Dina Vierny: une muse s'envole
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Du 6 au 20 février 200910 K O U LT O U R ALe Courrier de RussieLe Courrier de Russie
Dina Vierny : l’envol d’une museUne vie de la pêcheuse de perles
Livres
Retour vers le passé, ou deux voyages aux confins de la poésie
Comme tout ce qui compte dans la vie, un beau
voyage est une oeuvre d’art, disait l’écrivain et
voyageur André Suarès. Le voyage d’une
poétesse de talent l’est alors doublement. Un beau jour,
Olga Sedakova quitte Moscou à la recherche de la
fameuse ville N., symbole de la province, des préjugés,
de tout ce que l'on tente d'oublier et que l'on relègue aux
confins du pays. Sedakova explore ainsi deux lieux
emblématiques : Briansk, près de la frontière avec
l'Ukraine, vestige d'un empire socialiste en plein
marasme des années 1970 ; et Pskov-les-Grottes, à la
frontière estonienne, incarnation de l'éclatement de
l'empire dans les années 1990.
« À ses frontières, la Russie confine à Dieu », dit
Sedakova à un voyageur sur le chemin de l’Estonie,
au début des années 1990. Ces mots, elle n’aurait
pas pu les prononcer vingt ans plus tôt, car alors
Dieu n’existait pas. À l’époque, venue à Briansk
pour lire ses poèmes devant des pionniers et des
ouvriers, Sedakova réalise qu’aucune de ses oeuvres
ne passera les mailles de la censure. Alors, elle se
lance dans la lecture de « quelques traductions tiréesd'Alice [au pays des merveilles] : les pauvres enfants neriaient pas, ils ne savaient pas de quoi il s'agissait. »
Pour les ouvriers, ce sera l'Epître de Pierre Ronsard
à Jacques Grévin, mais la mention de Dieu s'y glisse
malgré tout. Un auditeur s’enquiert : « Il seraitsouhaitable de savoir quel pourcentage de vos traduc-tions concerne des thèmes religieux. » Et la poétesse
de se dire : « Il serait souhaitable de savoir pourquoinous sommes censés avoir les nerfs aussi solides qu’uncosmonaute ou un tabouret ! Il me semble qu’un jour jemourrai d’une question pareille. »
Sedakova décrit l'intelligentsia de Briansk qui,
contrainte jusque dans ses pensées, évolue dans un
milieu kafkaïen : « jouer dans les sovkhozes lesQuatuors viennois », joie unique d’un violoniste de
province... « Nous ne nous connaissions pas, moi etl’homme venu m’accueillir, mais nous nous recon-nûmes immédiatement. Ne pas reconnaître un bonmusicien sur le quai de la gare de Briansk ? (…) Ce quidistingue ces visages, c’est en premier lieu la résigna-tion, et ensuite le reflet d’une peur sans objet. De peurnon pas pour soi, mais de ce que, soudain, la jungle dela réalité quotidienne soviétique n’écarte le rideau re-lativement décent qui la recouvre, et ne se montre danstoute sa splendeur. » Cette splendeur, elle n’a aucun
mal à la voir à l’oeil nu – l’oeil désarmé, comme on
dit en russe. Mais, en URSS, ce regard éclairé est
une véritable arme contre le régime qui, plus que
toute autre chose, a peur des mots. Même les oeu-
vres de Bach y circulent dépouillées de paroles…
Étrange univers où un poète inquiète autant qu’un
terroriste.
De fil en aiguille, Olga Sedakova tisse un récit
aussi captivant et inégal qu’un collier de perles
naturelles : elle plonge la main dans un sac de sou-
venirs d'où elle sort, au hasard, en vrac, joyaux ou
pacotille. Parfois une perle lui tombe des mains et
disparaît, avec un petit tintement, sous un fauteuil.
Une autre refuse de prendre sa place, et Olga la suit
et dérive, parle d'autre chose, librement. Puis, tout à
coup, un éclat précieux nous frappe au détour d'une
phrase, et nous restons muets devant le mot juste.
Pour Sedakova, rien de pire qu’un homme
médiocre. « Il a envie d'être inattentif, envie de se « dissiper » (…), se divertir, se détendre ». Ce n'est pas
à ces lecteurs-là qu’elle destine ses livres. D’ailleurs,
ses Voyages sont loin d’être une lecture facile : les
multiples références poétiques (admirablement
relevées dans les commentaires) en effrayeront plus
d’un. Mais, après tout, chaque texte choisit lui-
même ses lecteurs. « Choisit et rassemble », ajoute
Sedakova avant de demander : « Rassemblez-vousparfois pour lire ma chronique sincère. » Aux futurs
lecteurs de ce texte peu ordinaire, on ne peut que
souhaiter bon voyage au « pays natal de la longuepatience ». Pour ceux qui en reviennent, ne tardez
pas : repartez pour Tartu, pour une expérience de
l’autre côté du miroir.
Daria Moudrolioubova
Olga Sedakova, Voyage à Tartu et retour, Sauve, Editions Clémence
Hiver, 2005,
Olga Sedakova, Voyage à Briansk, Sauve, Editions Clémence Hiver,
2008
Quel fabuleux destin que celui demuse... Et, lorsqu'elle disparaît, c'estaussi un peintre qui s'éloigne. DinaVierny, muse et modèle d'AristideMaillol, s'est éteint le 20 janvier dernier,quelques jours avant son 90èmeanniversaire et, jour pour jour, quatorzeans après l'inauguration du MuséeMaillol qui fût l'oeuvre de sa vie. Beautébiblique, femme d'un courage rare etd'une perspicacité redoutable, DinaVierny fut l'un des personnages les plusremarquables du monde artistique dusiècle dernier.
Muse en devenir
À elle seule, Dina Vierny pourrait écrire
l'histoire du XXe siècle, tant sa vie est rem-
plie de grandes tragédies, d'immenses
conquêtes et de découvertes extraordi-
naires. Née dans une famille juive de
Kishinev, en Roumanie1, elle quitte rapi-
dement sa terre natale. Son père, Jacob
Aibinder, musicien proche des
mencheviks, suit avec sa famille le chemin
de centaines de milliers de réfugiés poli-
tiques : Odessa, Varsovie, Berlin, et enfin
Paris. Là, Dina découvre la vie de bohème,
étudie la chimie, chante des chansons tzi-
ganes, flâne sur les marchés aux puces et
dévalise les stands des bouquinistes... Elle a
15 ans en 1934. Un ami de son père, frap-
pé par sa ressemblance avec certaines
oeuvres de Renoir et de Maillol, la
présente à ce dernier. À 73 ans, l'artiste est
loin du sommet de sa gloire et manque
d'inspiration... C'est Dina qui la lui rendra.
Sa collaboration avec Maillol donnera
naissance à une vraie amitié. Pendant dix
ans, elle pose pour lui, mais aussi pour
Matisse, Bonnard et Raoul Dufy, tous sub-
jugués par sa beauté et son intelligence :
pour la première fois, ils rencontraient un
modèle qui avait fait des études, et ils ado-
raient bavarder avec elle pendant les
longues séances de pose.
Dina a la baraka
Solitaire et sérieuse, Dina est un bour-
reau de travail. Parallèlement à ses études,
elle chante avec le groupe Octobre créé par
Jacques Prévert, joue dans plusieurs films,
et... apprend la cuisine avec Clotilde, la
femme de Maillol. « Ce que j'aime le plus,c'est l'authenticité dans l'art, la singularitédans l'art, la vérité dans l'art », voici le
credo de Dina Vierny. Et c'est ce qu'elle
fut : authentique, singulière, vraie. Mais
c'est surtout sa soif de liberté et sa témérité
qui la caractérisent. Dès le début de la
guerre, elle fait partie de la Résistance en
aidant des réfugiés à traverser la frontière
espagnole. Arrêtée par la police française,
elle gagne son procès grâce à un avocat
embauché par Maillol. Bravant le danger,
elle continue... et est arrêtée par la
Gestapo. Après six mois à la prison de
Fresnes, Maillol parvient à la faire libérer
une deuxième fois, grâce à Arno Brecker,
artiste allemand apprécié par Hitler. Une
chance inouïe que n'a pas connu le père de
Dina, mort à Auschwitz en 1943. En sep-
tembre 1944, elle se précipite dans la ca-
pitale pour fêter la libération de Paris.
« J'aurais mieux fait de rester avec Maillol »,
explique-t-elle, quand celui-ci meurt dans
un accident de voiture. Elle hérite d'une
impressionnante collection d'oeuvres de
l'artiste à qui elle rêve, un jour, de consa-
crer un musée.
Collectionnite aiguë
Collectionneuse invétérée, Dina Vierny
avait contracté le virus en ramassant des
petits morceaux de verre dans les rues
d'Odessa. « Je suis une rêveuse éveillée »,
disait-elle pour expliquer sa passion des
objets qu'elle voit comme des personnages,
approche qui lui vient des surréalistes
longtemps côtoyés. Plus tard, elle collec-
tionnera des poupées (sa collection sera
reconnue comme la plus belle au monde),
mais aussi des calèches, des autographes...
« On peut toujours collectionner – mais àcondition de regarder ce que les autres nevoient pas – tout le secret est là. Lesmeilleures collections ne sont pas toujoursfaites par des riches, elles sont faites par desgens qui ont du coeur et savent ce qu'ils font ». Elle cherche un local pour héberger
ses collections. C'est Matisse qui la per-
suade de vendre « le plus beau dessin dupatron » pour fonder une galerie, qui existe
toujours à la même adresse : 46, rue Jacob,
à Paris. C'est ainsi que, à 29 ans, elle
devient l'une des premières femmes
galeristes en Europe. Son caractère et son
flair artistique lui permettent de s'imposer
rapidement sur le marché de l'art, bien que
ses goûts éclectiques choquent le petit
monde des galeristes.
Hors des sentiers battus
« Aucun parti pris ! Jamais ! » : voici la
seule règle artistique que Dina Vierny ait
jamais suivie. Elle passe ainsi de Rodin à
Kandinsky, des primitivistes aux sur-
réalistes, des peintures abstraites de
Polyakov aux oeuvres romantiques de
Shemiakine. Alors que tout le monde se
passionne pour les jeunes artistes améri-
cains, c'est vers les jeunes peintres sovié-
tiques qu'elle se tourne. L'absence totale
de liberté en URSS la révolte, l'absence de
liberté dans l'art l'horripile... et elle fait
tout pour exposer leurs oeuvres à
l'étranger. C'est ainsi que, dans les années
1960, elle voyage en URSS et rencontre
les grandes figures de l'underground sovié-
tique : les peintres Kabakov, Yankilevsky,
Boulatov, Rabine... Quelques années plus
tard, elle s'attaque à un autre bastion de la
censure soviétique : les chants du Goulag.
Ces chansons – pour la plupart oeuvres de
poètes anonymes – ne circulaient en
URSS que clandestinement. Dina les
apprend par coeur et, de retour à Paris,
enregistre un disque. En URSS, c'est
d’ailleurs surtout comme chanteuse que
Dina Vierny est connue : sa voix étrange
donne des frissons, son interprétation est
un concentré d'énergie, de vie et de force
intérieure.
Maillol, toujours Maillol
Son travail d’Hercule suivant fut l'ou-
verture du musée Maillol. Elle habite à
l'époque au 59, rue de Grenelle, au
dernier étage. Avec la patience d'une four-
mi, elle rachète, année après année,
appartement par appartement, tout l'im-
meuble de la célèbre fontaine des Quatre-
saisons, vendant au besoin certaines de ses
collections. La reconstruction du musée
lui prend dix-huit ans et ce n'est qu'en
1995 qu'ouvre enfin le lieu sans lequel on
n'imagine plus Paris : le Musée Maillol.
Depuis, ce sont ses deux fils, Bertrand et
Olivier Lorquin, qui dirigent la fondation
Maillol et le musée. Quant à Dina, elle
s'attache à faire revivre sa galerie,
exsangue après la donation à la fondation
Maillol de la presque totalité des oeuvres
qui y étaient exposées. Jusqu'au dernier
jour, Dina voyageait à la recherche
d'artistes et de clients – au Japon, trois ou
quatre fois par an ! – et les affaires ont fini
par reprendre. La femme de bronze aux
cheveux noir de jais peut enfin se reposer,
à moins qu'elle ne soit en train de créer, de
l'autre côté du ciel, un nouveau musée.
Daria Moudrolioubova
1 Actuelle Moldavie
Danièle Pomey-Rey, dermatologue et psychologue, sesouvient de son amie Dina Vierny:
« Je ne l'ai jamais entendue dire de bêtises, même en petit comité. Elle disaittoujours ce qu'elle pensait, tutoyait tout le monde, et était quelqu'un d'entier.Quand elle riait, c’était à gorge déployée : elle ne connaissait pas le sourire depolitesse. Elle était toute d'instinct et ne se trompait jamais, qu’il s’agisse detableaux ou de gens. Elle s’était entourée de personnes qui l’adoraient et étaientprêts à faire tout ce qu’elle demandait. J’essayais de poser des limites, mais avecelle, c’était très difficile : quand elle avait décidé quelque chose, elle ne reculaitdevant rien ! Elle me demandait de la recevoir, et lorsque je lui disais avoir trop depatients dans la journée, elle venait quand même ! Elle s’asseyait dans la salled’attente, et restait jusqu’à ce que je finisse par la voir. Quand elle avait une idée,elle allait toujours jusqu'au bout, même si cela lui prenait des années, commepour la création du Musée Maillol ! ».
D.R
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