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294 REVUED'HISTOIRELITTÉRAIRE DE LA FRANCE tion intime de ne parler comme personne d'autre et de savoir persuader un public commeil ne l'avait jamais été ? Mais statisme et dynamisme coexistent dans la chose autant que dans le mot. Envers la rhétorique, dès les origines, les philosophes et Platon annonçaient leurs réserves : technique répétitive, et, pis que cela, trompeuse, l'art de la parole, obnubilé par les apparences, ne rejoindraitjamais le Vrai, et donc jamais le Beau. C'était faire bon marché des ressourcesde la parole humaine, de sa capacité si souvent soulignée de nos jours à faire quelque chose de ce qui n'était proprement rien. Ces ressources, il est vrai d'abord qu'on les a sollicitées jusqu'à la satiété. Il est vrai aussi qu'elles pouvaient servir à ne rien dire, ou servir à gruger. Mais Cicéron déjà connaissaitces risques, et c'est en les assumant qu'il se proclamait,par un exercicede la parole qui était aussi celui de la vertu, à la fois philosophe et écrivain. Ces grandes questions sont à l'arrière-plan du livre de M. France, et jus- tifient son entreprise. On connaissaitson Racines Rhetoric, dont il a été rendu compte ici (t. LXVII, p. 626-627), et l'on se réjouit de voir les mêmes qualités de méthode, la même clarté d'expositionmises ici au service non seulement de Racine, mais de sept auteurs importants : Descartes, Montesquieu, d'Alem- bert, Bossuet,Boileau, Diderot, J.-J. Rousseau, et d'autres (Malebranche, Con- dillac. Fontenelle, Buffon) sur lesquels sont donnés, à l'occasion, des aperçus très éclairants. Nous ne suivrons pas l'auteur dans le détail de ses analyses. Elles nous ont, dans tous les cas, paru fines et pertinentes. Elles sont nouvelles dans la mesure où l'explicationpar la rhétorique n'a encore été franchement tentée que sur un petit nombre d'écrivains classiques. Comme le propos de M. France le conduisait à tenir le plus grand compte des déclarations des intéressés sur leur manière d'écrire (Bossuet et Rousseau, avec ferveur, les « philosophes », en bons stratèges, sont connus pour s'en être inquiétés), son livre apporte une contributionsérieusementinformée au débat très actuel sur les rapports entre la critique et la créationlittéraires. Boileau et Diderot sont sans doute les auteurs qui gagnent le plus au com- mentaire de M. France. Par l'analyse psychologique,par l'histoire des genres et l'étude des formes, ses prédécesseurs avaient conclu, chez Diderot, à la pré- éminence du dialogue, dialogue heuristique et dialogue expressif autant que dialogue persuasif. Son livre rejoint cette explicationpar sa démarche propre, et souligne commentDiderot a su infléchir sa rhétorique pour trouver ce ton à la fois public et privé qui est de l'ordre de la conversation. Un ordre dont les Français avaient de longue date l'habitude : la lecture de Montaigne et la pratique de la vie socialeleur avaient appris à se défierdes tropes stéréotypés et à s'insinuer dans les bonnes grâces de leurs auditeurs par les détours les plus inattendus. C'est sûrement dans cette optique qu'il faut admirer, chez Boileau, le jeu des divers registres du discours. M. France montre très habi- lement que les pièces adressées au roi combinentles allusionsflatteusesavec la suggestion encore plus flatteuse que le roi est au-dessus de la flatterie. L'étude détaillée d'un passage du Lutrin permet également de faire ressortir ce que la parodie comporte d'affectueux autant que de moqueur. Les pages de qualité sont nombreuses, et nous n'en notons que quelques- unes. L'ouvrage rendra des services, et sera consulté pour toute étude de style concernantles grands écrivainsmentionnés.Il ne Comble pas, M. France le dit nettement, les lacunes de notre science sur la rhétorique de l'Ancien Régime. Il n'insiste pas suffisammentsur l'énorme quantité de matériaux an- tiques et chrétiens que charriait l'exercice oratoire et qu'il revivifiaitau profit des artistes et du public. Il ne reprend pas, pour le restituer à la rhétorique, l'analyse du principe des « bienséances internes » : les genres, en tant que tels, ne constituent pas son domaine de recherche. Mais il est très précieux de disposer de cette première mise au point qu'est Rhetoric and Truth. Outre qu'il propose, en introduction et en conclusion, des chapitres, qui seront

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294 REVUED'HISTOIRELITTÉRAIREDE LA FRANCE

tion intime de ne parler comme personne d'autre et de savoir persuader unpublic commeil ne l'avait jamaisété ? Mais statismeet dynamismecoexistentdans la chose autant que dans le mot. Envers la rhétorique, dès les origines,les philosopheset Platon annonçaientleurs réserves : technique répétitive, et,pis que cela, trompeuse, l'art de la parole, obnubilé par les apparences,nerejoindraitjamais le Vrai, et donc jamais le Beau.C'était faire bon marché desressourcesde la parole humaine,de sa capacité— si souventsoulignéede nosjours— à faire quelque chosede ce qui n'était proprementrien. Cesressources,il est vrai d'abord qu'on les a sollicitéesjusqu'à la satiété. Il est vrai aussiqu'elles pouvaient servir à ne rien dire, ou servir à gruger. Mais Cicérondéjàconnaissaitces risques, et c'est en les assumant qu'il se proclamait,par unexercicede la parole qui était aussi celui de la vertu, à la fois philosopheetécrivain.

Ces grandes questions sont à l'arrière-plandu livre de M. France, et jus-tifient son entreprise.On connaissaitson Racines Rhetoric,dont il a été renducompte ici (t. LXVII, p. 626-627),et l'on se réjouit de voir les mêmes qualitésde méthode, la même clarté d'expositionmises ici au service non seulementde Racine, mais de sept auteurs importants : Descartes, Montesquieu,d'Alem-bert, Bossuet,Boileau, Diderot, J.-J. Rousseau,et d'autres (Malebranche,Con-dillac. Fontenelle,Buffon)sur lesquels sont donnés, à l'occasion,des aperçustrès éclairants.Nous ne suivronspas l'auteur dans le détail de ses analyses.Elles nous ont, dans tous les cas, paru fines et pertinentes.Elles sont nouvellesdans la mesure où l'explicationpar la rhétorique n'a encore été franchementtentée que sur un petit nombre d'écrivainsclassiques.Comme le propos deM. France le conduisait à tenir le plus grand compte des déclarations desintéressés sur leur manière d'écrire (Bossuet et Rousseau,avec ferveur, les«philosophes», en bons stratèges, sont connus pour s'en être inquiétés), sonlivre apporte une contributionsérieusementinforméeau débat très actuel surles rapports entre la critique et la créationlittéraires.

Boileauet Diderot sont sans doute les auteurs qui gagnent le plus au com-mentaire de M. France. Par l'analyse psychologique,par l'histoire des genreset l'étude des formes,ses prédécesseursavaientconclu,chez Diderot, à la pré-éminence du dialogue, dialogue heuristique et dialogue expressifautant quedialogue persuasif. Son livre rejoint cette explicationpar sa démarchepropre,et soulignecommentDiderot a su infléchir sa rhétorique pour trouver ce tonà la fois public et privé qui est de l'ordrede la conversation.Un ordre dont lesFrançais avaient de longue date l'habitude : la lecture de Montaigne et lapratique de la vie socialeleur avaient appris à se défierdes tropes stéréotypéset à s'insinuer dans les bonnes grâces de leurs auditeurs par les détours lesplus inattendus. C'est sûrement dans cette optique qu'il faut admirer, chezBoileau, le jeu des divers registres du discours.M. France montre très habi-lement que les pièces adressées au roi combinentles allusionsflatteusesavecla suggestionencore plus flatteuse que le roi est au-dessusde la flatterie.L'étude détaillée d'un passage du Lutrin permet également de faire ressortirce que la parodie comporte d'affectueuxautant que de moqueur.

Les pages de qualité sont nombreuses,et nous n'en notons que quelques-unes. L'ouvrage rendra des services, et sera consulté pour toute étude destyle concernantles grands écrivainsmentionnés.Il ne Comblepas, M. Francele dit nettement, les lacunes de notre science sur la rhétorique de l'AncienRégime. Il n'insiste pas suffisammentsur l'énorme quantité de matériaux an-

tiques et chrétiens que charriait l'exerciceoratoireet qu'il revivifiaitau profitdes artistes et du public. Il ne reprend pas, pour le restituer à la rhétorique,l'analyse du principe des «bienséances internes» : les genres, en tant quetels, ne constituentpas son domaine de recherche. Mais il est très précieuxde disposer de cette première mise au point qu'est Rhetoric and Truth. Outre

qu'il propose, en introduction et en conclusion, des chapitres, qui seront