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N4 Avril 2011ISSN : 2031-4973 - eISSN : 20314981 - Publication en ligne sur http://popups.ulg.ac.be/dissensus/ http://www.philopol.ulg.ac.be

Efficacit : normes et savoirsIntroduction Galle Jeanmart : Lefficacit de lexemple lpreuve de la logique gestionnaire

(Coordination : T . Berns et D. Pieret)p. 2 p. 4

Thibault Le Texier : Dun principe de justice un standard defficacit : la rationalit rgalienne p. 49 p. 70

Denis Pieret : Efficacit et efficience selon Franois Jullien Foucault Laurence Bouquiaux : De la draisonnable efficacit des modles loprationnalit sans preuve du comportementalisme numrique Thomas Berns : Lefficacit comme norme

Graldine Brausch : Un dtour par les stratges de Jullien pour relire les analyses stratgiques dep. 80 p. 109

Antoinette Rouvroy : Pour une dfense de lprouvante inoprationnalit du droit face p. 127 p. 150

Manuel Cervera-Marzal : Vers une thorie de la rvolution non-violente

p. 164

Antoine Janvier : Pour une analyse matrialiste, gnalogique et mtapsychologique de la religion. Prsentation de Andr Tosel, Du retour du religieux : scnarios de la mondialisation culturelle I, Paris, Kim, 2011 p. 185

Vincent Bonnet : Act Up : Mon identit nest pas nationale... ni homosexuelle

p. 198

Revue de philosophie politique de lULg N4 Avril 2011 p. 2

Droit et philosophie du langage ordinaire(Coordination : T. Berns et D. Pieret)

Introduction

Le prsent dossier rassemble une partie des travaux ralis dans le cadre dun sminaire de recherches men durant lautomne 2009 luniversit de Lige. Largument sappuie sur le constat que lefficacit semble tre devenue une donne centrale du monde contemporain dans la mesure o elle occupe vritablement lespace de la norme. En tmoignent de nombreux phnomnes propres au monde contemporain, dans lesquels la production de savoirs et de normes est pense entirement partir de son efficacit : le gouvernement du monde universitaire par lvaluation, le dveloppement des environnements intelligents et des activits de profilages, la transformation de lentreprise en acteur politique responsable, vecteur de diffusion des droits de lhomme et des ides dmocratiques. Quels changements dans la nature de la norme et dans la nature de la connaissance dcoulent de ce nouveau type de gouvernement entirement concentr sur son efficacit ? Une norme tendancielle, exprime en quota, momentane, sans cesse rforme, prtendant pouser la singularit des acteurs sur lesquels elle porte, etc. est-elle encore une norme ? Un savoir constitu dune suite de corrlations et produit de manire automatise, dont la premire vertu est la masse de donnes qui lui permet dmerger, est-il encore une connaissance, aussi objectif et efficace que soit ce savoir ? Lefficacit, souvent constate, dune norme ou dun savoir ne se limite-telle pas la russite auto-rfre du processus engag ? Les textes qui suivent sattachent lucider cette notion peut thmatise en philosophie. Galle Jeanmart fournit une perspective historique et critique sur lusage de lexemple et son efficacit dans ldification morale et dans lhistoire. Thibault Le Texier tudie lemprise dune rationalit managriale sur les institutions des

Introduction p. 3

socits industrielles qui saccompagne dun glissement du principe de justice vers un impratif defficacit. Denis Pieret propose une synthse des travaux de Franois Jullien, lun des seuls philosophes avoir affront directement le thme de lefficacit, de manire oprer un dplacement par rapport au pli europen de la modlisation, ce cadre impens dans lequel nous pensons lefficacit comme adquation entre la fin et les moyens. Graldine Brausch revient vers Michel Foucault, partir de Jullien, pour relire ses analyses du pouvoir et donner corps la notion rcurrente chez Foucault, mais mal dfinie, de stratgie. Laurence Bouquiaux repense la draisonnable efficacit des mathmatiques dans les sciences naturelles en prenant Franois Jullien contrepied : ce qui russirait dans les sciences, ce ne serait pas lapplication dun modle idal la ralit, mais une lente transformation du potentiel de situation. Antoinette Rouvroy sintresse la cration numrique de la ralit pour dessiner, face la normativit juridique, une normativit algorithmique ; partir de la concurrence entre ces deux normativits, elle invite reconceptualiser le sujet de droit . Thomas Berns, aprs avoir pris, la suite dAgamben, le langage comme idal defficacit, tudie les nouvelles formes de normativits, inscrites dans une rationalit actuarielle et penses comme immanentes au rel. Dans cette perspective, la norme efficace est une norme qui napparat pas. Telles des forces invisibles, les normes veillent au bon ordre des choses , dit la Commission europenne.

Revue de philosophie politique de lULg N4 Avril 2011 p. 4

Galle Jeanmart : Lefficacit de lexemple

Introduction

Le point de dpart de cette rflexion vient dun constat que nous avons fait dans notre rflexion sur lhistoire philosophique du courage 1 : au seuil des Temps modernes, on assiste la disparition du discours sur le courage et la remise en question des prsupposs la base de la morale antique et de son analyse du courage. Le pari des Modernes semble tre celui dune moralisation immanente des individus guids par leurs intrts et sous la contrainte dune vie collective. Ce processus de moralisation repose sur les dispositifs socio-conomiques qui rendent possible la vie commune bien davantage que sur un rapport que le sujet moral responsable entretiendrait lui-mme et par lequel il sobligerait agir selon un idal. Or, dans la production quasi mcanique du courage par les rcits hroques, la mort du hros prend prcisment sens comme sacrifice et don gratuit pour une collectivit et la commmoration de cette mort ou de cet exploit a pour fonction de susciter la cohsion du groupe et un esprit dmulation autour du hros prsent en modle. On trouve une prsentation parlante de ce processus de moralisation et de civilisation par lexemplarit dans le dialogue que Platon consacre loraison funbre : Ils (les orateurs) clbrent la cit de toutes les manires et font de ceux qui sont morts la guerre et de toute la ligne des anctres qui nous ont prcds et de nous-mmes, qui sommes encore vivants, un tel loge que moi qui te parle, Mnexne, je me sens tout fait grandi par leurs louanges et que chaque fois je reste l, plus gnreux, plus beau. () cette haute ide que jai de ma personne dure au moins trois jours ! (Mnexne, 235a-b).

Le rcit des actes hroques semble pouvoir susciter un enthousiasme qui donne une force, un lan irrpressible pour passer lacte et imiter le hros lou pour la survie de la patrie. Si le courage est rest une vertu moderne, serait-ce alors seulement en tant que pris dans une telle mcanique de civilisation et, particulirement, sous la forme de rcits incitateurs de vies exemplaires ? Ou bien la moralisation par les rcits lgendaires et hroques a-t-elle subit elle aussi une crise 1

T. Berns, L. Blsin, G. Jeanmart, Du courage. Une histoire philosophique, Paris, Les Belles Lettres, Encre marine , 2010.

Galle Jeanmart : Lefficacit de lexemple p. 5

lpoque Moderne ? Lobjectif de cette rflexion est de comprendre, dune part, les diffrents ressorts de cette mcanique du courage des rcits de vie exemplaires, dautre part, la pdagogie sur laquelle ils sappuient pour rendre plus gnreux, plus beau , et, aurait-on pu ajouter, plus courageux , et enfin les diffrentes manires de penser lefficacit ou la performativit de lexemple. Le thme de lefficacit de lexemple renvoie une vidence : un acte hroque ou vertueux aurait de soi, ou plutt grce au rcit qui en est fait, des potentialits incitatives incontestables, quil faudrait mettre en avant et tenter dutiliser pour lutter contre limpuissance dun raisonnement, et plus largement de toute thorie, en matire dincitation la pratique vertueuse. On serait tent ainsi de mettre dos dos limpuissance morale du discours intellectuel, philosophique, du discours de vrit en somme, et lefficacit thique du rcit daventures, sa puissance de transformation de lthos des auditeurs. La rflexion mene ici a pour but de recadrer cette vidence, cest--dire de la situer lintrieur dune pense dtermine de lexemplarit, quon cherchera caractriser dans le contraste avec dautres penses de lexemplarit. Cette manire de recadrer une vidence a pour objectif dinviter la prise en considration des prsupposs sur lesquels lvidence repose et quil faudrait assumer ds lors quon veut continuer y souscrire. Il sagirait donc ici de dvelopper une pense critique de la morale de lexemple. Non au sens o il faudrait ncessairement renoncer une telle morale, mais simplement au sens o il faudrait tout le moins en assumer lpistmologie et lanthropologie : quelle vision de lhomme, des moteurs de son action, de sa libert assume une morale de lexemple ? Nous commencerons par rpertorier quelques grands modles pistmologiques qui ont pris en charge la pense de lexemplaire sous des dclinaisons diverses. Nous tenterons ensuite de proposer pour chaque modle une dfinition qui lui est propre de lefficacit, de sorte quaux diffrentes conceptions ou usages de lexemplarit correspondent galement diffrentes conceptions ou divers usages de lefficacit. Cette tentative sautorise de la manire mme dont se sont formules les thories de lexemplarit dans une rfrence constante malgr leur diversit lefficacit. Il nous faudra donc interroger : lefficacit a-t-elle un contenu, un objet : quoi vise donc lefficacit dans ces thories et sur quels mcanismes repose cette efficacit suppose de lexemple ? On pense souvent lexemplarit en termes defficacit, mais inversement, lexemple est-il un bon terrain pour penser lefficacit ? Deux lments permettent de voir en lui une bonne cl de lecture pour dcrire les modles de lefficacit : dune part,

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lexemple est ce qui permet aux philosophes de penser la fois larticulation du singulier et du gnral et celle du thorique et du pratique ; lapproche de lefficacit via celle de lexemplarit permet donc dinterroger : lefficacit est-elle une affaire de circonstances, de situations singulires ou de modles ? Dautre part, la notion dexemple se situe la frontire des deux champs de savoir partir desquels on aborde traditionnellement la question de lefficacit : la rhtorique et la morale. Sans ncessairement considrer que lexemple est le lieu premier de lefficacit, il permettra tout le moins de questionner la nature de lefficacit ou son objet : est-elle prioritairement une question de discours ou dactes ? Y a-t-il une priorit ontologique ou chronologique de lefficacit du discours sur lefficacit des actes ? De la mme manire que nous visons sortir dune vidence de la morale de lexemplaire vhicule aujourdhui notamment dans le discours managrial 2, nous souhaitons que cette rflexion conduise sortir dune vidence contemporaine : celle de lefficacit comme critre pour juger de laction ou de la parole humaine. Lefficacit est un mot dordre actuel quil ne faut pas tant dpasser que, plus modestement, penser. Non cependant dans la ligne des travaux de Franois Jullien, o il sagit dopposer une conception trangre (chinoise en loccurrence) de lefficacit, centre sur limmanence des effets aux causes, notre conception planificatrice occidentale qui envisage les moyens de parvenir un but pralablement dfini, ce but tant donc un objectif externe, transcendant le processus mme de sa mise en uvre. Nous resterons ici lintrieur de la tradition occidentale, pour voir sy mler des conceptions diffrentes, voire antagonistes, de lefficacit. La critique moderne des modles antrieurs de lefficacit nous conduit penser que si lhistoire avait des plis dfinitifs, si la critique permettait de tourner des pages sans espoir de retour, nous ne serions plus dans une re de lefficacit. Il faut alors aussi comprendre ce qui survit des modles anciens de lefficacit aprs leur mise en question laube de la Modernit ; comprendre de quelle faon il est encore possible aujourdhui de faire exemple, aprs la dconstruction moderne de lhrosme et dune morale des grands archtypes moraux. Cette approche historique de lexemplarit se justifie aussi du fait que les deux notions dexemplarit et defficacit engagent une comprhension de la notion2

Cf. notamment J. Greenberg, Looking fair vs Being fair : managing impressions of organizationaljustice , Research in Organizational Behavior, 12 (1990), p. 111-157 et T. Melkonian, Les cadres suprieurs et dirigeants face au changement impos : le rle de lexemplarit , Cahiers de Recherche, n 2006/07, p. 3-21. Pour avoir une ide du bon sens managrial portant lintrt pour la notion defficacit, cf. Melkonian, p. 12 : Lnonc nest pas forcment efficace, il faut quil y en ait des preuves, comme dans le proverbe Il ny a pas damour, il ny a que des preuves damour (Ibid., p. 12).

Galle Jeanmart : Lefficacit de lexemple p. 7

dhistoire en tant que genre littraire propre lexemple 3. travers la pense de lexemple, il sagit toujours de travailler sur une pratique du rcit qui slectionne ce qui est digne de mmoire pour un peuple. Lhistoire des figures de lexemplarit est aussi lhistoire de lhistoire, une vue sur les conceptions de lhistoriographie en Occident. La pense de lexemplaire est une aide prcieuse pour lapprhension et la comprhension des manires dont lhistoire a t considre et sest crite en prenant appui sur des exemples. Questionner lefficacit de lexemple, cest alors aussi questionner lefficacit qua eue, devrait ou ne devrait pas avoir lhistoire ; comme aussi les liens de lhistoire et de la pdagogie morale. Il nous reviendra en effet de voir sous couvert de quelle lgitimation, lhistoriographie a pu revendiquer une certaine efficacit pdagogique. Cette rflexion offre alors galement quelques pistes pour une pistmologie de lhistoire considre partir dune de ses notions fondatrices : lexemple.

Le modle logico-dductif (Aristote et Polybe)

Cest dans la Rhtorique quAristote aborde la question de lexemple comme moyen de convaincre. Or, la rhtorique nest pas un art, mais une flatterie dont lenjeu est prcisment lefficacit, cest--dire la persuasion grce au vraisemblable et non lenseignement de la vrit. Chez Aristote, qui hrite sur ce point du Gorgias de Platon4, le genre rhtorique est tout entier dvaloris en tant que discours de vulgarisation, adress ceux qui nont pas la facult dinfrer par de nombreux degrs et de suivre un raisonnement depuis un point loign (Rht. I, 1357a1sq.). La premire thorie de lexemple dfinit ainsi une approche critique de son efficacit qui semble dailleurs tre un prsuppos de toute approche intellectuelle de lefficacit : du point de vue de la philosophie et de son attache la vrit, lefficacit souffrirait dune dficience ontologique parce quelle est une technique de persuasion adresse un public inculte5. Et de ce point de vue ngatif, lexemple ne serait quun cas singulier auquel linfrence dune rgle gnrale donne une certaine dignit.3

C. Giordano dcrit bien ce rapport de lexemplarit et de lhistoire : Lexemplarit, en tant quensemble de vertus destines tre admires et si possible imites, est en principe attribue des personnages du pass. Lexemplarit est donc transmise par la mise jour de lhistoire ( Grer lexemplarit : les saints, les hros et les victimes , in La fabrication de lexemplarit, ditions de la Maison des sciences, 1998, p. 124).

4

On trouve dans le Gorgias de Platon et dans la Rhtorique dAristote les mmes termes : empeiria,

trib, atechnos pour dfinir la rhtorique.5

Ddain encore sensible aujourdhui, o lefficacit serait par excellence managriale, un gros mot pour ainsi dire aux yeux des philosophes.

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Aristote considre en effet que dans la mesure o ils sont utiliss comme arguments rhtoriques tous les exemples sont des inductions ; lexemple est une preuve fonde sur un raisonnement inductif utilis en labsence denthymmes, cest-dire de syllogismes : Il ressort clairement des Topiques (car il a t prcdemment parl du syllogisme et de linduction) que sappuyer sur plusieurs cas semblables pour montrer quil en est de mme dans le cas prsent est l une induction, ici un exemple (Aristote, Rht. I, 1356 a 12 sq.). Linduction procde par les particuliers pour atteindre au gnral (Top., I, 100a25 et 12, 105a13).

On

peut

reconstruire

ce

raisonnement

inductif

partir

dun

exemple quAristote propose en Rht. I, 1357b26sq. : Denys aspire la tyrannie, puisquil demande une garde ; autrefois, en effet, Pisistrate, ayant ce dessein, en demandait une, et quand il leut obtenue, il devint tyran ; de mme Thagne Mgare ; et tous les autres que lon connat deviennent des exemples pour Denys, dont pourtant on ne sait pas encore si cest pour cette raison quil demande une garde. Tous ces cas particuliers rentrent sous la mme notion gnrale selon laquelle tout aspirant la tyrannie demande une garde .

Dun fait singulier x a dcoul un fait singulier y, de la rptition de ce lien entre faits singuliers il faut donc au moins deux exemples 6 et il faut aussi pouvoir apercevoir la similitude des cas , on induit une rgle gnrale ; cest cette rgle que lon peut ensuite appliquer un cas jug similaire. La qualit dun exemple repose donc dune part sur la possibilit den induire un paradigme et dautre part sur la similitude entre les faits singuliers dont on induit la rgle dabord, puis entre ces faits formant une catgorie ou un schme de comportement et la situation actuelle. On peut donc relever limportance de lanalogie dans linduction puisque cest dans lanalogie6

Lexemple li linduction est oppos par P. Ouellet au paradigme qui peut se prsenter seul parce quil joue le rle de modle rduit , qui permet par exemple un architecte ou un ingnieur de visualiser les problmes techniques ou thoriques quils cherchent rsoudre (P. Ouellet, Par exemple, statut cognitif et porte argumentative de lexemplification dans les sciences du langage , M.J. Reichler-Bguelin (dir.), Perspectives mthodologiques et pistmologiques dans les sciences du

langage, Bern, Peter Lang, 1989, p. 109). Cest le sens de Kuhn aussi : certains faits agissent commedes modles ou des paradigmes pour ltablissement de programme de recherches. Et on peut aussi diagnostiquer une mme fonction des variations eidtiques de la phnomnologie qui entendent faire le tour dun objet paradigmatique pour dcouvrir de nouvelles facettes ou une structure de lintentionnalit.

Galle Jeanmart : Lefficacit de lexemple p. 9

que lexemple comme cas singulier devient modle autrement dit que lexemple particulier se paradigmatise et grce une similitude encore que le paradigme est applicable la situation prsente. Cette double opration met au jour lambivalence du terme exemple , qui rfre la fois au modle (la conduite exemplaire imiter) et la copie (lexemplaire dun livre qui en est une reproduction), renvoyant ainsi la fois ainsi au gnral, au type de conduite, et au particulier, au cas singulier. La tension entre exemple singulier et exemple-modle, entre le cas (qui exemplifie) et le

paradigme (qui sert de modle) nest pas ici une tension entre deux sens diffrents duterme exemple , mais entre deux temps dun mme processus dinfrence, qui part du particulier pour atteindre le gnral. Dans lexemple propos, la similitude nest pas envisage entre des faits singuliers (x, y, etc.), mais entre des chanes causales (x => y). Linduction est donc ici une condition du mcanisme de paradigmatisation : pour percevoir la similitude, il faut que les personnes ou les situations historiques voques titre dexemples (et donc considres comme des cas singuliers) seffacent derrire des schmas de comportement. Cest cette rduction la structure des comportements qui fonde la similitude7. De la mme faon, linduction est une condition de lapplication du paradigme la situation : lindividu qui tire de lexemple une ressource pour dlibrer doit aussi rduire son propre comportement ou sa situation une structure causale qui reproduit celle dgage des exemples. Quoiquil soit largement dnigr, lexemple demande donc un raisonnement. quoi sert ce raisonnement ? Cela dpend du type dexemple. Il y a deux espces dexemples : lune consiste citer des faits antrieurs, une autre inventer soi-mme. Dans cette dernire, il faut distinguer dune part la parabole, de lautre les fables comme les sopiques (Aristote, Rht. II, 1393a).

Dun ct donc les exemples historiques , de lautre les exemples fictifs , fables ou paraboles. Les fables conviennent la harangue et elles ont cet avantage que sil est difficile de trouver des faits rellement arrivs qui soient tous pareils, il est facile dimaginer des fables ; il ne faut les inventer, tout comme les paraboles, que si lon a la facult de voir les analogies, tche que facilite la philosophie. Les arguments par les fables sont plus accessibles, mais les arguments par les faits historiques sont plus utiles pour la dlibration ; car le plus souvent7

Cette rduction au schma de comportement se trahit dans le caractre rptitif et conformiste des exemples qui fixent le mos maiorum et qui sont toujours des exemples traditionnels (il y a un rapport vident du paradigmatique au traditionnel).

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lavenir ressemble au pass (Rht., II, 1393a7-8).

Les deux types dexemple renvoient deux genres rhtoriques distincts : la harangue (cest--dire le genre pidictique qui consiste blmer ou louer) et la dlibration8

(cest--dire

le

genre

dlibratif qui

consiste

conseiller

ou

dconseiller) . La harangue et la dlibration sont deux genres la frontire entre rhtorique et morale qui visent par le discours susciter des actes vertueux pour lpidictique ou aider dans les choix oprer dans lordre pratique pour la dlibration. Le genre dlibratif est dans lordre moral dune qualit plus haute, dune part parce que les questions dont il traite intressent lensemble de la communaut et, dautre part, parce que lauditeur y exerce davantage son jugement. Cette dvalorisation du genre pidictique par rapport au genre dlibratif rejaillit alors tout naturellement dans une dvalorisation de la fable ou de la parabole par rapport aux exemples historiques, dvalorisation quon trouve trs clairement exprime chez Quintilien : Les fables () exercent ordinairement de linfluence sur les esprits frustres et incultes, lesquels coutent les fables avec plus de navet, et, sduits par le plaisir quils prouvent, croient aisment ce qui les charme (Inst. orat., V, IX, 19).

Si les exemples invents ont lavantage dtre plus accessibles et plus influents, cette accessibilit se gagne toujours sur la qualit probatoire de largument 9.8

Le troisime genre rhtorique est le genre juridique (dfendre ou accuser) o le statut de lexemple est notamment tudi par Quintilien dans ses Institutions oratoires. On trouve le mme type dargument chez Jean de la Fontaine qui justifie ainsi laccessibilit des fables leur public enfantin, mais qui dfend lide dun processus de construction du raisonnement. La fable est ncessaire la faible intelligence, mais elle contribue la consolider : Platon, ayant banni Homre de sa rpublique, y a donn Esope une place trs honorable. Il souhaite que les enfants sucent ces fables avec le lait ; il recommande aux nourrices de les leur apprendre ; car on ne saurait saccoutumer de trop bonne heure la sagesse et la vertu. Plutt que dtre rduits corriger nos habitudes, il faut travailler les rendre bonnes pendant quelles sont encore indiffrentes au bien et au mal. Or quelle mthode y peut contribuer plus utilement que ces fables ? Dites un enfant que Crassus, allant contre les Parthes, sengagea dans leur pays sans considrer comment il en sortirait ; que cela le fit prir, lui et son arme, quelque effort quil ft pour se retirer. Dites au mme enfant que le Renard et le Bouc descendirent au fond dun puits pour y teindre leur soif ; que le Renard en sortit stant servi des paules et des cornes de son camarade comme dune chelle ; au contraire, le Bouc y demeura pour navoir pas eu tant de prvoyance ; et par consquent il faut considrer en toute chose la fin. Je demande lequel de ces deux exemples fera le plus dimpression sur cet enfant. Ne sarrterat-il pas au dernier, comme plus conforme et moins disproportionn que lautre la petitesse de son esprit ? Il ne faut pas mallguer que les penses de lenfance sont delles-mmes assez enfantines, sans y joindre encore de nouvelles badineries. Ces badineries ne sont telles quen apparence ; car dans le fond elles portent un sens trs solide. Et comme, par la dfinition du point, de la ligne, de la

9

Galle Jeanmart : Lefficacit de lexemple p. 11

Exemple et conception de lhistoire dans le modle logico-dductif

Si lexemple historique permet de dlibrer, cest que lhistoire est conue partir du principe de causalit comme retour des mmes schmas darticulation des causes aux consquences, qui sont aussi des articulations entre moyens et fins. Serait donc historique au sens aristotlicien du terme non pas lvnement parfaitement unique, mais le schma qui se rpte. Lexemple nomme donc toujours un ensemble logique et paradigmatique en puissance form par la situation et par son issue qui, par leur retour constant, dfinissent une rgle gnrale. Cest seulement cette condition, qui fait son historicit propre, que lexemple peut possder une valeur pour la dlibration, cest--dire un caractre anticipatoire, qui permet quelquun de voir sa propre situation, encore ouverte, sous lclairage dune exprience antrieure, et de prendre ainsi une dcision fonde sur la similitude entre sa situation et la rgle causale dgage des exemples historiques rcurrents 10. Il y a cependant une curiosit dans la thorie aristotlicienne de lhistoire : il existe une tension vidente entre cette conception causale de lhistoire implicite dans la Rhtorique et celle quon trouve plus explicitement dans la Potique : Le rle du pote est de dire non pas ce qui a lieu rellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans lordre du vraisemblable ( to eikos) ou du ncessaire (to

anankaion). Car la diffrence entre lhistorien et le pote () est que lun dit cequi a eu lieu, lautre ce qui pourrait avoir lieu ; cest pour cette raison que la posie est plus philosophique et plus noble que lhistoire : la posie traite plutt du gnral (ta katholou), lhistoire du particulier (ta kathekaston). Le gnral, cest le type de choses quun certain type dhomme dit ou fait vraisemblablement ou ncessairement (). Le particulier, cest ce qua fait Alcibiade ou ce qui lui est arriv (Pot., I, 9, 51a36-51b10).

Pour faire jouer cette tension, on peut proposer un parallle entre ce

kathekaston et lexemple voqu dans la Rhtorique (Pisistrate demandant une gardeparce quil aspirait la tyrannie). Dans ce texte de la Rhtorique, Aristote identifie lexemple une induction, et donc un cas singulier fondant une rgle ; et il privilgie les exemples historiques dans le raisonnement inductif. Or, dans le chapitre 23 de la

Potique, il refuse cette possibilit : les histoires, dit-il, sont lexpos, non dunesurface, et par dautres principes trs familiers, nous parvenons des connaissances qui mesurent enfin le ciel et la terre, de mme aussi, par les raisonnements et consquences que lon peut tirer de ces fables, on se forme le jugement et les murs, on se rend capable de grandes choses (La Fontaine, Fables, prface de 1668, dition Pocket Classiques, Paris, 1989, p. 21-23).10

Cf. Stierle, Lhistoire comme exemple, lexemple comme histoire. Pour une pragmatique et unepotique du texte narratif , Potique 10, 1972, p. 183.

Revue de philosophie politique de lULg N4 Avril 2011 p. 12

action, mais dune priode unique avec tous les vnements qui se sont produits dans son cours, affectant un seul ou plusieurs hommes et entretenant les uns avec les autres des relations contingentes (23, 59a23-29). Dans lexemple de Pisistrate, il faudrait donc enlever le parce que : lhistoire ne serait pas une tude des causalits, mais le relev dune succession purement contingente. Pour rendre raison de ces tensions, on peut dire quAristote ouvre dans la

Rhtorique comme dailleurs dans la Politique un nouvel usage de lhistoire, unenouvelle pratique historique, partir du genre quil a fond : celui de lhistoire naturelle. Dans son seul ouvrage porter le nom d historia, le peri ta za historiai, Aristote propose en effet une mthode denqute historique distincte de lhistoire dans ses usages antrieurs ; il propose une pratique de lhistoire diffrente de la dfinition thorique de lhistoire : il faut dabord, dit-il, faire lhistoire de chaque chose ( peri

ekaston), ensuite lanalyse des causes (aitias) et enfin en proposer la dmonstration(epideixis)11. Comme le souligne Zangara, cette mthode est celle de linduction 12. Or, on retrouve prcisment cette expression denqute historique (euremnon

historikon) dans la Rhtorique, peu aprs lexemple de Pisistrate : pour slever unevue densemble en matire de dlibrations politiques, il est utile, dit Aristote, de faire une enqute historique sur les techniques de gouvernement des autres peuples ( tn

para tos allois euremnon historikon enai Rht. I, 1359b30). Pour apercevoir quelavenir ressemble au pass, il faut donc dune part oprer un relev du pass (ce qui correspond la rationalit propre de lhistoire) et dautre part proposer une analyse des causes (ce qui correspond la rationalit philosophique). Cette mthode denqute plaide en somme pour une pratique philosophique de lhistoire dans une typologie. Lhistorien ne sy abmerait plus dans le particulier , mais soccuperait du spcifique (cest--dire du particulier intelligible) ; il soccuperait du type plutt quil ne tenterait de dcrire singulirement chaque reprsentant dune espce, chaque singularit individuelle. Cest la typologie qui donne lhistoire et ses exemples une fonction essentielle dans la dlibration. On pourrait sans doute voir la ralisation de cette mthode aristotlicienne denqute typologique dans le projet polyben dune histoire universelle. Polybe offre en effet prcisment cette vue densemble que souhaitait Aristote notamment dans sa

Politique, dans une mthode que Polybe qualifie lui-mme de dmonstrative et quilfonde sur une tude de la causalit : On doit attacher moins dimportance, lorsquon crit ou quon lit lhistoire, au11 12

Cf. Hist. An., I, 6, 491a6.A. Zangara, Voir lhistoire. Thories anciennes du rcit historique, Paris, Vrin/EHESS, Contextes , 2007, p. 116.

Galle Jeanmart : Lefficacit de lexemple p. 13

rcit des faits en eux-mmes qu ce qui a prcd, accompagn ou suivi les vnements ; car si lon retranche de lhistoire le pourquoi, le comment, ce en vue de quoi lacte a t accompli et sa fin logique, ce quil en reste nest plus quun morceau de bravoure et ne peut devenir objet dtude ; cela distrait sur le moment mais ne sert absolument rien dans lavenir (Polybe, Histoires, III, 31. 11-13).

Cest cette qute causale qui permet denvisager de sortir de la pure contingence et qui est utile dans lavenir , cest--dire qui soffre un usage dlibratif. Ainsi, Polybe peut-il proposer une thorie du cycle des rgimes politiques, lanacyclosis, dont lenjeu est prcisment douvrir la voie la stabilit du rgime par la comprhension des ressorts du cycle. La dtermination des causes implique que lhistoire comme typologie se doit dtre un art du jugement plutt que du constat portant sur le singulier contingent. Que lexemple soit considr comme mode de preuve partir de linduction signifie quil est galement et fondamentalement li un jugement.

Lefficacit de lexemple dans le modle logico-dductif

Historiquement, lefficacit a donc dabord t un concept rhtorique : cest lefficacit dun discours qui agit. Le langage est donc le lieu premier de lefficacit. Et lefficacit nest pas pense encore en termes de passage lacte, mais de modification des convictions (pistis). Ainsi, la dmonstration se dfinit essentiellement par leffet perlocutoire proprement intellectuel quelle est cense produire : elle convainc. Lefficacit de lexemple dans ce modle est donc une efficacit probatoire ; lexemple sert comme lment dune dmonstration avec la tension qui existe entre lefficacit (dvalorise en tant que lie la persuasion) et la qualit de la mthode de preuve. Nous sommes dans le registre dvaloris de lefficacit (et dvaloris prcisment du point de vue de la logique), mais il sagit tout de mme de mesurer cette efficacit la qualit probatoire du raisonnement et non sa capacit incitative13.13

Approche paradoxale que lon retrouve explicite peut-tre chez Jean Beaufret dans un article intitul Kant et la notion de Darstellung , o il propose de rpertorier les diffrents modes de prsentation dun concept. Partant de la distinction connue entre pense et connaissance et de laxiome selon lequel un concept sans intuition est vide, une intuition sans concept est aveugle, Beaufret souligne que lexemple est indispensable au jugement dans la mesure o il met sous les yeux

au moins une image de la chose sur laquelle il porte. Cest cependant aussi le plus faible des modes

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Lefficacit de lexemple comme mode de preuve repose la fois sur la qualit de lanalogie et sur la qualit de linduction. Ce qui implique dabord une approche critique de lanalogie : Lexemple ne prsente les relations ni de la partie au tout, ni du tout la partie, ni du tout au tout, mais seulement de la partie la partie, du semblable au semblable, lorsque les deux termes rentrent dans le mme genre, mais que lun est plus connu que lautre (Aristote, Rht. I, 1357b26sq). Il faut donc examiner si la similitude est totale ou partielle, afin de lappliquer dans sa totalit ou seulement pour la part qui sera utile (Quintilien, Inst. orat., V, XI, 6) 14.

Lapproche critique de la dduction implique quant elle ce privilge reconnu par Aristote dj des faits historiques sur les fables, et quon retrouve aussi chez Quintilien : Parmi les arguments de ce genre (par similitude), le plus efficace (potentissimum) est celui que nous appelons proprement lexemple, cest--dire le rappel dun fait historique ou prsum tel, qui sert persuader lauditeur de lexactitude de ce que lon a en vue (Quintilien, Inst. orat., V, XI, 6).

Dans la mesure o la valeur de lexemple repose sur sa force inductive, lexemple historique est plus puissant ou plus efficace . Linduction permet de conclure dun ensemble de cas particuliers rellement advenus une rgle gnrale que lon peut invoquer dans des cas semblables et qui nous permet den postuler lissue. vrai dire, on voit mme mal comment oprer une induction partir dun faitde la Darstellung : Sil est indispensable une connaissance qui prtend se mettre au clair avec ellemme, ses inconvnients dpassent largement ses avantages parce quil nest rien doriginel. La prsentation par lexemple nest donc pas le sommet de la Darstellung. Aristote avait bien raison de dire que lexemple ntait quune figure de la rhtorique et non le fond de la philosophie (Beaufret,

art.cit., in Dialogue avec Heidegger, t. II, Minuit, Philosophie moderne , 1973, p. 83).14

Quintilien propose en exemple un dialogue entre la femme de Xnophon et celle de Pricls, Aspasie : - Aspasie : Dis-moi, je te prie, toi qui est lpouse de Xnophon, si ta voisine avait de lor plus fin que le tien, prfrerais-tu le sien ou le tien ? Le sien, dit-elle Et si ses vtements et le reste de ses parures fminines taient dun plus grand prix que les tiens, prfrerais-tu les tiens ou les siens ? Les siens, certainement, rpondit-elle. Alors, voyons, dit Aspasie, si elle avait un mari meilleur que le tien, prfrerais-tu ton mari ou le sien ? cette question, la femme rougit, non sans raison ; elle avait eu tort en effet de rpondre quelle aimait mieux lor dautrui que le sien, ce qui est mal. Mais, si elle avait rpondu quelle aimerait mieux que son or ft comme celui de sa voisine, elle aurait pu rpondre pudiquement quelle aimerait mieux que son mari ressemblt celui qui est meilleur que lui (Quintilien, Inst. orat., V, XI, 28-29). Les similitudes peuvent tromper, conclut Quintilien, il faut donc examiner si ce qui est infr est semblable (V, XI, 26-27).

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invent ; quelle serait la valeur probatoire dune rgle gnrale tire de situations fictives ?

Le modle pidictique de lexemple (Cicron et Plutarque)

Dans ce deuxime modle, lide aristotlicienne dune rcurrence des vnements qui fonde lhistoire comme nouveau rgime discursif rationnel tudiant la causalit, fonctionne comme prmisse lide que lavenir doit semployer ressembler au meilleur du pass. On considre communment, depuis un article clbre crit par un historien allemand, Kosselleck, quavec Cicron se joue un tournant dans la conception de lhistoire concentr dans une expression du De oratore : Historia magistra vitae , lhistoire est une cole de vie. Lhistoire doit donc tre compose comme un recueil dexemples (plena exemplorum est historia, De div. I, 50) destins diriger dautres vies. En ralit, on peut dire que lhistoire est toujours comme chez Aristote un art

pdagogique relevant de la morale, ce quelle restera jusquau XVII sicle, mais leurconception de la morale est distincte et elle implique une conception diffrente de lexemple et de lexemplarit. Lexemple nest plus prioritairement un exemple historique utile la dlibration, mais un exemple (ventuellement fictif) envisag dans le cadre de lpidictique. Lexemple nest plus une tape du raisonnement, mais un lment narratif. L exemple et la narration sont si bien identifis dans le monde romain que lon trouve dans les glossaires latins une pure quivalence entre exemplare et

e

narrare qui a pour consquence de faire disparatre la fonction probatoire de lexemplechez Aristote. Lexemple doit frapper limagination pour convaincre, mais ce nest plus la rptition et la similitude entre ces cas rpts qui fait la force persuasive de lexemple, mais le charme du rcit. La question rhtorique comment convaincre ? se formule dsormais explicitement dans les termes dune efficacit mcanique, dont le champ est toujours celui de la morale, mais relevant cette fois non dune thorie du jugement inductif mais dune pdagogie de la mimsis : comment encourager tel geste (moralement bon) par son rcit ? Entre les deux, ce qui est supprim, cest prcisment la libert intellectuelle de la dlibration comme moteur de laction moralement bonne. Il faut rendre limitation de lacte exemplaire aussi ncessaire que possible. La morale nest plus simplement le champ dlibratif des dcisions prendre dans lordre pratique de la faon la plus claire qui soit, par un art historique de la causalit ; elle devient plus

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clairement dontique : ce nest plus une morale du jugement, mais des rgles ou des codes prtablis quil faut rendre plus efficaces par leur mise en rcit. Lexemplarit nest plus pense partir de linduction, qui supposait une collection, dont la comparaison autorisait le relev dune structure commune permettant ainsi de sortir de la contingence en dgageant une causalit, laquelle dtermine une rgle daction. Il ne sagit plus seulement de convaincre de la vraisemblance dun enchanement entre des faits passs et leurs consquences souhaitables ou non, mais dobtenir une action conforme un exemple considr demble comme bon exemple du bon . Ce type dexemple, cest le paradigme : il na pas besoin dune collection parce quil reprsente demble lexemple type 15. Ici lexemple est une monstration immdiate de la rgle de conduite ou de la valeur morale, plutt quune dmonstration. Car, comme le dit Quintilien, le genre pidictique me semble avoir moins le pouvoir de dmontrer ( demonstrationis vim) que le pouvoir de montrer (quam ostentationis) (Inst. orat. III, 4, 13). Les Vies des hommes illustres de Plutarque mettent prcisment en scne cette exemplarit de la harangue ; leur enjeu est de faire voir la valeur dans la conduite clatante pour encourager sa mimsis : Il faut diriger la pense vers des spectacles qui, par lattrait du plaisir, la ramnent au bien qui lui est propre. Ces spectacles, ce sont les actions inspires par la vertu, qui font natre chez ceux qui en prennent connaissance une mulation et une ardeur qui les pousse les imiter ( eis mimsin

empoiein) (Vie de Pricls, 2, 3-4)16.

On retrouve cette ide mme dans la Vie de Numa o Plutarque sappuie sur Platon et lide quil dfend dans la Rpublique dun rgne utile des philosophes qui doivent assurer la fois par leurs discours et par leur exemple la supriorit de la vertu sur le vice : Ds ce moment, il nest plus mme besoin duser de contraintes ou de menaces avec la multitude : en apercevant la vertu de lexemple visible (eudeli

paradigmati) et la conduite clatante (lamtri ti bii) de son chef, elleembrasse elle-mme volontairement (kousis) la sagesse et tous unis ensemble par lamiti et la concorde pratiquent la justice et la modration (Vie15

Cette diffrence recoupe celle entre exemplum et exemplar tablie par M.-Cl. Malenfant, Argumentaires

de lune et lautre espce de femme. Le statut de lexemplum dans les discours littraires sur la femme (1500-1550), Qubec, Presses de lUniversit de Laval, 2003. Sur l exemplum, le livre derfrence est celui de John Lyons, Exemplum. The rhetoric in early modern France, Princeton University Press, 1989.16

Cf. galement Vie de Numa, 20, 11.

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de Numa, 20, 4).

Plutarque distingue ainsi le rgime de la loi du rgime de lamiti ou de la concorde sociale en tant quils entranent deux modes de persuasion distincts : la contrainte, la menace et la rpression lgales dun ct, lexemplarit morale volontaire de lautre17. Cette version pidictique de lexemple qui montre fait relever celui-ci dun acte dostension verbale, comme celui que nous posons quand nous voulons expliquer ce quest une table un tranger qui nen a jamais connu en lui en dsignant un exemplaire (qui doit tre reprsentatif comme le gazon est plus reprsentatif de la catgorie herbace que le bananier). Cet acte dostension est dautant plus efficace quil amne le lecteur croire que lexemple est une manifestation directe de la ralit. Lefficacit puissante de ces images exemplaires repose sur une sorte de passation de pouvoir : ce nest pas le discours argument qui parvient persuader mais lvidence des faits-mmes ce que les Grecs nommaient l enargema, la chose vidente perue dans une enargeia, une vue claire et distincte. Puisquon montre le rel-mme, on peut se passer de dmontrer. Mais, dans la mesure o il ne sagit pas de montrer ce qui sest pass, mais de donner voir ce qui est exemplaire moralement, lvidence est celle des valeurs plus que des faits. Le bon est par soi vident. Plutarque explique dailleurs que lefficacit plus grande des images de la vertu par rapport aux images artistiques repose sur le pouvoir performatif de la vertu ellemme : Un ouvrage peut nous charmer par sa beaut, sans entraner ncessairement ladmiration pour son auteur [il ny a en effet aucun intrt imiter Phidias, Polyclte, Archiloque ou Anacron, a prcis Plutarque plus haut]. Aussi ny at-il mme aucun profit contempler de telles uvres, puisquelles nexcitent pas lmulation ni ce transport qui nous fait dsirer et entreprendre de les imiter. La vertu, au contraire, par les actes quelle inspire, nous dispose aussitt non seulement admirer les belles actions, mais aussi rivaliser avec ceux qui les ont accomplies. Cest que la beaut morale attire activement elle et suscite aussitt dans lme un lan vers laction (Vie de Pricls 2, 1).

Comme le dit Anca Vasiliu en commentant ce passage, la vertu permet un mouvement qui va de limitation mimtique vers lassimilation ou la similitude intrieure, quasi structurelle, homoisis avec la vertu mire et admire18.17

Dans la Vie de Pricls, Plutarque rfre davantage une forme de contemplation choisie et efficace plutt que subie et passive des modles de conduite : Nous devons, dit-il, recherche ce quil y a de meilleur, et ne pas nous borner le contemple, mais faire de cette contemplation la nourriture de notre esprit (1, 2).

18

A. Vasiliu, La contemplation selon Plutarque et Plotin , in C. Trottmann (dir.) Vie active et vie

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Lhistoire qui doit tre un enseignement de vie fond sur l enargeia, lvidence des valeurs, ne scrit donc qu partir des catgories morales. Ce sont ces catgories qui autorisent la collecte dans le continuum du temps des vnements qui vont faire lhistoire. Prside donc cette collecte une traduction des vnements en exemples qui est loccasion (et la responsabilit pour lhistorien) dexhiber un principe de conduite philosophico-moral19 - et la fable ou la parabole, revalorises dans lpidictique, ajoutent lvidence de limage lnonc de la rgle, pour viter toute erreur dinterprtation de limage. Plus dinterprtation, plus de dlibration. Le jugement intervient en amont, dans le choix narratif de lhistorien. En aval, il suffit de laisser agir sur le lecteur la force de lvidence des exempla. On trouve bien ici les fondements dune morale des codes o il sagit pour lhistorien de relayer le consensus sur les valeurs qui fait lunit non nomme dune socit et qui se traduit dans ses murs. Lhistoire prend alors la forme de rcits de vies exemplaires qui visent aussi bien accrotre lintensit de ladhsion aux valeurs communes qu crer une disposition laction. Le problme de ce rgime dvidence propre limage o les faits parlent deuxmmes, et parlent dans les catgories tout aussi videntes de la morale, tait dnonc dj par Aristote dans lopposition entre enargeia et agn : on oublie que lexemple est une figure de rhtorique, cest--dire une reprsentation qui implique un choix tactique et non une simple prsentation. Oblitrant ce choix, on soustrait de la sorte les valeurs morales lvaluation collective, lagonistique et au dbat politique20. On se trouve de la sorte trs prcisment devant les phnomnes de manipulation tudis par B. Glas.

contemplative au Moyen ge et au seuil de la Renaissance, Collection de lcole franaise de Rome, n423 (2009), p. 50.19

Les critres qui prsident la traduction de lvnement en histoire sont ceux de la philosophie morale, qui simpriment dans lensemble mmorable dune histoire. Ce qui saccomplit lors de la traduction dun vnement en histoire se rpte lors de la traduction dune histoire en exemples, cette diffrence prs que le substrat philosophico-moral est amen ici se concentrer une nouvelle fois. () Lexemple, en tant quunit narrative minimale, se rapporte lunit systmatique minimale du principe philosophico-moral en entrant en quelque sorte en liaison aussi troite que possible avec lui (Stierle, art.cit, p. 184).

20

Lapproche logico-argumentative de lhistoire et la mthode historique par lexplication causale emportait dailleurs une critique de lvidence des faits. On la trouve clairement exprime chez Polybe : on ne peut pas, dit-il, laisser parler deux-mmes certains faits dont la leon doit tre dgage par une explication qui filtre et contrle les motions du public : Le jugement (dialpsis) dfinitif sur des faits de cet ordre ne dpend pas des actes eux-mmes, mais des raisons et des intentions des auteurs (Polybe, Histoires, II, 56, 13 et 16). Il faut simplement veiller ajouter ce jugement de lauteur la somme de tous les jugements qui en value la pertinence avant dimiter lacte dcrit ou montr.

Galle Jeanmart : Lefficacit de lexemple p. 19

Celui-ci souligne quune thorie de la manifestation est implicite dans lexemplarit morale. Il y aurait un lien invisible, mais pourtant vident, entre tel exemple , tel acte narr et une vertu transcendante 21. La manipulation rsiderait alors dans labsence dquivalence entre le narrateur, dpositaire de ce lien et capable de formuler ds lors un jugement vrai et son auditeur, incapable dun tel jugement de vrit et rceptacle passif de celui pos par le premier. Le public de telles histoires est alors coup de toute possibilit de formuler un jugement de vrit, () amen dlaisser la situation initiale pour focaliser sa performance interprtative sur la seule histoire rapporte, () contraint, enfin, admettre implicitement ladquation de cette histoire la rgle 22. Le procd contribue trs prcisment fabriquer ce public inculte quAristote et Quintilien considraient comme le public de la rhtorique, et qui est peut-tre encore plus particulirement celui de lpidictique. La morale de lvidence produit mcaniquement de lignorance. Le registre du voir sopposant celui de la dmonstration fabrique cette inculture. Penchons-nous un instant sur les techniques dun tel procd d inculturation , pourrait-on dire : comment donne-t-on voir ? Que donne-t-on voir ? Et quest-ce qui prside aux choix faits par lauteur, par lhistorien, de ce quil donne voir ? Plusieurs lments peuvent tre nots qui relvent de cette tactique du visible qui doit enflammer lardeur des auditeurs. Lhistorien doit donner voir le dtail, en grossissant les traits, de vies plutt que de faits.

Voir de prs :

Le registre de lenargeia implique une vision concentre sur les dtails, choisis de prfrence la vue densemble des enqutes historiques dAristote et de lhistoire universelle de Polybe. Quintilien dcrit ainsi les effets de cette vision du dtail :21

B. Glas, La fiction manipulatrice in Largumentation, linguistique et smiologie, Lyon, PU de Lyon, 1981, p. 76-91. Lexemplum moral nimplique pas par principe une rgle, mais la croyance en ce que son rapport la rgle est exactement celui qui articule une manifestation anecdotique une vrit transcendantale . Il ny a dexemplarisation possible que sur fond dun accord sur une thorie de la manifestation qui est aussi bien la thorie dune lecture (ibid., p. 82).

22

Ibid., p. 84. Il est frappant de constater lopposition entre cette conception philosophique de lamanipulation et la conception trs pauvre quen propose le management. J. Greenberg et T. Melkonian soulignent ainsi que la manipulation, cest la conscience pour le manager quil doit incarner un principe dfendu par linstitution, et le choix den donner simplement lillusion dans une fausse exemplarit . Le manager se construisant en exemple (Melkonian parle de construit dexemplarit , art. cit., p. 1516) des rgles de lentreprise mme de faon intresse ne manipule aucunement les employs, sil aligne ses actes sur ses discours.

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Sans doute, quand on dit quune cit a t enleve dassaut, on embrasse sous ce mot tout ce que comporte un pareil sort ; mais les sentiments sont moins touchs par ce que jappellerai cette brve annonce dune nouvelle. Si lon dveloppe ce qui est contenu dans un seul mot, on verra les flammes qui rampent parmi les maisons et les temples, le fracas des toits qui scroulent, des cris divers se fondant dans un seul son, certains habitants fuyant laventure, dautres ne pouvant sarracher aux derniers embrassements de leur famille, les pleurs des petits enfants et des femmes (). Tout cela est renferm dans le mot sac dune ville ; cependant on dit moins en nonant lensemble que tous les dtails (Inst.orat., VIII, 3, 67-70).

On trouve ici exprim une sorte de nominalisme historique li au choix volontaire de la description du particulier de prfrence labstraction de la catgorie dont il relve. On sort ainsi tout fait de la typologie. Si le dtail est prfr au concept gnral et le singulier au type, cest quils permettent laccs au registre de laffect quobturent le concept et le type. Dans ce modle pidictique de lhistoire difiante, lexemple quitte le champ probatoire pour entrer dans le champ du pathtique. Ce dcollement saccompagne dun changement dans les thories sur les ressorts de laction : on ne pense plus, comme dans les thories intellectualistes des Anciens, que cest le jugement qui pousse lacte, mobilisant souvent limage de la balance qui permet dillustrer le fait que cest largument le plus puissant qui emporte ncessairement la dcision et lacte comme le poids le plus lourd fait invitablement pencher la balance. Cest dsormais la volont qui permet dagir. Et ce qui met en branle la volont, le plus efficacement du moins, cest le pathos. Paralllement ce changement de conceptions des moteurs de lacte, les conceptions du courage comme vertu du passage lacte, varient galement. On passe dun courage lucide, guid par une connaissance qui permet ce passage lacte courageux, un courage vellitaire qui envisage la connaissance comme un obstacle au passage lacte parce quelle droule linfinie suite de ses consquences dans un tableau glaant et paralysant 23.23

Cf. G. Jeanmart, Le courage comme effort patient , in Du courage. Une histoire philosophique, op.cit,1re

partie, chap. 3, p. 93-121. Il me semble quil faut attendre Machiavel (et son ide dune vrit

effective de la chose), et puis Wolff et Lessing pour avoir une thorie de la connaissance qui refuse lidentification entre motion/volont/singularit et connaissance/gnral par une sorte de nominalisme, pour concevoir une connaissance du singulier qui pousse lacte : La ralit nappartient quau singulier, qu lindividu, et aucune ralit nest pensable sans individualit . Lessing reprend Wolff sa doctrine de la connaissance intuitive, connaissance du particulier claire par elle-mme, et de la connaissance symbolique, du gnral, qui emprunte sa clart la connaissance intuitive. Ce nest que dans le particulier que le gnral existe, et il ne peut tre connu intuitivement que dans le particulier (Lessing, De lessence de la Fable , in Traits sur la Fable, trad. N. Rialland et J.-F. Groulier, p. 31-59, Paris, Vrin, 2008, p. 56). Ce particulier, dans lequel on connat intuitivement le gnral, sappelle un exemple. Les exemples servent donc expliquer les conclusions gnrales symboliques ; et puisque les sciences ne sont composes que de pareilles conclusions

Galle Jeanmart : Lefficacit de lexemple p. 21

Forcer les traits :

Un autre ressort de lefficacit pidictique, proche de cette vision du dtail, est une figure de rhtorique identifie par Aristote dj, et dans toute la tradition rhtorique : lamplification. Lamplification est la mieux approprie au genre pidictique (Aristote, Rhet.

I, 1368a27-28). Si lagent noffre pas lui-mme assez ample matire, il faut le mettre en parallle avec dautres (). Mais cette comparaison doit tre faite avec des hommes fameux ; car elle prte lamplification et la beaut, si lon fait paratre lauteur meilleur que les hommes de mrite (Rhet. I, 1368a18-23).

Symptomatiquement, Aristote nest pas ici dans le registre de lexhortation, il est plutt dans lpidictique au sens o sil sagit bien de faire paratre meilleur un homme, il nenvisage pourtant pas le mcanisme qui fait passer lloge de la description amplifie son effet dentranement. Quintilien, par contre, envisage nettement cet effet : Pour exhorter, les exemples tirs des ingalits ont une force particulire. Le courage est plus admirable chez la femme que chez lhomme. Par consquent sil fallait enflammer lardeur de quelquun en vue dun acte hroque, lexemple dHorace et de Torquatus serait moins dterminant que celui de la femme qui tua Pyrrhus de sa main (Quintilien, Inst.orat. V, XI, 9-10).

Quintilien parle bien ici en termes de potentia et donc defficacit de lexhortation. Aprs lvidence des faits de dtail - laquelle touche -, ce qui pousse lacte, cest lexcs dont on joue habilement. Autrement dit, si ctait lquilibre des semblables et des infrences qui permettait linduction, cest en revanche lexcs qui enflamme lardeur . Dans ses Partitiones oratoriae, Cicron ouvre une comparaison entre lexemple comme mode de preuve et lamplification comme mthode dexhortation qui nous permet de percevoir la diffrence entre lefficacit probatoire de lexemple et son efficacit exhortative reposant sur lamplification. Lexemple comme preuve, ditsymboliques, toutes les sciences ont besoin dexemples (Lessing, Ibid.). Par cette connaissance intuitive nous saisissons plus promptement une proposition, et ainsi nous pouvons y dcouvrir en un temps plus court un plus grand nombre de motifs daction que lorsquelle est exprime symboliquement. Do il suit la connaissance intuitive a bien plus dinfluence sur la volont que la symbolique (ibid.).

Revue de philosophie politique de lULg N4 Avril 2011 p. 22

Cicron, convainc par sa vraisemblance : De ces arguments vraisemblables, les uns touchent par leur propre force, mme prsents isolment ; les autres peuvent sembler faibles par euxmmes, mais agissent trs efficacement une fois groups. () Ce qui rend la vraisemblance particulirement convaincante, cest un exemple (Partitiones

oratoriae, 40).

Cest partir du vraisemblable dont on tire une conclusion logiquement valide, quon convainc le mieux par dmonstration et lexemple du cas rel, historique, est un vraisemblable trs convaincant24. Lamplification, en revanche, peut jouer sur linvraisemblable : lamplification puise dans tous les lieux sans exception () Que lon donne mme la parole des personnages imaginaires, voire des choses inanimes (ibid., 55).

Retour donc dans ce cadre de lpidictique lexemplarit de la fable. Du point de vue de la puissance probatoire, lexemple historique est plus efficace ; du point de vue de la puissance exhortative, la fable lemporte. Ce qui plaide dailleurs pour lhtrognit des efficacits considres dans les deux modles ; linvraisemblable, qui ne peut pas persuader, pousse nanmoins lacte.24

Cest en ces termes galement de vraisemblance quAristote posait la force de lexemple historique quil envisageait dans le cadre de la rhtorique (limite prcisment au vraisemblable). Et cest aussi sur cette question de la vraisemblance de lhistoire que Lessing critiquait Aristote en reprenant une formule dAgathon : Tout ce quon peut dire de vraisemblable, cest quil arrive aux mortels bien des choses invraisemblables ! . La formule est cite par Aristote lui-mme dans la Rhtorique et selon Lessing mal assume dans son exposition des diffrentes formes dexemples : Je ne marrterai qu la dernire assertion de ce passage, Aristote dit que les exemples historiques ont plus de force persuasive que les fables parce que le pass ressemble le plus souvent lavenir. En quoi je pense quil sest tromp. Je ne puis tre convaincu de la ralit dun vnement que je nai pas moi-mme vcu que sil est vraisemblable. Je crois par consquent quune chose est arrive et quelle est arrive de telle ou telle manire, parce que cela est trs vraisemblable et quil serait au contraire trs peu vraisemblable quelle ne ft pas arrive ou quelle ft arrive autrement. Ainsi, puisque cest uniquement la vraisemblance propre et interne dun vnement qui me fait croire sa ralit passe, et que cette vraisemblance interne peut se trouver aussi bien dans un vnement invent que dans un vnement rel, on ne voit pas pourquoi la ralit de lun aurait plus de force sur la conviction que celle de lautre. Jirais mme plus loin. Puisque la vrit historique nest pas toujours vraisemblable, puisquAristote lui-mme approuve la sentence dAgathon : Tout ce quon peut dire de vraisemblable, cest quil arrive aux mortels bien des choses invraisemblables ! (Rht., II, 24, 1402a10) et quil dit ici lui-mme que le pass ne ressemble que le plus souvent (epi to polu) lavenir, que le pote est dailleurs libre de scarter sur ce point de la nature et dajouter la vraisemblance tout ce quil donne pour vrai, il est donc vident que la fable doit gnralement lemporter sur les exemples historiques pour la force persuasive ( De lessence de la Fable , op.cit., p. 59).

Galle Jeanmart : Lefficacit de lexemple p. 23

On trouve un argument similaire dans le trait que Lessing consacre la Fable et o il fait de linvraisemblable et du merveilleux un puissant mode dexhortation : Ds quon sest aperu quil ny avait que le rare, le neuf et le merveilleux qui portassent dans notre me cette force qui veille, plat et enchante ; on a cherch donner du merveilleux la narration par la nouveaut et ltranget des reprsentations et procurer ainsi au corps de la fable une beaut piquante et non ordinaire. () Mais comme ces actions merveilleuses se prsentent rarement dans la vie commune, quau contraire la plupart des actions des hommes nont rien de remarquable, rien dextraordinaire, et que lon avait craindre que la narration, qui au fond est le corps de la fable, ne devnt mprisable, on a donc t oblig de modifier ou transformer ses acteurs pour lui procurer une apparence agrable de merveilleux (Lessing, De lusage des animaux dans la Fable , p. 61).

Dans le mme ordre dide, Cicron suggre quon introduise dans les histoires qui doivent tre des enseignements de vie des personnages fictifs 25 : plus que toutes les autres , elle est propre disposer favorablement les esprits, souvent mme les toucher ; faire paratre un personnage fictif ( persona ficta) est la figure la plus puissante pour lamplification (De Orat., III, 204-205).

Cette citation est capitale ; elle amne quelques commentaires : 1) Lexemple est ici une figure de lamplification qui permet de toucher les mes. On voit donc bien l chez Cicron le mme dcollement de lexemple par rapport au champ probatoire pour le champ du movere que lon trouvait dans les Institutions oratoires. 2) Par cette autre figure rhtorique du personnage, sopre une distinction entre lhistoire des faits (de guerre) et lhistoire des personnages, des vies illustres. Et lamplification repose principalement sur lhistoire des hommes qui jouissent dune fama, une bonne rputation, dans une sorte dvidence que lhistoire ne fait que relayer et qui trace implicitement le partage entre celui qui est digne de mmoire et celui qui ne lest pas. 3) Cette histoire de vies illustres nest plus typologique, mais axiologique comme25

Cf. J.-M. David : On a ainsi affaire des processus didentification ou de rpulsion qui oprent dansle champ de lmotivit et de limaginaire collectifs. Cest ce qui explique que Cicron place aussi lexemplum dans le champ du movere et permette quon en fasse ce type danalyse. Lexemplum appartient pourtant, dabord au champ du probare et autorise un raisonnement par analogie (J.-M. David, Rhtorique et histoire. Lexemplum et le modle de comportement dans le discours antique et

mdival, p. 83).

Revue de philosophie politique de lULg N4 Avril 2011 p. 24

lhistoire de lart oriente sur les chefs-duvre : cest une histoire dfinie dans ses frontires par les valeurs reconnues, mais qui nest pas une histoire du got. Cest une histoire qui intgre donc les jugements de valeurs plutt que de se les proposer comme objet dhistoire. 4) Cette histoire de vies plutt que de faits rend possible les phnomnes affectifs didentification. On peut nouveau distinguer le registre de la preuve de celui de lmotion : dun ct, on a affaire un raisonnement par analogie et de lautre une identification motionnelle ; on na plus apercevoir les similitudes entre des faits, on sassimile un hros. Lefficacit de lloge qui se passe dargument fonctionne sur ce registre affectif de lidentification. Ce qui la rend possible, cest le sentiment dappartenir une mme communaut que le personnage reprsente et dfend. Ce processus didentification est donc le ressort de lhistoire comme genre moral national. Chaque nation a ses hros et son histoire nationale pour en tracer le portrait 26. 5) Dans cette efficacit pidictique, on ne doit pas avoir recours ncessairement la fable, mme si le merveilleux facilite lidentification. Lhistoire peut galement jouer sur lamplification. Les hros de lancien temps fonctionnent en effet comme des figures mixtes, la fois de la ralit factuelle et de lamplification : Les auditeurs attendent des exemples emprunts lancien temps, aux monuments littraires la tradition crite, des exemples absolument dignes de considration, remontant une haute antiquit. Ce sont en effet de tels exemples qui, dordinaire, ont la fois le plus dautorit pour la preuve et le plus de charme pour les auditeurs (2 Verr., III, 209).

Nous trouvons ici une lgitimation de lexemple historique la fois selon la logique de la preuve et selon la logique pidictique de la constitution dun panthon de hros, lhistoire tant alors la narration constituant ce panthon.

Une histoire politique : Augustin et Machiavel

Cette double lgitimation de lexemple historique recoupe exactement les26

Cf. J.-P. Albert : Vercingtorix est ntre parce quil est gaulois et que les Gaulois, nos anctres,possdaient dj les vertus bien franaises de la fougue et de lindpendance desprit, avec comme contre partie une propension parfois catastrophique aux querelles internes , in Du martyr la star : les mtamorphoses des hros nationaux , in Centlivres, Fabre, Zonabend, La fabrique des hros (dir.), ditions de la Maison des sciences, 1998, p. 22.

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mcanismes habituels de lhagiographie chrtienne o lexemple est, comme le dit justement C. Noille-Clauzade, fondamentalement (structurellement) historique (cest-dire attest, cautionn), tout en mettant en uvre du merveilleux et de limpossible (). Lexemplum religieux est la frontire du vrai et du fabuleux 27. Lhagiographie pose en vrai ce qui est la limite du vraisemblable, voire tout fait invraisemblable : lattitude du saint. Linvraisemblable est expliqu trs aisment par recours la grce divine, cause des attitudes les plus vertueuses. Si dun ct, on peut dire avec Kosseleck que lautorit de Cicron a continu de sexercer dans lexprience chrtienne de lhistoire 28, dans une conception paradigmatique de lhistoire comme enseignement de vie, cest cependant avec un enjeu largement accru de lhistoriographie : une politique du rcit exemplaire a doubl au sens mafieux du terme lenseignement de vie. Les Chrtiens pensent si bien que lhistoire est un vecteur puissant de valeurs morales et denseignements pratiques quils voient un enjeu dcisif de lhistoire pour imposer les nouvelles valeurs chrtiennes.27

C. Noille-Clauzade, Le crime en son char de triomphe : quoi servent les mauvais exemples ? , in

Construire lexemplarit, dir. L. Giavarini, ditions universitaires de Dijon, Dijon 2008, p. 105. Danslhagiographie chrtienne, sopre une concentration du principe philosophico-moral jusqu la caricature, de faon rendre inutile tout raisonnement pour comprendre le sens moral rsolument univoque de lexemple : lhyperbolisation du bon et du mauvais, pour une plus grande lisibilit (sur le mode de la saintet ou du diabolique) et un dnouement focalis sur la rcompense ou la punition (= jugement de Dieu) forment deux marqueurs narratifs facilitant la lecture de lexemple. Cf. aussi sur ce thme le trs bel article de S. Suleiman, Le rcit exemplaire , Potique 32 (1977), p. 468489.28

Koselleck, Historia magistra vitae. De la dissolution du topos dans lhistoire moderne en mouvement , in Le Futur pass. Contribution la smantique des temps historiques, Paris, dition de lEHESS, 1990, p. 39. Et il poursuit ainsi : Le corpus de ses uvres philosophiques a t bien souvent lui-mme catalogu dans les bibliothques des monastres comme un recueil dexemples, et il a, comme tel, t transmis et largement diffus. La possibilit de se rfrer littralement la formule a donc toujours exist, mme si lautorit de la Bible suscitait chez les Pres de lglise une certaine rticence envers cette paenne Historia magistra. Isidore de Sville a certes frquemment exploit dans sa clbre somme tymologique le trait de Cicron, De oratore, mais dans ses dfinitions de lhistoire, il passe sous silence tout particulirement la sentence Historia magistra vitae . Il a dailleurs mis plus dun apologte du christianisme dans lembarras en transmettant comme exemplaires prcisment des vnements de lhistoire profane, voire paenne. Proclamer ducatrice de vie une telle histoire, si pleine de mauvais exemples, cela dpassait les possibilits dassimilation par intgration de lhistoriographie ecclsiastique. Il nen reste pas moins quIsidore concdait presque furtivement il est vrai une force ducatrice mme aux histoires paennes (cf. Etymologie, livre XX, I, 43 ; idem Grgoire le Grand). De la mme faon, Bde a sciemment justifi lhistoire profane, parce quelle aussi donnait des exemples repoussants ou au contraire dignes dtre imits. Ces deux hommes dglise ont par leur influence contribu ce que, ct dune histoire reposant essentiellement sur des arguments religieux, le thme dune instruction manant de lhistoire profane garde sa place, mme si celle-ci restait secondaire (Ibid., p. 39-40).

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Manifester lopposition entre lhistoire paenne immorale et lhistoire sainte seule morale est ainsi devenu lenjeu premier de la Cit de Dieu. Il sagissait l pour Augustin de rpondre tous ceux qui murmuraient que ctait sous lempire chrtien que Rome avait pu tre mise sac par Alaric et que la religion chrtienne tait par consquent responsable de ce revers incroyable. Augustin rpond ce murmure dans le De civitate Dei en dconstruisant lhistoire de Rome (qui tait un genre trs fcond), pour lui opposer une lecture providentialiste dune part, et surtout pour souligner que cette histoire mondaine de Rome est celle de valeurs elles aussi terrestres qui sont prcisment responsables de la droute romaine. Cest par lhistoire quAugustin impose le nouveau systme des valeurs chrtiennes en tension frontale avec celui des Romains. Il met ainsi au premier rang des vertus chrtiennes, et condition de toutes les autres, lhumilit oppose lorgueil romain. Cest ce concept nouveau, impensable pour les Grecs, qui est la cl de vote dune histoire eschatologique du monde, o lhomme voit son sort reposer sur un jugement de Dieu qui lui chappe entirement. Lintrt de cette guerre des valeurs entreprise par Augustin sous le couvert de lhistoire est davoir permis aux valeurs de retrouver le chemin de la visibilit et du dbat, en somme le chemin de l agn politique. Mais, cest avec Machiavel seulement que cette politique dune histoire conue comme un genre moral sera le plus clairement assume et mise en lumire. Un retour aux valeurs anciennes est explicitement opr dans les Discorsi de Machiavel. Il implique un retour aux valeurs romaines qui assume pleinement le rapport entre lhistoire et la morale et la diffrence entre deux historiographies du point de vue de la morale : si lhistoire des Romains est empirique, lhistoire des chrtiens est eschatologique. Prfrer lhistoire romaine, cest ainsi prfrer des valeurs lies lempirie (la vigueur physique, la sexualit, le got de la domination, de la conqute et lorgueil de la victoire, le courage militaire et viril qui y sont lis, la magnanimit ou la grandeur dme, le sentiment de lhonneur, etc.). Faisant ce choix de faon tout fait explicite, Machiavel reste bien sr ainsi pris dans le modle mdival, ouvert par Cicron, de lexemplarit morale des hros et de la ncessit de les imiter. En tmoigne clairement lavant-propos de ses Discours sur les Dcades de Tite-Live : Si lon voit les merveilleux exemples que nous prsente lhistoire des royaumes et des rpubliques anciennes, les prodiges de sagesse et de vertu oprs par des rois, des capitaines, des citoyens, des lgislateurs qui se sont sacrifis pour leur patrie ; si on les voit, dis-je, plus admirs quimits, ou mme dlaisss quil ne reste pas la moindre trace de cette antique vertu, on ne peut qutre la fois aussi trangement surpris que profondment affect (Discours, Avant-propos, p. 377-378).

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Et il se propose dy remdier de sorte, dit-il que ceux qui me liront pourront tirer lutilit quon doit se proposer de la connaissance de lhistoire 29. Cest cette fin quil se ressource lui-mme lhistoire romaine propose dans les Dcades de TiteLive. On reste donc pris dans lide dune historia magistra vitae qui conduit une morale dontologique : on doit semployer ressembler des hros dont la mmoire est cultive pour leur exemplarit morale. Mais les faits les plus notables (notablissime), comme le souligne Machiavel au dbut de ses histoires florentines, ce sont les divisions de la cit, ses divisions internes : cest la conflictualit mme plutt que les conqutes impriales. Lhistoire se politise ainsi dabord par son objet, qui est le conflit, lagn30. Mais lhistoire se politise aussi au sens o ce changement dobjet conduit une discussion sur le choix fait par lhistorien concernant le notabile , qui sort donc dune sorte dvidence jusque l implicite. Comme le souligne Zancarini, Far memoria,

ridurre a memoria, pour tous les auteurs d istorie, cest faire un choix ; avec Machiavel,ce choix implicite devient explicite, il prend une dimension ouvertement politique 31. Machiavel envisage en effet la continuation possible de laction politique par le dveloppement dune politique de la mmoire. Dans ses Discours, il voque ainsi la politique agressive des chrtiens en la matire : Celui qui lira de quelle faon agirent saint Grgoire et les autres chefs de la religion chrtienne verra avec quelle obstination ils perscutrent tous les souvenirs des Anciens, en brlant des uvres des potes et des historiens et en dtruisant toute chose qui pt laisser quelque trace de lAntiquit (Discorsi, II, 5).

Lallusion Grgoire est parlante puisquil sagit de lhomme par qui a disparu une partie des Dcades de Tite-Live auxquelles Machiavel consacre ses Discours. Et il ne sagit pas l seulement pour lui de donner une cl de lecture de lhistoriographie chrtienne, mais de faire explicitement entrer lhistoriographie dans les instruments stratgiques dont dispose le prince pour rgner. Dans Le Prince prcisment,29 30

Ibid., p. 378.T. Berns note en ce sens que lexemplarit politique de Rome aux yeux de Machiavel est celle dune cit en dsquilibre et en extension plutt que close sur elle-mme : La puissance de Rome est directement lie ses institutions populaires, au fait que la cit, ses institutions et son arme taient ouvertes au peuple et mme aux trangers, cest--dire la libert. Cette libert est fondamentalement lie aux conflits qui divisaient la cit, son instabilit, au fait que cette cit sest construite par les conflits in T. Berns, L. Blsin, G. Jeanmart, op.cit., p. 147-148.

31

J.-C. Zancarini, La politisation de la mmoire. Les choses dignes de mmoire chez Machiavel et Francesco Guicciardini , in Mmoire et subjectivit (XIVe-XVIIe sicle). Lentrelacement de memoria,

fama & historia, D. de Courcelles (dir.), n 22 des Etudes et rencontres de lcole de Chartres, Paris,2006, p. 44.

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Machiavel souligne en effet quil est possible et parfois ncessaire dteindre la mmoire pour asseoir son pouvoir. Et il prend encore lexemple de Rome : De l naquirent les nombreuses rbellions de lEspagne, de la France et de la Grce contre les Romains, cause de nombreux principats quil y avait dans ces tats : tant que dura leur mmoire, Rome ne fut jamais certaine de les

possder. Mais quand leur mmoire fut teinte par la puissance et la continuitde lEmpire, ils furent assurs de leur possession ; et, qui plus est, par la suite, chacun de ceux qui se combattaient put entraner derrire lui une partie de ces provinces, selon lautorit quil y avait acquise ; et celles-ci, comme le sang de leurs anciens seigneurs tait teint, ne reconnaissaient que les Romains (Prince, 4, 19-20. Je souligne).

Il souligne aussi dans les Discours quil faut parfois au contraire faire renatre la mmoire dans lesprit des hommes. Les souvenirs quil faut alors raviver sont alors plutt ceux des chtiments qui favorisent un retour vers les principes : Mais comme la mmoire de ces coups steint, les hommes osent tenter des nouveauts et dire du mal ; et cest pourquoi il est ncessaire dy pourvoir en ramenant cela vers ses principes (Discours, 4, 19-20).

La constatation de la perte de mmoire sexplique ici au fond par cette

lunghezza di tempo dont parlait aussi la mme poque lhistorien Guicciardini ; mais,comme le souligne Zancarini, Machiavel ajoute loubli naturel la ncessit dune politique, ventuellement muscle (la battitura) ayant pour enjeu la mmoire teindre ou, au contraire, renouveler 32.

La crise moderne Lexemple sans lexemplarit et sans la morale

laube de la Modernit, on assiste une crise de lexemplarit. Il nest plus ni de bon exemple, ni dexemple du bon, ni par consquent de politique de lexemplarit, ni enfin de collection dexemples similaires. Dun ct, les effets de lexemplarit ne semblent plus prvisibles, de sorte que lexemplarit des hros entre en crise. On trouve notamment voqu par La Rochefoucauld le problme de la mauvaise copie : Quelques diffrences quil y ait entre les bons et les mauvais exemples, on trouvera que les uns et les autres ont presque galement produit de mchants effets. Je ne sais mme si les crimes de Tibre et de Nron ne nous loignent pas plus du vice que les exemples estimables des plus grands hommes ne32

Zancarini, art. cit., p. 49.

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nous approchent de la vertu. Combien la valeur dAlexandre a-t-elle fait de fanfarons ! Combien la gloire de Csar a-t-elle autoris dentreprise contre la patrie ! Combien Rome et Sparte ont-elles lou de vertus farouches ! Combien Diogne a-t-il fait de philosophes importuns, Cicron de babillards, Pomponius Atticus de gens neutres et paresseux, Marius et Sylla de vindicatifs, Lucullus de voluptueux, Alcibiade et Antoine de dbauchs, Caton dopinitres ! Tous ces grands originaux ont produit un nombre infini de mauvaises copies. Les vertus sont frontires des vices ; les exemples sont des guides qui nous garent souvent, et nous sommes si remplis de fausset que nous ne nous en servons pas moins pour nous loigner du chemin de la vertu que pour la suivre (Rflexions diverses (d. J. Truchet), VII, Des exemples ).

Ce problme de la mauvaise copie signifie que lhistoire ne peut plus tre un genre pdagogique et moral ; La Rochefoucauld critique les phnomnes didentification : ces quelques jours o lon se sent plus grand et meilleur dont parlait Platon dans le Mnxne et qui sont conscutifs aux vies hroques dont on a pu entendre le rcit pourraient tout aussi bien tre quelques journes o lon est plus sot et plus vaniteux, plus intrpide aussi. Kant, pour sa part, opre un retour une conception probatoire de lexemple. Il considre que lexemple est utile exercer son jugement moral. De sorte que les exemples nfastes sont par excellence les actions hroques, nobles qui mettent en scne une perfection inaccessible et surtout emportent les sentiments par leur grandeur magnifique : Je souhaite en revanche quon leur pargne les exemples dactions dites

nobles (plus que mritoires), dont nos crits sentimentaux font talage, etquon rapporte tout au devoir, et la valeur quun homme peut et doit se donner ses propres yeux par la conscience de ne lavoir point transgress, car ce qui naboutit qu de vains dsirs et de vaines aspirations vers une perfection inaccessible ne produit que des hros de roman, qui, en se prvalant de leur sentiment (Gefhl) pour la grandeur excessive, saffranchissent en change de lobservation des devoirs communs et courants, lesquels leur paraissent alors petits jusqu linsignifiance (Critique de la raison pratique, AK V 155).

Kant oppose le transport affectif au jugement de principe comme mauvais et bon moteur de laction morale. Dun point de vue pistmologique cette fois, et non plus pratique, Kant estime que lexemple doit servir exercer la roulette du jugement , quil distingue de ltude, de linstruction ou de lrudition qui peuvent exister et saccumuler sans que la facult

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de juger soit jamais affte33. Cest exercice de lentendement correspond au mouvement du schmatisme transcendantal par lequel un concept ou une rgle sillustre dans une image ou un cas concret : il faut discerner dans le particulier la rgle ou le concept qui sapplique. Mais pour que lexemple exerce effectivement le jugement, il faut prcisment ne pas abmer son entendement dans le singulier du cas concret qui nexpose jamais la rgle dans sa plnitude : il faut extraire le schme de limage34. Cependant, ce schmatisme repose sur le lien du particulier au gnral qui, dautres et particulirement Montaigne , ne semble plus pouvoir stablir, de la mme faon que la similitude ne parat plus visible sous linfinie diversit des choses, moins quelle ne soit simplement dangereuse. Dans Penser par cas, Passeron et Revel analysent le fonctionnement pistmologique dune pense de la singularit, du cas unique, quils opposent lexemple qui vient toujours illustrer un discours norm pralable. Le cas ainsi compris en opposition lexemple force selon eux lattention en contraignant suspendre le droulement du raisonnement disponible ou prpar pour lui imposer un changement de rgime 35. Dans lhistoire des sciences, cette pense par cas tend faire merger une forme dargumentation irrductible au modle hypothtico-dductif de description des oprations dinfrence et de preuve qui rduisait, par dfinition le cas singulier () un exemplaire substituable par nimporte quel autre 36. Lide dune pense par cas dbouche en somme sur lide que des lments descriptifs purement singuliers peuvent nanmoins produire des connaissances en rendant observable un nouveau phnomne. La pense du cas oprerait donc une sorte de33

Une tte obtuse ou borne, laquelle il ne manque que le degr convenable dentendement et des concepts qui lui soient propres, peut trs bien tre quipe par ltude ( Erlernung), et arriver mme jusqu lrudition (Gelehrsamkeit). Mais comme il y a encore habituellement manque dans la facult de juger, il nest pas rare de rencontrer des hommes fort instruits ( gelehrte), qui laissent frquemment voir, dans lusage quils font de leur science, cet irrparable dfaut. Cest pourquoi un mdecin, un juge, ou un homme politique peuvent avoir dans la tte beaucoup de belles rgles pathologiques, juridiques ou politiques, un degr qui peut en faire de solides professeurs ( Lehrer) en ces matires, et pourtant faillir aisment dans leur application, soit parce quils manquent de jugement naturel (sans manquer pour cela dentendement) et que, sils voient bien in abstracto le gnral, ils sont incapables de discerner si un cas y est contenu in concreto, soit parce quils nont pas t assez exercs (abgerichtet) ce jugement par des exemples ( Beispiele) et des affaires relles ( wirkliche Geschfte) (Critique de la raison pure, A132-134/B171-174).

34

Sur le statut de lexemple chez Kant, on peut se reporter ltude de J. Piron, J. Piron, Rle et statut de lexemple dans lapprentissage selon Kant , MethIS. Mthodes et Interdisciplinarit en

Sciences humaines, vol. 3 (2011) consacr au thme : L'exemple en question , paratreprochainement.35 36

Passeron et Revel, Penser par cas, Paris, ditions de lEHESS, Enqute , p. 16.

Ibid., p. 37.

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dcrochage entre la connaissance et la dfinition de ses objets comme universels, abstraits, gnraux, paradigmatiques et ainsi substituables. Certains auteurs ont considr la crise moderne de lexemplarit comme naissance dune telle pense par cas : Pour la plupart des auteurs modernes, dit ainsi Lyons, la rhtorique de lexemple devient moins une manire dillustrer une rgle gnrale, technique par laquelle un jugement gnral pouvait avoir une impression forte sur une audience, quune mthode de dcouverte, par laquelle la tension entre cas particulier et rgle gnrale emportait des modifications dans le jugement 37. Montaigne peut tre pingl comme le premier auteur de la pense par cas. Dans ses Essais, les exemples, y compris ceux qui sont tirs de sa propre vie, ont paradoxalement pour fonction dtre des exemples du particulier, non du gnral. Cest que la premire ralit dont partent les Essais est celle du mouvement incessant, de la constante altration de la vie physique et psychique qui empche toute reprsentation dfinitive, uniforme, fixe ou globale. Lessai intitul De lexprience (III, 13) donne une confirmation et une illustration de ce sens nouveau de lexemple 38. Lexemple est ici le cas qui ne peut tre subsum sous une rgle et dont on ne peut rendre compte. Lexemple est problmatis, rendu son quivocit naturelle quon ne tente plus de contrer par une analyse critique de lanalogie ou le rgime de lvidence : Toutes choses se tiennent par quelque similitude. Tout exemple cloche. Et la relation qui se tire de lexprience, est toujours dfaillante et imparfaite : on joint toutefois les comparaisons par quelque coin. Ainsi servent les lois : et sassortissent ainsi, chacune de nos affaires, par quelque interprtation dtourne, contrainte et biaise. () Considrez la forme de cette justice qui nous rgit. Cest un vrai tmoignage de lhumaine imbcillit (Essais, III, chap. XIII).

Cette crise de lanalogie implique aussi celle du paradigme, de lexemple-type, modle ou rgle gnrale. On est renvoy la pure singularit du rel, qui ne permet dtablir, ni des rgles causales valides, ni des catgories gnrales ni des lois ou rgles morales. Dans les Essais, cette crise de lanalogie et du paradigme touche en effet particulirement la politique et les modes de gouvernement : la loi repose toujours sur un raisonnement fond sur la substituabilit des objets et lanalogie des situations. Lanalogie possible de toutes les situations par quelque coin ouvre le droit une infinit dinterprtations qui ne permet plus la loi dtre applique de faon juste : Quil est force de faire tort en dtail, qui veut faire droit en gros : et37

Lyons, Exemplum. The rhetoric of example in early modern France and Italy , Princeton University Press, 1989, p. xi. Je traduis. Montaigne, Les Essais, 3 tomes, Gallimard, Folio classique, dition dE. Naya, D. Reguig-Naya et A. Tarrte, Paris, 2009, t. III, p. 1196.

38

Revue de philosophie politique de lULg N4 Avril 2011 p. 32

injustice en petites choses, qui veut venir chef de faire justice s grandes 39. Cette crise de lanalogie touche galement lhistoire dans dautres corpus que les Essais de Montaigne. Une phrase de Tocqueville tranche ainsi de faon particulirement nette avec celle de la Rhtorique dAristote40 : Je remonte de sicle en sicle jusqu lAntiquit la plus recule : je naperois rien qui ressemble ce qui est sous mes yeux. Le pass nclairant plus lavenir, lesprit marche dans les tnbres (Tocqueville, De la dmocratie

en Amrique, 4 partie, chap. 8).

e

Lexemple ntant plus quune sorte dhapax dtermine un retour de lhistoire la simple collecte du particulier et met en crise sa capacit expliquer la causalit. Ce qui se donne lexprience actuelle ne se prte plus la considration des similitudes. Chez Montaigne, cest prcisment autour de cette notion dexprience que se dconstruit lexemplarit de lexemple. La notion est dailleurs si capitale cette tche quelle porte le nom du chapitre quil consacre dconstruire lexemplarit du paradigme. Lexprience donne vivre le temps comme ce qui subvertit la substance, empche lidentit fixe et contribue toujours souligner la diffrence, le changement et la labilit. Ainsi les Essais ne peuvent-ils fixer une fois pour toute lidentit du sujet dcrit parce celui qui peint na pas didentit fixe, pas plus dailleurs que celui qui est peint : Et combien y ai-je rpandu dhistoires qui ne disent mot, lesquelles qui voudra plucher un peu ingnieusement, en produire infinis Essais. Ni elles, ni mes allgations ne servent dexemple, dautorit et dornement. Je ne les regarde pas seulement par lusage que jen tire. Elles portent souvent, hors de mon propos, la semence dune matire plus riche et plus hardie, et sonnent gauche un ton plus dlicat, et pour moi qui nen veux exprimer davantage, et pour ceux qui rencontreront mon air (Essais, Livre I, chap. 40, 251).

Dans la mesure o lexemplarit mme de lexemple entre en crise, la valeur de garantie de lexemple, traditionnellement fonde sur des prceptes moraux reconnus par tous, devient problmatique. La vie de Csar na point plus dexemple que la ntre pour nous dit Montaigne (III, 13), nous recommandant dabandonner les exemples trangers et scolastiques (III, 13). Les meilleurs exemples sont maintenant les plus immdiats, ceux qui sont emprunts lexprience personnelle et39 40

Ibid., p. 411-412.Pour rappel : Les arguments par les faits historiques sont plus utiles pour la dlibration ; car le plus souvent lavenir ressemble au pass (Rht., II, 1393a7-8).

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garantis par elle. Le moi prend la place de lhistoire comme source dexemplarit. Et, comme le souligne Stierle, si lhistoria nest plus chez Montaigne magistra vitae, le moi non plus ne peut devenir lui-mme son propre magister vitae. En sobjectivant luimme dans sa nature infiniment contradictoire et inconstante, il devient le point de dpart, non dun apprentissage, car celui-ci suppose la responsabilit, mais dune infinie rflexion 41. Cette notion dexprience, qui ne se prte pas la transmission, est destine remplacer la leon quon ne peut plus tirer