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Dix mathématiciens 1. Hypatie d’Alexandrie (370-415) 2. Georg Joachim Rheticus (1514-1574) 3. Niels Henrik Abel (1802-1829) 4. Evariste Galois (1811-1832) 5. Eugène Catalan (1814-1894) 6. Bernhard Riemann (1826-1866) 7. Sonia Kovalevskaïa (1850-1891) 8. Thomas Stieltjes (1856-1894) 9. Srinivasa Ramanujan (1887-1920) 10. Wolfgang Doeblin (1915-1940) ___________ Voici quelques biographies de mathématiciennes et de mathématiciens dont la vie m’a ému et intéressé. Ces notices ont été compilées à partir de sources diverses, qui sont indiquées à la fin de chacune d’elles. Les notices relatives à Evariste Galois et à Wolfgang Doeblin figutent dans le même dossier, mais de manière séparée. Pierre-Jean Hormière

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Dix mathématiciens

1. Hypatie d’Alexandrie (370-415)

2. Georg Joachim Rheticus (1514-1574)

3. Niels Henrik Abel (1802-1829)

4. Evariste Galois (1811-1832)

5. Eugène Catalan (1814-1894)

6. Bernhard Riemann (1826-1866)

7. Sonia Kovalevskaïa (1850-1891)

8. Thomas Stieltjes (1856-1894)

9. Srinivasa Ramanujan (1887-1920)

10. Wolfgang Doeblin (1915-1940)

___________

Voici quelques biographies de mathématiciennes et de mathématiciens dont la vie m’a ému et intéressé. Ces notices ont été compilées à partir de sources diverses, qui sont indiquées à la fin de chacune d’elles. Les notices relatives à Evariste Galois et à Wolfgang Doeblin figutent dans le même dossier, mais de manière séparée.

Pierre-Jean Hormière

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Le meurtre d’Hypatie d’Alexandrie (370-415)

Le grave enseignement des vertus éternelles S'épanchait de ta lèvre au fond des cœurs charmés ; Et les Galiléens qui te rêvaient des ailes, Oubliaient leur Dieu mort pour tes Dieux bien aimés

Leconte de Lisle

Fille du mathématicien Théon d’Alexandrie, Hypatie fut une des rares femmes versées dans les sciences exactes qu’ait connues l’Antiquité. Elle collabora avec son père à la rédaction de la 11ème partie de son Commentaire sur l'Almageste de Ptolémée, ainsi peut-être qu’à son édition commentée des Éléments d’Euclide. Selon Suidas, elle commenta, dans des ouvrages malheureusement perdus, les écrits arithmétiques de Diophante, les coniques d’Apollonius, et les œuvres astronomiques de Ptolémée. Elle écrivit un « canon astronomique » et savait fabriquer des appareils scientifiques (planisphère, hydroscope), ainsi qu’en témoignent les lettres et ouvrages de son disciple Synésius de Cyrène.

Elle tenait aussi école de philosophie à Alexandrie, professant devant une assemblée à laquelle se mêlaient souvent les notables, et le préfet d’Égypte lui-même. À en juger par les œuvres de son disciple Synésius de Cyrène (370-415), sa doctrine se situait dans la tradition de Plotin et de Porphyre. Synésius la considérait dans ses Épitres comme une «initiatrice véritable aux mystiques festins de la philosophie». En cette période marquée par la déliquescence de l’État, se convertir à la philosophie n’était pas embrasser une doctrine particulière mais d’abord tendre de tout son être vers une réalité transcendante. Alors même qu’étaient persécutés les derniers tenants de l’héllénisme, depuis les sévères édits de l’empereur Théodose, Hypatie, drapée dans l’austère tribon des cyniques, se flattait de mater en elle tous les instincts et d’échapper à sa condition charnelle. Les historiens anciens insistent sur le fait que, malgré sa beauté, elle resta vierge toute sa vie. Son genre de vie présente des traits qui tiennent pourtant de l’impudeur des cyniques. Elle parcourait les rues d’Alexandrie en proposant son enseignement philosophique et éteignit l’amour trop passionné d’un disciple en lui montrant les linges tachés de son flux menstruel. Dans sa pédagogie, la géométrie demeurait essentielle et Damascius lui-même, le dernier maître de l’école d’Athènes, la qualifie de «géomètre». Mais c’est la philosophe, au sens le plus

métaphysique du terme, que salue Synésius, évêque de Ptolémaïs1, la femme dont les spéculations entrouvrent à ses disciples une voie d’éveil.

En 412, Cyrille (plus tard Saint Cyrille) devint patriarche d’Alexandrie. Il entra bientôt en conflit avec le préfet d’Égypte, Oreste. Ce conflit entre l’Église et l’État pour le contrôle du pouvoir entraîna des rixes, dont Hypatie, amie d’Oreste, finit par devenir le point de mire. En 415, Hypatie mourut assaillie en pleine rue et mise en pièces, dans une église d’Alexandrie, par la populace chrétienne qui lui reprochait d’empêcher la réconciliation entre le préfet Oreste et le patriarche Cyrille. Ce sont les partisans de ce dernier (moines nitriens ou Pierre le lecteur selon les sources) qui ont fomenté le meurtre. « Un jour fatal de période du Carême, Hypatie fut arrachée à son char, déshabillée, traînée à l'église et exécutée de manière atroce par Pierre le Lecteur et une bande de fanatiques sauvages et

1 Je lis dans l’Universalis que Synésius a écrit un Éloge de la calvitie : qu’attend-on pour le rééditer !

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enragés. Sa chair fut arrachée de ses os avec des tranchants d'huîtres et son cadavre fut jeté aux flammes » , raconte Gibbon.

La mort d’Hypatie est à replacer dans le contexte de cette époque : «Les premières communautés évangéliques (...) s'écartaient de toute ambition intellectuelle», rappelle Albert Camus2 , qui cite cette réflexion de Tertullien (155-225) : « Qu'y a-t-il de commun entre Athènes et Jérusalem, entre l'Académie et l'Église... Tant pis pour ceux qui ont mis au jour un Christianisme stoïcien, platonicien, dialecticien. Pour nous, nous n'avons pas de curiosité après Jésus-Christ, ni de recherche après l'Évangile. » À l’opposé, certains intellectuels chrétiens ont cherché très tôt à réaliser une synthèse entre la pensée grecque et le christianisme, tels Saint Augustin (354-430), et, avant lui, Clément d’Alexandrie (140-220), dont Camus cite ces réflexions tirées des Stromates : «Le vulgaire a peur de la philosophie grecque comme les enfants ont peur d'un épouvantail. (...) Certaines gens qui se croient gens d'esprit estiment qu'on ne doit se mêler ni de philosophie, ni de dialectique, ni même s'appliquer à l'étude de l'univers. (...) Il y a des personnes qui font cette objection. À quoi sert de savoir les causes qui expliquent le mouvement du soleil ou des autres astres ou d'avoir étudié la géométrie, la dialectique ou les autres sciences ? Ces choses ne sont d'aucune utilité lorsqu'il s'agit de définir des devoirs. La philosophie grecque n'est qu'un produit de l'intelligence humaine : elle n'enseigne pas la vérité. »

Ainsi, dès les premiers temps, fut clairement posée, et pensée, l’alternative où s’enferma pour des siècles le christianisme. Hypatie fut victime, non pas des chrétiens, mais de certains d’entre eux : elle fut la victime des contradictions du christianisme. Sa fin tragique entraîna l’exode de nombreux savants et le déclin d’Alexandrie en tant que centre de la science antique : ce déclin évoque irrésistiblement celui de Göttingen en 1933, et pourrait en préfigurer d’autres… Comment ne pas citer ici cette réflexion du mathéma-ticien Michel Broué : « Les mathématiques sont une oasis de civilisation, à l’écart des évolutions effrayantes de nos sociétés vers l’individualisme, le cynisme et la bêtise. » ? 3

Le meurtre d’Hypatie est évoqué dans la littérature moderne (Nerval, Leconte de l’Isle, Péguy) comme exemple des méfaits de l’intolérance religieuse. Charles Kingsley en fit l’héroïne d’un de ses romans, Hypatia, or new foes with an old face. Elle a inspiré en 1969 une très belle pièce de théâtre au poète italien Mario Luzi. Enfin, en 2010, Alejandro Amenabar a raconté l’histoire d’Hypathie dans un bon film, Agora, avec Rachel Weisz dans le rôle titre, et Michael Lonsdale dans le rôle de Théon ; film disponible en DVD.

HYPATIE

Chère âme, nous sommes de trop bons amis pour que je ne t’ouvre pas mon cœur. Notre cause est perdue, cela je sais bien. Mais après ? Que savons-nous de l’après ? Le fruit qui explose répand ses graines. Le vent de la tempête fanatique et barbare s’acharne sur le monde vieux, fouette les branches, déterre les racines, remue les fondements de tout. Avec la pourriture il emporte et disperse aussi la part saine. Mais après ? Que savons-nous de l’après ? Nous jetons cette graine dans la tourmente, dans la caverne turbulente qu’est Alexandrie

2 Entre Plotin et Saint Augustin (Essais, Pléïade, p.1244). 3 Interview donnée à Science et avenir, mars 2004.

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nous jouons cette partie de dés avec l’histoire du monde ! (...)

Mario Luzi, Livre d'Hypatie.

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Le Zénon de l’Œuvre au Noir ?

Georg Joachim RHETICUS ( Feldkirch 1514 – Kassa 1574 )

Comment ne pas penser au héros de Marguerite Yourcenar quand on s’intéresse au brillant et sulfureux Georg Joachim Iserin von Lauchen Rheticus ? Voici en quels termes cette personnalité apparaît dans Les somnambules d’Arthur Koestler : « Comme Giordano Bruno, comme Théophraste Paracelse, Rheticus fut un de ces chevaliers errants de la Renaissance qui de toute braises firent jaillir des flammes ; emportant leurs torches d’un pays à l’autre, ils furent les bons incendiaires de la République des Lettres. Rheticus avait vingt-cinq ans lorsqu’il arriva à Frauenberg « au bout du monde », dans le but prémédité de faire avancer la révolution copernicienne que Copernic essayait de réprimer ; enfant terrible, fou inspiré, condottiere de la Science, disciple dévoué corps et âme et, heureusement, homosexuel, ou bisexuel, à la mode de l’époque. Je dis « heureusement » car les hommes de ce genre se sont toujours montrés les plus dévoués des maîtres ou des disciples et, de Socrate à nos jours, l’Histoire leur doit beaucoup. Rheticus était en outre protestant ; c’était un protégé de Melanchton, le preceptor Germaniae, et il exerçait le métier le plus aventureux que l’on pût avoir au XVIè siècle : celui de professeur de mathématiques et d’astronomie. »

Le père de Rheticus, Georg Iserin, était médecin de la ville de Feldkirch en Autriche, et officier gouvernemental. Rheticus s’appelait donc Georg Joachim Iserin. Sa mère, Thomasina de Porris, était italienne. Georg Joachim fut instruit par son père jusqu’à l’âge de 14 ans, mais en 1528 son père fut accusé de sorcellerie, condamné et décapité. Une conséquence de cette condamnation était que son nom ne pouvait plus être porté ; aussi la mère de Rheticus reprit son nom de jeune fille, et son fils devint Georg Joachim de Porris. Comme « porris » signifie « poireau » en italien, et que Rheticus ne se sentait pas italien, il germanisa son nom en « von Lauchen ». Il lui adjoignit prit plus tard le nom de Rheticus, du nom de la province romaine de Rhétie où il était né.

Achilles Pirmin Gasser (1505-1577) reprit l’exercice de la médecine à Feldkirch après l’exécution de Georg Iserin. Il aida Rheticus à poursuivre ses études, d’abord à l’école latine de Felkirch, puis à la Frauenmuensterschule de Zurich, de 1528 à 1531. En 1533, Rheticus entra à l’université de Wittenberg, et reçut son diplôme le 27 avril 1536. À cette époque, le bras droit de Martin Luther, Philippe Melanchton réorganisait le système éducatif allemand, fondant et réformant plusieurs universités. Grâce à son appui, Rheticus fut nommé professeur de mathématiques et d’astronomie à l’université de Wittenberg, avec un salaire de 100 gulden. Il enseignait notamment l’arithmétique et la géométrie, et avait pour collègue Erasmus Reinhold, son aîné de trois ans. Les deux jeunes maîtres étaient convertis à la cosmologie héliocentrique d’un obscur chanoine polonais, Copernic. Ils ne connnaissaient cette cosmologie que par ouï-dire, car le chanoine n’avait publié qu’un bref Commentariolus bien des années plus tôt, dont circulaient des copies, dans lequel il

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résumait ses théories, et annonçait la parution d’un grand Traité qu’il gardait toujours sous le coude.

En octobre 1538, Melanchton autorisa Rheticus à partir en voyage d’études. Rheticus se rendit à Nuremberg auprès de Johann Schöner, qui publiait des livres, notamment les traités que Regiomontanus voulait publier 60 ans plus tôt. Il rendit aussi visite au célèbre imprimeur Petreius, puis il alla rencontrer Peter Apianus à Ingolstadt, et Joachim Camerarius à Tübingen. De retour dans sa ville natale, il offrit à Achilles Gasser une édition de Sacrobosco.

Le disciple de Copernic

« Quand j’appris la grande réputation du docteur Nicolai Copernicus dans l’Allemagne du Nord, je venais d’être nommé professeur de ces sciences à l’Université de Nuremberg, mais je crus devoir ne pas accepter ce poste avant d’acquérir par son enseignement un plus grand savoir. Nul obstacle ne m’arrêta, ni l’argent, ni le voyage, ni autres ennuis. J’estimai très précieux de voir son ouvrage, car il s’agissait d’un homme avancé en âge que mon audace juvénile poussait à communiquer au monde entier les idées qu’il avait mûries à propos de ces sciences. » En mai 1539, Rheticus arriva à Frauenberg en Ermlande, sur la Baltique, chargé de précieux cadeaux : les premières éditions imprimées d’Euclide et Ptolémée dans l’original grec, et de plusieurs autres livres mathématiques. Il pensait demeurer quelques semaines, il passa en tout deux années. Cette rencontre entre le chanoine catholique de 66 ans et le savant luthérien de 25 ans allait révolutionner la Science, et Koestler la compare à d’autres rencontres capitales : Aristote et Alexandre, Cortez et Montezuma, Kepler et Tycho Brahé, Marx et Engels. Koestler souligne aussi que l’arrivée de Rheticus coïncidait avec un édit de l’évêque Dantiscus donnant aux luthériens un mois pour quitter l’Ermlande : mais le prestige des savants de la Renaissance les mettait alors au-dessus des règles communes. Nous sommes au milieu du XVIème siècle, et les affrontements religieux n’ont pas encore atteint leur paroxysme.

Rheticus et l’évêque Giese réussirent à convaincre Copernic de publier ses travaux. Mais il fut d’abord décidé que Rheticus publierait un compte-rendu du manuscrit inédit, sans citer le nom de Copernic. En septembre 1539, Rheticus rendit visite au maire de Dantzig, qui l’aida financièrement à imprimer sa Narratio prima, dont le titre complet était Au très illustre Docteur Joahnnes Schoener, un Premier Exposé du Livre des Révolutions du très savant et très excellent mathématicien, le Révérend Père Docteur Nicolas de Torun, chanoine d’Ermlande, par un jeune étudiant en mathématiques. C’était un petit in-quarto de 76 pages. Comme l’écrit Swerdlow, « Copernicus ne pouvait demander une introduction plus érudite, plus élégante et plus enthousiaste à sa nouvelle astronomie, au monde des bonnes lettres ; en vérité jusqu’à nos jours, la Narratio prima reste la meilleure introduction à l’œuvre de Copernic. »

« Qu’il soit libre d’esprit celui qui désire comprendre. »

rappelle Rheticus dans sa Narratio prima, avant d’avouer : « L’astronome qui étudie le mouvement des astres est certes comme un aveugle qui, avec un seul bâton [les mathématiques] pour le guider, doit faire un grand voyage, hasardeux, sans fin, à travers d’innombrables déserts. Que sera le résultat ? Avançant anxieusement quelque temps, cherchant sa voie à tâtons, il lui arrivera de s’appuyer sur son bâton, et dans son désespoir de supplier le Ciel, la Terre et tous les Dieux de venir l’aider dans sa misère. » En février 1540, Rheticus envoya des exemplaires de la Narratio à Schöner, Petreius, Melanchton, au duc protestant Albert de Prusse, et à Achilles Gasser qui prépara une

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édition nouvelle de l’ouvrage à Bâle. Rheticus rentra à Wittenberg pour y reprendre ses cours, et repartit pour Frauenberg à la fin du semestre d’été 1540. Il convainquit alors définitivement Copernic de publier ses Révolutions, et demeura près de lui jusqu’en septembre 1541, pour copier le manuscrit, vérifier et corriger les chiffres douteux.

Rheticus acheva aussi une carte de Prusse, y ajouta un lexique géographique et un traité de cartographie, et envoya le tout au duc Albert de Prusse. Il lui envoya aussi un instrument qu’il avait construit pour déterminer la longueur du jour : il avait appris que le duc avait essayé sans succès de calculer l’heure du lever du soleil. Grâce à la faveur que ces envois lui valurent, il obtint du duc l’autorisation d’imprimer le De Revolutionibus de Copernic sur les presses de Pétreius, spécialisées dans les traités d’astronomie. En octobre 1541, Rheticus était de retour à Wittenberg où il fut élu doyen de la Faculté des Arts. Il fit imprimer à Wittenberg deux chapitres des Révolutions, intitulé De lateribus et angulis triangulorum, contenant des tables donnant les sinus et cosinus (bien qu’il ne les appelait pas ainsi) ; ce fut la première table de cosinus publiée.

Le 2 mai 1542, Rheticus partit pour Nuremberg muni de lettres de recommandation de Melanchton. Quelques jours plus tard, Pétrieus commençait la composition du Des Révolutions des Orbes célestes. Mais Rheticus dut quitter Nuremberg avant d’achever la supervision de l’im-pression, et postula l’importante chaire de mathématiques de Leipzig. Une lettre de Melanchton à Joachim Camerarius, qui dirigeait l’Université de Tübingen, laisse entendre la raison de ce départ précipité : il circulait sur Rheticus des rumeurs (fabulae) « que l’on ne peut pas citer par écrit. » Ces rumeurs avaient évidemment trait à ses mœurs. Rheticus arriva à Leipzig à la mi-octobre 1542, laissant au théologien Andreas Osiander le soin de poursuivre l’impression de l’ouvrage de Copernic. Par malheur, Osiander lui adjoignit une préface désastreuse, qui limitait sa portée. Cette préface contraria beaucoup Rheticus et Copernic, et, dit-on, hâta sa fin, le 24 mai 1543. Mais Rheticus eut un autre motif de contrariété : pour une raison qui nous échappe, Copernic ne cita nulle part son nom dans le passage où il remerciait ceux qui l’avaient encouragé à poursuivre son entreprise. Pourtant, sans sa rencontre avec Rheticus, et sans le zêle inlassable de celui-ci, Copernic n’aurait sans doute rien publié.

Rheticus resta à Leipzig jusqu’en 1545, puis repartit en voyage : il visita sa ville natale de Feldkirch, puis descendit en Italie, où il rendit visite à Jérôme Cardan, à Milan. Il poursuivit son voyage, mais au début 1547, de passage à Lindau, ville de Bavière située sur un île du lac de Constance, il eut des problèmes de santé mentale. En fin d’année, il put néanmoins enseigner les mathématiques à Constance pendant trois mois, puis étudier la médecine à Zurich, avant de regagner Leipzig en février 1548. Grâce à l’appui de Melanchton, Rheticus fut fait membre de la faculté de théologie de la ville. Il publia un calendrier et des éphémérides en 1550 et en 1551. Mais une nouvelle affaire de mœurs l’obligea à quitter Leipzig en avril 1551 : il était accusé d’avoir eu des relations sexuelles avec l’un de ses étudiants. Un certain Jacob Krœger a laissé une note sur Rheticus : « C’était un excellent mathématicien qui vécut et enseigna quelque temps à Leipzig, et s’enfuit de cette ville vers 1550 à cause de délits sexuels (sodomie et perversion italienne) ; je l’ai connu. »

Le savant s’enfuit à Chemnitz, puis à Prague. Il passa en jugement en son absence, et ses amis, parmi lesquels Melanchton, cessèrent de le soutenir. Il fut condamné à 101 ans d’exil. En 1551-52, il étudia la médecine à l’Université de Prague. En 1553, on lui offrit une chaire de mathématiques à Vienne. Il s’y rendit, mais partit presque aussitôt pour Cracovie, où il poursuivit ses travaux sur les tables trigonométriques, sa fabrication d’instruments, tout en faisant ses observations astronomiques et ses expériences

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alchimiques. Il avait à cette époque six assistants, et l’Empereur Maximilien II finança ses projets et paya les salaires de ses assistants. En 1567, Rheticus écrivit à un ami qu’il chérissait l’astronomie et la chimie, mais gagnait sa vie comme médecin, et qu’il penchait pour la doctrine de Paracelse. Un an plus tard, il exposa ses plans au mathématicien français Pierre Ramus : il fallait remplacer la théorie branlante de Ptolémée par un vrai système d’observation reposant sur l’emploi que les égyptiens avaient fait de l’obélisque, il essayait d’achever son monumental traité de trigonométrie, ainsi qu’un traité d’astronomie en neuf livres, plusieurs traités d’astrologie, sept livres de chimie dont il avait déjà le brouillon. Seules ses tables trigonométriques virent le jour. Après avoir été médecin d’un prince polonais, Rheticus émigra en Hongrie, à Kassa (ou Cassovia, auj. Kosice), au pied des Tatra, où des nobles magyars s’occupèrent de lui. Il mourut en 1574 ou 1576.

Les tables de Rheticus donnaient les six fonctions trigonométriques (sinus, cosinus, tangente, sécante, cosécante, et cotangente) des angles de 0° à 90°, de 10’’ en 10’’, avec dix décimales. Elles furent publiées sous le titre Opus Palatimum de triangulis a Georgio Joachimo Rhetico coeptum, en 1596, après sa mort, par un des anciens élèves à Wittenberg, Valentin Othon, et furent fort utiles aux astronomes de l’époque. Valentin Othon avait rendu visite à Rheticus à Cassovia, et raconta en ces termes sa rencontre avec le vieux maître : « Quand je revins à l’Université de Wittenberg, un heureux hasard fit que je lus un dialogue de Rheticus qui avait été attaché au chanoine. J’en fus si enflammé qu’il me fallut sans plus attendre voyager à la première occasion jusque chez l’auteur afin de recueillir son enseignement personnel. Je me rendis donc en Hongrie, où Rheticus travaillait et il me reçut avec la plus grande bonté. Nous avions à peine échangé quelques mots qu’en apprenant le motif de ma visite il s’écria : « Vous venez me voir à l’âge que j’avais quand j’ai rendu visite à Copernic. Si je n’avais pas été le voir, aucune de ses œuvres n’aurait vu le jour! » » Rheticus avait fait les calculs avec 15 décimales. Plus tard, Pitiscus rechercha le manuscrit de Rheticus, et finit par le retrouver dans les papiers laissés par Othon. Il publia une nouvelle édition de ses tables, révisée et corrigée, sous le titre Thesaurus mathematicus, sive canon sinuum… jam olim quidem incredibili labore et sumptu a Georgio Joachimo Rhetico supputatus, at nunc primum in lucem editus a Bartholomeo Pistisco. Les tables de Rheticus étaient fondées sur les formules donnant sin(nθ) et cos(nθ) en fonction de sin θ, cos θ, sin((n−1)θ) et cos((n−1)θ). Ces formules, dont on ne connaît pas l’origine, peuvent être attribuées à Rheticus lui-même.

Formules de Rheticus : sin(nθ) = sin θ.cos (n−1)θ + cos θ.sin (n−1)θ

cos(nθ) = cos θ.cos (n−1)θ − sin θ.sin (n−1)θ.

Bibliographie Arthur Koestler : Les Somnambules Marguerite Yourcenar : L’Œuvre au noir St-Andrews (Site internet) : Biographies Dictionnaire Larousse du XIXème siècle

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Un mathématicien romantique : Niels Henrik Abel (1802-1829) « Seuls l'art et la science élèvent l'homme jusqu'à la divinité. »

Ludwig van Beethoven (17 juillet 1812) 1772. Naissance de Søren Georg Abel, fils du pasteur Hans Mathias Abel (1738-1803), et futur père de Niels Abel. La famille paternelle d’Abel a vécu dans différentes régions de Norvège, au gré des circonstances écono-miques. L’ancêtre Mathias Abel, originaire d’Abild dans le Schleswig, avait quitté le Danemark en proie à la guerre de Trente ans, vers 1640, pour Trondheim et la région du Trøndelag au centre de la Norvège. Les générations suivantes avaient vécu sur la côte ouest du pays. 1781. Naissance d’Anne Marie Simonsen, fille aînée d’un riche armateur de Risør, Niels Henrik Saxild Simonsen (1748-1820). 1784.

Naissance de Christoffer Hansteen, mathématicien et astronome norvégien. Il sera professeur de mathématiques à Hillerod (île de Seeland), Friedericksbourg, avant d’être nommé à l’université de Christiania (actuelle Oslo) en 1814.

1785. Hans Mathias Abel est nommé vicaire de la paroisse de Gjerstad.

1786-1792. Søren Georg Abel est élève à l’École latine d’Helsingør, au Danemark, avant de devenir un étudiant distingué en 1788. Il passe ses examens de théologie du service public à l’Université de Copenhague. L’idéologie des Lumières, et les idéaux de la Révolution française vont inspirer sa pensée. De retour en Norvège en 1792, Søren travaille jusqu'en 1800 comme chapelain à Gjerstad sous la direction de son père.

1794. Le Danemark, auquel la Norvège est rattachée, signe un traité de neutralité avec la République française. Ce traité est considéré par l’Angleterre comme un acte d’agression.

1795. Naissance de Bernt Michael Holmboe.

1800. En mars, mariage de Søren Abel et Anne-Marie Simonsen. Peu après, le jeune ménage s’installe à Finnøy, paroisse composée de plusieurs îles, située sur la côte sud-ouest de la Norvège, au nord de Stavanger, dans le diocèse de Christiansand. Naissance de Hans Mathias Abel (1800-1842), frère aîné de Niels.

1801. Le 2 avril, la flotte anglaise détruit la majeure partie de la flotte danoise dans le port de Copenhague. Danemark et Norvège organisent la défense de leurs côtes. Mais ce coup de semonce reste isolé, et la situation économique du royaume restera florissante jusqu’en 1807.

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1802. Ce siècle avait deux ans...

Le 5 août, naissance de Niels Henrik Abel à Nedstrand, dans la paroisse de Finnøy. Peut-être est-ce un enfant prématuré.

1804. Le pasteur Abel est nommé à Gjerstad, où il succède à son père, mort l'année précédente. Pasteur moderniste, féru d'expérimentations agricoles et culinaires, Søren Abel popularise la vaccination antivariolique découverte par Jenner en 1796. De 1804 à 1815, Niels passe toute son enfance à Gjerstad. Il est élévé par son père et sa tante Elisabeth Simonsen (1786-1867). Naissance de Christine Kemp. Naissance de Carl Gustav Jacobi, qui sera le grand rival d'Abel.

1806. Le pasteur Abel publie un nouveau catéchisme, Les questions de la religion, avec des réponses, adaptées à la compréhension des jeunes. De 1806 à 1816, ce manuel d’inspiration rationaliste, comportant 337 questions et réponses, eut 6 éditions successives, de 1000 tirages chacune, les deux premières à Copenhague, les 4 dernières à Christiania. Naissance de Thomas Hammond Abel (1806-ca 1845). Après la victoire d’Iéna, Napoléon entre à Berlin. Phénoménologie de l'esprit de Hegel. Mémoire d’Argand sur la représentation géométrique des nombres complexes.

1807. Craignant que la flotte danoise ne se range au côté de Napoléon, les Anglais investissent Copenhague le 2 septembre et capturent la flotte danoise en octobre. Les communications entre Danemark et Norvège sont interrompues, une Commission gouvernementale est installée à Chris-tiania. Le double blocus, maritime imposé par l’Angleterre et continental imposé par la France, appauvrit la Norvège. Naissance de Peder Mandrup Tuxen Abel (1807-1858), qui reçoit le prénom du lieutenant de marine Peder Mandrup Tuxen, soupirant d’Élisabeth Simonsen.

1808. En mars, mort du roi Christian VII, malade mental 4. Son fils et successeur Frédéric VI, qui régnait de fait depuis longtemps, abroge le pacte de neutralité avec l’Angleterre, et déclare la guerre à la Suède.

1809. La Norvège a faim. En août, P.-M. Tuxen se couvre de gloire en conduisant le prince de Hessen-Kassel de Danemark en Norvège à travers les lignes anglaises. Le roi Gustave IV de Suède est renversé et remplacé par son frère, Charles XIII.

1810. Le vieux Simonsen consent au mariage de sa fille Élisabeth avec P.-M. Tuxen. Naissance d’Élisabeth Abel (1810-1873) ; Niels Abel aura beaucoup d’affection pour sa petite sœur. Le maréchal de France Charles-Jean Bernadotte (1763-1844), prince de Ponte-Corvo, est élu successeur de Charles XIII de Suède. Arrivé en Suède en octobre, il se rangera par la suite aux côtés des adversaires de Napoléon, et souhaitera rattacher la Norvège à la Suède. Fondation de la Société pour le bien-être de la Norvège. Elle regroupe 1500 membres.

1811.

4 L’histoire passionnante du règne de Christian VII est évoquée dans un remarquable film de Nikolaj Arcel, Royal Affair (2012, avec Mads Mikkelsen).

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Fondation de la première Université norvégienne, à Christiania. L’excellent professeur Sören Rasmussen (1768-1850) quitte l’École cathédrale pour être nommé sur la chaire de mathématiques. 25 octobre, naissance d’Évariste Galois à Bourg-la-Reine.

1812. Le blocus continental fait sentir ses effets en Norvège. Famine et pauvreté. Début de la parution de la Science de la logique, de Hegel. Théorie analytique des probabilités, de Laplace.

1813. La Suède se range aux côtés des Alliés, contre Napoléon, et attaque le Danemark.

1814. En janvier, traité de Kiel : Bernadotte, régent de Suède, contraint le Danemark à lui céder la Norvège. Mais les Norvégiens n’acceptent pas que l’on dispose d’eux sans les consulter, et convo-quent une Assemblée constituante (le Storting) qui proclame l’indépendance du pays et vote, le 17 mai, la très libérale constitution d’Eidsvoll. La Suède esquisse une opération militaire qui tourne court, et reconnaît la souveraineté de la Norvège. Le père d’Abel est élu député au Storting, et participe aux débats. Il confie l’éducation de ses enfants à Lars Thorsen Vævestad, excellent enseignant âgé de 24 ans. Naissance de Thor Henrik Abel (1814-1870). B. M. Holmboe entre à l’université, où il suit les cours de mathématiques de Rasmussen. Il fait partie du corps des étudiants volontaires pour défendre la Norvège contre les forces suédoises. Hansteen est nommé professeur d’astronomie à l’Université de Christiania.

1815. Lycéen à Christiania.

Le 31 octobre, Niels Abel s’embarque à Risør pour Christiania, où il arrive cinq jours plus tard. Il entre à l’École cathédrale de Christiania, institution fondée en 1250, où les hauts fonctionnaires envoyaient leurs enfants faire leurs études classiques. Son frère aîné, malade, le rejoindra plus tard. Niels découvre le théâtre. Ses résultats scolaires sont bons mais inégaux. De 1815 à 1817, il a pour professeur de mathématiques le compétent mais brutal Hans Peder Bader, successeur de Rasmussen. Ses résultats dans cette discipline sont très bons. B. M. Holmboe est nommé assistant de Hansteen à l’Université. Acte d’union de la Norvège et de la Suède, après la reconnaissance, par Bernadotte, de la constitution d’Eidsvoll. Waterloo. Naissance de Karl Weierstrass.

1816. Søren Abel n’est pas réélu au Storting.

1817. Un professeur de la faculté de théologie, Stenersen, attaque violemment le catéchisme rationaliste de Søren Abel. Celui-ci vient à Christiania pour se défendre et mobiliser ses amis. La polémique fait rage dans la presse. C’est, pour le père d’Abel, le début d’une longue série d’échecs. Célébration en grande pompe du troisième centenaire des thèses de Luther. Les deux aînés passent leurs vacances d’été (15 jours) à Gjerstad. Mort de leur grand-mère Élisabeth Abel. En novembre, un élève de l’École cathédrale meurt huit jours après avoir été battu par le professeur de mathématiques H. P. Bader. Les élèves se mettent en grève. Bader est suspendu, et remplacé en fin d’année par Bernt Michael Holmboe : rencontre décisive pour le jeune Abel.

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1818. L’année fatidique.

À la mort de Karl XIII en février, Charles-Jean Bernadotte devient roi de Suède sous le nom de Karl XIV Johann. Réélu au Storting, le père d’Abel participe aux batailles politiques, et se fait beaucoup d’ennemis. Un pamphlet animalier dénonçant l’union avec la Suède lui est attribué, et suscite un tollé. Une de ses interventions sur une affaire judiciaire est désavouée par le Parlement. Dans le débat sur le système éducatif, il adopte des positions modernes, et prend parti pour un enseignement spécialisé. En septembre, il rentre chez lui brisé, et se réfugie dans la boisson. Dans l’été, Holmboe consacre deux heures par semaine à exercer ses élèves à résoudre par eux-mêmes de petits problèmes d’algèbre et de géométrie. Les aptitudes de Niels Abel se révèlent aussitôt, et le maître doit choisir pour lui des questions spéciales. Sous son impulsion, Abel emprunte et lit les traités d’Euler, Lacroix, Francœur, Poisson, Gauss, Garnier et Lagrange.

1819. Amitiés de jeunesse.

Hansteen publie ses Recherches sur le magnétisme terrestre. Le lycéen Niels Abel se lie d’amitié avec des étudiants plus âgés, avec lesquels il discute et joue aux cartes : Baltazar Mathias Keilhau, minéralogiste et géologue, Christian Boeck, Jens Hjort, Bernt Schenck et Christian Heiberg, étudiants en médecine. Ces étudiants se rendent célèbres en faisant des recherches géologiques et des expéditions en montagne qui contribuent à la triangulation de la Norvège.

1820. Sans foyer.

Le 10 mars, mort de Niels Henrik Simonsen, grand-père maternel de Niels ; il avait fait faillite quelques années plus tôt. Hans Mathias, qui montre des signes de faiblesse d’esprit, abandonne ses études et rentre à Gjerstad à l’appel de son père. Le 4 mai, celui-ci meurt à 48 ans, après une maladie de plusieurs mois, aggravée par l’alcool. Ses appels au secours à l’évêque et au doyen étaient restés sans réponse. Conduite scandaleuse de sa femme lors des obsèques. Le ménage battait de l’aile depuis longtemps, et sa femme est incapable d’élever les enfants. Il laisse une famille nombreuse dans une situation précaire : cinq garçons et une fille. L’aîné resta près de sa mère. Jusqu’à sa mort, Niels déploya de constants efforts pour aider ses frères et sa sœur. Holmboe reconnaît l’exceptionnel talent de son élève, qui lui inspire en juin cette appréciation prémonitoire : « À son génie remarquable, il associe un appétit insatiable de faire des mathématiques. Il deviendra, s'il vit, le meilleur mathématicien du monde.»

1821. « Jeg har det ! »

Après avoir étudié les Œuvres de Lagrange, Niels Abel s’attaque à un problème célèbre : la démonstration de l’impossibilité de la résolution par radicaux l’équation du cinquième degré. Début 1821, il pense être arrivé à une preuve satisfaisante. Holmboe communique cette démonstration à Hansteen et Rasmussen, qui la transmettent au danois Ferdinand Degen (1766-1825). Celui-ci demande des éclaircissements et des exemples, et adresse une lettre d’encouragements prémonitoire à Abel : « Je ne puis m'empêcher, à cette occasion, d'émettre le vœu que le temps et les forces intellectuelles, consacrés par un esprit comme M. Abel à une question que je regarde comme stérile, soient dirigés vers un sujet dont le perfectionnement aura les plus importants conséquences pour l'Analyse entière et son application à la dynamique; je veux dire les transcendantes elliptiques. Avec des dispositions convenables pour ce genre de recherches, le travailleur ne s'arrêtera pas aux nombresues et belles propriétés de ces fonctions, quelque remarquables qu'elles soient par

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elles-mêmes, mais il découvrira des détroits de Magellan, conduisant à de vastes régions d'un seul et immense océan analytique. » Lors d’un cours de grec de G. Sverdrup, Niels Abel se lève brusquement, et se précipite vers la sortie en s’exclamant : « Jeg har det ! » (J’y suis !). En juin, il passe avec mention bien l’examen artium, en compagnie des candidats des Écoles cathédrales de Trondheim, Bergen, Christiansand, et de candidats formés par des précepteurs privés. En août, il se rend à Gjerstad, où le pasteur Aas a succcédé à son père. Sa mère s’est installée à la ferme Lunde. En juin-juillet, Hansteen conduit une expédition de Christiania à Bergen, via Kongsberg, à travers le plateau du Hardangervidda. En septembre, Abel entre à l’Université de Christiania, et s’intalle à la résidence universitaire Regentsen, où il demeurera jusqu’en 1825. Il y donne des cours particuliers pour compléter sa bourse. Il a pour condisciples deux anciens camarades de l’École cathédrale, Jacob Skelderup, fils d’un professeur, et Carl G. Maschmann, fils d’un riche pharmacien. En mathématiques pures, l’étudiant Abel dépasse déjà ses maîtres, Rasmussen, professeur de mathématiques pures et Hansteen, professeur de mathématiques appliquées et d’astronomie. Cela lui vaut une aura parti-culière. Il adresse une requête pour que son jeune frère Peder puisse venir étudier à Christiania, et partager sa chambre. Il passe les fêtes de Noël au presbytère d’Eidsberg, chez les parents de B. M. Holmboe. Celui-ci a huit frères et sœurs ; l’un avait été assistant au laboratoire de chimie de l’Université, un autre était camarade de Niels. Celui-ci se rend ensuite à Gjerstad, avant de rentrer à Christiania avec son frère Peder.

1822. L’année heureuse.

Une Société savante est créée à l’initiative de Christian Peter Boeck (1798-1877), étudiant en médecine et en zoologie, et de Balthazaar Mathias Keilhau (1797-1858), géologue passionné, tous deux grands amis d’Abel. En juin, Abel passe l’examen philosophicum. Dans l’été, il nage, fort bien, sur la plage située au pied de la forteresse d’Akershus. À Gjerstad, il est reçu avec déférence par le pasteur Aas. Il lit l’ Exposition du système du monde, et la Théorie analytique des probabilités, de Laplace, puis la Correspondance sur l'École polytechnique, de Hachette, élève et assistant de Monge, ainsi que le premier roman historique norvégien, Othar de Bretagne, de M. Hansen. Parution du Traité analytique de la chaleur, de Fourier, et du Traité de géométrie projective, de Poncelet.

1823. Le grand tournant.

Début février, parution du premier numéro de la Revue de sciences physiques et naturelles 5, éditée par Hansteen, Lundh et Maschmann père. Dans le second numéro, Abel publie son premier article, sur les équations fonctionnelles 6. Son second article porte sur l’équation intégrale qui porte son nom, issue d’un problème de mécanique. Il rédige en français un mémoire (perdu depuis) donnant une méthode générale pour établir l’intégrabilité de n’importe quelle relation différentielle. Hansteen présente ce mémoire au Collège académique, et émet le souhait qu’Abel puise aller au Danemark

5 Magazin for Naturvidenskaberne. 6 Méthode générale pour trouver des fonctions d'une seule variable, lorsqu'une propriété de ces fonctions est exprimée par une équation entre deux variables.

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présenter ses travaux, et compléter sa formation. Rasmussen finance ce voyage, Hansteen et sa femme l’habillent, et lui donnent des lettres de recommandation. Séjour à Copenhague du 13 juin à la fin août. Abel est reçu chez les sœurs de Mme Hansteen, notamment Charité Borch, dont il tombe amoureux, et chez son oncle Tuxen. Il va au théâtre, et rencontre Christine Kemp, chez son oncle ou lors d’un bal. Il noue des liens avec le milieu mathématique danois : Degen, Thune, Krejdal, Ursin, von Schmidten. Il montre à Degen ses trouvailles en arithmétique et surtout ses premiers résultats relatifs à l’inversion des fonctions elliptiques. De retour en Norvège, Abel étudie les 3 tomes d'Exercices du calcul intégral de Legendre, publiés entre 1811 et 1819, et les Disquisitiones arithmeticae de Gauss. Il fait des travaux en théorie des nombres, en analyse (ses idées se précisent concernant l’inversion des fonctions elliptiques), et en algèbre. Vers la Noël, il achève la démons-tration de l’impossibilité de résoudre par radicaux l’équation générale du 5ème degré, problème déjà abordé en 1799 par l’italien Paolo Ruffini (1765-1822). Les autorités se préoccupent de sa situation matérielle et de sa formation : sa bourse est renouvelée, et un grand voyage européen est envisagé. Abel cherche à faire éditer son Traité sur l’Intégration des équations différentielles.

1824. Les fiançailles.

Abel publie en français, à compte d’auteur, à Christiania, son Mémoire sur les équations algébriques. Ce mémoire, trop concis, ne trouva pas l’accueil escompté : occupé par d’autres sujets, Gauss reçut un exemplaire qu’il n’ouvrit pas. Abel rerédigea ce mémoire de manière plus détaillée dans le Journal de Crelle en 1826. Au printemps, Christine Kemp est nommée gouvernante dans la famille Thorne de Son, au sud-est du fjord de Christiania. Hansteen publie un article d’Abel sur l’Influence de la lune sur le mouvement du pendule, et l’envoie à l’astronome d’Altona, Schumacher. En août, celui-ci répond qu’Abel a oublié l’attraction exercée sur la terre par la lune. Keilhau accompagne le professeur Steffens, de retour en Norvège après 30 années d’absence, dans des expéditions géologiques et topographiques. Keilhau reçoit une bourse pour voyager en Allemagne. Maschmann part étudier la pharmacologie à Berlin. À l’automne, Abel étudie les Mémoires de l'Institut de France et les Annales de Gergonne. Abel passe les fêtes de Noël à Son, avec Christine. Au retour, il surprend ses amis en leur annonçant ses fiançailles avec la jeune fille. Réservé sur sa vie privée, Niels Abel semble avoir été un moment partagé entre ses sentiments pour Charité Borch, sœur de Mme Hansteen, et pour Christine Kemp, mais il avait une grande confidente en la personne de Mme Hansteen, qu’il appelait sa «deuxième mère».

1825. Le grand départ.

La jeune université de Christiania envoie à l’étranger sa première génération d’étudiants de toutes disciplines : Boeck, Møller, Tank, et Abel. Celui-ci obtient une bourse pour rendre visite aux mathé-maticiens de Paris et Göttingen, et part le 7 septembre pour un grand voyage de 20 mois. Il rend visite à Christine à Son, et s’embarque pour Copenhague en compagnie de Boeck et Møller. Il visite ses parents et amis danois, les Tuxen et les Borch, au physicien Ørsted et au mathématicien von Schmidten, qui lui donne une lettre de recommandation pour le Geheimrath Crelle, de Berlin. Il gagne Lübeck en bateau, puis rejoint ses compagnons à Hambourg. Il rend visite à l’astronome Schumacher, ami de Gauss, à Altona. Il décide alors de suivre ses amis à

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Berlin, où il arrive le 11 octobre, et restera jusqu’en mars 1826. Ce détour imprévu sera de grande conséquence pour son avenir, car il rencontre le conseiller privé August Leopold Crelle, passionné de mathématiques. Celui-ci envisage justement d’éditer un Journal scientifique. Abel participe à la vie mondaine : le lundi, il assiste aux soirées musicales organisées par Crelle ; le samedi, il est invité au salon de Mme Lévy ; le vendredi, il se promène avec Crelle en compagnie de Jakob Steiner, géomètre autodidacte d’origine suisse. En décembre, Abel fête la Noël en compagnie de ses amis norvégiens... et leur voisin du dessus, qui n’est autre que Hegel, envoie sa servante se plaindre du tapage nocturne, avant de grommeler : « Nicht Dänen, sie sind russische Bären. » Pendant ce temps, S. Rasmussen démissionne en novembre de son poste de professeur de mathématiques à l’université, pour prendre une direction à la Banque de Norvège. Les deux personnes les plus compétentes pour le remplacer sont Holmboe et Abel. Mais celui-ci est en voyage, et jugé trop fort pour assurer l’enseignement élémentaire, aussi le conseil de l’université choisit Holmboe, plus ancien Cette décision n’entama pas l’amitié entre Abel et son maître, mais laissait sa situation matérielle en suspens. Mémoire de Cauchy sur les intégrales d’une fonction de variable complexe.

1826. De Berlin à Paris.

Au début de l’année, Abel publie d’importants articles dans les premiers numéros du Journal de Crelle. Dans ses Recherches sur la série du binôme, il fonde la théorie des séries entières sur des bases rigoureuses : lemme d’Abel, transformation d’Abel et théorème de la limite radiale. Keilhau rejoint ses amis berlinois. Abel renonce à rencontrer l’inabordable Gauss à Göttingen, et quitte Berlin en leur compagnie, en mars, pour Leipzig, Freiberg, Dresde, Prague, Vienne (où il entrevoit l’Aiglon, croise peut-être Schubert et Beethoven, et rend visite à l’astronome von Littrow), Graz, Trieste, Venise, Vérone, Bolzano, Innsbruck, Lucerne et Bâle. De là, Abel gagne directement Paris, où il arrive le 10 juillet, muni de lettres de recommandation. Il loge 41, rue Sainte Marguerite, à Saint Germain des Prés, et fait la connaissance du peintre norvégien Gørbitz, qui fera le seul portrait que nous ayons de lui. Abel rencontre, entre autres, Legendre et Cauchy, et achète des livres pour l’université de Christiania. Il dépose à l’Institut son grand Mémoire sur une propriété générale d'une classe très étendue de fonctions transcendantes, que Cauchy occupé laissera dormir dans un tiroir avant de le retrouver et le présenter en 1829, quelque temps après la mort d’Abel. Celui-ci vit dans un réel dénuement, et dans une solitude relative après le départ de Keilhau, nommé professeur à Christiania. Au cours de l’automne, Abel, déprimé par la perte de son mémoire, prend froid. Il consulte un médecin qui diagnostique la consomption (tuberculose) grâce au stéthoscope récemment inventé. Les années 1825-1830 sont en France une période de transition scientifique, marquée par le vieillissement des savants de l’époque révolutionnaire : Laplace, Legendre, Fourier, et par un désintérêt pour les mathématiques pures. Néanmoins, Abel fait la connaissance du jeune étudiant prussien P. G. Lejeune-Dirichlet, et noue des liens avec les collaborateurs du Bulletin de Férussac, notamment J. F. Saigey et F. V. Raspail. Le 29 décembre, Abel quitte Paris pour Berlin : « Mon voyage de Paris a été terriblement vide », écrit-il à Boeck. 7

7 ajoutant : « J’ai pris la diligence de Paris à Bruxelles via Valenciennes. Pendant tout le voyage je suis resté seul avec une danseuse, non pas du grand opéra, mais de théâtres de second rang. Voisinage dangereux dans la nuit. Elle a dormi dans mes bras, bien sûr, mais ce fut tout. En tout cas, j’ai eu des discussions extrêmement édifiantes avec elle, sur les choses éphémères de ce monde. »

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Pendant ce temps, Holmboe a accepté un poste de chargé de cours à l’Université de Christiania. Cette nomination a été critiquée a posteriori, car ce poste aurait dû être attribué à Abel. Mais Abel était en voyage, et l’ancienneté a primé. Après une légère gêne, les relations entre les deux hommes redeviennent excellentes. Naissance de Riemann. Premiers travaux de Lobatchevski.

1827. Retour au pays.

À Berlin, Abel retrouve ses connaissances, et ses habitudes. Crelle insiste pour qu’il reste sur place, mais Abel préfère rentrer au pays. Fin avril, il quitte Berlin pour Copenhague, où il retrouve ses amis et sa fiancée. De retour à Christiania le 20 mai, il vivote de maigres bourses et de quelques leçons particulières, l’Université lui ayant refusé la création d'un poste. Il est élu à la Société royale norvégienne pour les sciences. Un long mémoire intitulé Recherches sur les fonctions elliptiques, paraît en deux livraisons dans le Journal de Crelle. Ce mémoire inaugure la grande rivalité avec Jacobi. Crelly est nommée gouvernante chez les Smith, fondeurs à Froland (dans l’arrière-pays d’Arendal) et amis de la famille Abel. Mort de Laplace. Travaux de Gauss sur les surfaces.

1828. Le chant du cygne.

Comme celles de Wolfgang Amadeus Mozart et de Franz Schubert, la dernière année de Niels Henrik Abel fut marquée par une production ininterrompue. C’est l’année de la maturité, et la grande période de la rivalité avec Jacobi. Leurs travaux vont révolutionner la théorie des fonctions elliptiques, telle qu’elle était exposée par Legendre. Pressenti pour un poste de docent à l’Université de Berlin, Abel décline cette offre, préférant rester dans sa patrie, où il espère encore trouver un poste. Néanmoins, dans les mois à venir, Crelle multipliera les contacts, avec Von Humboldt, Legendre, etc. pour trouver un poste au jeune mathématicien. Le 29 mars, Abel achève la rédaction d’un Mémoire sur une classe particulière d'équations résolubles algébriquement, qui paraîtra après sa mort dans le Journal de Crelle. Il cherche à caractériser les équations résolubles par radicaux, problème qui sera complètement résolu par Évariste Galois. Le 19 mai, Hansteen part diriger une expédition scientifique à travers la Sibérie (Irkoutsk et Kiachta), à la recherche (vaine) d’un second pôle magnétique ; il rentrera en 1830. En l’absence d’Hansteen, Abel est nommé professeur associé à titre temporaire à l’Université. Le 27 mai, Abel achève une longue note intitulée Solution d’un problème général concernant la transformation des fonctions elliptiques, qui paraît dans les Astronomische Nachrichten de Schumacher. Le 1 juillet, Abel s’embarque avec Crelly pour passer ses vacances d’été à Froland. Il reste un mois et demi auprès de sa fiancée. Le 27 août, il rédige une note intitulée Théorèmes sur les fonctions elliptiques, dans laquelle il établit et généralise une formule donnée sans démonstration par Jacobi. Dans une lettre du 25 octobre, le vieux Legendre félicite Abel pour ses beaux travaux. Abel rédige un Précis d'une théorie des fonctions elliptiques, qu’il cherche à éditer, et n’achèvera pas complètement. Ce précis d’une centaine de pages paraîtra dans le Journal de Crelle après sa mort. Le 15 septembre, à Paris, les académiciens Legendre, Poisson, Lacroix et Maurice donnent au comte Löwenhielm, ambassadeur de Suède, une pétition adressée au roi Karl Johann demandant la publication des œuvres d’Abel. Cette initiative resta ignorée d’Abel. Au cours de l’automne, celui-ci tombe malade et s’alite pendant plusieurs semaines. Néanmoins, il part en traîneau pour Froland, où il arrive le 19 décembre pour passer les

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fêtes auprès de Crelly, gouvernante des enfants du fondeur Sivert Smith, à l’invitation de celui-ci.

1829. Le jeune homme et la mort.

Le 6 janvier, Abel termine une note de deux pages commencée à Noël, dans laquelle il reprend le théorème de son mémoire égaré de Paris, et il l’envoie aussitôt à Crelle. C’est son dernier travail. Le 9 janvier, son état de santé ne lui permet pas de retourner à Christiania reprendre son service. Il crache le sang. Il est très bien soigné par sa famille d’accueil et par l’excellent docteur Møller, d’Arendal, qui croit d’abord à un rétablissement possible, puis lui cache la gravité de son mal. Le 25 janvier, Legendre lui envoie une lettre d’hommage. Les bruits d’une nomination à Berlin se précisent. « Tu ne seras pas appelée "madame" ou ma "femme", mais on dira "der Hr. Professor mit seiner Gemahlin" », plaisante Niels Abel. Début février, il s’alite pour ne plus se relever. « Ce qu'ils m'ont dit à Paris n'est pas vrai je n'ai certainement pas la consomption », s’exclame le jeune homme. En mars, sentant ses forces décliner, il fait transmettre par la famille Smith, à son ami B. M. Keilhau son souhait de le voir demander la main de sa fiancée. 6 avril. Mort de Niels Abel, à 4 heures de l’après-midi. 8 avril. Lettre de Crelle : « Mon cher, mon précieux ami, je puis maintenant vous apporter de bonnes nouvelles. Le Ministère de l'Éducation a décidé de vous appeler à Berlin, et de vous offrir un poste. (...) Vous pouvez maintenant envisager tranquillement l'avenir. (...). Vous allez venir dans un bon pays, avec un meilleur climat, et serez plus proche de la science et des authentiques amis qui vous estiment et vous aiment. »

On se prend à rêver à ce que seraient devenues les mathématiques, si le destin avait accordé à Niels Abel le temps de rejoindre Dirichlet, Jacobi et Steiner à Berlin, et de lire les travaux d’un jeune lycéen révolté du nom d’Évariste Galois... 13 avril. Enterrement de Niels Abel à Froland. 12 mai. Schumacher annonce à Gauss la mort d’Abel. Celui-ci répond : « La mort d’Abel, que je n’ai vue annoncée dans aucun journal, est une bien grande perte pour la science. » Crelle, Legendre, Jacobi rendent hommage à Abel. Les académiciens français présentent leurs condoléances à l’ambassa-deur de Suède et renouvellent leur souhait de voir publiées les Œuvres mathématiques d’Abel. Le Mémoire de Paris (90 pages) égaré est retrouvé ; l’Académie décide de le publier, mais diverses circonstances vont retarder cette publication, qui n’aura lieu qu’en 1841. En juin, Crelly confie à Holmboe les papiers posthumes de son fiancé. Holmboe publie en novembre une nécrologie dans la

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Revue de sciences physiques et naturelles. Les 25 mai et 1 juin, Évariste Galois présente à l’Académie des sciences ses Recherches sur les équations algébriques de degré premier. En juillet, Évariste Galois échoue à l’École polytechnique, peu après le suicide de son père. Parution des Fundamenta Nova de Jacobi. Parution du Précis d'une théorie des fonctions elliptiques d’Abel, dans le Journal de Crelle.

1830 : Consécration posthume.

En janvier 1830, le professeur de géologie B. M. Keilhau rend visite à Crelly Kemp à Froland, et lui demande sa main par fidélité au souvenir de son ami. Ils se marieront un an plus tard. En février, Galois rédige et présente à l’Académie un Mémoire sur les conditions de résolution des équations par radicaux. Ce mémoire, destiné à concourir pour le Grand prix de l’Académie, résout un problème auquel Abel s’était attaqué. Il sera égaré à cause de la mort de Fourier, et du départ de Cauchy en exil. Le 28 juin (ou 24 juillet ?) l’Académie des sciences de Paris décerne conjointement son Grand prix à Abel et Jacobi en récompense de leurs travaux sur les fonctions elliptiques. La famille Abel reçoit 1500 francs.

1832. 30 mai. Évariste Galois se bat en duel dans des conditions mal élucidées, près de l'étang de la Glacière. On le trouve quelques heures plus tard, gravement blessé à l’abdomen. Transporté à l’hôpital Cochin, il meurt le 32 dans les bras de son frère. « Ne pleure pas. J'ai besoin de tout mon courage pour mourir à vingt ans. » Naissance de Ludvig Sylow (1832-1918), à Christiania, futur spécialiste de théorie des groupes, et professeur de Sophus Lie (1842-1899). Tous deux éditeront les Œuvres d’Abel.

1833. Le mathématicien Libri, à qui Legendre a parlé d’Abel, publie la première biographie d’Abel. Cette biographie, de qualité sur le plan mathématique, mais imprécise sur celui des faits, restera longtemps la seule. Mort de Legendre, auquel Libri succède à l’Académie des sciences.

1837. Hansteen dirige les travaux de triangulation de la Norvège.

1839. Holmboe, à qui Crelly a confié les manuscrits d’Abel, édite les Œuvres d’Abel, en deux tomes. Dans la préface, il écrit : «Le temps et les soins que j'ai dû mettre à la rédaction de ce travail, je les tiendrai toujours pour le loisir le mieux employé de ma vie, s’il peut contribuer à répandre cet ouvrage, la plus importante production de nos jours en son genre. (...) C’est pourquoi les œuvres de cet auteur appartiennent au premier rang de celles que nul mathématicien, pour peu qu’il désire se mettre au fait de sa science, ne pourra se dispenser de lire.»

1841. Publication du Mémoire de Paris sur les fonctions elliptiques. Le manuscrit disparaît peu après, subtilisé par Libri, devenu bibliophile indélicat.

1844. Alfred Galois confie à Liouville les papiers laissés par Évariste. Liouville en reconnaît la valeur.

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1846. Mort d’Anne Marie Abel, mère de Niels Abel.

1850. Mort de B. M. Holmboe. Condamnation de Libri par contumace pour avoir dérobé de nombreux livres rares dans les bibliothèques de France ; Libri s’était enfui à Londres.

1851. Mort de Carl Gustav Jacobi.

1859. Au cours d’une vente à Londres, figurent deux manuscrits d’Abel envoyés par Crelle à Libri, Précis d'une théorie des fonctions elliptiques, et son dernier texte, Démonstration d'une propriété générale d'une certaine classe de fonctions transcendantes.

1862. Mort de Christine Kemp, sans enfants.

1873. Mort de Christoffer Hansteen, à près de 90 ans.

1881. Nouvelle édition complétée, des Œuvres complètes d’Abel, par Ludvig Sylow et Sophus Lie. C.-A. Bjerknes publie une biographie d’Abel, Niels Henrik Abel, sa vie et son action scientifique. Ces deux ouvrages sont traduits en français et en allemand. Ils sont actuellement édités en France par Jacques Gabay.

1902. Le centenaire.

Célébration du centenaire de la naissance d'Abel, à Froland, Gjerstad et Christiania. L’Université d’Oslo publie un mémorial rassemblant les documents et la correspondance d’Abel. Le grand poète Bjørnsterne Bjørnson (futur prix Nobel) écrit une cantate de onze strophes à la mémoire d’Abel, orchestrée par Christian Sinding. Le grand sculpteur Gustav Vigeland fond un monument à la mémoire d’Abel, qui est installé en 1908 dans le parc du palais royal.

1952. Le mathématicien norvégien Viggo Brun se rend à la bibliothèque Moreniana de Florence, pour examiner des manuscrits attribués à Abel. Il reconnaît le grand mémoire de Paris, subtilisé par Libri.

2003. Le bicentenaire.

A l’occasion du bicentenaire de la naissance de Niels Abel, un prix Abel est créé en Norvège. Il est décerné en 2003 au mathématicien français Jean-Pierre Serre (né en 1926). Le prix Abel 2004 a été décerné à deux mathématiciens anglo-saxons, Michael Francis Atiyah (Université d’Edimbourg) et Isadore M. Singer (Massachusetts Institute of Technology). ____________

Bibliographie

C.-A. Bjerknes : Niels Henrik Abel, sa vie et son action scientifique (Gabay) O. Ore : Niels Henrik Abel, un mathématicien romantique (Belin) A. Stubhaug : Niels Henrik Abel and his time (Springer) (traduit en français) _____________

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Evariste Galois (25 octobre 1811 , 30 mai 1832)

« Ne pleure pas. J’ai besoin de tout mon courage pour mourir à vingt ans. » La notice figure dans Mes points fixes.

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Un mathématicien quarante-huitard :

Eugène CATALAN (Bruges 1814 - Liège 1894)

Eugène Charles Catalan naît le 30 mai 1814 à Bruges, alors ville française. Il vient jeune à Paris où son père, d’abord joaillier, s’établit comme architecte8. Destiné d’abord à la même carrière, il entre en 1826 à l’École gratuite de dessin, où il devient par concours, à quinze ans, répétiteur de géométrie. Son aptitude pour les mathématiques est remarquée par Lefébure de Fourcy qui lui conseille de préparer l’École polytechnique. Catalan fréquente la Sorbonne et le Collège de France, et commence à donner quelques leçons : en 1832, il fait des cours publics pour les ouvriers. Après avoir été, pendant six mois externe au collège Saint-Louis, il remporte en 1833 le prix de mathématiques au Concours général, et entre 53ème à l’École polytechnique.9 Il y suit les cours de Navier, Claude-Louis Mathieu, l’inusable Leroy, et Lamé, et a comme répétiteur Liouville, qui deviendra par la suite un de ses amis. Il fait partie des 125 élèves licenciés par le roi le 15 décembre 1834 pour avoir protesté six jours plus tôt contre une sanction disproportionnée contre un élève habillé en civil. Le 31 décembre, les licenciés sont réintégrés rue Descartes, et le colonel Thouvenel est muté. Catalan, lui, n’est réintégré qu’en janvier 1835. Il sort 16ème sur 140, dans les Ponts et chaussées, mais, attiré par l’enseignement, donne bientôt sa démisssion et est envoyé en qualité de professeur de mathématiques au collège de Châlons-sur-Marne. Il se marie en 1836 avec Eugénie Perin, union qui va durer près de soixante ans. Durant cette période, Liouville l’aide à trouver un travail à Paris. Catalan revient à Paris en 1837, donne des leçons dans diverses institutions. À l’Institution Mayer, école privée où Liouville a étudié puis enseigné, Catalan a pour élève en 1841-42 un élève aussi brillant qu’attachant, Charles Hermite, avec lequel il resta lié. Associé à Liouville et à Sturm, il fonde en 1838 l’École préparatoire Sainte-Barbe, qui prépare les élèves à Polytechnique. La même année, il est nommé répétiteur adjoint de géométrie descriptive à l’École polytechnique, poste qu’il occupe jusqu’à la fin de la Seconde république, et, en 1839, examinateur suppléant. En 1841, Catalan est reçu docteur ès sciences mathématiques. 1844 est pour sa carrière une année sombre au cours de laquelle il paie le prix de ses opinions républicaines et de son indépendance : il participe à la contestation à l’École polytechnique, et est pour cela évincé de son titre d’examinateur suppléant, tandis qu’à la Sorbonne le vieux Francœur le propose comme suppléant, proposition rejetée par le Conseil d’État qui nomme à sa place le brillant mais cauteleux Joseph Bertrand. En 1846 Catalan est premier à l’agrégation de mathématiques. Il est alors nommé professeur de mathématiques supérieures au collège Charlemagne, puis, en 1849, au lycée Saint-Louis.

8 Catalan était le fils naturel de Jeanne Bardin, originaire de Beaune, laquelle épousa Joseph Catalan sept ans plus tard. Eugène Catalan s’appela donc d’abord Eugène Bardin. 9 L’examinateur, M. Reynaud (déja rencontré plus haut), ayant appelé un candidat absent, demande un élève de bonne volonté pour le remplacer. Poussé par ses camarades, Catalan se risque, quoiqu’il n’ait jamais assisté à un examen. Pauvre et grotesquement vêtu, il hésite au début, puis brille. Après avoir longuement parlé, il aperçoit un verre, une carafe d’eau, du sucre, et... il se prépare un verre d’eau sucrée. M. Reynaud s’écrie : " Etes-vous indisposé ? Non, Monsieur, mais voilà longtemps que je parle : j’ai grand’soif ! " L’apparente effronterie n’était que de la naïveté. La légende dura plusieurs années : " Catalan qui boit le verre d'eau de l'examinateur ! " (Rebière) Par ailleurs, on trouve aux archives de l’Ecole polytechnique une fiche signalétique de Catalan : il était blond, avait un gros nez et mesurait 1,67 mètre.

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Républicain convaincu, Catalan avait pris part aux Trois Glorieuses de juillet 1830, puis à presque toutes les manifestations dirigées contre Louis-Philippe. Il écrira dans son journal en 1860 : «Pour ma part, j'ai été dans presque toutes les émeutes, de 1830 à 1833 ; j'ai un peu démoli l'archevêché, le 14 février 1831 ; j'ai fait émeute les 22 et 23 février 1848 ; le 24, j'étais à la tête d'une bande d'insurgés ; et, dans toutes ces occasions, j'accomplissais un devoir.» Le 24 février 1848, à l’Hôtel de ville, il réclama le premier la formation d'un gouvernement provisoire et, le lendemain, assis entre Garnier-Pagès et Lamartine, il fut, pendant quelques heures, l’un des secrétaires du pouvoir insurrectionnnel. Parlant de ces jours d’émeute, il écrit à son oncle : «Qu'il te suffise de savoir que le jeudi matin je me suis mis à la tête d’une petite bande d’ouvriers ; que je suis entré à l’Hôtel-de-Ville, immédiatement après les élèves de l’École Polytechnique, que j’ai marché, sur les Tuileries, avec le 34e de ligne et deux pièces de canon ; que, si, je n’ai pas pris les Tuileries, ç’a été la faute du général Taillandier, qui a commandé de tourner à gauche, malgré mes protestations ; que, revenu à l'Hôtel-de-Ville, sans coup férir, j’ai contribué à la nomination du Gouvernement provisoire et à la proclamation de la République ; que, le vendredi matin, entre Lamartine et Garnier-Pagès, j’ai rempli les fonctions de citoyen-greffier ; que l’on m’a donné une mission de confiance, dans le 6e Arrondissement. Après quoi je suis rentré dans l’obscurité la plus profonde. En somme, j’ai fait mon devoir.» Catalan se présente en mars 1848 aux élections à l’Assemblée constituante, mais, contrairement à Liouville et Poncelet, n’est pas élu. Il assiste navré aux journées de juin, marquées par un affrontement sanglant de la bourgeoisie et des ouvriers. Ces journées sonnent le glas de cette Seconde république à laquelle il est très attaché, mais qui ne lui rend pas justice. Après le coup du 2 décembre, il est destitué pour refus de serment et redevient professeur libre. À partir de 1857, on lui confie la préparation à Polytechnique dans les institutions Jauffret, Barbet, Lesage ; il fait recevoir un grand nombre d’élèves à cette école. L’homme qu’il admire le plus dans ces années-là est bien sûr Garibaldi...

En 1865, le gouvernement belge offre enfin à Catalan un poste à sa mesure, une chaire de professeur d’analyse à l’université de Liège. Des offres de ce genre lui avaient déjà été faites en 1846 par Quételet, mais il les avait déclinées. Cette fois, il accepte sans hésiter. Le chimiste H. Sainte Claire Deville lui écrit alors : «Vos meilleurs amis vous reprocheront un peu d'avoir subordonné vos intérêts scientifiques et matériels à vos idées politiques. Je ne doute pas que sans cela vous auriez été professeur en Sorbonne.» 10, et Catalan écrivit en 1876 à Tchebychev : « Sans ce brigand de Bonaparte, je serais encore parisien ; au moins la chose est probable ! » Les années liégeoises sont celles du rayonnement et de la reconnaissance tardive : Catalan fait de Liège un centre mathématique réputé, lié à la Russie (correspondance avec Bouniakovsky, visites de Tchebichev), à l’Italie (il a pour élève Cesàro, venu de Naples), et à la France. À l’automne 1871, il reçoit une visite inattendue : son vieil ennemi Napoléon III, alors en exil, vient lui présenter ses hommages. En 1873, Catalan assiste aux obsèques de François Victor Hugo11. En 1881 il se rend avec son épouse à Rome, où il est reçu et hébergé par Cremona. À son départ en retraite en 1884, il est nommé professeur émérite. Une cérémonie est organisée peu après par ses élèves et amis, à laquelle assiste l’imprévisible Tchebychev ; un discours est prononcé par Paul Mansion, de l’Université de Gand. Les deux filles de Catalan étaient mortes en 1865

10 "He remained his entire life an uncompromising leftist, to a degree that threatened his scientific carreer", écrit au sujet de Catalan, Jesper Lützen dans la monumentale étude qu'il vient de publier sur Liouville (Springer). 11 cf. Œuvres complètes de Victor Hugo, Politique, Bouquins, p.878. Il serait intéressant de savoir si Hugo et Catalan se sont rencontrés.

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et 66. Lui-même s’éteignit doucement le 14 février 1894, à six heures du matin, sans savoir que sa femme l’avait précédé dans la soirée du 11. Son testament stipulait : « Je déclare mourir comme j’ai vécu : Républicain, socialiste et anti-catholique » ; les deux époux eurent des obsèques civiles.

D’un caractère entier, mais fidèle et chaleureux, ce républicain anticlérical et franc-maçon avait gardé des sympathies dans les milieux aristocratiques et catholiques, et détestait par-dessus tout ceux qui sont «toujours près du manche», quel que soit le régime. Une amitié de cinquante ans le lie à Anatole Hüe de Caligny, qui lui écrit un jour : «Mon cher Affreux Démocrate», et reçoit en réponse un : «Salut, ex-marquis»... Son aîné et ami Adhémar Barré de Saint-Venant (X-1813) essaiera sans succès de le ramener dans le giron de la Sainte Église, et son ami et ancien élève Gaston Gohierre de Longchamps lui rendra, à sa mort, un chaleureux hommage.

Membre de nombreuses sociétés savantes, notamment la Société philomathique (1840) et l’Académie de Belgique (1865), Catalan n’a jamais pu entrer à l’Académie des sciences, alors que des scientifiques moins méritants y furent admis au même moment. Il a légué à l’Université de Liège la majeure partie de sa bibliothèque, mais ses archives sont restées à l’abandon jusqu’en 1974, date à laquelle on a commencé à les classer et les étudier : documents d’autant plus intéressants qu’il correspondait avec Terquem, Bertrand, Airy, Poisson, Liouville, Hermite, Poncelet, Cayley, Chasles, Plateau, Ribaucour, Cesàro, Darboux, Stieltjes, Peano, Mittag-Leffler, Cremona, Cauchy, Quételet, Walras.

Catalan a écrit de nombreux ouvrages, souvent réédités : Éléments de géométrie (1843), Traité élémentaire de géométrie descriptive (2 vol., qui eut 5 éditions, la première en 1850-52), Théorèmes et problèmes de géométrie élémentaire (qui eut 6 éditions, la première en 1852), Manuel des aspirants au baccalauréat ès sciences (12 éditions, à partir de 1852), et Manuel des candidats à l'Ecole polytechnique (2 vol. 1857-58), Notions d'astronomie (3 éditions, la première en 1860), Traité élémentaire des séries (1860), Cours d'analyse de l'université de Liège (1870). Il collabora dès le début au Journal de mathématiques pures et appliquées, fondé par Liouville en 1836. Il est l’auteur de plus de 400 mémoires sur l’analyse, le calcul des probabilités, la géométrie, la théorie des nombres et l’algèbre. Il fut couronné en 1840 par l’Académie de Belgique pour son mémoire Sur la transformation des variables dans les intégrales multiples, complété en 1846 : c’est là qu’il donne la formule de changement de variable dans les intégrales multiples avec utilisation du jacobien. En 1842-43, il s’intéresse à la théorie des surfaces, où il rivalise avec Bonnet, Bertrand et Serret, triumvirat honni qui lui barrera les portes de l’Académie des sciences ; il démontre un théorème relatif aux surfaces minimales (dites alors élassoïdes). Il s’intéresse aux équations différentielles simultanées, aux fonctions elliptiques, aux nombres de Bernoulli (années 1859 et suivantes). En 1863, l’Académie des sciences propose comme sujet de concours pour le grand prix de mathématiques «Perfectionner, en quelque point important, la théorie géométrique des polyèdres». Catalan dépose un mémoire sous l’épigraphe :

Travaillez, prenez de la peine : C'est le fonds qui manque le moins,

mais les commissaires Bertrand, Serret et Bonnet proposent alors à l’Académie de ne pas décerner le prix... Aux alentours de 1865, Catalan rédige avec Maximilien Marie de nombreux articles mathématiques pour le Grand dictionnaire universel du XIXème siècle, de Pierre Larousse. Dans ses Recherches sur quelques produits indéfinis (1873), il découvre quantité de faits nouveaux, et il publie en 1881-83 trois Mémoires sur quelques

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décompositions en carré et des Notes sur la théorie des fractions continues et sur certaines séries (1883). On lui doit aussi un curieux mémoire sur un article mal rédigé du Code civil, l’article 757, qui est une application de l’algèbre aux règles de succession des enfants naturels. Il avait fondé en 1874, avec Mansion, la Nouvelle correspondance mathématique.

Quelques travaux de Catalan

Nombres de Catalan (1838) : Trouver le nombre cn de parenthésages d’un produit de n facteurs

pour une loi non associative, non commutative. On montre que cn = 122.1 −

−nnC

n , où les k

nC sont les

coefficients binomiaux. Si l’on pose c0 = 0, c1 = 1, la série génératrice de ces nombres est :

∑ cn.xn = 21 ( 1 − x41− ) .

Les nombres de Catalan se rencontrent dans de nombreux problèmes combinatoires : arbres binaires, mots bien parenthésés de longueur donnée, dénombrement des décompositions d’un polygone convexe en triangles au moyen de diagonales qui ne se rencontrent pas à l’intérieur du polygone. Ce dernier problème avait été posé en 1751 par Euler à Goldbach, puis en 1758 à J.von Segner qui trouvait la formule de récurrence : P(n + 1) = P(n) + P(3).P(n − 1) + P(4).P(n − 2) + ... + P(n − 1).P(3) + P(n). Euler disait de cette question qu’elle était difficile et que l'induction en était ardue. Par la suite, elle fut étudiée, sur l’initiative de Terquem, dans sept articles publiés en 1838-39 au Journal de Mathématiques par Lamé, Catalan, Rodrigues et Binet ; plus tard Kirkman et Lucas y réfléchirent. Catalan nommait "nombres de Segner" ces entiers, sans prévoir qu’un jour, sur la suggestion de Jonquières, ils porteraient son nom. À deux reprises Catalan avait fait usage de ces nombres dans certains développements en série des fonctions sphériques ; Ferdinand Caspary (1853-1901) écrivit un mémoire dans lequel il approfondit cette liaison. Plusieurs centaines de publications ont depuis lors été consacrées à ces nombres.

Théorème de Catalan (1842) : Dans l’espace affine euclidien de dimension 3, les seules surfaces réglées minima sont les hélicoïdes droits : M(u, v) = (v.cos u, v.sin u, u) ; ce résultat améliore celui de Meusnier.

Conjecture de Catalan (1843) : L’équation diophantienne am − bn = 1 , où les inconnues a, b, m et n sont des entiers naturels non nuls, n’admet qu’une seule solution : 32 − 23 = 1. Autrement dit, 8 et 9 sont les seules puissances consécutives.

Le hollandais Tijdemann a montré en 1976 que cette équation n’admet qu’un nombre fini de solutions. John Granthman et Maurice Mignotte ont récemment établi que si cette équation admet

des solutions, m et n sont premiers, et M. Mignotte a établi que m et n sont inférieurs à 8.1016

. Il n’y a donc qu’un nombre fini de vérifications à faire. En 2002, Preda Mihailescu, de l’université allemande de Paderborn, a parachevé la démonstration en utilisant les propriétés des corps cyclotomiques. Cette démonstration de la conjecture de Catalan n’utilise que des résultats élémentaires d’algèbre et d’analyse (Pour la science, oct 2001 et sept 2002, et Journées X-UPS 2005).

Conjecture marseillaise de Catalan (1891) : Tout nombre de la forme 6(2n + 1) peut s’écrire comme somme de trois carrés d’entiers non nuls. Cette conjecture fut formulée par Catalan lors d’un Congrès organisé à Marseille. A ce jour, personne ne l’a démontrée.

Identité de Catalan (1872) : (∀n ≥ 1) 1 − 21 +

31 − ... +

121−n

− n21 =

11+n

+ ... + n21 .

On en déduit que cette dernière suite tend vers ln 2.

Lemme de Catalan : Quel que soit le système de numération, aucun des nombres 10101, 1010101, 101010101, 10101010101, etc. n’est premier.

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Lemme de Catalan : Le pgcd de deux entiers formés uniquement de 1 en base 10 est un entier du même type, dont la longueur est le pgcd des deux longueurs.

Lemme de Catalan (1874) : Soient a et b deux entiers positifs ; alors (2a)!(2b)! est divisible par a!(a + b)!b!

Conjecture de Catalan (1876) : Elle concerne les nombres de Mersenne Mq = 2q − 1. La suite

C1 = M2 = 3 , Cn+1 = 2^(Cn) − 1 ( ainsi C2 = M3 , C3 = M7 , etc. )

est-elle formée uniquement de nombres premiers ? Contient-elle une infinité de premiers ? Il est impossible de tester C5 qui a plus de 1038 chiffres! Cette conjecture de Catalan est un cas particulier d'une conjecture due à David Slowinski : « Le nombre des conjectures portant sur les nombres de Mersenne premiers dépassera toujours celui des nombres de Mersenne premiers connus». Gageons qu’elle aurait fort amusé Catalan...

Déterminant de Catalan (1878) : C’est det(pgcd(i, j)) = ϕ(1)ϕ(2) ... ϕ(n), où ϕ est l’indicateur d’Euler. En réalité ce déterminant est dû à Smith, Catalan n’ayant fait que poser cet exercice dans sa revue.

Conjecture de Catalan-Dickson (1887-1913) : Notons s(n) la somme des diviseurs de n qui sont <

n, et suite aliquote de n la suite n, s(n), s2(n),... des itérées de n par s. Pour tout n, cette suite est

bornée.

Formule de Catalan relative à la constante d’Euler γ : γ = 1 − ∫∑∞+

= +1

01

2

.1n

dtt

tn

.

Constante de Catalan (1865, 1883) : G = 11 −

91 +

251 −

491 + ... +

)²12()1(

+−n

n + ...

On a G ≈ 0,91596559417721901505... , par accélération de la convergence de la série. Elle admet de nombreuses représentations comme intégrales, séries, fractions continues. Ainsi :

G = ∫]0,1] xxArctan .dx = − ∫]0,1] ²1

lnxx

+ .dx = ∫]0,π/2] xx

sin.2.dx

= − ∫]0,π/2] ln(2.sin2x ).dx = 2 ∫[0,1] F(k).dk , avec F(k) = ∫[0,π/2] θ

ϕ²sin².1 k

d

On ignore si G et G/π² sont rationnels. D. Broadhurst a trouvé en 1998 une méthode d’extraction des digits de G analogue à l’algorithme miraculeux de Bailey-Borwein-Plouffe.

Dans Polya-Szegö (t.1 p.3 et 4) on trouvera divers problèmes sur les équations diophantiennes, posés par Catalan et résolus par Cesàro vers 1882.

La rose au poing ... « Encore gamin de Paris (bon gamin!), j'ai vu Legendre et j'ai connu Bouvart ; parfois, je fus aide (bénévole) de Hachette et d'Ampère. Après ma sortie de l'École polytechnique, je suis devenu le disciple et l'ami de Liouville, de Sturm, de Lamé, d'Arago, de Chasles. Plus tard, Poisson, Cauchy, Dirichlet, Jacobi, Steiner, Poncelet m'ont accueilli avec une grande bienveillance. De leurs savantes leçons, de leurs entretiens, il est resté quelque chose. Il n'en pouvait être autrement: depuis des siècles, l'influence des milieux est incontestable et incontestée. La poète Saadi n'a-t-il pas fait parler ainsi une humble plante : "Je ne suis pas la rose, mais j'ai vécu dans son voisinage" ? Pour moi, ne pouvant m'élever au niveau de mes illustres maîtres, j'ai tâché, par reconnaissance, de ne pas rester trop au-dessous d'eux. (...)

Deux passions, Messieurs, ont surtout rempli ma vie : la Politique militante et la Mathéma-tique, comme on disait autrefois. Un discours sur la politique serait de mauvais goût, serait déplacé dans cette enceinte. Puis, nous ne serions peut-être pas d'accord, vous et moi. »

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Discours de Catalan pour son départ en retraite, 7 décembre 1884

Bibliographie

Grand Dictionnaire Larousse du XIXème siècle Bibliothèque de l’Ecole polytechnique Jongmans ____________

Bernhard Riemann

« Si seulement j’avais les théorèmes ! Je trouverais alors les preuves facilement… »

Bernhard Riemann 1826. Le 17 septembre, Georg Friedrich Bernhard Riemann naît à Breselenz, dans le royaume de Hanovre. Il est le second enfant du pasteur luthérien Friedrich Bernhard Riemann et de Charlotte Ebell. Il a quatre sœurs et un frère aîné, qui vont presque tous mourir jeunes. Riemann est éduqué par son père jusqu’à l’âge de dix ans, dans des principes rigoureux, puis confié à l’instituteur local, Schulz.

1837. L’affaire des sept de Göttingen. Le roi de Hanovre suspend la constitution libérale de 1833. Sept professeurs de l’université de Göttingen, parmi lesquels Ewald, gendre de Gauss, et Wilhelm Weber, son ami physicien, signent une protestation solennelle. Ils sont chassés de l’université. Ewald séjourne quelque temps à Londres, puis accepte une chaire à Tübingen. Weber se rend à Leipzig, puis à Berlin. Gauss reste muet… ce n’est pas Laurent Schwartz !

1840. Riemann entre directement en 3ème au Gymnasium de Hanovre, où il vit avec sa grand-mère.

1842-1846. Après la mort de sa grand-mère en 1842, Riemann s’inscrit au Johanneum Gymnasium de Lüneburg, à 70 km de Quickborn (auj. Niedersachsen), où a déménagé sa famille. Riemann est pensionnaire chez un professeur d’hébreu, Seyffer, qui lui fait travailler la fluidité de sa prose en latin et en allemand. Les trajets fréquents entre Lüneburg et Quickborn, que le jeune garçon fait à pied quelle que soit la saison, minent sa santé. Ses enseignants lui reprochent son perfectionnisme excessif qui l’empêche de rendre ses devoirs en temps et heure. Il montre un intérêt particulier pour les mathématiques, et le directeur Schmalfuss lui confie des livres de mathématiques de sa bibliothèque, notamment la Théorie des nombres de Legendre (1798). Riemann le lui rapporte six jours plus tard, en déclarant : « C’est certainement un livre admirable ; je l’ai entièrement compris ».

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1846. Riemann s’inscrit à la faculté de théologie de Göttingen. Mais il suit parallèlement des cours de mathématiques, et il obtient de son père l’autorisation de rejoindre la faculté de philosophie. Il y suit les cours de mathématiques (élémentaires) de Gauss et de Moritz Stern. Ce dernier remarque le talent de Riemann, et dira plus tard qu’«il chantait déjà comme un canari ». La mère de Riemann meurt.

1847. Le roi de Hanovre restaure la constitution libérale de 1833. Ewald, puis Weber, retournent à Göttingen. Au printemps, Riemann s’inscrit à l’Université de Berlin où il suit les cours de Steiner, Jacobi, Dirichlet et Eisenstein, notamment sur les fonctions elliptiques. Ces études vont influencer ses recherches. Il a pour condisciple Richard Dedekind (1831-1916), de cinq ans plus jeune que lui, qui écrira plus tard sa première biographie.

1848. La révolution éclate à Berlin. Tandis que ses aînés Jacobi, Dirichlet et Eisenstein soutiennent les démocrates, Riemann prend le parti des conservateurs, et accepte un éprouvant tour de garde de seize heures pour défendre le palais royal.

1849. Cédant à l’insistance de son père, Riemann revient à l’Université de Göttingen au printemps. Il reprend contact avec Gauss, et devient assistant de Weber pendant dix-huit mois. Listing est nommé à Göttingen, et Riemann s’initie aux idées de la topologie sous son influence.

1850. A partir de l’automne, Riemann collabore au séminaire de mathématiques et de physique de Gauss et Weber.

1851. Riemann présente sa thèse inaugurale (Inauguraldissertation), intitulée Principes fondamentaux pour une théorie générale des fonctions d’une grandeur variable complexe. Il introduit le concept de surface de Riemann et des idées fondamentales de topologie et d’analyse complexe. Le rapport officiel, très flatteur, est présenté par Gauss à la Faculté de Philosophie.

1851-1854. Riemann fait de longues promenades aux alentours de Göttingen en compagnie de Dirichlet et du physicien Wilhelm Weber. Ils parlent entre autres des séries trigonométriques.

1853. En décembre, il rend son mémoire d’habilitation (Habilitationsschrift) pour un poste de Privatdozent. Il s’intitule Sur la possibilité de représenter une fonction par une série trigonométrique. Riemann y démontre l’unicité du développement en série trigonométrique, définit au passage l’ « intégrale de Riemann », extension de celle de Cauchy, et généralise la dérivée seconde. Ce mémoire fut publié par R. Dedekind en 1867, après la mort de Riemann.

1854. En vue de sa leçon d’habilitation (Habilitationsvortrag), Riemann propose à Gauss trois sujets, deux sur l’électricité, une sur la géométrie. A sa surprise, Gauss choisit ce dernier sujet. Le 10 juin, Riemann prononce sa conférence Sur les hypothèses qui servent de fondement à la géométrie. Dans ce texte, qui fonde la géométrie différentielle moderne, il introduit le concept de variété à plusieurs dimensions et de courbure d’une variété.

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Dans l’hiver 54-55, Riemann commence à enseigner, donnant une série de leçons sur les équations aux dérivées partielles et leurs applications, puis, le semestre suivant, sur l’intégrale. 1855. Mort de Gauss. Peter Gustav Lejeune-Dirichlet (1805-1859) lui succède. Le père de Riemann meurt ; le fils aîné Wilhelm prend à charge ses trois sœurs.

1857. Année très fructueuse pour Riemann. Il écrit un article sur les fonctions hypergéométriques, un mémoire intitulé Théorie des fonctions abéliennes (qui fonde la géométrie algébrique et analytique moderne) et une note sur les équations différentielles linéaires à coefficients algébriques. L’Ecole polytechnique de Zurich ouvre un concours pour un poste de professeur. Dedekind est préféré à Riemann, à cause de ses difficultés d’expression orale, et peut-être aussi de son état de santé. Riemann passe l’été à Brême où il prépare la publication de ses travaux, mais il est hypocondriaque et dépressif. Dedekind l’invite dans sa maison de famille à Harzburg. En novembre, Riemann est nommé professeur adjoint à l’Université de Göttingen, et son salaire augmen-te ainsi de 200 à 300 thalers. Mais son frère Wilhelm meurt, et Riemann a désormais ses trois sœurs à charge.

1858. Les mathématiciens italiens Enrico Betti, Francesco Brioschi et Felice Casorati font un voyage d’études à Paris, Berlin et Göttingen. Au cours de ce voyage, qui met fin à l’isolement des mathématiques italiennes, ils rencontrent Riemann, et nouent avec lui des liens scientifiques et amicaux durables. Les idées de Riemann pénétreront en Italie avant d’être appréciées en France.

1859. Au printemps, Riemann entreprend un voyage à Paris, où il rencontre Bertrand, Biot, Bouquet, Hermite, Puiseux et Serret. Mort de Dirichlet. Le 30 juillet, Riemann est nommé professeur ordinaire à l’Université de Göttingen sur la chaire de Gauss et Dirichlet. Peu après, il est nommé membre correspondant de l’Académie des sciences de Berlin, sur la proposition de Kummer, Borchardt et Weierstrass. Riemann envoie à l’Académie de Berlin un rapport Sur le nombre des nombres premiers inférieurs à une grandeur donnée, qui contient sa conjecture sur la fonction zêta.

1860. Riemann publie un article Sur la propagation d’ondes aériennes planes ayant une amplitude de vibration finie.

1860-1861. Riemann étudie les surfaces d’aire minima pour un contour donné. Il confiera son manuscrit à Karl Hattendorf en avril 1866 ; celui-ci en tirera un mémoire, publié en janvier 1867.

1862. En juin, Riemann épouse Elise Koch, une amie de ses sœurs. A l’automne, il attrape une pleurésie, et la tuberculose. Il part en convalescence à Messine, où il est l’hôte du consul allemand, et passe l’hiver en Sicile. De retour à Göttingen, il se voit offrir par Betti un poste à Pise. Il décline cette proposition en raison de son état de santé. La sérénité domestique le ragaillardit, et le tire de son état dépressif.

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1863. Suivant le conseil des médecins, Riemann retourne en Italie et, après de courtes haltes à Merano, Venise et Florence, il séjourne à Pise sans interru-ption d’octobre 1863 à avril 1864. Il y rencontre presque chaque jour son « plus fidèle ami » Betti. En octobre 1863, Riemann rédige en italien un mémoire sur le développement en fraction continue du quotient de deux séries hypergéométriques. En décembre naît à Pise sa fille Ida.

L’hiver 1863 est si rude que l’Arno gèle. La santé de Riemann se détériore. Il quitte Pise et séjourne quelques mois à Livourne, puis sur le lac Majeur et à Pegli, près de Gênes, avant de rentrer à Göttingen.

1864-1865. Riemann séjourne d’août 1864 à octobre 1865 en Italie du nord.

1865. Dans une note, Gustav Roch, élève de Riemann, montre qu’une fonction algébrique, c’est-à-

dire une fonction f de variable réelle x qui vérifie une équation de la forme P(x, f(x)) = 0, où P est un polynôme à deux variables, est représentable par une somme d’intégrales abéliennes convenables. C’est le théorème de Riemann-Roch. Riemann passe l’hiver 1865-1866 à Göttingen.

1866. Le 5 juin, malgré son état presque désespéré, et la déclaration de guerre de la Prusse à l’Autriche, il entreprend un dernier voyage en Italie dans l’espoir d’améliorer sa santé. Il arrive le 16 juin à Selasca, au bord du lac Majeur, et y meurt le 20 juillet, peu avant son quarantième anniversaire. Il est enterré au petit cimetière de Biganzolo di Selasca. Rudolf Clebsch (1833-1872) lui succède à Göttingen. Bibliographie

Université St-Andrews, Internet

Encyclopedia universalis Cahiers de Pour la science, août 2002

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Féministe, communiste, nihiliste et mathématicienne :

Sonia Vassilievna KOVALEVSKAÏA

( Moscou 1850 - Stockholm 1891 )

« Je pense que ma destinée est de servir la vérité dans la science, mais aussi de travailler pour la justice en ouvrant de nouveaux chemins pour les femmes. Je suis très heureuse d’être née femme car cela me donne la possibilité de travailler dans le même temps pour la vérité et pour la justice. Mais il n’est pas toujours facile de persévérer. »

Sonia Kovalevskaïa

Femme de lettres et mathématicienne russe, dont le nom reste attaché à la théorie des équations aux dérivées partielles, Sophie (ou Sonia) Vassilievna Korvine-Krukovski naquit dans un milieu aristocratique et riche : elle était fille du général d’artillerie Vassili V. Korvine-Kroukovski, qui avait commandé l’arsenal de Moscou. Ce général prétendait descendre du roi de Hongrie Mathias Corvin. Le grand-père maternel de Sophie était mathématicien, et son arrière-grand-père, F. I. Schubert, était un astronome allemand réputé.

Sonia Vassilievna vécut jusqu’à dix-huit ans dans le domaine paternel de Palibino, dans la province de Vitebsk. Elle sent s’éveiller très tôt son goût pour les mathématiques, comme elle le raconta elle-même plus tard dans ses Souvenirs d’enfance. Sous l’influence du fils du pope, sa sœur aînée Anna se tourne vers la philosophie et la sociologie, et se met à écrire. Dostoievski publie Un rêve, signé d’un pseudonyme masculin, la rencontre à Saint-Petersbourg, et la demande en mariage. Sonia écrit et publie deux récits en 1864, et surtout sympathise avec les idées nihilistes. Elle épouse, en 1868, un jeune paléontologue, Vladimir Kovalevski (1843-1883), qui avait participé à l’insurrection polonaise de 1863 et à la campagne de Garibaldi en 1866. Il s’agit d’un mariage « blanc », à la mode à l’époque dans les milieux nihilistes. Kovalevski introduit Sophie dans les cercles nihilistes de Saint-Pétersbourg, et lui présente notamment Nadejda Souslova, première femme russe médecin.

Sonia Kovalevskaia (1850-1891) Anna Jaclard (1844-1887)

En 1869, Sonia part pour l’Allemagne en compagnie de sa sœur Anna et de son mari, en vue d’étudier les mathématiques à l’université de Heidelberg. Elle y suit les cours du physicien H. von Helmholtz, puis elle part pour Berlin, où elle suit les cours de Karl Weierstrass, pendant que Vladimir reste à Vienne pour étudier la géologie et la

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paléontologie et qu’Anna se rend à Paris pour se consacrer aux problèmes sociaux. Comme son père lui coupe les vivres, Anna travaille comme relieuse dans une imprimerie. Au cours d’une réunion blanquiste elle rencontre Victor Jaclard, professeur de mathématiques et membre de l’Internationale, et l’épouse. Ils se réfugient en Suisse, et rentrent en France à la chute de l’Empire. Victor Jaclard est nommé adjoint au maire du 13ème arrondissement, colonel de la 17ème légion et membre du Comité central de la Garde nationale. Anna fait partie du Comité des Femmes de Jules Allix pour le 18ème arrondissement et, avec André Léo, du Comité de Vigilance de Montrmartre. En janvier 1871, Sonia rejoint sa sœur à Paris. Avec son mari, elle participe à la Commune de Paris pendant trente-huit jours, du 5 avril au 12 mai, puis ils regagnent Berlin avant la Semaine sanglante. Victor Jaclard est arrêté, mais, tandis que le général Krukovski intercède auprès de Thiers, Kovalevski le fait évader et passer en Suisse avec son propre passeport. Le 29 décembre 1871, Anna est condamnée par contumace aux travaux forcés à perpétuité. Accompagnée de son père, elle retrouve son mari dans le Jura bernois. En 1874, les Jaclard gagnent la Russie ou Anna écrit quelques nouvelles, mais, minée par les privations du siège et de la Commune, elle meurt à Paris, en 1887, à 44 ans. Louise Michel assiste à ses obsèques.

Revenons à Sonia. Les cours publics n’étant pas ouverts aux femmes, elle prend des leçons particulières, à Berlin, entre 1870 et 1874, avec le grand mathématicien Karl Weierstrass, qui reconnaît son talent et a beaucoup d’affection pour elle (leur correspondace a été publiée à Moscou en 1973 et à Berlin en 1993). En 1874, Sonia obtient son doctorat in absentia à l’université de Göttingen, au vu de trois dissertations, l’une sur les fonctions abéliennes et les intégrales elliptiques, la seconde sur la forme des anneaux de Saturne, et la troisième sur la théorie des équations aux dérivées partielles, dont la valeur fut aussitôt reconnue par Schwarz, Hermite et Poincaré : elle était la première femme à recevoir le titre de docteur en mathématiques.

En 1874, Sonia rentre en Russie avec son mari, mais doit abandonner tout espoir d’obtenir un poste. Pendant six ans, elle cesse toute activité mathématique, fréquente des savants et des écrivains : Mendeleev, Tourgueniev, Dostoievski… et met au monde en 1878 une fille, Sophie, qui sera aussi mathématicienne. Elle renoue avec les mathématiques en 1880, et part l’année suivante pour Berlin, où Weierstrass lui conseille de travailler sur les équations de Lamé, puis pour Paris. Après le suicide de son mari en 1883, Sofia Kovalevskaïa accepte en 1884, sur la recommandation du mathématicien suédois Gösta Mittag-Leffler, autre élève de Weierstrass, de devenir maître de conférences à l’université de Stockholm. Cinq ans plus tard, elle est nommée professeur de Mathématiques supérieures à l’Université de Stockholm. Elle fait des cours sur les équations aux dérivées partielles, les fonctions algébriques, abéliennes, thêta et elliptiques d’après Weierstrass, la théorie du potentiel, le mouvement d’un corps solide, les courbes définies par des équations différentielles d’après Poincaré, les applications de l’analyse à la théorie des nombres, la mécanique, etc. En 1888, elle obtient le prix Bordin de l’Académie des sciences de Paris pour un mémoire «Sur la rotation d’un corps solide autour d’un point fixe» ; son travail est si remarquable que la valeur du prix est doublée. L’année suivante, sur la recommandation de Tchebychev, elle est élue membre correspondant de l’Académie des sciences russe.

Sonia partit pour Nice et Gênes en décembre 1890. Elle prit froid à son retour, et fut emportée en quelques jours par une pneumonie, le 10 février 1891. Cette mort prématurée consterna les milieux mathématiques européens, mais lui valut ce commentaire d’un ministre russe : « On a beaucoup trop entendu parler de cette femme qui, en dernière analyse, n’était qu’une nihiliste. »

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Sonia Kovalevskaïa ne fut pas seulement une scientifique d’exception. Elle s’est aussi acquis une réputation d’écrivain : ses romans les plus connus sont Les Sœurs Rjevski et Vera Vorontzoff, publiés l’un et l’autre en 1895, qui décrivent la vie en Russie. Elle écrivit des nouvelles, ainsi qu’une pièce de théâtre en collaboration avec la sœur de Mittag-Leffler. Ses Souvenirs d'enfance furent publiés en 1889 (ils sont édités chez Belin), et son récit autobiographique, Une nihiliste (Vera Vorontzoff) vient d’être traduit et publié aux éditions Phébus (décembre 2003).

Théorème de Cauchy-Kovalevskaïa : C’est un théorème d’existence et d’unicité des solutions des équations aux dérivées partielles, dans le cas où les données sont analytiques. Il avait été partiellement établi par Cauchy en 1842, et fut établi par Sofia K. dans sa thèse, en 1874. ___________ Bibliographie

Jacqueline Détraz : Kovalevskaïa, l’aventure d’une mathématicienne (Belin) Sonia Kovalevskaïa : Une nihiliste (Phébus) Encyclopedia universalis : Kovalesvskaïa, Equations aux dérivées partielles. Edith Thomas : Les « Pétroleuses » (nrf, La suite des temps, 1963)

Une idée pour tapisser les chambres d'enfants...

Sonia manifesta très tôt son goût pour les mathématiques. Ses Souvenirs d'enfance évoquent l’influence de son oncle Peter, et l’anecdote amusante des feuilles d’un cours de calcul différentiel et intégral d’Ostrogradski acheté jadis par son père, et dont par hasard sa chambre fut tapissée :

« Ces feuilles, bigarrées d'anciennes et incompréhensibles formules, attirèrent bientôt mon attention. je me rappelle avoir passé des heures entières dans mon enfance, devant ce mur mystérieux, cherchant à déchiffrer quelques phrases isolées et à retrouver l'ordre dans lequel ces feuilles devaient se suivre. Cette contemplation prolongée et quotidienne finit par graver dans ma mémoire l'aspect matériel de beaucoup de ces formules, et le texte, quoique incompréhensible au moment même, laissa une trace profonde dans mon cerveau. »

Le roman autobiographique de Sonia Kovalevskaïa, Une nihiliste, qui vient d’être traduit en publié en français, traite un sujet important et rarement abordé en littérature : la contradiction entre la patience du scientifique et l’impatience du révolutionnaire, le mépris du militant pour le scientifique enfermé dans sa tour d’ivoire. Le révolutionnaire et le scientifique se veulent, et se savent utiles, mais le premier rêve d’une utilité immédiate, le second rêve d’une utilité à long terme… Le moins qu’on puisse dire est que l’un et l’autre doivent envisager cette question avec une bonne dose de distance critique ! Une nihiliste

J’avais vingt-deux ans quand je vins habiter à Pétersbourg. Il y avait près de trois mois que j’avais terminé mes études dans une université étrangère et, mon doctorat en poche, j’étais revenue en Russie. Après avoir vécu cinq années quasiment en ermite dans une petite ville universitaire, la vie péstersbourgeoise m’avait d’emblée saisie et plongée dans une sorte d’ivresse. Oubliant pour un temps les questions relatives aux fonctions analytiques, à l’espace, aux quatre dimensions, qui naguère encore constituaient tout mon univers, je me jetai corps et âme sur de nouveaux centres d’intérêt : je nouais des connaissances à droite et à gauche, tentant de fréquenter les cercles les plus variés, j’observais avec une avide curiosité toutes les manifestations de ce remue-ménage

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complexe, si vain au fond mais si attirant au premier abord, qu’on appelle la vie pétersbourgeoise. (…)

Les Cours féminins venaient d’être ouverts à Pétersbourg.

Vera m’écouta et se mit à suivre les cours, mais elle n’avait pas la tournure d’esprit qui convenait et elle ne réussissait pas à rattraper le niveau de ses camarades, ni à partager leurs intérêts scientifiques. La plupart d’entre elles étaient des jeunes filles qui travaillaient assidûment avec un objectif précis : elles avaient hâte de passer leurs examens pour devenir institutrices et vivre de leur propre travail.

Pour l’instant, elles ne portaient de l’intérêt qu’à leurs études, et les professeurs, les cours, les travaux pratiques constituaient l’unique sujet de leurs conversations. Le mal du siècle ne les effleurait pas. Quand elles savaient quelques instants de libre, elles ne demandaient pas mieux que de se réunir et, à l’occasion, c’est-à-dire chaque fois que des étudiants se joignaient à leur compagnie, elles ne pouvaient réfréner l’envie de danser et de se montrer coquettes. Tout cela, manifestement, ne répondait pas à l’exaltation mélancolique d’une rêveuse comme Vera. Aussi, n’est-il pas étonnant que, tout en leur ouvrant sa bourse, elle les considérât comme des enfants et se tînt un peu à l’écart.

Ses études ne la satisfaisaient pas non plus : « Pour s’occuper de sciences, le temps ne presse pas, pensait-elle. Je dois d’abord m’assurer que ma mission principale est accomplie. » C’est en ces termes qu’elle me répondait quand j’essayais de la persuader de mettre plus d’application à l’étude.

Je ne comprends pas, me disait-elle, comment, au milieu des malheurs qui nous entourent de tous côtés et devant les souffrances dont se plaint l’humanité, on peut trouver du plaisir à examiner au microscope des yeux de mouche. Et cependant, c’est à cette matière élevée que notre bon professeur V. nous a occupées toute une heure.

Convaincue du peu de goût de Vera pour les sciences naturelles, je lui conseillai de se mettre à l’économie politique. Le résultat fut le même. La lecture des traités courants d’économie politique ne provoquait en elle que lassitude, sans qu’il en restât la moindre trace dans son esprit. En les abordant, elle était d’emblée persuadée que la tâche qui intéressait leurs auteurs, à savoir l’organisation du bien-être humain, ne serait résolue que lorsque les gens partageraient tout entre eux et qu’il n’y aurait plus d’oppression ni de propriété privée.

Elle considérait cela comme une vérité indiscutable, qui n’admettait aucun doute et n’avait pas besoin d‘être prouvée. A quoi bon, dans ces conditions, se casser éternellement la tête sur toutes ces questions de salaire, de taux d’intérêt, de crédit et d’une kyrielle d’autres sujets aussi ennuyeux et embrouillés, qui n’avaient d’autre utilité que de jeter de la confusion dans les esprits et de détourner les gens de leurs vrais objectifs ! De nos jours, il n’est pas un honnête homme qui soit en droit de se demander : « Quel but je poursuis dans ma vie personnelle ? » Il ne peut que s’intéresser au choix du plus court chemin qui mène à la réalisation de l’objectif général. Pour un Russe, cet objectif ne peut être que la révolution sociale et politique. Et à ces questions, aucun manuel d’économie politique n’apporte de réponse ; leur lecture est donc inutile. Voilà comment Vera raisonnait avec moi. (…)

Vera, de son côté, me préférait à toutes ses connaissances. Mais en même temps elle ne pouvait comprendre que je me donne entièrement aux mathématiques.

Il lui semblait que le mathématicien était une sorte d’original qui s’occupait à résoudre des charades exprimées en chiffres. On pouvait lui pardonner cette lubie bien innocente, mais il était difficile de se départir d’un certain mépris pour cette faiblesse.

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Thomas Jan STIELTJES (Zwolle, 1856 - Toulouse, 1894)

Ce brillant mathématicien, qui mourut jeune (38 ans) et dut longtemps batailler pour trouver sa voie, est une figure attachante de l’histoire des mathématiques. Son père, lui aussi prénommé Thomas, avait reçu un doctorat de l’Université de Leyde. Ingénieur civil réputé, il participa à la construction du port de Rotterdam, et fut membre du Parlement. Une statue lui fut érigée à Rotterdam, sur le Burgmeester Hoffman Plein. Il eut trois fils et quatre filles.

Thomas Jan Stieltjes naquit le 26 décembre 1856 à Zwolle, Overjissel, aux Pays-Bas. Il commença ses études à l’École poly-technique de Delft en 1873, mais il préférait lire Gauss et Jacobi à la bibliothèque que de suivre les cours. Si ces lectures eurent des conséquences bénéfiques à long terme, elles entraînèrent dans l’immédiat son échec aux examens. Deux nouveaux échecs, en 1875 et 1876, mirent son père au désespoir. Grâce à ses relations amicales avec le directeur de l’Observatoire de Leyde, van de Sande-Bakhuyzen, il obtint pour son fils une place d’assistant à l’Observatoire, mais mourut peu après, en juin 1878. L’événement peut-être le plus décisif de la vie mathématique de Thomas fut la correspondance qu’il entama le 8 novembre 1882 avec le mathématicien français Charles Hermite (1822-1901), correspondance qui dura jusqu’à sa mort : 432 lettres en douze ans. Au départ consacrés à des problèmes de mécanique céleste, ces échanges se tournèrent rapidement vers les mathématiques, auxquelles Stieltjes

consacrait tous ses loisirs. Le 1 janvier 1883, le directeur de l’Observatoire répondit favorablement à la requête de Stieltjes d’arrêter son travail d’observation pour étudier des sujets plus mathématiques. En mai, Stieltjes épousa Elizabeth Intveld. Sa femme l’encouragea fortement à abandonner l’astronomie et se tourner vers les mathématiques. En septembre, Stieltjes fut appelé à assurer le remplacement du professeur van der Berg malade à l’université de Delft, et, de septembre à décembre, il donna un cours de géométrie analytique et descriptive. Le 1 décembre 1883, il démissionna de son poste à l’Observatoire. Il postula pour une chaire à Groningen, et, le 15 janvier 1884, il écrivit à Hermite : « On m'a offert, il y a quelques jours, un poste de professeur d'analyse (calcul différentiel et intégral) à l'Université de Groningen. J'ai accepté cette offre, et je crois que cette situation me permettra de me rendre plus utile. Je dois beaucoup, pour cette offre, à l'extrême gentillesse de mon ancien patron M. Bakhuyzen, directeur de l'Obersvatoire. Ma nomination deviendra définitive un de ces jours.» Cependant, bien qu’il ait figuré en bonne place sur la liste de vacance, sa nonimation ne fut pas entérinée, car il n’avait pas de titres universitaires. Cette chaire fut proposée à Korteweg, professeur à l’Université d’Amsterdam, qui déclina cette offre, puis à de Boer.

En mai 1884, Hermite se rendit aux célébrations du 300ème anniversaire de l’Université d’Edimbourg, où il s’entretint du cas de Stieltjes avec le professeur néerlandais Bierens de Haan. Ensemble ils mirent au point une procédure pour lui attribuer un doctorat honoris causa de mathématiques et d’astronomie de l’Université de Leyde. Cette récompense lui fut attribuée en juin 1884. En avril 1885, Stieltjes se rendit à Paris en famille, et, la même année, il fut élu à l’Académie royale des Sciences d’Amsterdam. Il reçut un doctorat de sciences en 1886 pour une thèse sur les séries asymptotiques. La même année il fut nommé à l’Université de Toulouse, et

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naturalisé français. En 1889, il fut nommé titulaire de la chaire de Calcul différentiel et intégral de cette université. Thomas Joannes Stieltjes est mort à Toulouse le 31 décembre 1894, à l’âge de 38 ans, victime d’une épidémie de grippe. Il fut inhumé au cimetière de Terre Cabade de Toulouse, le 2 janvier 1895. Sa tombe a été récemment restaurée.

Des séries divergentes ...

Les travaux de Stieltjes portent sur presque toutes les branches de l’analyse et la théorie des nombres. Ses premiers mémoires se rattachent à la théorie de l’interpolation, notamment la formule de Lagrange. Il fit aussi des recherches sur les fonctions discontinues, la fonction Γ et les fonctions elliptiques, les équations différentielles et aux dérivées partielles. En théorie des nombres, il étudia les résidus cubiques et biquadratiques, et la décomposition d'un nombre en 5 carrés. Sa thèse sur les séries divergentes l’amena à introduire, indépendamment de Poincaré, la définition d’une série asymptotique, et d’en montrer l’utilité.

... à la théorie analytique des fractions continues.

L’étude d’intégrales particulières et de séries de la forme ∑an.x−n l’amena à l’étude des fractions continues, auxquelles il consacra ses dernières années. Il fut le premier à intégrer les fractions continues dans la théorie générale des fonctions analytiques. Ces travaux lui valurent, en 1893, le prix Ormoy de l’Académie des Sciences. Le 18 juin 1894, il publia une note aux Comptes rendus de l'Académie des Sciences, intitulée Recherches sur les fractions continues. Une version complète parut dans les Annales de la Faculté des Sciences de Toulouse, en deux articles, l’un de 120 pages en 1894, l’autre de 40 pages, en 1895, après sa mort. Il y étudie dans un style très clair et presque lyrique, la fraction continue :

..1.

1.1.

1

43

2

1

etczaza

zaza

++

++

,

la suite des ses réduites Pn(z)/Qn(z), et les relations entre les racines de Pn(z) et Qn(z). Au cours de cet article, il introduisit une intégrale nouvelle, plus tard dénommée par Henri Lebesgue «intégrale de Stieltjes», pour résoudre le problème des moments : étant donnée la suite des moments d’un corps, peut-on trouver sa distribution de masse ? Ce problème est soulevé dans l’étude des limites des deux suites (P2n(z)/Q2n(z)) et (P2n+1(z)/Q2n+1(z)). Les recherches de Stieltjes sont considérées comme une première étape vers la théorie générale des espaces de Hilbert. En 1916, Georges Humbert donna une représentation géométrique des fractions continues.

L’intégrale de Stieltjes

Dans ses mémoires, Th. Stieltjes ne consacre pas plus de deux pages à expliquer la construction de l’intégrale d’une fonction par rapport à une fonction monotone. Tout en notant l’analogie avec une distribution de masses et le fait que les discontinuités de la fonction croissante µ correspondent à des masses dicrètes, Stieltjes se borne à noter que les «sommes de Riemann-Stieltjes» :

∑−

=

1

0

)(n

iif ξ .(µ(xi+1) − µ(xi)) de f associées à la subdivision σ = (x0 = a < x1 < ... < xn = b) de [a, b]

ont une limite, qu’il note ∫b

axdxf )().( µ . Il ne démontre rien, s’abstient de détailler le rôle des

discontinuités de µ et se borne à dire que l’on raisonne comme dans le cas usuel, ce qui est quelque peu optimiste. Cette généralisation de l’intégrale ne souleva aucun intérêt, notamment de la part de Lebesgue, qui la passa sous silence dans son premier livre de 1903. Il fallut attendre la démons-tration en 1909 par Frédéric Riesz du théorème caractérisant les formes linéaires continues sur C([a, b], R) comme différence de deux intégrales de Stieltjes, pour que soit reconnue l’importance

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de ces intégrales. En 1913 Radon étendit simultanément les intégrales de Lebesgue et Stieltjes à des espaces plus généraux, initiant la théorie moderne de la mesure.

Constantes de Stieltjes : C’est la suite des constantes : γn = limm→∞ ∑=

m

k

n

kk

1

ln −

1ln 1

++

nmn

.

γ0 n’est autre que la constante d’Euler. Ces constantes apparaissent naturellement dans le développement asymptotique (et en série de Laurent) de la fonction ζ au voisinage du pôle 1 :

ζ(z) = 1

1−z

+ ∑+∞

=

−0

.!)1(

n

n

nγn ( z − 1 )n .

Fonction de Stieltjes : Il s’agit d’une fonction F∈C∞(R, R) telle que (∀n) F(n)(0) = (−1)n.(n!)2.

Elle est définie sur R+ par F(x) = ∫+∞

+−

0.

1)exp(

dvxv

v.

Problème des moments de Stieltjes : Soit (cn)n≥0 une suite de réels. Trouver une cns pour qu’il

existe une mesure positive µ sur R+ telle que : (∀n) ∫ xn.dµ(x) = cn. La cns est que les formes

quadratiques : ∑≤≤

+nkj

kjc,0

.xj.xk et ∑≤≤

++nkj

kjc,0

1 .xj.xk

soient positives pour tout n ≥ 0. Ce problème avait déjà été abordé par Tchebychev, mais c'est Stieltjes qui lui donna son nom, et en étudia la théorie générale. (cf. Dieudonné, Eléments d’analyse 2, 13.20, pb.5, et Akhiezer, The classical moment problem)

Transformation de Stieltjes : Pour toute mesure bornée µ sur R, Fµ(z) = ∫ −zttd )(µ

est définie pour

tout complexe z tel que Im(z) ≠ 0 et est fonction analytique de z dans chacun des demi-plans Im z < 0 et Im z > 0 ; elle est aussi analytique en chacun des points x∈R n’appartenant pas au support de µ. Fµ(z) est la transformée de Stieltjes de µ. (Dieudonné, El. d'analyse 2, 14.11, pb 11).

Sources :

St-Andrews, Roger Godement, Cours d’analyse (Springer)

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Un génie au pays de Vishnou : Srinivasa RAMANUJAN

(Erode 1887 - Kumbakonam 1920)

Le destin de ce mathématicien indien représente un cas unique dans l’histoire des mathématiques. Srinivasa Aiyangar Ramanujan est né le 22 décembre 1887 dans une famille pauvre de la caste des Brahmanes, dans la ville d’Erode au sud de l’Inde, dans le Tamil Nadu, danas la maison de sa famille maternelle. Après sa naissance, sa mère retourna à Kumbakonam où son père était comptable chez un drapier. Kumbakonan se trouve à environ 155 miles au sud-ouest de Madras. La précocité mathématique du jeune garçon fut vite reconnue, et il obtint à sept ans une bourse pour le lycée de Kumbakonam. On raconte qu’il récitait des formules mathématiques à ses camarades de classe, et savait par cœur un grand nombre de décimales de π. Cependant, Ramanujan n’avait pas de mentor et était autodidacte. À douze ans, il maîtrisait un ouvrage pourtant substantiel : la trigonométrie plane de S. Loney, publiée à Cambridge en 1893, où étaient expliqués les logarithmes de variables complexes, le calcul de π, les séries de Gregory, les sommes et les produits infinis, qui devaient jouer un grand rôle dans son œuvre. Trois ans plus tard, il se procurait le Synopsis of elementary results in pure mathematics, liste de 6165 problèmes, énoncés sans démonstration, ou avec de brèves démonstrations, compilée par George S. Carr. Ramanujan puisa toutes ses connaissances dans ces deux livres, et, lorsqu’il commença à consigner ses découvertes dans un carnet, à partir de 1904, il suivait évidemment l’exemple du livre de Carr.

Admis en 1903 dans un collège gouvernemental, il était tellement obnubilé par ses recherches mathématiques qu’il échoua à ses examens : ce scénario se répéta quatre ans plus tard dans un collège de Madras. Comme le nota plus tard Hardy de manière acerbe : « Le collège de Kumbakonam a rejeté le seul grand homme qu’il ait jamais possédé. » Ramanujan se maria en 1909 avec une fillette de neuf ans, S. Janaki, qui lui survécut pendant 64 ans, et que Bruce Berndt put interroger en 1984. Après son mariage, il dut abandonner ses recherches pour chercher un emploi. Par chance en 1910, R. Ramachandra Rao, riche mécène passionné de mathéma-tiques, lui alloua une somme mensuelle, grâce aux vives recommandations de mathématiciens indiens qui avaient été frappés des découvertes transcrites dans les carnets de Ramanujan. Sa première publication mathématique parut en 1911. En 1912, souhaitant un poste plus indépendant et plus conventionnel, celui-ci devint fonc-tionnaire au Comptoir de Madras, présidé par un ingénieur britannique, Sir Francis Spring, et administré par V. Ramaswami Aiyar, fondateur de la Société

mathématique indienne. Ceux-ci encoura-gèrent Ramanujan à envoyer ses résultats à d'éminents mathématiciens, les professeurs Hobson, Baker, Hill et Hardy. Seul celui-ci répondit.

G. H. Hardy reçut la lettre de Ramanujan le 16 janvier 1913, et ne pensait pas lui accorder plus d’importance qu’aux nombreuses lettres de philomathes amateurs qu’il recevait. Après dîner cependant, il s’attaqua avec son collègue Littlewood aux 120 formules et théorèmes que Ramanujan avait joints à sa lettre. Quelques heures plus tard, leur conviction était établie : ils avaient affaire à l’œuvre d’un génie (d’après sa propre « échelle des capacités pures » en mathématiques, Hardy donna à Ramanujan la note 100 alors qu’il n’attribuait que 80 à Hilbert, 30 à Littlewood, et 25 à lui-même). Si certaines formules de Ramanujan étaient connues, d’autres

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erronées, plusieurs le déconcertaient tellement qu’il ne savait pas comment les démontrer. Pourtant « elles devaient être vraies car si elles ne l'étaient pas, personne au monde n'aurait eu assez d'imagination pour les inventer ».

Hardy invita Ramanujan à Cambridge. En dépit des réticences de sa mère, celui-ci s’embarqua pour l’Angleterre en mars 1914, laissant sa jeune épouse Janaki en Inde. Bien des années plus tard, celle-ci déclara que Ramanujan était convaincu qu’il ne serait tombé malade si elle l’avait suivi en Angleterre. Il travailla avec Hardy au Trinity College pendant les cinq années suivantes. Les connaissances techniques et le sens de la rigueur de Hardy se marièrent heureusement à l’éclatant génie brut de Ramanujan, qui ignorait la notion de démonstration. Premier indien à être élu membre de la Royal Society et de Trinity College en 1917, Ramanujan voit sa santé décliner, déclin aggravé par son régime strictement végétarien. De sanatorium en sanatorium, Ramanujan continue de produire de nouveaux résultats. Il rentre en Inde en 1919, et meurt à Kumbakonam le 26 avril 1920 à 32 ans, de ce qui fut diagnostiqué à l’époque comme une tuberculose, mais qui était plus vraisemblablement une grave carence en vitamines. Jusqu’à la fin, il consigna ses résulats dans ce que l’on nomme son « carnet perdu ». Il avait publié 37 articles, une riche moisson de problèmes publiés dans le Journal of the Indian Mathematical Society, et laissait cinq carnets, divers manuscrits, sans parler des 120 théorèmes contenus dans ses lettres à Hardy.

Les connaissances mathématiques de Ramanujan étaient très limitées (ainsi, il ignorait tout de la théorie des fonctions d’une variable complexe), et ses découvertes, données souvent sans démonstration correcte, furent uniquement le fruit de son intuition géniale et de sa mémoire extraordinaire, qui faisaient l’admiration des chercheurs anglais. Tous ses travaux, regroupés et édités par Hardy, en 1927, sous le titre Collected Papers, portent sur des problèmes de théorie des nombres : fonctions arithmétiques ; sommes trigonométriques ; nombres de Bernoulli ; estimation de la fonction π(x), égale au nombre de nombres premiers inférieurs ou égaux à x ; propriétés de la fonction p(n), égale au nombre des partitions de l’entier n ; séries hypergéométriques ; fonctions thêta, formes modulaires et fonctions elliptiques ; développements en fraction continue ; estimations asymptotiques ; algèbre de Lie ; mécanique statistique, etc.

Sources

Université St-Andrews, Internet Godfrey Harold Hardy : Autobiographie d’un mathématicien (Belin) David Leavitt : Le comptable indien (Denoël, 2009), biographie romancée mais très érudite Encyclopedia universalis Cahiers de Pour la science : janvier 1994

La vie de Ramnujan a inspiré un beau film de Matthew Brown, L’homme qui défiait l’infini (The Man who knew Infinity) avec Dev Patel, Jeremy Irons, Stephen Fry et Devisa Bhise, sorti en 2016.

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