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0 Dialogue Organe de lasbl « Dialogue des Peuples » Pauvres, mais honnêtes, nous paraissons quand nous pouvons, et notamment le lundi 29 novembre 2010 Université de Bujumbura: campus de Kiriri (Burundi) Sommaire Afrique Notre page littéraire .. page 1 Les transferts d'argent des Africains résidant hors du continent….page 2 le Dossier: Surveiller et nourrir. Politique de la faim… page 5 RDCongo Les dessous de l‟allègement de la dette… page 23 Fortunes et infortunes de JP Bemba: un témoignage personnel… page 27 Burundi Un espace politique de plus en plus restreint… page 31 Après les élections de 2010, le choix entre sortir ou entrer dans la crise… page 35 Rwanda/Bénin Paul Kagamé "chahuté" par son hôte Yayi Boni… page 47 Séjour de P. Kagamé au Bénin: les dessous de la visite de l‟homme fort de Kigali … page 48 Koweït Paralysie institutionnelle, marchandage politique et lassitude populaire … Pae 50

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Dialogue

Organe de l‟asbl « Dialogue des Peuples »

Pauvres, mais honnêtes, nous paraissons quand nous pouvons, et notamment le lundi 29 novembre 2010

Université de Bujumbura: campus de Kiriri (Burundi)

Sommaire

Afrique

Notre page littéraire .. page 1

Les transferts d'argent des Africains résidant hors du continent….page 2

le Dossier: Surveiller et nourrir. Politique de la faim… page 5

RDCongo

Les dessous de l‟allègement de la dette… page 23

Fortunes et infortunes de JP Bemba: un témoignage personnel… page 27

Burundi

Un espace politique de plus en plus restreint… page 31

Après les élections de 2010, le choix entre sortir ou entrer dans la crise… page 35

Rwanda/Bénin

Paul Kagamé "chahuté" par son hôte Yayi Boni… page 47

Séjour de P. Kagamé au Bénin: les dessous de la visite de l‟homme fort de Kigali … page 48

Koweït

Paralysie institutionnelle, marchandage politique et lassitude populaire … Pae 50

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S.H. Schengel : Matin d’Afrique

Afrique

Notre page littéraire

Histoire d'un petit Africain comme tant d'autres...

Mon père, dit l‟enfant, je voudrais jouer avec toi

A promener de petites billes sur le chisolo1

Ou que nous allions courir dans la savane

Ou que tu essaies de me trouver

Caché dans la palmeraie...

Mais le père ne répondit pas...

Mon père, dit l‟enfant, je voudrais que tu chantes

Sur le likembe2 des paroles tristes ou gaies

Mais qui apaisent toujours le cœur

Ou entendre jouer les grands tambours de danse...

Mais le père ne répondit rien...

Mon père, dit l‟enfant, je voudrais que tu me racontes

Des devinettes. Ou des histoires du lièvre malin3

Qui toujours l‟emporte sur les puissants

Ou de terribles histoires du passé

Qui font un peu peur mais qui exaltent...

Mais le père garda le silence...

Mon père, dit l‟enfant, je voudrais aller avec toi

Dans les champs qui s‟étendent sur les collines

1 Jeu tactique, sorte d‟équivalent africain des dames ou des échecs, il se joue au moyen de billes se déplaçant

entre les alvéoles d‟un plateau de bois sculpté. 2 Instrument parfois dit de « harpe », ou « piano ». Il consiste en lamelles métalliques fixées sur une caisse de

résonance, qu'on pince du doigt pour les faire vibrer ,on peut donc en jouer et chanter. 3 Dans les fables d‟Afrique, l‟animal rusé qui par son intelligence l‟emporte sur les autres malgré leur force n‟est

pas le renard, mais le lièvre. Le thème a passé l‟Atlantique avec les esclaves et se retrouve aux Antilles et aux

USA.

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Regarder les horizons gris de fumée sur la brousse qu‟on brûle,

La terre rouge éventrée par le labeur des hommes,

Et rapporter des fruits tièdes et doux...

Mais le père se taisait toujours...

Mon père, dit l‟enfant, je voudrais te dire

Combien je suis heureux et fier lorsque je te vois

Revenant de la chasse ou de la pèche

Avec les autres hommes, traînant dans vos bras lourds de fatigue

La subsistance de tous. Je me souviens du jour

Ou tu as rapporté, pour moi seul, une petite gazelle...

Mais le père resta silencieux...

Mon père, dit l‟enfant, pourquoi ne me parles-tu plus ?

Est-ce parce qu‟hier ces hommes vêtus de kaki sont venus ?

Est-ce à cause d‟eux que tu as ce grand trou

Rouge

A la place du cœur ?

Mais le père ne répondit pas...

Alors la mère prit la parole et dit :

«Mon fils, laisse ton père reposer,

Garde son souvenir

Et ramasse sa lance...»

Les transferts d'argent des Africains résidant hors du continent….

Les transferts d'argent vers leurs pays d'origine des Africains résidant hors du continent

vont atteindre un montant de 21,5 milliards de dollars en 2010, près de la moitié étant

destinée au Nigeria, indique un rapport de la Banque mondiale publié le mardi 23

novembre 2010.

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"Les transferts d'argent vers l'Afrique sub-saharienne vont atteindre un montant de 21,5

milliards de dollars cette année après une légère baise en 2009 du fait de la crise financière

mondiale", selon la Banque qui cite un rapport de son Factbook 2011 sur la Migration et les

Transferts d'argent.

Le Nigeria, pays le plus peuplé d'Afrique, est de loin celui qui reçoit le plus de transferts en

Afrique, dont le montant s'élève à 10 milliards de dollars en 2010, ce qui est légèrement plus

que l'année dernière où ils étaient de 9,6 milliards de dollars. Les autres principaux

récipiendaires sont le Soudan (3,2 milliards de dollars); le Kenya (1,8 milliard de dollars), le

Sénégal (1,2 milliard de dollars) ; l'Afrique du Sud (1 milliard) ; l'Ouganda (800 millions) ; le

Lesotho (500 millions) et l'Ethiopie (387 millions). Les Maliens ont envoyé 385 millions de

dollars dans leur pays et les Togolais 302 millions.

… et on pourrait ajouter « jeune, beau, discrètement sexy»… Ne vous y trompez pas, c’est une pub pour

une société de transfert d’argent !

La Banque retrace les transferts de fonds privés et les modèles migratoires documentés à

travers le monde. Ses conclusions montrent que les transferts d'argent vers l'Afrique ont baissé

d'environ quatre pour cent entre 2008 et 2009.

"Nous estimons que la reprise va se poursuivre au cours des deux prochaines années, avec

des flux de transferts vers le continent qui vont probablement atteindre 24 milliards de dollars

d'ici 2012", a déclaré M. Ratha. Il a cependant précisé que ces chiffres étaient largement sous-

estimés car des millions d'Africains passent par des circuits informels pour envoyer de l'argent

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dans leurs pays.

A travers le monde, les transferts d'argent devraient atteindre 440 milliards de dollars d'ici la

fin 2010, contre 416 milliards en 2009. Environ trois quarts de ces fonds -- 325 milliards de

dollars -- vont aller aux pays en développement.

La Banque préconise des moyens plus simples et moins coûteux d'envoyer et de recevoir de

l'argent en Afrique. Le coût moyen d'un transfert d'argent vers l'Afrique est de plus de 10%4,

ce qui en fait le plus élevé de toutes les régions. Le coût du transfert d'argent sur le continent

est même plus élevé.

Les transferts d'argent représentent une part importante du Produit intérieur brut dans de

nombreux pays. Au Lesotho, il a atteint 25% du PIB et au Togo 10%. Les recettes tirées par le

Cap-Vert de ces transferts ont représenté 09% de ses richesses, ce qui est également le cas de

la Guinée-Bissau et du Sénégal. Pour la Gambie ce taux a été de 08%, le Libéria de 06%, le

Soudan de 06%, le Nigeria de 06% et le Kenya de 05%.

On estime que près de 22 millions de ressortissants d'Afrique sub-saharienne vivent à

l'étranger.

Source : Africanmanager.com

L’importance que les Africains attachent à la famille et à la scolarisation des enfant

n’a visiblement pas échappé aux annonceurs

4 15 % serait à notre avis une estimation plus juste, car les transferts sûrs et rapides, comme Western Union ou

Moneytrans ont des tarifs dégressifs : moins d‟argent vous envoyez, plus cher vous payez. Les envois

relativement modestes, qui constituent évidemment le gros des envois individuels de la diaspora, sont donc

pénalisés. Vers certains pays où la Poste est relativement fiable, le mandat postal est possible, mais on s‟expose

alors à ce que le destinataire doive faire face à la « taxation informelle » du préposé de la poste, plus connue sus

le nom de « matabiche ». (NdlaR)

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le Dossier

Surveiller et nourrir. Politique de la faim

Coordonné par Pierre Janin. Introduction au thème “Faim et politique : mobilisations

et instrumentations”

« Une grave crise alimentaire frappe l‟est du Sahel », s‟alarmait Le Monde le 10 avril 2010.

«Niger : la famine fait à nouveau parler d‟elle » ou « L‟insécurité alimentaire touche 10

millions de personnes au Sahel » titraient, de nouveau, certains magazines en juin 20105 afin

de relancer la médiatisation d‟un phénomène récurrent mais aléatoire dans son intensité et sa

5 Courrier international, 1er juillet 2010 ; Les Échos, 16 juin 2010

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localisation, et peu vendeur. Et les experts de la Banque mondiale et de l‟USAID (United

States Agency for International Development) d‟insister sur la forte probabilité d‟une

nouvelle crise, l‟impréparation des gouvernants et le danger que la faim fait peser sur la

stabilité mondiale6

Faim et politique entretiennent des

relations étroites, anciennes et

controversées. Dès 1952, Josué de Castro

soulignait ainsi que « peu de phénomènes

ont influé aussi intensément sur le

comportement politique des peuples que le

phénomène alimentaire et la tragique

nécessité de manger7». Derrière ce besoin

vital se dresse indubitablement la question

des ressources (produire plus et mieux)

mais se profilent également des questions

sociales (réduire les inégalités) et

politiques (éviter les conflits)8. C‟est

pourquoi, ainsi que le relevaient Daniel

Bourmaud et Dominique Darbon en 1990,

« la question alimentaire est posée

d‟emblée en termes de conflits et d‟options

politiques [biais urbain, priorités rurales] et

non en termes de gestion publique9». Cette

politisation se déploie autour de trois types de construits sociaux : les jeux d‟alliance et de

pouvoir, l‟ingénierie technocratique des outils de mesure que certains n‟hésitent pas à

qualifier de « technologie de gouvernement des populations », les mises en scène médiatiques

aux effets ambivalents10

.

C‟est avec l‟ambition de rendre compte de la dimension politique et sociale de la faim et, plus

encore, de la violence de la faim – qu‟elle soit liée à la peur, à son instrumentation11

ou à son

instrumentalisation – comme des mobilisations et des compromis qu‟elle suscite, que s‟est

construit ce dossier. Les textes présentés entendent aussi montrer combien la lutte contre la

faim est rendue problématique par la multiplicité des paramètres et des acteurs impliqués,

à différentes échelles, aux interactions parfois imprévisibles. La résolution des situations de

crise dépend également fortement de la capacité à les contextualiser et à les faire

reconnaître12

.

6 Banque mondiale, « La crise alimentaire risque de se répéter, alertent les responsables de la lutte contre la

faim dans le monde », 25 novembre 2009, article en ligne consultable sur <web.worldbank.org>. 7 J. de Castro, “Géopolitique de la faim”, Paris, Éditions ouvrières, 1952, p. 23.

8 M. Lofchie, « Political and Economic Origins of Hunger in Africa », The Journal of Modern African Studies,

vol. 13, n° 4, 1975, p. 551-567. 9 D. Bourmaud et D. Darbon, « La politique du pain : les mots et les choses (Kenya et zimbabwe)», Politique

africaine, n° 37, mars 1990, p. 34. 10

On y retrouve les trois niveaux de pouvoir identifiés par M. Foucault (« les relations stratégiques, les

techniques de gouvernement et les états de domination ») dans « L‟éthique de soi comme pratique de liberté »

[1984], in Dits et écrits. 1954-1988. Vol. iv, Paris, Gallimard, 1994, p. 728-729. 11

Sur l‟instrumentation du pouvoir, thème foucaldien, se référer à l‟analyse faite par P. Lascoumes, « La

gouvernementalité : de la critique de l‟État aux technologies du pouvoir », Le Portique, n° 13-14, 2004, p. 8-10. 12

Non seulement économiquement mais aussi socialement, culturellement et politiquement. Voir E. Mandala,

«Beyond the “Crisis” in African Food Studies », The Journal of the Historical Society, vol. 3, n° 3-4, 2003, p.

281-301.

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DIVERSITÉ DES CRISES ALIMENTAIRES,

PLURALITÉ DES « TRAITEMENTS »

L‟Afrique subsaharienne connaît une grande diversité de « situations à risque alimentaire »

caractérisées par un hiatus tant quantitatif que qualitatif entre besoins et ressources. Les

rapports de l‟Organisation des Nations unies pour l‟alimentation et l‟agriculture (FAO)

montrent que les crises alimentaires ont tendance à durer, tandis que l‟ONG Oxfam relève que

le nombre d‟alertes

alimentaires a été multiplié par trois depuis 198013

. Le nombre de personnes souffrant de la

sous-alimentation serait même passé de 200 à 265 millions au cours de la dernière décennie

même si leur proportion baisse en valeur relative14

.

Ce tableau sévère renseigne peu sur le contenu de la faim : les estimations macro-alimentaires

correspondent rarement au manque ressenti par les individus. Par ailleurs, les écarts

s‟accroissent entre pays, entre régions et entre catégories de population. De même, les termes

utilisés pour rendre compte de la faim sont très divers : en nutrition, on parle tantôt de sous-

alimentation (ration calorique insuffisante), de malnutrition protéino-énergétique, de carences

en micronutriments ; en sciences humaines, on évoque les disettes (pénuries aggravées), les

famines (occasionnant des décès massifs et des épidémies), les soudures alimentaires15

. Il est,

de ce fait, souvent difficile de comparer les situations, surtout si les données chiffrées se

contredisent.

Le terme de « crise », plus neutre que celui de famine, n‟est pas nécessairement plus adapté

car la normalisation et l‟objectivation des savoirs conduisent à euphémiser la détresse des plus

pauvres. De plus, les situations de crise ont souvent des racines multiples, tantôt naturelles

(criquets, sécheresse, inondations), tantôt humaines (conflits, pauvreté…), qu‟il semble vain

de hiérarchiser. Pendant longtemps, les lectures des crises ont opposé les tenants de leur

endogénéité (et proximité) et ceux de leur externalité (et de leur caractère importé) sans

qu‟aucune position ne l‟emporte. Aux discours déterministes et malthusiens sur l‟origine des

pénuries est venu s‟ajouter celui sur les « inégalités de capacités et de droits d‟accès » porté

par les disciples d‟Amartya Sen. Les effets de la mondialisation ont, plus récemment, remis en

exergue la notion d‟échange inégal, favorisant certaines mobilisations nationales ou

13

Oxfam International, “Les Causes de la faim : examen des crises alimentaires qui secouent l‟Afrique.” Oxford,

Oxfam, 2006. 14

FAO, “L‟État de l‟insécurité alimentaire dans le monde 2009. Crises économiques – répercussions et

enseignements”, Rome, 2009. 15

Pour une « étiologie » de ce phénomène, se reporter à P. Janin, « La gestion spatio-temporelle

de la soudure alimentaire dans le Sahel burkinabé », Revue Tiers Monde, n° 180, 2004, p. 909-933.

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transnationales. Catherine Laroche Dupraz et Angèle Postolle montrent ainsi, dans le texte

présenté ici, comment le concept de souveraineté alimentaire s‟est immiscé dans les débats à

l‟OMC et tente de s‟y faire une place, au gré de coalitions changeantes et de négociations

techniques. Le temps paraît donc mûr pour de nouvelles propositions explicatives comme

pour de nouvelles confrontations géopolitiques.

Les crises alimentaires africaines ont donc plusieurs dimensions. Les crises de subsistance

sont les plus connues, même si certaines sont

souvent occultées16

. Elles renvoient assez

explicitement à l‟apparition de pénuries, certes

conjoncturelles mais relativement prévisibles,

à défaut d‟être cycliques17

.

Elles toucheraient davantage des espaces et

des populations rurales aux récoltes

céréalières amoindries par la sécheresse, les

attaques de criquets, l‟épuisement des sols et

la pauvreté. Toute l‟habileté consiste ici, pour

les sociétés paysannes, les groupes marchands

et les États, à adopter une gestion efficiente

des réserves sans pour autant tomber dans l‟autarcie, la rétention ou la spéculation. Sont

traditionnellement rangées dans cette catégorie la crise sahélienne de 1973-1974, ouest-

africaine de 1984-1985, éthiopienne de 1984-1985 ou encore la crise de 2002 en Afrique

australe. Le schéma alors mobilisé exprime une conception particulière de l‟insécurité

alimentaire, plus axée sur les ressources produites que sur la capacité à les acquérir, plus

déterministe que co-construite. C‟est pourquoi les actions restent très ciblées : amélioration de

la production agricole par l‟irrigation ou augmentation des revenus par la diversification

d‟activités. Quant aux réponses de survie des ménages, elles évolueraient peu :

décapitalisation, emprunt, migration de détresse. Ce schéma déterministe est encore parfois

mobilisé par certains gouvernants pour minimiser leur responsabilité (cas du Niger en 2005),

avec l‟appui de certains médias, par crainte de mobilisations sociales importantes. Ce type de

crise conjoncturelle, simple à détecter, aurait, de fait, l‟avantage de permettre un

déclenchement massif de l‟aide. Nul doute cependant que l‟aggravation annoncée de la

variabilité climatique et le mouvement d‟appropriation foncière par les firmes agro-

industrielles suscitent un regain d‟intérêt pour de nouvelles études sur les crises à dominante

agro-environnementale18

.

Le deuxième type de crise alimentaire, moins « rurale » dans ses composantes, est plus

difficile à appréhender. Pendant des années, individus et familles sont confrontés à une

accumulation de difficultés économiques et sociales (chômage, endettement, hausse des prix,

manque de capital, enclavement, carences, etc.) qu‟ils doivent combattre avec peu de moyens.

Pour y faire face, ils ne peuvent compter sur leurs proches, eux-mêmes précarisés, tandis que

les « projets » des intervenants extérieurs restent limités et circonscrits dans le temps. Ils sont

donc très vulnérables à tout nouveau choc (perte d‟un actif, maladie, hausse des prix). Cette «

dégradation des moyens d‟existence19

» est parfois invisible puisqu‟elle ne s‟accompagne pas

16

Voir B. A. Gado, “Une histoire des famines au Sahel. Étude des grandes crises alimentaires (xixe – xxe

siècles)”, Paris, L‟Harmattan, 1993 17

M. Chastanet, « Survival Strategies of a Sahelian Society : The Case of the Soninke in Senegal from the

Middle of the Nineteenth Century to the Present », Food and Foodways, vol. 5, n° 2, 1992, p. 127-149. 18

Grain, « The International Food System and the Climate Crisis », Seedling, octobre 2009, p. 2-8. 19

G. Gallopin, « Linkages between Vulnerability, Resilience, and Adaptive Capacity », Global Environmental

Change, n° 16, 2006, p. 293-303.

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de signes déclencheurs et qu‟elle est mal relayée socialement et politiquement, d‟où la

nécessité d‟accorder une place plus importante aux micro-pratiques de survie20

comme aux

20

Chantal Blanc-Pamard développe une analyse saisissante des liens entre précarisation économique et précarité

alimentaire dans « “La moitié du quart”. Une ethnographie de la crise à Tananarive et dans les campagnes de

l‟Imerina (Madagascar) », Natures, Sciences, Sociétés, vol. 6, n° 4, 1998, p. 20-32.

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modes de régulation plus lointains (transferts des migrants, rôle des réseaux marchands…)

pour en rendre compte. À cet égard, la marchandisation importante des ressources

alimentaires, promue par les bailleurs de fonds, dans des contextes où elles sont insuffisantes,

joue un rôle aggravant21

. Cette complexité a d‟ailleurs incité les bailleurs et les ONG à mettre

en place des dispositifs de suivi de la vulnérabilité à l‟insécurité (livelihoods systems

profiling), combinant un nombre croissant d‟indicateurs agroenvironnementaux, économiques

et sociétaux, malheureusement souvent disparates22

. En milieu urbain, c‟est plutôt la question

des revenus, aléatoires et instables, et des solidarités de proximité (comme avec les « parents

de village ») qui oriente les analyses. Ce type de crise, dont les effets nutritionnels sont

désormais mieux appréhendés, touche plus fortement les populations citadines précarisées.

Dans ce type de crise nationale et sous-régionale (Sahel en Afrique de l‟Ouest en 2005,

Afrique australe en 2002), les réponses sont généralement plus tardives et souvent

«parasitées» par des choix politiques ou technocratiques23

. Elles ont conduit à délaisser la

question du stockage, pourtant stratégique, au profit de celle de l‟approvisionnement

marchand, avec des échecs patents. Elles donnent lieu à des prises de position vigoureuses

souvent critiques, de la part des gouvernants comme des ONG24

La crise alimentaire de 2008

est sans doute venue préfigurer les futures crises africaines, rendues plus complexes par la

multiplicité des protagonistes impliqués, plus aléatoires en raison d‟interactions non

modélisables et plus globales par la diversité de leurs enjeux25

. La crise de 2008 a revêtu

plusieurs dimensions26

. Elle n‟a pas été marquée, sauf ponctuellement dans certaines capitales

africaines, par des ruptures d‟approvisionnement, même si des baisses conjoncturelles de

récoltes ont été observées sur d‟autres continents.

Il s‟agissait d‟abord d‟une crise aiguë et importée d‟accessibilité aux denrées pour les

catégories urbaines pauvres dépendantes. Elle s‟expliquait par l‟emballement rapide des prix

internationaux du riz (un marché pourtant exigu) entre septembre 2007 et juin 2008 et par son

extension, du fait d‟anticipations spéculatives, aux céréales locales traditionnelles (maïs, mil,

sorgho)27

. À partir de là, la « crise » s‟est progressivement autonomisée au gré des réactions

politiques, des décisions économiques, des jeux de pouvoir, pour offrir certaines variations

nationales. Elle a été plus forte dans les pays importateurs aux économies agricoles

vulnérables (Sénégal, Mauritanie, Niger) ou marqués par une macrocéphalie urbaine (Égypte),

mais aussi dans ceux où la situation a tardé à être reconnue et où les réponses ont été tardives

ou embryonnaires (Zimbabwe, Mozambique). Paradoxalement, elle a très négativement

ressentie par certaines catégories sociales urbaines intermédiaires, jusque-là épargnées, des

capitales peu touchées par le manque et de pays ayant de bonnes potentialités agricoles (Côte

d‟Ivoire, Cameroun, Togo)28

.

21

J.-P. Olivier de Sardan, « Introduction thématique. La crise alimentaire de 2004-2005 au Niger en contexte »,

Afrique contemporaine, n° 225, 2008, p. 17-37. 22

Voir les approches « Vulnerability Assessment Mapping » et « Food Security Profiling » du Programme

alimentaire mondial, « Sécurité des conditions de vie des ménages » de CARE, « Food Economy Approach and

Risk Map » de Save The Children, Oxfam et Action contre la faim. 23

Thomas Plümper et Eric Neumayer théorisent l‟idée de dilemme politique en cas de famine, les

gouvernements ayant des intérêts contradictoires à l‟action et à l‟inaction, dans « Famine Mortality, Rational

Political Inactivity, and International Food Aid », World Development, vol. 37, n° 1, 2009, p. 50-56. 24

X. Crombé et J.-H. Jézéquel (dir.), Niger 2005. Une catastrophe si naturelle, Paris, Karthala, 2007. 25

T. Lang, « Crisis ? What Crisis ? The Normality of the Current Food Crisis », Journal of Agrarian Change,

vol. 10, n° 1, 2010, p. 87-97. 26

P. Janin et B. Giblin (dir.), dossier « Les enjeux de la crise alimentaire mondiale », Hérodote, n° 131, 2008. 27

Sur les causes associées de la crise importée, lire le dense article de D. Headed et S. Fan, « Anatomy of a

Crisis : The Causes and Consequences of Surging Food Prices », Agricultural Economics, vol. 39, 2008, p. 371-

392. 28

L‟idée qu‟une crise alimentaire peut apparaître là où elle ne devrait pas a pris, au cours de l‟année 2008, une

dimension particulière du fait des concurrences entre alimentation humaine, nourriture animale et production

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Les émeutes doivent être considérées comme l‟expression d‟un désarroi et d‟un sentiment de

dépossession de la part de ces catégories intermédiaires en particulier29

. Une panoplie de

réponses a été déployée. À l‟échelle nationale, des actions immédiates et à portée limitée

(exonération douanière des importations, distributions alimentaires, dons de coupons

alimentaires) ont été menées. Des réponses agricoles nationales ambitieuses ont été élaborées

afin d‟acquérir une « autosuffisance alimentaire durable », selon la nouvelle terminologie

consacrée, avec des bilans encore mitigés (voir le texte d‟Alexis Roy). Au niveau

international, on a multiplié les déclarations d‟intention, la création de comités et de plans ad

hoc30

, maigrement dotés et avant tout destinés à rassurer et à inciter à une meilleure «

gouvernance alimentaire ».

Quels enseignements politiques tirer de cette récente crise ? D‟abord, que la faim a un coût

social et politique supérieur aux dépenses financières qu‟elle implique sous forme d‟actions

incitatives dès lors que l‟on prend en compte son impact économique global (perte de

productivité au travail, retards éducatifs, etc.) et, plus encore, que l‟on intègre les tensions

qu‟elle peut engendrer. Un consensus a peu à peu émergé autour de la nécessité

d‟interventions régulatrices afin de protéger les plus pauvres et de stabiliser les États affaiblis

par trois décennies de politiques d‟ajustement, même si ces interventions restent incertaines

du fait des hésitations et des concurrences entre intervenants (États, firmes, etc.). L‟insécurité

alimentaire des Africains se joue aussi désormais en partie hors d‟Afrique, comme dans les

négociations internationales à l‟OMC.

d‟agrocarburants, ainsi que des mouvements spéculatifs sur les marchés agricoles. Sur le décalage entre

potentialités, ressources et famine, voir G. Kebbede, « Cycles of Famine in a Country of Plenty : The Case of

Ethiopia », Geojournal, vol. 17, n° 1, 1988, p. 125-132. 29

. P. Janin, « Les émeutes de la faim : une lecture (géo-politique) du changement (social) », Politique étrangère,

n° 2009-2, 2009, p. 251-263. Ray Bush insiste aussi sur leur dimension « non-conjoncturelle » dans « Food Riots

: Poverty, Power and Protest », Journal of Agrarian Change, vol. 10, n° 1, 2010, p. 119-129. 30

Groupe de travail des Nations unies sur la crise alimentaire mondiale mis en place en avril 2008 ; Offensive

pour la production alimentaire et contre la faim de la Cedeao à la fin 2008 ; Sommet du G8 à L‟Aquila en juillet

2009 ; Fonds pour l‟agriculture en Afrique avec l‟appui financier de la BAD et de l‟AFD à compter de juillet

2010.

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Cette crise exceptionnelle de 2008 a confirmé qu‟au-delà de leurs discours tantôt rassurants,

tantôt dénonciateurs, les protagonistes (médias, États, ONG, institutions internationales,

entreprises agroalimentaires, fonds souverains) n‟ont pas d‟intérêt partagé à anticiper et à

résoudre les crises alimentaires.

RÉGULER L’ACCÈS AUX RESSOURCES : LES JEUX DE POUVOIR

ET D’ALLIANCES

L‟accès aux ressources et leur redistribution – qu‟il s‟agisse d‟aide alimentaire, de céréales

commercialisées ou de terres cultivables – constituent un champ particulièrement intéressant

d‟analyse de la politisation de la faim.

L‟aide alimentaire est sans doute la ressource la plus facilement mobilisable par les

gouvernants, avec des effets très ambivalents selon les pays31

. Elle peut parfois être utilisée

comme une arme politique afin de renforcer l‟autorité du pouvoir central, de créer des

systèmes d‟allégeance et de discrimination territoriale ou ethno-communautaire, ainsi que cela

a été largement pratiqué au Zimbabwe depuis l‟arrivée au pouvoir de Robert Mugabe. En

1984, alors même que la situation alimentaire était très précaire après plusieurs années de

sécheresse, le gouvernement a ainsi soumis le Matabeleland, fief de l‟ethnie ndebele, à un

contrôle militarisé des flux de denrées alimentaires (commerce et distribution) destiné à lutter

contre la dissidence armée active dans la

région32

. En juillet 2001, l‟attribution d‟un monopole d‟achat et de vente du blé et du maïs au

Grain Marketing Board – et donc l‟interdiction d‟importations privées – a fortement aggravé

la pénurie. Plusieurs observations indépendantes (notamment de l‟International Crisis Group)

ont également dénoncé une instrumentalisation politique croissante de l‟aide alimentaire du

PAM dansun cadre électoral : les citoyens sont incités à voter pour les candidats de la Zanu-

PF au pouvoir et sanctionnés par l‟exclusion des distributions alimentaires en cas de vote non-

conforme33

. La politisation, en régime autoritaire, peut aller bien au-delà, puisque les

intervenants extérieurs peuvent être sommés de se soumettre (au risque de cautionner les

dérives) ou se démettre (et risquer l‟expulsion). En zone de conflit, comme en Somalie, au

31 A. de Waal, “Famine Crimes : Politics and the Disaster Relief Industry in Africa”, Oxford, James Currey,

1997. 32

Amnesty International, Zimbabwe : “Power and Hunger. Violations of the Right to Food”, s.l., 2004. 33

Voir RFI, « Quand l‟aide alimentaire devient une arme politique », 15 décembre 2002.

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Liberia ou au sud du Soudan, cette aide a pu être systématiquement accaparée par des chefs de

guerre et servir à l‟entretien d‟allégeances politiques ou ethnocommunautaires34

.

Le Zimbabwe constitue un cas exemplaire de désorganisation progressive de l‟économie

céréalière, en raison d‟une politique autoritaire de réallocation des terres aux soutiens du

régime (anciens combattants et ouvriers agricoles) à partir de 200035

. Mais la nature même

des régulations d‟accès à la terre peut, dans un environnement agronomique et politique plus

ordinaire, aggraver la vulnérabilité alimentaire des populations. Les systèmes fonciers très

inégalitaires que l‟on retrouve dans les lamidats du nord du Nigeria et du nord du Cameroun

participent ainsi à la construction de rapports sociaux de domination. L‟insécurité foncière

semble y constituer un des fondements mêmes du pouvoir, tandis que le versement d‟une

fraction des récoltes céréalières et du cheptel, dû au titre de la zakat (impôt), diminue les

ressources de chaque exploitant36

.

Plusieurs contributions, dans ce dossier, mettent en évidence le caractère structurant et

incontournable des alliances entre certains groupes hétérogènes d‟acteurs stratégiques – État,

institutions internationales, ONG et réseaux marchands – impliqués dans la gestion de la

sécurité alimentaire. Dans de nombreux pays, l‟appareil d‟État est en outre miné par les

concurrences sectorielles entre ministères (Agriculture, Santé, Économie). François Enten

documente ainsi méticuleusement les « politiques d‟arrangements » entre experts et

gouvernement éthiopien, à chaque étape dufonctionnement du Système d‟alerte précoce

(SAP). Cette économie de la connivence37

et du compromis semble porter un préjudice

important à l‟efficacité du système mais garantit à l‟appareil d‟État un minimum de légitimité

et d‟autonomie. Mais ces « jeux de légitimation politique », pour reprendre l‟expression de

Daniel Bourmaud et Dominique Darbon38

, ne mettent pas seulement aux prises gouvernement

et bailleurs de fonds extérieurs.

Des travaux récents, conduits au Mali comme au Burkina, ont également montré le caractère

instrumental des relations tissées entre les principaux acteurs de la régulation du système

alimentaire. Outre un faible renouvellement des élites marchandes, et plus particulièrement

des grands importateurs céréaliers, on constate que règne dans ces deux pays une forte opacité

des procédures de sélection des commerçants fournissant des céréales à l‟État (pour la

constitution

de son stock national de sécurité) et aux autres opérateurs impliqués. Il en est de même pour

la sélection des ONG qui composent la « liste restreinte » des partenaires de l‟Union

européenne et qui, à ce titre, bénéficient d‟une part croissante de fonds publics. Ces

partenariats tranchent avec les concurrences visibles entre ONG internationales qui opèrent

parfois sur les mêmes terrains, avec les mêmes approches et les mêmes réponses techniques

(supplémentation nutritionnelle, micro-crédit, embouche animale, etc.).

34

Sara Pantuliano parle de l‟émergence d‟« une classe de “seigneurs de l‟aide alimentaire” » dans « From Food

Aid to Livelihoods Support : Rethinking the Role of WFP in Eastern Sudan », Disasters, vol. 31, supplement n°

1, 2007, p. s77-s90. 35

D. Compagnon, « Zimbabwe : de la “réforme agraire” à l‟insécurité alimentaire », Hérodote, n° 131, 2008, p.

118-136. 36

Voir le texte très éclairant de Samuel Ndembou, « Rapports de domination et extension de l‟insécurité : les

migrations kirdi en zone foulbé », in G. Courade (dir.), Le Désarroi camerounais, Paris, Karthala, 2000, p. 219-

234 et l‟ouvrage fondateur de Michael Watts, “Silent Violence : Food, Famine and Peasantry in Northern

Nigeria”, Berkeley, University of California Press, 1983. 37

Voir P. Janin, « “Le soleil des indépendances (alimentaires)” ou la mise en scène de la lutte contre la faim au

Mali et au Sénégal », Hérodote, n° 131, 2008, p. 92-117. 38

D. Bourmaud et D. Darbon, « La politique du pain… », art. cit., p. 40.

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Alexis Roy s‟intéresse aux relations entre État, commerçants et développeurs au sein du

système alimentaire39

. À partir de l‟analyse critique de l‟« Initiative riz » du gouvernement

malien, il traite de la question de la proximité, voire des chevauchements40

entre élites

politiques et oligopoles marchands. Il en souligne notamment les effets négatifs pour les

consommateurs (ententes illicites sur les prix). De fait, si ce plan de relance rizicole, servi par

une bonne campagne pluviométrique, a été marqué par une progression sensible des volumes

récoltés, il n‟a pas apporté de réponse à la question des prix de détail, qui ont peu baissé en

2009, ce qui a contribué à accentuer certaines polémiques. Toute situation de crise est aussi

productrice d‟opportunités économiques et politiques. Ainsi, pour certains chercheurs41

, la

sécheresse et la disette qui ont sévi en 2002 en Afrique australe ont servi « d‟outil de relations

publiques » aux lobbies technologiques et politiques américains, leur permettant derappeler

l‟efficacité et l‟utilité des plantes génétiquement modifiées ainsi que l‟urgence de leur

diffusion. Refuser cette innovation, c‟était « un crime contre l‟humanité », déclarait même le

représentant américain du PAM à l‟époque.

Pour Alexis Roy, la crise alimentaire de 2008 a constitué une « chance » pour relancer la

promotion de la variété de riz Nerica mise au point quelques années auparavant par l‟ex-

Adrao (Association pour le développement de la riziculture en Afrique de l‟Ouest, devenue

depuis AfricaRice)42

. De fait, le gouvernement malien et la recherche agronomique ont pu

mettre en avant l‟urgence d‟une meilleure valorisation des potentialités agricoles afin de faire

face à une hausse de la demande tout en vantant les futures opportunités commerciales à

l‟échelle sous-régionale43

.

À l‟échelle internationale, cette crise alimentaire a ouvert une « fenêtre politique ». Ainsi la

FAO, institution au discours essentiellement développementaliste et agronomique et qui était

en perte de vitesse par rapport au FMI et à la Banque mondiale44

, a-t-elle pu redéployer un

discours mobilisateur sur l‟innovation agricole. Cette crise a également été marquée par un

regain d‟activisme étatique au Sénégal, au Mali et au Burkina Faso45

. Des rapprochements

imprévus se sont également esquissés entre gouvernants et société civile autour du thème de

la « souveraineté alimentaire », les premiers relayant les discours altermondialistes sur la

défense de l‟agriculture familiale à l‟OMC46

.

39

Se reporter également à E. Grégoire et P. Labazée (dir.), “Grands commerçants d‟Afrique de l‟Ouest. Logiques

et pratiques d‟un groupe d‟hommes d‟affaires contemporains”, Paris, Karthala/orstom, 1993. 40

Le straddling ou « chevauchement » est la capacité à diversifier les lieux et les formes de captation et

d‟investissement économiques pour des individus cumulant les fonctions et les statuts. 41

Voir par exemple N. Zerbe, « Feeding the Famine ? American Food Aid and the GMO Debate

in Southern Africa », Food Policy, vol. 29, 2004, p. 593-608. 42

Centre du riz pour l‟Afrique (AfricaRice), La Réponse à la crise rizicole. Rapport annuel 2008, Cotonou, 2009,

disponible sur <www.warda.org>. La crise a également permis la formalisation d‟alliance avec l‟Irri

(International Rice Research Institute) et la création d‟une Coalition pour le développement de la riziculture en

Afrique (Card) qui se donne pour but d‟y doubler la production de riz d‟ici 2018. 43

Situation très proche de celles du Sénégal avec la « Grande offensive agricole pour la nourriture et

l‟abondance » (Goana), de la Côte d‟Ivoire, du Togo et du Cameroun. 44

È. Fouilleux, « À propos de crises mondiales… Quel rôle de la FAO dans les débats internationaux sur les

politiques agricoles et alimentaires ? », Revue française de science politique, vol. 59, n° 4, 2009, p. 757-782. 45

Au Mali, le Commissariat à la sécurité alimentaire (CSA) est directement rattaché à la Présidence de la

République (depuis 2004). Au Sénégal, le CSA, jusque-là peu actif, est actuellement en phase de réorganisation.

Au Niger, une Haute autorité à la sécurité alimentaire (Hasa), « fédérant toutes les structures intervenant dans le

domaine », a été créée le 20 mai 2010. 46

Le Président malien Amani Toumani Touré a ainsi reconnu, lors du Forum social sur la souveraineté

alimentaire de Sélingué en février 2007, que ce concept était « meilleur que celui de sécurité alimentaire ».

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NORMER ET MESURER LE MANQUE : LA POLITIQUE DES CHIFFRES

Gouvernants et experts partagent les mêmes préoccupations normatives en matière d‟analyse

de l‟insécurité alimentaire et de la malnutrition. Cette volonté de rationaliser les savoirs et

leurs usages conduit à privilégier les données chiffrées standardisées à des fins comparatives,

les approches rapides et classificatoires en lieu et place d‟études approfondies plus

qualitatives. Cette technicisation progressive (des outils et des discours) touche l‟ensemble

des acteurs impliqués sans pour autant dépolitiser le champ même dans lequel elle s‟insère.

Elle « relève d‟un construit social et n‟est pas un instrument purement objectif », martèle

Agnès Labrousse47

. En outre, tout choix technique s‟appuie sur un ensemble de

représentations qui sont, à leur façon, autant de

manières de gouverner48

, celles-ci devenant, à leur tour, des normes délimitant le champ des

actions.

Cette technicisation a pour effet de distinguer le « banal » de l‟« anormal », note ici Vincent

Bonnecase. Le volume des récoltes céréalières estimées reste, depuis la crise sahélienne de

1973-1974, la principale donnée utilisée pour mesurer le manque alimentaire, et ce malgré ses

limites. C‟est également à l‟époque de cette crise que se mettent en place les premières

expertises biomédicales centrées sur les corps des victimes49

. Malgré tout, les mesures

standardisées de déficit nutritionnel ne se diffusent pas dans les dispositifs de suivi avant le

milieu de la décennie 2000. C‟est la crise nutritionnelle nigérienne qui favorisera cette prise

de conscience et de pouvoir. Dès lors, cette médicalisation des stratégies de lutte contre

l‟insécurité alimentaire (et donc des savoirs) tend à influencer les autres approches

disciplinaires, comme le montre Moritz Hunsmann dans le cas tanzanien. En décrivant les

nouvelles dimensions de la lutte contre l‟insécurité alimentaire en Tanzanie, il montre

comment cette question a cessé d‟être appréhendée en des termes purement agronomiques,

47 A. Labrousse, « Nouvelle économie du développement et essais cliniques randomisés : une mise en perspective

d‟un outil de preuve et de gouvernement », Revue de la régulation. Capitalisme, institutions,pouvoirs, n° 7, 2010,

p. 11. 48

Alain Desrosières utilise même la formule d‟« outil de preuve et de gouvernement » pour désigner les usages

politiques des chiffres et des indicateurs. Voir A. Desrosières, “Gouverner par les nombres. L‟argument

statistique” Paris, Presses de l‟École des Mines, 2008, p. 8. Voir aussi le récent dossier de la Revue française de

socio-économie sur « Les politiques de quantification », n° 5, 2010. 49

La nutrition émerge alors comme « champ expert » sans avoir encore ni la reconnaissance politique et

médiatique, ni la posture hégémonique qu‟elle a acquises depuis.

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changeant du même coup les rapports de force entre les différents acteurs impliqués50

. La lutte

contre la malnutrition a en effet cessé d‟être un champ autonome pour se lier plus étroitement

(notamment sur le plan financier) à la lutte contre le sida. L‟accès à de nouvelles sources de

financement n‟est pas garanti pour autant et implique parfois d‟âpres négociations.

En se médicalisant, la sécurité alimentaire et nutritionnelle a toutefois ouvert une véritable

«fenêtre politique » de collaboration, même si Moritz Hunsmann montre que ce processus

n‟est pas dénué de revers51

. Le cas tanzanien, à l‟instar de celui de l‟Afrique du Sud, est ici

emblématique des nouvelles perspectives mais aussi des nouvelles contraintes en matière de

lutte contre l‟insécurité alimentaire.

Sur le plan technique, les gouvernants se sont aussi beaucoup appuyés, à partir des années

1990, sur les relevés de prix52

et les mesures de pauvreté.

Mais, là encore, leur mode de collecte et de calcul ainsi que leur usage posent question. En

modifiant certains seuils ou certaines classes, en agrégeant les données, il est possible de

minorer ou de majorer l‟intensité et la diffusion de l‟insécurité alimentaire. Par ailleurs, il

s‟agit de données politiquement sensibles puisqu‟elles dressent indirectement un bilan des

actions de chaque gouvernement.

Parallèlement, on relève le succès croissant, auprès de l‟ensemble des acteurs humanitaires,

d‟indicateurs synthétiques permettant de caractériser les fragilités individuelles ou

familiales53

. Ils permettent de délimiter des gradients de vulnérabilité à l‟insécurité ou de

malnutrition54

, aisément cartographiables, et rapidement utilisables par les experts et les

gouvernants, sans que le protocole soit toutefois toujours explicité.

François Enten aborde la question des rapports tissés entre expertise institutionnelle et

gouvernance politique à partir du cas éthiopien. Compte tenu de sa grande sensibilité politique

aux pénuries céréalières récurrentes, l‟Éthiopie constitue un exemple particulièrement

intéressant55

. L‟immersion professionnelle de Enten lui permet d‟analyser sans concession le

« système-expert » de prévention des crises alimentaires. Alternant observations « à chaud »

issues de la participation à des missions de terrain et relecture de documents d‟évaluation, il

montre combien les données chiffrées sur lesquelles s‟appuient les décisions restent

approximatives et parcellaires. Comment d‟ailleurs les agents locaux des ministères

techniques pourraient-ils assurer la mise à jour d‟un ensemble de données thématiques

50

Le ministère de la Santé et l‟Unicef occupent désormais une position importante dans les réunions de

coordination aux côtés des ministères de l‟Agriculture et de l‟Économie. Voir les documents de l‟Ifpri (Institut

international de recherche sur les politiques alimentaires), du CILSS (Comité permanent inter-États de lutte

contre la sécheresse dans le Sahel) et du Club du Sahel qui rendent compte de ce glissement, notamment Ifpri,

Stratégie de l‟Ifpri vers la sécurité alimentaire et nutritionnelle, Washington, 2003. 51

D. F. Bryceson, « Risking Death for Survival : Peasant Responses to Hunger and HIV/AIDS in Malawi »,

World Development, vol. 34, n° 8, 2006, p. 1654-1666. 52

C. Araujo-Bonjean, C. Araujo et S. Brunelin, “Prévenir les crises alimentaires au Sahel : des indicateurs

basés sur les prix des marchés”, Clermont-Ferrand, Cerdi, 2009. 53

On pourra consulter avec intérêt J. Burg, « Measuring Populations‟ Vulnerabilities for Famine and Food

Security Interventions : The Case of Ethiopia‟s Chronic Vulnerability Index », Disasters, vol. 32, n° 4, 2008, p.

609-630; A. Swindale et P. Bilinsky, « Development of a Universally Applicable Household Food Insecurity

Measurement Tool : Process, Current Status, and Outstanding Issues », Journal of Nutrition, n° 136, 2006, p.

1449-1452; M. Savy, Y. Martin-Prével, P. Sawadogo, Y. Kameli et F. Delpeuch, « Use of Variety/Diversity

Scores for Diet Quality Measurement : Relation with Nutritional Status of Women in a Rural Area in Burkina

Faso », European Journal of Clinical Nutrition, vol. 59, n° 5, 2005, p. 703-716. 54

Voir la série de rapports nationaux intitulés Analyse de la sécurité alimentaire et de la vulnérabilité, produits

par le PAM entre 2003 et 2005, ainsi que le rapport conjoint PAM, FAO et al., Enquête sur la sécurité

alimentaire des ménages au Niger (avril 2010). Résumé exécutif (mai 2010), s.l., 2010, disponible sur

<www.reliefweb.int>. 55

En Éthiopie, à l‟issue des élections législatives de 2005 marquées par des émeutes, le régime s‟est durci : la loi

sur la société civile de 2008 a fortement rogné les marges de manTmuvre des ONG tandis qu‟une loi de janvier

2009 autorise les arrestations de journalistes sur simple dénonciation.

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localisées (par village et par district) avec des moyens de déplacement dérisoires et en un laps

de temps très court ? La conclusion est valable pour l‟ensemble des pays ayant développé des

outils similaires (Mali, Burkina Faso, Sénégal, Madagascar) puisque les logiques restent les

mêmes.

La critique adressée à cette expertise dépasse la simple question des marges d‟incertitude

statistique. C‟est aussi la diversité des modes de collecte qui pose problème : tantôt des

observations, tantôt des déclarations, tantôt des simulations et, plus rarement, des mesures in

situ. Se pose aussi la question des « combinatoires statistiques » propres à chacun, qui rendent

aléatoires les comparaisons dans le temps et dans l‟espace. L‟examen des bulletins d‟alerte

précoce et des diagnostics régionaux produits par les ONG comme par les acteurs

institutionnels montre aussi combien la production et la validation d‟indicateurs synthétiques

l‟emportent sur la compréhension nuancée de processus complexes.

Plus inquiétante encore est l‟opacité qui nimbe cette ingénierie technocratique. Des

négociations serrées – des marchandages, pourrait-on dire – ont parfois lieu entre bailleurs et

gouvernants pour calibrer le niveau « politiquement acceptable » du déficit céréalier56

(voir le

texte de Vincent Bonnecase à ce propos sur le Niger). Les SAP ne procèdent pas d‟une autre

logique : leurs limites spatiales et leurs thématiques relèvent fort logiquement de choix de

gouvernement. Ainsi ont-ils pendant longtemps négligé de s‟intéresser à la faim dans les

villes ou dans les zones non sahéliennes, au prétexte que les populations y auraient été moins

vulnérables en raison de meilleures potentialités agronomiques ou d‟une plus grande diversité

d‟activités. Mais les institutions internationales (FAO, PAM) ne partageaient-elles pas le

même aveuglement ? Dans ce processus, les experts ne sont pas neutres et participent eux

aussi à ce pilotage politique en fournissant un label d‟objectivité et de scientificité. En retour,

les choix effectués contribuent à façonner notre manière de percevoir les risques et

d‟appréhender la faim (ou de ne pas la voir) : ainsi experts, développeurs et gouvernants ont-

ils pendant longtemps occulté l‟existence de «famines vertes » en Éthiopie57

ou celle de la

malnutrition dans les zones cotonnières en Afrique de l‟Ouest et les savanes tanzaniennes

(voir le texte de Moritz Hunsmann), mieux dotées en potentialités agricoles ou en ressources

monétaires58

.

Les statistiques mobilisées comme, plus tard, les cartes de l‟insécurité alimentaire doivent

avant tout être efficaces, c‟est-à-dire capables de marquer les esprits, constate Vincent

Bonnecase, car ce sont ces « produits d‟appel », comme les images médiatiques, qui

accélèrent la reconnaissance d‟une crise.

Bien plus, en dépit de leurs approximations, ces données orientent, valident et légitiment

nombre d‟interventions d‟urgence. Le contrôle de l‟information comme des distributions en

nature ou en argent est souvent essentiel en période de crise pour consolider le régime en

place. Si le contrôle de l‟information semblait déjà efficace au début de la décennie, il semble

s‟être renforcé depuis dans de nombreux pays, comme en témoigne par exemple la gestion par

les appareils d‟État de nombreux sites internet sur le suivi de la sécurité alimentaire59

.

56

M. Poussart-Vanier, « La politisation de l‟aide alimentaire d‟urgence au Burkina Faso », Revue Tiers Monde,

n° 184, 2005, p. 753-754. Pour le cas du Mali, se reporter à P. Janin, « Leçons d‟une crise alimentaire annoncée

au Mali », IRD-Dakar, document de travail, 2008, p. 8-9, disponible sur <hal.archives-ouvertes.fr>. 57

Il s‟agit des famines peu visibles qui touchent l‟Éthiopie fertile aux terroirs minutieusement aménagés. Voir A.

Gascon, « “Croissant aride” et Éthiopie “heureuse” : la “montagne la plus peuplée du monde” face aux crises

», in F. Bart, S. Morin et J.-N. Salomon (dir.), Les Montagnes tropicales. Identités, mutations, développement,

Talence, Cret-Dymset, 2001, p. 193-204. Voir aussi S. Planel, La Chute d‟un Éden éthiopien. Le Wolaita, une

campagne en recomposition, Paris, IRD, 2008. 58

Au Mali, <www.casa-mali.org> ; au Burkina Faso, <www.sasbf.net> ; à Madagascar,

<www.sirsa.mg>. 59

Voir M. Tidjani Alou, « La crise alimentaire de 2005 vue par les médias », Afrique contemporaine, n° 225,

2008, en particulier p. 51-53.

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EXHIBER LA FAIM : LE POIDS DES MOTS ET DES IMAGES

La faim n‟échappe évidemment pas à aux effets de la

médiatisation. Un traitement émotionnel de

l‟information permet de « fabriquer » de

l‟indignation, quand il ne facilite pas le travail de

dénonciation croisée et la quête des responsabilités.

Le travail des journalistes permet aussi de rendre

compte des controverses et de dénoncer certains

silences.

Vincent Bonnecase revient ici sur la famine de 1973-

1974 au Niger pour s‟interroger sur le décalage

(temporel et statistique) entre la réalité de la pénurie

et la reconnaissance sociale et politique de son

caractère paroxystique.

Il montre combien – et cela vaut aussi pour les crises

postérieures – le dispositif de gestion (encore embryonnaire à l‟époque, faute de structures

internationales dédiées et d‟appareillage technique approprié) orienté vers la production de

données céréalières ne pouvait permettre d‟anticiper la crise. De fait, l‟intensité de la

sécheresse, considérée comme un indicateur assez fiable d‟une crise, s‟est révélée assez peu

mobilisatrice : ce sont bien les déplacements de populations et les décès massifs qui ont

contraint le gouvernement à réagir.

Le choix des informations relayées joue donc un grand rôle dans la construction de l‟objet

«crise». En Éthiopie, ce sont les déplacements forcés de populations, occasionnant de

nombreux décès, des zones désertiques de l‟Ogaden vers le « grenier utile », plus au sud, qui

ont contribué à rendre insupportable la famine en cours. Inversement, en 2005 au Mali, le

président Amani Toumani Touré a demandé aux populations rurales « de ne pas bouger et de

rester sur place », l‟État préférant apporter une aide délocalisée afin d‟éviter un exode massif

et durable vers les villes.

À bien des égards, la peur de la reconnaissance médiatique de la famine et des mobilisations

sociales qu‟elle pourrait engendrer travaille les gouvernants60

. De fait, la gestion de la pénurie

n‟a jamais cessé d‟être une préoccupation politique de premier ordre depuis le xixe siècle61

.

Le marquage saisonnier des corps, en période de soudure, lorsque les greniers sont vides et

lorsque l‟argent manque, ne semble ni apitoyer, ni véritablement inquiéter.

« La soudure alimentaire n‟est pas un phénomène récurrent mais une part de notre vie

agricole normale », déclarait ainsi, le 26 avril 2000, Meles Zenawi, Premier ministre

éthiopien, dans son discours d‟ouverture au « Symposium international sur les performances

socio-économiques » à Addis-Abeba.

D‟aucuns pourraient y voir la prégnance résiduelle d‟un « ethos de la frugalité » dans les

sociétés du risque : la satiété et la convoitise y seraient encore culturellement désavouées.

Inversement, le manque serait plus difficile à accepter pour ceux qui le découvrent (les «

classes moyennes urbaines ») dans la mesure où il est associé à une perte de sociabilité liée

aux dons et contre-dons

60

Comme le reconnaissait courageusement, en entretien privé, la Commissaire à la Sécurité alimentaire du Mali

à propos de la crise alimentaire de 2005 : « L‟année dernière, on a failli sauter. C‟était une bombe. On a eu très

peur de la situation. C‟est pour ça que les autorités sont en train de sensibiliser [les populations] ». Entretien,

Bamako, 19 janvier 2006. 61

B. A. Gado, Une histoire des famines au Sahel…, op. cit.

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alimentaires ainsi qu‟à la capacité à « fêter »62

. On saisit combien une microsociologie de la

précarité alimentaire s‟avère nécessaire pour compléter les bilans réducteurs fondés sur des

indicateurs standardisés.

Certains gouvernants africains sont en tous les cas très sensibles aux qualificatifs utilisés en

période de tension alimentaire. Reconnaître l‟existence d‟une crise alimentaire, c‟est certes

admettre l‟échec des « stratégies » agricoles et alimentaires et s‟exposer aux critiques d‟une

presse qui va parfois un peu vite en besogne, mais c‟est surtout déchoir dans la symbolique du

«bon père » nourrissant sa famille. Or c‟est souvent sur le maintien de cette capacité à

redistribuer que se joue la survie d‟un régime. Ne plus pouvoir redistribuer, c‟est en effet

rompre le contrat social qui lie le « bon chef » à ses dépendants63

D‟ailleurs, comme le relève Boureima Alpha Gado, la famine était parfois considérée dans le

Niger précolonial comme la « juste » sanction d‟un pouvoir illégitime ou incompétent64

.

“L‟enjeu vital [est bien] la gestion des demandes sociales », rappellent Daniel Bourmaud et

Dominique Darbon à propos du Kenya et du zimbabwe des années 198065

. Plus largement,

l‟effort des gouvernants vise aussi à «rester le[s] maître[s] du jeu de la politique

alimentaire66

» vis-à-vis des producteurs, des consommateurs, des commerçants et des

intervenants extérieurs, même si leurs intérêts divergent. À l‟avenir, les gouvernants seront

écartelés entre la nécessité de maintenir des bas prix à la consommation (« biais urbain ») et

celle d‟encourager des prix plus rémunérateurs à la production afin de réduire la dépendance

alimentaire.

Les termes de « disette » et de « famine », très marqués historiquement, sont de plus en plus

bannis des discours. Au Niger et au Mali, lors de la crise alimentaire sous-régionale de 2005,

l‟usage du terme « famine » a été vigoureusement combattu par les gouvernants, qui ont

préféré parler de « soudure alimentaire aggravée »67

. Inversement, les médias en font parfois

un usage hâtif, tandis que les humanitaires ont logiquement intérêt à forcer le trait.

Plus prosaïquement, si la famine est bien « la résultante de chocs sur des systèmes

alimentaires et des populations vulnérables […] qui n‟ont pu être anticipés ou circonscrits

par les décideurs68

», le terme n‟est pas à proscrire pour caractériser certaines crises

alimentaires africaines. À Dakar, en mars 2008, l‟inscription « On a faim », apparue à certains

carrefours routiers avant l‟ouverture de la Conférence islamique, a rapidement été effacée,

signe d‟une grande vigilance du pouvoir en place. A contrario, certains gouvernants paraissent

relativement insensibilisés : en août 2002, en pleine crise alimentaire liée à la sécheresse, en

dépit des 2,3 millions de personnes touchées par la faim (près du quart de la population), le

62

Se reporter à P. Janin et F. de Ch. Ouédraogo, « Précarité et vulnérabilités alimentaires », in F. Boyer et D.

Delaunay D. (coord.), « OUAGA. 2009 ». Peuplement de Ouagadougou et Développement urbain. Rapport

provisoire, Ouagadougou, IRD/Ambassade de France à Ouagadougou, 2009, p. 204-229. 63

Voir J. Siméant, « “Économie morale” et action collective dans les Afriques. Valeur heuristique et usages

d‟un concept », communication au colloque « Lutter dans les Afriques », Université Paris I Panthéon-Sorbonne,

22-23 janvier 2010 et V. Bonnecase, « Faim et mobilisations sociales au Niger dans les années 1970 et 1980 :

une éthique de la subsistance ? », Genèses, n° 81, à paraître en décembre 2010. 64

B. A. Gado, « Légitimité politique et gouvernance de la faim. Du comportement des “pouvoirs” en période de

famine : une perspective historique », communication lors de la journée d‟étude « Crises alimentaires et sous-

alimentation ordinaire en Afrique subsaharienne. Quand la faim devient-elle un problème ? », Bordeaux,

CEAN, 8 juin 2009. 65

D. Bourmaud et D. Darbon, « La politique du pain… », art. cit., p. 36. 66

Ibid., p. 42. 67

Voir P. Janin, « Leçons d‟une crise alimentaire annoncée… », art. cit. ; M. Gazibo, «L‟espace politique

nigérien de la crise alimentaire », in X. Crombé et J.-H. Jézéquel (dir.), Niger 2005…, op. cit., p. 67. 68

Ph. Hugon, « L‟économie de la famine, inefficience du marché, inéquité des droits ou risque

systémique ? » Revue économique, vol. 51, n° 3, 2000, p. 647.

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président zambien Mwanawasa s‟est offert le luxe de refuser une aide américaine de 10 000

tonnes de maïs parce qu‟il s‟agissait d‟une céréale génétiquement modifiée69

.

La médiatisation croissante des scènes de faim a des effets ambivalents. Elle se traduit, par

exemple, par le fait que les relations extérieures de certaines institutions (PAM, FAO, Comité

permanent inter-États de lutte contre la sécheresse dans le Sahel) sont de plus en plus assurées

par des chargés de communication dont la formation et les modes d‟expression ont plus à voir

avec le journalisme ou la publicité qu‟avec l‟économie ou l‟anthropologie70

.

De même, la photo et la vidéo sont de plus en plus utilisées pour rendre compte des

distributions alimentaires, en lieu et place d‟évaluations plus systématiques faites auprès des

bénéficiaires. Cette tendance ne s‟explique pas seulement par des impératifs financiers et

temporels mais également par le souci de maintenir une certaine opacité sur ces

mécanismes71

. Force est de constater que rien ne se décide sans une médiatisation outrancière

des situations d‟urgence, la faim ordinaire restant peu vendeuse72

. Depuis la famine au Biafra

et plus encore depuis les années 1980, la « peopolisation » désormais incontournable de

l‟action humanitaire modifie également fortement les priorités d‟intervention, désormais

davantage dictées par l‟actualité que par une analyse objective.

Ce dossier est, bien entendu, loin de pouvoir répondre à la principale inquiétude née de la

crise alimentaire de 2007-2008 : comment concilier les exigences de durabilité agro-

environnementale, d‟équité sociale et de productivité agricole croissante en Afrique

subsaharienne avec des moyens

dérisoires ? Sur ce sujet, les champs d‟étude en friche restent nombreux. Les investissements

fonciers des États d‟Asie et du Moyen-Orient, tout comme ceux de certaines firmes agro-

industrielles, pour la production de riz ou d‟agrocarburants constituent ainsi un territoire

d‟investigation politique et historique encore relativement vierge. L‟étude du champ de

l‟ingénierie informationnelle (de ses objets comme de ses supports), auquel certaines

contributions font ici écho, est également loin d‟avoir été épuisée. Enfin, si les récents

discours sur la « gouvernance alimentaire », concept mou et polymorphe (faisant par exemple

de la « participation » et de la « concertation » des facteurs idéologiques de succès),

n‟apparaissent ici qu‟en filigrane, c‟est parce qu‟ils revêtent un caractère davantage

incantatoire qu‟opérationnel. Une des principales gageures pour ses promoteurs consistera à

jouer sur l‟ensemble des échelles (du local au global) et à intégrer, parfois à leur corps

défendant, des acteurs jusque-là ignorés (réseaux marchands). Le point le plus préoccupant

pour l‟avenir est in fine la difficulté à construire des coalitions d‟acteurs, hétérogènes et aux

69

Déclarant devant le Parlement de Lusaka : « la Zambie préfère mourir de faim que de manger les produits

toxiques ». 70

Observations faites lors d‟une mission en décembre 2006, à Rome, au siège de la FAO (réunion du Réseau de

prévention des crises alimentaires) et au siège du PAM entretien du 14 décembre 2006 avec G. Simon, directeur

du Système international d‟information sur l‟aide alimentaire (Interfais) et F. Buratto, directeur du Service des

achats en produits alimentaires (ODTP). 71

C. Arditi, « Niger : chronique d‟une évaluation censurée », Revue Tiers Monde, n° 184, 2005,p. 861-881. 72

Ainsi, dans le cas de la crise nigérienne, plus de huit mois s‟écoulent entre l‟alerte lancée par le PAM en

novembre 2004 et le déblocage d‟une aide d‟urgence (en juillet 2005) consécutif à un reportage de la BBC,

montrant des enfants malnutris agonisants ! En juin 2010, le chargé des affaires humanitaires au Bureau des

Nations unies à Madagascar, déclare également que le problème persistant de la faim dans le sud-ouest aride est

« peu vendeur » mais que, grâce à une montée en flèche des admissions sanitaires, « au moins maintenant, nous

avons quelque chose à montrer [aux bailleurs] ». Voir « Madagascar : la faim, difficile à vendre », Bulletin

IRIN, 28 mai 2010.

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intérêts souvent divergents, et à faire reconnaître la sécurité alimentaire comme un bien

public73

Pierre Janin

UMR 201 « Développement et sociétés »

Institut d‟étude du développement économique et social

Université Paris i – Panthéon-Sorbonne / IRD

73

F. Lerin et S. Louafi, « “Tout bouge, rien ne change ?”. De la difficulté à considérer la sécurité alimentaire

comme un bien public global », Le Courrier de la planète, n° 91, 2009, p. 5.

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RD Congo

Les dessous de l’allègement de la dette Par R.Vivien, Y . Ngoyi, L. Mukendi & V. Nzuzi (CADTM)

La RDC a franchi un pas important le mercredi 17 novembre 2010 à Paris avec l‟engagement

irrévocable de ses créanciers traditionnels d‟un effacement de 7,35 milliards Usd de dette due

au Club de Paris. Mais, le chemin à parcourir reste encore long pour atteindre le plafond de

12,3 milliards Usd adoptés par le FMI et la Banque mondiale le 1er juillet 2010.

Le 1er juillet 2010, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale

annonçaient officiellement l‟atteinte par la République Démocratique du Congo (RD Congo)

du point d‟achèvement de l‟initiative PPTE, en toutes lettres, « Pays pauvres très endettés ».

Une expression humiliante inventée par les pays riches du Nord pour qualifier certains pays

du Sud, qui sont éligibles à recevoir d‟importants allègements de dettes à condition qu‟ils

appliquent certaines politiques décidées par les bailleurs de fonds occidentaux. En

franchissant l‟ultime étape de cette stratégie PPTE, la RD Congo a donc enfin obtenu une

réduction de sa dette publique extérieure. Pour autant, le problème est loin d‟être réglé...

Alors que la plupart des médias considèrent cet allègement de dette, tantôt comme une

victoire du gouvernement congolais parvenu à arracher cet accord avec les Institutions

financières internationales (IFI), tantôt comme un cadeau offert par les créanciers aux

Congolais cinquante ans après leur indépendance (en droit), le CADTM estime, au contraire,

qu‟il n‟y a pas de quoi se réjouir. L‟atteinte du point d‟achèvement constitue, en effet, la

conclusion logique de la soumission du gouvernement congolais aux diktats des bailleurs de

fonds occidentaux organisés au sein du FMI, de la Banque mondiale et du Club de Paris.

Cette affirmation repose sur quatre constats

Premier constat : la dette extérieure publique de la RD Congo n’a pas été annulée

L‟atteinte du point d‟achèvement ne signifie jamais que la dette extérieure publique du pays

concerné est annulée. En effet, la stratégie PPTE vise simplement à rendre la dette de ces pays

« soutenable » selon les critères définis arbitrairement par les riches créanciers du Nord.

L‟objectif de ces créanciers est double. D‟une part, ces allègements de dette permettent de

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faire payer les pays du Sud au maximum de leurs possibilités. Avec un budget de seulement

4,9 milliards de dollars en 2009, la RD Congo ne pouvait raisonnablement pas s‟acquitter de

l‟intégralité de cette dette qui culminait à plus de 13 milliards de dollars avant l‟atteinte du

point d‟achèvement. D‟autre part, les créanciers visent à légitimer leur action en faisant passer

ces allègements de dette comme des actes de générosité en direction des peuples du Sud. Or,

il n‟en est rien. Les allègements de dette ne sont jamais désintéressés car (presque) toujours

assortis de conditionnalités politiques et économiques, incompatibles avec le droit des peuples

à disposer d‟eux-mêmes.

Conformément à la stratégie PPTE, la dette extérieure publique congolaise n‟est donc pas

effacée. Elle s‟élève aujourd‟hui de 2,931 milliards de dollars. Ce boulet continuera de peser

sur les finances de l‟Etat congolais pour les prochaines années au détriment des besoins

humains des Congolaises. Et les créanciers pourront, du même coup, garder la mainmise sur

la politique du pays puisque toute future renégociation de la dette sera conditionnée par

l‟engagement du gouvernement congolais à appliquer les politiques dictées par le FMI, la

Banque mondiale et le Club de Paris. Une réunion avec le Club de Paris est d‟ores et déjà

prévue en octobre en vue de négocier un accord bilatéral sur le reste de cette dette.

Deuxième constat : les bailleurs de fonds occidentaux récompensent le gouvernement

congolais pour sa relative docilité

L‟atteinte du point d‟achèvement par la RD Congo vient récompenser les « efforts » entrepris

pendant près d‟une décennie par le gouvernement de Joseph Kabila afin de satisfaire ses

créanciers occidentaux. En effet, pour que le pays revienne dans le giron financier

international et qu‟il soit admis dans l‟initiative PPTE, les autorités congolaises ont été

contraintes au début des années 2000 de reprendre le remboursement de la dette (suspendu

dans les années 90), dont la nature odieuse est pourtant avérée. Car, cette dette est constituée

très largement d‟arriérés impayés du dictateur Mobutu. Or, selon la doctrine de la dette

odieuse formulée par le juriste Alexander Sack en 1927 : « Si un pouvoir despotique contracte

une dette non pas pour les besoins et dans les intérêts de l‟État, mais pour fortifier son régime

despotique, pour réprimer la population qui le combat, etc., cette dette est odieuse pour la

population de l‟Etat entier (…). Cette dette n‟est pas obligatoire pour la nation ; c‟est une

dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l‟a contractée, par conséquent, elle tombe

avec la chute de ce pouvoir ».

Cette doctrine constitue une exception à l‟obligation de remboursement de la dette, qui n‟a

d‟ailleurs jamais été considérée comme absolue au regard de l‟Histoire. Les créanciers ne

peuvent donc faire valoir le principe de continuité de l‟Etat pour obliger le gouvernement

congolais à rembourser la dette de Mobutu. Rappelons ici que la Banque mondiale et la

Belgique sont même allées plus loin dans l‟illégalité puisqu‟elles ont organisé, au moment de

l‟indépendance du Congo en 1960, le transfert la dette contractée par l‟ancienne métropole

coloniale à l‟égard de la Banque mondiale sur le dos du nouvel Etat indépendant. Ce qui est

strictement interdit par le Traité de Versailles de 1919.

En dépit du caractère frauduleux de cette dette qui n‟a pas pu échapper aux créanciers, ces

derniers ont pourtant pressé le gouvernement de la rembourser, en ayant au préalable pris le

soin de la « maquiller ». En effet, le trio infernal Club de Paris - FMI - Banque mondiale a

organisé à partir de 2002 le blanchiment de cette dette odieuse en restructurant les arriérés

laissés par Mobutu. Il s‟agissait de prêter de l‟argent au gouvernement pour apurer les vieilles

dettes du dictateur tout en lui imposant des conditionnalités comme l‟adoption de l‟actuel

Code minier favorable aux investisseurs étrangers.

En conclusion, cette « association de malfaiteurs » a permis non seulement la formation d‟une

nouvelle dette (en apparence) « propre » supportée par le peuple congolais mais également

d‟une nouvelle mise sous tutelle du pays par les IFI. En échange, la RD Congo a atteint très

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vite le point de décision de l‟initiative PPTE (étape intermédiaire avant le point

d‟achèvement) dès 2003. Les choses se sont ensuite compliquées puisque la RD Congo a dû

attendre juillet 2010 pour atteindre le point d‟achèvement, alors que le processus PPTE n‟est

censé durer au total que 6 ans....

Les motifs de ce blocage tel qu‟avancés par les créanciers occidentaux sont divers : un taux

d‟inflation trop élevé, une mauvaise « gouvernance » combinée à une insécurité juridique

pour les investisseurs étrangers en raison de la révision de certains contrats miniers comme le

contrat KMT signé entre autres avec l‟entreprise minière canadienne First Quantum Minerals

ou encore le risque d‟augmentation de la dette congolaise lié à la conclusion du contrat signé

avec la Chine. Mais derrière les motifs officiels, se cachent bien évidemment des raisons

d‟ordre économique et géopolitique. L‟attitude du Canada, qui a tenté d‟inscrire à l‟ordre du

jour du G20 de Toronto en juin 2010 le différend entre First Quantum et la RD Congo, en est

une parfaite illustration.

L‟enjeu pour le Canada comme pour les autres pays membres du Club de Paris est de garder

la mainmise sur les ressources naturelles de la RD Congo en utilisant l‟alibi de la dette et du

très à la mode « climat des affaires » pour maintenir leurs contrats léonins en l‟état et essayer

de contrecarrer l‟offensive des pays dits « émergents » tels que la Chine en Afrique. Cette

stratégie s‟est révélée en partie efficace puisque, sous la pression du FMI, le contrat (léonin)

signé avec la Chine a finalement été révisé en octobre 2009, au mépris de la souveraineté

permanente du pays sur ses ressources naturelles, inscrite à l‟article 9 de la Constitution

congolaise. Ces concessions ont aussitôt permis la conclusion d‟un nouvel accord triennal

(2010-2012) avec le FMI en décembre 2009, puis de l‟atteinte du point d‟achèvement en

juillet 2010. Mais en septembre 2010, les choses se compliquent à nouveau puisque la Banque

mondiale a suspendu un prêt de 100 millions de dollars, par solidarité avec sa filiale, la SFI

(Société financière internationale), actionnaire dans le contrat KMT...

Troisième constat : l’allègement de la dette congolaise profite d’abord aux entreprises

transnationales et aux créanciers occidentaux

La réduction des sommes destinées chaque année au remboursement de la dette odieuse du

Congo, conséquence de l‟atteinte du point d‟achèvement, aura malheureusement un impact

extrêmement limité sur les conditions de vie de la population congolaise, compte tenu des

priorités des bailleurs de fonds occidentaux et du gouvernement congolais. Car, parmi ces

priorités, on retrouve le sacro-saint « climat des affaires » dont l‟amélioration est suppliée par

les investisseurs étrangers et les bailleurs de fonds....

Que signifie « amélioration du climat des affaires » ? Ce concept fourre-tout (à l‟instar de «

bonne gouvernance ») peut être rattaché directement au rapport Doing Business (« Faire des

affaires ») publié chaque année par la Banque mondiale, qui classe quasiment tous les pays du

monde en fonction de leur facilité à y « faire des affaires », en prenant plusieurs indicateurs

dont celui relatif à la flexibilité de l‟emploi. Plus la législation d‟un pays facilite les

licenciements et mieux il est côté ! A titre d‟exemple, le Rwanda enregistrait en 2009 la plus

importante progression car les employeurs ne sont plus tenus de procéder à des consultations

préalables avec les représentants des salariés (concernant les restructurations) ni d‟en aviser

l‟inspection du travail. On peut trouver une autre explication de l‟ « amélioration du climat

des affaires » dans le programme triennal conclu entre la RD Congo et le FMI en décembre

2009, qui met l‟accent sur le « développement du secteur privé, notamment par la réforme des

entreprises publiques et la protection de l‟investissement étranger ». En d‟autres termes, les

autorités congolaises doivent achever la privatisation des secteurs stratégiques du pays

(secteur minier, forestier, télécommunication, etc.) avec tous les licenciements que cela

implique, comme lors de l‟opération « Départs volontaires » mise sur pied par la Banque

mondiale et le gouvernement congolais. L‟objectif étant d‟assurer les profits des

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transnationales et de leur garantir que les contrats passés ne seront pas modifiés ou résilés,

quand bien même ils seraient déséquilibrés, voire illégaux.

Les riches pays créanciers du Nord profitent aussi directement des mesures d‟allègement de

dette dans la mesure où ils inscrivent les montants annulés (en prenant leur valeur nominale)

dans leur aide publique au développement (APD) pour la gonfler artificiellement.... Malgré

cette pratique, les pays de l‟OCDE n‟ont consacré en 2009 que 97,5 milliards d‟euros à

l‟APD, soit 0,31 % de leur revenu national cumulé, au lieu des 0,7% comme ils s‟y sont

pourtant engagés.

Enfin, les fonds vautours, dont la stratégie est de racheter à très bas prix des dettes de pays en

développement à leur insu pour ensuite les contraindre par voie judiciaire à les rembourser au

prix fort (c‟est-à-dire le montant initial des dettes, augmenté d‟intérêts, de pénalités et de

divers frais de justice), pourraient bien être les autres grands gagnants du point d‟achèvement.

En effet, la méthode de ces fonds d‟investissement privés est, pour l‟instant, imparable et se

nourrit notamment des allègements de dette car ils procurent provisoirement aux pays du Sud

une bouffée d‟oxygène financière. L‟atteinte du point d‟achèvement constitue donc une

opportunité pour ces fonds vautours d‟obtenir devant les tribunaux étrangers le paiement de

leurs créances acquises immoralement. La RD Congo pourrait se protéger des attaques de ces

fonds « charognards » en adoptant par exemple une loi, à l‟instar de la Belgique, pour les

empêcher d‟extorquer les ressources financières du pays.

Quatrième constat : la dette congolaise risque d’exploser à court et moyen terme

Le fait que la RD Congo ait terminé son « parcours du combattant PPTE », ne signifie

aucunement que sa dette va rester à un niveau « soutenable ». En effet, le stock actuel de près

de 3 milliards de dollars a de très fortes chances d‟augmenter fortement pour plusieurs

raisons. Tout d‟abord, la dette va mécaniquement augmenter dans les prochains mois sous

l‟effet de la crise mondiale (qui n‟est pas terminée !) et des prêts léonins comme ceux

accordés par la Chine.

Puis, l‟amélioration du « climat des affaires » imposée par les IFI risque également de

générer une dette en raison de la privatisation des entreprises publiques. Ce bradage entraîne

automatiquement, en plus des licenciements massifs, une diminution des recettes pour l‟Etat.

Dans ces conditions, la mobilisation des ressources internes au pays pour financer le

développement restera extrêmement problématique. L‟Etat congolais n‟aura alors guère le

choix de se tourner vers les créanciers étrangers pour contracter de nouvelles dettes avec les

conditionnalités que cela implique...

On le voit bien, l‟atteinte du point d‟achèvement ne rompt pas le cercle vicieux de la dette. La

spoliation et la domination du pays par les créanciers étrangers ont de beaux jours devant eux

tant que la dette congolaise ne sera pas totalement annulée et que le système capitaliste ne

sera pas remis en cause. Une des réponses immédiates serait de suspendre le remboursement

de la dette (avec gel des intérêts) et de l‟auditer pour identifier la part odieuse devant par

conséquent être annulée sans condition. Mais la principale difficulté vient du fait que, dans

l‟état actuel des rapports de forces, les créanciers ne prendront jamais pareille initiative. La

dette constitue pour eux un formidable outil pour contrôler les politiques des pays du Sud.

Face à l‟unité formée par la Banque mondiale, le FMI et le Club de Paris, la RD Congo et les

autres pays du Sud devraient faire front commun pour répudier la dette et rompre les accords

avec les IFI qui empêchent l‟exercice de leur droit à l‟autodétermination. Pour ce faire, la

solidarité entre les peuples du Sud mais également ceux du Nord sera déterminante. Car après

tout, nous partageons les mêmes intérêts. La crise mondiale nous le rappelle : les populations

du Nord sont frappées par des plans d‟austérité légitimés par la dette publique des pays riches

et sont victimes, à leur tour, du diktat du FMI.

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Fortunes et infortunes de JP Bemba: un témoignage personnel

Par Colette Braeckman

Alors que les témoins se préparent à défiler au procès Bemba où ils décriront les atrocités

commises par les troupes du MLC, qu‟on nous permette d‟évoquer quelques souvenirs

personnels, datant des années 2002- 2003.

Jusqu‟en 1998, Jean-Pierre Bemba était surtout un homme d‟affaires issu du sérail mobutiste

(son père, Bemba Saolona était le « patron des patrons » et il était considéré comme l‟un des

gestionnaires de la fortune de Mobutu) et lui-même avait été très proche du « Guide ». Ce

passé de jeune homme privilégié, qui avait fait en Belgique de bonnes études d‟économie, ne

pouvait que nourrir l‟hostilité quasi congénitale de JP emba à l‟égard de Laurent Désiré

Kabila, l‟ancien maquisard venu de l‟Est, l‟irréductible adversaire de Mobutu.

C‟est donc sans trop se forcer qu‟en 1998, Jean-Pierre Bemba accepta de prendre la tête d‟un

mouvement politico militaire, le MLC, (Mouvement pour la libération du Congo) bien décidé

qu‟il était à chasser Kabila par les armes. A l‟époque, le Rwanda et l‟Ouganda qui avaient

porté au pouvoir l‟homme de la « zone rouge », le maquis que Kabila avait entretenu du côté

de Fizi, étaient résolus à corriger leur erreur d‟appréciation : ils avaient cru soutenir un pantin

dont ils tireraient les ficelles, ils découvraient un politicien retors décidé à reconquérir son

indépendance ! En août 1998, après avoir échoué à renverser Kabila lors d‟un coup d‟Etat

éclair, les alliés d‟hier entreprirent de soutenir des « proxies », des mouvements congolais

alliés, qui allaient entamer la lutte armée et s‟emparer de vastes portions du territoire : le plus

puissant d‟entre eux, le RCD Goma (Rassemblement congolais pour la démocratie) contrôla

rapidement une vaste zone s‟étendant du « grand nord » congolais jusqu‟au nord Katanga

tandis que le MLC, sans jamais réussir à s‟emparer de Mbandaka la capitale s‟empara de

l‟Ituri et de l‟Equateur, installant son quartier général à Gbadolite, l‟ancien fief de Mobutu.

C‟est là qu‟en 2002 nous avions brièvement rencontré Jean-Pierre Bemba. A l‟époque, sa

fortune avait changé, la guerre éclair s‟était transformée en guerre de position, Kabila père

avait été assassiné et remplacé par son fils Joseph. Ce dernier avait conquis les bonnes grâces

des Occidentaux et s‟efforçait de relancer les négociations de paix.

En outre, les alliés ougandais, qui, au début, avaient soutenu l‟effort de guerre du MLC,

militairement et financièrement, avaient pris leurs distances, les généraux proches de

Museveni se contentant de contrôler les réseaux commerciaux. A Gbadolite, cette capitale

plantée dans la jungle, où l‟ancien palais de Mobutu avait été pillé et dépiauté, les cadres du

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MLC semblaient un peu seuls, rêvant, sans trop le dire, d‟un jour retrouver le chemin de

Kinshasa.

Les plantations de café, dont certaines appartenaient à la famille Bemba, n‟avaient pas été

relancées, la ville présentait une allure d‟abandon. Les proches de Bemba, même s‟ils

tentaient de faire bonne figure, portaient des signes visibles d‟appauvrissement, costumes

élimés, chaussures usées ; certains d‟entre eux semblaient malades et amaigris. Quant aux

soldats, c‟était pire encore : à tout moment, ils nous apostrophaient en rue, en disant « maman

j‟ai faim, donne moi de l‟argent » et même les gardes personnels de Bemba semblaient

affamés ! Ce fut d‟ailleurs la première question que je posai au « chairman » lorsqu‟il apparut:

« pourquoi ne payez vous pas vos troupes ? » Il eut alors une réponse empreinte de morgue

très mobutiste : « mais madame, ils sont ici par idéal. Si je les payais, vous diriez qu‟ils sont

des mercenaires… »

A l‟époque, il était clair que les finances s‟épuisaient, que les principales sources de revenu

provenaient de la vente de diamants provenant de la province de l‟Equateur, des diamants qui

étaient mis sur le marché à Bangui, grâce à l‟appui du président centrafricain de l‟époque

Ange Patassé. Ce dernier, certes, avait remporté les élections, mais il faisait face à l‟hostilité

des Français qui ne lui pardonnaient pas de s‟être rapproché du colonel Kaddhafi et qui

voulaient le remplacer par François Bozizé qui était, lui, soutenu par le président tchadien

Idriss Deby.

Alors que la cavalcade militaire de Bozize et de ses alliés tchadiens commençait à l‟Est du

pays, Ange Patassé fit appel à son allié Bemba, lui demandant d‟envoyer à Bangui un « corps

expéditionnaire ». Le président du MLC ne pouvait pas refuser ce service : depuis Gbadolite,

Bangui représentait la seule porte de sortie vers le monde extérieur, le seul lieu où les

diamants pouvaient être commercialisés, par où les délégations pouvaient transiter.

Des troupes du MLC furent alors mises à la disposition du président centrafricain, qui

représentait l‟autorité légitime dans le pays voisin ; des officiers du MLC, le colonel Hamuli

et le colonel Mustafa, accompagnaient les troupes, dont ceux que l‟on appellera plus tard « les

Banyamulenge de Bemba » tous étant placés sous le commandement du chef d‟état major

centrafricain.

Lorsqu‟après la défaite de Patassé et la victoire de Bozize, (qui allait plus tard être légitimé

par des élections) nous découvrîmes Bangui ravagée par la guerre, les hommes de Bemba

avaient laissé un souvenir de terreur : ce soldats, dont beaucoup étaient originaires de la

province de l‟Equateur, s‟étaient comportés comme en terrain conquis, rattrapant soudain des

années de privations et de disette. Ils avaient pillé, volé, massacré des civils, s‟étaient emparés

des femmes, les avaient violées et, aux yeux de la population, ils représentaient une force

d‟occupation honnie, qui ne respectait rien, pas même l‟enceinte diplomatique de l‟ambassade

de France, où des exactions avaient été commises au vu et au su des diplomates présents.

Pendant que leurs troupes faisaient régner la terreur à Bangui, Jean-Pierre Bemba et ses

compagnons songeaient à leur avenir politique : à Sun City en Afrique du Sud, les

négociations avaient commencé, les cadres du MLC discutaient de la formule qui allait régir

la transition, le « un plus quatre », où la présidence demeurait entre les mains de Joseph

Kabila, tandis que Bemba et un représentant du RCD Goma se partageaient deux des quatre

postes de vice présidents. Si à Sun City, le « chairman » n‟avait rien perdu de sa superbe et

demeurait convaincu de son destin national, ses compagnons de route étaient moins farauds ;

désargentés, ils étaient obligés d‟accepter la « générosité » des hommes de Kabila, qui, eux,

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disposaient d‟un budget spécial destiné à « soulager » leurs “frères” et compatriotes. Dans

l‟ombre, de futures défections se préparaient ainsi discrètement et, loin des médiateurs

internationaux, les Congolais mettaient en place leurs propres arrangements.

Peut-on imaginer que Bemba, qui, entre Gbadolite et Sun City, négociait la fin de la guerre, la

réunification du pays et songeait surtout à garantir son futur poste de vice président en charge

de l‟Ecofin (économie et finances), se souciait de donner des ordres à ses troupes détachées à

Bangui, suivait leurs mouvements jusqu‟à être tenu pour responsable de leurs crimes ? C‟est

ce que le procureur Moreno Ocampo devra démontrer.

En attendant, les officiers qui encadraient le corps expéditionnaire du MLC ont été incorporés

dans les Forces armées congolaises, le chef d‟état major centrafricain ne fait l‟objet d‟aucune

inculpation, pas plus que l‟ex président Ange Patassé.

L‟établissement de la chaîne de commandement est un thème suivi avec passion au Congo, où

les exemples d‟atrocités commises par des « corps expéditionnaires » étrangers ne manquent

pas : les Angolais firent régner la terreur dans le Bas Congo lorsqu‟ils intervinrent en août

1998, pratiquant viols et pillages, Rwandais et Ougandais en 2000, se disputant le contrôle des

comptoirs de diamants, firent tomber une pluie de bombes sur Kisangani, tandis que les

atrocités commises dans l‟Est du Congo par des troupes sous commandement rwandais ont

alimenté le fameux « mapping report de l‟ONU », dont on se demande toujours quelle suite

lui sera donnée…

Commentaire de D P

Les titres de la presse internationale au sujet de l‟affaire Bemba sont à peu près unanimes

dans le ton “plus dure sera la chute”. Les allusions du type “de la vice-présidence au cachot”

ou “un „golden boy‟ sous les verrous” fleurissent et font, il faut l‟avouer, de belles

manchettes. Cela n‟est guère significatif, u plus exactement ce l‟est de quelque chose qui n‟a

rien à voir avec Jean-Pierre Bemba Gombo: dans notre monde, il est étonnant de voir un

homme riche et puissant traduit devant les tribunaux. C‟est en effet étonnant, si l‟on veut bien

y réfléchir car, si l‟on excepte quelques crimes passionnels et quelques attentats politiques,

l‟intérêt et les pouvoir sont les moteurs de la plupart des affaires criminelles et devraient donc

être les grandes pourvoyeuses des tribunaux. Ne devrait-on pas, dès lors, à voir plus et plus

souvent des personnalités de la politique et des affaires dans le box des accusés ?

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La perception que l‟on a de l‟affaire Bemba en RDC est assez différente de cette perception

générale. Le 26 novembre, trois journaux congolais parlent du procès Bemba. La Prospérité

titre : « Les accusations du témoin 38 au procès de Jean –Pierre Bemba ». Pendant

l‟interrogatoire, l‟accusation est revenue longuement sur les déclarations du témoin, pour lui

faire préciser certains faits. L‟homme au visage dissimulé et à la voix transformée est présenté

sous le numéro 38. Depuis ce mardi, il raconte les exactions commises en 2002 et 2003 en

Centrafrique par les hommes de Jean-Pierre Bemba, rapporte ce journal. La Prospérité décrit

par ailleurs : « Difficile, ce mercredi de suivre l‟audience interrompue à de nombreuses

reprises. Lorsque la présidence de la Cour déclare le huis clos, les micros et les écrans se

ferment. Du coup, lorsque la séance reprend, les sens des questions ou de réponses n‟est pas

toujours très compréhensible. »

L’Avenir qui consacre son éditorial à ce procès titre : «Le 38, un témoin dangereux ». Ce

journal écrit : «Alors que la défense a, depuis le début du procès dit à qui voulait l‟entendre,

que JP Bemba n‟avait jamais mis les pieds à Bangui, le témoin 38 persiste et signe que JB

Bemba était bel et bien au PK 12. Il dit n‟avoir pas été seul à le voir. Toute la foule était non

seulement là, mais elle manifestait. Elle attendait de JP Bemba une seule parole pour que les

violences cessent ». Pour L’Avenir, ce témoignage est très important. C‟est ici dit –il, ici que

se joue l‟acte d‟accusation. « Il fallait que les avocats démentent, je voulais dire démontent le

témoignage de ce témoin qui à notre avis est le plus important de tous », estime L’Avenir.

Le Phare constate « Des trous de mémoire chez le témoin 38 ». A travers ce titre, ce journal

note « sous le feux des questions de la défense le témoin 38 a présenté des trous de mémoire

bizarres quant aux circonstances de temps et de lieu des faits qu‟il avait pourtant dénoncés

avec volupté les deux premiers jours de son audition. »

Décryptons : L’Avenir est pratiquement le « Moniteur du PPRD » et, à ce titre, insiste sur la

culpabilité de Bemba et le coup porté à sa défense (il plaide « non-coupable ») par le témoin

38. Le Phare, journal d‟opposition (qui joue souvent avec L’Avenir aux « frères ennemis »)

défend un point de vue diamétralement opposé et, à propos du contre-interrogatoire de la

défense, insinue presque que l‟on a démasqué un faux témoin. (Il lui semble par contre

superflu de signaler que dans la cross examination anglo-saxonne, tout l‟art de l‟avocat tient

dans la faculté d‟embarrasser le témoin et de le faire, si possible, se contredire). Enfin, tenant

à garder les apparences de la neutralité, La Prospérité se plaint d‟avoir mal vu et entendu. Il

est manifeste que ces comptes-rendus reflètent autant, sinon plus, l‟appartenance politique du

journal que ce qui s‟est passé à La Haye ! L‟attention à l‟égard du procès Bemba est d‟origine

purement congolaise et la question « Bemba est-il coupable de crimes de guerre ?» s‟efface

devant cette autre : « Bemba pourrait-il prendre part aux élections de 2011 ?». Il est assez

rare qu‟on observe dans un cas de ce genre une différence aussi forte.

A l‟étranger (c'est-à-dire « ailleurs qu‟en RDC »), on a à tout le moins paru sensible à ce qu‟il

y avait de positif dans l‟entrée en scène de la CPI : une justice internationale permanente au

lieu de TPI créés au coup par coup, avec toujours une compétence et des mandats trop limités,

qui n‟aurait à tenir compte d‟aucune immunité ou situation acquise. C‟était un pas en avant

indéniable, même si, étant un prototype en rodage, la CPI avait encore bien des défauts.

En RDC, au contraire, on semble y voir avant tout une machine à s‟immiscer dans les affaires

congolaises et en particulier, à retirer du jeu électoral les participants « gênants ». A telle

enseigne, d‟ailleurs, que les Congolais, qui disent avec raison que leur pays a le triste record

des crimes de guerre, s‟étonnent en même temps du grand nombre de Congolais poursuivis

par la CPI. (Ils ne se font pas faute, non plus, de suggérer que la CPI devrait s‟intéresser à

PLUS de Congolais, par exemple aussi à Joseph Kabila).

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Tout le monde est insatisfait de voir Bemba seul dans le box des accusés. Il devrait être

accompagné d‟Ange Patassé et d‟une belle brochette de leurs subalternes respectifs. Et, ç tout

le moins, on aimerait connaître les raisons qui font dire à Moreno Ocampo qu‟il n‟a as

d‟éléments suffisants pour le poursuivre. Car enfin, s‟il y a une personne qui est supposée

responsable dans une guerre, c‟est tout de même bien le président qui la fait, pour se défendre

contre ceux qui veulent le renverser et qi, pour ce faire, fait appel à une armée étrangère dont

il devait savoir, par ce qui s‟était passé en RDC, qu‟elle avait une manière de comprendre les

opérations militaires qui se rapprochait plus des hordes d‟Attila que de la guerre en dentelles.

Il se peut que le Procureur (mais alors, qu‟il le dise !) estime qu‟il s‟agit là d‟une

responsabilité politique, non d‟une responsabilité pénale. Mais alors, pourquoi Patassé n‟est-il

pas cité comme témoin ? Il aurait certainement des choses très intéressantes à nous apprendre.

Mais, s‟il y a toutes les raisons de dire que Bemba ne devrait pas être seul devant la CPI, il

reste néanmoins qu‟il y est à sa place.

Burundi

Scène de rue à Bujumbura, la capitale du Burundi. Photo: Jane Some/IRIN

Un espace politique de plus en plus restreint

Par IRIN

BUJUMBURA, 26 novembre 2010 - Accusé de supprimer toute opposition et de nier que

l‟insécurité montante puisse avoir des motifs politiques, le gouvernement du Burundi est

soumis à des pressions grandissantes. L‟espoir avait été émis que les élections organisées au

début de l‟année consolideraient le progrès de la démocratie dans le pays, après des années de

guerre civile.

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« [Sur le plan] politique, la situation est très inquiétante parce que le gouvernement du

CNDD-FDD [Conseil national pour la défense de la démocratie - Forces de défense de la

démocratie] veut imposer un système de parti unique en punissant… les partis politiques

d‟opposition », dit Jean Salathiel Muntunutwiwe, politologue et doyen de la Faculté des arts

et sciences humaines à l‟Université du Burundi.

Selon lui, le gouvernement viole la Constitution en interdisant les réunions publiques et « en

persécutant les dirigeants de l‟opposition, au point que plusieurs ont fui le pays. Il semble

aussi avoir perfectionné l‟art d‟institutionnaliser la peur ».

Cette position est aussi celle de Human Rights Watch (HRW), qui déclare dans un nouveau

rapport74

que le gouvernement « continue à réprimer les droits humains fondamentaux. Les

opposants politiques font l‟objet de surveillance, d‟arrestations, de détention, de torture ;

certains y ont même laissé la vie. Les militants de la société civile et les journalistes

craignent, rien qu‟en faisant leur travail, de se faire arrêter ou de risquer de subir des sévices

physiques, car le gouvernement est extrêmement sensible à toute critique touchant le domaine

de la sécurité ou de la justice … Entre fin avril et début septembre 2010, au moins 20

personnes, dont des militants tant du CNDD-FDD que des partis d‟opposition, ont été tués au

cours d‟attaques qui semblaient relever de motifs politiques. Les services de sécurité ont

arrêté arbitrairement des dizaines d‟activistes de l‟opposition ; certains ont été torturés ».

Rona Peligal, directrice Afrique de HRW a indiqué : « Maintenant que les élections sont

passées, c‟est pour le Burundi l‟occasion parfaite de tendre la main à ses critiques et de

travailler avec eux à la construction d‟un Etat plus ouvert à tous et respectueux des droits ».

Les événements récents « anéantissent tout espoir d‟un nouveau départ pour le Burundi, » a

dit Mme Peligal.

Une remise « sur les rails »

Parlant avant la publication du rapport de HRW, le ministre de l‟Intérieur, Edouard

Nduwimana, a évoqué la nécessité de maintenir certains groupes « sur les rails ». « Le

gouvernement ne cible pas tous les membres de la société civile, » a t-il dit. « La société civile

est un partenaire et nous en sommes conscients, mais si quelqu‟un déraille, nous le remettons

sur les rails par le biais de réunions et d‟autres moyens. Si l‟on confond cela avec du

harcèlement, ce n‟est pas notre intention ».

74

Dont le titre est précisément “Closing Doors? The Narrowing of Democratic Space in Burundi”

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Le ministre de l’Intérieur Edouard Nduwimana

Photo: Jane Some/IRIN

Jean Marie Gasana, consultant indépendant sur la région des Grands Lacs, explique la

situation actuelle au Burundi par ce qu‟il appelle une « ignorance et une perte de l‟esprit » de

l‟Accord d‟Arusha de 2000 ; cet accord de partage du pouvoir était destiné à sortir le Burundi

de la guerre civile pour le guider vers une démocratie stable. « Dix ans plus tard, les hommes

au pouvoir semblent négliger complètement le dialogue, » dit M. Gasana. « Ceci représente

un important défi non seulement pour le Burundi, mais pour toute la région ainsi que pour la

communauté internationale, quand on pense que le Burundi était censé être un modèle que

beaucoup avaient espéré pouvoir utiliser comme une référence sur la manière de mettre fin

aux conflits … Il est regrettable que les partenaires internationaux et régionaux soient

absents ou gardent le silence sur ce qui se passe au Burundi en ce moment. C‟est maintenant

qu‟il faut s‟impliquer parce que le bébé [Arusha] né il y a 10 ans semble [handicapé] et il a

encore besoin d‟assistance pour se mettre à marcher ».

M. Muntunutwiwe de l‟Université du Burundi tient la police et le harcèlement judiciaire pour

responsables du départ brutal de plusieurs membres éminents de l‟opposition récemment.

Parmi eux : Agathon Rwasa, leader des Forces nationales de libération; Leonard Nyangoma,

président du Conseil national pour la défense de la démocratie (CNDD); Alexis Sinduhije,

président du Mouvement pour la solidarité et la démocratie (MSD); et Alice Nzomukunda,

présidente de l‟Alliance démocratique pour le renouveau (ADR-Imvugakuri).

« Ce ne sont pas des anges »

Le porte-parole de la police, Pierre Channel Ntarabaganyi, a nié les accusations d‟exécutions

extrajudiciaires et la réalité d‟une politique de torture des opposants. Il a affirmé que tous les

policiers reconnus coupables d‟abus devaient faire face à des « actions décisives ». « Les

policiers sont des êtres humains, ce ne sont pas des anges. Quand des policiers sont impliqués

dans des violences contre les personnes, ce sont des cas isolés ; ce n‟est pas la mission de la

police », a-t-il dit. Il a aussi écarté les craintes croissantes suggérant que les récentes attaques

armées seraient le signe d‟une nouvelle insurrection en gestation.

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« Une insurrection doit satisfaire à certains

critères : elle doit déclarer son idéologie et

doit avoir un leader. Actuellement les bandits

armés sont organisés en petits groupes de cinq

ou sept, ils ont des armes et ils traversent les

villages en pillant, en violant et quelquefois en

tuant … Ces groupes ne nous inquiètent pas,

parce que nous examinons chaque incident

spécifique. Il n‟y a pas que la politique qui

provoque la criminalité ; les facteurs

économiques et autres entrent aussi en ligne

de compte ».

Le porte-parole de l‟armée, Gaspard Baratuza,

a dit que personne ne s‟était fait connaître

pour déclarer qu‟il dirigeait un mouvement rebelle. « Nous avons renforcé la sécurité et

déployé des troupes près de la frontière avec [la République Démocratique du] Congo et

dans les autres zones où ces groupes avaient été signalés ».

Augmentation des viols

Pierre Claver Mbonimpa, président de L‟Association burundaise pour la protection des droits

humains et des personnes détenues, dit que le nombre de viols avait récemment augmenté ce

qui, historiquement, était un indicateur d‟activité rebelle. « Le gouvernement les appelle des

bandits armés, mais d‟autres ne les considèrent pas comme des bandits armés », a dit M.

Mbonimpa, en ajoutant qu‟il avait été menacé d‟arrestation pour ses déclarations publiques.

« Habituellement, ce que nous appelons des bandits armés, ce sont ces gens qui attaquent des

familles ou montent des embuscades pour voler des véhicules. Mais ce que nous avons

constaté récemment, c‟est que ces groupes viennent pour tuer, mais ils ne volent rien. S‟ils

peuvent attaquer en groupe et ne rien voler… s‟ils attaquent des postes de l‟armée ou de la

police, comment pouvons-nous les désigner comme bandits ? »

Faisant référence à une attaque menée en septembre par des hommes en uniforme, M.

Muntunuwiwe n‟a pas dit autre chose : « Les moyens utilisés par ces groupes montrent qu‟il

se prépare quelque chose. Attaquer des gens qui travaillent sur une plantation appartenant à

quelqu‟un de « proche » du chef de l‟Etat et tuer des vaches qui appartiennent à un

sympathisant du CNDD-FDD, c‟est une façon pour ces groupes armés d‟envoyer un message

politique au gouvernement … C‟est pourquoi le gouvernement devrait s‟inquiéter plutôt que

minimiser la menace posée par ces groupes armés ».

Le ministre M. Nduwimana, a cependant insisté qu‟il n‟y avait pas de raison de s‟alarmer.

« Dans toutes les provinces, la sécurité est bonne, les gens vaquent à leurs occupations

quotidiennes comme d‟habitude. En période post-électorale dans presque tous les pays, il

peut se produire des incidents de ce genre avec des groupes armés. Nous avons par le passé

organisé le désarmement des civils, mais une partie des armes reste aux mains de la

population. Nous avons été témoins de situations pires dans le passé. Pour le moment, il n‟y a

pas le feu. La plupart des bandits armés ont été arrêtés. En tant que gouvernement, nous

essayons de renforcer le pouvoir judiciaire, de façon à ce que toutes les personnes arrêtées

puissent être jugées et punies, afin que la population puisse jouir de la paix ».

Photo: Jane Some/IRIN

Le politologue Jean Salathiel Muntunutwiwe dit que

le parti au pouvoir semble avoir perfectionné l’art

d’institutionnaliser la peur

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Après les élections de 2010, le choix entre sortir ou entrer dans la crise (Tendances trois mois après la mise en place des institutions)

Introduction

Presque tous les observateurs attentifs à l‟évolution du Burundi depuis les élections,

s‟accordent sur le fait qu‟une crise politique est désormais ouverte. Les divergences

pourraient se situer seulement sur les directions qu‟elle prendra, politique, ou évoluer

progressivement vers une violence réduite ou généralisée. Jusqu‟à présent, ce qui semble

cruellement manquer, c‟est la capacité des acteurs et des institutions, à gérer et résoudre de

manière pragmatique et pacifique, le conflit né du contentieux électoral. Très justement, par

rapport à ce type de problématique, l‟ancien secrétaire Général des Nations Unies, Kofi

Annan , faisait le constat suivant « au cœur de pratiquement tous les conflits civils, il y a la

question de l'Etat et de son pouvoir, de savoir à qui il échoit et comment il s'exerce. Aucun

conflit ne peut se résoudre sans répondre à ces questions, et de nos jours, les réponses doivent

presque toujours être démocratiques – ne serait-ce que dans les formes (....) La démocratie se

pratique de bien des façons et aucune n'est parfaite. Mais dans le meilleur des cas, elle offre

une méthode pour gérer et régler les différends sans violence et dans un climat de confiance

mutuelle75

Elections de 2010 : tensions et régression démocratique

Avec les élections de 2010, le Burundi se trouve à la croisée des chemins. Le déroulement et

l‟issue des élections étaient essentiels pour déterminer la direction dans laquelle le Burundi

allait évoluer. Grosso modo, deux scenarii étaient possibles. Premièrement, réussir les

élections sans violence avec des résultats reconnus par la majorité des principaux acteurs clés

et évoluer ainsi vers la consolidation de la paix et de la démocratie et le développement.

Deuxièmement, comme cela semble être le cas, organiser des élections sur fond de tensions et

de suspicions, aboutissant à des résultats contestés. Cette alternative ouvre nécessairement la

voie à l‟incertitude et expose le pays à de forts risques de régression de la stabilité et de la

démocratie.

Dans ce dernier scenario, le Burundi pourrait se retrouver dans l‟engrenage qui touche les

pays sortant d‟une guerre. Ceux-ci ont 50% de chances de replonger dans un conflit au cours

des cinq années suivant les hostilités76

.

Jusqu‟à présent, en dépit de nombreux appels vers une solution pacifique au contentieux né

des contestations des résultats des communales, les partenaires politiques n‟ont pas été

capables d‟accorder les violons pour organiser un cadre de dialogue. A la place, c‟est un

dialogue de sourds qui s‟est plutôt engagé, renforçant la détermination de chaque partie à

camper sur ses positions, laissant la confrontation comme étant la seule issue possible. .

75

Kofi Annan, « Pourquoi la démocratie est devenue une question internationale », Cyril Foster lecture (2001). 76

Collier Paul, Briser l‟engrenage du conflit : guerre civile et politique de développement, Rapport de la Banque

Mondiale, New York : Oxford University Press, 2003

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Dans ce cadre, les partis d‟opposition regroupés au sein de l‟ADC-IKIBIRI, ont dénoncé

énergiquement ce qu‟ils qualifient de « fraudes massives » ou de « hold up » électoral,

demandant l‟annulation et la reprise des élections communales ainsi que l‟organisation d‟un

dialogue entre tous les protagonistes.

De son côté, le parti gagnant, le CNDD-FDD, conforté par sa nette victoire et les constats de

la plupart des observateurs, dont l‟essentiel des conclusions est que les élections ont été plutôt

régulières77

, a opposé une fin de non recevoir aux sollicitations de dialogue. Parfois, le flou

était sciemment entretenu entre le dialogue demandé et d‟éventuelles négociations, pour

mieux rejeter cette demande aux contours qualifiés d‟imprécis, qui ne pouvait viser que la

remise en cause de la volonté du peuple et donc de la démocratie78

.

Après les élections communales, l‟appel au boycott des scrutins suivants a fait monter la

tension autour de l‟enjeu de la participation, auquel s‟ajoutaient les risques de blocage surtout

dans la mise en place de institutions surtout communales. Ces facteurs ont contribué à

aggraver les tensions entre le parti au pouvoir, crédité grand gagnant des élections et les partis

d‟opposition.

Pour contenir cette fronde grandissante, le pouvoir a pris l‟option de la répression, avec le

verrouillage de l‟espace démocratique, le harcèlement, les menaces, voire l‟emprisonnement

des opposants politiques et une aversion contre de toute voix discordante, qu‟elle soit de

l‟opposition politique, de la société civile ou des média. Ce climat a provoqué la fuite vers

l‟extérieur de presque tous les ténors de l‟opposition et la montée de l‟insécurité sur une

bonne partie du territoire, avec de nombreux cas de tueries et d‟exécutions extrajudiciaires.

Ce mouvement important d‟opposants politiques, comprenant des anciens combattants surtout

des FNL, a créé les craintes de la résurgence d‟une nouvelle guerre, certains parlant de «

gestation d‟une nouvelle rébellion », alors que du côté officiel, la thèse retenue est celle de «

bandits armés ». En effet selon le Président de la République Pierre Nkurunziza, « il n‟y a pas

de rébellion et il n‟y en aura plus », précisant que « les arrestations en cours ne concernaient

que les malfaiteurs et non les combattants d‟une éventuelle rébellion79

». C‟est

vraisemblablement cette conviction qui a poussé le Président de la République à rester

indifférent face aux appels au dialogue, lancés par différents acteurs nationaux et

internationaux.

Parmi les trois scenarios envisagés pour le Burundi, par l‟Institut d‟Etudes de Sécurité

(ISS),basé en Afrique du Sud, aucun n‟est optimiste. Le premier scénario envisage la

possibilité de désobéissance civile, à l‟aune du niveau de frustration due aux élections

communales, le pire des cas étant la résurgence d’une rébellion armée organisée par les

partis de l‟opposition.

Le deuxième scenario envisagé est celui du statu quo, caractérisé par une régression

démocratique, des violations des droits de l‟homme et la restriction des libertés surtout à

l‟encontre des organisations de la société civile, tout cela aggravé par l‟incapacité du

parlement, dominé par le parti au pouvoir, de jouer son rôle de contrôle de l‟action

gouvernementale.

Le dernier scenario est celui d‟une violence graduelle qui peut évoluer vers une violence à

grande échelle provoquée par une alliance de mécontents du système avec de possibles

soutiens régionaux80

. Ces futurs possibles présentés par les trois scenarios, ne sont pas

nécessairement cloisonnés, ils peuvent constituer un scénario unique caractérisé par des

paliers, marqués par une progression temporelle d‟une situation vers une autre.

77

RFI, Au Burundi, opposition et observateurs en désaccord sur la régularité des élections, 22 mai 2010. 78

Propos souvent répétés par le porte-parole du part CNDD-FDD sur plusieurs stations de radio. 79

Radio Isanganiro, intervention faite à Ngozi et recueillie par Désiré Nimubona, le 8 septembre 2010. 80

Institute for Security Studies, Burundi : Elections without participation: where might it go here?, by Henri

Boshoff and Ralph Ellermann, Policy Brief n°19, Août 2010.

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Un nouveau mandat sous le signe de l’insécurité et de reculs démocratiques

Dans son discours d‟investiture, le Président de la République n‟a pas failli à la tradition

lancée par le Prince Louis Rwagasore, reprise par le Président Melchior Ndadaye après la

victoire de leurs partis, en tranquillisant les perdants en ces termes « Les Burundais devraient

comprendre que la victoire que nous venons de remporter aux élections appartient à tout le

monde, ceux qui ont voté pour nous et ceux qui n‟ont pas voté pour nous. Nous sommes

investi Président de toute la République du Burundi et de tous les Burundais, et les bonnes

décisions que nous prendrons seront dans l‟intérêt de tous les Burundais, sans discrimination

aucune81

»

Rétrécissement de l’espace démocratique et répression politique

Des contradictions s‟observent entre la volonté affichée de tolérance et d‟ouverture envers les

opposants et les événements survenus après la contestation des résultats par les partis,

regroupés au sein de l‟ADC-IKIBIRI. Une certaine nostalgie du parti unique semble s‟étre

emparae du parti au pouvoir qui s‟est mis à siphonner les militants des partis politiques de

l‟opposition. Les transfuges ont été encouragés à s‟afficher lors de différents meetings pour

exposer les raisons de leurs volte-face, à travers une campagne bien orchestrée de

dénigrement des partis qu‟ils quittent et de leurs chefs. Ce sont de véritables opérations de

démolition, pensées et dirigées essentiellement contre le Front National de Libération (FNL)

et le Mouvement pour la Solidarité et la Démocratie (MSD), dont les leaders et les militants

ont été pris pour cible, harcelés, menacés, emprisonnés et parfois tués.

Les moyens mis en œuvre pour désorganiser, voire détruire les partis de l‟opposition

concernés, semblent proportionnels au poids électoral obtenu au cours des élections

communales. Pour le FNL, une cinquième opération de fragmentation, menée sous la

bénédiction du Ministre de l‟Intérieur, a permis à une nouvelle équipe de “destituer”

Agathon Rwasa, et de s‟emparer de la direction du FNL, plaçant ainsi l‟ancien titulaire dans

l‟illégalité et ne lui laissant aucun autre choix que la clandestinité. Ainsi, aprés avoir autorisé

la tenue d‟un congrès par la faction putschiste, le Ministre de l‟Intérieur, dans un courrier

adressé à Emmanuel Miburo, le tombeur de Rwasa, "prend acte" des résolutions de ce

congrès et reconnaît ce dernier comme le "représentant légal du parti FNL". Il en profite pour

lui « souhaiter plein succès dans sa nouvelle mission82

. L‟occupation de la permanence du

FNL par la nouvelle direction s‟est faite sous la haute protection de la Police, qui a pris soin

de chasser d‟abord les anciens occupants et d‟installer ensuite les nouveaux83

. Selon Agathon

Rwasa, tout cela n'est "rien d'autre qu'une nouvelle provocation du pouvoir (...), dont

l'intention est de voir les FNL se volatiliser et se fondre" au sein du parti CNDD-FDD qui

dirige le pays. En agissant ainsi, le Gouvernement devrait être conscient des conséquences

qui s'en suivront84

(...)".

De façon concomitante, le MSD s‟est retrouvé dans la tourmente à travers des actes

d‟intimidation, des menaces et l‟arrestation de certains de ses membres. Ainsi, deux semaines

après son exil, le domicile du président du MSD, a fait l‟objet de perquisition sur mandat du

Procureur au motif « d‟atteinte à la sûreté intérieure de l‟Etat ». A l‟issue d‟une fouille de

deux heures, la police exhibe un carton contenant 20 tenues militaires, et quatre militants du

81

Discours du Président de la République Pierre Nkurunziza lors de son investiture le 26 août 2010 publié sur

www.presidence.bi par Gervais Abayeho 82

Agence France Presse, 5 août 2010. 83

Les forces de police qui escortent Emmanuel Miburo sont commandées par le Commissaire de police de la

région ouest, l‟OPC2 (Colonel) David Nikiza, en date du 6 août 2010. 84

Agence France Presse- Belga, 7 août 2010.

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MSD sont arrêtés85

. Dans cette opération, de façon à peine voilée, certaines autorités semblent

vouloir faire porter au MSD, la responsabilité des actes de violence commis par des bandes

armées, dont l‟identité est encore mal définie. Par la suite, c‟est le porte-parole de ce parti,

Maître François Nyamoya, qui est arrêté, sous le motif « d‟injures et diffamations » et de

“dénonciation calomnieuse” à l‟égard du patron du Service National des Renseignements

(SNR), le Général Major Adolphe Nshimirimana. Les propos qui lui sont reprochés ont été

tenus publiquement lors d‟une émission sur la Radio Publique Africaine (RPA). L‟avocat

pouvait comparaître libre, la manière choisie n‟étant rien d‟autre qu‟une façon de vouloir le

réduire au silence.

Pendant toute la période qui suit le boycott des élections par les partis membres de l‟ADC-

IKIBIRI, plusieurs dizaines de militants du MSD sont arrêtés et écroués. La radio publique

africaine, anciennement dirigé par Alexis Sinduhije, se retrouve elle-aussi dans la tourmente.

Quelques membres du personnel sont convoqués et interrogés et finalement son chef du

charroi est arrété au motif qu‟il était en train de distribuer des armes à feu. Ce dernier est

d‟abord détenu dans les cachots de la documentation, pendant deux semaines, puis transféré à

la prison centrale de Mpimba. C‟est ensuite le représentant légal de cette radio qui est

convoqué par le Ministre de l‟Intérieur en vue d‟apporter des corrections aux erreurs de forme

et de fonds qui seraient contenues dans l‟agrément de cette organisation. Dans cette foulée,

deux autres membres du personnel sont convoqués auprès du parquet dans le cadre d‟une

information judiciaire. Face à ces tracasseries administratives et judiciaires, Reporters sans

Frontières, a déclaré « craindre que ces mesures de rétorsion ne se concluent par la fermeture

définitive de la station86

Une insécurité croissante sur fond de rumeurs d’une nouvelle rébellion

La restriction de l‟espace politique a eu comme entre autres conséquences, la fuite des

principaux leaders politiques de l‟opposition vers l‟étranger87

. Dans le même temps,« certains

membres des FNL et d'autres partis de l'opposition se sont repliés dans les régions forestières

qui servaient de bases rebelles lors de la guerre civile qu'a connue le Burundi de 1993 à

2009, ainsi que de l'autre côté de la frontière, en République démocratique du Congo88

». Tout

en continuant d‟apporter moult d&mentis sur les rumeurs portant sur l‟éventualité d‟une

rébellion en gestation, le pouvoir, semble appliquer subrepticement une mise en garde quasi

doctrinale, maintes fois répétée par le Chef de l‟Etat, selon laquelle « quiconque déclenchera

une nouvelle guerre, celle-ci se terminera là où elle aura commencé89

». Pour étouffer dans

l‟œuf l‟émergence d‟une rébellion, dont certains signes sont déjà visibles, notamment des

départs signalés de nombreux jeunes, y compris d‟anciens combattants et de démobilisés, vers

des destinations inconnues, le pouvoir semble avoir entrepris des opérations et des frappes

préventives.

Par ailleurs, depuis le mois de septembre, plusieurs meurtres survenus dans les provinces de

Bubanza, Bujumbura rural et Cibitoke semblent avoir un caractère politique. Ainsi, le 15

septembre 2010, des hommes en uniforme de l‟armée et de la police, attaquent des travailleurs

d‟une plantation de canne à sucre de la Société Tanganyika Business Company, appartenant à

85

La perquisition a lieu le 16 septembre 2010. 86

RSF, „Une des principales radios critiques subit l‟oppression des autorités‟, publié le 1er octobre 2010. 87

Il s‟agit essentiellement de Agathon Rwasa, président du FNL, Alexis Sinduhije, président du MSD, Léonard

Nyangoma, président du CNDD et de Madame Pascaline Kampayano ,la candidate choisie par l‟UPD-

Zigamibanga aux élections présidentielles... 88

Human Rights Watch, „Burundi : Droits humains bafoués après les élections , les journalistes, la société civile

et les partis de l‟opposition sont victimes de harcèlement et de restrictions‟, Novembre 23, 2010 89

Traduction libre d‟une mise en garde que répète régulièrement le Président Pierre Nkurunziza, souvent en

kirundi « indwano izoherera aho yatanguriye ». C‟est une mise en garde contre quiconque s‟aventurera à

déclencher encore une guerre au Burundi.

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M. Nahum Barankiriza, réputé être un proche du Président Nkrurunziza, et tuent sept

personnes. Egalement, entre le 1er et le 23 septembre, au moins 18 corps, dont certains

mutilés, ont été découverts dans la forêt de Rukoko et dans la rivière Rusizi. Trois autres

cadavres au moins ont été retrouvés au début du mois d‟octobre90

.

Alors qu‟au début un flou avait été entretenu sur l‟identité de ces personnes par des officiels,

certains corps seront identifiés par la suite, comme étant des membres des FNL, dont certains

avaient été intégrés dans l‟armée et la police en 2009 et avaient récemment déserté. Même si

des enquêtes impartiales, n‟ont pas encore permis d‟identifier les auteurs de ces tueries,

l‟identité de certaines victimes et la gène de certains officiels sur cette question, ont orienté

les soupçons vers l‟implication de certains éléments des forces de sécurité dans ces meurtres.

A côté de ces incidents, des groupes d‟hommes armés sont signalés dans quelques localités du

pays, notamment dans Bujumbura Rural, Cibitoke, Kayanza et Bubanza, Makamba et des

affrontements ont déjà eu lieu entre ces groupes et des éléments des forces de l‟ordre.

Par ailleurs, les forces de l‟ordre ont réoccupé quelques positions qu‟elles avaient avant la fin

de la guerre et réorganisé des patrouilles sur les axes routiers91

. Tous ces ingrédients créent

une situation trouble émaillée par ce qui ressemble à un cycle de tueries et de représailles, les

premières dirigées contre des militants supposés des FNL, les secondes étant dirigées vers les

responsables du CNDD-FDD, à la base.

Cette dérive progressive vers la violence, combinée au rétrécissement de l‟espace

démocratique est porteuse de germes d‟une plausible résurgence d‟un nouveau conflit armé au

Burundi. Déjà, des tracts ont été trouvés à Rumonge, émanant d‟une organisation qui se fait

appeler „Uruzira‟92

. Ils menacent de représailles certaines autorités publiques. Par ailleurs,

cette organisation aurait aussi adressé des correspondances à des hommes d‟affaires, surtout

ceux qui ont des sociétés de transport, les avertissant d‟une imminente demande d‟appui

financier.

Libertés bafouées : journalistes et membres de la société civile dans la ligne de mire du

pouvoir

Depuis 2005, les relations entre le parti au pouvoir, les média et la société civile n‟ont jamais

été au beau fixe, de façon stable. A quelques rares circonstances, les journalistes et les

membres de la société civile ont été congratulés par certaines autorités publiques, y compris le

Président de la République, pour leurs prestations remarquables, particulièrement lors de

l‟observation ou de reportages sur les élections, lorsque leurs conclusions arrangent bien le

parti au pouvoir. Mais souvent ces relations ne tardent pas à se crisper au moindre couac.

De manière générale, les relations entre le parti au pouvoir, la société civile et les médias sont

plutôt marquées par la méfiance et le soupçon. Ces derniers sont régulièrement accusés de

travailler pour le compte de l‟opposition politique. En réalité, ce qui est en cause, ce sont les

opinions critiques exprimées, surtout publiquement, les rapports publiés, les dénonciations

d‟abus et les appels à la responsabilité.

Dans la situation de tension qui a marqué les élections, le pouvoir a voulu frapper fort, en

guise d‟avertissement, contre toute velléité critique. Le premier avertissement a été lancé à

travers l‟arrestation et l‟emprisonnement de Jean Claude Kavumbagu, Directeur du Journal en

ligne Net Press. Il lui est reproché d‟avoir affirmé que les forces de l‟ordre et de sécurité

90

Pour plus de détails, consulter le rapport de Human Rights Watch „ Des portes qui se ferment ? Réduction de

l‟espace démocratique au Burundi‟, 23 novembre 2010. 91

„L'armée a repris ses anciennes positions militaires à Kabezi parce que le besoin se faisait sentir‟, propos du

porte-parole de l‟armée, le Colonel Gaspard Baratuza, Journal IWACU, 23 octobre 2010. 92

Radio Sans Frontières Bonesha FM, „Des tracts menaçant les autorités publiques ont été trouvés au centre urbain

de Rumonge‟, 12 novembre 2010. Uruzira est le nom kirundi d‟un arbuste épineux, utilisé pour faire des clôtures

réputées infranchissables. Il s‟appelle aussi « umubambangwe » suivant les régions.

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burundaises seraient incapables d‟arrêter une attaque de la milice islamiste somalienne, El

Shebbab, si celle-ci voulait commettre des attentats au Burundi. Jean Claude Kavumbagu a

été arrêté pour « trahison » et détenu depuis le 17 juillet 2010. Depuis lors, les autorités

concernées sont restées sourdes aux nombreux appels en faveur de la libération de ce

journaliste, dont la détention est jugée irrégulière par de nombreux observateurs.

Le 10 août 2010, un autre journaliste Thierry Ndayishimiye, Directeur de l‟hebdomadaire,

Arc-en-ciel, a été arrêté, après une troisième convocation par un magistrat et écroué à la

prison centrale de Mpimba. Il était accusé d‟avoir publié une information mettant en cause le

Directeur Général de la REGIDESO, d‟avoir couvert un détournement, d‟un montant

d‟environ 110.000 dollars am�ricains.

Le 5 novembre 2010, deux journalistes de l‟hebdomadaire IWACU, Elyse Ngabire et

Dieudonné Hakizimana, ont été interrogés, arrêtés et détenus pendant 48 heures au Bureau

Spécial de Recherche (BSR), sans qu‟aucune charge ne soit retenue contre eux. En plus de ces

arrestations, la Radio Publique Africaine a été la cible, pendant plusieurs semaines, de

tracasseries administratives et judiciaires qui visaient, non seulement les journalistes, mais

aussi le personnel technique et administratif de la RPA. Le responsable du charroi de cette

radio, Faustin Ndikumana, a été arrété le 14 septembre, d�tenu d‟abord dans les bureaux du

Service National des Renseignements, puis transféré à Mpimba. Il est toujours en prison alors

que le principal témoin à charge se serait désisté et aurait confirmé ne détenir aucune preuve

matérielle de ses accusations, attestant ainsi la thèse d‟un montage.

Faire taire ou réduire les voix critiques ne concerne pas seulement les média, mais aussi les

organisations de la société civile les plus dynamiques et les plus critiques. Ce sont surtout

celles qui dénoncent les abus ou les actes de corruption qui ont été particulièrement visées

durant les trois derniers mois. Deux organisations ont été spécialement ciblées :

L‟Observatoire de Lutte contre la Corruption et les Malversations Economiques

(OLUCOME) et l‟Association pour la Protection des droits humains et la défense des

personnes détenues (APRODH).

Concernant l‟OLUCOME, les menaces contre les responsables de cette organisation sont

quasi quotidiennes. Cela, même bien avant l‟assassinat de l‟ancien Vice-président, Ernest

Manirumva, en avril 2009, dont le dossier judiciaire piétine, depuis lors. Alors qu‟avant ces

menaces visaient surtout la personne du Président, Gabriel Rufyiri, maintenant elles se sont

étendues à son épouse, probablement pour mieux déstabiliser le premier. Cette dernière a été

victime d‟appels anonymes et de menaces. Un incident s‟est produit lorsque l‟épouse du

Président de l‟OLUCOME, a emprunté un transport public pour aller de chez elle vers la ville,

un homme l‟a agressé verbalement en lui disant qu‟il connaissait des personnes qui se

permettaient d‟injurier le Président de la République sur les ondes des radios. L‟homme a

terminé en faisant référence à son mari sur un ton menaçant « Nous vous montrerons93

». Les

menaces ont touché également un employé de l‟OLUCOME, du nom de Claver Irambona94

,

qui, après avoir reçu des appels anonymes et des SMS, a tenté d‟identifier le correspondant.

Ce dernier l‟a menacé de mort en lui disant « qu‟il allait lui tirer une balle dans la tête ».

D‟autres menaces, cette fois-ci publiques, ont été proférées à l‟encontre de Monsieur Pierre

Claver Mbonimpa, Président de l‟APRODH, par des autorités publiques. Se référant aux cas

des corps trouvés dans la rivière Rusizi, le porte-parole de la police95

, s‟en est pris au

président de l‟APRODH, en l‟accusant de défendre les ennemis du régime. En outre, selon ce

porte-parole, Channel Ntarabaganyi "le président de l'APRODH n'a jamais daigné dénoncer

93

Voir Front Line, Protection of Human Rights Defenders, „Burundi : Menaces de mort et intimidations à

l‟encontre des membres de l‟OLUCOME‟, 9 novembre 2010. 94

Front Line, ibidem. 95

Pierre Claver Mbonimpa avait affirmé que les personnes retrouvées mortes dans la rivière Rusizi avaient été

détenues par la police.

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les cas de mauvais traitements infligés à nos policiers lors des affrontements avec les

malfaiteurs. Il ne se contente que de dénoncer les policiers". De façon convergente, le

Ministre de l‟Intérieur a accusé le président de l‟APRODH de violer les lois du Burundi, en se

substituant à la justice, en ces termes « le président de l‟APRODH accuse les gens

gratuitement d‟avoir commis des crimes alors qu‟il n‟a même pas le droit de les accuser. »

Suite à ces accusations, le Ministre a menacé le président de l‟APRODH et l‟organisation de

sanctions, soit « procéder au remplacement du président de l‟APRODH et si cela s‟avérait

impossible, annuler l‟agrément de l‟organisation ».

Les menaces décrites sont symptomatiques de rapports tourmentés entre la société civile et le

pouvoir en place depuis 2005. La méfiance et les soupçons trouvent leur fondement dans les

réticences de l‟autorité publique de se soumettre à l‟exigence du respect des lois et des normes

de gouvernance, communément acceptées.

Mise en place et fonctionnement des institutions : interrogations sur l’efficacité et le

contrôle entre pouvoirs

Cette fois-ci, par rapport au mandat précédent, le score obtenu par le parti CNDD-FDD lors

des différents scrutins de 2010, a rendu plus facile la mise en place des institutions, à

l‟exception de l‟administration communale. Dans ce dernier cas, c‟est l‟absence des élus de

l‟ADC-IKIBIRI, là où ils avaient une forte représentation, qui a rendu la tâche difficile.

Par rapport à 2005, quelques évolutions positives sont à relever. Il s‟agit d‟abord de

l‟accroissement de la représentation des femmes dans toutes les institutions du pays.

De façon générale, dans des proportions différentes, la représentation des femmes a connu une

amélioration, elle est très faible pour les conseils collinaires, et devient maximale pour le

Sénat, où la parité hommes- femmes des élus est atteinte. En réalité, même si le pourcentage

de femmes est de 46,3% , c‟est en raison de la présence de quatre anciens présidents qui sont

tous des hommes et qui ne figurent pas parmi les élus. Le pourcentage au sein du conseil

communal a , quant à lui, connu une amélioration suite au quota de 30% de femmes introduit

par le code électoral de 2010.

Un autre point positif à relever, par rapport à 2005, est la formation du Gouvernement, suivant

le prescrit de la Constitution. L‟on sait que le non respect de cette disposition constitutionnelle

avait provoqué beaucoup de brouille après les élections de 2005. Le respect de la Constitution

sur le partage des postes peut découler effectivement de la volonté du décideur principal de

respecter la loi, mais cela peut être dicté par le fait que, par rapport à 2005, les autres partis

devant légalement prétendre aux postes au Gouvernement, n‟ont droit, cette fois-ci, qu‟à une

portion congrue. Dans cette dernière hypothèse, l‟optimisme quant à la volonté de respecter la

loi serait à tempérer.

Inertie du Gouvernement : six semaines avant la tenue du premier conseil des Ministres

Bien que la mise en place du Gouvernement ait été faite dans les délais prévus par la loi, des

questions se sont posées sur son efficacité, au regard du temps anormalement long, mis pour

tenir le premier conseil des Ministres. En effet, après la nomination du Gouvernement,

intervenu le 29 août 2010, la première réunion du conseil des Ministres n‟a eu lieu que du 14

au 15 octobre 2010, soit six semaines plus tard. Dans un premier temps, la priorité a été

accordée par le Président de la République aux prières et aux actions de grâce sous la

supervision de la famille présidentielle, cinq jours durant96

. Le lancement de ces activités a eu

lieu, le 3 septembre 2010, au stade de Buye, le village natal du Président de la République.

96

www.burundi-information.com, „La famille présidentielle inaugure cinq jours de prières et actions de grâce

pour les bienfaits des cinq dernières ann”es‟, 2 septembre 2010.

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Tous les mandataires de la République, les hauts cadres de l‟Etat jusqu‟aux administrateurs

communaux étaient présents à ces cérémonies97

.

Par la suite, le Président de la République s‟est rendu en Inde, officiellement, pour recevoir le

prix « Rising Star for Africa » décerné par une organisation dénommée « Unity International

Foundation ». Au départ, la présidence avait annoncé une visite de travail de six jours, allant

du 13 au 19 septembre 2010. La prolongation de son séjour, ponctuée de deux reports

inexpliqués, sans agenda politique connu, a provoqué des rumeurs sur l‟état de santé du

Président.

Selon ces rumeurs, le Président aurait subi une opération chirurgicale en Inde. Par après, afin

de mieux expliquer la nécessité d‟une convalescence, les services de la présidence

confirmeront cette thèse98

. La diffusion de cette information par certaines radios a

apparemment provoqué le courroux des hautes autorités, qui n‟acceptent pas que les

informations sur la santé du Président de la République soient divulguées. Les radios ayant

diffusé ces informations, seront sanctionnées en leur interdisant d‟assister à la conférence de

presse que le Président de la République a donnée à son palais au retour de l‟Inde99

.

Finalement, le retard de la tenue du premier conseil des Ministres entre le 14 et 15 octobre

2010 a suscité beaucoup d‟interrogations alors que son urgence était justifiée par la nécessité

de définir les missions de plusieurs ministères, dont les attributions avaient entretemps

changé. Alors qu‟un nouveau mandat correspond généralement à une floraison de nombreuses

et nouvelles initiatives, le tournant était quelque peu raté, par le fait que chaque Ministre, se

retrouvait face à lui-même, en l‟absence d‟orientations et de directives claires.

Outre que le Président pouvait placer le premier conseil en lieu et place des prières,

organisées juste après la formation du Gouvernement, en son absence, les Vice-présidents,

auraient pu légitimement jouer leurs rôles. Cette situation serait-elle déjà le symptôme de

dysfonctionnements institutionnels ?

Séparation des pouvoirs : le contrôle compromis ?

Au cours du mandat précédent, la séparation des pouvoirs avait été mise à mal par la

domination de toutes les institutions par le parti CNDD-FDD. Or, cette domination s‟est

aujourd‟hui renforcée. Le rôle de contrôle de l‟action gouvernementale par l‟Assemblée

Nationale était mis en veilleuse. Seul, le Sénat, à travers quelques actions, avaient manifesté

une volonté de jouer réellement son rôle. Sous le nouveau mandat, la domination écrasante

dans toutes les institutions par le CNDD-FDD, comporte des risques d‟une proximité, telle

que le contrôle sera impossible, surtout que celui-ci ne semble pas étre souhaité. Alors qu‟il

constitue un pilier de la démocratie, le Président de la République n‟y a fait aucune allusion

dans son discours d‟investiture. A ce sujet, il a seulement promis de faire tout ce qui est en

son pouvoir « pour que notre pays ait un souffle nouveau de nature à impulser le

développement et renforcer la démocratie si chèrement acquise100

. » Mais on voit déjà que les

principes démocratiques sont bafoués et niés au cours de la période qui a suivi les élections.

Vraisemblablement, le consensus dégagé au sein des institutions autour de la récente

désignation de l‟Ombusdman laisse augurer de pratiques, où le contrôle entre les pouvoirs

97

Il s‟agit précisément du Président de l‟Assemblée Nationale, du Président du Sénat, des deux Vice Présidents

de la République, des Membres du Gouvernement, des Gouverneurs de province, des Administrateurs

Communaux et des Hauts Cadres de l‟Etat. 98

Le porte parole du président, Léonidas Hatungimana a confirmé cela en disant : « Quand il a été en Inde, il en

a profité pour se faire soigner, il a subi une opération chirurgicale au niveau de la jambe où on a pu lui retirer

les éclats (d‟obus) qui lui étaient restées pendant la guerre civile au Burundi », Agence France Presse, 29

septembre 2010. 99

Il s‟agit des radios RPA, Isanganiro et RSF Bonesha FM. 100

Discours du Président de la République lors de son investiture, op.cit.

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risque d‟étre réduit à néant. Alors que depuis le début de la législature passée, beaucoup de

voix s‟étaient élevées pour réclamer la mise en place de l‟Ombudsman, les raisons du blocage

étaient restées mystérieuses. Au vu de ce qui vient de se passer, l‟hypothèse qui peut être

émise est que le parti au pouvoir, ne pouvant disposer de la majorité des trois quarts, exigée

par la Constitution, a préféré temporiser, en attendant que cette condition soit peut-être un

jour réunie.

Le contraste entre les blocages, jadis constat�s, et l‟empressement mis dans la désignation de

l‟Ombudsman ainsi que le profil du candidat choisi, montrent que les obstacles tant redoutés

étaient enfin levés. Le parti au pouvoir ne voulait prendre aucun risque en désignant

quelqu‟un qu‟il ne contrôlait pas, à la téte d‟une institution dotée d‟énormes pouvoirs

decontrôle101

. Pour la désignation de l‟Ombudsman, devenu candidat unique, hormis les

protestations des députés de l‟UPRONA et des représentants des Batwa, le processus s‟est

effectué dans un unanimisme total. Alors que des doutes pouvaient être permis sur

l‟adéquation du profil aux conditions requises, surtout en ce qui concerne le niveau d‟étude,

l‟expérience pertinente, l‟indépendance et l‟intégrité, les parlementaires n‟ont eu de cesse

qu‟à utiliser leur majorité pour désigner le candidat désigné par le parti.

En ce qui concerne l‟indépendance de l‟appareil judiciaire, c‟est le statu quo qui semble

prévaloir. Juste après les élections communales, l‟appareil judiciaire a été mis à contribution

dans les tracasseries, la répression et l‟arrestation d‟opposants politiques réels ou supposés.

L‟emprisonnement de membres de l‟opposition et de journalistes, souvent sur base de motifs

non fondés ou parce que ceux-ci ont fait usage de leurs droits d‟expression ou d‟opinion est

caractéristique de cette instrumentalisation du judiciaire par l‟Exécutif. L‟incapacité

d‟instruire et de juger rapidement et équitablement dans les affaires, où des présomptions

sérieuses pèsent sur des personnes influentes au sein de l‟exécutif, est un autre signe d‟une

complète dépendance du judiciaire. Parmi tant d‟autres, le dossier de l‟assassinat d‟Ernest

Manirumva en est l‟illustration la plus emblématique.

Corruption et malversations économiques : la tolérance zéro à l’épreuve des faits

En vue de mettre fin aux pratiques généralisées de corruption, observées lors du précédent

mandat, le Président de la République a déclaré la tolérance zéro face à la corruption, en ces

termes : « Nous proclamons déjà la tolérance zéro à tous les coupables d‟actes de corruption,

de malversations économiques et d‟autres infractions connexes. Que cela ne soit pas compris

comme un simple slogan102

. » Dans le dispositif de lutte contre la corruption, l‟affirmation de

la volonté politique occupe une place importante, surtout que lors de la législature passée,

même le discours fustigeant la corruption était devenue rare.

Cette volonté du Président a été vite accompagnée par des actions du nouveau Ministre à la

Présidence chargée Bonne Gouvernance et de la Privatisation, principalement à travers une

campagne médiatique contre la corruption. Pour donner l‟exemple, deux dirigeants des société

para étatiques, la Société Sucrière du Moso (SOSUMO) et l‟Office des Transports du Burundi

(OTRACO) ont été mis sous les verrous pour cause de corruption et de malversations

économiques. Après ce coup d‟éclat, aucune autre action visible, n‟a été entreprise, laissant

penser à une sorte de « bouc-émissairisation ».

Alors que dans le cas de la SOSUMO, le Directeur Général avait vraisemblablement bénéficié

de l‟appui actif de l‟ancien 2 ème Vice-président de la République, Gabriel Ntisezerana,

contre la Ministre du Commerce et de l‟Industrie d‟alors, Madame Euphrasie Bigirimana,

celui-ci s‟en est tiré par un communiqué de son ancien porte-parole, le disculpant entièrement.

101

C‟est un service indépendant qui reçoit des plaintes et mène des enquêtes concernant les fautes de gestion et

les violations des droits des citoyens commises par des agents de la fonction publique et des services

judiciaires‟‟, Constitution de la République du Burundi, article 123 102

Discours du Président de la République lors de son investiture le 26 août 201à, op.cit

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Tout simplement, ce dernier a affirmé que le deuxième Vice-président aurait été trompé sur la

santé financière de l‟entreprise. Cet argument est peu crédible car le deuxième Vice-président

disposait de tous les moyens nécessaires pour obtenir toute information souhaitée. Par

ailleurs, l‟autorité de tutelle et les média avaient largement fait état d‟allégations de corruption

au sein de la SOSUMO et ces éléments pouvaient être consultés. Au contraire, ces autorités et

ces médias ont été mis sur la touche.

Entretemps, en attendant que la volonté proclamée par le Chef de l‟Etat fasse ses preuves, le

niveau de corruption reste très élevé dans le pays. Le dernier rapport de Transparency

International place le Burundi au 170 ème rang sur 178 pays, avec la note de 1,8103

. Il se

trouve dans le peloton des dix pays les plus corrompus du monde. Lors de sa dernière visite,

la vice-présidente de la Banque Mondiale, région Afrique, s‟est inquiétée de l‟ampleur de la

corruption et avait insisté sur le fait que "le Burundi a besoin de prendre des mesures qui

préviennent la corruption et d'en sanctionner les cas connus, afin d'envoyer un signal clair

que la corruption ne sera pas tolérée dans ce pays104

".

En dépit de la déclaration du Président de la République, et des quelques arrestations opérées,

les auteurs de la corruption ne semblent pas ébranlés pour autant. Chaque jour qui passe,

comme si rien n‟avait changé, la presse et les organisations de lutte contre la corruption, font

état de nouvelles affaires qui entachent des responsables très haut placés. En l‟absence

d‟enquête pour confirmer ou infirmer les faits, on peut juste citer quelques unes parmi les plus

importantes.

Le dossier du don de carburant, par son importance, a défrayé la chronique. Le 26 mai 2010,

un accord est signé entre les Gouvernements burundais et japonais, où ce dernier va octroyer

un don de carburant de 8.000.000 de litres. Ce don doit être géré par le ministère des relations

extérieures et de la coopération internationale. Alors que les modalités de gestion sont bien

déterminées, en date du 30 juillet 2010, un contrat de vente est signé entre ledit ministère et la

société INTERPETROL sans faire jouer la concurrence. Pourtant, la commission de gestion

de ce don au sein de ce ministère, sur base d‟arguments légaux et règlementaires, avait

recommandé l‟annulation de ce contrat. Aucune suite officielle connue n‟a été donnée à ce

dossier.

L‟autre dossier est celui de la location de groupes électrogènes par la REGIDESO pour un

montant de quatre milliards de francs burundais pour suppléer le déficit d‟énergie. Ces

groupes seront loués à la société INTERPETROL. Le syndicat du personnel de la REGIDESO

a mis en évidence un préjudice financier énorme causé au trésor public par cette transaction.

Par les controverses produites entre institutions, l‟affaire d‟acquisition de l‟ancienne société

des textiles COTEBU, a été révélée à l‟opinion. Une société dénommée, Afri-textile de Ile

Maurice a obtenu une concession de 30 ans sur le complexe textile du

Burundi(COTEBU),moyennant une mise de 10 millions de dollars américains. Cette société

serait aussi représentée par INTERPETROL.

En date du 4 novembre 2010, dans une correspondance adressée par le Ministre du

Commerce, de l‟Industrie, des Postes et du Tourisme à son collègue de la Bonne Gouvernance

et de la Privatisation, il est mis en cause la régularité des procédures utilisées dans ce

processus de concession qui devait se faire par « offre publique de vente ou appel à la

concurrence105

. »

103

La note 10 correspond à un niveau où le pays est exempt de corruption, et 0 est le niveau maximal de

gangrène. 104

Déclaration de la vice-présidente de la Banque mondiale, région Afrique, Madame Obiageli Ezekwesili,

lorsde sa visite au Burundi le 6 novembre 2010. 105

Lettre du Ministre du Commerce, de l‟Industrie, des Postes et du Tourisme au Ministre à la Présidence

chargée de la Bonne Gouvernance et de la Privatisation, en date du 4 novembre 2010.

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Ces dossiers évoqués ne constituent que la partie cachée de l‟iceberg. Tout fait croire qu‟un

système de prédation s‟est mise en place pour faire main basse sur les ressources du pays.

Face à cela la tolérance zéro proclam�e par le Chef de l‟Etat commence à être tournée

endérision en parlant plutôt de tolérance 100%. Pour convaincre, des mesures fermes

devrontétre prises, spécialement à l‟égard des gros poissons par qui le mauvais exemple

arrive.

Conclusion

L‟évolution du Burundi après les élections de 2010 montre que le pays se trouve à la croisée

des chemins. Le choix entre deux directions est toujours à portée de la main, à condition que

les acteurs concernés se donnent les moyens de le faire. La première direction, la meilleure est

celle de l‟indispensable recherche du consensus et d‟une vision commune, qui manquent

cruellement au sein de la classe politique. Au vu des clivages qui traversent aujourd‟hui

l‟espace politique, cette voie nécessite des efforts en vue de compromis, ainsi que des

dispositions à comprendre l‟autre, au lieu de le barbariser. La seconde voie, non souhaitable,

est celle de tous les dangers, où faute d‟une démarche, qui permettra aux uns d‟aller vers les

autres, les positions risquent de se cristalliser, et conduire inexorablement les protagonistes

vers la confrontation.

L‟escalade vers la violence ne pourra être évitée que si l‟ensemble des acteurs s‟oblige à

respecter un certain nombre de valeurs et de principes. La première responsabilité revient à

l‟Etat qui a l‟obligation de respecter ses engagements et protéger ses citoyens. Il doit en tout

temps et en tout lieu se conformer à l‟exigence de respecter la loi, de promouvoir la dignité

des personnes, qu‟il a par ailleurs la responsabilité de protéger. A cet égard, tout doit être fait

pour que les différents pouvoirs jouent effectivement leurs rôles, en toute indépendance, et en

toute impartialité. Même si du chemin reste encore à faire, il reste dans le domaine du

possible.

Les dérives déjà observés devraient rapidement être corrigées si les engagements pris par le

chef de l‟Etat lors de son discours d‟investiture sont traduits dans les actes. Parmi les plus

importants, il y a l‟exigence de « redevabilité » qui devrait faire la différence, lorsque chacun

saura « qu‟il a des comptes à rendre et que les performances seront évaluées afin que la

rigueur soit faite dans l‟optique de l‟amour du travail bien fait. ». Mais le Président de la

République s‟est aussi à engagé de veiller « à la protection des droits de l‟homme en

promouvant une justice juste et équitable et en bannissant toute tendance à l‟impunité106

. »

Dans ce cadre, de manière urgente, les conditions propices devraient être mises en place pour

rétablir la confiance entre les différents acteurs. Des mesures appropriées doivent être prises

pour éviter que la confrontation ne soit la seule issue possible. Méme si l‟Etat a la première

responsabilité, les autres acteurs concernés, ont aussi des obligations, en particulier celles

d‟éviter au pays de replonger dans la violence et d‟éviter d‟infliger des souffrances à la

population, dont ils sont censés promouvoir le bien-être.

Recommandations

Au Gouvernement du Burundi

Mettre en place des conditions, et un cadre de consultation entre les différents acteurs

politiques afin de trouver un consensus sur un avenir de paix et de renforcement de la

démocratie au Burundi.

106

Discours du Président de la République lors de son investiture le 26 août 2010, op.cit.

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Mettre fin aux tracasseries et au harcèlement dont sont victimes les militants des partis de

l‟opposition, les journalistes et les membres de la société civile et prendre des mesures

efficaces pour le respect des droits de l‟homme et des libertés fondamentales.

Libérer sans tarder et sans préalables tous les prisonniers d‟opinion au Burundi.

Prendre des mesures pour mettre en application la consigne de la tolérance zéro à l‟égard de la

corruption

Mettre fin à l‟impunit& des crimes, en rendant rapidement public le rapport des consultations

populaires, et en prenant toutes les mesures qui s‟imposent pour libérer la justice de la

d�pendance de l‟Exacutif.

Mettre en place sans délais la Commission Indépendante des droits conformes au principe de

Paris, à même d‟aider le Gouvernement dans la promotion et la protection des droits de

l‟homme.

A la Communauté internationale

Appuyer le Gouvernement et les autres partenaires dans la construction du dialogue pour

arriver à un consensus rapide en vue de promouvoir la paix et le développement.

Faire pression de manière ferme et constante pour amener le Gouvernement à respecter ses

engagements en matière de respect des droits de l‟homme afin qu‟il mette fin aux tracasseries

à l‟égard des opposants politiques, des journalistes et des membres de la société civile.

Appliquer rigoureusement le contenu des accords signés avec le Gouvernement pour mieux

l‟aider à mettre en application la consigne du Président de la République de la tolérance zéro

envers la corruption.

A la société civile Burundaise

Jouer son rôle de manière professionnelle pour préserver la paix, la sécurité et la démocratie

au Burundi. Tout mettre en œuvre pour éviter au pays de replonger dans

une crise violente telle que le montre certains indicateurs.

Poursuivre les efforts d‟appui à la population par rapport à ses différents besoins de

sécurité, de justice et de réduction de la pauvreté.

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Rwanda/Bénin

Paul Kagamé "chahuté" par son hôte Yayi Boni

Rencontre entre la jeunesse béninoise et le président rwandais Kagamé (Source: La

Nouvelle Tribune )

Yayi en campagne auprès des jeunes

En marge du symposium des indépendances africaines, la jeunesse béninoise a été

invitée vendredi 19 Novembre au Palais des congrès de Cotonou pour écouter le

président rwandais Paul Kagamé, « un modèle de jeune leader africain qui a réussi »,

selon le professeur Albert Tévoédjrè et aussi co-président du groupe de plaidoyer pour

les Omd. Mais très habile, Boni Yayi a encore ravi la vedette au président dont le

message a été très peu accessible au grand nombre à cause de sa langue.

La rencontre entre le président rwandais Paul Kagamé et les jeunes béninois-invités pour

la plupart par une bande défilante de télévision- a été un véritable parcours de

combattant pour ces jeunes. L’accès à la salle n’était pas chose aisée pour des centaines

de jeunes qui ont pris d’assaut le Palais des congrès de Cotonou. Seuls les plus habiles et

surtout les premiers ont eu la chance d’y prendre part. Dans la salle, l’attente a duré plus d’une heure.

La personnalité la plus attendue, le président Kagamé a délivré, comme beaucoup

d’autres personnalités qui se sont succédé au pupitre, son message en anglais, privant

ainsi la majorité de ses deux mille hôtes de la compréhension de son message. A 12h23,

Nardos Békélé Thomas, la représentante résidente du Programme des Nations Unies pour

le développement (Pnud), Eric Adja, conseiller du Chef de l’Etat et quelques jeunes de la

mouvance présidentielle se concertent au centre du podium. A 12h25, on vit la silhouette

longiligne du président rwandais Paul Kagamé apparaître dans la salle. Il est suivi par le

président Boni Yayi et quelques membres des deux délégations présidentielles. La

délégation entre dans l’antichambre qui se trouve du côté gauche du podium et en

ressort quelques minutes après avec le médiateur de la république Albert Tévoédjrè et le

premier ministre togolais Gilbert Houngbo. Le protocole les installe. Aurélien Agbénonsi,

représentant résident du Pnud à Kigali au Rwanda joue le rôle de l’imprésario. Il donne

d’abord la parole à Madame Nardos Békélé Thomas qui lit le message du Secrétaire

général des Nations unies Ban ki Moon qui invite les jeunes à oser et à aider l’Afrique à

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relever le défi des Objectifs du millénaire pour le développement (Omd) dans les

cinquante prochaines années.

Ensuite, le professeur Albert Tévoédjrè, initiateur de ce symposium a été invité à

intervenir. Avant de se lever, il reçoit le soutien du président Boni Yayi : une tape

amicale dans le dos qui lui donne plus de confiance et d’assurance. Dans une allocution

magistrale, très concise, il montre l’exemple du président Kagamé, un jeune d’Afrique qui

a osé et qui a réussi par son réalisme. « Il a récusé le fatalisme », a-t-il dit. Tévoédjrè

invite les jeunes à travailler et surtout à garder l’espoir. Comme Jésus Christ qui est tombé trois fois sur le chemin du calvaire mais s’est toujours relevé.

Huit conciliabules

A la suite du professeur Albert Tévoédjrè, l’homme attendu par tous les jeunes prend la

parole. Mais très vite, la majorité des jeunes, privés de traduction, ne sont plus restés

attentifs au message en Anglais du président Kagamé. Ils ont été captivés par les

gestes du président Boni Yayi. Visiblement soulagé et séduit par la courte mais très

séduisante intervention du médiateur de la république, Yayi se montre peu préoccupé par

le message de son homologue rwandais. On le voit plus d’une fois entrain de faire appel

à son chef de protocole ou au premier ministre togolais Gilbert Houngbo pour leur

chuchoter à l’oreille, tantôt arrêtant Aurélien Agbénonsi, l’impresario du jour ou rigolant

après un conciliabule avec son voisin de la droite le professeur Albert Tévoédjrè. Au total,

huit conciliabules ont eu lieu entre les deux hommes, dont six sollicités par le président

de la république. A chaque occasion, le président Boni Yayi enlevait toujours son

écouteur, touchait le professeur Tévoédjrè pour enfin discuter, agiter la tête pour enfin

remettre son casque. Il rigolait parfois, agitait les jambes. Ce spectacle a été observé

pendant toute la période où Kagamé prononçait son discours et pendant celle où les jeunes lui posaient des questions.

Quand enfin, la parole lui est donnée, il salua le grand homme qu’est le président

Kagamé avant de charmer une fois encore les jeunes. « Je vous demande pardon, faites

en sorte que notre patrie soit une patrie de paix », a-t-il demandé aux jeunes. Puis dans

un air de campagne, il a dit vouloir pour son pays « une jeunesse disciplinée autour de

son président » et qu’il entend inviter bientôt au palais pour le dialogue. Dans la même

logique, il s’en prend à l’Union fait la nation et surtout à son symbole « la jarre

trouée ». «La jarre trouée est un symbole,(…)mais qui a troué cette jarre ? Est-ce même

si tout le monde bouchait les trous avec la main, l’eau ne va pas couler.(…) d’une jarre

trouée, on n’a pas besoin », a-t-il ironisé.

Les dessous de la visite de l’homme fort de Kigali (« 24H au Bénin » )

Le symposium international sur les 50 ans

d’indépendance africaine qui s’est achevé samedi

dernier à Cotonou, a été marqué par la présence parmi

les invités, du président Paul Kagamé du Rwanda. Au-

delà des raisons officielles de la venue au Bénin de

l’homme fort de Kigali, il y en a d’autres motifs non

avoués

Officiellement, Paul Kagamé était à Cotonou la semaine

dernière pour prendre une part active au symposium

international sur le cinquantenaire des indépendances

africaines. La preuve, à côté des entretiens avec son

homologue béninois, le président rwandais s’est

adressé aux participants de cette grande rencontre et a

même échangé avec des jeunes. Cependant, même si

pour le profane, l’homme fort de Kigali était à Cotonou

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pour rendre la politesse au président Boni Yayi qui avait pris part à la cérémonie de son

investiture, il n’en demeure pas moins que plusieurs autres raisons peuvent expliquer sa

récente visite au Bénin. A cet effet, le désir manifeste du président Boni Yayi en

difficultés du fait de l’état socio-économique, financier et politique de son pays de

recevoir un de ses collègues, champions en bonne gestion ou en mal gouvernance en est

la première raison.

A quelques mois de la fin de son mandat et désireux de rempiler, le chef de l’Etat pense

que la venue de Kagamé va fasciner ses compatriotes qui de ce fait, seront magnanimes

avec lui pour lui donner une seconde chance pour soi-disant refonder le pays ou le

mettre dans l’émergence tant répétée jusqu’ici. Heureusement, les Béninois n’étant pas

dupes, ils en savent trop sur le Rwanda et son homme fort au pouvoir depuis 1994. En

matière des droits de l’homme, de la liberté de presse et même de la démocratie, le pays

des milles collines n’est pas un exemple au monde. Sur ce point, certains n’hésitent pas à

dire que le chef de l’Etat s’inspire de Kagamé tout en jouant à la souplesse. Mais jusqu’à

quand ? Se sont –ils interrogés dans la mesure où le climat socio-politique actuel et cette

histoire de Lépi non consensuelle et bien d’autres scandales l’agacent. La présence au

Bénin de prisonniers rwandais jugés, condamnés puis embastillés chez nous dans le

cadre du tribunal pénal international chargé de juger les génocidaires d’avril 1994 au

Rwanda pourrait être la deuxième raison non officielle de la venue à Cotonou de Paul

Kagamé. Celui-ci aurait sans doute profité de sa visite au Bénin pour recevoir des

nouvelles de ses compatriotes en prison au Bénin. Et puis comment ne pas rappeler que

tout dernièrement un de ces prisonniers incarcérés est mort de manière mystérieuse ?

Troisième raison possible du déplacement du chef de l’Etat rwandais au Bénin, c’est de

donner une aura internationale au symposium inspiré, concocté et organisé par Albert

Tévoèdjrè. Inutile de ressasser les preuves qui sont palpables, réelles et touchantes. A

part Jean Ping, le président de la Commission africaine, les fils de Kwamé Nkrumah,

Joseph Kasavubu, Lumumba, de la député Taubira, le symposium sur les indépendances

africaines a brillé par l’absence des grandes personnalités.

Johnson Z. OLOKIKI

Bénin : Statue de Gbehanzin, Roi du Danxome

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Koweït

Paralysie institutionnelle, marchandage politique et lassitude populaire

par Claire Beaugrand

L‟élection récente de quatre femmes au parlement koweïtien confirme l‟avant-gardisme du

pays en matière d‟ouverture démocratique dans la région du Golfe. La politisation de

nouvelles couches de la société n‟est cependant pas exempte de relations de patronage et de

marchandage politique entre le gouvernement, le parlement et la société civile. Et elle exclut

les nombreux travailleurs migrants.

Premier émirat du Golfe à obtenir son indépendance en 1961, le Koweït est aussi le premier à

se doter, à peine un an plus tard, d‟une Constitution prévoyant l‟élection d‟un parlement –

chose faite dès 1963. C‟est ainsi qu‟est scellée l‟alliance entre la dynastie régnante des Al

Sabah, qui accepte de partager pouvoir et ressources, et l‟élite marchande, qui en retour lui

accorde son soutien face aux revendications irakiennes107

. Durant les décennies 1960 à 1980,

la culture politique koweïtienne, perçue comme un parangon régional d‟ouverture, est

marquée par trois caractéristiques majeures : la franchise de ton des groupes d‟opposition

parlementaire d‟abord nationalistes puis islamistes dès le tournant des années 1980, la vitalité

des mouvements associatifs et une presse relativement indépendante (Ghabra, 1997).

Cette culture politique s‟ancre dans de puissants réseaux de sociabilité traditionnels,

familiaux, tribaux, religieux (husaīniyya108

) et particulièrement au Koweït dans le réseau des

diwïniyya 109

. Ces dernières ont joué un rôle essentiel pour maintenir ouvert le débat public

lors des deux dissolutions du parlement, qui furent accompagnées en 1976-1981 de la

dissolution de bon nombre de comités d‟associations et entre 1986 et 1990 d‟un contrôle

accru sur la presse. Elles ont également servi de plateforme aux appels au retour à la vie

107

Les Koweïtiens aiment à rappeler les précédents en matière de participation à l‟exercice du pouvoir que

constituent les brefs épisodes des Conseils de 1921 et de 1938, chacun composés des grands

marchands/armateurs désireux d‟influencer la politique de l‟émirat. 108

Lieux de réunion de la communauté chiite utilisés pour commémorer la mort de Hussain et célébrer d‟autres

temps forts religieux. 109

Réunions informelles, le plus souvent hebdomadaires, qui se tiennent dans une salle adjacente mais séparée

du domicile privé de l‟hôte. Théoriquement ouvertes à tous mais regroupant a minima les cercles familiaux et

d‟amis, elles ont pour vocation principale de discuter l‟actualité politique.

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parlementaire qui, unifiant islamistes et nationalistes, se sont faits de plus en plus pressants au

début de l‟année 1990. C‟est au moment où le régime est sur le point de l‟emporter sur cette

vague de contestation, en arrêtant les leaders du mouvement démocratique et en imposant,

grâce au soutien des tribaux, un parlement moitié-élu, moitié-nommé, que l‟invasion du pays

par l‟Irak vient changer la donne.

Deux facteurs concourent au renversement du rapport de force entre les autorités et la société

qui entend conserver son droit de regard sur la conduite des affaires du pays. La fuite des Al

Sabah en Arabie saoudite permet à l‟opposition de négocier le rétablissement de la dynastie

régnante contre la restauration de la Constitution de 1962 et le retour au parlementarisme

(accord connu sous le nom de pacte de Djeddah d‟octobre 1990). Deuxièmement, la résistance

à l‟occupant irakien sur le terrain a mis au jour les capacités de mobilisation et d‟organisation

des mouvements populaires, comme par exemple le rôle dans l‟approvisionnement et la

circulation d‟information joué par les coopératives alimentaires dirigées par les islamistes

sunnites.

À la libération du pays en février 1991, les associations de citoyens (comités pour les droits

des prisonniers libérés, le retour des prisonniers de guerres, la mémoire de martyrs) se

multiplient, signe tangible de cette société civile appelée de ses voeux par les puissances

libératrices et encouragée par la présence d‟organisations internationales supervisant la

période d‟après-guerre (Human Rights Watch, Amnesty). Après la vague d‟ouverture

politique de la décennie 1990, les attentats du 11 septembre et l‟agenda états-unien qui en

découle déplacent l‟intérêt de la communauté internationale vers le voisin saoudien ; le thème

du renforcement de la société civile dans la région fait place à celui de la lutte contre le

terrorisme.

À l‟heure où les voisins du Golfe qui ont mis un frein à leur libéralisation politique

multiplient les nouveaux projets économiques et financiers, le Koweït semble, lui, en plein

marasme, empêtré dans des querelles entre l‟exécutif et le parlement qui prennent souvent

l‟aspect de marchandages politiques. Depuis le début de la crise financière, le projet

d‟industrie pétrochimique en coopération avec Dow Chemical et celui de la quatrième

raffinerie ont été annulés sous la pression du parlement, au motif, entre autres, qu‟il fallait

accorder la priorité au rétablissement de l‟économie.

Quatrième exportateur de pétrole avec des revenus pétroliers s‟élevant en 2008 à plus de 78

milliards de dollars110

, le Koweït a évité la panique que l‟effondrement de la bourse du

Manakh avait causée en 1982, en intervenant massivement dans le secteur financier et

boursier et en maintenant le niveau de ses dépenses publiques, y ajoutant, à la demande des

députés en juillet 2009, un plan d‟aide aux Koweïtiens licenciés du secteur privé. De fait, au

Koweït, la vitalité de la société civile prend parfois la forme d‟un affrontement entre factions

pour maximiser les bénéfices octroyés par le budget de l‟État. Seule l‟euphorie provoquée par

l‟élection de femmes au parlement a fait oublier pour un temps les doutes que des

perspectives de trop court terme font peser sur l‟avenir du pays et sur sa capacité de réformes

et de progrès.

110 Central Bank of Kuwait : www.cbk.gov.kw.

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Parlement : des mouvements d’opposition devenus incontrôlables ?

En l‟absence de partis politiques reconnus par la Constitution, le système koweïtien est

caractérisé par la flexibilité des coalitions d‟opposition parlementaire. Jusqu‟à la décennie

1990, le gouvernement koweïtien était parvenu à obtenir des majorités parlementaires en

contrebalançant les mouvements d‟opposition entre eux, jouant tout d‟abord les islamistes

contre les nationalistes puis les tribaux peu politisés contre les deux premiers. Avec la

politisation croissante des candidats tribaux, la formation de majorités acquises à la politique

gouvernementale est devenue plus difficile.

Si l‟émir Sheikh Jabir al Ahmad avait déjà eu recours à la dissolution de l‟Assemblée

nationale en 1999, les relations entre les deux pouvoirs se sont encore dégradées depuis

l‟accession de son demi-frère Sheikh Sabah al Ahmad au rang d‟émir en janvier 2006 et la

nomination du Sheikh Nasir Mohammad au poste de Premier ministre : des trois législatures

élues (2003, 2006, 2008), aucune n‟est parvenue à son terme. De fait, l‟usage de plus en plus

audacieux par les parlementaires de leur droit constitutionnel d‟interpellation des ministres,

qui peut aboutir à un vote de confiance, a largement concouru au climat de crise politique,

quand il n‟est pas taxé d‟être à lui seul la source du « blocage institutionnel ».

La nouveauté depuis trois ans consiste dans le fait que l‟accord tacite qui exemptait les

membres de la famille royale pourvoyant traditionnellement aux postes clés de Premier

ministre, ministres de la défense, de l‟intérieur et des affaires étrangères a été rompu avec la

demande d‟interpellation du Premier ministre. Si l‟émir s‟était accommodé des démissions de

ministres et des trois démissions du Premier ministre lui-même, l‟interpellation de Sheikh

Nasir mis en cause pour inefficacité, non-respect des lois et corruption semble devoir

empiéter sur le droit des Al Sabah à diriger le pays. La situation ne semble pas devoir

s‟améliorer, puisque la première action du nouveau parlement élu en mai 2009 a été de voter –

pour la rejeter le 1er juillet – une motion de censure pour corruption lors de la campagne

électorale, contre le ministre de l‟intérieur, premier membre de la famille royale à se plier à la

procédure. Dans ces conditions, trois remarques s‟imposent.

Tout d‟abord, force est de constater que bon nombre d‟interpellations portent sur l‟utilisation

d‟argent public ou sur des malversations financières, comme l‟affaire des chèques émis par le

Premier ministre au bénéfice de certains députés. Outre le principe de responsabilité

gouvernementale, c‟est véritablement la question de la transparence des transactions

financières étatiques qui est posée par des coalitions à la composition et aux motivations

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variées – transparence en matière d‟allocation de fonds publics sans laquelle il ne saurait y

avoir de système démocratique. La tournure prise par la vie parlementaire au Koweït montre

les limites du modèle de l‟État rentier selon lequel la redistribution de la rente permettrait

d‟acheter le silence de l‟opposition ou la paix sociale. À Koweït, le renouvelle ment

générationnel aidant, les avantages sociaux pourvus par l‟État providence sont regardés

comme des acquis et la lutte continue entre les différentes factions pour obtenir davantage de

l‟État. C‟est ainsi par exemple que de temps à autre, des manifestants descendent devant le

parlement pour apporter leur soutien aux députés réclamant l‟effacement par le budget de

l‟État de leurs dettes à la consommation – ce que conteste évidemment la partie non endettée

des Koweïtiens.

La seconde tendance de fond, largement liée à la première, est l‟élargissement, en dépit de

garde-fous111

, de la participation effective au politique de toutes les composantes de la société

koweïtienne. Ainsi assiste-t-on à la politisation des populations périphériques dites « tribales »

intégrées plus tardivement au corps des citoyens et à la formulation de leurs revendications

propres. Traditionnellement acquis au gouvernement et représentant des classes moins

opulentes que les élites marchandes, les députés issus de ces milieux sont désormais plus

critiques à l‟égard du gouvernement, leur électorat plus mobilisé.

Cette émancipation politique n‟est pas allée sans provoquer un durcissement du pouvoir à leur

égard : lors du scrutin de mai 2008, le ministère de l‟intérieur est intervenu manu militari pour

interdire au nom de l‟unité nationale la tenue de primaires tribales, devenues illégales par une

loi de 1998 mais largement tolérées jusqu‟alors. Cette approche conflictuelle sans précédent a

suscité de vives réactions et de violentes manifestations tribales visant à la libération des

personnes arrêtées lors des primaires.

Enfin, en dépit de cette double pression pour plus de transparence et une meilleure

intégration, il ne fait pas mystère à Koweït que bon nombre de ces interpellations servent des

motivations personnelles ou politiciennes autant, voire plus, que la démocratie koweïtienne,

de sorte qu‟une certaine suspicion pèse toujours sur les travaux du parlement.

Lassitude populaire et initiatives spontanées

Face à ce qui est apparu parfois comme un jeu de marchandage entre législatif et exécutif, les

organisations de la société civile koweïtienne n‟ont pas été en reste. Bon nombre d‟avancées

sociales ou politiques se sont faites à l‟initiative de citoyens ou d‟associations koweïtiennes.

La corruption rampante des dirigeants comme des députés est un des sujets majeurs de

mécontentement des citoyens qui ne manque jamais de resurgir en période de campagnes

électorales. Au printemps 2006, c‟est la mobilisation spontanée des jeunes Koweïtiens qui a

fini par faire évoluer le dossier sur la réduction du nombre de circonscriptions, qui visait à

diminuer la fraude électorale. Parti d‟un petit nombre d‟activistes désireux d‟exprimer leur

exaspération face aux tergiversations tacticiennes du parlement ne parvenant pas à s‟entendre

avec l‟exécutif, ce « mouvement orange » a appelé à manifester pour réclamer le passage de

vingt-cinq à cinq circonscriptions. Par la vertu amplificatrice des messages téléphoniques et

d‟internet, il a très vite gagné en ampleur et est parvenu à obtenir le soutien de certains

111 Les citoyens naturalisés et les membres des forces armées n‟ont pas le droit de vote à Koweït. En revanche

les enfants de naturalisés ont obtenu leurs droits politiques en 1994.

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parlementaires, ce qui a finalement conduit à la dissolution du parlement et au passage de la

loi comme premier acte de la nouvelle législature.

De la même façon, la question longtemps débattue de l‟octroi des pleins droits politiques aux

femmes est révélatrice à la fois de la force de l‟activisme féminin et de l‟intrication, dans des

relations complexes de marchandage et de patronage, de la société civile, du parlement et des

autorités. Bien que l‟émir précédent, Sheikh Jabir al Ahmad, se soit prononcé en faveur du

vote des femmes dès 1999, il aura fallu six ans pour que le décret soit adopté (16 mai 2005),

et quatre autres années pour voir quatre femmes élues députées. Force est de constater que

l‟incapacité des émirs à faire passer une mesure en faveur de laquelle ils s‟étaient

publiquement prononcés vient, entre autres, de leur réticence à s‟aliéner les farouches

opposants à la loi qu‟étaient les islamistes sunnites et les tribaux conservateurs.

La candidate Salwa al-Jassar, au centre, élue au Parlement du Koweit le 17 mai 2009. AFP

PHOTO/YASSER AL-ZAYYAT

Cependant, pour les activistes koweïtiennes, ce n‟était qu‟une question de temps ; car les

Koweïtiennes n‟ont pas attendu l‟obtention du droit de vote pour s‟engager activement dans

les milieux professionnels et associatifs à tous les échelons (Tétreault, 2005). Les militantes

koweïtiennes mettent d‟ailleurs un point d‟honneur à rappeler que l‟élection de femmes au

Koweït n‟est le résultat d‟aucun quota (comme en Irak) ni d‟aucune nomination (comme dans

le reste des pays du Golfe). Et les espoirs placés en leurs compétences par l‟électorat révèlent

en effet l‟étendue de leur légitimité et de leur base de soutien.

Enfin il convient de noter que seule la population « citoyenne » de Koweït a voix au chapitre

dans l‟émirat : certes, les communautés arabes implantées de longue date au Koweït ont pu

former leurs propres associations ou participer selon diverses modalités aux associations ou

syndicats koweïtiens. Cependant, la main- d‟oeuvre sud-asiatique dépourvue de qualifications

et employée sur des projets spécifiques ou dans des contrats d‟emplois domestiques à durée

limitée, n‟a en pratique aucun moyen de se protéger en cas d‟abus de la part de ses

employeurs-sponsors112

– si ce n‟est de trouver refuge auprès de son ambassade.

La principale source de pression sur le sujet provient, de fait, de la communauté internationale

et notamment de l‟allié américain, dont le Secrétariat d‟État produit régulièrement des

112

Tout étranger sur le territoire de Koweït (sauf les détenteurs de visa de tourisme) est lié juridiquement à un

sponsor ou garant, généralement son employeur, responsable de ses faits et gestes pendant la durée de son

séjour.

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rapports sur les problèmes les plus criants de l‟immigration113

, rapports qui ne manquent pas

d‟irriter gouvernement et société koweïtiens. Car leurs avancées majeures en termes

d‟expérience démocratique, même tâtonnante, de statut de la femme ou de libertés politiques,

inégalées dans la région sont, quant à elles, souvent passées sous silence.

Bibliographie

Ghabra S. (1997), « Kuwait and the Dynamics of Socio-Economic Change », Middle East Journal, 51, 3, Summer

1997, 358-372.

Tétreault M. A. (2005), « Women‟s Rights and the Meaning of Citizenship in Kuwait », Middle East Report Online, February 10.

Septembre 1992, le pavillon du Koweit à l'exposition universelle de Séville.

113 Le dernier en date étant celui du 16 juin 2009 : Annual Trafficking in Persons Report.

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