Diyarbakir

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20 26 MAI 2011 REPORTAGE Diyarbakir, capitale cult

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reportage sur la culture kurde à diyarbakir

Transcript of Diyarbakir

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Diyarbakir, capitale cult

Les Kurdes de Turquie multiplient les initiatives pour faire renaître une culture longtemps interdite, en particulier dans

leur «capitale», Diyarbakir. Découverte d’une riche scène artistique à la veille des élections législatives du 12 juin.

Texte: Clément Girardot. Photos: Nicolas Brodard

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Al’approche du 12 juin, la ques-

tion kurde est au cœur des dé-

bats en Turquie. Le climat est tendu.

Alors que la guérilla du PKK (Parti

des travailleurs du Kurdistan) a dé-

claré un cessez-le-feu unilatéral jus-

qu’en juin, le BDP espère dépasser 10%

des votes. Les Kurdes, eux, revendi-

quent plus de libertés culturelles. Ils

multiplient les initiatives pour faire

renaître une culture longtemps inter-

dite, principalement à Diyarbakir.

FÊTE CULTURELLE ET POLITIQUEEn bordure de la ville, une foule im-

mense, familiale, arbore les couleurs

kurdes: jaune, rouge, vert. Entourée

de terrains vagues et de chantiers im-

mobiliers, l’immense scène du New-

roz, le nouvel an kurde, célébré le

jour du printemps. Les plus grands

chanteurs kurdes viennent de se pro-

duire sur une scène digne du Pa-

léo Festival. En contrebas, des jeunes

continuent main dans la main à faire

la fête au son des tambours qui ryth-

ment des rondes endiablées. Près du

grand feu rituel, la fumée s’échap-

pe des grills familiaux. Seul le bour-

donnement de l’hélicoptère militaire

vient rappeler que, malgré les appa-

rences, la principale fête culturelle

kurde est sous haute surveillance en

Turquie.

«D’après les médias, un million de

personnes sont venues aux fêtes du

Newroz, déclare le dramaturge Meh-

met Emin Yakçinkaya. Mais autant

de personnes ne se rassemblent pas

seulement pour les artistes, elles veu-

lent s’exprimer; c’est comme une ma-

nifestation géante. Jusqu’à il y a dix

ans, le Newroz était un bain de sang.»

Depuis la création de la République

turque en 1923, l’Etat a régulièrement

joué du bâton pour contenir les aspi-

rations culturelles kurdes, accusées

de remettre en cause l’unité de la na-

tion turque. Jusqu’en 1991, il était in-

terdit aux Kurdes de parler leur lan-

gue maternelle. Ce n’est que depuis

une décennie et l’arrivée au pouvoir

de l’AKP (Parti de la justice et du dé-

veloppement, conservateur) en 2002

qu’il a été possible de développer

progressivement des activités artisti-

ques en langue kurde et de faire revi-

vre un patrimoine immatériel en voie

de disparition. Ces progrès sont liés

aux réformes entreprises par la Tur-

quie pour devenir candidate à l’entrée

dans l’Union européenne.

UNE MÉTROPOLE DYNAMIQUEDiyarbakir, principale ville kurde de

Turquie, est située sur les bords du

Tigre, au nord de la fertile Mésopo-

tamie. C’est une cité millénaire et mul-

ticulturelle. Elle comptait autrefois de

Page précédenteQuartiers populaires,

les gecekondu, vus dumur d’enceinte de la

citadelle historique deDiyarbakir. Certains

ont été détruits envue de mettre en va-

leur le patrimoine.

Ci-dessousÖvgü Gökçe, coordi-natrice du Centre ar-

tistique de Diyarbakir.

Devant le feu du Newroz avec un dra-peau à l’effigie d’Ab-

dullah Öcalan. Leleader historique du

PKK purge une peinede prison à perpétuité

sur l’île d’Imrali.

La foule ayant assistéau Newroz, le nouvelan kurde, se disperse

dans la périphérie po-pulaire de Diyarbakir.

Erkan Özgendonne un cours de technologiedans une écolepublique de Diyar-bakir. A l’arrière-plan, portrait de Mustafa Kemal Atatürk.

nombreux chrétiens arméniens ou

assyriens, mais les deux communau-

tés ont été décimées par les massacres

perpétrés par les autorités ottomanes

durant la Première Guerre mondiale.

Diyarbakir est aujourd’hui une mé-

tropole dynamique de près d’un mil-

lion d’habitants.

Le travail du photographe Hüsamet-

tin Bahçe se situe à la confluence

de ce riche héritage et des probléma-

tiques contemporaines des régions

kurdes. Il expose actuellement dans

la galerie de la mairie de Diyarbakir

des photos dépeignant le quotidien

des habitants des quartiers pauvres de

la ville. Il a choisi de vivre à Diyarba-

kir et de s’intéresser à la diversité des

populations du Kurdistan dont les

Assyriens ou la communauté mécon-

nue des Yézidis. Pour lui, Diyarbakir

est redevenue «un centre pour les

Kurdes du monde entier».

La ville dirigée par Osman Baydemir,

un des leaders du Parti de la paix et

de la démocratie (pro-kurde), essaie

de faire rayonner la culture kurde

aux niveaux local, régional et inter-

national. «Le travail effectué depuis

dix ans est destiné à tous les Kurdes,

affirme Muharrem Cebe, responsa-

ble de la culture et du tourisme de

Diyarbakir. Nous invitons à notre fes-

tival annuel des artistes et des écri-

vains kurdes d’Iran, d’Irak ou de Sy-

rie, mais aussi de la diaspora euro-

péenne.»

SORTIR DES STÉRÉOTYPESEn décembre 2009, la ville a accueilli

la première conférence internationale

de cinéma kurde. La municipalité

soutient les films et autres projets cul-

turels qui permettent de donner une

image moins stéréotypée de Diyarba-

kir et des Kurdes: «Quand l’Etat turc

ou ses institutions réalisent des vi-

déos, les Kurdes y ont un terrible ac-

cent, sont polygames, vivent dans un

système féodal et commettent des cri-

mes d’honneur», déclare Muharrem

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Cebe. Des préjugés négatifs que l’on

retrouve fréquemment parmi la po-

pulation turque du reste du pays.

Pour renforcer la compréhension

mutuelle, la société Anadolu Kültür

a créé en 2002 le Centre artistique

de Diyarbakir. «Il existe une forme

d’orientalisme interne à la Turquie,

analyse sa coordinatrice, Övgü Gök-

çe, notamment au sein du monde cul-

turel, où l’on pense que Diyarbakir est

un désert culturel».

FORTE PRÉSENCE MILITAIREL’autre image qui colle à la cité est

celle de la violence et du terrorisme.

Depuis trente ans, le conflit entre la

guérilla du PKK et l’armée turque

a entraîne une forte présence mili-

taire et policière dans la région. Sur

les routes, les barrages sont fréquents

et la défiance des forces de l’ordre

est grande. Des centaines d’enfants

et d’adolescents kurdes croupissent

dans les geôles de Turquie, accusés

d’avoir participé à des manifestations

de soutien au PKK.

Voilà le contexte dans lequel s’ins-

crit la vidéo Adult Games du plasti-

cien Erkan Özgen, réalisée en 2004.

A l’écran, des enfants cagoulés qui

font du toboggan et de la balançoire.

Cette œuvre tend un miroir ironique

à l’idéologie sécuritaire de l’Etat turc

qui transforme ces enfants en terro-

ristes.

Dans une autre vidéo, intitulée Breath

(Souffle, 2008), un jeune homme

masqué par un foulard marche à vive

allure pour sortir du centre-ville de

Diyarbakir. Les petites rues labyrin-

thiques du quartier historique sont

désertes. Le mystérieux personnage

passe à côté du célèbre minaret repo-

sant sur quatre colonnes érigé en

1500. Le patrimoine architectural de

Diyarbakir est très riche: à quelques

pas de là, une immense porte invite

le passant à pénétrer dans un ancien

caravansérail et à déguster le thé dans

la fraîcheur de la cour.

RENAISSANCE D’UNE LANGUELe sous-sol du bâtiment renferme un

véritable trésor littéraire: des milliers

de livres entreposés sous des voûtes

magnifiques. La librairie Enka regor-

ge d’une pléthore d’ouvrages en lan-

gue kurde de tous les genres. De plus

en plus de maisons d’édition voient le

jour à Diyarbakir. Un petit miracle:

«Comme les Kurdes n’ont pas pu re-

cevoir d’éducation dans leur langue,

L’ancien caravansérailde Diyarbakirabrite une libraire danslaquelle ontrouve une pléthore d’ouvrages en langue kurde.

Turquie

Ankara

Istanbul

Diyarbakir

SYRIEIRAK

IRA

N

ARMÉNIE

GÉORGIEMer Noire

Méditerranée

© Bernard Plader

notre génération a appris par elle-

même. Nous ne trouvions même pas

de manuels de grammaire kurde en

Turquie», rapporte l’écrivain Kâwa

Nemir, né en 1975, éditeur chez Lîs.

«Quand j’ai commencé à travailler

dans l’édition en kurde, dans les an-

nées 1990, il n’y avait aucun livre, tout

était interdit.» Créée en 2004, Lîs a

publié 140 titres en kurde; elle va sor-

tir 60 nouveaux romans cette année,

œuvres originales ou traductions.

De g. à d.Cours de baglamadans un conser-vatoire de la ville. Il est dispensé en kurde, une pre-mière en Turquie.

Répétition d’unepièce de théâtre en langue kurdedans la salle duthéâtre municipal.Les acteurs sont des professionnelsemployés par la municipalité.

Hüsamettin Bahçe.Ce photographeinstallé à Diyarbakirmène un travail sur le quotidien des populationspauvres de la ville.

Publier en kurde est déjà un acte mi-

litant. Mais, note Lal Lales, responsa-

ble des éditions Lîs: «Editer des livres

ne sauvera pas la langue kurde. Si

nos enfants n’ont pas le droit d’étudier

en kurde, ce sera bientôt une langue

morte et nous deviendrons comme

les moines du Moyen Âge qui étaient

les seuls à maîtriser le latin».

Si le kurde est toujours banni de l’en-

seignement public, il est aujourd’hui

possible de prendre des cours privés.

A Diyarbakir, deux conservatoires

viennent d’ouvrir leurs portes dans

des locaux flambant neufs. Financés

par la mairie, ils vont permettre aux

jeunes d’apprendre le théâtre, la mu-

sique, le cinéma ou la littérature en

langue kurde et de s’approprier leur

culture en toute liberté. �

Clément Girardot