolarité hiérarchisée où la pré­éminence absolue revient à la valeur d'échange et au signifiant. Et comme la barre qui sépare signifiant et signifié est celle de la castration ; et comme l'inconscient est structuré comme un langage, on en arrive là où on voulait en venir. Baudrillard est pour nous cet homme paradoxal qui opère l'une des meil­leures critiques de Marx, en en sarclant toutes les naïvetés naturalistes, et qui ne peut pas voir une femme à moitié nue sans penser que la limite des vêtements figure la barre de la castration.

Pour Baudrillard, l'inconscient moderne, perfusé par l'équi­valence, est le jouet des systèmes, l'esclave des signes. Le capi­talisme, c'est cette progressive effraction de l'inconscient qui aboutit à substituer à la véritable logique du désir, à son ambi­valence radicale, le principe de l'équivalence par lequel il n'y a que des pseudo-échanges, la manipulation des signes de la jouissance à la place de la jouissance elle-même. On n'échange plus que des simulacres, on ne jouit plus, on consomme des signes.

Cette analyse a tout pour séduire, sauf qu'elle aboutit à séparer le désir de toute l'économie sociale; donc à instituer un système clos auquel la mort ne peut venir que de l'extérieur. On passe son temps à vérifier la loi de l'équivalence, à en

845

Page 12: Donzelot_AntiSociologie

JACQUES DONZELOT

démystifier toutes les avancées et à attendre que le désir veuille bien faire son irruption. Il y a plus grave, car on peut se demander : ce système, comment se maintient-il ? produit d'une effraction, il suppose de quoi entretenir son artificialité, des remparts qui puissent contenir l'ambivalence du désir. C'est bien pour cela qu'il y a des flics, des enseignants, des armées, nous dit-on. Mais comment ça marche ? comment est-ce efficace ? par rien d'autre que la pure démonstration de la force? A l'exté­riorité du désir correspond l'extériorité de la répression. Il y a donc, d'un côté, un système échangiste dont l'inscription dans l'inconscient entraîne une capacité de récupération généralisée de toute tentative excédente et puis, quand même, mais tout à fait étrangère à cette logique, une répression.

On voit la difficulté : Baudrillard dit : 1) il n'y a que de l'échange; 2) il faut cependant une répression objective; 3) cette répression ne s'appuie en rien sur les ressorts du psychisme, c'est le fil de fer barbelé d'un ensemble clos.

La force du livre de Deleuze et Guattari est précisément de chercher les processus qui lient la répression à l'auto­répression. L'absence de distinction de nature entre production sociale et production désirante leur permet d'inscrire la logique du désir au cœur du système capitaliste, d'y voir une force dont le développement est simultané de celui de l'ensemble des productions, imbriquée en elles et menaçant tout autant les rapports sociaux dans lesquels cette production générique est contenue. On voit le raisonnement ; tout se passe comme si Deleuze et Guattari s'étaient dit : c'est très bien le marxisme, cette manière de mettre de la matière là où l'on voyait de l'esprit ou quelque substance bizarre. Mais pourquoi diable Marx s'est-il arrêté en si bon chemin? le désir méritait bien le même traitement que les autres phénomènes. Pas étonnant, avec une telle omission, si l'on dispose d'une méthode qui ne permet de comprendre les choses qu'à moitié, avec des hauts et des bas et d'aussi fâcheux retours de manivelle. Soyons plus marxistes que Marx ; allons jusqu'au bout ; le désir aussi, on va en faire une étude matérialiste, et donc le loger à la base du système social. Et si le marxisme en crève, c'est qu'il le mérite bien.

La faiblesse du capitalisme est donc dans ce qu'il implique pour Deleuze et Guattari, à savoir un développement inéluctable de la production désirante, et non dans ce qu'il exclut, comme le pense Baudrillard, c'est dire l'échange symbolique primitif. Le changement pour les premiers découle de la logique même du développement, alors qu'il est pour Baudrillard subordonné en quelque sorte au retour du refoulé. La répression tient, pour

846

Page 13: Donzelot_AntiSociologie

UNE ANTI-SOCIOLOGIE

Baudrillard, dans la séparation absolue entre le désir véritable et la vie sociale, dans la conversion de l'un en l'autre par une tromperie que Freud appelait sublimation et que Baudrillard décrit comme la substitution de la logique de l'équivalence (niveau de la marchandise capitaliste) à celle de l'ambivalence (logique du désir et de l'échange symbolique). Pour Deleuze et Guattari la répression est inséparable de l'auto-répression propre à la logique du capitalisme, qui ne peut exister qu'en libérant la production générique, mais en la contenant dans des limites telles que ça ne foute pas le camp de tous les côtés. Elle n'est donc pas une condition extérieure du capitalisme mais sa contradiction interne. La question fondamentale que pose L' Anti-Œdipe est donc la suivante : si le capitalisme est d'autant plus puissant qu'il libère plus de production et donc plus de désir, comment parvient-il à tenir le coup? compte tenu de ce qu'il ne suffit pas de dire qu'il y arrive par de la répression mais qu'il faut expliquer comment celle-ci est pos­sible, quels rapports il y a entre son efficacité et le désir.

Ce que l'on a essayé de préciser par l'évocation comparée des trois ouvrages de Castel, Baudrillard et Deleuze et Guattari, c'est une sorte de gradation dans l'acuité de la question portée au problème du pouvoir dans ses rapports avec le désir, une escalade progressive vers ce qu'il y a peut-être de plus gênant à penser. Castel décrit le psychanalysme comme un complexe pratico-théorique qui a fonction de masquer les vrais problèmes qui sont, marxisme oblige, la production par l'homme de sa vie matérielle. Sa critique du pouvoir est menée en termes de vrai et de faux, de bien et de mal ; c'est ce qu'on appelle l'huma­nisme. Baudrillard, lui, développe une critique du capitalisme considéré comme un système d'illusions artificiellement entretenu par une répression qu'il ne sert à rien de critiquer moralement ou savamment puisqu'elle trouve son principe en elle-même. C'est le paradoxe du nihilisme : on vit tellement dans l'illusion qu'on ne peut se dégager de notre assujettissement au pouvoir qui nous est extérieur, seule réalité objective. Pour Deleuze et Guattari, le problème n'est pas de critiquer le pouvoir, ni de le nommer, mais de voir les liens actifs qu'il entretient avec ce qui en est la négation : le désir.

En deuxième lieu, on peut constater comment dans cette gradation ou, si l'on préfère, cet éventail, l'attention accordée au problème de la maladie d'une part, la référence, sinon la révérence à l'égard des savoirs établis d'autre part, diminuent d'autant que l'on se rapproche plus d'un problématique mettant en rapport le désir et le pouvoir. On pourrait en déduire en tout cas que ce que l'on appelle le réalisme, c'est la prise en

847

Page 14: Donzelot_AntiSociologie

JACQUES DONZELOT

considération des institutions et des gens en place au nom de leur savoir au moins autant que celle des misères de ce monde. Cela devrait suffire à forcer l'attention autour de L' Anti-Œdipe, car il y a de plus en plus de gens à qui les sciences cliniques, les sciences humaines ne disent plus rien qui les intéresse, qui les fasse avancer. Il est par trop flagrant qu'elles ne font plus que se congestionner, ayant atteint une limite de saturation qui en invalide les postulats, en découvre les limi­tations politiques. On se moque pas mal qu'avec ces savoirs, on nous fabrique tantôt de l'optimisme, tantôt du pessimisme ; ce dont on a envie, c'est d'analyses nouvelles, de moyens nouveaux.

Une anti-sociologie.

Or, on peut trouver dans L'Anti-Œdipe le moyen d'échapper à au moins trois des difficultés majeures de l'analyse sociale :

1) L'alternative entre des descriptions fonctionnalistes qui ne font que rationnaliser « après coup » et fort mal les institutions sociales, et l'analyse structurale qui dénonce, sous les usages avoués, des mécanismes de fonctionnement qui les contredisent. Si cette dernière a le plus souvent une orientation révolution­naire, c'est au prix d'une vue unilatérale des systèmes qui ne donne pas l'intelligence des forces qui travaillent lesdites insti­tutions.

2) Le jeu de distinctions entre infra et superstructure, entre luttes de classes et luttes marginales. L'analyse marxiste clas­sique consiste à dégager à travers la gangue du concret, l'or pur de la lutte de classes. Seulement, comme la lutte de classes à l'état pur, ça se fait rarissime, pour ne pas dire inexistant, force est d'y adjoindre, à titre de paramètres plus ou moins perturbateurs une dimension religieuse, linguistique ou ethnique. A force de secondariser tout ce qui ne relève pas de la pure logique marxiste, de n'analyser que la nature des luttes, on en avait oublié qu'elles ont aussi un lieu et une direction et que ces trois éléments sont inséparables. Il n'y a d'ensemble social qui ne soit d'abord une certaine forme d'investissement de la terre, une certaine manière de l'habiter.

3) Le voile plus ou moins pudique jeté sur le problème de l'Etat. Il est de plus en plus impossible d'y voir la simple sécré­tion instrumentale d'une volonté partisane ou collective, alors qu'on constate partout son aptitude à se subordonner les mou­vements révolutionnaires, son attraction toujours plus grande pour les tentations régressives.

848

1

Page 15: Donzelot_AntiSociologie

UNE ANTI-SOCIOLOGIE

Pour échapper à toutes ces difficultés, il faut changer de questionnement. Ne plus demander : qu'est-ce que la société? Question abstraite, juste bonne à ouvrir le concours du plus gros concept. Pour y substituer l'interrogation interpellative : comment vivons-nous en société ? Question concrète qui en entraîne d'autres : où vivons-nous ? comment habitons-nous la terre ? comment vivons-nous l'Etat ? De sorte que les processus sociaux n'y appellent plus tant une explication dans les termes de leur logique interne, mais en fonction des investissements dont ils affectent les deux surfaces qui les bornent : la terre et l'Etat. Le social n'est plus un tout autonome mais un champ de variations entre une instance d'agrégation et une surface d'errance.

1. Molaire, moléculaire, grégarité. - Dans leur tentative de refus de l'alternative fonction-structure, Deleuze et Guattari prennent explicitement appui sur le courant de la psycho­sociologie critique qui s'était développé en France après la guerre d'Algérie et dont Sartre avait démontré la fécondité pour l'analyse historique dans La critique de la raison dialectique.

On peut voir plus d'une correspondance entre le « groupe en fusion » et les formations moléculaires de Deleuze et Guattari, micro-multiplicités désirantes qui constituent le pôle actif des ensembles sociaux. Egalement entre les ensembles molaires et les rassemblements sériels. Mais première différence : il n'y a pas, pour Deleuze et Guattari, d'existence séparée du molaire et du moléculaire. Or Sartre décrivait plutôt ces formes comme des états successifs de la vie d'un groupe. Deleuze et Guattari s'attachent, eux, à définir leur coexistence, à repérer quelle ligne se subordonne l'autre. C'est même toute la tâche de la schizo­analyse que de procéder à ce travail de détection :

1) Découvrir au cœur des machines molaires la présence des machines désirantes et les variations d'affinité entre les deux. Donc une première tâche mécanicienne qui étudie les incom­patibilités de fonctionnement, les immobilisations, en confron­tant machines désirantes et machines molaires.

2) Distinguer les investissements pré-conscients d'intérêt. Les ensembles molaires ne sont pas pure inertie, mais constitués par des investissements sociaux. L'appartenance à une classe sociale renvoie au rôle dans la production ou l'anti-production. Il y a donc un investissement d'intérêt qui porte sur le régime des synthèses sociales selon la place que l'on occupe dans le dispositif. Mais celui-ci est distinct de l'investissement libidinal qui peut mener aussi bien vers le désir d'un nouveau corps social que vers celui qui existe. Distinction importante puisque

849

Page 16: Donzelot_AntiSociologie

JACQUES DONZELOT

les deux types d'investissement peuvent s'opposer, alimentant les contradictions aussi bien dans la classe dominante que dans les couches dominées.

Il y a un deuxième avantage à référer l'étude des groupes à la production désirante, c'est qu'on évite ainsi d'avoir à fonder l'historicité sur la spéculation d'un manque originel. Le carac­tère cyclique de la description de la vie des groupes par Sartre impliquait une sorte de mécanique compulsive : arrachements successifs à l'inertie du fait d'une dynamique de la rareté placée au seuil de l'histoire, toujours suivis de retombées fatales dans le « pratico-inerte » jusqu'au règne de l'abondance. De sorte qu'il ne pouvait guère décrire les ensembles sociaux que comme des ensembles inertes, des praxis pétrifiées parcourues d'ondu­lations spasmodiques. Deleuze et Guattari échappent à cette inlassable dialectique en conférant à chaque pôle, molaire et moléculaire, une attraction propre : le pôle schizophrénique (moléculaire) correspondant au désir productif, le pôle para­noïaque, à l'aménagement du manque. D'un côté, le désir pris dans l'ordre réel de sa production qui se comporte donc comme phénomène moléculaire dépourvu de buts et d'intentions ; de l'autre, le désir prisonnier de grandes « objectivités totalisantes, signifiantes, fixant les organisations, les manques et les buts ».

Les grandes formations sociales sont qualifiées grégaires parce qu'elles rassemblent leurs éléments en écrasant par une pression sélective toutes les singularités, les multiplicités, en produisant donc une unité structurale. Et cette unité tire son efficacité de ce qu'elle opère une soudure du désir au manque, lui assignant dans son dispositif une fin, des buts, des besoins, des intentions, le manque n'est pas originel mais constitué par le dispositif qui capte et enregistre les productions. La société capitaliste ayant pour caractéristique de pousser au plus haut point la libération des flux tout en les maintenant dans des limites qui permettent leur inscription, donc une tendance encou­ragée à la schizophrénisation, à la libération absolue des flux, à leur fuite sans fin ; mais aussi tendance exacerbée au ratta­chement, à l'assujettissement à la structure qui donne une place et une limite aux productions.

Fonction et structure n'ont pas à s'opposer comme des méthodes d'analyse, elles ne sont que deux régimes différents d'une même production, mais différence qui est maintenant portée à un point d'explosion. Et l'enjeu de cette lutte est la forme de l'investissement dont la terre peut être affectée.

2. La territorialité. - Cette notion est, à nos yeux, la plus riche et la plus nouvelle de l'ouvrage, mais si l'on voit bien

850,

Page 17: Donzelot_AntiSociologie

UNE ANTI-SOCIOLOGIE

qu'elle rend compte d'un tas de choses, qu'elle permet de faire sauter les distinctions entre l'infra et le superstructural, entre le marginal et l'essentiel, il faut reconnaître qu'elle est très rare­ment et à peine explicitée (pp. 170, 306, 361).

En première approximation, on peut essayer de la définir par référence au code. Codage et territorialisation sont deux moda­lités complémentaires d'épinglage des productions. Le codage les ajuste au socius, au dispositif central, la territorialisation les arrime sur le corps de la terre. Si l'on considère les sociétés sauvages, la différence est infime entre les deux puisque la surface d'enregistrement et le lieu du codage sont la terre elle­même. La terre est alors « cette grande stase inengendrée, l'élé­ment supérieur de production qui conditionne l'appropriation et l'utilisation communes du sol ». C'est sur elle que se noue le lien du désir et de sa propre répression. Elle est le lieu, l'objet et l'attache naturelle de la production, la forme immanente de l'investissement premier du désir portant sur le corps plein de la terre, modulée alors par de seules différences d'intensité. C'est dire que l'instauration d'un principe de répartition géo­graphique est déjà une première étape de déterritorialisation, puisque instituant une terre divisée, découpée, remplacée comme principe d'unification par une instance transcendante cette fois, l'unité d'Etat, le nouveau corps plein. On voit que codage et territorialité évoluent en raison inverse l'un de l'autre. Lorsque le codage se développe, devenant surcodage, la territorialité diminue, gagne en artificialité. Le désir ne porte plus directe­ment sur la terre, ne l'habite plus, mais l'hallucine à travers de nouveaux corps pleins : Dieu, Moïse, grands et petits chefs, menez-nous vers la terre promise !

Ce mouvement de déterritorialisation, c'est la logique du capitalisme de le porter à un niveau tel qu'il ne peut plus se produire qu'en procédant simultanément à des reterritorialisa­tions qui battent fébrilement le rappel de toutes les anciennes ; jusqu'à ce point de saturation qui fait du capitalisme, selon la formule de Nietzsche, « la peinture bigarrée de tout ce qui a été cru ». L'activité de codage, poussée à son extrême limite devient axiomatique, régulation des flux qui les régit sans jamais les fixer, les immobiliser. Il n'y a plus de territorialité à pro­prement parler, mais un état de suspension des flux qui doit les rendres disponibles en permanence, d'où cet incessant va-et­vient de déterritorialisations et de reterritorialisations. C'est de la libération totale des flux qu'on peut espérer seulement la recréation d'une nouvelle terre. Retrouvailles, mais cette fois, sans cordon ombilical, aussi souple et fonctionnel que le corps sans organes pour le sc:hizo ; terœ miraculée, capable. de porter

851

Page 18: Donzelot_AntiSociologie

JACQUES DONZELOT

la prolifération des productions, surface enchantée où les flux pourront glisser sans fin.

Ce n'est pas que littérature, car toute cette description est supportée par une critique de la représentation qui vient fonder l'analyse de la territorialité. Délimiter un territoire, en baliser les limites, en recenser les richesses, lui attribuer un Centre, cela revient à le représenter, à quitter la surface de la terre pour entrer dans la sphère de la représentation. Le territoire, c'est aussi la carte, le tableau. Inséparables, le déssaisissement de la terre de son privilège premier et l'avènement de pseudo­mondes, ceux du territoire et du despote, ceux que racontent le mythe et la tragédie ; apparition d'une autre face de la terre, pauvre comme un théâtre.

Il y a ainsi les grandes représentations objectives qui trans­portent le désir dans le symbolique de la représentation tout en le rapportant à des conditions matérielles : un espace précis, le corps du despote. Auxquelles succèdent les représentations subjectives, véritables conversions des premières qui, en dépla­çant mythes et tragédies de l'espace social vers la subjectivité, les transforment en rêves et en fantasmes, opération qui en accroît la prégnance en les logeant dans l'intériorité. Le monde clos de la représentation fait place aux figures d'une libido universelle. Représentation subjective du désir dans la famille privatisée et du travail dans la propriété privée. Il n'y a plus que du papa-maman, de l'argent et de la merde. Il n'y a donc pas deux niveaux distincts, celui du subjectif et de l'objectif, celui de l'idéologique et celui du réel, mais un seul et même phénomène de création d'un univers pervers et névrotique.

On serait tenté de donner totalement raison à Deleuze et Guattari s'il n'y manquait fâcheusement une analyse des effets de ce mouvement de déterritorialisation sur le corps même de la terre. Comment, par quels moyens est-il mené si ce n'est par un égal processus de détérioration de celle-ci? Si l'éco­nomie capitaliste est bien une économie de guerre, ne pouvant procéder que par une colonisation toujours plus poussée de l'espace terrestre, il faut voir qu'elle implique une administra­tion de la terreur prospective qui modifie radicalement cet espace. Pour faire régner la peur, il faut créer un espace de la peur, donc rendre la terre inhabitable. L'apparition de l'habitat était une défense, première forme de résistance à fa colonisation. Sa destruction actuelle ne lui laisse plus que sa fonction de refuge, de cache. Or, ce n'est pas par des « flux de connerie » seulement que l'Etat produit cette peur de l'espace, mais en le rendant réellement, biologiquement inhabi­table. Il y a là comme un zeste de réalité qui échappe à la

852

Page 19: Donzelot_AntiSociologie

UNE ANTI-SOCIOLOGIE

critique de la représentation. Soit, diront peut-être Deleuze et Guattari, eh bien si l'on ne peut recréer une nouvelle terre, les flux libérés nous emmèneront bien dans une autre. En atten­dant ce n'est pas du côté schizo que se trouve l'apocalypse mais bien dans les mains de l'Etat, et s'il en était besoin, l'ana­lyse qu'ils en font pourrait nous convaincre sur ce sujet 2•

3. Les origines de la famille, de la paranoïa et de l'Etat. -Il y a dans L' Anti-Œdipe de quoi inverser totalement les pro­positions d'Engels dans son livre sur Les origines de la famille, de la propriété privée et de l'Etat. Rappelons qu'il établissait l'Etat et la famille dans un rapport déductible de la modifi­cation des rapports de production dont l'axe essentiel était l'avè­nement de la propriété privée. L'Etat avait trois caractères : sa naissance était logique, il était déterminé avant d'être déter­minant, il y avait autant de formes d'Etats que de modes de production. La famille, d'intégrée dans les rapports de pro­duction à l'ère originelle, s'individualisait progressivement mais restait encore étroitement subordonnée et aliénée par la propriété privée, celle-ci étant donc le principal « analyseur » des deux autres institutions. A quoi Deleuze et Guattari répondent :

1) La naissance de l'Etat n'est pas logique mais parfaitement contingente ; elle est le fait des fondateurs d'Etat, « ceux qui arrivent comme la destinée, sans cause, sans raison, sans égard, sans prétexte ». D'où viennent-ils? du désert, c'est-à-dire de la limite extérieure à la trame discontinue des filiations et des alliances qui arrimaient entre elles et sur le corps plein de la terre les populations sauvages. Ce qu'ils apportent ? le principe d'une allégeance verticale envers le despote, nouveau point d'ac­crochage des alliances et des filiations qu'il prolonge en les faisant converger dans sa filiation directe d'avec Dieu. Le des­pote remplace alors la terre comme moteur immobile, son Dieu la Déesse terre.

2) L'Etat est déterminant avant d'être déterminé. La machine despotique installe un surcodage aux premiers assemblages, déter­minant un ensemble unifié. La machine territoriale tenait par un jeu d'actions et de réactions articulé autour de la dette. Il ajustait les filiations en elles-mêmes et entre elles, producteurs et non-producteurs selon un rapport de créancier à débiteur qui marquait au corps même de chaque organe la place, la fonction et l'usage dont il était redevable. Le surcodage instau-

2. Cette remarque s'inspire de l'article de Paul Virilio : « L'Etat sutct• daire » (Cause commune, n• 3), dont la confrontation avec cet aspect de L'Ailli·Œdipe peut engendrer mille réflexions et beauto\IP de perplexité.

853

Page 20: Donzelot_AntiSociologie

JACQUES DONZELOT

rant la loi comme unité supérieure substitue à ce schéma actif la passivité de la terreur, le signe abstrait au marquage concret. La loi est latence, menace omniprésente de tout ce qui peut lui échapper. Elle ne gère plus un système de rétribution et de réé­quilibration mais permet à l'Etat de tout drainer vers lui par la capitalisation de la dette qu'il rend infinie, éternelle. L'Etat est le déjà là, celui à qui l'on doit tout.

La déterritorialisation du sol (par privatisation) de la richesse (par abstraction monétaire), le décodage des flux (flux moné­taires, commerciaux, flux de main-d'œuvres); l'hasardeuse conjonction ainsi rendue possible de la production et du capital, tout cela entraîne un déplacement de la position de l'Etat qui, de déterminant, devient déterminé. Son rôle n'est plus de direc­tion mais de régulation, de surveillance, de contrôle des processus de déterritorialisation et de reterritorialisation des flux afin qu'ils puissent s'accrocher au capital mais jamais s'en échapper. Il ne code plus rien, devant au contraire maintenir les flux à un certain niveau de décodage. Ni trop, ni trop peu.

3) II n'y a qu'un seul Etat. On pourrait déduire de cet art du juste milieu que l'Etat est bien la sagesse des nations alors qu'il en est la folie noire. « Nées du décodage et de la déterritoria­Iisation, sur les ruines de la machine despotique, les sociétés modernes sont prises entre l'Urstaat qu'elles voudraient bien ressusciter comme unité surcodante et reterritorialisante, et les flux déchaînés qui les entraînent vers un seuil absolu. » Si cette nostalgie de l'Urstaat a tant de force, c'est, comme Reich en avait déjà avancé l'idée, qu'il est désiré. Mais comment peut­on désirer l'Etat? comment le désir peut-il désirer sa propre répression? C'est dans l'analyse du devenir de la famille qu'on en trouve la réponse.

Dans la machine sociale primitive, la famille n'est isolée par aucune barrière du reste du champ social et politique. Produc­teurs et non-producteurs sont immédiatement marqués, inscrits sur le socius, d'après le rang de leur famille et leur rang dans leur famille. C'est bien ce que dit Engels et il a bien sûr raison lorsqu'il fait de l'avènement de la propriété privée la cause principale de la privatisation de la famille ; mais s'il voit bien la cause du processus, il n'en voit guère la portée.

Ce qui est inscrit dans le socius capitaliste, ce sont non plus des producteurs mais des forces et des moyens de production comme quantités abstraites. D'où une mise hors champ de la famille, ségrégation qui en fait le lieu d'une égalité abstraite. Elle devient alors un microcosme trompeur de ce dont elle est séparée, surface d'application du champ social qui, en se

854

Page 21: Donzelot_AntiSociologie

UNE ANTI-SOCIOLOGIE

rabattant sur elle, transmue les personnes sociales en per­sonnes privées et inversement. Plus petit théâtre possible, plus petite colonie du capitalisme, elle fait passer tout le champ social dans les images de la vie privée. « Dans l'ensemble de départ, il y a le patron, le chef, le curé, le flic, le percepteur, le soldat, le travailleur, toutes les machines et territorialités, toutes les images sociales de notre société, mais dans l'ensemble d'arrivée, il n'y a plus à la limite que papa, maman et moi. >> La famille exprime seulement ce qu'elle ne domine plus et cette simulation du champ social, permet à celui-ci de prendre le désir du piège de ses investissements premiers, d'en tirer tout le bénéfice de la culpabilisation qu'il y reçoit. Papa, maman, mon désir et moi, partout et pour toujours.

Cette opération achève l'aventure du désir, sa migration depuis la situation première où il était simple épanchement, « implex germinal >> coulant sur le corps de la terre, ignorant l'inceste puisque les filiations pures ne supposaient pas de noms ou de fonctions discernables mais de simples différences d'intensité. Œdipe naît lorsque la société gagne en extension ce qu'elle perd en intensité. L'interdit porte alors nominalement sur l'in­ceste, mais ce qu'il réprime c'est le débridement des flux libres sur le corps de la terre. Œdipe n'est pas l'objet du désir mais sa représentation refoulante. On fait honte au désir en lui don­nant pour objet cela même qui est interdit. Ce que tu désires, c'est ce qui est honteux. Première tromperie dont découlent toutes les autres. L'Etat despotique incarne symboliquement l'Œdipe par l'inceste rituel du souverain, déplacement qui le transporte dans les hauteurs, accroissant son importance, fixant encore mieux sur lui le désir, puisqu'il est l'acte qui détermine la souveraineté et en interdit l'accès. Dans la dernière étape, il s'installe dans la vie familiale, devenant le représentant du désir, l'objet imaginaire et non plus symbollque de son refoule­ment. L'inaccessible n'est plus à l'extérieur mais au cœur même de l'être. La peur et la honte y gèlent le désir « sur pied ».

Entre la famille et l'Etat, il y a un lien constitutif qui les fait s'appeler mutuellement. Derrière papa-maman, l'Etat. L'Etat qui prépare la famille, l'Etat qui est son horizon. Et tout cela par une ruse qui fait prendre l'interdit pour l'objet du désir. L'histoire n'a pas commencé dans la tête des enfants désirant la place du père, mais dans la peur de celui-ci, qui dit : « Ce que tu désires, c'est ma mort. >> Œdipe, c'est une idée de paranoïaque, par lui la famille est plus qu'aliénée, aliénante.

Jacques DONZELOT.