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-Iconfluences Pour cette rubrique « Confluences », envoyez-nous une photo

(composition photographique, peinture, sculpture, ensemblearchitectural) où vous voyez un croisement, un métissage créateur,entre plusieurs cultures, ou encore deux euvres de provenance

culturelle différente, où vous voyez une ressemblance, ou un lien

frappant. Accompagnez-les d'un commentaire de deux ou trois

lignes. Nous publierons chaque mois l'un de vos envois.

Sans titre

1989, carton de tapisserie (50 x 50 cm) de Raymond Pichaud

Le « carton », c'est le dessin coloré qui sert de modèle pour l'exécution d'une tapisserie.Ce procédé, utilisé de longue date dans l'art occidental, sert aussi pourla fresque, le vitrail ou la mosaïque. Dans cette l'artiste français Raymond Pichaud,sensible à l'art africain, en a retrouvé spontanément la pureté ancestrale et la puissancegéométrique. Son carton pourrait s'appeler Rencontre africaine...

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AOUT-SEPTEMBRE 1991 SOMMAIRE

Entretien avec

TAHARBENJELLOUN

OURRIER"dei UNESCO

ïïïïïï 44.annéeMensuel publié en 35 langues et en braille

« Les gouvernements des États parties àla présente Convention, au nom de leurs

peuples déclarent :

Que, les guerres prenant naissance

dans l'esprit des hommes,

c'est dans l'esprit des hommes

que doivent être élevées les

défenses de la paix...

...Qu'une paix fondée sur les seuls

accords économiques et politiques

des gouvernements ne saurait

entraîner l'adhésion unanime,

durable et sincère des peuples et

que, par conséquent, cette paix

doit être établie sur le fondement

de la solidarité intellectuelle et

morale de l'humanité.

...Pour ces motifs (ils) décident de

développer et de multiplier les

relations entre leurs peuples en vue

de se mieux comprendre et

d'acquérir une connaissance plus

précise et plus vraie de leurs

coutumes respectives... »

(Extrait du préambule de la Convention

créant (UNESCO,

Londres, le 16 novembre 1945)

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DIALOGUES AVEC LA MER

Fragments pour une iconographie particulièrede la mer

par Edouard J. Maunick 12

LES DIEUX ET LE GOUFFRE

L'Océan ténébreux

par Rachid Sahbagbi 16

L'Empire terrienpar W. E. Cheong 20

Les marins cTUlyssepar A ndré Kédros 24

Les nomades du Pacifiquepar Tipene O'Rcgan 28

LES VOIX DE LA MÈRE

Au fil des ondes

par Georges Moustakt 32

Yemanjá, la déesse de la merpar Mario de Araunba 34

La solitude du veilleur de fond

par A rtbur Gillette 37

L'AUTRE CÔTÉ DU MIROIR

Le conte du naufragé 40

Le rêve d'Urashtma Tarô

par Ninomiya Masayuki 43

Mobv Oick, le monstre intérieurpar A. Robert Lee 46

La dernière frontière

par Elisabeth Mann Borgese 50

La barque de viepar Pier Giovanni d'Ayala 54

LA MAISON BLEUE

Le maître des eaux

par Don Walsh 58

Baychimo, vaisseau fantômepar David Gunsion 63

Les quatre piliers du temple de Neptunepar Jacqua ferner 66

Seuls sous la mer 70

71EN BREF

DANS LE MONDE..

72ACTION/UNESCO

ENVIRONNEMENT

Méditerranée :

un Plan Bleu pour l'avenirpar Michel Bâtisse

75ACTION/UNESCO

MEMOIRE DU MONDELe Parc national

de Manu,réserve de la biosphèrepar José Serra-Vega

78ACTION/UNESCO

LES ROUTES DE LA SOIELe retourdu Fulk al-Salamah

par François-Bernard Huyghe

81ACTIONAJNÍSCO

NOUVELLES BREVES

82COUPS DEC

Disques récents

Notre couverture :

vague et soleil.

Couverture de dos :

miniature de l'école de

Boukhara (début 16e siècle).

Consultant spécialpour ce numéro :

LUC CUYVERS

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ENTRETIEN

TAHAR

BEN JELLOUNPoète et romancier marocain possédant les deux

cultures arabe et française, Tahar Ben Jelloun

est le premier écrivain arabe à avoir reçu le prix

Goncourt la plus prestigieuse des distinctions

littéraires françaises pour La Nuit sacrée

(1987).

Il a publié notamment Cicatrices du soleil

(Maspéro, Paris 1976), Mona le fou Moha le

sage (Seuil, Paris 1978), L'enfant de sable

(Seuil, Paris 1985), et, tout récemment, un

roman, Les yeux baissés (Seuil, Paris 1991),

qui a reçu le prix des Hémisphères (prix de

littérature francophone), et un essai, Giacometti

(Flohic, Paris 1991). La remontée des cendres,

un long poème à propos de la guerre du Golfe,

va paraître en septembre 1991 (Seuil, Paris).

A l'écoute des souffrances et des espoirs de

l'homme arabe, mais attentif aussi bien aux

frémissements de la liberté dans l'ensemble du

monde, passionné de vérité et de justice, il

précise ici le sens de son « engagement ».

Commençons par... le commencement : unécrivain arabe qui écrit en français, cela veutdire quoi ?

J'appartiens à une catégorie particulièred'écrivains, qui s'expriment et écrivent dansune langue qui n'est pas celle de leurs parents.Je suis marocain, arabe. J'ai une culture arabe,islamique, mais c'est dans la langue de l'anciencolonisateur, la langue française, que je me suisspontanément exprimé quand j'ai commencéà écrire. C'est un paradoxe, qui tient à unesituation historique. Le Maroc, qui fut un pro¬tectorat français de 1912 à 1956, a réussi às'ouvrir à la culture française sans rien perdre

de son identité. En m'exprimant en français,je n'ai ni mauvaise conscience, ni l'impressionde poursuivre le travail des colons. Ce quej'exprime en français aurait très bien pu l'être,finalement, dans n'importe quelle autre langue.

Cela dit, le fait de ne pas utiliser la languede mon peuple m'a sans doute permis deprendre des libertés avec certains thèmes quela langue arabe, la langue du Coran quim'intimide naturellement ne m'aurait paslaissé prendre. Il y a d'un côté des tabous, desinterdits ; de l'autre, il y a ma propre pudeur.Il est difficile, pour nous, de maltraiter lalangue arabe.

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La poésie pour moi est une situation un état

d'être dans la vie, une façon d'affronter la vie et

d'affronter l'histoire.

Voulez-vous dire que la langue de la fidé¬lité et des permanences, c'est votre languematernelle, tandis que les audaces, l'aventuredans le monde, ont besoin pour se dire d' unelangue étrangère ?

Oui, cela aide et libère l'imaginaire. Pourbeaucoup, la poésie est un travail sur les mots,sur la langue. On conçoit mal un poète quis'exprime dans une autre langue que celle deson peuple. Mais il y a une deuxième concep¬tion de la poésie, qui, pour moi, est plus largeet plus accueillante. La poésie pour moi est unesituation un état d'être dans la vie, une façond'affronter la vie et d'affronter l'histoire. La

poésie, ce ne sont pas seulement des motschoisis les uns par rapport aux autres, elle vaau-delà, pour donner quelque chose de notrevision du monde. Elle le donne avec des

images, à travers un univers musical. Et cetunivers peut très bien s'exprimer dans desmots, dans des syllabes, qui ne sont pas ceuxde la langue d'origine.

Cela dit, la langue française m'a accueilli.Aies poèmes en français sont un travail sur lalangue française, travail que j'ai fait à mamanière, et non comme un Français l'auraitfait...

Justement. Quelle sorte d'adaptation y a-t-il eu, de cette langue à votre univers et decet univers à la langue française ?

Il n'y a pas eu d'adaptation, plutôt unmariage, une espèce de concubinage que j'aiétabli avec le français et qui fait que j'intro¬duis cette langue, assez cartésienne, dans uneintimité, dans une mémoire autre. Je l'intro¬duis dans un univers où elle n'aurait jamais puentrer... Tenez, vous pouvez envoyer un socio¬logue, un chercheur ou un journaliste françaisfaire une enquête au Maroc. Il verra des choses.Mais pas celles que je vois, moi, de l'intérieurde mon intimité arabe et marocaine. L'enquê

teur ne verra pas cela, il ne pourra pasl'exprimer.

En un certain sens, c'est donc nous, les

écrivains arabes d'expression française, quidonnons l'hospitalité à la langue française !Non seulement nous l'adoptons, mais nousl'invitons chez nous, nous la transformons,nous la faisons passer dans des circuits, dansdes lieux où elle n'a pas l'habitude d'aller. Par¬fois, elle se perd, mais c'est tant mieux, parceque c'est une langue qui est un peu trop rigidesauf quand elle est prise en main-par de grandspoètes comme Mallarmé ou Baudelaire ouRimbaud. Jean Genet, lui, a fait de la languefrançaise une belle princesse rebelle. Mais ceque des poètes comme Kateb Yacine ou AiméCésaire, deux grands poètes francophones, ontfait avec la langue française, peu de poètes fran¬çais l'ont fait ! Ce sont des créateurs qui ontété très loin dans l'expression, dans larecherche, dans l'exigence de l'écriture.

D'autres images ? D'autres sonorités ?C'est surtout une autre manière. La poésie

est une mathématique, un rapport de trèsgrande rigueur avec les mots. Le génie d'unCésaire c'est de savoir choisir les mots avec

une terrible précision, et de les marier de tellesorte qu'ils produisent des images inattendues.Il crée ainsi de nouvelles ouvertures sur le sens,qui sont surprenantes et sublimes. C'est de labeauté, et on ne peut pas expliquer cela tech¬niquement. La beauté, c'est d'abord une émo¬tion. Quand j'ai lu la première fois Cahiersd'un retour au pays natal j'ai été subjugué. Etquand j'ai lu Nedjma de Kateb Yacine, c'a étéla même chose. Peut-être que ma sensibilitéme porte vers ces écrivains qui se situent à part.

Pour eux comme pour vous, est-ce que lefait d'écrire en français a élargi, ou rétréci,votre public dans vos pays d'origine ?

Cela peut paraître étrange, mais le faitd'écrire et de publier en France m'a permisde communiquer avec un public assez large,y compris au Maghreb. Et ce public me litaussi bien en français qu'en arabe. Mais ceuxqui me lisent en français sont plus nombreux.Il y a là, sans doute, un désir d'aller à la source.Mais aussi, il faut dire qu'il y a un tel désordredans le monde de l'édition arabe, que, pourle moment, je n'ai pas trouvé mon public là-bas. La piraterie y fait un mal terrible. Lespirates ne volent pas seulement la traduction,ils en font une autre, qui défigure et dénaturevotre travail et fausse votre relation avec le

public. Sans parler des pays où les livres sontpurement et simplement interdits à cause, parexemple, d'une allusion erotique par-ci ou poli¬tique par-là.

Je pense que, dans l'ensemble, la situationactuelle de l'édition dans le monde arabe est

grave. Ce qui se publie là-bas, n'est pas tou¬jours soumis à des critères sérieux. On publieénormément, quelques bonnes, mais beaucoupde mauvaises choses. Il y a un désordre qui estle reflet d'une situation générale.

Comment cela ?

Le monde arabe, globalement, est installédepuis une quarantaine d'années dans une crisesérieuse. Je dis installé parce qu'il a fait de cettecrise un état d'être, qui habite chacun et le sté¬rilise, le paralyse dans ses élans créateurs. C'estcomme si le monde arabe n'avait pas connude douleur suffisamment grande pour fairenaître de grands écrivains, comme Dostoïevskiou Kafka, des écrivains qui naissent de la souf¬france et de l'humiliation. Peut-être n'avons-

nous pas encore atteint le fond du gouffre.Nous n'avons pas beaucoup d'intellectuels

qui seraient nos porte-parole à l'échelle uni¬verselle. Nous n'avons pas d'écrivains qui,en dehors du monde arabe, sont reconnus,

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respectés et aimés. On dirait que NaguibMahfouz n'existe que depuis deux ans pourle reste du monde. Depuis son prix NobelAu fond, on ne s'intéresse au monde arabequ'en cas de malheur. Qui connaît YoussefIdriss en Europe, et Edouard Kharrat, etChaker Essayab ? Mahmoud Darwich n'estconnu en Europe que par les sympathisantsde la cause palestinienne, et encore !

Mais là, vous avez sauté d'un sujet à unautre...

Si nous n'avons pas d'intellectuels arabesde stature internationale, c'est parce que, d'unepart, nous vivons une médiocrité généralisée,que nous sommes suspendus dans le gouffre,mais sans atteindre le fond, comme je le disaistout à l'heure ; et de l'autre, parce que le regardque pose le monde sur nous ne traduit pas unevolonté saine de savoir et de connaître. Les

deux aspects se complètent, je crois.

Essayons d'approfondir le premier aspect.Qu'est-ce qui empêche la création ? Le statutde l'intellectuel f

Pour moi, l'intellectuel, l'homme de lapensée, du doute et de l'analyse, doit, par défi¬nition, donner le meilleur de lui-même. Il peutpour cela se trouver dans deux situations clai¬rement tranchées : ou bien il vit dans un paysoù règne la liberté une liberté assumée, nonpas une liberté de façade ou bien il vit dansun pays où il y a une répression telle, qu'elleprovoque chez lui un éclatement. Il ne peutplus vivre dans l'humiliation, la répression, lapeur, le silence. Dans les deux cas, il peut créer.

Mais l'intellectuel peut aussi se trouverdans une situation équivoque, floue, visqueuse.C'est souvent notre cas. Qu'avons-nous ins¬tauré depuis la fin de la Seconde Guerre mon¬diale ? Nous avons instauré, ou plus exacte¬ment nous avons laissé s'établir, des régimes

petit-bourgeois où tout doit être moyen,mitigé, médiocre. Dans cette situation de« moyenneté », que j'appelle, moi, médiocrité,il y a des intellectuels qui essaient d'exister.Mais leur situation est la plus difficile. Ceuxqui ont eu le courage de s'opposer ont sou¬vent payé très cher leur attitude. Il faut leurrendre hommage.

Est-ce qu'il n'y a pas aussi cette habitudede « penser ensemble », cette crainte de se dis¬tinguer, de se détacher de la communauté fAu fond, dans cette situation moyenne, on sesent plus en sécurité...

Il y a une constante, quelque chose quirevient partout : l'individu, en tant qu'entitéunique, en tant qu'être humain, singulier, n'estpas reconnu. Pas vraiment, pleinement,reconnu. Ce qui est reconnu, aujourd'huiencore, et quoi qu'on dise, c'est ce qu'il y aderrière lui : le clan, la famille, la tribu, le quar¬tier ou le village, pas l'expression de sa singu¬larité. Or, une civilisation moderne n'est pos¬sible qu'à partir du moment où l'on accepteque des êtres singuliers existent et qu'ilss'expriment librement.

Dans nos sociétés, lorsqu'une personne sedéclare en désaccord avec le consensus général,lorsqu'elle ne fait plus corps, ni « chmur », avecle reste de la tribu, elle est reniée. C'est une

voix qui détonne dans un chTur uniformisé.Et cela, on ne le pardonne pas.

Bien sûr, il y a des degrés, des nuances, desavancées, aussi. L'Egypte, par exemple, mesemble en train de faire éclater ce schéma, sans

doute parce qu'elle possède une très grandeprofondeur historique et qu'elle a une pratiquede la démocratie moderne qui remonte à 1923...Elle a une longueur historique d'avance, ensomme, elle a eu le temps de former des espritsaptes à l'exercice de la citoyenneté. C'est lepays qui a traversé le plus d'épreuves pour yarriver...

Pour être rigoureux, il faudrait pouvoirciter, dans d'autres pays arabes, telle ou tellepercée. Mais ce qui est sûr, c'est que la routeest encore longue. La subjectivité est encorehonnie dans la plupart des cas. On ne com¬prend pas qu'un écrivain ou un cinéasteexplore sa subjectivité, et l'exprime en public.

Prenez la grande chanteuse Om Kalsoum.Quand elle chante, elle fait vibrer les cordesles plus sensibles de dizaines de millionsd'arabes... Est-ce de la subjectivité ou pas ?

C'est quelque chose entre la subjectivité etdes valeurs très encadrées. Il y a un clavierd'émotions sur lesquelles elle joue, mais cesémotions s'ordonnent autour d'archétypes, desentiments stylisés, plutôt conventionnels. Elle

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touche rarement aux désordres intimes du

moi ; c'est beaucoup plus proche d'une « sub¬jectivité collective », si vous voulez...

Vous comparez tout naturellement lessociétés occidentales aux sociétés arabes. Reste

à analyser, à expliquer. Si les intellectuelsdans le monde arabe n'ont pas souvent lebeau rôle, qu'est-ce qui fait qu'ils sont ce qu'ilssont et comment peuvent-ils sortir de cetteimpasse ?Les changements ont été introduits,en Occident, par les intellectuels et les écri¬vains avant tout.

Pour le moment, je ne vois pas le change¬ment se faire par le truchement des intellec¬tuels. Pour une raison simple et terrible, c'estqu'entre les peuples arabes et les intellectuelsarabes il y a un fossé, un gouffre...

Au 18e siècle, entre Voltaire et la paysan¬nerie française, y avait-il un lien si étroit ?

Il y a toujours eu, partout, un rapport polé¬mique, parfois même violent, entre les intel¬lectuels et le peuple. Mais l'important, c'estqu'il y ait rapport. Or, dans le monde arabe,depuis les ruptures culturelles introduites parle colonisateur, il n'y a plus de lien entre leshabitudes culturelles des populations et lesfaçons de penser et de créer des intellectuelsmodernes. Ce sont deux mondes séparés. Leseul exemple qui me vienne à l'esprit, au coursde ces dernières années, d'une forte adéqua¬tion entre le peuple et des intellectuels, c'estcelui du tandem Cheikh Imam-Fouad Nagm,en Egypte. Et encore, leur message passait parun média très populaire, celui de la chanson,diffusée par cassettes. Ç'auraient été unique¬ment des écrivains, dans leur coin, il n'y auraitpas eu cette symbiose.

J'ajoute qu'ils ont été très populaires, maisdans une mouvance qui restait intellectuelleet militante. Ce n'étaient pas les masses pay-

Ily a toujours eu,

partout, un rapport

polémique, parfois

même violent, entre

les intellectuels et

le peuple. Mais

l'important, c'est qu'il

y ait un rapport.

sannes qu'ils touchaient. Mais l'intelligentsia,au sens large du terme ; non seulement lesintellectuels, les penseurs, mais les dizaines,voire les centaines de milliers de gens qui arri¬vent à lire un journal, qui regardent la télé,qui habitent les villes, qui voyagent peut-être...qui sont, en tout cas, influencés par le cinéma,la radio, la télévision.

Dans le meilleur des cas, les écrivains, les

peintres, les sculpteurs, les poètes, peuventémouvoir cette nébuleuse-là. Mais ils ne peu¬vent atteindre la majorité des populations, sur¬tout paysannes. Us le pourraient peut-être, peuà peu, si les médias de masse s'employaient àles faire connaître, s'ils les aidaient à se faire

comprendre du plus grand nombre. Mais cesmédias ne sont ouverts, en général, qu'à ceuxqui pratiquent des genres faciles, inoffensifschanteurs de charme, acteurs de théâtre ou decinéma.

Ce que l'on diffuse à longueur de journée,ce sont des feuilletons ridicules, à travers les¬

quels une idéologie de très basse altitude estpropagée. Les gens ne voient plus rien d'autre.Dans ces conditions, la plupart des intellectuelsdignes de ce nom ne peuvent faire qu'unechose décider d'être modestes, de faire leur

travail dans leur coin, loin de tout. Et je penseque ce n'est pas une honte, bien au contraire,de décider de se retirer et de faire avancer son

en espérant que plus tard viendront desgénérations nouvelles qui la découvriront, etl'aimeront.

Si vous pensez que du côté des intellectuels,il y a peu d'espoirpour le moment, d'où peutvenir le changement ?

Réfléchissons à l'exemple de l'Europe. Il yavait, jusqu'à très récemment, trois puissantesdictatures en Europe : l'Espagne, le Portugalet la Grèce. L'avenir semblait pour ces paystout à fait bouché, on ne voyait pas comment

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ils s'en sortiraient. Et pourtant, ces pays ont purenaître, tout d'abord du fait d'une légitimitépolitique retrouvée. Ils ont fini par admettrecette idée, toute simple, que pour diriger unpays, il faut soumettre le pouvoir, périodique¬ment, à un «appel d'offres national», oùchacun vient proposer son programme.

Tout commence à partir du moment oùon désacralise le pouvoir et où l'homme poli¬tique y accède, non pas parce qu'il a achetéla meilleure mitraillette, ou parce qu'il a sutrouver l'heure la plus propice pour renverserson camarade, mais parce qu'il a une visiond'avenir, un programme pour lequel il aobtenu une majorité qui lui a fait confiance.

Mais n'êtes-vous pas en train de mettre lacharrue avant les boeufs ? Pour en arriver là...

Oui, alors là, bien sûr, c'est le travail des

intellectuels, c'est un travail très dur, très long,et ce n'est pas en faisant de la littératureengagée, je veux dire idéologique, qu'on arri¬vera à faire prendre conscience aux gens. Il ya deux plans : celui du travail proprement poli¬tique, et puis celui du travail de création. Engénéral, ils ne se confondent pas, sinon celadonne une littérature ou un art désincarnés,stériles.

Comment les intellectuels peuvent-ils pré¬parer ce terrain des progrès futurs ?

Ils doivent habituer les esprits à l'existencedu doute, de la critique, de la contestation,exalter le courage de s'opposer, légitimer ledroit de refuser, d'être seul, de sortir du lot.

Et cela, les créateurs peuvent le dire, chacunà sa manière et dans son domaine, chacun tra¬vaillant avec exigence, avec rigueur.

Il y a deux méthodes possibles : soit lescréateurs travaillent selon leur propre rythmeet leurs propres exigences, sans se soucier desavoir si leur peuple les comprendra ou pas.

La liberté n'est pas

une chose que l'on

trouve un beau matin

en se réveillant comme

les croissants du petit

déjeuner. Il faut la

mériter. Rester

vigilant, car rien n'est

acquis pour l'éternité.

Soit ils tentent d'investir les domaines et les

lieux où la culture se fait aujourd'hui pour leplus grand nombre. On ne peut malheureu¬sement pas faire abstraction, par exemple, d'unmédia aussi important que la télévision. C'estun objet extraordinaire, et il faut savoir l'uti¬liser, apprendre à y travailler, à y exprimer desvaleurs nouvelles. Et bien sûr, se battre pourcela. Comme partout, les idées neuves doiventaffronter les idées anciennes. Il faut revenir à

l'exemple de l'Europe. L'Europe n'a pas tou¬jours été ce qu'elle est aujourd'hui. Les gensse sont battus pour en arriver là. La libertén'est pas une chose que l'on trouve un beaumatin en se réveillant comme les croissants du

petit déjeuner. Il faut la mériter. Rester vigi¬lant, car rien n'est acquis pour l'éternité.

Mais, pour un intellectuel, par quoi com¬mencer f

Commencer par s'exprimer. Or, qu'est-cequi se passe maintenant? Je constate un

énorme couvercle de plomb. On n'entend pasles intellectuels. Est-ce qu'ils s'expriment etque leurs voix ne parviennent pas à nous ?Peut-être. Peut-être sont-ils en train de hurler

et nous, nous ne les entendons pas...

N'y a-t-ilpas aussi un grandproblème, élé¬mentaire, qui est celui de pouvoir communi¬quer librement avec le reste du monde ? Etreau courant de ce qui se passe ailleurs, de lapensée des autres ?

Oui, l'information est mal faite et on

n'incite pas les gens à savoir. Mais nous avonsla rumeur populaire. Elle est terrible. C'estl'arme des gens sans moyens. La rumeur,l'humour, l'ironie. Cela peut être formidable,mais cela ne suffit évidemment pas.

Quels sont, d'après vous, ceux qui, dans leroman, l'art, la littérature, ont tracé, ou sont

en train de tracer, des sillons d'avenir f Vous

avez déjà cité Naguib Mahfouz...Oui, Mahfouz, c'est notre monument

national. Mais n'oublions pas, avant lui, TahaHussein ! Il y a aussi Al Sayyab, irakien, mortau Koweit en 1962 ; c'est à mes yeux un trèsgrand poète. En avance sur son temps,moderne, il a ouvert des chemins importantsdans la poésie arabe. Il avait une vision dumonde tout à fait universaliste et en même

temps puissamment enracinée dans son Iraknatal. Avec une extrême rigueur dans l'utili¬sation de la langue arabe.

Adonis, de son côté, a donné à cette langueune impulsion nouvelle, qui me semble pour¬tant inachevée. Sa poésie est très technique,très cérébrale. Mahmoud Darwich, c'est lecontraire. C'est un poète de la générosité dumot, qui a le sens de l'image, une perceptiontrès large, qui s'adresse au plus grand nombre.L'idéal serait un mélange d'Adonis et de Dar¬wich, on aurait le plus grand poète du monde

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arabe... Mais on ne l'a pas... Il y a d'ailleurstrès peu de grands poètes dans le monde.

Et des auteurs de nouvelles ?

Certains d'entre eux ont fait des choses très

bonnes. En premier lieu Youssef Idriss, qui esttrès fort. Je le mets à la hauteur de WilliamFaulkner. En très peu de pages il exprime lespréoccupations de toute une société. Dans unfait divers, à travers un personnage, qu'onoublie par la suite, il laisse en nous des mar¬ques qui ne s'effacent pas. Idriss est un grandécrivain.

Les peintres ?Les peintres que je préfère sont plutôt abs¬

traits. Pour moi, le plus grand d'entre eux estun peintre marocain, Ahmed Charkawi. Il estmort très jeune, à 36 ans, en 1967. C'est unpeintre qui donne des émotions fortes. Sa pein¬ture utilise les couleurs et les signes fondamen¬taux de notre univers conscient ou inconscient,notre univers d'Arabes et d'Africains.

Tout ce travail en profondeur de la langue,du signe, de l'image, ce travail qui consisteà labourer un sol menant vers la modernité,

à préparer les esprits au recul, à la liberté,est-ce qu'il compose un discours de rupture ouun discours de synthèse ; est-ce une recherchede compromis entre le dedans et le dehors,entre l'ancien et le nouveau, ou est-ce une for¬midable tension pour briser les continuités ?

Dans un premier temps, il faut, à mon sens,un langage de rupture, pour créer le choc etréveiller les esprits. Dans un deuxième temps,il faut rechercher les rapprochements. Il fautsurtout cesser de se poser en victime, ou ennégateur, de l'Occident. Il faut participer, aveclui, sur un pied d'égalité, à la reconstructiondu monde. Dire notre mot, non par la vio¬lence, ou l'agression, ou la peur. Dire notre

mot serein et fort. Nous ne pourrons entrerdans l'ère nouvelle du monde qu'en acceptantde jouer le jeu du dialogue avec l'autre. Et c'esten acceptant l'individu chez soi, à l'intérieurde son propre pays, qu'on sera amené à res¬pecter le voisin, à se faire respecter en retour.Alors nous pourrons imaginer ensemble notreavenir commun. Pour que l'Etat respecte etgarantisse les droits de l'homme, il faut quenous nous respections entre nous. Il faut quel'enfant qui arrive au monde ouvre les yeuxsur ce respect que l'homme doit à la femme,par exemple, et réciproquement.

Et votre euvre à vous, est-elle une

de rupture ou de synthèse ?Je suis arrivé à la poésie par l'urgence de

dénoncer l'injustice, l'exploitation, l'humilia¬tion. Je sais que cela ne suffit pas pour changerle monde. Mais se taire aurait été une sorte de

complicité intolérable.La rupture est là : rompre la litanie des

silences. Dire en poésie la volonté et le désird'un monde plus humain. Cela en reconnais¬sant les limites de la littérature. Et pourtantil faut écrire, même et surtout si l'être humain

n'est pas particulièrement bon ou simplementsympathique.

Quels sont les personnages et les thèmes qui,dans votre .uvre, vous semblent aujourd'huiles plus représentatifs de votre démarche ?

Mes personnages sont souvent habités parune volonté farouche de rétablir la justice. Ilssont en cela rebelles et incorruptibles. Je vousen cite deux, une femme, Harrouda, et unhomme, Moha. Les deux, dans des livres dif¬

férents, témoignent sur les blessures des peu¬ples maghrébins. Ils sont peut-être marginaux,mais ils expriment avec force la passion de lavérité et de la dignité. Quand je pense avec unpeu de distance à mon travail, je constate quej'ai écrit sur les dépossédés, que ce soit la condi¬tion des immigrés, la condition des femmes quin'ont pas les mêmes droits juridiques que leshommes, les Palestiniens privés de leur terreet voués à l'exil et au désespoir... Même enconsacrant au sculpteur Giacometti un petitlivre, ce sont ces mêmes thèmes que j'ai déve¬loppés, thème de la solitude, de la détresse, del'angoisse...

Moi qui aime la vie malgré ses failles,qui aime l'amitié, qui aime l'humour et lerire, j'écris en fait sur les blessures, ces éter¬nelles trahisons de la vie. Ce n'est pas trèsgai, mais c'est sincère. La sincérité, tel est monengagement.

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Navires hollandais dans un port chinois. Détail d'un paravent chinois en laque de Coromandel (181 siècle).

Dkbgm avec ¡a mer

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«c/HAQUE homme, à une période ou une autre de sa vie, a Au départ, le vent était plutôt à l'optimisme. Dans les annéeseu la même soif d'Océan que moi » dit Ishmaël, le narrateur de 60, le rendement de la pèche ne faisait que croître. On découvraitMoby Dick, le grand roman de Melville. Même si, et Melville dans les fonds océaniques de nouvelles ressources énergétiques etétait le premier à l'admettre, beaucoup n'en ont pas conscience, minières qu'on ne tarderait pas à exploiter. Les transports mari-

A quoi cela tient-il ? Certains vous diront que nous sommes times étaient en pleine révolution. On envisageait toute sorte desans doute réceptifs au bruit de l'eau. D'autres penseront à la possibilités, on s'ingéniait à produire de l'énergie non polluantebeauté des paysages marins, qui comptent parmi les plus sédui- à partir des différences de température entre la surface et lessants des spectacles de la nature. profondeurs, ou à tirer profit de la force des marées et de la

Nos sentiments semblent traduire, de façon intuitive, le rôle houle ; à trouver de nouvelles substances pharmacologiques dans

fondamental de l'eau dans la vie, dans son apparition sur notre les organismes marins, ou à se débarrasser dans l'océan de certains

planète. Sans elle, il n'y aurait pas eu d'atmosphère, et le milieu déchets toxiques,terrestre serait resté hostile à toute forme de vie. Plusieurs incidents vinrent rapidement tempérer ce bel

C'est probablement dans l'eau que se trouvent nos origines, optimisme. Il y a un peu plus de trente ans, le monde découvraitet nous en conservons quelques traces. Le sang qui coule dans nos avec horreur la tragédie de Minimata, cette ville côtière du Japonveines contient les mêmes sels minéraux que l'eau de mer. Tout dont certains des habitants furent tués ou gravement handicapéscomme le liquide amniotique dans lequel baigne l'embryon par des polluants industriels qui avaient été rejetés à la mer ethumain durant sa gestation. Rien d'étonnant à ce que les nour- avaient empoisonné la chaîne alimentaire marine. Dès lors, lesrissons prennent plaisir à barboter .dans l'eau de leur bain, incidents se multiplièrent : contaminations par les retombéescomme s'ils y retrouvaient la tiédeur du sein maternel. radioactives des essais nucléaires, pollution du littoral par des

Certains savants ne sont pas loin de penser que notre espèce pesticides comme le DDT, épuisement des stocks de poissonsa traversé, au cours de son évolution, une phase aquatique. Ils par des méthodes de pêche de plus en plus agressives. Souillantont tendance à croire que nos lointains ancêtres passaient plus les plages et engluant les oiseaux de mer, les marées noires duesde temps dans les eaux chaudes des mers tropicales que sur les aux fuites sur les plates-formes de forage ou aux accidents dearbres ou dans les savanes. Cette théorie, qui est loin de recueillir la navigation, alertèrent l'opinion et montrèrent à l'évidencetous les suffrages, aurait du moins l'avantage d'expliquer notre qu'il y avait des limites à la maîtrise humaine des océans. Quellefascination pour la mer et notre sympathie pour les dauphins que soit notre emprise sur la mer, celle-ci a bien des façons deet les baleines, ces grands mammifères qui ont eux aussi migré nous rappeler qu'elle aura toujours le dernier mot.vers les océans, mais y sont restés et se sont adaptés aux modes Les grands médias ont eux aussi considérablement modifiéde vie de la faune aquatique. notre perception de la mer, dont ils nous dévoilent désormais

Même s'il n'y avait dans tout cela qu'une part de vérité, de nombreux secrets. Grâce à la télévision, les générationsne devrions-nous pas tous éprouver pour l'océan le même uni- actuelles en savent bien plus sur les océans que les précédentesversel attrait ? C'est la question que nous nous sommes posée même si l'information qu'elles en reçoivent n'est pas tou-tout au long de ce numéro du Courrier de l'UNESCO. A tra- jours de première main, ni de première qualité,vers la présence de l'océan dans l'imaginaire humain, nous nous De nos jours, la mer n'est plus perçue comme un milieusommes demandé si les sentiments qu'il inspirait se sont dangereux et inhospitalier, mais comme un séjour enchanteurexprimés de la même manière sous toutes les latitudes. S'il y et romantique, consacré aux loisirs et à la détente. Les créaturesavait une trame commune aux histoires de mer du passé et à qui l'habitent ne sont plus des monstres effrayants du genre decelles qui nourrissent la littérature contemporaine. Et si, malgré Moby Dick, le cachalot qui coula le vaisseau du capitaine Achab,les différences culturelles, il y avait des analogies de comporte- mais d'aimables baleines dont le chant retentit dans les profon-ment entre, par exemple, les Polynésiens, qui ont toujours vécu deurs océanes. Les voyages en mer ne présentent plus guère dedans un environnement aquatique, et les Chinois. danger, et nous ne revivons plus la terreur des naufrages que

Quoi qu'il en soit, depuis quelques dizaines d'années, nos dans la quiétude de nos foyers,rapports avec la mer ont profondément changé. Aiguillonnés Cependant, tout en appréciant cette rassurante familiarité,par un besoin grandissant d'espace vital et de ressources, nous nous tenons encore à ce que l'océan garde son mystère. Qu'est-ceconstruisons des machines qui nous permettent d'explorer et donc qui se cache dans la nuit éternelle des abysses ?d'exploiter la mer, jusque dans ses plus secrètes profondeurs.NOUS nOUS l'approprions et la réapproprions, nOUS Sommes de LUC CUYVERS, écrivain et cinéaste belge spécialisé dans les questions maritimes,

est président de la Mare Nostrum Foundation, organisme bénévole d'informationplus en plus nombreux a nOUS presser SUr Ses rivages, pour y sur le$ ressources marines fondé à Annapolis (Etats-Unis) en 1980. Il a collaborévivre OU nOUS distraire. Enfin, nOUS Sommes désormais en » 'a réalisation d'une série télévisée internationale en huit épisodes sui-l'homme

et la mer intitulée « The Blue Revolution » (La revolution bleue) et a publie quatre ,. -

mesure de la Corrompre, peut-être irrémédiablement. ouvrages, ainsi que de nombreux articles, sur les océans. X 1

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Fragments pour une konographieparFAmrdJ.Maumá

12

JLragments et non extraits. C'est-à-dire morceaux identifia¬

bles, pas nécessairement réguliers. Espaces de l'imaginaire plutôtque territoires de l'équarissement. Ici, la mer s'est brisée contrela terre des vivants et des morts, selon la loi immuable des

marées. Mais elle s'est retirée en ne remportant pas tout avec

elle. Parmi le sel vif et le goémon défunt, elle a laissé des frag¬ments qui sont autant d'éclats, de bribes, de brisures sur les¬

quels flux et reflux n'ont plus désormais aucun droit ni aucun

pouvoir. Les rochers et les bandes littorales les ont retenus ;

les côtiers et les promeneurs venus de l'intérieur des terres ont,

à des fins diverses, peut-être en vertu d'une sorcellerie quiéchappe à toute analyse, recueilli ces lambeaux, au fil du temps,tels d'impalpables papyrus.

Iconographie et non album. C'est-à-dire images librementsemées plus que portraits bien fixés. Ce que la mer raconte et

non ce qu'elle écrit. L'envers de l'éphémère. A la place de lacalligraphie séduisante mais ô combien fugitive des écumes, lesempreintes indélébiles du mémorable : événements, simples cir¬constances, occurrences. Tout ce que la mer dépose de bruitset de chuchotements lors de ses incessants allers et retours.

Iconographie particulière comme l'on dit collection parti¬culière. Celle-ci appartient à J.M.D. Solitude, soixante ans, natif

d'une île de l'océan Indien, passionné de la Parole. C'est danssa maison tournant dos à la mer, ouverte sur les sentiers de terre

et d'herbe blessée, que j'ai trouvé, un lendemain de terrible

cyclone, un beau carnet aux pages cousues et reliées sous une

couverture en carton toilée, comme l'on peut en acheter dans

les papeteries anglo-saxonnes de Londres, de Melbourne et de

Vancouver, si beau, qu'on dirait que le vent et la pluie n'avaient

EDOUARD J. MAUNICK, poète et écrivain mauricien, auteur d'une quinzaine

d'ouvrages dont Ensoleillé vif (prix Apollinaire 1976), Anthologies personnelles

(Actes Sud, Paris 1984) et Paroles pour solder la mer (Gallimard, Paris 1989),dirige actuellement la Collection UNESCO d'ruvres représentatives.

e&F;^

«M

pas osé le détériorer. Pendant des années, je me suis retenu de

l'ouvrir, de couper la bande de papier épais qui l'entoure, leserrant comme une liasse précieuse, peur de trahir une amitié

si forte qu'elle nous avait rendus semblables, J.M.D. Solitudeet moi, au point de paraître être nés du même ventre.

Lorsque j'ai fait savoir à mon ami, comme moi toujours envoyage, que j'avais sauvé de justesse son journal des intempéries,

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partkiiîère à k mer Pris dans le cercle de son île

un homme écoute la parole du large.Il rêve d'aller au-delà...

il m'a répondu de le garder « comme un secret de plus entrenous deux ». Or, dernièrement, on m'a transmis une lettre de

lui, dans laquelle il m'annonce, sur un ton pour le moins

sibyllin, qu'il « s'absentait définitivement ». « Pas mort »,

précise-t-il, « mais absenté ». Il ajoute plus loin : « Je comptesur notre vieille complicité pour que personne ne cherche à

savoir où je suis. Disons que mon exil est à présent total... Je

ne suis plus le même homme... Il y a trop longtemps... Il fautmaintenant me laisser à mon errance... ». En post-scriptum, il

évoque le carnet sauvé du mauvais temps, pour me laisser en

disposer à loisir.

Je l'ai ouvert avec le sentiment que j'allais y trouver des

choses que je connaissais déjà. Je le redis, J.M.D. Solitude etmoi avons le même passé et le même présent. Dans ce carnet, 13

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j'ai retrouvé comme ma propre mémoire : un leitmotiv de la

mer tel que consigné dans une iconographie particulière, dont

voici trois fragments pris au hasard.

///. Regarder la mer...

A dix-sept ans, lorsqu'on est insulaire des Mascareignes jetéesau large du sud-est de l'Afrique continentale, comme miettes

volcaniques ou rocheuses, on se laisse vite envahir par la pseudo¬

malédiction de tourner en rond. Les distances ne sont pas dis¬tances, mais mesure de quelques empans. Après avoir refermélivres et magazines, et surtout le Grand Larousse Illustré avec

des reproductions, des cartes, des noms de pays et des motsjamais rencontrés rien qu'à propos de navire : Pacrostole et

la bauquière, l'étambot et le gabord, le ridoir et le tillac, et pourabréger, le vibord et la virure ; au sortir du cinéma, aprèsavoir vu Gerónimo et Les révoltés du Bounty, Pépé le Moko et

Le comte de Monte-Cristo, et pêle-mêle westerns muets et par¬lants, films indiens et films égyptiens, où l'on a été transportédans des univers, des contrées et des grands ports ouverts sur

tous les phantasmes, où vous assaille la forme d'inanition la plusmaligne : celle de la faim de partir qui vous tam-tame la tête,le cBur et les entrailles, on finit par s'inventer « une solitude

peuplée d'isolement », pour emprunter le titre poignant d'un

recueil du poète noir-américain de la « beat generation », BobKaufman.

Alors, pour conjurer le sort, on va voir la mer...

On choisit le crépuscule à cause du soleil qui va boire der¬rière l'horizon, laissant après lui de longues minutes d'unelumière si particulière, qu'on hésite, pour la décrire, entre laflamme et la braise. Puis, quand le soir monte de l'eau tran¬quille de la rade, les bateaux marchands et les rares bâtiments

de ligne, à quai ou ancrés au large, s'allument les uns après lesautres. Le regard est incendié. La fascination redouble. L'ima¬

gination se débride. Le rêve frôle la démesure. On monte à

bord ; on part pour Genoa, Marseille, Lisboa, Southampton,Amsterdam... On va enfin hanter les ports de grande partance.

On sera Cristobal Colón, Magellan, Vasco da Gama, AmerigoVespucci, Diego Cao... Sur le pont, on se retourne pour faireun dernier signe aux amis restés sur l'embarcadère. Une fois

dans la cabine, on touche du plat de la main les cloisons et des

doigts les rivets en fer pour s'assurer qu'on a bien embarquéet l'on jette un ultime coup d'ceil par le hublot : elle est vrai¬

ment petite, l'île ! On se dit qu'on n'est plus maudit parce qu'onva voir ce qu'il y a de l'autre côté de l'eau... On se le répèteen créole : lote koté dilo...

Mais voilà, à chaque crépuscule, l'autre côté de l'eau est un

mur de ciel vertical contre lequel le navire vient s'échouer. Le

départ n'est pas encore pour cette fois. Il faudra revenir demain...

et après... et encore après.

Un jour, moi, J.M.D. Solitude, je ne retournerai plus

regarder la mer ; la malédiction aura changé de camp. Ellene sera plus dans l'exiguïté de l'île, mais dans le gigantesquedes métropoles trop de fois revisitées, immensité à laquelle il

manquera l'essentiel : une petite terre, un jardin au bout de1 ocean...

V77. La mer Golgotha...

Je vois la Colline Sainte comme une crête de vague atlantique.La croix que porte un homme couronné d'épines, est un bateau

négrier qui avance à grand ahan d'hommes enchaînés nus à leurs

rames. Les cris de la foule sont des coups frappés sur un grand

tambour de cale pour marquer la cadence. La flagellation se

confond avec le fouet. Celui-ci fut vendu pour trente deniers,

celui-là pour trente pièces d'argent, peut-être moins. L'un sera

crucifié, l'autre écorché ou brûlé vif. Le Christ s'appelait Jésus,

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l'esclave s'appelait personne. L'un fut nié, l'autre fut la négationmême. Et plus d'un Ponce Pilate se lave encore aujourd'hui lesmains devant d'autres Passions.

A chaque fois que j'y pense, me reviennent en mémoire,ces vers de René-Guy Cadou, mort dans sa trentième année et

qui repose dans l'humble cimetière de Louisfert en Bretagne :« Si l'on a fait ça au roi des juifs,

Que ne ferait-on pas au pauvre nègre... »

et je me dis que ce ne sont pas les corsaires qui ont le plus pro¬fané les chemins de la mer et que Gorée répond à Gethsémané.

IX. L'oiseau venu de la vague L.

A midi, sur le littoral sénégalais, à Cayar, non loin de Dakar,

je me promène en compagnie de Jacques Howlett. Nous avonsdéserté une séance de digression sur la négritude, dans le cadredu Premier Festival Mondial des Arts Nègres. Il nous a semblé,

à tort ou à raison, plus profitable de venir écouter la mer quede nous laisser bercer par une glose un peu gratuite. Il me parle

des derniers manuscrits reçus à Présence Africaine où il officie

avec fidélité, depuis de longues années. Mais, bien vite, nous

nous rendons compte de l'inadéquation de discuter littérature,alors que la mer est là, somptueuse sous le soleil cru.

Silence !...

Nous marchons, le regard écorché par le blanc du sable.

Seul le spectacle du bois vermoulu, aux couleurs échouées, dequelques barques désaffectées, trop vieilles pour servir, offre unetrêve à nos iris. Nous sommes bien en avance sur la rentrée

de celles parties au petit jour, jeter les filets au large de la côte.Elles reviendront à la fin de la journée. A notre grand regret,

nous n'assisterons pas au rituel bruyant et mouvementé du fran¬chissement de la passe. Une lutte avec la vague à quelques mètresde la plage. Chaque fois, la sainte insolence des piroguiers, leurnique à la houle. Non, nous ne verrons pas tout cela.

Mais voici qu'une voix insolite interrompt le silence. Unesorte de récitation en demi-teinte. Nous cherchons, Jacques et

moi, entre les carcasses des pirogues, pour découvrir un vieil¬lard, assis sur une pierre, un ciseau à la main, euvrant à dégrossirun morceau de bois serré entre les os apparents de ses genoux.

Il accompagne chacun de ses gestes, chaque incision dans le bois,d'une mélopée gutturale, grave, lente ou vive selon la douceurou la violence de la poussée de l'outil au crur de la matière.

Il continue pendant un moment son travail, avec l'air dene pas se rendre compte que nous le regardons faire. Puis, len¬tement, il lève la tête et nous fait un signe du menton comme

pour acquiescer à notre présence. Il reprend ensuite sa sculp¬ture. Pour notre part, nous restons surtout attentifs à sa psal¬modie, essayant de comprendre le sens. Elle augmente d'inten¬sité à mesure que, sous les coups du ciseau, une tête d'oiseaumonte de l'informe. Nous ne soucions plus du temps qui passe,

emportés que nous sommes par le rite qui se déroule sous nos

yeux.

Maintenant, les traits du calao sont nets. Le vieux pose son

outil pour regarder de plus près son Ses yeux s'arrêtentà tous les angles. Puis, de ses doigts maigres, il caresse chaquedétail en contemplant, cette fois, fixement la mer. On diraitqu'il est ailleurs... Il se lève, il va partir. Je ne peux plus meretenir. Je l'interroge :

Papa, qu'est-ce que c'étaient, les paroles que vous disiez toutà l'heure ?

' seulement l'oiseau caché dans le morceau de bois.Sans la parole, fils, tu peux fouiller comme tu veux avec le ciseau.Rien ne viendra si tu n'appelles pas, surtout quand tu travaillesdevant la mer...

Sur ce, il est parti, emportant à bout de bras, la tête d'oiseau,

sûrement le premier morceau d'une girouette qui sera fixée àla proue de quelque barque, pour dire la direction du vent.

Je n'ai pas voulu lui demander pourquoi « surtout devantla mer »... 15

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LES DIEUX ETLE GOUFFRE

L'Océan é

L

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5B£: ^jS

L'océan est perçu traditionnellement

comme un espace sacré, que ce soit

en bien ou en mal. La vocation

maritime, puissante chez certains

peuples, absente chez d'autres,

répond, en définitive, à la vision que

chaque peuple a de la mer. Chez ces

hommes du désert que sont les

Arabes, la méfiance l'emporte.

L'Empire chinois, malgré quelques

glorieux épisodes nautiques, s'est

détourné des océans. Mais la

civilisation polynésienne, fruit d'un

nomadisme océanique unique dans

l'histoire, est aussi intimement liée à

la mer que l'est la Grèce, dont les

descendants d'Ulysse naviguent

partout sur le globe.

ES mers de l'Islam à l'âge classique ? Un autremonde, et pour ces fils de nomades, terriens parexcellence que sont les Arabes, un monde double.Proche, familier lorsqu'il longe les rivages rassu¬rants. Terrifiant lorsqu'il sombre dans l'énigmedu grand large. Là est l'univers de l'extrême limitesoumis à des lois au-delà de tout bien et de tout

mal. Là triomphe l'entre-dévoration, là se livreune chasse sans merci entre membres de la même

espèce, voire de la même famille ; le Dadjâl(l'Antéchrist) bat ses tambours dans la touffeurd'îles ensorcelées. Satan n'est pas loin. C'est mêmepeut-être lui qui, finalement, règne sous les eaux.

Les occurrences les plus anciennes de la merdans la poésie arabe dénotent ce même monde,hostile, incommensurable à l'ouvrage humain. Lepoète archaïque Al Muhalhil lance l'avertissementdont l'écho traversera de bout en bout le rapportde l'imaginaire arabe à la mer : « Prendre la mersans y mettre d'infinies précautions / C'est, certes,courir à sa perte. »

La mer est aussi, pour les bardes de ce temps,la figure par excellence de la force et de la puis¬sance. Le poète antéislamique Malik Ibn Nuweyradécrit la charge de sa tribu contre un campementennemi : « Ils nous virent arriver avec l'aube /

Plus destructeurs que la mer écumante ». EtAntara Ibn Shaddâd, évoquant une bataille :« Interroge-les sur ma vaillance / Lorsque sedéchaînèrent comme des vagues / Les tribus deKalb, de Ghaniy et d'Amir... »

L'apparition de l'islam ne modifiera guère lareprésentation qu'on avait de la mer. Le Coranla présente souvent comme un signe de la puis¬sance ou de la bienveillance divine. Il fait aussi

de son déchaînement un des traits fondamentaux

de l'événement apocalyptique : « Quand le ciel sefendra, que s'éparpilleront les astres, que les mersseront projetées hors de leur rivage... » (Sourate82, verset 3) ; « Quand le soleil sera obscurci, queles étoiles seront ternies (...), Que les mers se serontmises à bouillonner... » (Sourate 81, verset 6)

Les vagues (Mawdj, Amwâdj) y sont la figuredu péril extrême. La racine arabe « M.W.DJ. »couvre un champ sémantique où prédominent lessignifications de rupture d'équilibre, de boulever¬sement, d'agitation, de remous, de tourmente...Les occurrences coraniques de ce terme sont nom¬breuses : « Que vienne à les couvrir une vaguepareille à des ombres, ils invoquent Dieu... » (Sou¬rate 31, verset 32) ; « De toute part déferlent sur

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par Ríúid kbbaghi

Détail d'une carte du savant

perse al-lstakhrl,

document du 15* siècle.

eux les vagues ; on se voit encerclés, on invoqueDieu (...) Si tu nous sauves de ce péril, oh !Comme nous te serons reconnaissants ! » (Sourate10, verset 22).

Les hadiths (paroles du Prophète) abondentdans le même sens : « Celui qui prend la mer partemps de houle, celui-là n'aura de reproches à fairequ'à lui-même. »

VOYAGEURS ET CONTEURS

Les Arabes n'étaient pas des navigateurs, mêmesi leurs anciennes traditions montrent une cer¬

taine familiarité avec les choses de la mer, et quele Coran illustre la puissance ou la bonté divinepar les périls ou les profits de l'Océan. Les

Korayshites, la tribu du Prophète, étaient sansdoute déjà en relation avec l'Abyssinie par mer,à travers la mer Rouge. Mais il semble bien,comme le montrent les travaux des spécialistes(W. Barthold, G. Hourani), qu'ils ne possédaientpas de navires en propre : ils étaient par exempleincapables de poursuivre les fugitifs en mer. Avecla fondation de l'Empire, les Arabes durent faireappel, en Méditerranée, au savoir des Coptesd'Egypte pour mettre sur pied leur première puis¬sance navale.

Cependant, la Méditerranée demeura, jusqu'àl'avènement des Ottomans, marginale, et neconstitua pour le Califat qu'un élément secon¬daire, à la périphérie de ses ambitions. C'est dansla grande mer d'Orient (Al Bahr Al Sharqui AlKabir), la partie de l'océan Indien qui va des côtesde l'Inde à l'Afrique orientale, avec ses deux brasdu Golfe et de la mer Rouge, que les Arabes firentvéritablement leur baptême de la mer ; c'est à laconnaissance de ces mers que leurs navigateurs etgéographes apportèrent leur contribution la plusremarquable.

Depuis une époque très ancienne, les Arabesavaient joué le rôle d'intermédiaires dans le com¬merce lointain entre l'Orient (Inde, Chine,Ceylan, Java) et l'Occident (Egypte, Syrie,Rome). Mais avec la fondation de Baghdad (762)et le développement des ports de Basra et de Sirâf,leur initiative propre commença à s'étendre deHang-Tchéou, en Extrême-Orient, à Sofala, surla côte orientale de l'Afrique.

Les premiers maîtres des Arabes en art mari¬time y furent sans doute les Persans qui avaientdéveloppé sous les Sassanides une véritable tha-lassocratie tout autour de la partie occidentale decette même Grande mer d'Orient.

C'est au 9e siècle, à l'apogée des Abbassides,que fut assimilée et peut-être dépassée par lesArabes la culture maritime antérieure. Leurs navi¬

gateurs avaient alors acquis une connaissance assezrigoureuse des moussons et des vents. Ils ne secontentaient plus de naviguer le long des côtes,mais voguaient directement des côtes d'Arabieaux confins de la péninsule indienne ; les détroitsde la mer qui s'étend entre le Golfe et la mer deChine leur étaient bien connus. De même,

l'Afrique noire n'était plus tout à fait terra inco¬gnita ; leurs navires faisaient voile d'Aden enAfrique orientale jusqu'à Sofala (la Sofalat AlZindj des géographes arabes). Ils naviguaient aussi 17

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L'oiseau Roc sauve un

naufragé. Peinture illustrant

un manuscrit, daté du

16* siècle, du Livre des

merveilles d'AI-Tûsl, un des

grands savants de l'Islam

(13- siècle).

18

en mer Rouge, en Méditerranée, sur la mer Cas¬pienne, la mer Noire, ainsi que sur un certainnombre de fleuves navigables, comme le Nil etl'Indus.

De cette époque date l'utilisation généraliséedes cartes marines (Rahmânis), des manuels demarche ou de navigation (Dafâtirs). Dans ses Prai¬ries d'or, Mas'udi (10e siècle), encyclopédiste etgrand voyageur, cite le nom d'un grand nombrede Nâkhuda (capitaines de navire) et de spécialistesde l'océan Indien qu'il connaissait. Cette époqueconnut aussi une grande floraison d'ouvrages delittérature maritime, relations de voyages et dechoses merveilleuses (« Mirabilia ») où la meravait une place centrale. Peu ont survécu. Parmiles plus anciennes relations de voyages, il faut citercelle attribuée au marchand Sulaymân, lequelaccomplit plusieurs voyages en Inde, en Chine,et décrivit ses impressions sur les pays et les peu¬ples rencontrés, dans ses Akhbar Al-Sin wa AlHind (Relation de la Chine et de l'Inde).

Un autre auteur intéressant de cette périodeest Buzurg ibn Shahriyâr ; Nâkhuda lui-même,il a composé vers 953 une anthologie de récits etde contes sur la mer intitulée Kitâb Adja'ib AlHind. L'ouvrage contient un certain nombred'histoires curieuses sur les aventures des marins

dans les îles des Indes orientales et d'autres par¬ties de l'océan Indien. Destinés à un lecteur non

savant, mêlant expérience vécue et fiction, lesrécits de Buzurg s'inscrivent pour une large partdans le genre des « Adj'aib » (Mirabilia), quiconnut à cette époque une grande vogue.

Les Mille et une Nuits, dont les spécialistes fontremonter les premières compilations au 9e siècle,comportent nombre de contes d'inspiration mari¬time dont le fleuron est sans aucun doute cons¬

titué par les fameuses « Aventures de Sindbâd leMarin ». L'océanographe et homme de lettreségyptien Hussein Fawzi a montré, dans unouvrage d'une belle érudition (Le discours deSindbâd l'ancien, 1942), l'originalité arabe de ceconte, son jeu d'intertextualité avec la littératuremaritime arabe de l'époque, qui en fait une sorte debréviaire des connaissances qu'on avait sur la mer.

LE CHEMIN DES MERVEILLES

Mais qu'allaient donc chercher les navigateurs etcommerçants arabo-musulmans dans des contréesaussi lointaines que le Japon ou Madagascar ? Lesmarchandises « merveilleuses » dont ces pays,selon les voyageurs et géographes, regorgeaient.De la soie de Chine à l'or et à l'ébène des îles Wak-

Wak (Bornéo, Philippines), des topazes et desrubis de Sirandib (Ceylan) à l'étain blanc de lapresqu'île de Malacca... Autant de produits, peut-être banalisés aujourd'hui, mais pour les voya¬geurs de ce temps, fabuleux, chargés d'enchante¬ment et de magie.

De cela témoignent maints passages des Milleet une Nuits. Mais Sindbâd ne voyage-t-il pas aussipour savoir, pour connaître, animé par l'appel despays lointains, de l'inconnu, de 1'« Autre » ?

L'océan Indien ouvrant sur des pays decocagne est aussi infesté de Bawâridj, navirespirates qui sillonnent ses eaux, et ses îles sont peu¬plées de cannibales : « A la droite de l'île de Kalâh,se trouve l'île de Bâlus, ses habitants mangent lachair humaine », nous dit l'auteur de YAbrégé desmerveilles. Et Idrissi : « les habitants de cette île

(Bâlus) sont noirs, ils sont nus... Si un étrangertombe parmi eux, ils l'accrochent par les pieds,le découpent et le mangent... Leur langage estincompréhensible ».

Les cieux de cette mer sont parfois obscurcispar le déploiement des ailes de grands oiseauxappelés Rukh ou Anka (Pheng chez les Chinoiset Simorg chez les Persans) : « L'Anka, nous ditKazwini, est le plus grand des oiseaux. Elle chasseéléphants, baleines et dragons. Lorsqu'elle vole,ses ailes font un bruit semblable à celui des tor¬

rents... Lorsqu'elle les déploie, le soleil est cachéet le ciel est obscurci. »

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Les voyageurs de ce temps nous parlentd'autres monstres marins qui infestaient les pro¬fondeurs de cette grande mer d'Orient. Certainssont tellement immenses que « quatre mois denavigation séparent la tête de la queue ». Lestortues géantes ressemblent de loin à des îles. Unmarchand raconte : « Nous trouvâmes au milieu

de la mer une île qui dépassait de l'eau et où pous¬sait de l'herbe. Nous mîmes pied à terre et pré¬parâmes à manger. L'île commença à bouger. Lesmarins crièrent : Au bateau ! Au bateau ! C'est

une tortue, le feu du repas l'a réveillé... Au bateauavant qu'elle ne plonge ! »

Sur les îles Wak-Wak poussent d'étrangesarbres dont les fruits sont des femmes qui meurent

quelques heures après avoir été cueillies, mais nonsans avoir dispensé au voyageur affamé d'intenseset mystérieux plaisirs : « Il existe sur ces îles desarbres dont les fruits sont des femmes suspenduespar les cheveux... Certains voyageurs en ont vude très belles. Si elles sont cueillies en coupantconvenablement les racines des cheveux qui lesattachent à l'arbre, elles peuvent vivre plusieursjours. Ces voyageurs connurent auprès d'elles unbonheur qui ne peut être comparé à aucunautre. » C'est ainsi qu'Ibn Al Wardi évoque lesîles Wak-Wak dans son Livre des merveilles.

D'autres phénomènes étranges sont signaléspar les voyageurs et les géographes de ce temps :les nains qui sortent de la mer, montent sur les

L'arbre qui parle dans l'Ileenchantée. Miniature du

17* siècle ornant un

manuscrit du Livre des Rois

(Shâhnâmè), chef-d'iuvre de

la littérature persane.

RACHID SABBAGHI,

écrivain et journaliste marocain,

s'intéresse particulièrement à

la philosophie française au 20*

siècle, sujet auquel il consacre

un essai qui sera

prochainement publié en

arabe. Il prépare également un

ouvrage sur les voyageurs

français au Maroc, qui paraîtraen français en 1992.

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navires, y passent la nuit, puis repanent sans riendire ni faire, ce qui, pour les marins de l'époque,était l'annonce du Khub, le plus terrible des ventsde mer ; le fameux nuage blanc qui, au contact desflots, les fait bouillir et rugir comme une tornade ;le trou dans la mer, appelé Durdur, qui emporteles bateaux vers les gouffres ; les montagnesaimantées qui les aspirent et les démembrent...

Bienfaitrice et redoutable, ouvrant sur de

fabuleuses richesses comme sur l'indicible effroi,donnant la vie et la mort, la mer est insondable.

A peine l'homme égratigne-t-il sa surface incom¬mensurable. Mais elle est soumise, comme tout

ce qui existe, à la loi divine garantie ultime dusens du monde, à laquelle voyageurs, géographeset cosmographes de ce temps ont toujours penséobéir en entreprenant leurs voyages, en exerçantleur intelligence sur les signes de la création, eten s'en remettant à la bienveillance de Dieu pourtout ce qui dépasse les limites fixées par lui à cetteintelligence.

20

Premier voyage de Sindbâd

Un jour que nous étions à la voile, le calmenous prit vis-à-vis une petite île presque àfleur d'eau, qui ressemblait à une prairie parsa verdure. Le capitaine fit plier les voiles, etpermit de prendre terre aux personnes del'équipage qui voulurent y descendre. Je fusdu nombre de ceux qui y débarquèrent. Mais,dans le temps que nous nous divertissions àboire et à manger, et à nous délasser de lafatigue de la mer, l'île trembla tout à coup,et nous donna une rude secousse...

(...) On s'aperçut (...) du tremblement del'île dans le vaisseau, d'où l'on nous cria de

nous rembarquer promptement ; que nousallions tous périr ; que ce que nous prenionspour une île était le dos d'une baleine. Lesplus diligents se sauvèrent dans la chaloupe,d'autres se jetèrent à la nage. Pour moi,j'étais encore sur l'île, ou plutôt sur labaleine, lorsqu'elle se plongea dans la mer, etje ne n'eus que le temps de me prendre à unepièce de bois qu'on avait apportée duvaisseau pour faire du feu. Cependant, lecapitaine, après avoir reçu sur son bord lesgens qui étaient dans la chaloupe et recueilliquelques-uns de ceux qui nageaient, voulutprofiter d'un vent frais et favorable quis'était levé; il fit hausser les voiles, et m'ôtapar là l'espérance de gagner le vaisseau.

Je demeurai donc à la merci des flots,poussé tantôt d'un côté et tantôt d'un autre ;je disputai contre eux ma vie tout le reste dujour et de la nuit suivante. Je n'avais plus deforce le lendemain, et je désespérais d'éviterla mort, lorsqu'une vague me jetaheureusement contre une île.

Les Mille et une Nuits

(trad. d'A. Galland © Garnier-Flammarion, Paris 1985)

L'Fmpire terrkn

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&LA Chine ancienne est longtemps restéerefermée sur elle-même. Son ouverture sur la mer

allait ouvrir un chapitre nouveau dans son his¬toire. Réalisée sous la dynastie des Tang (618-906),l'expansion maritime se poursuivit sous les Song(960-1279). La science navale chinoise devint alorsproverbiale sur toutes les mers d'Asie. Cependant,malgré sa supériorité technologique, l'Empire desSong fut malmené à plusieurs reprises, tant surmer que sur terre, par les Mongols, lesquels fini¬rent par l'emporter et par fonder leur propredynastie, celle des Yuan. Etait-ce le signe prémo¬nitoire d'un danger qui, bien des siècles plus tard,viendrait de la mer et réduirait pratiquement laChine à l'état de colonie ?

Sous les premiers empereurs Ming (dont ladynastie régna de 1368 à 1644), l'administrationchinoise organisa de grands voyages maritimes,envoyant des centaines de navires et des milliersde marins jusqu'aux côtes de l'Afrique orientale.Les émissaires chinois jouaient alors les arbitres

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par W. E. Cheong

à Sumatra et Ceylan et la Chine recevait en peude temps plus de soixante ambassades étrangèreschargées de riches présents, de plantes et d'ani¬maux exotiques. Cette vaste entreprise, renduepossible par le parrainage de l'Etat, qui la diri¬geait et la finançait, perdit son plus ferme sou¬tien avec la disparition de l'empereur Yongle en1424. Les voyages se poursuivront encore sous lerègne de son successeur Hsuan-te, mais par lasuite, il ne se trouvera plus personne empereur,haut dignitaire, ni même aventurier pour lancerou simplement financer de telles expéditions.

Au lieu de continuer à étendre sa domination

sur le vaste empire maritime qui semblait s'offrirà elle, la Chine tourna à nouveau le dos à la mer.

Cette attitude, qui eut des raisons historiques etidéologiques, tenait peut-être surtout au tempé¬rament même des Chinois, à leur indifférence

intrinsèque pour la mer : plus jamais, par la suite,ils ne manifesteront dans leur histoire le même

penchant pour l'expansion maritime. Dans

l'éthique confucéenne, le commerce et les inté¬rêts mercantiles étaient tenus en piètre estime. Lecommerce ne fut jamais considéré comme unauxiliaire du pouvoir dans un empire où les mar¬chands n'étaient pas jugés dignes d'occuper dehautes charge dans l'Etat. Une association entrel'Etat et les marchands dans des aventures mari¬

times pour le prestige ou le profit de la Chinenécessitaient un véritable renversement de l'ordre

social et du système des valeurs chinois.

DOS À LA MER

En se détournant de la mer pour se consacrer àla défense de ses frontière terrestres et à la réor¬

ganisation de ses finances, la Chine perdit donctoute initiative dans les affaires maritimes de

l'Asie orientale. Aux 16e et 17e siècles, les Japo¬nais, talonnés par les Européens, y instaurèrentle règne du profit. Les nouveaux maîtres euro¬péens des mers d'Asie ne tardèrent pas à venir

Ci-dessus, Confucius

(v.552 - v.479 avant J.-C),

stèle de Xl'an, capitale duShaanxl.

A gauche, jonques chinoisesdans la baie de Macao.

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réclamer à la Chine des concessions portuaires.L'administration des Ming, déjà encline à se can¬tonner en matière maritime dans une politiquedéfensive, ferma les principaux ports et évacua leshabitants du littoral vers l'intérieur.

Pendant deux cents ans, les côtes de la Chine

furent livrées à des nobliaux portugais et despirates japonais, des aventuriers, des maraudeurs,des commerçants retors, des fonctionnaires com¬

plices tout un monde interlope, où il restaitpeut-être quelques honnêtes marchands et lespetites gens qui tiraient leur subsistance de la mer.Un univers de roman, dominé par la terreur, latrahison et la corruption, sous la férule de ces« princes marchands » qui amassaient des fortunesdans le trafic maritime et finissaient par acquérirun tel pouvoir politique qu'ils régnaient en maî¬tres sur les affaires locales.

La dynastie mandchoue des Qing, qui accédaau pouvoir en 1644, n'avait plus aucune expé¬rience des choses de la mer. Il lui fallut quaranteans pour délivrer le sud du pays des marchandset des potentats locaux. Puis elle fit revenir sur lescôtes leurs habitants d'origine et leva l'interdic¬tion de naviguer outre-mer. Parallèlement, elleinaugura une politique d'ouverture en autorisantle libre commerce étranger dans quatre portschinois.

LES PORTES DU THE

A partir de 1670, les Hollandais et les Espagnolsfurent remplacés dans leurs comptoirs chinois parles Britanniques puis, après 1699, par les Français.Une vingtaine d'années plus tard, vinrent lesOstendais, bientôt suivis par les Hollandais, lesDanois, les Suédois et d'autres marchands étran¬

gers opérant sous la bannière de leurs compagniesdes Indes orientales. A mesure qu'il se dévelop¬pait, le commerce européen en Chine étaitramené dans le giron de l'Etat chinois par toutun système de procédures de contrôle et de régle¬mentations, adoptées pour l'essentiel entre 1740et 1760.

De 1684 à la première guerre de l'opium en1839, le commerce européen bouleversa le coursde l'histoire maritime de la Chine. Après unhiatus de 250 ans, l'Etat chinois s'intéressait de

nouveau à la mer. Ce fut la grande époque ducommerce du thé de Chine, qui après les épices,le poivre et la soie, devint la première importa¬tion européenne d'Asie orientale. Les Qing luidonnèrent un statut hybride, mi-étatique, mi-privé, leur permettant d'atteindre un tripleobjectif : satisfaire les demandes pressantes desOccidentaux, sauvegarder les moyens d'existencedes populations du littoral et maintenir la sécurité

Ci-dessus, rencontre entre

Chinois et Européens dansune concession hollandaise ou

portugaise de la côte

chinoise. Peinture sur papierdu 18' siècle.

Ci-contre, "bateau à tour" de

la dynastie Sul (6*-7* siècle).

Cet article est extrait

d'une étude plus longue

de W. E. Cheong.

W. E. CHEONG,

maître de conférences à

l'université de Hong-Kong, est

l'auteur de nombreux ouvrages

sur l'histoire des échangescommerciaux entre l'Orient et

l'Occident en Asie, et a reçu leprix d'histoire impériale de la

Royal Commonwealth Society

pour Opium Agencies in China

in the 1820s (Les comptoirs

de l'opium en Chine dans les

années 1820). Un second

volume, The Hong Merchants

of Canton, 1684-1798 (Les

marchands hong de Canton,

1684-1798), est en

préparation.

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sur les côtes. Durant cette longue période, lesmarchands chinois entretinrent avec les Euro¬

péens des relations généralement pacifiques. Touten restant inconciliables quant à la place ducommerce et des commerçants dans la société,le mercantilisme européen et le confucianismechinois voyaient tous deux dans l'interventionactive de l'Etat un moyen d'avancer leurs intérêts.

Les Qing avaient vu juste en estimant dès ledépart que c'était sur leurs frontières maritimesqu'ils auraient à affronter les plus graves diffi¬cultés, tant sur le plan intérieur qu'en politiqueextérieure. Mais confrontés aux bouleversements

de la fin du 18e siècle, ils ne surent pas s'adapterpour saisir la chance qui s'offrait à la Chine des'intégrer au nouvel ordre international.

Un nouvel ordre se substituait en effet à

l'ancien. Après 1826, la Chine fut inondée de pro¬duits d'importation, d'abord de cotonnades etd'opium, puis de biens manufacturés et d'articles

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de consommation. Les marchands, l'industrie et

le commerce faisaient de toute évidence la pros¬périté des nations occidentales, mais la Chine res¬tait imperméable à la notion de développementindustriel, qui n'existait même pas dans le voca¬bulaire officiel. Enfin, pour n'avoir pas sauve¬gardé et développé à temps sa technologie navale,la Chine fut humiliée par quelques canonnièresdépêchées sur ses rivages par les « barbares » dudehors.

Les chantiers navals de Foochow qui produi¬saient des navires dépassés dont certains som¬braient au sortir de leur cales de lancement, une

flotte paralysée dans un port pendant qu'uneautre était détruite un peu plus loin, l'échec deplusieurs grandes entreprises industrielles : autantde symboles de la faillite d'une nation jadis tech¬nologiquement avancée qui payait chèrementcinq siècles de négligence. Navires de guerre etnavires marchands, cargos et paquebots étrangersmouillaient dans les ports de la Chine et remon¬taient ses fleuves à leur gré. Mais il fallut encorela débâcle chinoise dans la guerre sino-japonaisede 1894-1895 pour qu'on se demandât, enfin, sil'on pouvait réussir des réformes économiques etmilitaires sans entamer des réformes politiques etinstitutionnelles.

Comment les marchands voyagent

On construit sur un vaisseau quatre ponts ;il renferme des chambres, des cabines et dessalons pour les marchands. Plusieurs de cescabines contiennent des cellules et des

commodités. Elles ont une clef, et leurspropriétaires les ferment. Ils emmènent aveceux leurs concubines et leurs femmes. Iladvient souvent qu'un individu se trouvedans sa cabine sans qu'aucun de ceux quisont à bord du vaisseau ait connaissance de

sa présence, jusqu'à ce qu'ils se rencontrentlorsqu'ils sont arrivés dans chaque région.

Les marins font habiter ces cabines parleurs enfants ; ils sèment des herbes potagères,des légumes et du gingembre dans des baquetsde bois. L'intendant du vaisseau ressemble à

un grand émir ; quand il descend à terre, lesarchers et les Abyssins marchent devant luiavec des javelines, des épées, des timbales, descors et des trompettes. Lorsqu'il est arrivé àl'hôtellerie qu'il doit habiter, ils fichent leurslances de chaque côté de la porte, et necessent de se comporter ainsi pendant toute ladurée de son séjour. Parmi les habitants de laChine, il y en a qui possèdent de nombreuxnavires, sur lesquels ils envoient à l'étrangerleurs facteurs. Il n'y a pas dans l'univers desgens plus riches que les Chinois.

Ibn Battûta (1304- entre 1368 et 1377)voyageur arabe

(Voyages ©F. Maspero, Paris 1982)

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hs marins dVhsse

par André Redros

E

Le navire des Argonautes.

Art étrusque, détail de la

ciste Ficoronl, coffret

religieux (4*-3* siècle

avant J.-C.) provenant dePreneste en Italie.

LLES sont environ deux mille. Pour la plupartdes rochers inhospitaliers. Certaines manquentd'eau douce et sont désertes. Mais, depuis lestemps les plus reculés, les Grecs se sont établisdans les plus grandes et les plus belles d'entre elles,où s'est épanouie leur civilisation. Comment unpeuple qui dispose de tant d'îles n'aurait-il pas desliens privilégiés avec la mer ?

Les Grecs bien avant les Phéniciens ont

été de hardis navigateurs. L'expédition des Argo¬nautes se perd dans la nuit des temps. Mythique,certes, elle ne s'inspire pas moins, tout commeles errances d'Ulysse, des premières explorationsgrecques de l'espace méditerranéen. Apolloniosde Rhodes, né vers 295 av. J.-C, nous en a laisséune relation, mais celle-ci est tardive. A n'en pasdouter, Homère, qui aurait vécu cinq siècles avantlui, en connaissait une version antérieure, qui déjàchantait les exploits de Jason et de ses compa¬gnons lancés à la conquête de la Toison d'or.Aussi, la magicienne Circé en son île d'Aea, ledangereux détroit de Charybde et Scylla, lesSirènes, jalonnent-ils déjà, bien avant l'Odyssée,le voyage des Argonautes.

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Les bateaux à rames, comme la nef Argo, etles petits voiliers de l'Antiquité sont des naviressolides. Les Grecs leur font confiance. Ils savent

tout des vents dominants et de la direction des

courants. Mais Poséidon est sujet à de brusqueset redoutables colères. En sillonnant la mer loin

de leur patrie, Jason, Ulysse et leurs compagnonsaffrontent de grands dangers. Entreprendre delongs voyages sans cartes ni boussole, braver latempête, exige bien plus de courage qu'il n'en fautpour guerroyer contre le roi de Colchide ou lesTroyens. Ces périples sont marqués par la faim,la soif, la fatigue et le stress... Oui, le stress...Comment expliquer autrement qu'Ulysse pleuresi souvent ?

Pris dans la tourmente, les Grecs n'ont

d'autre recours que leur science de marins. Perdrele contrôle du navire, c'est se perdre aussi. LesGrecs n'ont jamais été bons nageurs, un naufragesignifie presque toujours la mort. Ulysse lui-même a failli par deux fois se noyer.

Ulysse ayant courroucé Zeus, le dieu foudroieson navire, qui se disloque. Des vagues énormesbalayent l'équipage à la mer. Seul survivant,Ulysse s'attache à l'épave. Une saute de vent lepousse vers le détroit gardé par Charybde etScylla. Charybde engloutit les débris du navire.Ulysse parvient de justesse à s'accrocher au figuierqui pousse sur l'écueil et se penche au-dessus desflots. Puis le monstre recrache le mât et la quille,et Ulysse peut poursuivre son aventure.

Mais à nouveau le fils de Laërte est victime

de la colère d'un dieu. Il s'agit cette fois dePoséidon, qui le persécute depuis longtemps.

Ulysse arrive en vue de la terre des Phéaciens,sur le radeau que la nymphe Calypso lui a permis, .à son crur défendant, de construire. Soudain, un

terrible coup de vent renverse le frêle esquif.Ulysse réussit à se hisser sur un madrier mais,battu par les vagues, il se sent bientôt à bout deforces. C'est Ino, la déesse aux belles chevilles, quile sauve de justesse. Elle lui donne un voilemagique dont il s'enveloppe, et qui lui permetd'atteindre le rivage.

Au cours des siècles, bien des marins grecsaffrontant des situations aussi périlleuses quecelles que décrit l'Odyssée, ont perdu la vie pour

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Ulysse et les sirènes, vase

grec du 5* siècle avant J.-C.

n'avoir pas su maîtriser l'art de nager. Cettecarence, que j'ai vérifiée maintes fois chez lespêcheurs ou les matelots qui servent l'une desflottes marchandes les plus importantes dumonde, est d'autant plus paradoxale que les Grecssont d'étonnants plongeurs.

LA PÊCHE À L'ÉPONGE

Dans les temps plus anciens, la pêche à l'épongese pratiquait en Grèce à plus grande échelle.L'éponge était utilisée à des fins diverses, et parfoisinsolites. Ainsi, les soldats s'en servaient pourboire lorsqu'ils n'avaient pas de gobelets et en fai¬saient des coussinets pour se protéger sousl'armure. Aujourd'hui, les éponges synthétiquesfont une concurrence déloyale aux éponges d'ori¬gine animale. Néanmoins, les belles dames raffi¬nées préféreront toujours l'éponge véritable ; lespeintres, les artisans, les polisseurs, les ébénistes,les chirurgiens aussi.

Le merveilleux, le dur métier de pêcheurd'épongés a donc reculé, mais sans disparaître toutà fait. Il est resté vivace dans certaines îles comme

Kalymnos ou Skyros, où on le pratique de pèreen fils. Sauf que les campagnes de pêche ont lieumaintenant de plus en plus loin près de Chypre

ou de la Libye. Et qu'il faut aller de plus en plusprofond. Les vieux se souviennent du temps oùils cueillaient l'éponge en plongée libre par 30 mde fond. Aujourd'hui, il faut descendre à plus dede 60 m sous l'eau, en s'équipant de scaphandreset d'autres instruments de plongée. Ces outils sontsouvent vétustés et les accidents sont fréquents.Les hommes en ressortent diminués. Ainsi

aperçoit-on souvent, sur les quais du port deKalymnos, des vieillards de quarante ans.

LES COLÈRES DE POSÉIDON

Les marins grecs embarquent par milliers sur lesnavires de commerce. Ils acceptent de s'engager,pour des salaires de misère, sur des navires quiméritent à peine leur nom, de vieux rafiots quinaviguent généralement sous des pavillons decomplaisance et que les matelots appellent entreeux des « cercueils flottants ».

Lorsque l'un de ces tramps pourris est prisdans la tempête, il faut avoir le cLur bienaccroché. Les paquets de mer s'écrasent sur lepont avec le bruit sourd d'une cognée debûcheron animée d'une volonté de mort. Dans

la nuit noire, les étoiles basculent dans les vaguescomme une pluie de météorites, pour rejaillir vers 25

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Les chevaux de Neptune

(1892), auvre du peintre

et Illustrateur anglaisWalter Crane.

Solstice d'été

La mer qu'on appelle calmenavires et voiles blanches

brise de mer venue des pins, et la montagned'Egine

essoufflement,ta peau glissait sur sa peauaisée et chaude

pensée presque formée et aussitôt oubliée.

Mais dans les eaux peu profondesun poulpe harponné jeta son encreet dans les fondssi tu savais où ces belles îles prennent racine.

Je te regardais avec toute la lumière etl'obscurité que je possède.

Georges Séférls (1900-1971)poète grec

(trad, de L. Gaspar, in Trois poèmes secrets,

©Mercure de France, Paris 1970)

le firmament en un feu d'artifice cosmique.Accourant du plus loin de l'horizon, des lamesluisantes enjambent le navire, qui roule et tangue.Elles font gicler leurs éclaboussures blanchesjusqu'au sommet du grand mât, se creusent enentonnoirs tourbillonnants. Le rafiot ataxique estsecoué dans tous les sens.

Pendant ce temps, les hommes se démènent,grognent, mais ne rechigent pas à la tâche, col¬matant les voies d'eau avec de l'étoupe ou duciment, arrimant sacs et caisses renversés avec leur

bois de fardage avant que le navire ne donne dela bande, réparant l'installation électrique chaquefois que survient une panne. Constamment surle qui-vive, ils sont commandés non par leurs offi¬ciers mais par le sens du danger et leur inégalableexpérience de la mer. Voilà pourquoi ils jouissentd'une réputation sans pareille.

PIRATES ET ARMATEURS

Les matelots grecs ne sont pas superstitieux.Enfants du soleil et de la Méditerranée, ils n'ont

jamais été obsédés par les apparitions maléfiquesde ce « Hollandais volant » qui hante l'imagination

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des marins nordiques. Non, ils ne redoutent pasles commandants fantômes, mais ceux, bien réels,qui se laissent corrompre par des armateurs cyni¬ques et échouent volontairement leurs navires surles écueils d'une île déserte. La « baraterie », cetteescroquerie à l'assurance, qui met souvent endanger la vie de l'équipage, est encore assez fré¬quente. Plus un rafiot est vieux, et plus la tenta¬tion de la baraterie est grande. Les matelots lesavent et en ont secrètement la hantise.

Bien sûr, tous les armateurs ne sont pas sidénués de scrupules. Beaucoup ont su combinerleur instinct maritime avec leur génie pour lesaffaires pour amasser d'immenses fortunes sansdéroger nécessairement aux lois du commerce.On peut seulement leur reprocher de s'être beau¬coup servis des équipages grecs.

UNE MER DE RÊVE

Armateurs, marins et pêcheurs grecs tirent leursubsistance de la mer. Mais l'on peut dire que lepeuple grec tout entier en vit aussi. Indirectement.

La Grèce est l'un des pays qui a bénéficié leplus de l'essor du tourisme. Que cherchent lescentaines de milliers d'étrangers qui, chaque annéeet tout au long de l'année, visitent la Grèce ouviennent y passer leurs vacances ? Bien sûr, lessites archéologiques n'ont pas perdu de leurattrait. Delphes, Mycènes, Délos sont toujours deslieux de pèlerinage. Les beaux marbres des tem¬ples, des théâtre antiques, des statues mutilées,reflètent le culte de la beauté d'un passé révolu,et la douce lumière du présent. Mais de plus enplus, les touristes viennent en Grèce pour ytrouver la mer de leurs rêves. Fuyant les côtes etles plages polluées par les hydrocarbures et lasaleté des grandes villes, ils affluent dans les îlesgrecques. Ils s'y baignent dans une mer transpa¬rente, s'y lient d'amitié avec les autochtones quivivent dans une étroite intimité avec la mer.

Même si, eux, ne se baignent pas et pour causene l'oublions pas ! Us ne savent pas nager.S'il est un mythe qui symbolise l'extraordi¬

naire symbiose des Grecs avec la mer, en mêmetemps que leur inexpérience de nageurs, c'est biencelui d'Orion, fils d'Hyriée, roi béotien. Orionétait un géant, qui traversait sans perdre pied lesbras de mer qui séparaient les îles. Or, un jourqu'ils s'affrontaient au tir à l'arc sur une plage,Apollon désigna à sasArtémis, la déesse chas¬seresse aux flèches infaillibles, un objet qui flot¬tait au loin sur la mer.

« Je parie que tu ne peux pas l'atteindre »,la défia-t-il.

Artémis banda son arc et la flèche vola, pourse ficher en vibrant dans la cible lointaine. Hélas,celle-ci n'était autre que la tête d'Orion qui mar¬chait, comme à l'accoutumée, dans l'eau, à grandedistance du rivage.

S'apercevant qu'elle avait tué, par erreur, lebon géant, Artémis en conçut un si vif chagrin,qu'elle porta Orion jusqu'au ciel et le transformaen constellation.

La pêche aux coquillages.Peinture sur soie de Hokusal

(1760-1849), peintre,

dessinateur et graveur

japonais.

ANDRE KEDROS,

écrivain grec de langue

française, a publié treizeromans, traduits dans autant

de langues. Il est aussi l'auteur

de plusieurs essais historiques,

dont une Histoire de la

Résistance grecque

1940-1944 (Robert Laffont,

Paris 1956).

La plage rose

Le seizième jour de la Huitième Lune(vers le 2 oct.), le temps se leva. J'avais enviede ramasser les minuscules coquillagesincarnats de l'espèce «donacilla» qu'ontrouve de l'autre côté de la baie. Nous

louâmes une barque pour nous rendre à la«plage rose». Pour cette traversée de huitlieues, un certain Tenya nous avaitlibéralement fourni domestiques, équipage etrempli notre bateau de victuailles et deflacons. Un vent favorable nous menarapidement à pied d'ceuvre.

Sur la grève, on ne trouve que quelquescabanes de pèche et un temple bouddhiquefort délabré de la secte du Lotus. Nous ydemandâmes le thé et y fîmes chauffer notresaké, tout à la mélancolie de cette fin dejournée.

Plus poignant etsolitaire encore qu'à Sumaest ici l'automne.

La vague qui refluepétales de lespédèzeset coquillages mêlés.

Je demandai à Tôsaï d'écrire le récit decette journée, que nous laissâmes au templeen signe de gratitude.

Bashô (1644-1694)poète japonais

(ta route vers les districts du Nord, trad, de N. Bouvier,in Voyages poétiques à travers /e Japon d'autrefois,

©Office du Livre, Fribourg 1976)

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L

28

E principe moteur de la mythologie polyné¬sienne est Tangaroa, le dieu (atua) des océans, filsde Raki, le ciel, et compagnon d'Hinemoana, ladéesse de la mer. Divinité protéiforme, Tangaroaoccupe une place prédominante dans toutes lescultures plus ou moins apparentées de la Poly¬nésie, celle d'une réalité omniprésente aveclaquelle il faut compter.

Il faut dire que l'univers des Polynésiens estpresque totalement maritime. Les seules terresqu'ils connaissent, en dehors de la Nouvelle-Zélande, sont une poussière d'îles d'origine vol¬canique ou corallienne. Les terres habitables nereprésentent que 1,5% de leur territoire.

Dans la mythologie polynésienne, la terrevient de la mer, et les îles sont assimilées à des

poissons pêches par le demi-dieu Maui, ou, pourles plus grandes, aux pirogues (waka) dont il s'estservi pour les sortir des profondeurs.

L'unité ethnique, linguistique et culturelletrès forte des Polynésiens est tempérée par unediversité née de l'adaptation aux réalités spécifi¬ques de chaque île ou archipel. Occupant une

vaste portion du Pacifique, le triangle polynésienest divisé en deux zones culturellement distinctes.

La Polynésie occidentale regroupe Tonga, Samoa,Tuvalu et (historiquement du moins) une partiedes îles Fidji, alors que la Polynésie orientaleenglobe Hawaï, Tahiti, les îles Cook et Marquises,l'île de Pâques (Rapanui) et la Nouvelle-Zélande(Aotearoa).

LE PEUPLEMENT DE LA POLYNÉSIE

Qui sont les Polynésiens, et d'où viennent-ils ?Leurs ancêtres étaient probablement venus descôtes de l'Asie du Sud-Est et auraient peu à peuprogressé d'archipels en chapelets d'îles jusqu'àla Polynésie orientale actuelle. L'examen des ves¬tiges de leur poterie au caractère très individua¬lisé semble indiquer qu'ils étaient en mesure deparcourir de très longues distances en haute mer.

Les premiers vestiges culturels témoignant dela présence des Polynésiens à Tonga et Samoaremontent à 6 000 ans. Ce n'est que 2 000 ansplus tard que leur présence est attestée en Polynésie

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orientale. Le gigantesque bond vers l'est (il suffitde regarder une carte du Pacifique pour mesurerl'énormité des distances) les aurait amenés d'abordjusqu'aux Marquises, et de là à Hawaï et Tahiti.Quant à l'occupation de la Nouvelle-Zélande, elleremonterait à un millénaire.

S'agissait-il d'expéditions organisées ou dedérives accidentelles ? Même si la deuxième hypo¬thèse ne peut être complètement écartée, lesrecherches actuelles fondées sur la reconsti¬

tution de divers paramètres (météorologiquesnotamment) par ordinateur et d'autres indicescomme la répartition de la faune et de la floreindiquent qu'il y a bien eu migration délibérée.

La théorie de la dérive involontaire se heurte

notamment au fait que la migration s'est effec¬tuée d'ouest en est, c'est-à-dire en affrontant lesvents dominants. Mais ceux-ci tournent à l'ouest

à intervalles plus ou moins réguliers, et l'attentede cet événement occupe une place significativedans la religion polynésienne. Le dieu des ventsTawhiri-a-matea est d'ailleurs presque aussi vénéréque Tangaroa, dont il est dans la généalogie de

hs nomades

du Facifwiue

A gauche, pirogues de

guerre tahitiennes.Peinture de William

Hodges faite lors du

deuxième voyage ducapitaine Cook

(1772-1775).A droite,

le dieu de la pêche« Grandes oreilles ».

Figure de proue provenant

de Rarotonga, dans lesîles Cook.

la création le frère aîné inséparable. C'est entreles mains de ces deux divinités que les Polynésiensabandonnaient leur sort quand ils s'embarquaientpour la haute mer.

LA PIROGUE, SYMBOLE DE PRESTIGE

L'objet culturel le plus chargé de sens de cette tra¬dition migratoire était bien la pirogue, symbolede l'autorité tribale (mana), du prestige du chefet surtout de richesse. La construction des plusgrandes embarcations était une entreprise delongue haleine qui exigeait la mobilisation de tousles artisans spécialisés de la tribu et engageait des 29

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ressources dont seules disposaient les culturespolynésiennes les plus développées. La décorationde la pirogue et le rituel dont elle était l'objetconstituaient des aspects très importants de la viereligieuse.

Loin d'être une embarcation rudimentaire et

fragile, la barque polynésienne traditionnelle étaittechniquement très avancée pour son époque. Leshistoriens, s'appuyant sur des exercices de simu¬lation, estiment que ses deux coques assembléesau moyen de cordages lui donnaient une très

De la mer aux enfants

La mer une montagne bondissanteFouette et écrase le roc des fortes falaises.Que m'importent ces choses fragiles ?

« Connais-tu ma puissance ? » La mer fouetteMenaçante, elle brise, elle écrase.

J'ignore la crainte et la peur.Ce qui fait la force et l'orgueil de la terreNe sont pour moi que hochets ennuyeux.Tout ce que la terre imagine être puissantN'est pour moi qu'un peu de duvet sur l'eau.

Ch'oe Nam-son (1890-1957)écrivain coréen

grande rapidité car elles étaient beaucoup plus rap¬prochées que celles des catamarans modernes, etles tensions étaient d'autant moins fortes, ce quiévitait une trop grande résistance à la pression duvent sur les voiles. Celles-ci pouvaient s'adapterà la force du vent et composer avec le mouvementdes vagues.

Tissées de fibres de pandanus, ces voiles àlivarde à la forme si caractéristique étaient,semble-t-il, plus porteuses, mais aussi plus diffi¬ciles à contrôler, que les voiles quadrangulairesdes voiliers modernes, à en juger par de récentsexercices de simulation. Le Hokule'a, remarquablereconstitution d'une grande pirogue polynésienneassemblée à Hawaï, a ainsi pu relier dans des délaisrelativement courts Hawaï, Tahiti, Rarotonga etla Nouvelle-Zélande.

UNE PRODIGIEUSE MÉMOIRE

Mais même avec des embarcations aussi perfec¬tionnées, ces grands voyages auraient été impen¬sables sans un système de navigation très avancéet parfaitement au point, qui exigeait des connais¬sances sûres en astronomie, ainsi qu'une grandefamiliarité avec le milieu marin, le régime desvents et des marées et autres phénomènes natu¬rels ou saisonniers. On estime par exemple quele prêtre qui faisait office de navigateur devaitconnaître la position exacte au lever et au coucherde quelque mille étoiles repères. Outre ce prodi¬gieux travail de mémoire, il lui fallait également

Cl-contre,

poteau sculpté d'une maisoncollective maorie de Rotorua

(Nouvelle-Zélande).

Ci-dessous,

répliques d'anciennes

pirogues hawaïennes au largede Maul.

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faàéu

,A«C*r*i

avoir en tête la « carte » des différents archipels,avec les courants, les écueils, les hauts fonds,

etc. L'acquisition de cette véritable somme deconnaissances marines, transmises oralement et

sans aucun instrument de navigation, faisait partiede l'initiation religieuse. Nous savons que lesystème marchait grâce aux expériences effectuéesà bord du Hokule'a.

Quelle fut la raison de ces étonnants voyages ?Il semble qu'il y ait toujours eu de nombreuxéchanges commerciaux entre Samoa, Tonga,Tahiti et les autres îles de Polynésie orientale.Mais comment expliquer ces expéditions migra¬toires sur des centaines de milles marins ? Les tra¬

ditions locales évoquent le surpeuplement, desguerres perdues, et surtout les rivalités de clans.Mais le motif principal semble bien avoir été ledésir bien humain d'aller voir ce qui se trouveau-delà de l'horizon. Une chose est sûre en tout

cas, c'est que ces grands navigateurs avaient uneconfiance absolue en leur maîtrise de la mer, la

qualité de leur embarcation et la protection des« atua ».

Quand ils s'embarquaient, c'était à bord del'objet le plus précieux de la collectivité, ce donttémoigne le raffinement du décor sculpté de laproue et de la poupe des pirogues maories ou tahi-tiennes, parfait exemple de l'art au service d'unecroyance. C'est en effet la pirogue de haute merqui symbolisait toute la fierté de la communauté,sa richesse artistique et technologique. Les bar¬ques de pêche ou de cabotage, plus utilitaires,

TIPENE O'REGAN,

de Nouvelle-Zélande, est

membre du Conseil tribal des

Maoris Ngai Tahu, président dela Commission maorie des

pêcheries, membre de l'Office

néo-zélandais de géographie etadministrateur du musée

National de la Nouvelle-

Zélande. On lui doit diverses

publications sur l'histoire

maorie et polynésienne, ainsi

que sur les affaires culturelles

dans le Pacifique.

étaient moins richement ornées, mais compor¬taient toujours un élément décoratif: frisesculptée, incrustations d'écaillé ou dessin géomé¬trique des ligatures d'assemblage.

On admire le sens esthétique qui a présidé àla décoration de ces esquifs, mais aussi leuraérodynamisme fonctionnel : pour le Polynésien,l'art est toujours fonctionnel, et la proue sculptéedu vaisseau de guerre maori exprime le défi lancéà travers les vagues en direction de l'ennemi. Demême, les figurines sculptées qu'on emportait àla pêche ou en voyage n'étaient pas des éuvresd'art gratuites, mais le précieux symbole del'incarnation des « atua » protecteurs.

Tout ce qui avait un rapport avec la mer etle dieu Tangaroa était d'ailleurs décoré : hame¬çons, flotteurs, harpons. L'art est nécessaire aupêcheur pour se concilier les bonnes grâces de1'« atua ». Encore aujourd'hui, il est habituel derestituer à Tangaroa la première prise d'unejournée de pêche. L'art et la coutume exigentqu'ainsi soit apaisé le dieu de l'océan.

Mer courage

Peut-être l'encyclopédiste qui nousrenseignerait le mieux serait-il Hegel lorsqu'ilattribuait le meilleur de la formation del'homme à la mer.

Spontanément, pour la décrire, cette mer, ilretrouve l'expression par laquelle ilcaractérise la logique de l'Histoire : la ruse dela raison (¿\t List der Vernunft,); il n'estpas difficile, non plus, de revenir aux imagesde /Iliade et de son rusé Ulysse. Consultonsle paragraphe sur la mer. Le marin estparmi les hommes celui qui symbolise lemieux la grandeur, le courage de l'entreprisehumaine : « La mer éveille le courage » /DasMeer erweckt den Mut/

Ce courage est ici essentiellement lié àl'intelligence, il doit être aussi une ruse, caril a à lutter avec l'élément le plus rusé, lemoins sûr et le plus menteur : « cette étendueinfinie est parfaitement molle, car elle nerésiste à aucune pression, même pas ausouffle ; elle paraît infiniment innocente,soumise, aimable et câline et c'est justementcette facilité qui transforme la mer enl'élément le plus dangereux et le pluspuissant.

A une telle fourberie et à une telleviolence, l'homme (...) oppose uniquement unsimple morceau de bois, ne se fie qu'à soncourage et à son ingéniosité et passe ainsi dece qui est ferme à ce qui est sans appui,apportant, avec le sol qu'il s'est fait,lui-même ».

Yvon Belaval

philosophe français(La mer au siècle des encyclopédies, 1987, ouvragecollectif, ©Champion, Paris/Slatkine, Genève 1987)

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LESVOLXDE LA MÈRE

j

..>

La mer a partie liée avec la musique.

Qu'elle suscite la vocation d'un

chanteur-compositeur d'aujourd'hui,

après avoir bercé son enfance, ou

qu'elle inspire, dans un échange

permanent, la musique populaire

d'un pays à l'immense façade

atlantique - le Brésil -, c'est un lieu

de rencontres entre courants

culturels éloignés. Vers elle

également, comme au berceau des

origines, fait retour, en navigateur

au long cours, le citadin qui fuit les

pressions de la société moderne.

Au fil des onesjL/a mer, mère nourricière de ceux qui vivent sur ses rives,patrie des voyageurs, de ceux qui réunissent les mondes ; dont lesmouvements et le souffle ont l'ampleur et les accents d'unpoème symphonique. La mer source de sons et de rythmes ; levent du large fait résonner les cordes des guitares, des harpes etdes luths, vibrer la peau des tam-tam ; il emplit le soufflet del'accordéon. Grandes et petites musiques Debussy, Trenet...

vivent et respirent la cadence du va-et-vient de ses vagues.Fils d'Alexandrie, ma vocation de musicien a grandi dans

une ville-port, une cité-plage où, dès l'enfance, mes vagabon¬dages, mes errances, mes promenades étaient accompagnés parl'odeur des algues, le ruissellement des embruns, le fracas deslames contre les blocs de pierre de la digue, leur bruissementdiscret quand elles meurent sur le sable, la sirène des paque¬bots, le teuf-teuf des caïques, le cri des mouettes.

Sur le chemin de l'école que bordait la mer, les premierschants de la journée étaient les psalmodies des pêcheurs ren¬trant leur filet, halant leur bateau ou dédiant une sérénade à

une baigneuse matinale.Après la guerre, on projetait à Alexandrie un film intitulé

Fièvres où Tino Rossi, seul au milieu de la Méditerranée, chan¬

tait a cappella YAve Maria de Schubert. Comme je passais leplus clair de mon temps sur le Maiscaizone, la coquille de noixque m'avait offerte mon père, je m'idenfiai spontanément auhéros du film et m'appliquais à chanter en poussant sur lesrames. Plus tard, j'appris que, lors de sa traversée en solitaire,

pour lutter contre le silence, l'épuisement ou simplement se dis¬traire, le navigateur-écrivain Gérard d'Aboville puisait dans monrépertoire les chansons qu'il fredonnait.

. Lorsque je composai pour Edith Piaf la musique de Milord,j'essayai de retrouver l'ambiance sonore des bouges du quar¬tier des marins que je fréquentais dans mon adolescence, autantpour la présence troublante des belles du port que pour les chan¬sons que braillaient les matafs sur fond de piano désaccordé.

Chansons de la mer, de l'amour, de la mort.

Chansons du large ou du rivage.Elles ont imprégné ma mémoire, et mes couplets ont quel¬

quefois un air d'invitation au voyage. C'est en Grèce, dans l'îlede Spetsai, que la mer me souffle mes premières notes.

GEORGES MOUSTAKI, chanteur et compositeur français, est né à Alexandrie(Egypte) de parents grecs. Il a écrit des chansons pour Piaf, Reggiani,Barbara, Dalida et Montand avant de devenir lui-même un chanteur à succès

en 1969 avec Le Métèque. Il a publié Questions à la chanson et Les filles de

la mémoire (préfacé par Jorge Amado).

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par Georges Moustaki

Partout où il y a la mer, naissent des chansons pour apaiserles drames, adoucir les départs, saluer les arrivées, séduire lesfilles venues attendre sur la jetée ou consoler les épouses vêtuesde noir apprenant que la mer, leur rivale, a gardé leur mari.

Dans toutes ses compositions, Dorival Caymmi, poète,chanteur et musicien du nord du Brésil, raconte l'odyssée quo¬tidienne des pêcheurs de Bahia, amants de l'océan, victimes desa furie, amoureux de ses sortilèges et de Yémanjá, déesse desflots qui les entraîne parfois dans son royaume sous-marin.

Avant les ondes hertziennes, c'étaient celles de la mer quiportaient la musique de bouche à oreille, de pays en pays, d'uncontinent à l'autre, se mêlant à d'autres musiques pour enfanterde nouvelles mélodies et de nouveaux rythmes.

Le bandoneón, harmonium portable inventé par l'AllemandBand pour accompagner les processions religieuses, devintl'instrument-roi d'une musique profane, le tango, lorsque les

matelots de Hambourg le firent connaître aux musiciens por¬teños de Buenos Aires.

A Tananarive, j'achetai une sorte d'arc à musique et un tam¬bour dont on pouvait moduler les notes grâce à une tige fixéesur la peau. Quelque temps plus tard, je les retrouvai, presqueidentiques, au Brésil sous les noms de « berimbau » et « cuica ».

La musique andalouse, originaire du Pakistan ou de Byzance,essaimée par les nomades marins et terriens arriva jusqu'aunord de l'Afrique et le sud de l'Espagne.

La rencontre des folklores européens et des emigrants duNouveau-Monde avec la pulsation africaine du chant des esclaves,tous venus par la mer, a créé l'expression musicale des deuxAmériques. C'est ce métissage qui a confirmé à la musique sonuniversalité.

Le « Monde du silence » est le titre d'un très grand film sur lamer. Il faut savoir, enfin, que le silence, c'est aussi de la musique.

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Yetnanjá, la Messe de k mer

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par Mark à ArauéaL

A Rio de Janeiro, on célèbre,

le 31 décembre, la fête de

Yemanjá, déesse de la mer et

de la fécondité, en lançant surl'eau des barquettes

d'offrandes.

A tradition musicale du littoral brésilien

remonte aux premiers navigateurs portugais ets'est développée durant plus de trois cents ans demigration forcée des esclaves venus des côtes afri¬caines. Mais c'est Dorival Caymmi, un mulâtred'origine afro-italienne, qui, s'inspirant des chan¬sons des marins portugais, des pêcheurs métis etdes zélateurs des trois divinités noires de la mer,a donné une renommée nationale et ses titres de

noblesse à cette musique de la côte, dans un paysqui possède justement l'une des plus longuesfaçades maritimes du monde.

TRADITION AFRO

Son littoral se déploie en effet sur près de 8 500 kmet c'est là que s'est concentrée la colonisationdepuis le début du 16e siècle. Il aura fallu une ruéevers l'or pour qu'elle atteigne le Minas Gérais,le boom du caoutchouc pour qu'elle remontel'Amazone, et c'est grâce au café que Sào Paulos'est étendue vers l'intérieur. En 1960, l'inaugu¬ration de Brasilia la nouvelle capitale continen¬tale est un défi officiel à la passion du Brési¬lien pour la mer.

La culture marine est importante dans toutle Nord-Est, dans les grandes agglomérationscomme Recife ou Fortaleza. Mais c'est d'abord

à Bahia que le murmure des vagues se change leplus facilement en musique. Après les premièresinfluences lusitaniennes, ainsi de la « majurada »

« Matelot, ce sont les poissons de la mer / quim'ont appris à nager, qui m'ont appris à nager... »

les chants du candomblé africain vont consti¬

tuer une véritable tradition de la chanson marine,

doublement noire par sa forme musicale et parsa force religieuse. A Salvador de Bahia, la plusafricaine des villes brésiliennes, on chante pourtous les Orixás, les saints de ses rites syncrétiques,mais les meilleures offrandes vont toujours àYemanjá, la déesse de la haute mer, la plus aiméed'entre ses pairs : Oxum, dieu des eaux du rivage,et Ayoká, déesse des profondeurs.

« Le 2 février, jour de fête en mer,je veux être le premier à célébrer Yemanjá... »Celui qui s'empresse ainsi n'est autre que le

jeune Dorival Caymmi qui, en 1938, quitte Bahiapour Rio de Janeiro en quête de succès. Il y faitun triomphe avec sa grande guitare, sa voix gravequi chante les dieux, les poissons, les pêcheurs etla mer de Bahia.

« Le radeau est parti avec Chico Ferreira etBento,

le radeau est revenu tout seul... »

« Combien ont perduleur mari, leur fils dans les eaux de la mer... »

Tandis que Caymmi mettait en chansons ledrame des familles de pêcheurs nordestinsveuves inconsolées, fiancées éplorées attendant leretour de leur homme, offrandes à Yemanjá pourqu'elle apporte du poisson l'amiral PauloMoreiro da Silva, qui donna au Brésil une politiquemoderne de la pêche, le résumait dans cette bou¬tade : « Le problème de la faim dans le Nord-Est 35

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serait résolu si l'on renversait la carte du Brésil,en envoyant les grands bancs de poissons du Sudvers le Nord ». De fait, dans le Sud brésilien, richeet froid, où l'économie est plutôt tournée versl'industrie et l'agriculture, où le littoral est peupeuplé, la pêche, surtout à la sardine, abondante,se pratique à grande échelle, avec des bateauxmodernes.

Dans le Nordeste, où la pêche est depuis tou¬jours une activité vivrière, les poissons sont plusgros et plus nobles, mais on les pêche à la ligne,un par un, à bord d'embarcations rudimentaires(comme les barques, les saveiros de Bahia), voiresur de simples radeaux. Et la récente industriali¬sation de la pêche dans la région n'a guère pro¬fité qu'à quelques entreprises du Sud.

INSPIRATION POÉTIQUE

Les aventures solitaires, comme celle qu'immor¬talisa Hemingway dans le Vieil homme et la mer,sont courantes dans les eaux chaudes de Bahia, de

Ceará, de Pernambouc. Elles ont inspiré de nom¬breux poèmes, dont celui que composa Caymmiavec son grand ami l'écrivain Jorge Amado :

« Il est doux de mourir en mer, dans les ondesvertes de la mer...

Le beau matelot, la sirène de la mer l'a

emporté... »Les influences qu'exerça Caymmi sur la

musique populaire brésilienne sont multiples.Bien d'autres compositeurs de thèmes folklori¬ques ont suivi son exemple, apportant à Rio,centre culturel du sous-continent brésilien, lesmusiques typiques de leurs régions, même les pluslointaines. En tant que musicien et guitariste, ila beaucoup innové dans le domaine de l'har¬monie. Enfin, quatre des premières chansons deJoâo Gilberto, l'initiateur de la bossa-nova, ont étécomposées par Caymmi, déjà un vétéran à cetteépoque. Sa postérité musicale est innombrable.

Caymmi est encore très en voguelorsqu'apparaît la bossa-nova. Il en partage lagloire avec Vinicius de Moraes dans le disque oùtous les deux chantent, accompagnés par le Cuar¬teto em Cy, « La suite des pêcheurs », qui marquel'apogée du genre :

« Mon radeau va prendre la mer.../ quand jereviendrai de la mer, un beau poisson je vaisapporter/ mes compagnons aussi vont revenir/et au Dieu du Ciel nous rendrons grâce...

« Adieu, adieu pêcheur, ne m'oublie pas/ jevais prier pour qu'il fasse beau/ pour que le tempsne soit pas mauvais...

« Avec un temps pareil, on ne sort pas/ quiprend la mer ne revient pas... »

UN NOUVEAU CULTE

bordée par les immeubles en béton du sud de Rio,d'où l'on salue l'été de sa fenêtre :

«Jour de lumière, fête du soleil, et le petitbateau glisse sur le bleu tendre de la mer » (« OBarquinho » de Menescal et Boscoli, enregistrépar Joào Gilberto en 1961).

Ce culte est celui de santé, de la beauté, et de

la passion. De « Tereza de Praia », ou DickFarney et Lucio Alvez chantaient jadis « Elle n'està personne, elle ne peut être à moi, à lui nonplus », au grand succès remporté par Tom Jobimet Vinicius de Moraes avec « La fille d'Ipanema »et « son doux déhanchement sur le chemin de la

mer », la belle plastique des filles (et des garçons)de Rio qui se pressent sur les plages et dans lesbars d'Ipanema, de Copacabana et de Leblon estdevenue la grande source d'inspiration des poètesde l'eau salée et de la bière glacée.

C'est sur les plages de Rio que furent pensés,vécus et chantés la plupart des mouvements quiont changé le comportement du Carioca et, à sasuite, du Brésilien en général : la politique et larésistance culturelle à la dictature, la libéralisation

desmet maintenant la prophylaxie du sida.Plus la population urbaine s'accroît, et plus

s'aggrave le problème de la pollution de l'eau demer, en dépit des travaux réalisés pour éloignerles bouches d'égout du rivage. L'équilibre écolo¬gique est précaire. Un grand effort est fait pourrendre aux plages leur beauté et à l'eau sa pureté.

Peut-être répond-on ainsi auxv les pluschers de la Yemanjá, dont le culte gagne à Rio,non seulement parmi les adeptes traditionnels duCandomblé deuxième religion du pays aprèsle catholicisme mais aussi auprès du public engénéral, qui a fait de la nuit de la saint Sylvestreune immense fête en l'honneur de la déesse de

la mer. A chaque nouvel an, le quartier sud deRio est littéralement paralysé par des centainesdes milliers d'adorateurs qui jettent des fleurs dansla mer embrasée par les feux d'artifices jaillissantde différents points du rivage.

Cet instant symbolise bien ce que l'on attendde la mer toute l'année durant. Quand elle n'estpas le réceptacle de tous les déchets de la ville,elle est celle à qui l'on demande la chance et lebonheur, l'argent, la santé et l'amour. Commesi la mer pouvait absorber toutes les énergies néga¬tives de l'homme pour les lui rendre en nourri¬ture et en bienfaits.

C'est peut-être le souci de ménager cette éter¬nelle bonne volonté des divinités des mers brési¬

liennes qui a poussé deux compositeurs de Bahia,Gerónimo et Vevé Calasans, à écrire cette nou¬velle chanson :

« Une douzaine de roses... que j'ai voulu offrir,mais sans rien demander, je les ai jetées à la merétreignant la mer, mais sans rien demander

je n'ai fait que remercier... »

De la rencontre historique de Caymmi et de labossa-nova, naît un culte nouveau, sur les plages M.D,n nc .d.t.mu» , . ^ - ] I~~!

QC ,, j ... *, ° MARIO DE ARATANHA, journaliste brésilien, est producteurOD d une mer devenue symbolique, une mer urbaine de disques et animateur culturel.

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h solituà du veilleur à fond

Amitié est un cotre de 7,60 m,

/ \ coque bleue et voiles blanches,/ \ que nous avions baptisé ainsi en

souvenir d'une chanson bien connue de

tous les volontaires du Service civil inter¬

national, et puis à cause de l'amitié quiunissait les membres de notre équipageet celle des gens que nous espérions ren¬contrer au cours de notre croisière de

deux ans. Ce n'est que bien plus tard quenous avons découvert l'existence de la

barque Amitié, échouée sur la plage d'unetoile de Van Gogh.

Par un beau soir d'avril, notre Amitié

à nous quitta le port de Las Palmas, auxCanaries, et mit le cap à l'ouest en direc¬tion de Bridgetown, capitale de la Bar-bade, où devaient nous porter les alizés,à quelque 2 700 milles nautiques de là.Nous étions trois à bord : Nicole (France),Glyn (Royaume-Uni) et moi-même (Etats-Unis) ou plutôt quatre. En effet, Glynvenait de devenir papa pour la premièrefois d'un petit garçon et par amourpaternel, mais aussi pour conjurer le sort(que les marins redoutent autant que lesorages), il avait accroché à la poupe unfilin au bout duquel flottait un canard en

caoutchouc emprunté à son fils. Arrimantsolidement le cordage à un taquet, il avaitremarqué : « Quand ce canard retrouverales eaux anglaises, il pourra se vanterd'être un vieux loup de mer. »

Les premières vingt-quatre heuresfurent éprouvantes, car nous devions tra¬verser une route maritime sillonnée de

navires gigantesques, or Amitié n'étaitguère plus grand que les canots de sauve¬tage que ces monstres qui nous cernaientportaient sur le pont. Sur leurs écrans decontrôle, notre image devait se confondreavec celle d'une mouette. Enfin, nous 37

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sortîmes du couloir de navigation pouraffronter l'immensité, où nous étions sûrs

de ne plus rencontrer âme qui vive avantun mois au moins.

Rien d'autre que la mer, le ciel, levent, les vagues... des vagues déferlantesse déroulant au-dessus de notre poupe,nous soulevant sur leur crête dans un

ralenti de montagnes russes, pour nouslaisser retomber (pas toujours en douceur)dans le creux de la vague suivante. Ce videétait d'autant plus impressionnant,qu'une fois instaurée la routine quoti¬dienne, nous devions nous relayer pourveiller, passant dans le cockpit de 1,5 m2de nombreuses heures, de jour comme denuit, environnés par le néant.

Mais peut-on parler de « néant » àpropos de la mer, alors que nous flottionssur quelques 2 000 m d'eau et de sel, ceséléments qui constituent 70% desmatières organiques de notre corps ? Etcelui qui tenait la barre, engoncé dans sonciré ou en maillot de bain lorsque, plusau sud, le temps eut viré au beau nepouvait s'empêcher de penser qu'un mètreseulement le séparait de cet immensemagma mouvant et jamais en repos.

L'avantage d'être si près, c'est qu'onpouvait commodément observer lemanège des dauphins qui nous escor¬taient, de leurs voraces cousins les cory-phènes pourchassant les poissons volants.Ceux-ci ne leur échappaient que pourtomber littéralement dans le bec des fré¬

gates et autres oiseaux de mer qui tour¬noyaient autour de nous dans l'attente deces friandises bondissantes.

Et peut-on dire que le ciel était vide,alors que nous avions pour guides le soleilet les étoiles ? Nous nous amusions du

spectacle d'un oiseau essayant de se poserau sommet du mât agité par le mouve¬ment des flots.

SOLITUDE

Et moi qui adorais prendre les quarts denuit, je profitais des clartés conjointes deJupiter et de la Lune pour déchiffrer toutce qui me tombait sous la main en fait delectures, y compris un vieux numéro duMonde, qui n'est pas précisément impriméen caractères d'affiche !

Non, aucune impression de néant,plutôt une impression de solitude, encorerenforcée par la disparition précoce ducanard de Glyn, victime d'un quelconqueprédateur : en effet, la ligne qui l'attachaitn'était pas effilochée, mais nettement sec¬tionnée.

Solitude, oui, mais sans que l'huma-38 nité se laisse oublier pour autant : tout au

La main de la mer

Je m'égarai.Et je trouvai la main de la mer,sa route toujours ouverte,les scintillements verts des vagues.Je la longeai,ô douceur de l'accalmie du soir.

O ivresse de l'aurore.

Et le monstre de la tempêteme prit dans ses bras.

Elmer Dlktonlus (1896-1961)écrivain finlandais

(Anthologie de la poésie suédoise,trad, de J.-C. Lambert, ©Seuil, Paris 1971)

long de la route, nous ne devions cesserde croiser des fûts vides, des conteneurs

en plastique de toutes tailles et de toutesformes souillés de mazout, et autresrebuts flottants de notre « civilisation ».

Au point qu'un jour, rencontrant unemballage qui jouait les bouées publici¬taires en nous enjoignant (à nous et auxmouettes) « Buvez Coca Cola », je ne pusm'empêcher de m'exclamer : « Plutôtcrever ! ». Mais la bouteille indifférente

glissa le long de notre coque pour allerproposer son message à l'improbableclient qui passerait à son tour par là, dansun mois ou dans un an.

La radio aussi nous tenait informés,

outre qu'elle nous servait à vérifier notreposition deux fois par jour. Nousapprîmes ainsi par la BBC que la guerrecivile faisait rage en Afrique, et que l'agi¬tation gagnait les campus universitairesd'Europe. Et grâce à Radio Moscou, nouspûmes vivre et mimer en direct, dansnotre cockpit, le grand défilé du 1er maisur la Place Rouge, au bruit étonnam¬ment présent des fanfares.

DE LA FRITURE SUR LA LIGNE

Une nuit, vers deux heures du matin, jecontemplai un long moment, fasciné, lesfeux de deux avions de ligne qui allaientse croiser dans le ciel, au-dessus de moi.

Reprenant mes esprits, je me précipitaisur la radio et j'entendis, dans un bruitde friture, le dialogue des deux pilotes dela British Airways : « J'espère que t'as prisun imper, mon pote. Il flotte à Rio. Atoi ». « Bien reçu, mon pote. Et toi, je teconseille de prendre le métro àHeathrow. Y a encore des travaux sur

l'autoroute. A toi ».

Moi, je n'avais personne à qui parler,et je n'en avais guère envie de toute façon.Mais soudain j'éclatai de rire à la penséeque ces deux types, à la vitesse où ilsallaient, poseraient leurs avions dans quel

ques heures, alors que nous en avionsencore pour des semaines en mer.

Peu à peu, ces nuits de solitude deve¬naient un exercice d'introspection. Je medemandais, par exemple, si j'avais peur,en sachant fort bien que ce sentimentaurait été excusable. Tout récemment, lescinq passagers d'un voilier suédois encal-miné en plein Atlantique avaient atteintles Antilles mourant de soif et avec, pourtoute réserve de vivres, un minuscule potde confiture ! Et nous-mêmes, nous

l'avions échappé belle le jour où la croi-sette de bâbord s'est détachée de l'étai,

nous menaçant de démâter. C'aurait puêtre la catastrophe. Par chance, nous étionsdeux sur le pont à ce moment précis etGlyn put procéder à une réparation defortune pendant que je lui faisais la courteéchelle, le portant à bout de bras sur mesmains jointes comme une offrande pro¬pitiatoire. Nous nous rappelâmes alorsnotre rencontre à Las Palmas avec le navi¬

gateur solitaire polonais Leonid Telega.Il nous avait montré son livre de bord

où le poète soviétique Evtouchenko, ren¬contré à Tahiti, avait écrit que le nom dubateau, Opty, ne le rendait qu'« à moitiéoptimiste ». En tout cas, optimiste ou pas,je n'avais pas vraiment peur (moi, c'estl'altitude qui me donne le vertige).

Par contre, j'avais quelques petitessatisfactions de vanité. Contre toute

attente, j'avais appris à me servir d'un sex¬tant, et notre marge d'erreur, après plusde 15 000 km en mer, n'en excédait pas10, ce qui n'est pas mal pour des ama¬teurs. Et puis, m'inspirant de l'idée d'unnavigateur solitaire et peintre de marinefrançais d'avant la guerre nommé Marin-Marie, j'avais réussi à équiper Amitiéd'une paire de trinquettes jumellesnous les appelions Fred et Jim qui fai¬saient plus ou moins office de gouvernailautomatique, nous laissant du temps pourrêvasser.

Je ne peux pas dire que je me prenaispour un Tabarly, car Amitié évoquaitdavantage un âne familier qu'un fringantcoursier des mers. Si nous nous battions,

c'était contre le danger, pas contre lamontre. Et le fait de ne pas être obsédépar le chronomètre nous permettait decapter, de savourer, le passage d'un tempssi proche de l'immobilité.

L'APPEL DU LARGE

Si nous n'étions pas exactement de la racedes grands navigateurs, nous nous sen¬tions quand même proches d'eux et j'ypensais souvent, la nuit ainsi qu'à noshéroïques et lointains prédécesseurs, qui

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mettaient parfois des mois pour faire destraversées, sans radeaux de sauvetage auto¬gonflables et sur des embarcations beau¬coup plus rudimentaires et difficiles àmanuuvrer que notre coque en fibre deverre avec ses voiles et ses cordages enmatière synthétique.

J'évoquais les mânes du patriarcheyankee, le capitaine Joshua Slocum, quiconstruisait lui-même ses bateaux et fut

sans doute (au 19e siècle !) le premier navi¬gateur à faire le tour du monde en soli¬taire. Et puis Vito Dumas, parent éloigné(et argentin) du grand Alexandre, obligéde percer lui-même, en pleine mer, avec uncanif, l'abcès qui risquait de l'emporter.Sans oublier le peintre Marin-Marie déjàmentionné, qui réalisa en 1933 une pre¬mière, la traversée en solitaire de l'Atlan

tique d'est en ouest, dans des conditions, ilest vrai, relativement confortables. Sur 65

jours de mer, il n'en passa que 23 à labarre, car le système de trinquettesjumelles qu'il avait inventé permettait àson cotre, le Winibelle II, de naviguer sansbarreur le reste du temps.

Qu'est-ce donc qui les avait poussésà partir ? Et qu'est-ce qui nous poussait,nous, à faire comme eux ? Sans doute,l'idée de « tout laisser tomber » pen¬dant quelque temps du moins de se col¬leter avec la nature, de se fondre en elle

et de dépendre d'elle, pour apprendre nonpas à la dominer mais à coopérer avec elle.Et puis (nous étions jeunes alors) par défi.Pour la joie élémentaire du soleil, du ventet du sillage d'écume à la poupe ; pourl'excitation du danger des tempêtes (même

si nous avions déjà connu ça en Méditer¬ranée l'hiver précédent et nous ne tenionspas à recommencer) ; et enfin parce quedes années auparavant, dans la moiteurd'un soir d'été parisien, tout parfumé parles odeurs de vase de la Seine et des potsd'échappement des voitures, dans la cabinedu rafiot Geneviève où nous campionssous le pont de la Concorde, nous nousétions jurés, Glyn et moi, de partir unjour pour de bon.

L'alcool étant strictement interdit à

bord, c'est avec un dé de rhum volé à la

pharmacie que je célébrai mon 31e anni¬versaire. Rappel d'une réalité temporelledevenue un peu « irréelle » après troissemaines en mer. Pourtant, je ne me suisjamais ennuyé. Les Tabarly, dit-on, n'ontpas le temps de s'ennuyer ; moi, c'est dif¬férent, j'avais tout le temps de ne pasm'ennuyer. Je ne veux pas dire par là queje nourrissais des pensées profondes, maisj'étais disponible pour accueillir et exa¬miner à loisir toutes celles qui se présen¬taient, un peu ébouriffées par le vent alizéqui nous poussait inexorablement vers leNouveau Monde.

La mer

Avant que le songe (ou la terreur) ne tisseLes mythologies et les cosmogonies,Avant que le temps ne batte la monnaie des

jours,La mer, la mer depuis toujours déjà existaitQui est la mer f Quel est cet être violentet ancien qui ronge les piliersDe la terre, qui est une seule mer et

beaucoup d'autres,Qui est l'abîme et l'éclat, le hasard et le

vent f

Qui la regarde la voit pour la première fois,Toujours. Avec la stupeur que donnent les

choses

Elémentaires, les belles après-midis,La lune, la flamme d'un feu.Qui est la mer et qui suis-je f Je le saurai auLendemain de l'agonie.

Jorge Luis Borges (1899-1986)écrivain argentin

(L'autre, te même. 1964)

AU RYTHME DE LA NATURE

A l'aube du 35e jour, nous vîmes les côtesde la Barbade poindre à l'horizon.

A mesure que nous approchions, jefus d'abord intrigué, puis surpris et mêmeun peu effrayé par les éclairs lumineux quinous parvenaient du rivage à intervallesrapprochés, avant de comprendre qu'ils'agissait de la réflexion du soleil levantdans les vitres des voitures qui circulaientsur la route du bord de mer. Mais c'est

alors que je ressentis vraiment de la peur,peur pour la vie de ces pauvres automo¬bilistes qui semblaient dévaler ces routes enzigzag à des allures vraiment terrifiantes.

Par la suite, je compris que tous cesgens roulaient à une vitesse normale, etque c'était mon rythme biologique à moiqui s'était ralenti, après plus d'un moispassé en mer, en harmonie avec la respira¬tion de la nature, le rythme irrégulier etéternel des vagues, du vent et des étoiles.

Mes longues méditations nocturneslaissaient ouvertes bien des incertitudes :

la seule chose que j'étais sûr d'avoirapprise, même si je l'ai souvent oubliéepar la suite, c'est que la vitesse n'est pasforcément un progrès.

Rien que pour cela, merci Amitié \

ARTHUR GILLETTE, ancien rédacteur en chef de la

revue Museum, appartient actuellement à la

Division de la jeunesse et des activités sportivesde l'UNESCO. Il a écrit de nombreux articles sur la

mer pour des revues spécialisées. 39

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La Très Verte, comme disent les

textes d'ancienne Egypte, est aussi

un lieu symbolique qui inspire sans

cesse l'imagination créatrice.

Récit fabuleux, conte emblématique

ou roman métaphysique, certains

écrits réfléchissent admirablement les

divers sens que peut prendre la mer

dans l'imaginaire universel.

Aujourd'hui encore, le voyage sur

l'élément liquide n'a pas perdu sa

charge symbolique, comme le

montrent les pratiques rituelles ou

les interdits qui l'accompagnent.

Mais sa désacralisation gagne, à

mesure que son exploitation

désordonnée s'accélère et que sa

pollution s'étend.

h conte du naufwé

Extrait de Romans et contes égyptiens,

traduction, introduction, notices et

commentaires par Gustave Lefebure,

©Adrien Maisonneuve, Paris 1976.

DANS ce récit de l'Egypte antique,appelé aussi /Ile du Serpent, un

Egyptien conte ses extraordinairesaventures : parti d'un port de la mer Rougepour atteindre la région minière du Sinaï,ilfait naufrage et aborde dans une île mer¬veilleuse dont le maître, un Serpent, lereçoit amicalement et le renvoie chez lui

comblé de dons. De retour en Egypte, le roilui fait bon accueil et l'élève à la dignitéde Compagnon.

L'île où une vague de la Très Verte ajeté le naufragé est appelée « l'île du ka ».Le ka est originairement une puissanceinvisible qui naît avec l'homme, l'accom¬pagne pendant sa vie et, le quittant à samort, continue cependant à représenter la

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Navire de l'Egypte antique.

Détail de l'hypogée que Néfer, dignitaire de la

5* dynastie (V. 2500-2400 avant J.-C), se fit

construire à Saqqara.

JE vais te raconter quelque chose (...)qui m'est arrivé (...) tandis que j'allaisaux mines du Souverain et que j'étaisdescendu sur la Très Verte à bord

d'un navire de cent vingt coudées de longsur quarante coudées de large1. Centvingt marins le montaient, de l'élite del'Egypte : qu'ils surveillassent le ciel, ouqu'ils surveillassent la terre, leur cgurétait plus résolu que celui des lions. Ilspouvaient annoncer un orage avant qu'ilfût arrivé et une tempête avant qu'elle sefût produite.

LA TEMPÊTE ET LE NAUFRAGE

Un orage avait éclaté alors que nousétions sur la Très Verte et avant que nouseussions atteint la terre. On continua de

naviguer, mais l'orage redoubla, soulevantune lame de huit coudées (...) Puis lenavire périt, et de ceux qui étaient à bordil ne resta pas un seul. Et moi je fus déposésur une île par une vague de la Très Verte.Je passai trois jour seul, n'ayant que monceur pour compagnon ; gisant inerte sousl'abri formé par un arbre ( ?), j'étreignisl'ombre. Puis j'allongeai les jambes à larecherche de quelque chose que je pusseme mettre dans la bouche. Je trouvai làdes figues et du raisin, de magnifiqueslégumes de toute espèce, des fruits dusycomore (...) et des concombres commes'ils étaient cultivés. Il y avait là aussi despoissons et des oiseaux. Il n'y avait rienenfin qui ne s'y trouvât. Alors je me ras¬sasiai et rejetai à terre (une partie de cesvivres), car j'en avais trop à porter. Puis,quand j'eus pris un bâton à feu, je pro¬duisis du feu et fis un holocauste aux

dieux.

APPARITION DU SERPENT

personnalité de l'être avec lequel elle avaitcoexisté sur terre : cette notion correspondapproximativement au concept occidentalde l'âme. Le ka est aussi la force vitale, leprincipe de vie, puis encore tout ce qui estde nature à entretenir la vie chez un indi¬

vidu : les aliments, les faveurs du roi, etc.L'île du ka serait donc l'île où l'on

trouve en abondance « toutes les bonnes

choses» qui contribuent à assurer l'exis¬tence. On peut aussi comprendre, en se réfé¬rant au sens primitifde ka ; l'Ile de l'Esprit,l'Ile du Fantôme, c'est-à-dire « l'Ileenchantée ».

Elle était située au « pays de Pount » :ce nom semble avoir désigné d'abord lacôte occidentale de la mer Rouge, puis il

a englóbele côté opposé d'Arabie et notam¬ment le Yémen (où se trouvait le royaumede la fameuse reine de saba).

Dès l'Ancien Empire, les Egyptiensenvoyèrent au pays de Pount des expédi- .tions chargées d'en rapporter des essencesaromatiques et de l'oliban (l'encens). Leurnavigation n'allait pas toujours sans acci¬dent, car la côte est escarpée, hérissée derécifs et d'îlots. Ces voyages étaient doncfatigants, souvent même hasardeux, et ceuxqui en revenaient ne manquaient pasd'ajouter encore à la réalité de leurs aven¬tures quelques détails merveilleux, suscep¬tibles de charmer et d'étonner leurs

auditeurs.

Ainsi dut naître le Conte du Naufragé.

Alors j'entendis un bruit de tonnerre : jesupposai que c'était une vague de la TrèsVerte. Les arbres craquèrent et la terretrembla. Quand j'eus découvert monvisage, je constatai que c'était un serpentqui venait : il mesurait trente coudées etsa barbe dépassait deux coudées ; sesmembres étaient plaqués d'or, ses sour¬cils ( ?) étaient en lapi-lazuli véritable ; ils'avançait prudemment ( ?).

Il ouvrit sa bouche vers moi tandis

que j'étais sur mon ventre devant lui, enme disant : « Qui t'a amené (ici), qui t'aamené, petit ? Qui t'a amené ? Si tu tardesà me dire qui t'a amené dans cette île, jeferai que tu t'aperçoives, ayant été réduiten cendres, que tu es devenu quelquechose qu'on ne peut plus voir. » (Jerépondis :) « Tu me parles et moi je ne 41

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saisis pas ce (que tu me dis) : je suis devanttoi et j'ai perdu le sentiment. »

Alors il me mit dans sa bouche, il me

porta à son repaire et me déposa sans meheurter, de sorte que j'étais sain et sauf,sans que rien m'eût été enlevé. Il ouvritsa bouche vers moi tandis que j'étais surmon ventre devant lui, puis il me dit :« Qui t'a amené (ici), qui t'a amené,petit ? Qui t'a amené dans cette île de laTrès Verte dont les deux rives sont dans

les flots ? »

(L'Egyptien fait le récit du naufrage)

LES PROMESSES

ET LE RÉCIT DU SERPENT

Alors il me dit : « Ne crains pas, ne crainspas, petit : n'aie pas un visage tourmentémaintenant que tu es venu jusqu'à moi.Dieu assurément a permis que tu vives,puisqu'il t'a amené en cette île du ka danslaquelle il n'y a rien qui ne se trouve etqui est remplie de toute espèce de bonneschoses. Voici que tu passeras mois surmois jusqu'à ce que tu aies accompliquatre mois dans cette île. Puis un bateauviendra du pays, monté par des marinsque tu connais ; tu retourneras avec euxau pays et tu mourras dans ta ville2.Combien heureux celui qui peut raconterce qu'il a expérimenté, une fois passés lesévénements pénibles !

Je te raconterai donc quelque chosede pareil à cela, qui est arrivé dans cetteîle, où j'étais avec mes congénères, parmilesquels il y avait des enfants : nous étionsau total soixante-quinze serpents, tantmes enfants que mes (autres) congénères.Et je ne te mentionnerai pas une fille enbas âge que je m'étais procurée par prière.Une étoile vint à tomber, et ceux-ci sous

son action prirent feu. Cela arriva alorsque je n'étais pas avec (eux) ; ils brûlèrentsans que je fusse au milieu d'eux. Je (faillis)mourir à cause d'eux quand je les trouvaien un seul monceau de cadavres.

Si tu es fort, maîtrise ton cAur : tu

serreras sur ton sein tes enfants, tu embras¬seras ta femme, tu reverras ta maison, etcela vaut mieux que tout. Tu regagnerasle pays où tu vivais au milieu de tesfrères. »

DIALOGUE

Alors, étant étendu sur mon ventre, jetouchai (du front) le sol devant lui, touten (lui) disant : « Je raconterai ta puissanceau Souverain et ferai qu'il soit informé deta grandeur. Je te ferai apporter (des par¬fums) ibi, hékénou, ioudéneb, khésayt, ainsique de l'encens des temples avec lequelon réjouit chaque dieu. Je raconterai donc

ce qui est arrivé (dans cette île), ayant pré¬sent à l'esprit ce que j'aurai vu par l'effetde (ta) puissance. On te remerciera dansla ville, devant les notables de tout le pays.Je sacrifierai pour toi des taureaux enholocauste, je tordrai le cou pour toi àdes volailles. Je te ferai amener des navireschargés de tous les produits précieux del'Egypte, comme on doit faire pour undieu qui aime les hommes, dans un payslointain que les hommes ne connaissentpas. »

Alors il rit de moi3, (ou plutôt) de ceque j'avais dit et qu'il estimait insensé,

La grande nuit

Au début j'avais cru impossible derester seul trois heures en mer.

Mais à cinq heures cinq heuresaprès mon naufrage il me parutnormal d'attendre encore.

Le soleil déclinait. (...) Brusquementle ciel s'empourpra et je continuai descruter l'horizon. Puis il vira au

violet foncé, et je continuai, moi, àregarder. D'un côté du radeau,pareille à un diamant jaune dans leciel couleur de vin, fixe et carrée,apparut la première étoile. Aussitôtla nuit, opaque et dense, s'abattit surla mer.

Ma première impression, encomprenant que j'étais plongé dansl'obscurité au point de ne plus voirla paume de ma main, fut queje ne pourrais pas dominer materreur. Au bruit de l'eau contre les

montants du radeau, je savais quecelui-ci continuait d'avancer

lentement mais infatigablement.Noyé dans les ténèbres, je comprisque jamais, durant le jour, je n'avaisété aussi seul. La nuit intensifiait masolitude sur cette embarcation

que je ne voyais pas mais que jesentais glisser sourdement sous moi,sur une mer épaisse et peupléesd'animaux étranges. Pour me sentirmoins seul je me mis à examiner lecadran de ma montre. Sept heuresmoins dix. Longtemps après deuxou trois heures plus tard, mesembla-t-il ! je lus : sept heuresmoins cinq. Quand la grandeaiguille couvrit le chiffre XII, il étaitjuste sept heures et le ciel ruisselaitd'étoiles. J'avais l'impression que letemps avait passé, passé, et que l'aubeallait poindre.

Gabriel García Márquezécrivain colombien

(Récit d'un naufragé, trad, de C Couffon,©Grasset et Fasquelle, Paris 1979)

tout en me disant : « Tu n'as pas beaucoupd'oliban, tandis que tu es né possesseurde résine de térébinthe. Mais moi, qui suisle prince (du pays) de Pount, l'oliban, ilm'appartient ; quant à ce (parfum) hékénouque tu pensais apporter, c'est le produitprincipal de cette île. Il arrivera d'ailleurs,quand tu auras quitté cet endroit, quejamais plus tu ne reverras cette île, qui sesera transformée en flots. »

LE RETOUR AU PAYS

Or ce navire vint, comme il l'avait

prédit : j'allai, je me juchai sur un arbreélevé et je reconnus les gens qui étaientà bord. Alors j'allai pour annoncer cettenouvelle (au Serpent), mais je trouvai qu'illa savait (déjà). Et il me dit : « (Retourne)en santé, en santé, petit, à ta maison,que tu revoies tes enfants ! Fais que monrenom soit bon dans ta ville : c'est là tout

ce que je réclame de toi. » Alors je me misà plat ventre, les bras étendus devant lui ;et il me donna une cargaison comprenantde l'oliban, des (parfums-) hékénou, iou¬déneb, khésayt, tichépès, chaâsekh, ducollyre noir, des queues de girafes, un grostas de résine de térébinthe, des défensesd'ivoire, des chiens de chasse, des cerco¬pithèques, des babouins, et toute sorte deproduits précieux de qualité4. Je chargeaitout cela sur ce navire. Puis, quand je mefus mis à plat ventre pour le remercier,alors il me dit : « Tu arriveras au paysdans deux mois, tu serreras sur ton sein

tes enfants, tu redeviendras jeune au pays,tu (y) seras enterré. » Là-dessus, je des¬cendis au rivage auprès de ce navire et jehélai l'équipage qui était dans ce navire.Je rendis grâces, sur le rivage, au maîtrede cette île et (à) ceux qui étaient à bordégalement.

Nous fîmes alors route, en directiondu nord, vers la cour du Souverain et

nous arrivâmes au pays en deux mois,exactement comme il l'avait dit. Je fusintroduit auprès du Souverain et je luiremis ces présents que j'avais rapportés decette île. Il me remercia en présence desnotables du pays entier, puis je fus élevéau rang de Compagnon et gratifié de serfslui appartenant.

1. Environ soixante mètres sur vingt mètres :c'était un gros navire.2. Le plus grand malheur qui pût advenir à unEgyptien était de mourir loin de l'Egypte.3. Le Serpent rit, car il n'a pas besoin de recevoird'Egypte des produits que les Egyptiens avaientcoutume de venir chercher dans son pays.4. Cette enumeration comprend précisément toutce que les Egyptiens se procuraient au pays dePount.

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Le rêve dVrashima Taro

la mer profonde de mon enfance s'élevaitun édifice merveilleux qu'on appelait le Ryûgû,le palais du Dragon. Contrairement à ce que cenom un peu effrayant pourrait laisser entendre,une douce atmosphère féminine y régnait. Ledragon ne se montrait guère, et une jeune femmeextrêmement belle, Otohime, vivait dans ce palaissous-marin aux murs décorés de coraux et

d'émaux. Elle portait un costume exotique. Etait-elle la fille du roi-dragon ou quelque autre animalmétamorphosé ? Mon livre d'images ne donnaitaucune explication là-dessus.

Un hôte humain, cependant, séjournait chezelle. Il se nommait Urashima Tarô. Ces deux per¬sonnages charmants passaient des jours et desmois ensemble dans une joie continuelle. Rien nemanquait à leur vie : des poissons multicolores,innombrables des daurades, des soles et mille

autres dansaient un ballet fantastique au sond'une musique exquise ; des mets délicieux gar¬nissaient leur table. « Mangent-ils, même au fondde la mer, des poissons et des coquillages ? » mesuis-je bien souvent demandé naïvement. Mais jene me suis pas interrogé sur la nature du lien quiunissait ce couple extraordinaire. S'agissait-il sim¬plement d'amoureux, ou étaient-ils mariés ? Leconteur de mon vieux livre disait seulement quele jeune homme était heureux. Cela me suffisaitparfaitement.

Je savais pourquoi Urashima Tarô avait étéaccueilli au fond des eaux : le jeune pêcheur avaitsecouru une grosse tortue de mer, attaquée surla plage par des enfants méchants. En reconnais¬sance de son geste, l'animal marin avait transportéson gentil sauveur jusqu'à ce lieu merveilleux.

Le petit lecteur que j'étais connaissait égale¬ment la suite de l'histoire. Le héros, au bout dequelques années, se lasse de cette existence vouéeexclusivement aux jeux et aux amusements. Lanostalgie le pousse à revenir au pays natal. Mais,à sa stupeur, il ne retrouve ni sa maison, ni samère. Personne ne le reconnaît... Cela expliquepourquoi je m'attardais, aussi longtemps que pos¬sible, sur les images du palais du Dragon...

La dernière illustration du récit était angois¬sante pour un enfant. Sur une plage déserte, onvoyait un vieillard très maigre, à la longue barbeblanche, qui avait l'air accablé par son étrangedestin. A côté de lui se trouvait une petite boîteprécieuse, d'où une fumée blanche s'élevaitencore. Le héros, malgré l'interdiction, venaitd'ouvrir le présent que lui avait fait Otohime en

Le retour d'Urashima

dans son village. Peintureornant un manuscrit du

17* siècle.

souvenir de leur vie commune. Les trois années

qu'il avait cru passer dans ce monde enchanté cor¬respondaient à sept cents ans sur la terre ! La mortdu héros, qui s'annonçait imminente, me parais¬sait énigmatique. Quelle faute avait-il commisepour mériter une telle rétribution ?

PLUS tard, j'ai su que le personnage légendaire

d'Urashima Tarô vit depuis des siècles dans lamémoire collective de mes compatriotes. Ilrésume, en quelque sorte, le sens que les Japonaisattribuent à la mer qui ceinture leurs petites îles.

Ce pêcheur apparaît pour la première foissous forme écrite dans le Nihonshoki (Annales duJapon, compilé en 720), qui réunit des événementsmythiques et historiques depuis l'origine dumonde jusqu'au 7e siècle. A la différence du récit 43

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44

Le chant de l'Océan

Vieil océan, ô grand célibataire (...)

Balancé voluptueusement par les mils

effluves de ta lenteur majestueuse, qui est leplus grandiose parmi les attributs dont le

souverain pouvoir t'a gratifié, tu déroules,

au milieu d'un sombre mystère, sur toute

ta surface sublime, tes vaguesincomparables, avec le sentiment calme de

ta puissance éternelle. Elles se suivent

parallèlement, séparées par de courts

intervalles. A peine l'une diminue, qu'uneautre va à sa rencontre en grandissant,

accompagnées du bruit mélancolique de

l'écume qui se fond, pour nous avertir que

tout est écume. (Ainsi les êtres humains, ces

vagues vivantes, meurent l'un aprèsl'autre, d'une manière monotone; mais

sans laisser de bruit écumeux).

Lautréamont (1846-1870)poète français

(tes Chants de Maldoror © Gallimard, Paris 1970)

que je lisais dans mon enfance, la réalité charnellede l'amour d'Urashima et d'Otohime y est clai¬rement indiquée.

La légende réapparaît ensuite dans un grandnombre d'oeuvres appartenant à des genres diffé¬rents. Le Man.yô.shû (759 ?), la plus ancienneanthologie poétique en japonais, contient plu¬sieurs poèmes évoquant l'histoire d'Urashima.Dans un des récits populaires (otogi-zôshi) de lalittérature médiévale, on en trouve une version

particulièrement développée, où l'on perçoit net¬tement une volonté bouddhiste d'édifier, etl'influence de la littérature chinoise à travers le

thème de la quête de l'immortalité. Après avoirvieilli en un clin d'lil, Urashima se transforme

en une grue grâce à une plume contenue dans unedes trois boîtes qu'il a reçues en souvenir, tandisque la jeune femme le rejoint sous l'aspect d'unetortue. Ainsi s'unissent, à la fin du récit, les deux

animaux qui symbolisent la longévité : mille ansde vie pour la grue, dix mille ans pour la tortue.Une pièce du théâtre nô, dans la même veine, luiest consacrée. La légende se retrouve égalementdans certains contes folkloriques transmis orale¬ment. Et plusieurs écrivains modernes l'ontreprise, avec des variantes.

L1

HISTOIRE, telle que je l'ai lue dans mon livred'enfance, présente une version simplifiée, sinonsimpliste. Mais j'y reste attaché, aujourd'hui

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' *OSF¿"ffiS

encore, plus qu'à toute autre, avec sa fin impi¬toyable. Cette aventure mystérieuse d'Urashimareste ancrée au fond de ma mémoire où elle est,paradoxalement, inséparable d'une musique aurythme de marche militaire. Comme tous lespetits enfants japonais qui ont grandi pendant laSeconde Guerre mondiale, j'ai souvent chantéalors une chanson intitulée « Urashima Tarô »,diffusée à l'initiative du ministère de l'éducation

nationale. Les paroles retraçaient, de façon encoreplus sommaire, la vie du pêcheur. Sa musiquecadencée n'a rien d'extraordinaire. Cet air lié à

un moment de l'histoire a accompagné souventla plongée fantastique de mon imagination dansles profondeurs de la mer.

Ir/oiS-jE expliquer aujourd'hui, du point de vued'un adulte, les raisons de ma préférence ? N'est-ce pas aussi dangereux que l'acte fatal d'ouvrir lapetite boîte ? En guise d'explication, je citerai uneautre image légendaire du monde sous-marin quiest également gravée dans la mémoire des Japonais.

Dans un épisode du Kojiki (Notes sur le passé),texte fondamental de la littérature japonaise, com¬pilé en 712, deux personnages mythiques, qui setrouvent dans une situation analogue à celle denos deux héros, mènent pourtant une existencetoute différente. La fille du dieu de la mer, Toyo-tamabime no mikoto, reçoit, dans le palais de sonpère Watatsumi, une divinité venue de la terre,

Yamasachibiko. Elle se marie avec son hôte et,à la différence d'Otohime, devient enceinte. Ainsi

le cycle du temps individuel continue-t-il par laprocréation. Or, Urashima Tarô et Otohime, àma connaissance, n'ont pas eu d'enfant, bienqu'ils aient vécu ensemble trois ans sept centsans selon la mesure terrestre. Cet univers sous la

mer ne peut exister, me semble-t-il, qu'en dehorsdu temps humain.

On comprend, dès lors, que c'est l'attache¬ment, lié au temps personnel, qui brise le sorti¬lège. Urashima commet une première erreur envoulant retrouver sa mère et son village. Puis,lorsqu'il s'accroche au souvenir du palais sous-marin, qui subsiste peut-être dans le coffret, ilenfreint définitivement la règle du jeu. Il est fatal,alors, que tout parte en fumée. Cet homme ensor¬celé retombera dans le temps humain pouraffronter son destin. Le récit de mon livre

d'images s'arrête sur cette note. A la différencede la boîte de Pandore, on ne trouve même pasl'Espoir au fond de la cassette d'Otohime. Cetteversion pour les enfants paraît certes plus cruelle,mais elle est aussi plus vraie. Si la mer de la Vieéternelle existe, la vie et la mort des individus exis¬

tent également. L'imaginaire doit accepter la réa¬lité humaine.

Avec cette fumée finalement par trop expli¬cative, il ne me reste qu'à disparaître à mon tour.

Arrivée d'Urashima

au palais du Dragon. Rouleaudu 17* siècle.

NINOMIYA MASAYUKI,

universitaire et essayiste

japonais, est maître deconférences à l'institut des

langues et civilisations

orientales (INALCO) et

secrétaire général exécutif de

l'Association pour laconstruction de la maison de

la culture du Japon à Paris.

Entre autres essais, il a publiéWatashi no naka no Sharutoru

(Chartres au c de la

mémoire, Tokyo 1990), pour

lequel il a reçu le prix du Clubdes essayistes du Japon. 45

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Moby Dkk, le monstreintérieur

0

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Issu d'une bonne famille américaine qui a connudes revers de fortune, Herman Melville a tout

juste 18 ans, en 1839, lorsqu'il s'embarque commegarçon de cabine à bord du St. Lawrence, unpaquebot qui faisait la traversée entre New Yorket Liverpool. Moins de deux ans plus tard, après uninfructueux détour par l'enseignement, il s'enrôleà nouveau comme simple homme d'équipage surle baleinier Acushnet, qui part de Fairhaven, dansle Massachusetts, pour gagner le Pacifique par lecap Horn. Il déserte aux Marquises, s'embarquesur un autre baleinier dont l'équipage se mutine,devient tour à tour harponneur et pêcheurd'épaves. Naviguant d'île en île depuis les Gala¬pagos (où Darwin, à bord du Beagle, l'avait pré¬cédé de quelques années) jusqu'à Tahiti, il finitpar regagner Boston en 1844 en s'engageant àHonolulu comme gabier sur la United States, unefrégate de la marine américaine.

Avec la fin de l'errance, commence pourMelville l'aventure littéraire, nourrie de son expé¬rience de la mer, dont il a pu éprouver l'immenseforce, tranquille ou déchaînée. Au-delà de cetteprésence massive et grouillante de mille formesde vie, il voit une sorte de chiffre, de clé del'énigme cosmique. La mer, avec son flux et sonreflux, sa surface mouvante et ses mystérieusesprofondeurs, ses innombrables habitants, duplancton au léviathan, recèle le secret du mystèrede la vie. « Il faut, déclara-t-il, beaucoup d'espacemarin pour y installer la vérité. »

Quelle formule pouvait mieux résumer lagrandeur océanique de la quête du capitaineAchab et de l'équipage cosmopolite du Péquod,arpentant de long en large les bancs de pêche del'Atlantique et du Pacifique à la poursuite de laplus majestueuse des créatures de la mer MobyDick, le cachalot qui donnera son nom à son plusgrand roman ?

UNE LONGUE TRADITION

Mais en parlant d'espace marin, Melville s'inscri¬vait aussi dans une longue tradition de la cultureoccidentale, que l'on peut faire remonter à la para¬bole biblique (explicitement mentionnée au cha¬pitre 9 de Moby Dick) du Livre de Jonas le pro¬phète dont la fuite soulève la colère des flots etqui est livré à l'appétit d'un poisson géant, lequell'avale et le rejette sur le rivage. A Homèreensuite, dont l'Iliade et l'Odyssée fondent toute latradition gréco-romaine. Les errances d'Ulyssecherchant à retrouver Ithaque et Pénélope aprèsla prise de Troie expriment magistralement ladimension à la fois objective (géographique), etintérieure (psychologique) de la mer.

Autre chef-d'Buvre de la littérature occiden¬

tale, le poème anonyme de Beowulf comme lessagas nordiques, évoque les étendues sombres etglacées de la mer du Nord. Et la satire du 15e sièclede l'Allemand Sébastien Brant, Das Narrenschiff,nous a légué l'image d'une nef des fous portée parles flots de l'illusion et des fausses espérances. Ala Renaissance, l'océan devient, à l'image de ce

temps de découvertes illimitées, un lieu de vio¬lence et d'affrontement, mais aussi le chemin de

l'utopie, comme en témoignent La Tempête deShakespeare, ou Les Lusiades de Camoens, queMelville prisait tant. Et il faudrait citer d'autrespoètes, du Coleridge romantique du Dit du vieuxmarin au Rimbaud halluciné du Bateau ivre, enpassant par Fernando Pessoa, Hart Crane, RafaelAlberti et tant d'autres.

Mais c'est peut-être dans le roman que la mera trouvé son expression littéraire la plus forte. Quine s'est passionné pour le Robinson Crusoé deDefoe, Les voyages de Gulliver de Swift, ou L'îleau trésor de Stevenson ? Et faut-il être un enfant

pour frémir au récit des Aventures d'ArthurGordon Pym conté par Edgar Poe ou à l'épopéesous-marine du capitaine Némo imaginée parJules Verne dans Vingt Mille Lieues sous les mers ?Et même si elle est de plus en plus concurrencéepar l'espace intersidéral, la mer n'a rien perdu ànotre époque de sa fascination. Lire lesde l'écrivain (et marin polonais) de langue anglaiseJoseph Conrad, c'est explorer les rivages deMalaisie en compagnie de Lord Jim, ou quitterLondres pour le bassin du Congo dans Le Cdes ténèbres. Dans Les Vagues, nouveau romanavant la lettre, Virginia Woolf utilise le thème dela mer comme métaphore de la consciencehumaine, et dans Rites de passage, notre contem¬porain William Golding prend pour sujet le livrede bord d'un navire se rendant en Australie à la

fin du 18e siècle. Dans ces deux derniers romans,

la mer n'est pas seulement le personnage prin¬cipal, mais l'élément structurant dont l'écritureimite les périodes et les cadences.

Page de gauche,

le combat du capitaine Achab

et du cachalot Moby Dickdans le film de John Huston

(Moby Dick, 1956).

Ci-dessous,

Jonas et la baleine. Mosaïque

de la basilique Théodore

(4* siècle) à Aquileia, en Italie.

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La nef des fous. Gravure

allemande du 16* siècle.

Si Melville mérite de figurer dans cette com¬pagnie choisie, ce n'est d'ailleurs pas seulementà cause de Moby Dick. La mer a inspiré la plupartde ses romans. Mais bien entendu, c'est celui quelui-même appelait sa « baleine de livre » quidemeure son chef-d'yuvre. Il faut dire que MobyDick associe avec une sûreté magistrale l'aventureet la philosophie, un témoignage de premièremain des choses de la mer et le goût de la spécu¬lation métaphysique. Comme disait Melville àNathaniel Hawthorne, auquel il le dédie, «J'aiécrit un livre pervers, et pourtant je me sens inno¬cent comme l'agneau ». Comment se présente,dans cette épopée américaine, l'image de la mer ?

D'abord c'est une présence physique, dontMelville sait rendre à merveille le goût de sel etd'embruns, comme dans les passages où Achabet ses hommes voient jaillir des eaux la baleineblanche :

« ... A moins d'un mille de distance, apparutMoby Dick. Et ce n'était pas par des jets calmeset indolents, ni par le paisible jaillissement de cettemystérieuse fontaine de sa tête que Moby Dickrévélait maintenant sa présence, mais par le phé¬nomène infiniment merveilleux de la "brèche".

Remontant de tout son élan des plus grandes pro¬fondeurs, le cachalot saute ainsi tout entier dans

l'air pur et, entassant une montagne d'écume étin-celante, montre sa position à une distance de sept

48

* Moby Dick, roman deHerman Melville, traduit de

l'anglais par Lucien Jacques,Joan Smith et Jean Giono ©Editions Gallimard, Paris 1941.

milles et plus. Dans ces moments, la colère desvagues déchirées qu'il secoue semble être sacrinière. »*

La mer et l'animal ne font plus qu'un, lemonstre surgi des flots symbolisant les forces obs¬cures de l'océan. Pour Melville, il n'y a guère despectacle plus grandiose dans la nature.

Mais la mer peut aussi abriter des myriadesde formes différentes, comme le requin, qui repré¬sente la férocité et l'avidité à l'état pur. Melville

décrit, avec une certaine dose d'humour morbide,le festin des squales déchirant la chair d'unebaleine capturée :

« ... Des milliers de requins se pressaientautour du léviathan mort et se régalaient goulû¬ment de sa graisse. En bas, dans leurs hamacs,quelques dormeurs sursautaient souvent au bruitde claque de leurs queues contre la coque dunavire, à quelques pouces de leurs csurs de dor¬meurs. En regardant attentivement la mer, onpouvait les voir, comme on les avait entendus,qui se vautraient dans les eaux moroses et noires,se renversant sur le dos pour creuser dans labaleine des trous ronds de la grosseur d'une têtehumaine. »*

Par contre, dans le chapitre intitulé « Lagrande armada », la mer devient un refuge éton¬namment féminin et maternel, où se rejoignentla naissance et la mort. Un baleinier s'est égaréau beau milieu d'un troupeau de baleineauxescortés de leurs mères :

« Or, loin au-dessous de ce monde merveil¬

leux de la surface, un monde encore plus étranges'offrait à nos yeux quand nous nous penchions.Comme suspendues dans les profondeurs aquati¬ques flottaient les formes des mères nourricescachalotes et celles qui, à en juger par leurscontours énormes, devaient bientôt le devenir. Le

lac, comme je l'ai dit déjà, était prodigieusementtransparent jusqu'à une grande profondeur, et,comme les enfants des hommes qui, tout entétant, regardent calmement et fixement autrechose que les seins qui les allaitent (comme s'ilsmenaient deux vies différentes...), de même cesjeunes cachalots semblaient regarder vers nous,mais pas nous-mêmes. »*

Ce qui nous touche dans cette scène, au-delàde l'impression de sérénité et de beauté, c'est lesentiment que la mer continuera toujoursd'exister en dehors de notre regard. C'est pour¬quoi les bébés baleines regardent en direction desmarins qui les observent, mais sans leur prêterattention.

LES MERS INTERDITES

Et puis, à mesure que le Péquod se rapprochede l'issue fatale, Melville devient de plus en plusdisert sur les différents aspects de la vie des cétacés.S'attribuant d'autorité le rôle de « cétologiste »,il multiplie à plaisir les listes, systèmes de classe¬ment, citations et anecdotes puisées aux sourcesles plus diverses sans oublier les explorateursde légende comme Thomas Cook et CharlesDarwin. Ce qui ne l'empêche pas de décrire aussi,avec un luxe de détails, dauphins, tortues, pho¬ques, morses, bancs de brit, crustacés, mollusques,oiseaux de mer et les immenses colonies d'alguesflottantes, comme s'il voulait nous faire toucher

du doigt l'incalculable richesse biologique dumilieu marin, sanctuaire de la continuité et de la

reproduction des espèces. D'ailleurs, s'il y eutjamais un livre écologique, c'est bien Moby Dick.Quoi de plus actuel, à notre époque nucléaire où

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l'effet de serre et la pollution globale sont devenusde tangibles réalités, que la mise en garde de Mel¬ville contre l'obsession maniaque du capitaineAchab et les conséquences d'une technologie quivise à blesser et à détruire une des plus formida¬bles créatures de notre univers ?

Mais le conte de Melville est à la fois un docu¬

mentaire très informé sur les choses de la mer et

une profonde réflexion philosophique, dont lenarrateur, Ishmaël, est le premier à donnerl'exemple. Avant de s'embarquer, il déclare : « Ehoui ! chacun sait que la méditation et l'eau fontbon ménage. » Et il parle des « vibrations mysti¬ques » qui se dégagent des grandes « prairiesmarines ». Plus tard, il remarque que « la décruedu déluge de Noé n'est pas encore achevée,puisque les eaux recouvrent toujours les deux tiersdu globe ». Et il n'hésite pas, pour expliquer lafécondité inépuisable de la mer en mythes et enrituels, à invoquer deux très anciennes cultures :

« Pourquoi les anciens Perses ont-ils tenu lamer pour sacrée ? Pourquoi les Grecs lui ont-ilsdonné un dieu particulier : le propre frère deJupiter. Cela signifie bien quelque chose ! Et leplus beau de tout est encore dans cette histoirede Narcisse qui, désespéré par l'insaisissable etcalme image qui se reflétait dans la fontaine, s'yjeta et fut noyé. Ce libre reflet de nous-mêmes,nous le voyons dans toutes les rivières et dans tousles océans. C'est le fantôme volant de la vie. Voilà

la clef de tout ! »*

C'est là que Moby Dick apparaît commequelque chose de beaucoup plus ambitieux que

l'une des plus belles histoires de la mer jamaisécrites. Car la quête du Péquod, si elle nous pro¬mène littéralement et avec quel talent d'écriture,sur toutes les mers du globe, nous entraîne aussisur ce qu'Ishmaël appelle « les mers interdites »,ces mers intérieures que l'homme ne cessed'explorer pour y découvrir le sens de lui-mêmeet du monde.

Le naufrage du « Mlnotaure »,

tableau du peintre anglais

Joseph Turner (1775-1851).

La tempête

ARIEL, CHANTANT

Par cinq brasses sous les eaux,Ton père dort ;De corail se font ses os...Naguère prunelles, perles encore.Et rien en lui ne s'altère

Que sitôt ne change la merEn quelque riche et rare éclat...D'heure en heure, nymphes de la mer,Sonnez son glas.

les voix

Ding, dongl

ARIEL

Ecoutez ! je les entends

les voix

Ding, dong, dang!

William Shakespeare (1564-1616)dramaturge anglais

(ta Tempête, trad, de A. du Bouchet,©Mercure de France, Paris 1963)

A. ROBERT LEE,

du Royaume-Uni, enseigne lalittérature nord-américaine à

l'Université de Kent, à

Canterbury. Il a dirigé la

publication de Moby Dick

(Everyman, 1975) et de douzevolumes dans une collection

d'études critiques, dont les

plus récentes sont consacrées

à Herman Melville (1984),Edgar Allan Poe (1986), Scott

Fitzgerald (1989) et William

Faulkner (1990). 49

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U dernhe frontièrear Elisabé Mann Borgese

50

QU'IL soit né dans une civilisation

pour se répandre dans d'autres,ou se soit épanoui, identique, endes temps et des lieux différents,

le sentiment que les hommes portent à lamer est, à certains égards, intemporel etuniversel, comme l'océan lui-même.

Et de fait, les hommes ont toujoursconsidéré la mer comme la source de

toute création. Dans la plupart desmythologies, l'eau est l'élément primor¬dial, qui précède tous les autres. Pour lesGrecs, comme pour les Aztèques, les

dieux eux-mêmes en sont issus, et les cos¬

mogonies américaines, indiennes et scan-dinaves y situent l'origine de la terre etde la vie.

Mais ce sentiment est toujours ambi¬valent. Si la mer donne la vie, elle la retireaussi : belle et sereine, elle offre mainte

nourriture matérielle et spirituelle, pro¬cure richesse et puissance. Elle ouvre deshorizons nouveaux, élargit les connais¬sances, fraye des voies de communication.En même temps, elle sépare les pays etisole les peuples. Insondable et inquétante,

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sujette à de furieuses turbulences, elleengloutit hommes et biens en ses tem¬pêtes et ses raz de marée, sème la mortet la désolation, inspire la terreur, suscitel'affliction. Le mythe universel du Délugeévoque l'extermination par les eaux d'unehumanité pervertie, coupable d'avoiroffensé la nature et enfreint ses lois.

Bien qu'enracinées dans ce sentimentcollectif, certaines perceptions de l'océansont spécifiques à telle ou telle culture.Ainsi, dans l'hémisphère nord, où domi¬nent les terres émergées, les océans sont-ils perçus comme une extension desmasses continentales, alors que dans lesîles de l'hémisphère austral, la terre fermeapparaît comme le simple prolongementd'un environnement aquatique. Ainsi, lesOccidentaux voient-ils dans l'océan un

miroir de l'âme, qui leur renvoie l'imagede leurs contradictions entre bien et

mal, élan créateur et pouvoir destructeur.

RÉGNER SUR LA MER,ET DOMINER LA TERRE

La civilisation occidentale doit beaucoupà l'océan. Depuis l'âge de pierre, la pêcheest l'un des piliers des économies côtières.Pour pêcher, il a fallu construire desbateaux, ce qui a contribué à l'essor dessciences et des techniques, des décou¬vertes, de la navigation et du commerce.Au Moyen Age, les villes hanséatiques dunord de l'Allemagne fondaient déjà leurpuissance sur leur potentiel maritime. Etla sagesse populaire nous apprend, danstoutes les langues, que celui qui règne surles mers, domine à terre, et que, de l'Anti¬quité grecque aux temps modernes, lesbatailles navales ont orienté le cours de

l'histoire.

Si l'Occident a étendu son empire,c'est grâce aux découvertes et aux conquêtesmaritimes permises par sa puissancenavale. Il a beaucoup appris au contact dela mer, qui lui a inculqué par l'entremisede ses marins un grand amour pour laliberté. Les Républiques sont nées sur lelittoral, les tyrannies ont surgi du conti¬nent. Dans sa Philosophie du droit, Hegelattribue à la mer dans les sociétés indus¬

trialisées une importance analogue à laterre dans les sociétés agraires moinsdéveloppées.

Océans, tempêtes et flots écumeux,navires et navigateurs, pêcheurs, sirèneset monstres marins emplissent les pages

Page de gauche, Chambres au bord de la mer

(1951), huile sur toile du peintre américain

Edward Hopper.

A droite, l'Arche de Noé (1731), gravure

allemande de Johann Andreas Pfeffel le jeunepour la Bible de Scheuchzer.

de notre littérature, peuplent les toiles denos peintres et habitent notre musique.L'art qui se prête le mieux à l'évocationdes choses de la mer est certes la musique,qui rend avec un égal bonheur le bruisse¬ment argentin des vagues et le fracas duressac, le crescendo et decrescendo de

l'orage, le balancement de la houle et soninexorable tempo. Harmonies et contre¬points, lignes et dessins mélodiques reflè¬tent dans la durée les multiples dimen¬sions de l'espace océanique, des mysté¬rieux courants pélagiques aux ondulationsscintillantes de la surface.

L'océan est désormais notre « ultime

frontière ». Pénétré chaque jour davan¬tage par l'industrialisation, traversé pardes voies de communication de plus en

plus rapides et efficaces, il ne nous paraîtplus si immense. Les vastes étenduesmarines sur lesquelles les hommes selivraient naguère, à leurs risques et périls,à la chasse ou à la pêche, se couvrent pro¬gressivement de zones d'élevage etd'exploitations minières, comme lesgrands espaces terrestres il y a une dizainede milliers d'années.

La pêche d'espèces sauvages est pro¬gressivement supplantée par l'aquacul¬ture, et grâce aux moyens que donne legénie génétique, on ne tardera pas à voirl'homme intervenir dans chaque phase ducycle biologique de tout poisson commer-cialisable. Nous tirons de l'océan une

abondante production chimique et phar¬maceutique, énergétique et minière, et les

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sciences de la mer sont en passe de nouslivrer les secrets de la genèse de notre pla¬nète. Nous savons déjà que les continentsse déplacent, que les océans se forment etse transforment au gré des remontéesmagmatiques dans les dorsales médio-océaniques, et que celles-ci provoquentl'expansion du fond des océans et ladérive des continents. Dans le même

temps d'autres océans disparaissent, leursfonds réabsorbés dans les fosses abyssales,et des continents entrent en collision, sou¬

levant des montagnes.D'étranges créatures ont été récem¬

ment découvertes au fond des failles océa¬

niques où se produit toute cette activitétectonique, où les volcans crachent lemagma du noyau terrestre et l'eau atteintdes températures incompatibles avec lavie telle que nous la connaissons. Descolonies de vers tubulaires à crête rouge,de crabes blancs et d'huîtres géantes yvivent non pas de la photosynthèse,comme toutes les formes de vie connues

sur la Terre, mais de la chimiosynthèseen symbiose avec des bactéries capablesde transformer le souffre volcanique enénergie et biomasse. Peut-être existe-t-ilsur d'autres planètes des formes de vieanalogues, ou est-ce, sur la nôtre, la formede vie première, celle dont sont issuestoutes les autres.

LE MIROIR DE LA MER

Que voyons-nous, aujourd'hui, sur la sur¬face réfléchissante de cette mer nouvelle ?

Quelle image nous renvoie-t-elle de nous-mêmes ?

Elle nous apprend sans doute que lascience et le mystère ne s'excluent pasmutuellement, l'une croissant à mesure

que l'autre décroît. La science modernea beau proclamer sa supériorité, affirmersa maîtrise de l'espace planétaire, la merconserve son insondable mystère. Plusnous en savons, et plus nous mesuronsl'étendue de notre ignorance. Et par cer¬tains côtés, la science ne fait que ressus¬citer les grands mythes universels de laGenèse, du Léviathan et du Déluge.

Peut-être aussi nous révèle-t-elle quela splendeur et la puissance de l'océannous subjuguent toujours autant, quenous demeurons fascinés par cette forceélémentaire à la fois apaisante et inquié¬tante, où nous cherchons à nous libérer

des complexités corruptrices de la vieurbaine, dans la même quête de pureté quinous attire vers les neiges éternelles, lesmers de glace, des hauts sommets. Unepureté que nous voulons insuffler à notreart, à notre musique, tant nous aspironsà nous fondre dans l'intégrité, l'unité de

m^^z, ?s* ^

Le Léviathan (1908) par

l'aquarelliste et Illustrateur

anglais Arthur Rackham.

ELISABETH MANN BORGESE,

du Canada, enseigne les sciences

politiques à l'Université Dalhousie

d'Halifax (Canada) et, entre autres

responsabilités, est présidente du

conseil de planification de l'Institut

international océanographique.

Outre de multiples articles sur le

droit de la mer et la gestion des

océans, elle est l'auteur de divers

ouvrages dont The Mines of

Neptune (1983). En 1992 elle fera

paraître plusieurs livres, dont

Ocean Frontiers (Les frontières de

l'océan, avec une préface de

Federico Mayor) et Chairworm and

Supershark, un ouvrage sur les

océans illustré par Laura Facey.

la vie, à rejoindre les cycles immuables dela nature.

Mais voilà qu'un nuage voile le soleilet que l'eau frissonne, brouillant notreréflexion d'images entremêlées grandepêche, barils de pétrole, marées de francset de centimes, ports et rades, navires decommerce, satellites traçant la route desflottes marchandes et militaires et

l'assombrissant de toute la pollutioncontinuellement déversée par nos rivièreset nos émissaires d'évacuation.

Et voilà que notre avidité se mue engêne et en crainte : celle que nous inspirenotre puissance destructrice, tout aussiredoutable que celle de l'océan. Partagésentre la sagesse et la convoitise, la raisonet la passion, quel choix ferons-nous, celuidu développement ou celui de la sauve¬garde de l'environnement ?

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Nous autres Occidentaux avons ten¬

dance à raisonner sur un mode binaire,

dans une opposition constante entre lebien et le mal, l'égoïsme et l'altruisme, lemien et le tien, le nationalisme et l'inter¬

nationalisme. Que tous ces élémentssoient interdépendants et cohérents, ilnous est plus facile de le dire que del'admettre.

Et pourtant, il faudra bien, dans le casdes océans, nous y résoudre. Dans cet uni¬vers liquide où se dissolvent les frontières,les notions de souveraineté et de propriétén'ont guère de sens. Ce que j'ai dépendde toi, ce qui est à toi dépend de moi.Nous devons agir ensemble, par-delà leslimites sectorielles et les bornes conven¬

tionnelles, si nous ne voulons pas êtreréduits à l'impuissance. Le développe¬ment est solidaire de la protection del'environnement, sans laquelle il est irré¬médiablement compromis. L'économieest indissociable de l'écologie, la naturede la culture, l'homme du règne animal.La fluidité du milieu océanique rend illu¬soires les sentiments d'autonomie, de

supériorité et de domination que nourritl'apparente solidité de la terre ferme.

Si d'autres civilisations ont su rester

fidèles à une vision unitaire de notre

monde, l'Occident, pour sa part, a dûrevenir à l'océan pour la retrouver. Riend'étonnant dans ces conditions à ce quela recherche d'un nouvel ordre interna¬

tional commence chez nous par l'institu¬tion d'un droit de la mer expressionrésumant bien ce qui rapproche la culture(le droit) et la nature (la mer), ainsi quetout ce qui en découle.

Un rêve métaphysique

La mer, infini ! L'amour que je porteà la mer dont j'ai toujours préféré laprodigieuse simplicité à la diversitéprétentieuse des montagnes, cetamour de la mer est aussi ancien quemon amour du sommeil, et je suispleinement conscient que ces deuxattirances ont une racine commune.

Il y a en moi beaucoup del'Indien : un attrait pesant et inertepour cette forme de perfection,appelée « nirvana » ou le néant, et,bien que je sois un artiste, je ressensune inclination non artistique pourl'éternité. (...)

La mer n'est pas un paysage. Elleest l'expérience de l'éternité, du néantet de la mort : un rêve métaphysique.

Thomas Mann (1875-1955)écrivain allemand

La Convention des Nations Unies

sur le droit de la mer

L'adoption par les Nations Unies en 1982 de la Convention sur le droit de la mer marque

un tournant dans l'histoire des relations internationales, car il s'agit du premier instru¬

ment de droit international à la fois complet, applicable et contraignant en matière

d'environnement. C'est le premier texte juridique qui intègre effectivement les notions

de développement et d'environnement en introduisant l'idée de développement durable.

C'est aussi la première fois que l'on prévoit un système d'arbitrage obligatoire

et ayant force exécutoire pour régler les différends portant non seulement sur l'envi¬

ronnement mais aussi sur tout ce qui se rattache à l'utilisation des mers et des océans.

La Convention repose sur deux idées fondamentales : celle d'un patrimoine

commun à toute l'humanité et l'idée que les problèmes relatifs à l'espace maritime

sont tous liés entre eux et ne sauraient être abordés séparément.

Le concept de patrimoine commun de l'humanité, qui s'applique à des espaces

géographiques (fonds marins ou espace extra-atmosphérique), aux ressources natu¬

relles (minerais, métaux) et à des notions abstraites comme la science et la techno¬

logie, découle de quatre impératifs fondamentaux :

Développement : notre patrimoine commun doit être mis en valeur de façon à

bénéficier à l'humanité tout entière.

Equité : les retombées du développement doivent s'étendre aux pauvres et aux

défavorisés.

Environnement : la mise en valeur de ce patrimoine commun doit tenir dûment

compte de la nécessité de préserver l'environnement et de ne pas gaspiller les res¬

sources. L'humanité, ce sont aussi les générations futures, qui ont les mêmes droits

que nous à cet héritage.

Sécurité : notre patrimoine commun ne peut être exploité qu'à des fins pacifiques.

Cette insertion de la notion de patrimoine commun dans le texte d'une conven¬

tion des Nations Unies est d'une telle nouveauté que nous n'en mesurons pas encore

toutes les implications.

En effet, elle nous oblige à élaborer une nouvelle théorie économique, basée sur

une conception différente de la propriété (ou plutôt de la non-propriété) susceptible

de devenir le point de convergence de nos efforts communs en vue d'affronter les

problèmes de l'environnement.

Les incidences économiques et philosophiques de cette notion de patrimoine

commun renvoient fort logiquement à une conception à la fois globale et élargie de

la sécurité. Globale, parce qu'aujourd'hui la sécurité de tous passe par celle de chacun

et qu'il n'est pas possible de fonder sa propre sécurité sur l'insécurité de l'autre. Elargie,

car dans le monde contemporain, la sécurité n'a pas seulement des aspects militaires,

mais économiques et écologiques également.

L'idée que tous les problèmes de l'environnement marin sont liés et doivent être

abordés globalement est d'autant plus importante que les activités marines ont des

prolongements sur la terre ferme. Une part considérable de nos aliments vient de la

mer ; les métaux et minéraux du fond des mers, de même que le pétrole qu'on en

extrait, sont négociés sur le marché mondial des matières premières ; l'environnement

marin fait partie de la biosphère et l'on ne peut aborder le problème du désarmement

sans évoquer la course aux armements navals.

Cela signifie qu'un effort intégré est tout aussi nécessaire quand on parle des

grands problèmes du monde que pour la gestion de l'espace maritime. Avec l'interpé¬

nétration des économies, des flux financiers et des systèmes d'information et de com¬

munication, les frontières terrestres deviennent de plus en plus poreuses.

Cette interdépendance généralisée est particulièrement évidente dans le cas des

océans. C'est pourquoi le droit de la mer constitue l'instrument juridique et le cadre

institutionnel le plus adapté à ce jour à l'intégration des impératifs de développement

et de protection de l'environnement.

A nous maintenant de méditer la leçon que l'océan nous enseigne et d'appliquer

les mêmes principes à l'ensemble des problèmes planétaires. E.M.B.

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La barquedevk

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Quiconque fréquente les ports de plaisanceaura remarqué, à la passerelle des yachts qui sebalancent à quai, ce panonceau emprunté à lasignalisation routière qui représente une chaus¬sure posée sur une interdiction de passer. L'éti¬quette, scrupuleusement respectée par ceux quiont la chance de monter à bord de ces élégantsnavires, commande que l'on ôte ses chaussuresavant de s'engager sur la passerelle. Si, pris d'unecuriosité de mauvais aloi, on pose des questionssur cette forme de politesse, on obtient desréponses vagues du genre : « les talons des damesabîmeraient le pont » ou « la poussière du quaisalirait le bateau ».

Mais outre que les ponts de ces nobles embar¬cations sont en teck, un des bois les plus durs,leurs propriétaires ne prendraient pas les mêmesprécautions pour protéger leur parquet en vousaccueillant chez eux. Sans compter que cette inter¬diction, qui ne s'étend pas aux chaussures de tra¬vail, ne concerne que les chaussures de ville. Cellesdu dimanche, en somme.

Un pêcheur sicilien de mes amis me parlait unjour d'un de ses oncles, très attaché aux traditions :« Par un froid matin de février, racontait-il, nousétions partis à la pêche. Il faisait encore noir. Auxpremières lueurs de l'aube, mon oncle s'aperçutque j'avais gardé mes chaussures aux pieds. Prisde colère, il m'obligea à- les enlever et, après lesavoir attachées à un filin, il les jeta à l'eau et lespris en remorque. » Une solution de compromispour le brave homme, qui savait que son impru¬dent neveu n'en possédait qu'une seule paire.

Cet interdit est répandu en mer du Nord,chez les marins-pêcheurs d'Ecosse et d'Angleterre

mais les pêcheurs malais de Penang observentla même curieuse précaution. Il s'est sans doutediffusé dans la navigation de plaisance depuisl'Angleterre, où ce sport trouve ses origines, pourprendre, le long des côtes méditerranéennes etprobablement ailleurs, cet aspect pseudo-rationnelque nous lui connaissons.

Quel rapport y a-t-il entre les chaussures et lesbateaux ? Peut-être faut-il, pour le comprendre,en passer par une autre superstition, associée cettefois à un accident particulier de la naissance.

W

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Bateau de pèche portugais à

la proue surmontée d'une

peau de mouton symbolique.

par Pkr Giovanni d'Ayala

Certains enfants se présentent à la naissance latête couverte des membranes fltales, et à cetteétrange coiffe sont attachées, dans le monde entier,de nombreuses croyances. On lui attribue géné¬ralement des qualités extraordinaires et ce n'estpas un hasard si, en Europe du Nord comme enSicile, elle est réputée protéger de la noyade.Naître « coiffé », c'est avoir toutes les chances deson côté.

Les « bonnes » naissances sont traditionnel¬

lement celles où le nouveau-né traverse les eaux

amniotiques la tête en avant. Les « mauvaises »,celles où il se présente par les pieds, provoquantun accouchement difficile qui, jadis, entraînait lamort de la mère ou de l'enfant.

Si la naissance est un passage à travers les eauxsalées du sein maternel, la mort, dans le mytheet les religions, est souvent pensée comme unetraversée vers l'au-delà. Ce dernier voyage obéit,à l'instar du premier, à certaines modalités. Lacoutume veut que le défunt parte « les piedsdevant ». Et comme l'exige la solennité des ritesfunéraires, c'est revêtu de ses meilleurs habits

et avec ses meilleures chaussures qu'il quittedéfinitivement le monde des vivants.

Voilà donc l'explication. La traversée des eauxla sortie en mer, en bateau avec ces

chaussures-là évoque le spectre de la mort, et celadans un univers hanté par le danger.

L'INDISPENSABLE SACRILÈGE

Depuis les temps les plus reculés et dans de nom¬breuses civilisations, l'eau et la mer sont liées aumonde chtonien de la mort, à l'abîme et au chaos

où toute créature se dissout pour renaître àd'autres destinées.

Traverser l'eau sur une construction humaine

(un pont, un bateau) implique un contact directavec l'élément qui sépare le monde des vivantsde celui des morts, élément par lequel s'effectuele passage dans l'au-delà évoqué par tant demythologies, de la barque caronienne des Grecsaux légendes mésopotamiennes, égyptiennes ouScandinaves. Et pour commettre ce sacrilège,pourtant nécessaire, on s'entoure de nombreusesprécautions d'ordre symbolique.

Chez les Romains, le pontifex maximus, le« faiseur de ponts », incarnait la plus haute auto¬rité religieuse. Une dignité dont fut investi JulesCésar lorsqu'il fit construire le pont sur le Rhin.La cérémonie annuelle qui consistait à jeter unepoupée dans le Tibre du pont Sublicius, le plusvieux de Rome, rappelait aux anciens le sacrificehumain consenti à sa construction.

Plus près de nous, la croix que jette l'évêqueorthodoxe dans la mer pour la bénir le jour de 55

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En haut, barques de pêche à

Bangkok (Thaïlande).

Ci-dessus, barque de Syracuse

(Italie).

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l'Epiphanie, les épousailles de la mer et l'anneaulancé à l'eau par le Doge de Venise évoquent aussile rituel rédempteur.

On comprend dès lors le geste du Christ mar¬chant sur les eaux, et celui de Moïse, « né des

eaux », qui traverse la mer Rouge avec son peupleà pied sec. Combien de héros et de saints ont-ilsainsi montré que le sacrilège était nécessaire etl'acte réparateur possible ?

LE BAPTÊME DU SANG

Ce rituel s'accomplit souvent dans le sacrifice dusang, réel ou symbolique celui d'Iphigénie, queson père Agamemnon doit immoler dans l'épopéehomérique afin que la flotte grecque puisse fairevoile vers Troie, ou celui du jeune Perse égorgéà la proue du navire amiral athénien avant labataille de Salamine.

Des côtes d'Anatolie jusqu'à l'Alexandried'Egypte, on sacrifie toujours un mouton à laproue d'un bateau, perpétuant ainsi l'antiquerituel méditerranéen et la substitution symbo¬lique, depuis Abraham, de l'agneau à l'homme.Ce que rappellent indirectement les navires auxjoues rouges d'Homère et les peaux de moutonpendues à l'étrave des embarcations de pêcheurs,de la Méditerranée orientale au Portugal.

Aujourd'hui encore, on « baptise » lesnavires, de la plus petite barque au pétrolier géant.Pourquoi ? Un pêcheur sicilien me dit un jour :« Ton fils, tu le baptises, tu lui donnes un nom ?Le bateau, c'est la même chose, c'est une créaturechrétienne » (en Sicile, « chrétien » et « homme »sont synonymes).

Les pratiques liées à la construction d'unbateau et à son lancement sont nombreuses.

Toutes traduisent symboliquement l'idée qu'unecérémonie est nécessaire pour donner vie à lamatière inerte et la purifier, ainsi que pour pro¬téger le marin et les membres de sa famille. Lesarmateurs grecs et italiens donnent souvent à leurnavire le nom d'un proche, ou celui d'un saintou d'un héros, soulignant l'appartenance dubateau à une plus vaste famille spirituelle.

CHROMATISMES

Que l'on verse le sang ou qu'on lui substitue levin ou, variante moderne, le champagne lerite sacrificiel est partout accompli pour donnervie au navire.

Au Laos, on donne des « yeux » aux bateauxen simulant le sacrifice d'une jeune fille et l'appli¬cation de ses yeux sur la proue. Celle des piro¬gues de Bali représente la tête de Makara,l'éléphant-poisson mythique. Les drakkarsvikings arboraient une tête de dragon et lesnavires grecs et romains regardaient les vaguesavec des yeux de sanglier ou de dauphin. Il y eutaussi les regards hiératiques des figures de prouedes grands voiliers d'Occident. Les jonques demer de Chine portent, de nos jours encore, desyeux bénéfiques.

Or si le navire est une chose vivante, presquehumaine, rien d'extraordinaire à ce qu'il soitmenacé par les mêmes dangers que les hommesd'équipage. Il faut le garantir contre le mauvaissort au moyen de divers signes symboliques, quiprennent, mais en apparence seulement, valeurdécorative.

Dans les archipels de Mélanésie, comme lesîles Trobriand par exemple, les pirogues qui par¬ticipent aux cérémonies d'échange de présents{Jaula) sont ornées à leur proue de riches sculp¬tures représentant le héros mythique Manikinikisous la forme du Serpent donneur de vie. Lehéros-serpent et la pirogue deviennent une seuleet même créature. Pour acquérir les pouvoirs quilui permettent de réaliser une telle identification,le sculpteur doit se soumettre à un apprentissagequi peut durer plus de vingt ans.

Sur le littoral méditerranéen, lorsque les bar¬ques d'un village sont peintes en camaïeux de vertou de rouge, on s'aperçoit, en visitant l'église, quel'effigie de son saint patron arbore un vêtementde même couleur. Dans un autre village, où pré¬dominera le bleu, les embarcations locales seront

placées sous la protection du manteau de la Vierge

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Ci-dessus, pirogue de Bali

avec, à sa proue, la tête de

Makara, l'éléphant-polsson

mythique.

Cl-contre, en haut, le bateau

porte les couleurs du deuil ;

en bas, proue d'une barquedu Ghana.

PIER GIOVANNI D'AYALA

appartient à la Division des

sciences écologiques del'UNESCO. Ancien chercheur à

l'Ecole des hautes études en

sciences sociales, il s'est

beaucoup intéressé à

l'ethnopsychiatrie et à

l'ethnologie européenne. Parmi

ses publications récentes,

citons Carnavals et

Mascarades (en collaborationavec Martine Boiteux, Bordas,

Paris 1988).

qu'on y vénère. La livrée chromatique desbateaux peut s'enrichir en l'honneur d'un saintplus personnel et familier. Quelqu'un aura faitun veu à saint François de Paule et l'on y verraapparaître une bande marron, couleur de la buredu saint ermite, dont la légende veut qu'il ait tra¬versé le détroit de Messine sur son manteau. Ce

saint est d'ailleurs le protecteur officiel de lamarine marchande italienne.

LA QUÊTE DU SALUT

Au marin qui a commis, au péril de sa vie, levoyage sacrilège, s'impose une action de grâce quine peut se dérouler qu'à terre. Tous les écoliershellènes connaissent l'histoire du prophète Elie,auquel les gens de mer, tant orthodoxes quemusulmans, vouent une indéfectible dévotion.

« Le saint prophète, raconte la légende, étaitmarin. Un jour, las d'affronter le péril des flots,il prit une rame sur l'épaule et marcha si haut dansla montagne, si loin de la mer, qu'un paysan quiignorait tout des bateaux prit la rame pour unepale à vanner le blé. Ce fut en ce lieu que le saintprophète planta sa rame, sur laquelle poussa laverte ramure d'un chêne, et établit sa demeure. »

Les îles grecques sont souvent couronnées enleur sommet d'une chapelle blanche, dédiée àsaint Elie par quelque marin reconnaissant d'avoiréchappé aux périls de la navigation. Et même sil'on veut y voir une réminiscence de l'aventured'Ulysse, force est de constater que, très souvent,les lieux saints consacrés à la mer sont situés sur

les hauteurs, à l'intérieur des terres. Notre-Damede la Garde à Marseille et à Gênes, Notre-Damede Montserrat à Barcelone, Notre-Dame de Gua¬

dalupe à Mexico et d'autres sanctuaires anciensou récents témoignent ainsi du besoin secret dumarin de s'éloigner, en un véritable pèlerinagequ'il accomplit souvent pieds nus, du lieu dudanger, la mer, pour se rendre sur le lieu du salut,la terre, ou ce qui en représente le centre, lamontagne.

C'est là que, par un simple jeu d'oppositions,l'eau salée devient l'eau douce d'un puits ou d'une

fontaine miraculeuse, où le rescapé d'un naufragese lave de l'amer danger, comme on a coutumede le faire dans le sanctuaire sicilien de la Viergenoire de Tindari, qui domine l'horizon bleu dela mer Tyrrhénienne. C'est là-haut que l'on vadéposer l'objet votif tableau, maquette, cierge,élément de gréement ou cordage au pied del'image vénérée. Espace de salut, hors de l'espacedangereux du vécu quotidien. Temps éternel, horsdu temps de l'épouvante et de la nuit de latempête.

Comme tout voyage dans l'univers symbo¬lique des hommes, celui-ci reste inachevé. C'estseulement à condition de ne pas rejeter d'embléetoutes ces croyances, les jugeant puériles pour lesrenvoyer à un passé d'ignorance et de misère, quel'on parviendra à pénétrer davantage le mondesecret des gens de la mer. Et à reconnaître ce queleur dur métier comporte de dignité et de courage.

La « Bag-Noz » (La Barque fantôme)

Toutes les fois qu'il doit se produire quelquesinistre dans les parages de l'Ile de Sein, l'onvoit apparaître un bateau-fantôme (...)

On le désigne sous le nom de « bag-noz »(barque de nuit) parce que c'est surtout à latombée de la nuit qu'on le voit soudainsurgir, sans qu'on puisse dire de quelledirection il vient, ni quelle route il fait. Caril s'évanouit tout à coup, au moment où onle regarde, pour se montrer, l'instant d'après,sur un autre point de l'horizon. Il vogue,toute voile dehors, avec un pavillon noir enberne. (...)

Son équipage qui doit être nombreuxne cesse de crier et d'appeler, comme pourdemander du secours, avec des voix

suppliantes, des voix tristes à fendre l'âme.Mais, sitôt qu'on faisait mine de s'approcher,la vision s'effaçait, et les voix elles-mêmesdevenaient si lointaines qu'on ne savait plussi c'était dans les profondeurs de la mer oudans les profondeurs du ciel qu'on lesentendait hurler.

On raconte cependant qu'une nuit, unpilote de l'île parvint à serrer le bateau-fantôme d'assez près pour constater qu'il n'yavait personne à bord, sauf, sur l'arrière, unhomme de barre. Le pilote héla cet homme :

Puis-je quelque chose pour vous et désirez-vous que je vous remorque ?

Au lieu de répondre, l'homme fit jouer legouvernail et le bateau disparut.

Si le pilote avait eu la présence de dire :« Requiescant in pace »*, il aurait sauvétoute cette batelée de marins défunts.

* * Qu'ils reposent en paix », formule chrétienne pour le reposdes morts.

Anatole Le Braz (1859-1926)écrivain français

La légende de la mort en Basse-Bretagne, 1893)

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La mer, notre patrimoine à tous.

D'une richesse immense.

Les sciences de la mer ont révélé

le rôle central que joue la masse

océanographique sur le climat de

la planète et percé les secrets des

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exploitable, peut-être habitable

demain, mais fragile, saccagé,

qu'il faut protéger sans plus attendre.

Pour qu'il continue d'être source

de vie, réelle et imaginaire.

Le maître äs eaux

Fabrication d'un bateau,

estampe japonaisede la fin de l'école Kanô

(15--19* siècle).

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L* HUMANITÉ vit au bord de la mer.

Plus de 145 nations dans le monde

I ont des frontières maritimes et lapopulation mondiale est concentrée enmajorité à moins de 200 km des côtes, oùl'habitat, le commerce, les activités écono¬

miques et les loisirs se développent de nosjours intensivement. C'est ainsi qu'auxEtats-Unis, où pourtant l'espace intérieurne manque pas, l'on prévoit que 80% dela population vivra à moins de 80 km dulittoral en l'an 2000.

De nombreuses oeuvres littéraires et

musicales témoignent du lien affectifexistant entre l'homme et la mer, mais sur

le plan intellectuel, cette immenseétendue, dont l'histoire montre qu'elleconstitue pourtant un grand boulevardentre les nations, n'a pas été explorée avecautant d'urgence et de minutie que lescontinents.

Pourquoi en est-il ainsi ? Peut-êtreparce que jusqu'au début du 20e siècle, onn'avait guère besoin d'études scientifiquesaxées sur la mer, et qu'en outre, on ne dis¬posait d'aucun moyen d'y pénétrer pourse livrer à des observations directes.

Aujourd'hui encore, l'exploration marinene soulève pas autant d'intérêt de la partdu public que la conquête de l'espace. Lerythme des événements tend à y être lent,et ceux-ci étant moins spectaculaires,on en parle peu. Et pourtant, le mondeocéanique a une influence capitale surnotre vie.

LES DÉBUTS DE L'OCÉANOGRAPHIE

Il est généralement admis que l'océano¬graphie débuta, en tant que science plu¬ridisciplinaire, il y a 115 ans, lorsquel'expédition de l'H.M.S. Challenger (1872-

1876) quitta l'Angleterre pour sa croisièrescientifique autour du monde. L'équipequi consigna les résultats de cette expédi¬tion de trois ans et demi constitua le pre¬mier réseau international de savants de la

mer. Les 50 volumes de comptes rendusde l'expédition continuent à être étudiésaujourd'hui par les spécialistes.

C'est également dans les années 1870que fut créé le premier laboratoire mari¬time à Naples. Il fut suivi en 1893, du 59

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Laboratoire de biologie marine de WoodsHole, aux Etats-Unis. Au début de ce

siècle, les études océanographiques étaientconduites en divers points du monde et, en1902, fut fondé au Danemark le Conseil

international d'exploration des mers, pre¬mière organisation intergouvernementaledes sciences marines.

Avant la Première Guerre mondiale,la recherche s'intéressait surtout à la bio¬

logie marine, en raison du développementdes pêcheries. Peu d'échantillons miné¬raux étaient retirés de la mer et l'hydro¬graphie avait pour objet principal la sécu¬rité de la navigation côtière dans les eauxpeu profondes. Le naufrage du Titanic, en1912, suscita pourtant des études portantsur les icebergs, leur formation et leur tra¬jectoire de dérive. Ces études demeurentactuelles, bien que les satellites artificielspermettent un suivi plus précis et plussûr.

La Première Guerre mondiale stimula

le besoin d'informations nouvelles, pou¬vant aider notamment à la détection et à

la destruction des sous-marins ennemis.

Les premiers moyens de détection sous-marine étant fondés sur la propagation duson dans la mer, cela fit avancer l'océa¬

nographie physique et donna naissanceà l'acoustique sous-marine. La SecondeGuerre mondiale vit l'accomplissementde nouvelles recherches dans ce domaine

60

D'où viennent les mers ?

Les uns pensent que la mer est unvestige de l'humidité première : celle-ci, sous l'action de la chaleur, a vu sa

substance, pour sa part la plus grandeet la plus essentielle, se volatiliser,tandis que le reste se changeait enmer. D'autres soutiennent que,l'intégralité de l'humidité primitiveayant été soumise au feu desrévolutions solaires, qui en a exprimétout ce qu'il y avait de pur, le résiduest devenu salure et amertume...

D'autres estiment encore que la merest ce qui a échappé, de parl'épaisseur de sa constitution, aufiltrage, par la terre, de l'humiditéaqueuse, très exactement comme celase produit pour l'eau douce qui,mêlée de cendre puis filtrée, perd sadouceur et devient salée. (...) Onestime parfois que la mer est unesueur que la terre sécrète sous l'actiondu soleil, qui la chauffe en tournantconstamment autour d'elle...

Al Mas'ûdi (v.900 - v.965)voyageur et encyclopédiste arabe

et, à la fin du conflit, des systèmes efficacesde sonar (Sound Navigation and Ranging)étaient installés dans les navires tant sous-

marins que de surface. Tout était en placedans les années d'après-guerre pour unegrande expansion de l'océanographie.

L'INFORMATION PRÉVISIONNELLE

La recherche scientifique marine a pourvocation première de produire des infor¬mations à caractère prévisionnel devantpermettre de tirer un meilleur parti de lamer au bénéfice du genre humain. Sansun excellent support scientifique et tech¬nologique, l'exploitation des océans estsource de gaspillage, d'inefficacité écono¬mique et de dangers pour l'environne¬ment marin. Le manque d'informationsscientifiques conduit inévitablement à unemauvaise gestion des océans : pêche àoutrance, évacuation des déchets indus¬

triels, pollution côtière ou pélagique.Les enjeux de la recherche océanogra¬

phiques ne sont pas que commerciaux, ilsintéressent également la sécurité publique.C'est ainsi qu'une connaissance exacte etprécoce de la naissance et de l'évolutiondes systèmes atmosphériques, tels que lestyphons et les ouragans, peut épargner desmilliers de vies humaines et des milliards

de dollars.

La communauté humaine se préoc¬cupe aujourd'hui du réchauffement pro¬gressif du globe terrestre et de l'élévationconsécutive du niveau des mers. Nous

avons besoin d'en savoir davantage sur lamanière dont l'océan interagit avecl'atmosphère terrestre et influe sur sa qua¬lité. Sans être pour l'instant absolument

certains que ces problèmes résultent de laconsommation accélérée de combustibles

fossiles depuis le début de l'ère indus¬trielle, nous ne pouvons pas nous per¬mettre de négliger les travaux scientifiquespouvant nous conduire à une certitude.Ceux-ci nécessiteront une collaboration

scientifique internationale sans précédent.Nulle nation ne peut seule enpareille matière.

LES OUTILS DE LA RECHERCHE

SCIENTIFIQUE MARINE

Pour répondre à ces questions et à quel¬ques autres, l'océanographie moderne uti¬lise des techniques et des « plates-formes »d'observation réparties en trois échelons.A l'échelon supérieur ou macroscopique,ce sont les systèmes de détection à longueportée aéronefs, ballons et satellitesartificiels permettant l'observation àlarge traits de vastes surfaces océaniques.Les satellites en particulier fournissent leseul moyen de mesurer en temps réel lesinteractions et les échanges entre l'air etla mer.

A l'échelon intermédiaire, se trouve

le navire. Il constitue le moyen primor¬dial, et généralement le plus économique,de collecte des données maritimes dans le

cadre de programmes de recherche à longterme, mobilisant des équipes relative¬ment nombreuses de savants et une

importante instrumentation. Au coursdes récentes années, une architecture plusélaborée, des calculateurs de grande puis¬sance, de nouvelles techniques de détec¬tion et de mesure ont rendu les navires

de recherche beaucoup plus performants

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qu'ils ne l'étaient il y a seulement vingtans. Les navires constituent eux aussi des

systèmes de détection à distance. Opéranten surface, ils effectuent des observations

et prélèvent des échantillons en profon¬deur, descendant au bout d'un câble des

engins mécaniques qui font office d'yeuxet de bras artificiels.

Un troisième mode d'observation, à

plus petite échelle, met en contact directavec la mer l'gil et le cerveau bien

entraînés du spécialiste qualifié. Un savantadepte de la plongée peut se procurerpour environ 6 000 FF l'équipement com¬plet de respiration sous-marine qui luipermettra d'opérer de façon autonome àune profondeur d'environ 40 mètres. Cettetechnique de recherche est aujourd'huipratiquée par les hommes de science dansle monde entier, y compris sous la glacedans les régions polaires. Au-delà de 40 m,on utilise des engins submersibles. A bordd'un sous-marin habité, l'océanographe ala possibilité de descendre jusqu'à 6 000 met de s'y livrer à des observations et desmesures in situ.

Depuis leur apparition dans lesannées 50, plus de 150 engins de ce typeont été construits, dont 24 sont aujour¬d'hui au service des sciences de la mer

dans 11 pays. Des discussions sont encours entre plusieurs nations pour laconstruction d'une nouvelle générationde sous-marins habités capables d'atteindreles plus grandes profondeurs océaniques.Une firme canadienne a également pro¬posé de construire un sous-marin com¬mercial à propulsion nucléaire pouvantremplir des missions d'une durée de 80jours à 1 000 m de profondeur.

Ci-dessus, le sous-marin Cyana, avec

son équipage de trois personnes,

peut aller à 3000 m de profondeur. Ilest utilisé à des fins industrielles ou

scientifiques.

A gauche, un navire océanographique

soviétique dans le port d'Istanbul

(Truquie).

A droite. Image prise par satellite qui

permet aux spécialistes de suivre

avec précision le tracé du GulfStream.

DON WALSH,

des Etats-Unis, est un spécialiste de

l'océanographie, du génie maritime et

de la technologie sous-marine,

domaines dans lesquels il poursuit son

activité après vingt-quatre annéespassées au service de la marine

américaine. On lui doit un grand

nombre de travaux et d'ouvrages

spécialisés. 61

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Ramassage du sel sur le lac Rose (Sénégal).

Des sous-marins sans équipage ontégalement été mis au point pour des tra¬vaux scientifiques en immersion. Lemodèle le plus courant est l'engin mobiletélécommandé. Contrôlé depuis la surfacepar l'intermédiaire d'un long câble deliaison, il peut être équipé d'appareilsphotographiques et de caméras de télévi

sion, de bras mécaniques et d'instrumentsde mesure variés correspondant à la mis¬sion scientifique à accomplir. L'appareilest actionné à partir d'un navire en sur¬face ; les images télévisées et les indica¬tions transmises du fond précisent sesorientations et sa profondeur d'immer¬sion. Depuis leur apparition vers la fin des

années 60, on a construit près d'un mil¬lier de ces engins, mais on n'en utilisequ'un petit nombre pour les sciences dela mer. Des organisations de recherchemaritime en ont toutefois acquis plusieursau cours des cinq dernières années.

PERSPECTIVES FUTURES

Le décalage est grand entre la recherchescientifique et ses applications commer¬ciales. A chaque tournant, surgissent desproblèmes majeurs qu'il est nécessaired'aborder pour faire en sorte que tous leshabitants de notre planète tirent le meil¬leur profit des ressources de l'océan. L'unde ces problèmes est le manque d'intérêtdu public et, par voie de conséquence,l'insuffisance des investissements dans les

sciences et les techniques de la mer. Lesrésultats pratiques que l'on peut attendredes sciences de la mer se situant dans le

long terme, les gouvernements éphémèresne se sentent guère concernés. Et ces dif¬ficultés politiques se compliquent du faitqu'une coopération internationale estessentielle dans ce domaine. L'intérêt

scientifique prévaudra-t-il dans un telcontexte ? A coup sûr il faut l'espérer.

Faits et chiffres

L'océan couvre près des deux tiers de la surface

de la Terre, soit 361 millions de kilomètres carrés.

Le Pacifique occupe à lui seul une surface plus

grande que celle de toutes les terres émergées.

Les deux tiers des terres émergées sont

situées au nord de l'équateur. L'hémisphère sud

est souvent désigné sous le nom d'hémisphère

océanique.

La profondeur moyenne de l'océan est de

3 730 mètres. La profondeur maximale est proche

de 11 000 mètres, mais 2% seulement du sol

marin dépassent les 6 000 mètres.

Animal planctonique.

Le volume total des mers est supérieur à 1,5

milliard de kilomètres cubes. L'océan renferme

plus de 86% de toute l'eau de la planète.

L'eau des océans y séjourne depuis environ

3 milliards d'années. Elle y a été brassée plus d'un

million de fois. Il en résulte que cette solution chi¬

mique parfaitement mélangée contient les mêmes

proportions relatives d'éléments (ou de sels) dis¬

sous en quelque endroit qu'on la prélève.

Six éléments constituent à eux seuls 99% des

sels dissous : le sodium, le calcium, le chlore, le

magnésium, le potassium et le souffre. La concen¬

tration de l'ensemble de ces éléments peut varier

d'un point à un autre. C'est ce que l'on appelle la

salinité. La moyenne générale est de 35 grammes

par kilogramme d'eau de mer. On estime que si

la totalité du sel marin était extrait et répandu sur

la terre, cela formerait une couche de 150 mètres

d'épaisseur.

La vie commence dans la mer par la photo¬

synthèse, quand l'énergie solaire est capturée par

des végétaux microscopiques, le phytoplancton,

première étape de la chaîne alimentaire marine.

Comme les végétaux terrestres, le phytoplancton

absorbe de l'oxyde de carbone et rejette de l'oxy¬

gène. Une grande partie de l'oxygène de notre pla¬

nète est produite par la mer.

L'eau de mer absorbe rapidement l'énergie

solaire, aussi les organismes vivants se trouvent-

ils en majorité dans les couches superficielles rela¬

tivement peu profondes. En fait, 90% de la vie

marine est contenue dans les 30 premiers mètres.

La plus grande activité biologique se situe près des

côtes, là où les fleuves et les autres effluents ter¬

restres assurent un apport continu d'éléments

nutritifs. Bien que les régions côtières ne repré¬

sentent que 15% de la surface des mers, elles ren¬

ferment l'essentiel de la vie marine. On peut dire

que tout le reste des océans est à peine habité

et ressemble davantage à un désert biologique.

Le systèmede conditionnement de

l'atmosphère terrestre

C'est le balayage éolien qui engendre les grands

systèmes de courants océaniques. Leur principal

moteur est le vent, qui souffle sur l'océan à vitesse

constante et dans la même direction saison après

saison, année après année. Le mouvement des

eaux de surface dû à la poussée du vent est

modifié par la configuration des bassins et par la

rotation de la Terre. Il en résulte un modèle général

de circulation consistant en de gigantesques mou¬

vements d'eau circulaires dans chaque océan prin¬

cipal. Ces mouvements s'opèrent dans le sens des

aiguilles d'une montre dans l'hémisphère nord et

dans le sens inverse dans l'hémisphère sud. Les

principaux courants marins, tels que le Gulf Stream

dans l'Atlantique et le Kuroshio dans le Pacifique,

font chacun partie d'un vaste courant giratoire

dans leur bassin océanique, les masses d'eau en

mouvement contribuent à entretenir le « système

de conditionnement d'air » de notre planète.

L'excès de chaleur est transféré des régions tro¬

picales vers les plus hautes latitudes, qui souffrent,

elles, d'un déficit. Ce qui contribue au maintien

d'une température moyenne régionale constante

année après année sur toute la planète. D.W.

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Baychimo,aisseau fantôme

*"*n

I/ans les histoires sur la mer, même les plusmystérieuses, il y a presque immanquablement,à la fin, un navire qui est sauvé ou au contraire,un navire englouti. Rien de tel dans l'aventuresingulière qu'on va lire, une histoire d'autant plusextraordinaire qu'on n'en connaît pas encore ledénouement... Je veux parler du Baychimo, cevaisseau fantôme, sans équipage, qui, depuis trèslongtemps, refuse obstinément de mourir etrevient sans cesse hanter la mémoire des hommes.

Cargo à vapeur de 1 322 tonnes, élégant, bienproportionné et à la coque d'acier, le Baychimo,construit en Suède en 1914, appartenait à la Com¬pagnie de la baie d'Hudson ; il servait à collecteret à transporter les fourrures vendues par les chas¬seurs esquimaux sur les côtes de l'île Victoria, dansles Territoires du Nord-Ouest canadiens. Avec sa

grande cheminée, son pont incliné, sa prouelongue et haute, il était bâti solidement pourrésister aux glaces flottantes et à la banquise desmers polaires.

L'un des premiers navires à faire le commercedes fourrures avec les comptoirs esquimaux de lamer de Beaufort, il circulait régulièrement aucours d'un périple de quelque 3 200 kilomètres

dans l'une des zones de navigation les plus traî¬tresses du monde. Chaque année, il entreprenaitle même voyage, dur et difficile, le long d'un iti¬néraire précis ; il livrait des vivres, du carburantet d'autres marchandises, et faisait escale succes¬

sivement à huit comptoirs reculés de la Compa¬gnie de la baie d'Hudson, chargeant chaque foisà son bord peaux et fourrures.

L'équipage du Baychimo,

le 22 septembre 1931,

tente, mais en vain, delibérer leur navire de

l'emprise des glaces.

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Le 6 juillet 1931, le Baychimo quitta Van¬couver, en Colombie britannique, pour entre¬prendre son voyage habituel, avec John Cornwellpour capitaine et 36 hommes d'équipage. Touss'attendaient, comme à l'accoutumée, à une tra¬

versée difficile, mais nul ne soupçonnait quec'était le dernier voyage du Baychimo qui com¬mençait. Ou plutôt son dernier voyage avec deshommes à bord...

64

DANS LES GRIFFES DE LA BANQUISE

Jour et nuit, dans la lueur brumeuse d'un soleilqui ne se couche jamais, le Baychimo fit route versl'est et finit par atteindre le terme de son voyage

les côtes de l'île Victoria. Ses cales pleines, lecapitaine, soulagé, donna l'ordre de remettre lecap sur Vancouver.

Cette année-là, par malheur, l'hiver tombatrès tôt sur les étendues mornes et nues du Grand

Nord. Les vents furent si violents, le gel si intense,que la banquise, l'ennemie redoutée des marins,se forma dans le sud bien plus vite que d'habi¬tude. Le 30 septembre, il ne restait plus qu'unmince passage d'eaux libres pour les navires ; le1er octobre, la glace l'obstrua tout à fait et la ban¬quise se referma sur le Baychimo.

Machines stoppées, le cargo était paralysé parles glaces, livré entièrement à la merci de la massecraquante. Il était bloqué devant Barrow, un vil¬lage de l'Alaska où la Compagnie avait fait cons¬truire des cabanes sur le rivage. Voyant qu'uneviolente tempête de neige était sur le pointd'éclater, le capitaine Cornwell ordonna à seshommes de franchir ce fut une marche très

pénible l'étendue glacée de près d'un kilomètrede long qui les séparait des abris. Pendant deuxjours ils restèrent à l'intérieur, à demi morts defroid et dans l'impossibilité de se risquer dehors.

Alors se produisit une chose extraordinaire,la première de toutes celles qui jalonnent l'his¬toire du Baychimo. Sans le moindre signe précur¬seur, la banquise relâcha son étreinte et s'écartades flancs du navire, qui redevint libre. L'équi¬page se rua à bord et le bateau, trois heuresdurant, fila à toute vapeur vers l'ouest. On avaitfrôlé la catastrophe...

Mais la glace, à nouveau, prit en tenaille lepetit cargo. C'est seulement le 8 octobre qu'avecun craquement terrifiant la banquise se fendit, cre¬vassant, près du bateau, le terrain où des mem¬bres de l'équipage jouaient au football.

Le navire se dirigeait à faible allure vers lacôte, mais pour le capitaine Cornwell, il devenaitévident que son petit bateau, si robuste qu'il fût,allait être broyé par les glaces comme une coquillede noix. Les gars ne désespéraient pas encorequ'on pût les sauver, eux et leur navire, mais le5 octobre, leur situation devint si critique que laCompagnie de la baie d'Hudson envoya à leursecours deux avions de la base de Nome, à prèsde mille kilomètres de là. Ils remmenèrent 22

hommes d'équipage du Baychimo ; le capitaine et14 hommes restèrent sur place pour attendre le

moment où la fonte de la glace libérerait leurnavire et sa riche cargaison. Ils savaient que celapouvait durer un an ; aussi bâtirent-ils sur la ban¬quise, à environ un kilomètre et demi du rivage,un petit abri.

Leur séjour allait être aussi bref que stupé¬fiant... Le 24 novembre, par une nuit d'un noird'encre, une tempête de neige effroyable se leva,clouant les hommes dans leur refuge en bois.Quand ce fut enfin l'accalmie, ils sortirent dansles ténèbres glaciales pour découvrir que le Bay¬chimo avait disparu sous des montagnes de neige,hautes de plus de vingt mètres. Mais ils eurentbeau inspecter attentivement les environs, ils netrouvèrent aucune trace du malheureux navire ;ils en conclurent qu'il s'était brisé dans la tem¬pête et avait sombré.

COUP DE THÉÂTRE

Ils rejoignirent alors la terre ferme et se préparè¬rent à rentrer chez eux. Quelques jours plus tard,un chasseur de phoques esquimau apporta unenouvelle incroyable : il avait vu leur bateau àenviron 70 kilomètres de là, au sud-ouest. Le

Baychimo commençait à se transformer en vais¬seau fantôme, en pantin ballotté dans les immen¬sités polaires par les caprices tout-puissants desglaces, des vents et de l'océan. Les quinzehommes, guidés par l'Esquimau, avancèrent péni¬blement jusqu'à l'endroit indiqué : le Baychimoétait bien là.

Le capitaine Cornwell comprit qu'il n'avaitvraiment aucune chance de sauver son bateau :

la glace était la plus forte. Il fit retirer de la caleles fourrures de grande valeur, puis, la mortdans l'âme, ils quittèrent, lui et ses hommes, le

Des avions américains

viennent au secours des

hommes du Baychimo,

prisonnier de la banquise.

DAVID GUNSTON,

écrivain et journaliste

britannique, s'intéresseessentiellement aux

phénomènes naturels,

météorologiques, climatiques

et océaniques. Parmi ses

parues dans une

quarantaine de pays, signalons

les biographies de Guglielmo

Marconi et Michael Faraday.

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w» k.TTî

Baychimo pour toujours. Un avion, le momentvenu, les ramena chez eux.

Des mois passèrent. Un jour, le siège de laCompagnie, à Vancouver, apprit, de source esqui¬maude, qu'on avait de nouveau aperçu le Bay¬chimo qu'on croyait perdu depuis longtemps, àplusieurs centaines de kilomètres, cette fois, à l'estdu point où il avait été abandonné. Le 12 mars1932, Leslie Melvin, un jeune trappeur et explo¬rateur qui se rendait en traîneau de l'île Herschelà Nome, redécouvrit le cargo. Le Baychimo flot¬tait, tranquille, près du rivage. Melvin réussit àmonter à bord et constata qu'il restait plein defourrures intactes dans la cale. Malheureusement,seul, sans équipement approprié et à des centainesde kilomètres de sa base en Alaska, il ne pouvaitrien faire pour les rapporter.

Quelques mois plus tard, un groupe de pros¬pecteurs vit à son tour le navire ; ils réussirentégalement à se rendre à bord où ils trouvèrenttout en bon ordre. En mars 1933, le Baychimorevint à peu près là où son capitaine l'avaitd'abord laissé : il flottait paresseusement sur leseaux qui commençaient à geler. Un groupe d'unetrentaine d'Esquimaux le rejoignit en kayak, maisà peine avaient-ils grimpé à bord qu'une tempêteterrible éclata. Ils furent contraints de rester

enfermés dans le navire fantôme, sans nourriture,

pendant dix jours avant de pouvoir repartir.

UNE DÉRIVE LÉGENDAIRE

En août de la même année, la Compagnie de labaie d'Hudson savait que le Baychimo se dirigeaitcalmement vers le nord, mais il se trouvait dans

une zone trop reculée pour qu'on puisse envisagerune opération de sauvetage. Les visiteurs suivants

du navire furent, en juillet 1934, un groupe dechercheurs et d'explorateurs qui naviguaient surune goélette. Ils restèrent à bord du Baychimoquelques heures.

La légende du petit navire à la grande che¬minée grise s'était maintenant répandue chez lesEsquimaux de l'Arctique ; beaucoup d'entre euxl'apercevaient de temps en temps au cours de leursdéplacements de nomades. En septembre 1935,le Baychimo atteignit les côtes de l'Alaska. Tou¬jours il parvenait à échapper à l'étau de la ban¬quise et toujours il survivait aux pires tempêtespolaires. La nature semblait incapable de ledétruire, mais les hommes paraissaient tout aussiincapables de le sauver.

Après 1939, le Baychimo fut aperçu mainteset maintes fois, par des Esquimaux, mais aussi pardes explorateurs, des marchands ou des aviateursblancs. Pendant des années, il parcourut ainsi, seulet sans personne à bord, des milliers de kilomè¬tres sur les eaux glacées.

En mars 1962, un petit groupe d'Esquimaux,qui péchaient en kayak, revit le cargo. Il flottait,serein, au large d'une côte désolée de la mer deBeaufort. Il n'y avait, cette fois encore, aucunmoyen de s'en emparer ; ils laissèrent la vieillecarcasse déserte, rouillée, mais toujours vivante,disparaître une nouvelle fois dans l'inconnu. Ladernière fois que le Baychimo fut aperçu remonteà 1969, soit 38 ans après son abandon. Il étaitencore prisonnier de la banquise entre Icy Capeet point Barrow.

Un représentant de la Compagnie de la baied'Hudson, rencontré récemment au Siège de celle-ci, à Winnipeg, m'a affirmé qu'à l'heure actuellenul ne sait si le Baychimo continue de dériver.

On oublie souvent

que la mer, avanttout, n'a pas d'âge ;sa force réside en cela.

Mohamed Dib

écrivain algérien(Qui se souvient de la mer,

©Seuil, Paris 1959)

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Les quatre pilkrs du templede Neptune par Jacques Ferrkr

Son ctur dut être cuirassé de chêne et d'airain, celui qui lepremier lança son frêle esquif sur la mer agitée.

(Horace, Odes I, III, 9)

66

JL/A mer est le plus grand espace et la plus vasteressource offerts à l'homme sur notre planète, laseule à contenir en abondance, et à régénérer enpermanence, cette source de vie dont lui-mêmea surgi. De quoi solliciter l'industrie de l'Homofaber, enflammer l'imagination du sapiens et sti¬muler son génie créateur en soumettant à un cons¬tant défi son esprit d'entreprise. Ainsi que soncourage. Les réponses scientifiques, technologi¬ques, industrielles, économiques et sociales à cetteemprise de l'imaginaire sur tous les « peuples dela mer » et à travers eux sur l'humanité tout

entière peuvent être regroupées sous quatre titres,couronnant quatre rêves : les accomplissementsdu génie maritime (marcher sur la mer), la con¬quête des abysses (pénétrer dans la mer), l'exploi¬tation des océans (se nourrir de la mer), la nou¬velle Atlantide (habiter la mer). Quatre maîtres-piliers du temple de Neptune.

Les accomplissements du géniemaritime

Homme libre, toujours tu chériras la mer(Charles Baudelaire)

Le génie sous inspiration maritime a inventé beau¬coup d'autres objets et édifié beaucoup d'autresouvrages que les navires de guerre... ou de paix.Les Grecs, les Chinois, les Arabes, les Portugais,les Espagnols, les Anglais, les Italiens et les Fran¬çais, entre autres, pourraient se disputer la pater¬nité de l'astrolabe, de la boussole, des portulanset des cartes marines, des chronomètres « garde-temps » pour calculer les longitudes, de l'ancreet du gréement, de la quille et du gouvernail. Lespolders de Hollande et les endiguements promisau Bangladesh, le port artificiel d'Arromancheset le tunnel sous la Manche peuvent prendre placeparmi les Merveilles du monde auprès du phared'Alexandrie ; et la statue de la Liberté à l'entrée

du port de New York ne le cède en rien au

Colosse de Rhodes. Les dictionnaires fourmillent

dans toutes les langues de termes techniquesdevenus noms communs et de noms propres dési¬gnant des choses et des événements rêvés, vécus,créés sous l'empire de la mer. Mais le navire restela plus belle des créations de l'homme, presquesa creature.

Chaque peuple a imprimé à toute époque lamarque de son propre génie dans les formes ousur les flancs d'un navire de son cru, témoin etsouvent agent de son destin. L'histoire dessciences et des techniques qui sert d'infrastructureà l'histoire des civilisations déroule une fresqueoù les fastes navals jouent un aussi grand rôle quesur la tapisserie de Bayeux. Aux « Quinquerèmesde Ninive ramenant de l'Ophir lointain/ Vers leursports d'attache ensoleillés de Palestine/Des cargai¬sons d'ivoire, de singes et de paons et de bois pré¬cieux » (John Masefield) succéderont, 27 sièclesplus tard, mais sans grande poésie cette fois, lespétroliers géants dépêchés du Japon dans le Golfe.

La légende des siècles et le cours de l'histoire,le rêve et la réalité entremêlent leurs fils au pointde se confondre sous le regard du poète, duromancier ou du chroniqueur maritime, devantles plus beaux décors et sur les plus grands théâ¬tres du monde, où se balancent, au gré de l'ima¬gination ou des flots, la nef des Argonautes, labarque d'Ulysse et celle d'Enée, les trières de Sala-mine, les radeaux polynésiens (rêve ou réalité ?),les drakkars de Ragnar Lodbrok et de LeifrErikson, les « nefs huissières » des premières croi¬sades et les landing ships des dernières, la SantaMaria de Christophe Colomb, les jonques deguerre chinoises, les praos malais ancêtres desmulticoques de la course du Rhum, l'invinciblearmada disloquée par la tempête et les flottesmongoles dispersées par le vent kamikaze, lesgalères de Lepante, les boutres de Sindbâd etd'Henri de Monfreid, les clippers de la course duthé, le Victory de Hood et de Nelson, la QueenElizabeth et le France dépassant en tonnage et en

,--.

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vitesse, en confort et en majesté le Great Easternimmortalisé par Jules Verne dans Une ville flot¬tante et le Titanic récemment retrouvé au fondde l'océan.

La conquête des abyssesAinsi vous connaîtrez la longueur,

la largeur, la hauteur et la profondeur.(Saint Paul, Ephésiens III, 18).

Caricature de l'écrivain

français Jules Verne, l'auteur

de Vingt Mille Lieues sous les c 10/o r i jtittmers, étudiant les fonds tn 1868> sous la plume de Jules Verne et pour

marins (1883). l'enchantement de plusieurs générations

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d'« enfants amoureux de cartes et d'estampes »(Baudelaire, Le voyagé), le professeur Aronnax etses deux compagnons découvraient sous les flotsdéchaînés le monstre d'acier à propulsion élec¬trique Nautilus du capitaine Némo, aussi vaine¬ment poursuivi et harponné par Ned Land en sur¬face que Moby Dick l'avait été vers 1851 par lecapitaine Achab sous la plume de Melville.

Tous ces noms sont fortement ancrés dans

l'imaginaire collectif de plusieurs millions de noscontemporains. Moins d'un siècle plus tard, lesous-marin nucléaire de la marine américaine Nau¬

tilus, le premier à avoir traversé en immersion lacalotte polaire, avait bel et bien parcouru en quel¬ques années d'existence plus de dix fois « Vingtmille lieues sous les mers ». A la même époque,qui est toujours la nôtre, les plongeurs de laCalypso nous faisaient pénétrer à leur suite dansles recoins les plus secrets du « Monde du silence ».Les « Voyages extraordinaires » imaginés par JulesVerne se réalisaient dans « L'Odyssée sous-marine » du commandant Jacques-Yves Cousteauet l'ingénieur du génie maritime Camille Rou-geron se plaisait à dessiner la coque d'un pétro¬lier sous-marin plus que géant qui, échappant ensemi-immersion aux « effets de poutre » destruc¬teurs en surface, pourrait transporter à chaque tra¬versée, de terminal à terminal en eau profonde,plusieurs millions de tonnes de brut. Que Dieunous en préserve !

Toutes ces acrobaties se réalisaient, en penséeet en action, à quelques encablures sous-marinesde la surface libre, dans le « grand bleu » pénétré,caressé, vivifié par les rayons non totalementabsorbés du soleil, où folâtrent les dieux de la

mythologie. Mais personne, ni homme, ni demi-dieu, pas même Hercule, ne s'était jamais aven¬turé dans le « grand noir » avant William Beebeet Otis Barton en 1934. Encore ces deux-là

l'avaient-ils fait à moins de mille mètres, dans une« bathysphere » pendulant au bout d'un câbletout prêt à se rompre sous son propre poids. Ily fallait bien du courage.

C'est seulement en 1954, vingt ans après leraid sans conséquences pratiques (mais à effetcatalytique considérable sur l'imaginaire collectif)de Beebe et de Barton, que le tabou psychologiqueet les obstacles technologiques vont être définiti¬vement levés avec la plongée profonde à plus de4 500 m et en autonomie au large de Dakar ducommandant Georges Houot et de l'ingénieurPierre Willm à bord du bathyscaphe FNRS III.Il aura fallu pour cela, outre l'acier forgé et la fini¬tion impeccable de l'habitacle sphérique devantrésister à plus de 400 kg de pression par centi¬mètre carré, la triple alliance de l'imaginationscientifique du professeur Auguste Piccard, dugénie maritime des constructeurs de sous-marinsfrançais car le bathyscaphe est un vrai navire,comme son nom l'indique et du courage de cesdeux pionniers de la plongée sans câble, hardisexplorateurs de la quatrième dimension et conqué¬rants de l'impossible.

La face cachée de l'océan a été visitée et 67

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Bateau-tortue coréen, navire

de guerre du 16* siècle.

observée de près, à plusieurs reprises, jusqu'à9 050 m de profondeur dans la fosse des Kourilespar les mêmes Houot et Willm en 1962 à bordde YArchimède, et ces dernières années de façoncourante sur la cassure atlantique où se chevau¬chent et se bousculent les plateaux continentauxsupportant l'Europe et l'Amérique. Aucunmonstre marin ne s'est encore manifesté. Ceci ne

veut pas dire qu'il n'en existe pas. Tout commepeuvent exister, bien qu'on n'en ait point encoreaperçu sous les feux des projecteurs (qui les fontpeut-être fuir), les réserves d'êtres vivants accu¬mulées à une certaine profondeur selon l'hypo¬thèse émise par l'océanographe danois HansPetterson1. Et ceci nous amène au troisième

pilier.

L'exploitation des océansLa mer, c'est la forêt.

(Victor Hugo, Les pauvres gens)

Le poète le plus imaginatif et le plus universel du19e siècle, exilé à 50 ans sur une falaise dominantla mer, n'a vu dans celle-ci qu'une immensitéinquiétante et stérile, un cimetière d'épaves, unepuissance hostile, une énergie incontrôlableprompte à écraser et ensevelir les pauvres gens dulittoral condamnés à ramasser, à cueillir, à chasser

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dans son sein une maigre provende, selon desméthodes et avec des moyens n'ayant guère pro¬gressé depuis les temps bibliques.

Il aura fallu moins de deux générations pourque ce cauchemar cède la pas à une réalité sou¬riante aux couleurs d'une immense espérance. Lapêche artisanale devenue industrielle sera dépasséepar l'aquaculture. Il suffira de télécommander unrobot pour ramasser à la pelle le fabuleux métalqui tapisse sous forme de nodules, comme onvient de le découvrir, le fond des océans. La fusion

thermonucléaire de l'hydrogène, contrôlée et con¬finée dans une enceinte qu'il reste à inventertout le monde s'y emploie fera de la mer, dontl'hydrogène est la substance même, le réservoirinépuisable et omniprésent d'une énergie presquegratuite et très peu polluante. De quoi satisfairetous les besoins, toutes les exigences de l'huma¬nité pendant un nouvel âge d'or.

Ainsi sera réalisé pour le meilleur après lepire la merveilleuse histoire, imaginée par unconteur persan, du pauvre pêcheur qui, ayant jetéson filet pour la quatrième et dernière fois enimplorant Allah et invoquant Moïse, ramena unebouteille qu'il eut l'imprudence de déboucheraprès avoir brisé pour ce faire le sceau deSalomon. Un génie en sortit « sous la forme d'unefumée qui s'éleva jusqu'aux nues en s'étendant surla mer... avant de se solidifier en un monstrueux

géant » qui aurait trucidé cet homme trop curieuxsi celui-ci n'était parvenu à le convaincre de réin¬tégrer la bouteille. Ce génie a repris pour nousl'apparence d'un champignon cataclysmique s'éle-vant au-dessus de l'océan Pacifique au large deBikini, le 26 mai 1956. Mais nous avons de bonnesraisons d'espérer que nous l'aurons bientôt réduiten esclavage, dans la bouteille Tokamak2 ou toutautre dispositif au service du quatrième et dernierpilier du temple de Neptune.

La nouvelle AtlantideLa mer, la mer toujours recommencée

O récompense, après une penséeQu'un long regard sur le calme des dieux !

(...)Le vent se lève !... Il faut tenter de vivre !

(Paul Valéry, Le Cimetière marin)

L'imaginaire et la mer sont étroitement liés depuistoujours dans la légende de l'Atlantide. Mais est-ce une légende ?3 Elle pourrait devenir ou rede¬venir réalité dans l'heureux aboutissement de tout

ce qui précède. Iles ensoleillées, paradis tropicaux,« clubs Méditerranée » et tous espaces de loisirsdédiés à une certaine joie de vivre, ne demandentqu'à s'agrandir et à se multiplier. Ils sont de plusen plus présents dans le rêve éveillé de nos con¬temporains. Les structures offshore de l'industriepétrolière pourraient déjà faire place, servird'ébauche ou de germe à des chapelets de « Nou¬velles Cythères ».

Il faut viser plus haut et s'établir plus loin.Nous avons les moyens d'édifier au grand large et

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même par grand fond, loin des cités bruyantes etpolluantes, au-dessus du grand bleu, face àl'immensité, à l'horizon intact et au « calme des

dieux », mais surtout en mer libre sous seule juri¬diction internationale, des îlots privilégiés consa¬crés aux activités supérieures de l'humanité. Les« temples sereins des sages » imaginés par Lucrèce

Le calme plat

A son zénith, au fond d'un ardent ciel decuivre,

Le Soleil, à midi, rouge comme le sang,Se tenait suspendu juste à l'aplomb du mât,Pas plus gros que la Lune.

Durant des jours et des jours, des jours et desjours,

Nous restâmes figés, sans un souffle, sans unMouvement, immobiles autant qu'en peintureUn vaisseau figuré sur un océan peint.

De l'eau, de l'eau, de l'eau de toutes parts, ettoutes

Nos planches, de chaleur, se contractaient : del'eau,

De l'eau, de l'eau de toutes parts,Et pas la moindre goutte que nous puissions

boire.

Samuel Taylor Coleridge (1772-1834)poète et philosophe anglais

(Le dit du vieux marin, trad, de H. Parisot,

© Flammarion, Paris 1966)

dans un environnement maritime, la cité scienti¬fique idéale baptisée « La nouvelle Atlantide » parFrancis Bacon, pourraient sortir ainsi des limbesde l'esprit.

Philippe Tailliez, autre pionnier de l'explo¬ration sous-marine, qui n'a point cessé de cultiverce jardin secret depuis ses premières plongées en1937 avec Jacques-Yves Cousteau, a tracé lesgrandes lignes d'un Projet Archipelaego et fondéen 1981 une association ayant pour objet « laconception, la construction, l'expérimentationd'un archipel flottant et habité, prolongé à la ver¬ticale, de zénith à nadir, par des structures spa¬tiales et sous-marines. La mise en place et la miseen cuvre de cet ensemble Archipelaego, dynami¬quement ancré sur le fond, est prévue dans l'océanPacifique, au-delà des zones déjà appropriées ouen voie d'appropriation par les diverses nationsde la planète aux fins de leurs exploitation éco¬nomique. »

Présenté comme « le symbole et l'affirmationdu proche et commun devenir marin et spatialde l'espèce humaine, en accord avec la notion depatrimoine commun de l'humanité », Archipe¬laego a été favorablement accueilli par une élitede plongeurs et de cosmonautes réunie à Miamien 1985, puis à Tunis en 1986 et au Japon en 1990,sous l'égide de la Confédération mondiale des acti¬vités subaquatiques. Il appartient encore audomaine de l'irréel, pour ne point dire de l'utopie.Mais il n'est pas trop tard, ni peut-être trop tôt,,pour entreprendre de construire ce « dernierrivage ».

Sur une mer « toujours recommencée ».

La côte atlantique en

Charente-Maritime (France).

1. La croisière aux abîmes, cité

par Houot et Willm dans Lebathyscaphe, Les Editions deParis, 1954.

2. Tokamak : dispositif deconfinement des réactions

thérmonucléaires conçu parune équipe soviétique etexpérimenté dans plusieurspays.3. Une récente étude conclut à

l'existence possible d'unecivilisation atlantide en mer du

Nord, il y a 10 000 ans. JeanDequelle, De la préhistoire àl'Atlantide des mégalithes (éd.France-Empire, Paris 1990).

JACQUES FERRIER,

Commissaire général (CR.) dela marine française et ancien

directeur central, est présidenthonoraire de l'Académie du Var

et membre de l'Académie des

sciences commerciales. Auteur

de nombreuses

communications scientifiques,

il a publié récemment Les

Fioretti du quadricentenaire deNicolas-Claude Fabri de Pereisc

(Obanel, Avignon, vol. I. 1980,

vol. Il 1987) et La Révolution

française et le Var (Académie

du Var, Toulon 1990). 69

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ms sous ¡à m

L

70

ES perles dont ¡I est question dans certains

écrits cinghalais et indiens du 6e siècle avantJ.-C. n'ont pu être récoltées que par des plon¬geurs, tout comme les éponges dont parlentHomère ou Hippocrate. C'est d'ailleurs dans

L'Iliade (chant XVI) que l'on trouve la plusancienne référence incontestable à la plongée.

Patrocle y apostrophe ainsi le Troyen Cebrion,

qu'il vient de faire tomber de son char : « Quel

homme agile, comme il plonge bien ! Si parhasard nous étions sur des fonds foisonnants,

cet homme, en sautant du bateau, n'aurait aucun

mal à nourrir une foule en ramassant des huî¬

tres, même par mauvais temps, si légèrement

il a plongé du char dans la plaine. En vérité, ily a de bons plongeurs chez les Troyens... ! »

Des historiens anciens, tels Thucydide,

évoquent l'exploit de plongeurs qui réussissent

à tromper la vigilance de la flotte adverse. Les

premiers plongeurs en apnée sont certaine¬

ment issus de différents foyers de peuplement

Méditerranée orientale, îles de Polynésie ou

du Sud-Est asiatique, bords de la mer Jaune

où se conjuguent plusieurs facteurs favorables :mer relativement calme, eau claire, tempéra¬

ture permettant une immersion assez longue.

Jusqu'à la fin de la Renaissance, la plongée

restera limitée, aussi bien dans la durée (apnée)qu'en profondeur (visibilité). De Végèce au5e siècle à Léonard de Vinci au 15e, on a bien

pensé à prolonger les voies respiratoires du

plongeur jusqu'à la surface grâce à un tube,mais ces tentatives restent vouées à l'échec car

on ne maîtrise pas encore certains principes de

l'hydrostatique. Ceux-ci seront établis parPascal au 17e siècle. On sait alors qu'un homme

immergé respirant à l'aide d'un tube relié à lasurface doit développer, à l'inspiration, une

force supérieure à la pression hydrostatique.

Or, les muscles respiratoires sont faibles : à

deux mètres de profondeur, l'effort ¡nspiratoire

devient exténuant, puis impossible au-delà.

Néanmoins, plusieurs modèles de cloches

à plongeur sont expérimentés à cette époque.

Directement inspirées des marmites ou urnes

des plongeurs romains qui plaçaient au fondde l'eau des réservoirs remplis d'air, l'orifice

dirigé vers le bas, auxquels ils venaient s'ali¬

menter régulièrement elles seront utiliséespendant près d'un siècle.

CLOCHES ET CAISSONS

En 1690, Edmond Halley apporte une amélio¬

ration au système en proposant un renouvel¬

lement de l'air au moyen de barriques lestéesau fond.

Reprenant une idée formulée cent ans plus

tôt par Denis Papin, le célèbre ingénieur anglais

John Smeaton (1724-1792) franchit une nou¬

velle étape en injectant, en continu, dans l'engin

de plongée de l'air comprimé à l'aide d'unepompe placée à bord du navire en surface.

Mais cloches et caissons restent d'un '

usage difficile, lourds et encombrants. Le plon¬

geur doit respirer de l'air à la pression hydros¬

tatique ambiante, le débit d'air doit être suffi¬

sant pour assurer l'oxygénation du plongeur etle gaz carbonique doit être éliminé sans réin¬halation.

L'Allemand Auguste Siebe réduit la cloche,

qui devient individuelle, équipe le plongeur d'uncasque en cuivre avec hublots, alimenté par del'air comprimé produit à la surface par unepompe à pistons munie de bras. Le débit estcontinu, l'air en excès s'échappe par le rebord

inférieur du casque. En 1837, Siebe perfec¬

tionne ce casque et le prolonge par un vête¬ment étanche, souple, en toile caoutchoutée.

Construire un appareil autonome afin

d'affranchir le plongeur de la servitude de la sur¬

face et de rendre ses évolutions plus faciles,tel est désormais le souci des inventeurs.

C'est ce type d'appareil que voulaient déjà

réaliser Borelli (1680), Fréminet(1776), Forfait(1783), Klingberg (1796) et Drieberg, qui pro¬

pose en 1811 le « Triton » : la respiration par

la bouche est assurée au moyen d'un tuyaubranché sur un réservoir dorsal, l'air circule

grâce à un soufflet actionné par les mouve¬ments de la tête.

De nouvelles améliorations sont apportées

par W.H. James (1825-1828), puis par Condert

qui comprend la nécessité d'une circulation

d'air avec un débit suffisant : il imagine une

admission réglable de l'air comprimé, un robinet

constituant un détendeur très primitif, et un

échappement libre de l'air en excès. Cabirol

améliore encore l'appareil en 1885.

NAISSANCE DU DÉTENDEUR

Mais déjà en 1860, un ingénieur des mines,

Benoît Rouquayrol, et un officier de marine,

Auguste Denayrouze, apportent un perfection¬

nement décisif au scaphandre classique : ils

imaginent un « appareil régulateur » ou « aéro-phore », qui délivre, à la demande, de l'air à

pression équivalente à la pression ambiante.C'est la naissance du détendeur.

Un homme, muni d'un régulateur à gaz ali¬

menté par une pompe en surface, peut donc,en 1864, se déplacer avec facilité sous l'eau

jusqu'à 40 m de profondeur.L'année suivante, ces inventeurs géniaux

pensent à approvisionner leur régulateur par unréservoir d'air porté dorsalement par le plon¬

geur. C'est la naissance du scaphandre auto¬nome moderne.

Le plongeur peut désormais évoluer sans

lien avec la surface, pendant une demi-heure, à

dix mètres de profondeur. Le succès est éclatant.

Jules Verne comprend immédiatement l'avenir

promis à une telle découverte : dans Vingt mille

lieues sous les mers, le capitaine Némo et ses

hommes sont équipés de cet appareil.

Source : Océanorama (n°7, 1984). Avec l'aimableautorisation de l'Institut océanographique Paul Ricard.

De haut en bas :

cagoule mise au point par

l'écrivain latin Végèce au

5* siècle après J.-C. ;

cloche à plongée de Halley

(17a siècle) ;

ajustage du casque d'un

scaphandrier (1927).

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EN BREF DANS LE MONDE-.

Retour à Mozart

A la demande de la prestigieuse

fondation Internationale StiftungMozarteum, le compositeur

japonais Shigeaki Saegusa vient

de compléter la partition d'une

pièce d'orchestre de Mozart

restée, pour des raisons

obscures, inachevée : la

Symphonie concertante

KV 320e suppl. 104. D'une

durée de vingt minutes, celle-ci

sera jouée dans sa nouvelle

version à Salzbourg, ville natale

du grand musicien, pour le

bicentenaire de sa mort le

5 décembre prochain.

Al-Andalus

L'exposition « Al-Andalus : l'art

islamique en Espagne » sera

inaugurée en mars 1992 au

palais de l'Alhambra à Grenade.

125 objets appartenant à desmusées et des collections

privées en Espagne, ou

provenant de Berlin, Londres,

Saint-Pétersbourg, New York et

Paris, y seront présentés sous le

parrainage conjoint du

Metropolitan Museum de New

York et de la Banque de Bilbao-

Vizcaya. Ces objets, dont on a

voulu limiter le nombre, seront

accompagnés de commentaires

détaillés soulignant le caractère

didactique de l'exposition.

Moins de gaz toxiquesLes ministres de

l'environnement de la

Communauté économique

européenne ont récemment

adopté à Bruxelles une

disposition limitant les

émissions de gaz toxiques des

véhicules poids lourds. Cette

mesure, qui deviendra

exécutoire le 1" juillet 1992,

imposera aux pays de la CEE

l'obligation de mettre sur le

marché un combustible à teneur

en souffre réduite.

Jeunesse du cerveau féminin

D'une étude sur le

fonctionnement cérébral chez

34 hommes et 35 femmes, les

chercheurs de l'Université de

Pennsylvanie aux Etats-Unis ont

conclu que le cerveau masculin

dégénérait trois fois plus vite

que le cerveau féminin. Publiés

dans les Proceedings of the

National Academy of Sciences,les résultats de cette étude

montrent que les cellules

cérébrales meurent plus tôt

chez les hommes et que ces

pertes sont concentrées dans

les régions responsables du

raisonnement, du calcul, de la

planification et de la

conceptualisation.

Planning familialSans les programmes de

planification familiale menés

depuis une vingtaine d'années,

la population mondiale

compterait aujourd'hui 412

millions de personnes de plus,indique le Fonds des Nations

Unies pour les activités en

matière de population dans son

rapport sur L'état de la

population mondiale 1991.

On y apprend également que

près de 51% des couples

emploient des méthodes

modernes de contraception

dans les pays en

développement, contre 10%

seulement dans les années 60.

Malgré ces progrès, les

experts des Nations Unies

estiment que la population

mondiale passera de

5,4 milliards en 1991, à

6.4 milliards en 2001 et à

8.5 milliards en 2025, une

croissance qui concernera

surtout les pays en

développement.

Pour une planète propreLe commandant Jacques-Yves

Cousteau a lancé en mai dernier

une campagne pour la

proclamation solennelle par lesNations Unies du droit des

générations futures à hériter

d'une planète où la vie ne sera

pas gravement menacée par la

pollution et la surpopulation. Il

propose d'annexer à la Charte

des Nations Unies une

Déclaration de droits en cinq

articles. Ceux-ci ont été rédigés

par le célèbre océanographeavec la collaboration d'hommes

de science et de philosophes

français et américains.

IndignationPour les trente ans de sa

fondation, l'organisation

humanitaire Amnesty

International publie un rapport

pessimiste où l'on apprend quedeux hommes sur trois vivent

sous la férule de régimes

autoritaires qui emploient la

torture et l'assassinat. En

précisant que cet anniversaire

n'est pas motif à se réjouir mais

à s'indigner, Amnesty

international lance un appel

pour que responsables et

simples citoyens refusent toute

justification aux violations des

droits de l'homme.

Contre la drogueLa Journée internationale contre

l'abus et le trafic illicite des

drogues, qu'une résolution de

l'Assemblée générale des

Nations Unies fixe au 26 juin de

chaque année, s'est déroulée en

1991 autour du thème de la

prévention de la toxicomanie.

Elle a aussi coïncidé avec le

lancement de la Décennie des

Nations Unies contre l'abus des

drogues (1991-2000).

En finir avec les ordures

Les trois méthodes couramment

utilisées pour éliminer les

ordures (incinération, dépôt

dans des décharges surveillées

et fabrication d'engrais) s'étant

révélées insuffisantes, une

entreprise suisse vient

d'inventer un procédé de

fossilisation accélérée qui ne

dégage ni fumées, ni résidus

d'aucune sorte. Soumises dans

un réacteur à un double

rayonnement thermique et

lumineux, les ordures sont

pétrifées en huit minutes. On

obtient un fin gravillon qui peut

être recyclé dans différents

secteurs d'activité, de la

construction à l'industrie

mécanique.

Nausicaa,la magie de la merEn mai dernier s'est ouvert à

Boulogne-sur-Mer, dans le Nord

de la France, Nausicaa, un

Centre de la mer destiné à faire

découvrir au public le spectacle

fantastique du monde marin et

de ses richesses. Avec

15 000 m2 d'expositions,1 400 m d'aquarium, une

bibliothèque de 5 000 titres et

4 000 références d'ouvrages

maritimes, une vidéothèque de

5 000 images et 300 films,

Nausicaa est aussi une banquede données offrant aux

chercheurs, aux journalistes et

aux passionnés de la mer une

somme d'informations sans

équivalent.

La planète faite femmeLes repérages topographiques

réalisés par la sonde Magellan

ayant permis de dénombrer sur

la surface de Vénus quelque

4 000 cratères, plaines et

montagnes, la Commission de

nomenclature de l'Union

astronomique internationale a

décidé de donner à ces sites

des noms de femmes célèbres

disparues depuis plus de trois

ans... à l'exception de

l'éminence la plus élevée de la

planète, déjà baptisée du nom

du physicien James Clerk

Maxwell.

Un fossile de 95 millions

d'années

Pendant les travaux de forage

du tunnel sous la Manche, un

topographe a fait, à 16 km des

côtes du Kent au sud-est du

Royaume-Uni, la première

découverte d'importance de ces

fouilles gigantesques : le fossile,

en parfait état de conservation,

d'un mollusque ressemblant à

un poulpe qui aurait vécu il y a95 millions d'années. Cette

espèce, précise Stuart Warren,

un géologue britannique, n'a

pas changé d'apparence depuis500 millions d'années.

Réouverture du Jeu

de paumeL'ancien musée parisien du Jeu

de paume a rouvert ses portes

en juin après rénovation. Edifié

en 1862 par Napoléon III,

transformé en musée en 1947,

il a abrité jusqu'en 1986 une

splendide collection de

peintures impressionnistes,

transférée depuis au musée

d'Orsay. Le nouveau Jeu de

paume devient une galerie

nationale, sans collections

permanentes. La rétrospective

des dernières années du peintre

Jean Dubuffet, présentée pour

son inauguration, sera suivie

d'expositions consacrées à des

artistes contemporains peu

connus, surtout hors de leur

pays.

EN BREF DANS LE MONDE71

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ACTION /UNESCO

ENVIRONNEMENT

: un Plan Bleu pour l'avenirpar Michel Bâtisse

JL/A mer demeure pour l'homme un milieuoù il est étranger, où il ne trouve pas derepères, et qu'il connaît encore mal. Tantôtil en surestime les richesses, et tantôt il en

néglige l'importance. Il se comporte commesi les océans pouvaient tout supporter, sanssoupçonner leur rôle crucial dans la régulationdu climat. Il pense que les stocks de poissonsont illimités alors que les pêches mondialesplafonnent déjà. Et ainsi de suite, comme si,quand il s'agit de la mer, l'homme avait de lapeine à distinguer les mythes des réalités-

Nulle part ces contradictions entre ce quenous croyons et ce qui est vrai, entre ce quenous voulons et ce qui est possible, n'apparaîtplus nettement qu'en Méditerranée, cette « merdu milieu des terres », berceau et carrefour de

civilisations millénaires, que l'on montre dudoigt pour sa pollution et sa dégradation.Qu'en est-il en réalité, et que réserve l'avenirpour ces rivages « où fleurit l'oranger » ?

Depuis 1976, en dépit de leurs divergencespolitiques et économiques, tous les pays rive¬rains de la Méditerranée coopèrent, dans lecadre de la Convention de Barcelone, pourprotéger leur mer commune de la pollution.C'est une mer fermée, sans marées impor¬tantes, et un accident comme celui de I'Amoco

Cadiz, ou même de l'Exxon Valdez, pourraitavoir des conséquences catastrophiques pourles villes historiques qui la bordent, pour lesplages, pour les installations touristiques etportuaires, et pour l'économie fragile de sesrégions côtières. La petite nappe de pétrole quis'est récemment répandue devant la port deGênes a suffi à faire frémir la riviera italienne

et française.C'est donc naturellement sur les risques

pétroliers que la coopération des pays riverainss'est d'abord axée, ainsi que sur les immersionsde déchets et de produits toxiques. Mais ons'est vite aperçu que pour l'essentiel, c'est du

« La gestion intégrée du littoral se heurte à la coupure brutalede l'autorité administrative entre la terre et la mer. »

littoral, des fleuves et de l'atmosphère que pro¬viennent la plupart des pollutions, et que c'estdonc surtout de la terre que la mer est malade.En réalité, contrairement à ce que l'on dit sou¬vent, la haute mer en Méditerranée n'est guèresouillée que par des sacs de plastique, desboules de goudron et, occasionnellement, pardes proliférations d'algues dues aux engraisagricoles. En revanche, a proximité des côtes,tout peut se trouver, depuis des zones encoretrès propres le long des rivages peu peuplés,jusqu'à des zones à forte pollution chimiqueet bactériologique à proximité des rejetsurbains, industriels et agricoles. Car c'est surles régions côtières des pays méditerranéensque viennent converger les activités humaineset que s'accumulent les pressions de toutenature ainsi engendrées.

Le bassin méditerranéen, qu'on le prennedans sa totalité, ou bien au niveau de chaquepays, de chaque province, de chaque site, secomporte comme un « système » dont lesdivers éléments agissent et réagissent entre eux.Tout effort pour comprendre l'état actuel etl'évolution possible de la situation en Médi¬terranée ne peut être fondé que sur l'analysedu système et son étude prospective. Touteaction qui ne porte que sur l'un ou l'autre deséléments du système et qui ignore les liens évi¬dents ou cachés qui les unissent risqued'aboutir à l'échec. Ainsi par exemple, envi¬sager d'accueillir un nombre accru de touristessur une côte peut se révéler un mythe si lesressources en eau nécessaires ne sont pas dis¬ponibles, ou si l'on installe une industrie pol¬luante à proximité.

Les pays méditerranéens ont précisémentchoisi de se doter d'un outil d'étude systé-mique et prospective pour mieux apprécier lanature et l'ampleur des changements verslesquels ils sont entraînés et pour tenterd'orienter leurs politiques dans un sens favo¬rable. C'est le Plan Bleu. Dans ce travail, le

système méditerranéen est constitué en premier

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lieu par les populations humaines, car ce sontelles, par leur nombre, leur âge, leurs besoins,leurs aspirations, leurs mouvements, qui sontle facteur de changement dominant, en agis¬sant directement, de façon quantitative et qua¬litative, sur tous les autres éléments du système

à savoir l'agriculture, l'industrie, l'énergie,le tourisme, les transports, ainsi que les sols,les forêts, les eaux continentales, le littoral etla mer elle-même.

Des scénarios pour l'avenir

En se fondant sur des jeux cohérents d'hypo¬thèses qui portent sur les évolutions démogra¬phiques, sur les types de développement et lestaux de croissance qui en résultent, sur les poli¬tiques d'environnement, et sur les niveaux decoopération entre les pays méditerranéens duNord et ceux du Sud, on a pu construire uncertain nombre de « scénarios » d'évolution du

système méditerranéen jusqu'à 2025, fournis¬sant ainsi des images des futurs possibles dela région.

Bien entendu, ces scénarios ne cherchent

pas à prédire l'avenir qui, comme le passé,,résultera sans doute du cours toujours chao¬tique de l'histoire. Mais ils visent à montrerce qui peut se passer dans la simple logique deschoses, selon que telles ou telles conditions seproduiront ou pas. Deux types de scénarios

Pêcheurs. Mosaïque de la ville antiqued'Utique, en Tunisie

(4* siècle après J.-C).

ont été construits : des scénarios « tendanciels »

qui, à un degré plus ou moins marqué, pro¬longent les évolutions actuelles que l'on peutobserver sur différents éléments du système ;et des scénarios « alternatifs » qui s'en écartentnettement, en accordant plus d'attention àl'environnement et en pariant sur une coopé¬ration économique et technique beaucoup pluseffective entre les pays de la rive nord et ceuxdes rives sud et est de la Méditerranée. Ces der¬

niers pays se trouvent en effet, et se trouve¬ront à l'avenir, dans une situation beaucoupplus difficile que ceux du Nord. Au plandémographique, la population de leurs régionscôtières méditerranéenne passerait de 60 mil¬lions à l'heure actuelle à un chiffre situé entre

100 et 130 millions en 2025, alors que la popu¬lation correspondante dans les pays du Nordne passerait que de 80 à 90 millions aumaximum. Cette seule progression démogra¬phique engendrerait une progression parallèledes besoins, avec des conséquences majeures,tant au plan socio-économique qu'à celui del'environnement.

Les résultats des différents scénarios du

Plan Bleu sont naturellement assez complexeset ne sauraient être résumés en quelques lignes.

On peut cependant affirmer que les scénariostendanciels aboutissent à des situations diffi¬

cilement acceptables, tant du point de vue éco¬nomique qu'écologique. On y arrive en par¬ticulier à une véritable destruction des paysagescôtiers, par une urbanisation désordonnée, uneaccumulation des pollutions et des nuisancessur la terre et sur la mer, et, pour les pays duSud, par une dégradation sévère des conditionsde vie. On y aboutit aussi à des chiffres assezeffrayants, comme par exemple celui des cen¬trales électriques qu'il faudrait construire d'icià 2025, à savoir une usine tous les 20 km en

moyenne de la côte du Maroc à celle de laTurquie.

Les scénarios alternatifs sont bien sûr plusacceptables, même si leur réalisation supposeque l'on surmonte des difficultés considérables.La plus évidente de ces difficultés concerne lechangement radical de politique qu'implique¬rait une aide massive du Nord en faveur du

Sud. Dans le même temps, il faudrait que s'ins¬taure un véritable changement des comporte¬ments, tant au Nord qu'au Sud, à l'égard del'environnement et de la consommation

voire du gaspillage des ressources. Parmitoutes les ressources, la plus rare est peut-êtrel'eau douce, véritable facteur limitant du déve¬

loppement pour de nombreux pays méditer¬ranéens, qui exigera une gestion économe etrigoureuse. 73

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74

Cependant la ressource la plus menacée estle littoral lui-même, puisque c'est là que sesituent les plus graves et les plus nombreuxconflits d'utilisation d'un espace nécessaire¬ment réduit. Un exemple permet d'illustrerl'importance des choix qui seront faits. Dèsle début du prochain siècle, presque tous lespays méditerranéens devront importer unelarge part de leur nourriture. Pour se procurerles devises nécessaires, le capital le plus pré¬cieux sera souvent leur patrimoine naturel etculturel, qui est concentré sur leur littoral.C'est là qu'ils pourraient accueillir chaqueannée, selon les scénarios, entre 125 et 190 mil¬

lions de touristes étrangers venant d'Europeou_d'ailleurs. Mais encore faudrait-il que ce lit¬toral ne soit pas dégradé par une anarchietotale des constructions et des infrastructures

et par des pollutions de toutes sortes à terre,sur les plages et les fonds marins. Car les tou¬ristes pourraient alors prendre d'autres desti¬nations.

Priorité au littoral

Pour « sauver » la Méditerranée, si tant est quecette expression ait réellement un sens, il fautdonc s'attacher avant tout à une gestion conve¬nable de son littoral. Ceci implique une priseen compte de tous les éléments de ce « systèmelittoral », aussi bien du côté de la terre urba¬

nisation contrôlée, traitement des eaux usées,

agriculture sans rejets excessifs d'engrais et depesticides, respect des terres productives,industries bien situées et technologies propres,contrôle à la source des émissions polluantesde l'air et de l'eau, éloignement vers l'intérieurdes autoroutes et des aéroports, maintien desmassifs forestiers et des zones humides quedu côté de la mer aménagement des portsavec stations de déballastage des navires,contrôle des dragages et des immersions,report au large des émissaires d'eaux usées,limitation des implantations de marinas, pro¬tection des herbiers et des fonds marins, régle¬mentation de la pêche.

Cette gestion intégrée du littoral ne cor¬respond malheureusement pas à la tradition.Elle se heurte dans la plupart des pays à unecoupure brutale, au sein de l'autorité adminis¬trative, entre ce qui relève de la terre et ce qui

MICHEL BATISSE,

ingénieur et physicien français, ancien hautfonctionnaire de l'UNESCO, collabore actuellement

avec cette Organisation et avec le Programme des

Nations Unies pour l'environnement (PNUE). Ilpréside, depuis sa création en 1985, le Centre

d'activités régionales du Plan bleu pour laMéditerranée.

concerne la mer. Elle va à l'encontre des cor-

poratismes égoïstes, des intérêts privés et dela sectorialité des administrations. Cependant,il y a lieu de réagir et chacun d'entre nous,pour peu qu'il s'intéresse à la mer ou se rendesur ses rivages, peut contribuer à faire évoluerles choses dans la bonne direction, ne serait-

ce qu'en modifiant son propre comportementà l'égard du système littoral dont il aimeprofiter.

Le Plan Bleu pour la Méditerranée montreà la fois les limites et les possibilités de la pro¬tection des rivages. Il montre aussi que d'autresplans bleus pourraient être utiles pour l'avenird'autres régions car, par la nature même desproblèmes qui s'y posent, entre le Nord etle Sud, entre l'environnement et le dévelop¬pement, entre la terre et la mer, le bassin médi

terranéen constitue un véritable microcosme

représentatif de l'ensemble de la planète.Ce bassin privilégié a vu se succéder les

civilisations les plus riches et les plus variées :Egyptiens et Phéniciens, Grecs et Hittites,Romains et Carthaginois, Arabes et Francs, laRenaissance italienne, l'essor du mondemoderne... Il lui revenait sans doute d'innover

dans la réflexion sur l'avenir. Mais il lui faut

maintenant poursuivre avec vigueur dans lesactions déjà engagées, afin que cet avenirdemeure à la hauteur du passé. Il nous restepeu de temps pour infléchir ou inverser les ten¬dances à la dégradation des rivages. Si Vénus,déesse de la beauté, fille de la Méditerranée,

venait à resurgir des ondes, faisons en sortequ'elle ne soit pas couverte d'algues rouges,de plastique et de goudron.

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Le Parc national de Manu, réserve de la biosphèrepar José Serra-Vega

jL/e parc national de Manu s'étage sur leversant oriental de la Cordillère des Andes,dans le sud-est du Pérou, où il culmine à

4 000 m d'altitude avant de rejoindre encontrebas, à travers un labyrinthe d'escarpe¬ments vertigineux, la touffeur de la forêt ama¬zonienne. Les deux grandes rivières qui bai¬gnent la région, le Manu (dont le parc tientson nom) et le Madre de Dios, descendenttumultueusement des hauts plateaux, puisralentissent leur cours dans la plaine, traver¬sant en d'infinis méandres une succession de

milieux et de climats variés pour aller se jeterensemble dans l'Amazone.

A l'ouest, ce ne sont que pics gelés et hautsplateaux froids et venteux, couverts d'uneherbe jaune et rêche, l'ichu, et parsemés de lacsnoirs qui attirent de maigres troupeaux devigognes, quelque huémul (un autre cervidé)solitaire et le redoutable puma montagnard.De loin en loin, on aperçoit un ours à lunettes,le seul de son espèce en Amérique du Sud. Plusbas, entre 3 800 et 2 500 m, s'étend la forêt

d'altitude, voilée d'épais brouillards. A mesureque l'on descend, la température s'élève et lesprécipitations augmentent, favorisant la pro¬lifération de la vie animale et végétale. Le parcnational de Manu est constitué en majeurepartie de forêts humides et chaudes, où dansun enchevêtrement inextricable d'arbres gigan¬tesques, de lianes, de végétaux parasites etd'orchidées, de plantes grimpantes etepiphytes, vit une faune abondante et variée.Tout en bas, dans la vaste plaine amazonienne,le río Manu poursuit sa course sinueuse dansune vallée rendue quasiment impénétrable parla densité de la végétation, où il forme parendroits des bras morts, les cochas, étendues

d'eau en arc de cercle grouillantes d'animauxaquatiques.

Un peu d'histoire

Depuis des siècles, l'attrait de l'inconnu, la soifd'aventure et l'appât du gain attirent leshommes vers le monde amazonien. Les Incas de

Un ai, paresseuxexclusivement

végétarien qui vitdans les arbres.

Cuzco avaient déjà cherché, mais en vain, à yétendre leur empire et s'étaient vus contraintsde négocier avec les tribus guerrières de larégion les plumes brillantes et colorées dontils ornaient leurs manteaux de cérémonie, ainsique les hallucinogènes et les plantes médici¬nales dont ils faisaient usage.

C'est dans le Manu que d'antiqueslégendes situent le Paititi, la ville perdue oùles Incas, apprenant le meurtre d'Atahualpapar Francisco Pizarro, auraient dissimuléd'énormes quantités d'or et d'argent. Lancéesà la recherche de cet Eldorado et de ses fabu¬

leux trésors, les armées espagnoles s'enfoncè¬rent dans la jungle, où elles furent déciméespar la maladie et les indigènes hostiles. Ellesfinirent, elles aussi, par renoncer à s'y installer.

Pendant trois siècles encore, on devait

ignorer si les rivières du bassin du Madre deDios coulaient vers le nord ou vers l'ouest.

Quelques géographes de l'époque, qui ornaientleurs cartes d'êtres mythiques et de monstrueux

caïmans, pensaient que l'Amazone y prenaitquelque part sa source.

Vers la fin du 19e siècle, le boom du caout¬chouc fit affluer dans ces contrées des milliers

d'aventuriers. Pendant une vingtaine d'années,la récolte du latex connut un grand essor etl'Amazonie fit timidement son entrée sur le

marché mondial, mais la concurrence des plan¬tations britanniques en Asie mit brutalementfin à cette activité.

La région s'assoupit à nouveau jusqu'à ceque le commerce des peaux d'animauxocelot, jaguar, loutre, lézard noir et des boisexotiques acajou et cèdre surtout la tireà nouveau, dans les années 1960, de l'oubli.

Ce fut à la même époque que l'on commençaà s'intéresser à ses exceptionnelles ressourcesbiologiques. En 1968, les autorités péruviennesorganisèrent une expédition dans le bassin durío Manu et de son affluent le Sotileja. Se fon¬dant sur les informations recueillies, elles décla¬

rèrent, en juin 1973, le Manu parc national. 75

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En 1977, l'Unesco le reconnut comme réserve

de la biosphère et depuis 1987 il figure sur laListe du patrimoine mondial.

Un véritable Eldorado

Le parc national de Manu, qui s'étend sur15 328 km2 et où sont interdites toute acti¬

vité économique et touristique, constitue lenoyau de la réserve de la biosphère. Celle-ciest bordée à l'est d'une zone tampon de quelque2 500 km2 où l'on cherche à préserver laforêt tout en autorisant un tourisme restreint

et des recherches scientifiques. Plus au sud,dans une zone de transition de 900 km2,

vivent quelques colons et des populations indi¬gènes qui continuent de pratiquer, mais defaçon contrôlée, leurs activités traditionnelles.

La station biologique de Cocha Cashu futcréée en 1969, face à un bras mort du río

Manu. Ce bâtiment en bois sur pilotis, équipéde laboratoires et de salles d'étude, peutaccueillir une vingtaine de chercheurs. Grâceaux travaux qui y sont menés, on connaîtmieux désormais les formes de vie qu'abrite laréserve, ainsi que les écosystèmes forestiers tro¬picaux. Une nouvelle station est en construc¬tion hors du périmètre du parc national afinde pouvoir procéder à certaines études que laréglementation de celui-ci interdit. Mais latâche est immense. La forêt renferme encore

d'innombrables mystères : on ne sait pas grandchose de sa faune aquatique, et on ignore pra¬tiquement tout de la forêt tropicale humidede montagne ou de la steppe herbeuse deshauts plateaux de la puna.

Ainsi, les trésors légendaires de l'Eldoradoexistent-ils bel et bien : ce sont les seize écosys¬tèmes, pratiquement intacts depuis l'aube del'humanité, que renferment les 18 800 km2 dela réserve.

Des perroquets, des singes,des tortues et quelques chiffres...

Ce qui caractérise le mieux la forêt tropicalehumide est sans doute sa fabuleuse et inéga¬lable diversité. Il serait impossible de dénom¬brer ici ne serait-ce que les principales espècesforestières qu'elle contient. Disons simple¬ment, pour donner uñe idée de sa richesse bio¬logique, que dans un périmètre de 4 km2autour de la station biologique de CochaCashu, les chercheurs ont répertorié 1 200plantes vasculaires. Un dixième des espècesvégétales de la réserve n'a pas encore été iden¬tifié et serait même inconnu des scientifiques.Lors d'un recensement des insectes de la

canopée, on a compté, sur un hectare de forêt76 humide, 41 000 espèces différentes d'inverté-

Perroquets se nourrissant surtout de

graines et de fruits,les aras vivent souvent en bandes.

brés, dont 12 000 sortes de scarabées. Sur un

seul arbre, on a trouvé 43 espèces de fourmisappartenant à 26 genres différents, pratique¬ment autant que dans l'ensemble des îles bri¬tanniques.

Du majestueux condor au minusculecolibri, en passant par les bruyants ictéridésnoirs et jaunes aux nids suspendus comme degrandes bourses de paille, les oiseaux de Manureprésentent 15% de l'avifaune mondiale. Leparc contient notamment 28 espèces d'aras etde perroquets, certaines très rares comme leperroquet à tête bleue.

Ces oiseaux, qu'il est plus facile d'entendreque de voir sous les arbres, peuvent être sur¬pris à découvert le long du fleuve. Ainsi, aulever du soleil, on aperçoit parfois une voléestridente et multicolore de perroquets s'abattresur les berges ravinées du Manu pour endévorer l'argile riche en sels minéraux. Deshérons, des oies sauvages et des canards, dedélicates spatules roses et d'autres échassiersdégingandés côtoient sur les plages des caimansléthargiques à l'immobilité trompeuse et auxréactions foudroyantes. Le martin-pêcheur, letoucan au bec énorme et l'anhinga au bec enstylet vivent également près du fleuve, se nour¬rissant de son abondante faune aquatique. Maisle plus étrange est sans doute l'hoazin, unoiseau très primitif qui niche le long desrivières, et dont les petits ont des ailes garniesde griffes qui leur servent à s'agripper auxbranches avant d'apprendre à voler. Sonsystème digestif ressemble à celui desruminants.

Les frondaisons sont aussi l'habitat des

singes, dont on a recensé jusqu'ici treizeespèces du minuscule ouistiti pygmée, leplus petit du monde, qui pèse à peine 120grammes, au remuant tamarin empereur, quidoit son nom à ses superbes moustaches blan¬ches, dignes de l'empereur François-Josephd'Autriche, sans oublier le singe araignée etle singe hurleur dont les rugissements imitantceux du jaguar ont effrayé plus d'un touriste.

Ce félin, comme le puma et l'ocelot, estsurtout nocturne, mais on peut le voir rôdersur les plages à l'époque où les tortues vien¬nent y pondre leurs Tapirs, pécaris etchiens sauvages s'approchent de l'eau pendantle jour, pour boire ou se rafraîchir. Et il y a denombreux autres mammifères : petites chauves-souris qui dorment tête en bas, suspendues auxbranches au-dessus des cochas, vampires quise nourrissent exclusivement de sang, fourmi¬liers et tatous géants, dont certains spécimensfont jusqu'à 50 kg.

La réserve abonde aussi en loutres géantes.Très recherché pour sa précieuse fourrure, cemammifère carnivore a bien failli disparaîtredu bassin de l'Amazone. D'une curiosité insa¬

tiable et d'une grande vélocité dans l'eau, lesloutres chassent et pèchent en groupe. Pour¬vues de crocs puissants, elles n'hésitent pas às'attaquer à des caïmans d'un mètre et demide long pour défendre leurs petits, ou pour senourrir.

Cet univers foisonnant de sons et de cou¬

leurs, à la beauté envoûtante, recèle aussi de

multiples dangers. Forêts et marais abritent desespèces qui peuvent être dangereuses pourl'homme, dont divers types de serpents veni¬meux. Le plus redoutable et le plus agressif estle « maître de la brousse » (Lachesis mutus), qui

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peut dépasser trois mètres et a la réputationde poursuivre les humains qui ont l'imprudencede croiser sa route. Les reptiles les plus com¬muns sont des crotalinés du genre Bothrops,capables de détecter au loin les sources de cha¬leur, ce qui leur permet de chasser dans le noir,et les serpents corail Mkrurus aux brillantescouleurs, parents éloignés des cobras d'Asie etd'Afrique. Les fleuves et les lacs sont ledomaine de l'anaconda et du gigantesque boaaquatique qui peut atteindre neuf mètres delong. Au bord de l'eau ou sur des troncs flot¬tant à la dérive, il n'est pas rare de voir descongrégations de tortues de rivière prenant lesoleil en compagnie de lézards noirs. Le plusgrand reptile de la réserve, aperçu dans leCocha Cashu, est justement un lézard noirfemelle mesurant près de 5 m de long et pesantplus de 500 kg.

Les chasseurs de la forêt

Le site le plus mystérieux du Manu est la gorgedu Pusharo, porte colossale par où le ríoPalotoa s'échappe des montagnes. Sur une deses parois escarpées, dissimulée par la végéta¬tion, court une frise d'une trentaine de mètres

sur laquelle se succèdent, gravés dans le roc,des symboles solaires, des serpents, des têtesde femmes, des spirales et des damiers. Der¬rière, une rampe, vraisemblablement artifi¬cielle, conduit à une terrasse de pierre. Commebeaucoup d'autres figures rupestres disperséesdans les immensités amazoniennes, celles-ci

n'ont été ni étudiées, ni interprétées. Ce sontles vestiges d'une culture amazonienne oubliéequi remonte probablement au peuplement del'Amérique.

Qui sont aujourd'hui les habitants de cetunivers complexe et merveilleux ? Ils ne sont

guère nombreux. Quelques Indiens amhuacaet yaminahua vivent dans les vallées des ríosPanahua et Pinquén, ainsi que dans le secteurnord-est de la réserve. Chasseurs, pêcheurs etagriculteurs néolithiques, les Amahuacaremontent pendant la saison des pluies vers lessources des deux fleuves, apparemment poury cultiver leurs champs. Pendant la saisonsèche, de juillet à septembre, ils redescendentsur les rives du Manu, où ils récoltent les nufs

de tortue de rivière, la principale source deprotéines de leur alimentation. Les popula¬tions autochtones sont autorisées à préleverleur subsistance sur les ressources de la réserve,

et l'on évite de pertuber leur mode de vie tra¬ditionnel, qui est le fruit d'une adaptation mil¬lénaire au dur milieu de la forêt.

Plus mystérieuse encore est la tribu desKugapákori, de langue machiguenga, quinomadise entre les bassins du Madre de Dios

et de l'Urubamba. Ces Indiens défendent jalou¬sement leur territoire et criblent de flèches

ceux qui, par inadvertance ou esprit d'aven¬ture, franchissent les frontières invisibles quile défendent.

Bien différents sont les Machiguenga. Con¬vertis aux us et coutumes du monde moderne,

certains se sont fixés dans le village de Taya-kome, à cinq heures de canot en amont deCocha Cashu, où des missionnaires les ont faitvenir de la haute vallée de l'Urubamba, dont

ils sont originaires. Les autres vivent disperséspar petits groupes de quelques foyers, dotéspar le gouvernement de modestes écoles, dontles maîtres parlent souvent leur langue.

Les paysans des hauts plateaux qui s'établis¬sent en bordure du parc sont peu nombreux,

Le jaguar est le plus grand félindu Nouveau monde.

ACTION/UNESCO

MÉMOIRE DU MONDE

aussi la forêt n'y est est-elle pas encoremenacée. Le peuplement de ces zones est eneffet freiné par le coût des transports, dû aumauvais état de la route qui les relie à Cuzco.

Un monde menacé

Mais les dangers s'accumulent. Certains pro¬jets d'industrialisation risquent de compro¬mettre l'intégrité de la réserve et la survie deses habitants. S'ils se concrétisent, l'extraor¬

dinaire patrimoine naturel de Manu, sa soli¬tude et son mystère, ne seront bientôt plusqu'un souvenir.

Dans le département de Madre de Dios,qui reste l'une des dernières régions sauvagesdu Pérou, et surtout au voisinage de la fron¬tière brésilienne, reliée à Sao Paulo par uneroute goudronnée, on brûle la forêt, parfoisillégalement, pour créer de grandes fermesd'élevage.

Une multinationale pétrolière a découvertà la lisière nord-est du parc de Manu unénorme gisement de gaz naturel qui se prolon¬gerait dans le sous-sol de la réserve elle-même.Déjà, l'installation du campement des prospec¬teurs a causé d'incalculables dommages : ani¬maux sauvages exterminés, fleuves souillés depétrole et de produits chimiques, populationsautochtones évincées de leurs territoires de

chasse traditionnels.

Mais ce ne sont encore que des préjudicesmineurs par rapport à la catastrophe écolo¬gique et humaine que constituerait l'installa¬tion d'un gazoduc pour transporter le gazjusqu'à Cuzco, ainsi que d'une centrale ther¬moélectrique qui exporterait de l'électricité auBrésil par une ligne de haute tension longuede 350 km, dont 120 km passeraient à traversla réserve. Enfin, la route qui doit aller dePuerto Bermúdez, au centre du Pérou, à lafrontière de la Bolivie, traverserait le nord de

la réserve sur près de 300 km.Que ces projets se réalisent, et les forêts

de Manu disparaîtront.

JOSÉ SERRA-VEGA,du Pérou, ancien fonctionnaire du Programme des

Nations Unies pour l'environnement à Nairobi

(Kenya), a contribué à définir l'emplacement et lesfonctions d'une nouvelle station de recherche

scientifique dans la réserve de biosphère de Manu,au Pérou, et collaboré à la mise en place d'une

réserve dans le département de Béni en Bolivie. 77

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Le retour du fUk ai-Safanapar François-Bernard Huyghe

jIje 25 avril 1991, le Fulk al-Salamah rentreofficiellement en baie de Mina Qabous, le portde Máscate. Il y a un mois et demi que le navireprêté par le sultan Qabous à l'expédition mari¬time des routes de la soie a laissé ses passagersà Hakata, au Japon. Mais on a attendu la findu Ramadan pour préparer au commandantet à son équipage la fête qu'ils méritent, unefête à l'omanaise avec des centaines de dan¬

seurs, une célébration qui rappelle celle quiaccueillit le Bateau de la Paix sur le chemin

de l'aller, le 17 novembre précédent.L'expression « accueil de chefs d'Etat » est

un euphémisme pour décrire la fête qui s'estdéchaînée en l'honneur du Fulk al-Salamah.

Escorte de vedettes et de patrouilleurs, flottillede barques blanches pavoisées aux couleursnationales cerclant autour de notre navire,bateaux-pompes ouvrant un couloir d'eauxjaillissantes, hélicoptère, plates-formes flot¬tantes portant qui le drapeau des NationsUnies, qui le portrait du sultan, qui une fleurmystérieuse en piètres botanistes, nousfûmes plusieurs à y voir un lotus, éventuelsymbole des rapports Orient-Occident. Ren¬seignement pris, il s'agissait de la représenta¬tion d'une nouvelle variété de rose « Sultan

Qabous ».Et les bruits surtout : tambours, yous-yous

et chants traditionnels rythment les danses deplusieurs centaines d'exécutants embarqués surdes bateaux pleins à ras bord. Us brandissaientcannes, épées ou khandjars, le poignard tradi¬tionnel que POmanais se doit de porter à laceinture en une occasion de quelque solennité.A terre, faut-il le préciser, ministres, membresde la famille royale, escorte, autres danses, cor¬tège de voitures officielles...

Nous arrivons à Máscate au moment où

le pays célèbre le vingtième anniversaire de78 l'accession au pouvoir du sultan. En réalité,

ce que fêtait la ville que des milliers d'ampoulesaux couleurs nationales, vert, blanc, rouge,transformaient en hectares tricolores, c'étaitun saut invraisemblable dans le temps, effectuépourtant en moins d'une génération, et unbond dans l'espace mental : c'était le passage,succession dynastique et manne pétrolièreaidant, d'un Oman replié sur son histoire, oùélectricité et lunettes de soleil étaient suspectesd'un modernisme corrupteur, à la civilisationla plus contemporaine. Le tout tempéré, iciplus qu'ailleurs, d'un souci de garder son âmeet d'une discipline qui semble librementconsentie.

Aux images facile sur la «Suisse duGolfe », chameaux et ordinateurs, ajoutonscelles-ci, choses vues : une ville reconstruite

mais où des normes esthétiques imposent uneunité à l'architecture moderne. Une parademilitaire qui s'achève en défilé des tribus etanciens rites guerriers. Les cheiks des Dhofarsvisitants un centre culturel ultra-moderne à

Salalah, tout étonnés de trouver sous vitrine

des objets de leur vie traditionnelle. Des cen¬taines de jeunes exécutant des figures collec¬tives ou formant des panneaux électroniquesvivants dans une fête qui évoque l'ouverturedes Jeux Olympiques, mais dans les tribunes,pas un homme qui ne porte le costume oma-nais. Au jeu des contrastes, on gagne ici sanspeine.

Aux observateurs plus savants de nous direcomment la population peut vivre de façonapparemment si sereine un tel choc culturel.A eux de faire la part de la naïveté dans ce quiprécède.

Les repères se dissolvent

Mais pour nous, passagers du Fulk al-Salamah,le choc était plus profond. D'un monde médi¬terranéen, agricole, urbain, où les différences

de cultures apparaissent comme des strates suc¬cessives, nous passions à quelque chose de radi¬calement différent. L'Européen qui écrit ceslignes, habitué qu'il est par son éducation àvoir la succession des civilisations égyptienne,grecque, romaine, byzantine, islamiquecomme un harmonieux continuum propice àtoutes les recherches sur les « influences », per¬dait peu à peu ses références. De kafénion enfoundouk, de Memphis à Ephèse, du muséearchéologique d'Athènes à celui du Caire, toutprocédait par glissements successifs et entre¬croisements. Plus maintenant.

Dans les séminaires auxquels assistait àterre l'équipe scientifique, dans ses réunions

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ACTION/UNESCO

LES ROUTES DE LA SOIE

k

de travail biquotidiennes à bord, nous étionssensés apprendre. Bombardés d'informationsnouvelles, confrontés à la tâche impossible derésumer ce qui forme la trame des cultures,l'échange, comment nous serions-nousretrouvés dans ce jeu de piste ? Tentons pour¬tant de nous rappeler les balises que nousavons perdues quelque part en mer Rouge.

A Athènes, nous tenions encore un fil con¬

ducteur. C'était d'abord, sans jeu de mot, lasoie. Nous savions combien l'introduction de

ce précieux matériau à Rome avait déclenchéune folie somptuaire, un besoin d'importationet finalement un endettement où l'historien

anglais Edward Gibbon voyait une des causes

de la chute de l'empire. L'exemple byzantinn'est pas moins frappant : si le vêtement desoie est une part importante du patrimoine dèsle Bas Empire, quelle révolution provoquel'introduction du modeste bombyx à Byzance,au milieu du 6e siècle ! Pour l'Etat, le contrôle

du trafic, puis la fabrication de cette richesseest un enjeu qui justifie un système de règle¬ments dirigistes. La soie engendrera d'ailleursune activité économique importante dans cer¬taines régions de Grèce jusqu'au 19e siècle.

Au cours du séminaire d'Izmir, nous

découvrions pareillement le rôle de l'ancienneSmyrne dans le trafic de la soie, les périodesde prospérité et de déclin de la ville liées auxfluctuations du marché international. Les con¬

nexions de la route maritime de la soie avec

le réseau des caravansérails, que nous retrou¬vions en Egypte, nous renforçaient dansl'impression rassurante de découvrir des simi¬litudes, d'explorer un réseau unificateur dontles puissances se disputent le contrôle maisqu'un tenace besoin de sécurité restaure à peineinterrompu.

Progressivement, nous sommes passés dela soie aux autres richesses échangées ; la routedes épices a pris une place grandissante. C'étaitla règle du jeu : il fallait entendre « routes dela soie » non pas comme une expressiongéographico-économique, mais comme une« métaphore du dialogue », pour citer un denos compagnons de bord.

Le voyage, une identité

Or, ce qui nous désoriente en Oman, ce n'est pasl'absence de telles connexions, au contraire.

L'archéologie du pays est toute jeune maisrévélatrice de liens bien antérieurs à la périodeislamique. Dès le troisième millénaire, le paysde Magan, Oman, exporte cuivre et diorite enMésopotamie et ce jusqu'au début du millé¬naire suivant. Inversement, des poteries appa¬raissent dans les tombes en Oman. De même,

les relations entre Magan et la civilisation del'Indus semblent remonter à plus ou moins2 300 av. J.-C.

Sautons allègrement plusieurs siècles etrépétons quelques exemples glanés au cours decette étape. Un membre de l'équipe scienti¬fique nous révèle l'histoire d'un marchand

A gauche, le Fulk al-Salamah

et, au premier plan, le Zinat

al-Bihar, navire traditionnel

omanais qui l'a accompagné

de Venise jusqu'aux îles

grecques.

Ci-dessus, figure de chamelierbarbu. Statuette émaillée en

trois couleurs trouvée dans

une tombe du 8* siècle, aux

environs de Xi'an (Chine).

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omanais d'origine indienne, au 13e siècle,Sayyid. Non seulement il a des rapports com¬merciaux fréquents et cordiaux avec les navi¬gateurs chinois qui viennent en Oman, mais,lorsque le prince Ma'abar s'irrite de ces ami¬tiés, Sayyid s'enfuit en la cour de KubilaiKhan, qui le couvre de dons et lui fait épouserune princesse coréenne. Notre héros meurtprospère à Pékin en 1299.

Autre anecdote : au début du 15e siècle, le

fameux navigateur chinois Zheng He se rendplusieurs fois à El Balid, l'actuelle Salalah, ausud d'Oman. Or, notre voyageur, musulmande Chine, dispose d'interprètes, formés dansune école spéciale et grâce aux récits de quinous savons tout cela.

Ces cas nous frappent et pas seulementparce qu'ils font soupçonner des champsd'études immenses. Les deux premiers exem¬ples renvoient notre quête plusieurs millé¬naires en arrière et bien loin des territoires

jusque là entrevus par notre équipe. Les deuxderniers montrent que les relations entre la

Lors de son arrivée à Máscate, capitale du

sultanat d'Oman, le Fulk al-Salamah reçoit unaccueil triomphal.

Chine et Oman, bien au-delà du simple négoce,supposent toute une attitude culturelle.

Mais le plus frappant est de voir si spora¬diquement éclairée une histoire si pleine dezones inconnues : ou plutôt une histoire qui,au-delà d'une certaine ancienneté, ne semble

connue que par le regard de l'autre et la tracede l'échange. Pour un peuple qui se choisit pourhéros nationaux Sindbâd le Marin et Ahmed

bin Majud, le pilote qui guida Vasco de gama,voyage et découverte ne sont pas un enrichis¬sement de soi, mais une identité. Voilà quicontribuait à notre sentiment de désorientation.

L'arrivée au port

Pour nous, avec le recul du temps, l'arrivée àMáscate et ses fastes a pris une autre significa¬tion. Plusieurs fois à bord nous avons parlé decette autre sensation du temps et du voyage quidevient nôtre. Larguer, physiquement et méta¬phoriquement, les amarres, accepter d'oublierplusieurs mois notre vie quotidienne pourformer une communauté, découvrir qu'unearrivée au port est un événement. Sans rapportavec la trivialité des voyages contemporains quiaplatissent distances et différences. Les rumeursguerrières de l'actualité nous parvenaient atté

nuées. Et cela contribuait à rappeler la singula¬rité de notre aventure et à nous donner ce

regard que nous croyons plus vierge.Dans une conversation, un membre de

l'équipe scientifique développait cette idée : nossaints patrons Marco Polo et Ibn Battûta ont puparcourir librement le monde alors connu sansse faire arrêter ou massacrer. Quels signes depaix, quel code de salutation employaient doncles hommes de ce temps pour que les choses sepassent ainsi ? Notre voyage pourrait être l'occa¬sion de méditer sur les rituels qui désarmentl'agression dans les cultures les plus diverses.

S'il n'est de voyage qu'intérieur, le défer¬lement des sons et couleurs qui nous saluaità Máscate ou qui célèbre le retour du Fulk al-Salamah révèle peut-être que le voyageur estcelui pour qui le nouveau est une modifica¬tion de soi. Au rapport d'instantanéité,d'omniprésence médiatique de la planète, suc¬cède un autre temps du regard.

Il faut savoir s'émerveiller d'arriver.

FRANÇOIS-BERNARD HUYGHE, écrivain etjournaliste français, a fait partie de la Division du

patrimoine culturel de l'UNESCO. Il a publié

notamment La soft-idéologie (Robert Laffont, Paris

1987) et La langue de coton (Robert Laffont, Paris1991).

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L'appel de VeniseDans le cadre du Programmemondial de la lutte contre le SIDA,

un groupe d'éminentespersonnalités réunies à Venise le8 juin, sous l'égide de l'UNESCO,a lancé un appel à la solidaritéinternationale avec les victimes de

cette grave pandémie. Lessignataires de l'appel de Veniseinvitent tous ceux qui souhaitentcombattre le fléau à contribuer

par leurs dons aux programmesde lutte contre le sida dans les

pays les plus touchés d'Afrique,afin de renforcer l'éducation

préventive, la formation et larecherche scientifique, et d'aider

les orphelins du sida, notamment

en prenant en charge leurs fraisde scolarité. Un compte bancairea été ouvert à cette fin : UNESCO

Sidaids World, compte 77666,

Chase Manhattan Bank, N.A. ChipsUids 019719, 18, bd.

Malesherbes, BP 450 75361Paris Cedex 80.

L'Allemagne soutientdes projets éducatifsdans le Sahel

Un million et demi de dollars,

c'est la somme offerte en

décembre 1990 par l'Allemagne

pour financer un programmed'éducation de base mis en .uvre

par l'UNESCO au bénéfice de sixpays du Sahel : le Burkina-Faso, leMali, la Mauritanie, le Niger, le

Sénégal et le Tchad. La premièretranche du programme, quis'étendra sur trois ans, doit

permettre de doter chacun de ces

pays des capacités nécessairespour produire et imprimer à100 000 exemplaires des manuelsd'alphabétisation et de post¬alphabétisation.

Une éthique dudéveloppement« Une paix durable suppose uneéthique du développement », aaffirmé le Directeur général del'Unesco, M. Federico Mayor, dansun entretien accordé en avril

1991 au quotidien français LeMonde. « Nous devons élaborer en

commun une morale du

développement qui, au-delà destaux d'intérêt, des transferts de

technologie, du prix des matièrespremières, des flux financiers, desbarrières tarifaires et non

tarifaires, etc., contribue à» l'élaboration de modes du

développement dont on soit tousfiers, parce qu'ils intègrent desvaleurs universelles et

transhistoriques, celles du droit etde la justice notamment. »

« Comment élaborer, a-t-il

poursuivi, des modes de

développement humain qui

puissent éviter ces flux

migratoires immenses quigénèrent une humanité diasporée

, ces inégalités devant lanourriture, la santé, l'éducation,

l'accès aux savoirs scientifique ettechniques qui frappent descentaines de millions d'individus,

les menaces qui pèsent sur labiosphère et l'environnement en

général, ces fléaux que sont laperte de la diversité culturelle etbiologique, des valeurs, des

anciennes solidarités, la solitude,

la drogue ? De la réponse à cesquestions dépendra en grandepartie la recomposition des

rapports internationaux. »

Plan ArabiaDans le cadre de la Décennie

mondiale du développement

culturel (1988-1997), l'UNESCO alancé sous le nom de « Plan

Arabia » un programme depromotion de la culture arabe

contemporaine. Ce programmeprévoit, entre autres activités,l'octroi de bourses de formation

et de perfectionnement, la

création d'une banque dedonnées sur la culture arabe, unsoutien financier à la distribution

internationale de la production

cinématographique arabe, desactions de sensibilisation du

public aux grandes réalisations del'art arabe (architecture,

miniatures, arts graphiques, etc.).

Sauver le patrimoineculturel de l'humanité

Du 17 au 22 juin, Rome a été lesiège d'une importantemanifestation internationale,

« Media Save Art 91 » (les médias

sauvent l'art 91), placée sous lepatronage conjoint de l'UNESCOet du gouvernement italien. Sonbut était d'éveiller l'opinion aux

menaces qui pèsent sur lepatrimoine culturel de l'humanitéet de renforcer à cet effet la

collaboration entre les médias et

les institutions chargées de veillerà la protection de ce patrimoine.

Ces journées ont été ponctuéesd'expositions originales, sur la

restauration d'oeuvres d'art par

exemple, de projections de filmset de documents audiovisuels

consacrés à l'art et la culture,

ainsi que de débats entrespécialistes de haut niveau sur lerôle des moyens decommunication dans la

sauvegarde du patrimoine culturel.

Un prix pour la recherchede la paixLe 27 juin dernier, un juryinternational composé de onze

personnalités prestigieusesdésignées par le Directeur généralde l'UNESCO a annoncé que le

prix Houphouët-Boigny pour larecherche de la paix serait remisà la fin de l'année 1991 à deux

Sud-Africains, Nelson Mandela et

Frederik De Klerk. Le président du

jury, M. Henry Kissinger, a déclaré

que les deux lauréats recevraientcette distinction en

reconnaissance de leur

contribution à la paixinternationale, afin de les

encourager à poursuivre leureffort et en hommage à leuraction d'éducation de leurs

peuples vers plus de

compréhension mutuelle et

l'abandon de préjugés quebeaucoup considéraient commeinsurmontables il y a seulement

quelques années.Doté de 800 000 FF, ce prix,

qui sera décerné cette année pourla première fois, se propose

d'honorer les personnes,

organismes ou institutions ayantcontribué de manière significative

à la promotion, à la recherche, àla sauvegarde ou au maintien dela paix.

IDAMS, un logiciel

international intégréL'UNESCO a mis au point un

logiciel international intégré degestion et d'analyse statistique dedonnées (IDAMS) pour ordinateursIBM et compatibles de grande et

petite taille. Destiné auxprofessionnels qui, dans lesmilieux scientifiques ouadministratifs, ont à traiter des

données numériques, IDAMS peutêtre associé au logiciel CDS/ISISde gestion des bases de donnéestextuelles, également produit parl'UNESCO.

Les utilisateurs trouveront dans

IDAMS toute la gamme classiquedes statistiques univariées etbivariées, des techniques

d'analyse multivariée, ainsi quecertaines techniques de pointe

récentes. IDAMS comprend

également une série deprogrammes pour la gestion dedonnées et un langage trèspuissant pour leur transformation.La version pour micro-ordinateursest équipée de fonctions detraitement de texte très

performantes, de facilitésgraphiques et de messages d'aideà l'écran.

Ce logiciel, dont l'utilisation ne

requiert aucune connaissance enmatière de programmation, estdistribué gratuitement auxinstitutions qui en font lademande à : IDAMS CII/PGI,

UNESCO, 7, place de Fontenoy,

75700 Paris (France).

CREDITS PHOTOGRAPHIQUES

Page 3 : Dcnarnaud © Sipa Press, Paris. Pages 3 à droite,

14-15, 21 à droite, 31 en haut à gauche, 39, 73 : © Charles

Lenars, Paris. Pages 4, 6, 9 : U. Andersen © Gamma, Paris.

Pages 10-11, 22 : © Rijksmuseum, Amsterdam. Pages 12-13,

16, 32, 40, 58 : © Monique Pietri, Paris. Pages 17, 18, 19,

68, couverture de dos : © Roland Michaud, Paris. Pages

20-21 : Roland Michaud © Rapho, Paris. Page 23 : avec

l'autorisation de l'Institut Chine-Europe, Louvain, tirée du

catalogue Chine, ciel et terre (1988). Pages 24, 27, 47, 49,

58-59 : © G. Dagli Orti, Paris. Pages 25, 29 : © Trustees of

the British Museum, Londres. Pages 26, 48, 51, 52, 66-67 :

© Jean-Loup Charmet, Paris. Pages 28-29 : © National

Maritime Museum, Londres. Pages 30-31, 61 en bas : © Luc

Cuyvers, Maryland. Page 33 : © Charles Carrie, Paris. Pages

34-35 : Claus Meyer © Rapho, Paris. Pages 36-37 :

UNESCO-Arthur Gillette. Pages 40-41 : Brian Brake

© Rapho, Paris. Pages 43, 44-45 : © Bibliothèque nationale,

Paris. Page 46 : © DITE/IPS, Paris. Page 50 : © Yale

University Art gallery, donation Stephen Carlton Clark.

Pages 54-55, 56, 57 : UNESCO-Ayala. Pages 60, 70 au

milieu, 70 en bas : © Collection Viollet, Paris. Page 61 en

haut à gauche : © CNM Nausicaa, Boulogne-sur-Mer. Page

62 en bas à gauche : © C. Carré Nausicaa, Boulogne-sur-

Mer. Page 62 en haut à gauche : © Claude Sauvageot, Paris.

Pages 63, 64, 65 : © Hudson's Bay Company, Winnipeg.

Page 69 : © Muñoz de Pablos, Paris. Page 70 en haut :

© Boyer Viollet, Paris, Bibliothèque de l'Arsenal. Pages 72,

74 : UNESCO-Ivette Fabri. Pages 75, 76, 77 : UNESCO-

Office du tourisme du Pérou. Pages 78-79, 80 : Délégation

d'Oman auprès de l'UNESCO. Page 79 : © Robert Harding

Picture Library, Londres.

81

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DISQUES RECENTS

coupsde ccur

FOLKLORE

Les nouvelles polyphonies corses.

CD Philips 818515-2

Ce compact participe du courant

mondial actuel de modernisation et

de revitalisation des musiques

folkloriques. Les chants

polyphoniques corses,

traditionnellement interprétés a

cappella, sont ici accompagnés par

Manu Dibango, Ryuichi Sakamoto etd'autres noms surtout associés à la

pop music. Cet apport instrumental

pourrait, à première vue, paraître

sacrilège, mais les superbes

timbres des chanteurs de l'église deBonifacio n'en sont en rien altérés.

Une poésie rude (« Onda », « Terra

Brusgiata »), à l'image de la terre

corse, se dégage de cette musique

dont la beauté égale celle de la

musique bulgare, plus connueinternationalement.

Radio Bratislava.

CD Philips 848 207-2

Sont réunis sur ce compact

anthologique les meilleurs

morceaux folkloriques des radios

d'Europe de l'Est (Prague, Budapest,

Sofia, Thessalonique, Skopie,

Varsovie, Helsinki, etc.) ayant

participé, depuis une vingtaine

d'années, au concours de Radio

Bratislava. Nous pouvons y savourer

des musiques fougueuses ou au

contraire mélancoliques, rarement

diffusées, notamment une chanson

épique de la Bulgarie occidentaleou une mélodie rêveuse des

bergers de la Slovaquie centrale ; et

y entendre des instruments tels que

le cymbalum, évoquant les Tziganes,

ou le domra. Un enregistrement

bienvenu, qui nous rappelle, alors

que l'Europe de l'Est est en pleine

effervescence, à quel point son

héritage culturel est riche et

diversifié.

MUSIQUE POPULAIRE

Gerardo Nuñez. Flamencos en

Nueva York

CD VeraBra N° 28.

Le nouveau label allemand

u2 VeraBra semble se spécialiser dans

les musiques métissées. Le titre

même de ce compact est

révélateur de ce courant de fusion.

La chanson-titre, désignée comme

« rumba », est un croisement réussi

entre le flamenco et la salsa. « Mi

patio » est un tango, mais un tango

modernisé se rapprochant de la

musique des jeunes Argentins

d'aujourd'hui ; « A Gill Evans » (petite

faute d'orthographe, le prénom de

cet arrangeur, qui collabora avec

Miles Davis, s'écrivant « Gil ») tend

vers le jazz, tandis que la plupart

des autres compositions demeurent

plus proches des bulerías, alegrías

ou sevillanas traditionnelles. La

technique de la guitare est

éblouissante.

JAZZ

Tom Harrell. Forms.

Harell (tpt, fluegelhorn), Joe Lovano

(sax ten.), Danilo Pérez (p), Charlie

Haden (b), Paul Motian (batterie).

CD Contemporary/Carrère9031-73600-2.

Harrell est un jeune trompettiste

de plus en plus prisé, à la fois pour

la qualité de son jeu et de ses

compositions. Ce compact s'intitule

fort à propos « Form ». Il s'agit en

effet de musique fortement

structurée, à la fois dense et

lyrique, dont la qualité ne se

dément jamais. Mais bien queHarrell soit le leader de cette

séance, c'est surtout Danilo Pérez

qui suscite l'admiration. Originaire

de Panama, Pérez, âgé de 23 ans,

est le pianiste actuel de Dizzy

Gillespie et son talent est

proprement stupéfiant. Pérez, dont

c'est ici le premier enregistrement,

s'exprime dans le langage du jazz

« moderne » polytonal et polymodal.

Accompagnateur attentif et soliste

virtuose, il a bien assimilé l'acquis

des pianistes qui l'ont précédé.

Mais c'est dans le Latin jazz que se

déploient le plus volontiers ses

inventions rythmiques et j'attends

avec impatience qu'on lui permette

de graver dans ce contexte, qui

convient parfaitement à son

tempérament.

The Branford Marsalis Quartet

Featuring Terence Blanchard.

Mo Better Blues.

Marsalis fsaxj, Kenny Kirkland (p),

Robert Hurst (b), Jeff Watts

(batterie), Terence Blanchard

(trompette), Cynda Williams (chant).CD CBS 467160 2.

C'est en grande partie la bande

sonore qui fait l'intérêt du dernier

film de Spike Lee « Mo Better

Blues ». Marsalis, Blanchard et leur

section rythmique tous des

musiciens chevronnés malgré leur

jeune âge produisent le meilleur

jazz actuel, un jazz rigoureux,

composé et, sur certaines plages,

plein de pétulance, comme dans le

vieux jazz de la Nouvelle-Orléans.

Nous retiendrons surtout la voix

richement timbrée de Cynda

Williams actrice dans le film

sur le vieux « Harlem Blues » de

W.C. Handy, auquel la pianiste Claire

Fisher donne, avec ses arrangement

pour cordes, de nouvelles couleurs.

Isabelle LeymarieEthnomusicologue et journaliste

MUSIQUE CLASSIQUE

Maximilien Kolbe. Opéra de

Dominique Probst, livret d'EugèneIonesco.

Andréa Snarski, Paul Gerimon,

Pierre Danais, Vincenzo Sanso.

Direction musicale Olivier Holt.

CD Cybelia CY 879

La marque Cybelia s'est donné

pour mission de diffuser la

musique française et notamment

celle des compositeurs

contemporains vivants. Dominique

Probst est né en 1954 dans une

famille d'artistes. Percussionniste,

Probst a beaucoup écrit pour le .

théâtre : la Compagnie Renaud-

Barrault, la Comédie française. Ilétait logique que ce jeune, venu à

la musique après bien des

révolutions, ait cherché à trouver

son style en se frottant au genre

de l'opéra. Le livret du grand

écrivain Eugène Ionesco s'inspire

du martyre du père Kolbe, qui offrit

sa vie en 1941 au camp

d'Auschwitz pour sauver celle d'un

prisonnier ayant charge de famille.

Après Chostakovitch, Schoenberg,

Britten, Penderecki et quelques

autres compositeurs de moindre

envergure, Probst exprime à son

tour la révolte contre le nazisme.

Créée en 1988 en Italie, cette

oeuvre ambitieuse avait été

initialement commandée par le

palais Garnier à Paris. Si sa

représentation laisse parfois un

sentiment d'insatisfaction, l'audition

est impressionnante de simplicité etd'authenticité.

UNE NOUVELLE COLLECTION EMI :

<c L'ESPRIT FRANÇAIS »

Gounod.

Symphonies rf 1 et 2. Orchestre

du Capitale de Toulouse, sous la

direction de Michel Plasson.

CD EMI 7639492.

Vincent d'Indy.

Symphonie sur un chant

montagnard cévenol/

Symphonie nP2. Orchestre de Paris

et du Capitale, sous la direction de

Serge Baudo et Michel Plasson.

CD EMI 7639522.

Ishtar/ Wallenstein/ La forêt

enchantée. Orchestre

philharmonique des Pays de Loire,

sous la direction de Pierre Dervaux.

CD EMI 7639532

Henri Dutilleux.

Le Loup. Orchestre symphonique

des Concerts du Conservatoire,

sous la direction de Georges Prêtre.

CD EMI 7639452 (couplé avec

Poulenc, Milhaud).

La célèbre marque EMI/VSM

réédite ses trésors de musique

française des 19e et 20e siècles. On

ne le sait que trop : le monde

entier aime la musique française...

sauf les Français ! Il semble

pourtant que ce peuple, à l'orgueil

national chatouilleux, soit en train

de changer de mentalité. Gounod

n'est pas seulement l'auteur de

« Faust ». Il a notamment écrit deux

symphonies sous influence

classique, de Mendelssohn surtout.

Loin de Berlioz, Gounod maintient

une tradition qu'il enrichit. Vincent

d'Indy avait, quant à lui,

complètement disparu : l' de

ce compositeur nationaliste mais

marqué par Wagner est délicate. On

goûtera sa Deuxième symphonie

notamment pour son mystère. Et

l'on redécouvrira les fragments

symphoniques du ballet d'Henri

Dutilleux « Le Loup », créé avec

succès en 1953 par Roland Petit.

Cette séduisante permet de

mieux comprendre l'itinéraire d'un

des principaux maîtres du 20e

siècle. On peut aussi entendre du

Castillon et du Rabaud, du Poulenc

et du Pierné, du Koechlin et du

Messiaen sur les autres CD de

cette collection, en attendant de

nouvelles livraisons...

Beethoven. Symphonie n° 2.

Brahms. Variations sur un thème

de Haydn.

Orchestre du Festival de Marlboro,

sous la direction de Pablo Casals.

CD Sony Classical SMK 46247.

Schubert. Quintette D 956. Le

Berger sur le rocher.

Benita Valente, Harold Wright,

Rudolf Serkin.

CD Sony Classical SMK 45901.

Schoenberg. Sérénade op. 24

Symphonie de chambre n° 1 op. 9.

Sofetes du festival de Marlboro.

CD Sony Classical SMK 45894.

C'est en 1951 que fut fondé,

quelque part dans le Vermont

(Etats-Unis) le Festival de Marlboro

par des artistes tels qu'Adolf Busch,

Marcel Moyse, Rudolf Serkin. Son

principe : confronter des

Interprètes, grands ou petits,

célèbres ou Inconnus, en dehors de

toute hiérarchie. Seul compte le

plaisir de faire de la musique.

L'illustre violoncelliste Pablo

Casals honora le Festival de sa

présence de 1960 à 1973.

C'est lui qui dirige le premier de

ces CD avec une clarté et une

poésie infinies, que l'on retrouve

dans les autres titres, où chaque

auteur est replacé dans son temps

et son style. Des joyaux qui

éclairent l'une des plusmerveilleuses non-institutions de la

musique de ce temps.

Claude daymanjournaliste et critique musical

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le Courrier^-dei UNESCOITÎIÏÏ

- 44- ANNÉE

Mensuel publié en 35 langueset en braille

par l'Organisation des Nations Unies pourl'éducation, la science et la culture.

31. rue François Bonvin, 75015 Pans, France.

TÉLÉPHONE : POUR JCH.3RE D RECTEMENT VOTRE CORRESPONOANTCOMPOSEZ LE 48. 68 SUIVI DES QUATRE CHIFFRES QU. FIGURENT ENTRE

PARENTHÈSES À LA SUITE DE CHAQUE NOMTELEFAX : 45. 66 92. TO

Directeur : Bahgat ElnadiRédacteur en chef : Adel Rifaat

RÉDACTION AU SIÈGE

Secrétaire de rédaction : Gillian WhitcombFrançais : Alain Lévêque. Neda El KhazenAnglais : Roy Malkin, Caroline Lawrence

Espagnol : Migue' Labarca. Araceli Ortiz de UrbinaEtudes et recherches : Fernando Ainsa

Unité artistique, fabrication :Georges Servat (47.25)

Illustration : Ariane Bailey (46.90)Documentation : Violette Ringelstein (46.85)

Relations éditions hors Siège et presse :Solange Belin ¡46.87)

Secrétariat de direction :

Annie Brächet (47.15). Mouna ChattaAssistant administratif : Prithi Perera

Editions en braille (français, anglais, espagnol etcoréen) : Marie-Dominique Bourgeais (46.92)

ÉDITIONS HORS SIÈGE

Russe : Alexandre ivlelnikov (Moscou)Allemand : Werner Merkli (Berne)

Arabe : El-Sai'd Mahmoud El Sheniti (Le Caire)Italien : Mario Guidotti (Rome)

Hindi : Ganga Prasad Vimal (Delhi)Tamoul : M. Mohammed Mustafa (Madras)

Persan : H Sadough Vanini (Téhéran)Néerlandais : Paul Morren (Anvers)

Portugais : Benedicto Silva (Rio de Janeiro)Turc : Mefra llgazer (Istanbul)

Ourdou : Wali Mohammad Zaki (Islamabad)Catalan : Joan Carreras i Marti (Barcelone)

Malais : Azizah Hamzah (Kuala Lumpur)Coréen : Yi Tong-ok (Séoul)

Kiswahili : Domino Rutayebesibwa (Dar-es-Salaam)Croato-serbe, Macédonien, Serbo-croate.

Slovène : Blazo Krstajic (Belgrade)Chinois : Shen Guofen (Beijing)Bulgare : Goran Gotev (Sofia)

Grec : Nicolas Papageorgiou (Athènes)Cinghalais : SJ. Sumarasekera Banda (Colombo)

Finnois : Marjatta Oksanen (Helsinki)Suédois : Manni Kössler (Stockholm)

Basque : Gurutz Larrañaga (San Sebastian)Vietnamien : Do Phuong (Hanoi)

Pachto : Zmara< Mohaqiq (Kaboul)Haoussa : Habib Alhassan (Sokoto)

Bangla : Abduilah A. M. Sharafuddin (Dacca)Ukrainien : Victor Stelmakh (Kiev)

Tchèque et Slovaque : Milan Syrucek (Prague)

VENTES ET PROMOTION

Responsable : Henry Knobil (45.88).Assistante : Marie-Noëlle Branet (45.89),

Abonnements : Marie-Thérèse Hardy (45.65), JocelyneDespouy, Alpha Diakité. Jacqueline Louise-Julie,Manichan Ngonekeo, Michel Ravassard, Michelle

Robillard, Mohamed Salah El Din. Sylvie Van Rijsewijk.Ricardo Zamora-Perez

Liaison agents et abonnés : Ginette Motreff (45.64),Comptabilité : (45.65)

Courrier : Martial Amegee (47.50)Magasin : Hector Garcia Sandoval (47.50)

inspection et RÊASSORTS : Promevente.

Philippe Thoreau (45.23.25.60

ABONNEMENTS Tél. : 45.68.45.65

1 an 139 francs français. 2 ans : 259 francs.

Pour les pays en développement :

1 an : 108 francs français. 2 ans : 194 FrancsReproduction sous forme de microfiches (1 an) :

113 francs.

Reliure pour une année 72 francs

Paiement par chèque bancaire, CCP ou mandat àl'ordre de l'UNESCO

Le urticles et photos non copyright peuvent être reproduits àcondition d'être accompagnés du nom de l'auteur et de la mention- Reproduits du Courrier de l'UNESCO .. en précisant la date dunuméro Trois justificatifs devront être envoyés à la direction duCourrier. Les photos non copyrlgnt seront fournies aux publicationsqui en feront la demande Les manuscrits non sollicités par laRédaction ne seront renvoyés que s'ils sont accompagnés d uncoi pon réponse international. Les articles paraissant dans le Courrierde l'UNESCO expriment (opinion de leurs auteurs et ron pasnécessairement celle de l'UNESCO ou de la Rédaction. Les titres desarticles et les légendes des photos sont de la Rédaction Enfin, lesfrontières qui figurent sur les cartes que nous publions n'impliquertpar, reconnaissance offic eue par l'UNESCO ou les Nations unies

IMPRIMÉ EN FRANCE (Printed in France)OEPOT LEGAL Cl - AOÛT-SEPTEMBRE 1991

COMMISSION PARITAIRE N° 71842 DIFFUSÉ PAR LES N.M. P. P.Photocomposition : Le Courrier de l'UNESCO

Photogravure-impressior Maury-lmprimeur SA..Z.l. route d'Etampes. 45330 Malesherbes.

NO 8,'9- 1991 OPI 91 -5- 495/496 F

Notre prochain numéro aura pour thème

et un entretien avec le grand écrivain colombien

GABRIEL GARCÍA MARQUEZPrix Nobel de littérature (1982)

in d'Anamika Puai (5 ans, Inde), © Musée International de l'art et de l'enfance, Oslo.

(.SN 0304-31 18

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