Disruption à l'âge des plateformes

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Le terme de « disruption » est aujourd’hui utilisé pour décrire les bouleversements apportés par de nouveaux entrants qui rebattent les cartes, redéfinissent les règles de la compétition et s’emparent de larges pans du marché jusqu’à faire tom-ber les géants de positions que l’on croyait inexpugnables.

Au sens littéral, la « disruption » évoque une «  perturbation  » ou parfois une « rupture » et est natu-rellement associée à l’innovation radicale, ou encore architecturale au sens d’Abernathy et Clark (1993). Elle se caractérise par la destruction des systèmes techniques et commerciaux traditionnels au profit de nouveaux systèmes, comme ce fut le cas de la photo où le numérique a brisé à la fois un modèle de production fondé sur la chimie et un modèle de distri-bution de masse passant par l’ani-mation d’un vaste réseau de vente et de services. Elle correspond en fait à un mouvement stratégique que Clay Christensen (2015) dénomme « inno-vation disruptive », et dont il donne une définition précise1 (encadré 1).

De cette définition ressortent trois caractéristiques de la disruption. Pre-mièrement, l’idée qu’il peut y avoir de nouveaux entrants, certes petits si on les compare aux ressources des firmes établies sur les marchés à maturité. Les positions dominantes sont fra-giles, les monopoles sont contestables et contestés.

Deuxièmement, la perturbation vient moins de l’innovation que de la négligence  : les firmes établies tendent à se concentrer sur les clients les plus exigeants et délaissent les autres. Au-delà d’une simple négli-gence, la perturbation résulte par-fois d’un triple verrouillage : matériel avec les investissements spécifiques, cognitif quand les représentations

1 > Pour la question de la paternité du terme « disruption », il faut l’attribuer à Jean-Marie Dru, PDG de TBWA, dans le champ de la communication, avec l’idée clé d’introduire de nouvelles catégories et conventions de marchés.

« Disruption » à l’âge des

plateformes

La disruption désigne l’usage d’une nouvelle technologie et

le déploiement d’une nouvelle offre créatrice de valeur.

Les marchés de plateformes numériques en sont aujourd’hui

le cœur et leur étude permet de mieux saisir les modalités,

les conditions, mais également certaines limites

du processus disruptif.

AuteurChristophe Benavent

Université Paris Nanterre

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sur le marché sont fortement ancrées, organisationnel quand le changement des structures et des comportements est coûteux.

Troisièmement, le nouvel entrant ne fait pas que profiter de cette négli-gence, il offre un avantage durable

sur la dimension p r i n c i p a l e d e l’offre, ce qui lui permet de conqué-r i r la c l ientè le médiane. Le nouvel entrant rencontre en premier l ieu le succès sur une niche  : rappelons qu’Uber proposait d’abord un service

de limousine noire. Lors de sa crois-sance, il proposa ensuite des prix plus avantageux et remporta le cœur du marché des taxis.

Depuis dix ans , les cas les plus remarquables de disruption concernent les modèles de plate-formes (Benavent, 2016) dont le trait essentiel est la capacité de faire appel à la foule pour s’approvision-ner et délivrer des services et des biens de pair à pair, en s’appuyant sur une architecture efficace des marchés. Qu’il s’agisse des moteurs de recherche, des réseaux sociaux,

des places de marchés, du crowd-funding, des plateformes de jobbing ou d’innovation, elles renouvellent l’organisation des marchés. Elles coordonnent différents versants et pilotent les utilisateurs par les don-nées et les algorithmes.

Nous centrons donc l’analyse sur ces plateformes car elles ont démontré, à de multiples reprises, leur aptitude à changer rapidement d’échelle. Notre propos est découpé en trois temps : d’abord présenter les mécanismes de la disruption et aborder les conditions de son irruption, examiner ensuite les res-sources nécessaires à sa mise en œuvre, pour conclure enfin sur les conditions de la pérennité du disrupteur.

Processus et conditions de la disruption

La disruption est désormais une régularité. Marché après marché, on voit de nouveaux acteurs prendre des positions clés et obliger les organisa-tions installées à se transformer.

Le mécanisme de la disruption

Revenons sur le mécanisme prin-cipal avec Sood et Tellis (2011) qui

critiquent et apportent des raffine-ments à l’approche de Christensen. Le point clé est que c’est la techno-logie qui change, non les préférences des consommateurs. La thématique de la disruption est celle d’un monde où l’on améliore rapidement et lar-gement les techniques.

À l’origine, la technologie domi-nante réalise une performance forte sur une dimension primaire du mar-ché, alors que celle du disrupteur propose un avantage supérieur sur une dimension secondaire et touche ainsi un marché de niche. Les entre-prises dominantes se concentrent naturellement sur les clients les plus exigeants, car les plus profitables – ils sont prêts à payer – et amé-liorent leurs technologies, couvrant les besoins du marché principal au-delà de leurs attentes.

Après avoir conforté sa position sur sa niche, le nouvel entrant n’a plus qu’à améliorer sa technologie pour offrir une performance suf-fisante pour le marché primaire. Il s’empare alors d’une part substan-tielle du marché, fait basculer la compétition dans une direction qui lui est favorable et impose sa tech-nologie (jusqu’à ce que de nouveaux disrupteurs apparaissent).

Une illustration simple de ce schéma théorique est procurée par Amazon. Avec un modèle de market-place et de longue traîne (Anderson, 2004), Amazon offre une diversité à un autre niveau d’échelle que la grande distribution. On comptait en dizaine de milliers, quand on compte aujourd’hui en millions. Cette diver-sité s’accompagne de commodités : one click, livraison premium, assis-tant domestique Echo, bouton de commande Dash. Un choix étendu et assisté. À l’origine, cette offre s’adressait à une niche d’utilisateurs bien équipés et connectés.

Avec le temps, et la diversifica-tion, Amazon offre une accessibilité équivalente à celle de nombreux formats de distribution, tout en

La technologie

du disrupteur

propose

un avantage

supérieur sur

une dimension

secondaire

Encadré 1. Définition étendue de la « disruption » par Clay Christensen« La “perturbation” décrit un processus par lequel une petite entreprise avec moins de ressources est capable de défier avec succès les entreprises établies. Plus précisément, les opérateurs historiques se concentrant sur l’amélioration de leurs produits et services pour leurs clients les plus exigeants (et habituellement les plus rentables), dépassent les besoins de certains segments et ignorent les besoins des autres. Les entrants qui se révèlent perturbateurs commencent par cibler les segments négli-gés, en adoptant une fonctionnalité plus appropriée, souvent à un prix inférieur. Les titulaires, poursuivant une rentabilité plus élevée dans des segments plus exigeants, ont tendance à ne pas réagir vigoureusement. Les entrants se déplacent ensuite vers le haut de gamme, fournissent la performance que les clients traditionnels exigent, tout en préservant les avantages qui ont entraîné leur succès anticipé. Lorsque les clients principaux commencent à adopter les offres des nouveaux entrants en volume, la perturbation s’est produite. »

Source : C. M. Christensen, M. Raynor et R. McDonald, « What Is Disruptive Innovation? », Harvard Business Review, vol. 93, n° 12, décembre 2015, p. 44-53.

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maintenant une domination sur ce qui était un critère secondaire – la diversité – et qui devient primaire : quand la livraison est promise dans l’heure, il n’y a plus de différence entre les modèles physiques et le modèle de plateforme. Si l’on veut aller au supermarché, c’est une heure de déplacement. Via Amazon, c’est juste une heure d’attente. La dimension primaire devient secon-daire et réciproquement.

Le modèle de l ’ innovat ion disruptive suppose la réunion de deux conditions  : l’hétérogénéité du marché, ou plus simplement l’inégalité du marché, et l’excès de complexité des offres sur les mar-chés de masse.

L’inégalité, source de disruption

Une première condition à la disruption est l’accroissement des inégalités, qui tend à étirer l’offre sur les marchés. Dans ce contexte, les marques dominantes sont ten-tées de cultiver des stratégies de « premiumisation ». Nespresso en est un des cas les plus achevés, consti-tuant d’ailleurs une des rares disrup-tions par le haut, dans la mesure où l’entreprise a imposé son modèle aux autres marques (capsule) . Cette tendance est justifiée par le fait que les améliorations de qualité et de standing sont récompensées par un accroissement de prix accru plus que proportionnel (doubler la qualité peut conduire à décupler le prix).

Cynamon et Fazzari (2015) montrent que l’accroissement des inégalités aux États-Unis se traduit aussi par une inégalité de consom-mation. Les 5 % des ménages qui connaissent les revenus les plus élevés ont vu leur part de consom-mation s’accroître de 32 à 46 %, ce qui ne peut s’expliquer par le volume des ventes : ces ménages n’iront pas davantage au restaurant

mais ils n’hésiteront pas à payer plus cher chaque repas. Les marques dominantes auront tout intérêt à suivre ce mouvement, négligeant les segments de la classe moyenne et créant l’opportunité pour un disrupteur.

Sans généraliser excessivement, le contexte de la globalisation, qui se traduit par une convergence des éco-nomies mais un accroissement des inégalités au sein des pays, a proba-blement créé un contexte favorable à la disruption des marchés. La pola-risation de l’emploi telle que l’ana-lyse Autor (2013) risque d’amplifier le phénomène.

La complexité excessive

Une seconde condition de la disruption réside dans la complexité. Celle-ci a deux aspects : l’un est lié à celle du produit, l’autre à celle du marché.

Le cas du secteur bancaire illustre bien le premier aspect. Pour la grande majorité des consomma-teurs, un compte bancaire clas-sique est relativement complexe à gérer en dépit des adaptations des banques à l’environnement digital. Le succès de Nickel n’est pas simple-ment dû au ciblage des débancari-sés, leur permettant d’accéder à une carte de paiement et à un compte en quelques minutes dans le réseau des bureaux de tabac. Très rapide-ment, la valeur d’usage apportée par le compte Nickel n’a pas valu que pour les populations négligées et exclues des banques tradition-nelles, mais s’est étendue aussi aux clients habituels qui attendent plus de simplicité. Un potentiel disruptif est créé2.

Cette complexité n’est pas seu-lement liée aux services et aux biens produits par les entreprises, mais aussi aux modes de coordination du marché.

2 > Ira-t-il plus loin avec le rachat en avril 2017 par BNP-Paribas ? Des modèles analogues vont-ils prendre le relais ?

C’est ce que l’on observe dans les secteurs où les services sont pro-duits et distribués par une foule de très petites entreprises : médecins, coiffeurs, plombiers, livreurs, consul-tants, graphistes, restaurants, avocats, hôtels, développeurs ou décorateurs. Outre leur frag-mentat ion , ces marchés locaux sont aussi caracté-risés par une rela-tive opacité. On connaît mal leur qualité à l’avance, leur communica-tion est réduite par la loi ou l’habitude. Ce sont autant de marchés ouverts à la disruption et à la « plateformisation » si l’on trouve le moyen d’en assurer la coordination.

La limite est celle de la spécificité des services. S’il s’agit d’une prise de commande et de la livraison à une adresse, le processus est simple mais, dans les métiers du bâtiment par exemple, on peut difficilement faire une offre sans examiner le chantier et rédiger un devis. La disruption potentielle dépend de la capacité à formuler ces devis. Si les techno-logies de l’intelligence artificielle

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Figure 1. Processus de disruption

Le contexte

de la globalisation

a probablement

créé un contexte

favorable

à la disruption

des marchés

Dimensionprincipale

(ex. :disponiblité

de l’offre)

Dimension secondaire(ex. : diversité de l’offre)

t1

t2

Segmentprincipal

Firmeétablie

Innovation Niche

Nouvelentrant

Disruption

Source : d’après Sood et Tellis, 2011. Adapté avec l’aimable autorisation d’INFORMS, 2017.

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et du Bim3 sont assez avancées, on peut imaginer qu’une série de pho-tos prises avec le smartphone du client suffira à établir un diagnostic, à calculer un devis et à conduire les travaux. Une telle capacité boulever-serait le marché.

Les ressources de la disruption

Deux ressources jouent un rôle primordial. La première est liée à la capacité de redéfinir les conventions d’un marché, elle joue sur le registre des cognitions et des normes. La seconde s’inscrit dans la maîtrise des technologies, technologies, pour l’ins-tant, largement digitales. C’est dans le couplage des ressources matérielles et cognitives que réside une grande proportion des disruptions. Ensemble, elles façonnent un nouveau paysage.

Une combinaison remarquable de ces deux ressources se concrétise avec la « plateformisation » qui s’avère être une des sources les plus fréquentes de disruption. En coordonnant des milliards d’activités élémentaires, les plateformes s’approprient la valeur par deux moyens :> exploiter les actifs sous-utilisés. La voiture qui dort au garage devient un véhicule qui rapporte un loyer, la chambre d’amis accueille des tou-ristes contre un loyer modeste, les entreprises du BTP valorisent mieux leurs engins de chantier, l’usage des bateaux est mieux partagé ;> valoriser toutes les activités humaines qui peuvent être mesurées et rémunérées par les plateformes (des microtâches, le travail domes-tique ou simplement l’attention).

3 > Le Building Information Model ou plus couramment en français « maquette numé-rique » désigne un hub informationnel pour les constructeurs, réparateurs, rénovateurs, vendeurs de matériaux. Il est raisonnable de penser que l’acteur qui s’emparera de ce hub potentiel sera en mesure de « disrupter » le secteur.

La transformation du paysage

La disruption, c’est aussi repen-ser la catégorie de produit où l’on opère. Le cas remarquable est celui de Kodak. On ne peut reprocher à la firme d’avoir été myope, c’est elle qui a conçu les premiers camphones qui s’inscrivaient dans l’objectif de pro-poser un produit de qualité accep-table à un coût minime. Le passage de l’argentique au numérique n’était pas le problème. Comme le montre l’enca-dré 2, le déclin de Kodak découle de la remise en cause fondamentale de l’idée de la photographie promue par l’entreprise.

Cette idée de catégorie conduit à s’interroger sur les conventions de marché qui définissent une règle spontanée, sans origine, adoptée par tous, dont il existe une alternative, comme la conduite à droite ou à gauche. Le modèle d’Uber en donne un exemple. Ce qui le distingue des taxis est la règle d’allocation des courses : pour les taxis, c’est celle de la file d’attente et de la maraude, pour Uber c’est la règle du plus proche. On comprend alors d’emblée l’enjeu de

la bataille, la percée d’Uber risque de faire voler en éclat toutes les règles qui organisent l’univers des taxis et volatilise la valeur de leur patrimoine.

On retrouve l’idée d’un double régime de compétition (Benavent, 2000). L’un se joue dans les arènes institutionnelles établies : il s’agit, comme dans les épreuves sportives, de jouer avec les règles, de les utiliser mieux que les autres. L’autre se joue dans le choix de l’arène, dans la capa-cité à transformer les représentations, les institutions, à faire émerger de nouvelles conventions et à redéfinir l’idée même de ce qu’est le produit et le marché.

Le rôle des technologies dans la disruption

Les technologies sont une source évidente de disruption, qu’elles affectent le produit lui-même ou sa production. L’argumentation de Christensen met l’accent sur les solu-tions à moindre coût : un produit moins coûteux, un processus de pro-duction plus efficace.

D’un côté, en ce qui concerne les produits, le drone est un exemple

Encadré 2. De l’Instamatic à l’InstagramLa valeur de Kodak se résumait dans son slogan « clic clac Kodak ». La valeur de la photo a longtemps résidé dans le microrituel qui rassemble ceux qui s’aiment : la prise de vue, l’instant qu’on immortalise sans effort ni savoir-faire, sur le moment. Alors que l’Instamatic offrait à un marché de masse la possibilité de faire des photos sans compétence et avec un faible investissement – quelques euros –, l’irruption de la fonction pho-tographie des téléphones mobiles en brise l’avantage : Kodak, même en maîtrisant cette technologie (Shih, 2016) perdra naturellement le contrôle de la distribution des images, dont les réseaux sociaux se sont emparés. Ce qu’a raté Kodak, c’est le déplacement de l’instant. Quand tous peuvent partager l’instant, le rare est d’en partager vite le produit avec les absents. Les réseaux sociaux, en permettant de partager instantanément l’image avec des centaines d’amis et d’en être récompensé par des likes et des commentaires, rendent obsolète le tirage papier des photos même en moins d’une heure. L’instant qui a de la valeur n’est plus celui de la prise de vue mais celui du partage. C’est la catégorie même de la photographie et de ses pratiques qui est transformée : l’autoportrait se généralise en selfie, la prise de vue se fait prise de note, les réglages optiques se font a posteriori par l’application de filtres, les albums sont assistés par des algorithmes de classement et d’éditorialisation. Nous sommes passés de l’Instamatic à l’Instagram.

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de remise en cause de la photogra-phie aérienne. Les progrès dans les capteurs transforment le marché du diabète avec une mesure indolore et continue. Même dans un secteur technique simple comme l’électro-ménager, un Dyson a réinventé le marché de l’aspirateur.

D’un autre côté, l’innovation porte aussi sur la production. Les plateformes de réservation offrent un service identique à celui fourni par les agences de voyages, mais avec un coût bien moindre par la mise à l’échelle et l’automatisation de la consultation de l’inventaire. Moteurs de recherche et de recommandations, comparateurs et systèmes de nota-tion personnalisent l’expérience. Les offreurs de services (chaînes hôte-lières et compagnies de transport) perdent le contrôle de la distribution.

Quand la technologie permet de jouer sur ces deux tableaux, alors la disruption est facilitée. C’est ce que permettent les technologies de l’in-formation, dont les couches super-posées (micro-informatique, réseaux locaux, internet, web, web 2, mobile, apps, Big Data, intelligence artificielle) construisent une infrastructure tech-nique presque universelle. D’autres technologies génériques jouent un rôle important, pensons aux progrès des batteries et à la miniaturisation des moteurs électriques qui font émerger des produits radicalement nouveaux comme le drone ou sim-plement le vélo électrique.

De nouvelles ressources qui exploitent de nouveaux actifs

Au-delà de la technologie, c’est un nouveau modèle qui émerge et qui est désigné par le terme de « plateforme ». Ce modèle se caractérise d’abord par la coordination des interactions entre plusieurs versants de marché, ensuite par une large externalisation des activités, avec le recours massif au crowdsourcing (externalisation d’une

activité par la foule) et aux effets d’échelle et de diversité, et enfin par des technologies remarquables qui personnalisent l’expérience : filtrage collaboratif pour la recommandation, identification et gestion des réputa-tions, appariement…

Le cas de la consommation col-laborative révèle une nouvelle res-source : les actifs sous-exploités que détiennent les particuliers. Le cas de Flightcar4 illumine l’idée. Si des cen-taines de milliers de gens déposent leur voiture dans les parkings d’aéro-ports et supportent des coûts élevés pour payer le foncier et le gardien-nage, autant profiter de leur non-utilisation pour les proposer aux personnes qui débarquent et ont besoin pendant quelques jours d’un véhicule. On épargne de l’investisse-ment dans les parkings, on réduit les coûts des voyageurs et on améliore sans doute l’environnement, mais on contracte la part de marché des loueurs traditionnels.

Si cette économie surgit, ce n’est pas simplement par le génie de la technique qui joue un rôle impor-tant dans l’accessibilité, c’est aussi par l’abondance des actifs sous-employés, conséquence logique de l’hypercons-ommation qui conduit à acquérir en excès des biens dont on a un usage sporadique. C’est le cas de la résidence secondaire, de la voiture qui sert essentiellement à nous conduire au travail et reste immobile sur des par-kings le reste du temps, pire encore ces voiliers qui sortent en mer un jour par an et s’agglutinent dans des mari-nas pluvieuses. La technique catalyse un potentiel jusqu’alors silencieux. Il suffit que les conditions économiques incitent leurs détenteurs à rechercher des revenus pour que ce potentiel s’exprime. L’artiste qui loue à prix d’or une chambre dans le cœur d’une métropole voit dans la pièce libre le moyen de payer son loyer. Les grands-

4 > Flightcar a levé 40 millions de USD depuis sa création en 2012. L’entreprise a été rache-tée par Mercedes en juillet 2016.

parents éloignés de leurs enfants peuvent mieux supporter le crédit de leur berline neuve en embarquant des passagers lors de leurs nombreux allers-retours chez les petits enfants. Le corollaire est une marchandi-sation de l’écono-mie domestique et domestication d’une part de l’éco-nomie marchande. Les frontières sont redéfinies.

Les modèles disrupt ifs qui exploitent cette ressource lui per-mettent de se révéler en réduisant les coûts de transaction nécessaires pour que les propriétaires jouissent de leurs revenus. C’est le rôle cata-lyseur de la technologie. En retour, cette ressource soutient un avan-tage concurrentiel évident : un coût réduit en capital, mais aussi celui de sa diversité, elle satisfait aussi les besoins de la singularité et de l’au-thenticité (chaque logement Airbnb a son propre caractère, quand dans nombre d’hôtels, l’aménagement des chambres est fortement standardisé).

Une meilleure exploitation du travail

À la meilleure exploitation du capital correspond aussi une meil-leure exploitation du travail. Par tra-vail, on entend toutes les activités humaines qui prennent du temps, demandent de l’énergie, consom-ment de l’information et produisent un certain effet.

Etsy est une plateforme de vente d’objets qui résultent de loisirs ou d’activités de production domestique. Ainsi, les ateliers poterie, les séances de macramé, l’art de l’encadrement deviennent des sources de revenus pour une large population d’amateurs. La mobilisation du travail domestique au travers de sa commercialisation concerne désormais le monde des

Si cette économie

surgit, c’est aussi

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des actifs

sous-employés

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free-lances. L’enjeu évident des pla-teformes de travail en free-lance est d’exploiter de manière plus efficace le travail à la tâche : cours particuliers, programmation, coiffure, conseil… Certaines sont généralistes comme Upwork, d’autres spécialistes comme Uber ou Foodora. En France, c’est le secteur qui a connu le plus de créa-tions d’entreprises, avec un bond de + 55 % en 2016 selon l’Insee (dont

17   000 mic ro-entrepreneurs qui représentent la moitié des créa-tions). Dans un sec-teur tel que le BTP avec ses 400 000 entreprises et ses 1 , 2   m i l l i on de salariés, le risque

de disruption doit être considéré très sérieusement5. Cette économie du travail à la tâche (gig economy) se systématise avec les plateformes de microtâches, telles que Amazon Mechanical Turk, qui désagrègent et re-agrègent les tâches à des fractions minuscules, celles du clic.

Une troisième manière d’exploi-ter la ressource travail s’ajoute à la génération de revenus pour l’activité domestique et la meilleure coordi-nation de celui des indépendants : la valeur par sa mesure. C’est le sens des plateformes de contenus dont le produit est une captation d’attention commercialisée auprès des publici-taires qui est systématisée dans la notion de digital labor (Cardon et Casilli, 2015).

En étudiant ces nouvelles res-sources, on comprend mieux le sens profond de l’innovation disruptive qui ne tient pas dans l’adaptation à des goûts et des besoins nouveaux des consommateurs, mais dans la capacité à offrir de nouvelles solutions. On se gardera de n’y voir qu’un facteur technique, c’est plutôt le catalyseur

5 > Myriam Chauvot, « Le BTP est confronté au boom des sites de travaux pour particu-liers », Les Échos, 17 mai 2017.

d’une reconfiguration des modalités de production et de distribution des biens et services.

Une disruption durable

Il ne suffit pas de s’emparer d’une partie de la clientèle négligée par les acteurs dominants pour réussir, il faut aussi durer et faire basculer d’autres pans de clientèles.

On comprend que la disruption est avant tout un changement de catégorie et de système de conven-tions et que les technologies sont une source majeure de disruption quand elles permettent de substituer un mode de production à un autre. Toutes les plateformes ne réussissent pas. Elles se font absorber par de plus performantes, s’effondrent faute de financement, stagnent dans leur croissance et se font même rache-ter par les acteurs installés les plus opulents.

La disruption n’est pas une affaire de génie entrepreneurial, elle est le fait d’une nuée d’acteurs parmi les-quels un petit nombre surnage et domine. Deux facteurs semblent plus importants que les autres pour garantir une disruption pérenne : l’un, interne, est relatif à la cohérence du business model du disrupteur, l’autre est relatif à sa légitimité.

La cohérence du business model

La question de la cohérence du business model est largement liée au caractère multiversant des pla-teformes, à la qualité des interac-tions qu’elles produisent entre les populations. Un cas de relatif échec est celui de l’échange d’objets. Trois populations sont impliquées  : des offreurs d’objets, des emprunteurs et les objets eux-mêmes. Ils doivent être assez nombreux pour que leur densité soit suffisament élevée.

Non seulement l’enjeu est de trouver la bonne configuration entre les versants et le bon modèle d’af-faire associé, mais aussi de pouvoir le changer rapidement. L’exemple des plateformes musicales est ins-tructif  : pour la majorité d’entre elles, le business model initial est un modèle d’usage gratuit que finance la publicité à la manière de la radio. À mesure que la taille s’accroît, ce financement devient insuffisant pour payer l’accès aux catalogues des maisons de disques, qui deviennent plus exigeantes sur la question de la contrefaçon. C’est à ce moment que le modèle peut vaciller. C’est le cas actuellement de Soundcloud, qui après avoir déve-loppé une clientèle sur la base d’un public engagé et curieux passe à un modèle plus classique d’abonnement. Ces reconfigurations dépendent lar-gement de la structure multiversant de ces plateformes (Rochet et Tirole, 2003), où les différences de tarifi-cation dépendent de l’évolution des élasticités prix de chacun des ver-sants et de l’addition de nouveaux versants au modèle.

À l’impératif de la cohérence s’ajoute celui de la flexibilité. Ces organisations doivent être en mesure de se reconfigurer à chaque moment de leur cycle de vie. La disruption n’est pas aussi binaire qu’elle semble, il reste à identifier les modèles de ses métamorphoses.

La légitimité du disrupteur

Quand les plateformes « disrup-tent » un marché, elles ne le font pas qu’en maîtrisant la technologie et le modèle d’affaire associé, elles inves-tissent des sommes considérables en relations publiques et en avocats. Les disrupteurs n’hésitent pas à forcer le droit et à pousser les politiques à le refondre. Les retours de bâton peuvent être violents et se produire à coup d’interdiction, les lobbies cherchant à ériger des murs que les États édifient

L’innovation

disruptive tient

dans la capacité

à offrir de

nouvelles

solutions

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volontiers. Pour maintenir leur posi-tion, il faut se légitimer.

Un exemple négatif mais inté-ressant est celui de Heetch. L’entre-prise est une plateforme de mise en relation de jeunes qui souhaitent se déplacer en voiture pour sortir, avec des conducteurs volontaires pour les transporter. Sa finalité est de pallier l’absence de VTC et de taxis abordables dans de larges pans du tissu urbain. Pendant des mois, les entrepreneurs et leurs avocats ont défendu l’idée d’un service légi-time, d’abord dans sa valeur sociale puisqu’il offre une liberté de mobi-lité aux jeunes des banlieues, ensuite dans ses modalités par la limitation des revenus et le contingentement temporel de l’application. Ce ne fut pas assez, et les victimes potentielles de la disruption ont joué pleinement la carte du droit. Le jugement est tombé, interdisant le service sous cette forme : Heetch ne relevait pas de l’exception au code du transport qu’est le covoiturage dont la parti-

cularité est que le conducteur définit a priori la destination. Échec de la légitimité sur les grilles de la légalité, échec aussi de faire des consomma-teurs un acteur politique.

Cette question donne un sens à l’activité marketing dont la res-ponsabilité est désormais de rendre acceptable des dispositifs sensibles du disrupteur. Cette acceptabilité sociale porte, selon Suchman (1995), sur l’utilité de l’innovation, mais aussi sur sa compréhension – s’accordent-elles avec les catégories de pensée commune ? – et sa dimension morale – satisfait-elle le système de valeur de la société ? Le terrain de la bataille est aussi bien dans les tribunaux que dans les couloirs parlementaires et dans l’opinion publique.

Au-delà de la légitimation, la contribution du marketing à l’innova-tion disruptive se traduit par un rôle d’architecte en fixant notamment les rôles et les modalités relationnelles qui définissent en grande partie la production de valeur. Il participe au

design et à la gestion des interfaces : systèmes de motivation, de fidélisa-tion, « gamification », expérience uti-lisateur, dispositifs de réputation et de sanction. Sa finalité est de maintenir et de faire croître la valeur produite par les populations engagées.

C’est, dans un certain sens, affir-mer que l’innova-tion disruptive est peut-être celle d’un nouveau marke-ting, plus que celles des technologies que celui-ci mobi-lise. Bien sûr, pour assurer ce nou-veau rôle, de nouvelles compétences et ressources sont nécessaires : gérer des ensembles de données encore plus massifs, continus, et complexes (Big Data), développer les interfaces et des points d’inter action (objets connec-tés et interfaces vocales), raffiner les calculs et les organes de prises de déci-sion (apprentissage automatique). •

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> bibliographie

L’activité

marketing est de

rendre acceptable

des dispositifs

sensibles du

disrupteur

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