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DEWEY ET LA CENTRALITÉ DU TRAVAIL Emmanuel Renault Martin Média | Travailler 2012/2 - n° 28 pages 125 à 148 ISSN 1620-5340 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-travailler-2012-2-page-125.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Renault Emmanuel,« Dewey et la centralité du travail », Travailler, 2012/2 n° 28, p. 125-148. DOI : 10.3917/trav.028.0125 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Martin Média. © Martin Média. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universit? de Sherbrooke - - 132.210.236.20 - 23/03/2015 10h58. © Martin Média Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universit? de Sherbrooke - - 132.210.236.20 - 23/03/2015 10h58. © Martin Média

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DEWEY ET LA CENTRALITÉ DU TRAVAIL Emmanuel Renault Martin Média | Travailler 2012/2 - n° 28pages 125 à 148

ISSN 1620-5340

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-travailler-2012-2-page-125.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Renault Emmanuel,« Dewey et la centralité du travail »,

Travailler, 2012/2 n° 28, p. 125-148. DOI : 10.3917/trav.028.0125

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Résumé : John Dewey, qui compte parmi les principales fi gures du pragmatisme américain, est l’un des rares auteurs classiques à avoir défendu l’idée d’une centralité du travail. Cet article s’efforce de res-tituer les thèses et les arguments qui conduisent chez lui à accorder au travail une centralité épistémologique, psychologique, sociale et politique. Les objectifs de l’article sont doubles : d’une part, préciser le sens que peut recevoir l’idée de centralité du travail et les diffé-rentes manières dont elle peut être défendue ; d’autre part, contribuer à modifi er l’image que les sciences sociales francophones donnent du pragmatisme deweyien. Summary, p. 148. Resumen, p. 148.

Parler de centralité du travail revient à utiliser une métaphore géométrique ou physique pour soutenir que le travail est une réalité et une valeur centrales dans la vie individuelle et col-

lective. Le contenu conceptuel de cette métaphore tient aux affi rma-tions suivantes : le travail occupe une place non négligeable dans nos existences, il infl ue sur la part de nos existences qui ne concerne pas directement le travail, la valeur de la vie individuelle et collective dépend du travail soit directement parce que le travail est lui-même un enjeu normatif décisif, soit indirectement parce que la capacité de cultiver des valeurs propres à la vie hors travail dépend elle-même du travail. Il y a donc trois thèses implicites dans le concept de centra-lité du travail. Premièrement, le travail n’occupe pas une place négli-geable dans les champs individuel et collectif (de même qu’un centre

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n’est pas une position parmi d’autres dans une fi gure). Deuxièmement, l’expérience du travail et les institutions liées au travail produisent des effets sur les expériences et les institutions non directement liées au travail (de même que le centre de gravité d’un corps infl ue sur son mouvement). Troisièmement, le travail constitue un enjeu normatif décisif. Ajoutons que prendre la métaphore géométrique ou physique au sérieux revient à admettre la possibilité d’une double centralité dans un même champ ( l’ellipse à un deux foyers) 1.

L’idée de centralité du travail est donc solidaire d’une prise de posi-tion dans trois débats controversés : celui de l’extension de la sphère du travail, celui des rapports fonctionnels entre travail et non-travail, et celui des enjeux normatifs du travail. Ces débats se sont développés au sein de différentes sciences humaines et sociales, mais ils ont également été ins-truits philosophiquement. On trouve ainsi, chez Arendt, l’exemple d’une position philosophique contestant toutes les thèses constitutives de la cen-tralité du travail : la destination de l’homme est de conférer au travail la place la plus restrictive qui soit (comme les Grecs l’ont compris en délé-guant le travail à des esclaves) ; les formes de la vie hors travail sont indé-pendantes du travail et ne peuvent que se trouver dénaturées lorsqu’elles sont colonisées par les logiques du travail ; les valeurs les plus hautes auxquelles une vie humaine peut prétendre, hétérogènes aux normes du travail, doivent être cultivées pour elles-mêmes et préservées de toute cor-ruption par le travail. Pour argumenter en faveur de ces thèses, Arendt intervient conjointement sur le plan de l’anthropologie philosophique, de la théorie de l’action et de la théorie sociale. Elle récuse les défi nitions de l’homme comme homo faber. Elle défend un concept à la fois restrictif et dévalorisant du travail en distinguant le travail, l’œuvre et l’action. Enfi n, elle récuse tout caractère déterminant au soubassement économique de la vie sociale.

Dewey n’a jamais parlé de centralité du travail, mais il a assumé les trois thèses de la place non négligeable du travail, de son rôle déter-minant et de ses enjeux décisifs sur les différents plans de l’anthropologie philosophique, de la théorie de l’action, de la psychologie et la théorie sociale (il n’est donc pas étonnant qu’Arendt en ait fait l’un de ces prin-cipaux adversaires 2). L’objectif de cet article est de montrer comment il

1. Ainsi C. Dejours soutient-il la thèse d’une double centralité psychique du travail et de la sexualité (voir notamment Travail vivant, Payot, Paris, 2 tomes, 2009).2. Le pragmatisme, semble-t-il dans sa version deweyienne, est une cible constante d’H. Arendt dans La Crise de la culture (Gallimard, Paris, 1972). Voir notamment le chapitre v : « La crise de l’éducation ».

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attribue au travail un rôle de paradigme (ou de modèle général) et une centralité psychologique et sociale. Dans ce qui suit, il s’agira tout à la fois de présenter des thèses et des arguments d’intérêt général pour la phi-losophie, la psychologie et la sociologie du travail (sous-disciplines qui se réfèrent rarement à cet auteur 3), et plus encore pour ceux qui, au sein de ces disciplines, se réclament de la thèse de la centralité du travail. Pour-suivre de tels objectifs suppose de modifi er l’interprétation dominante du pragmatisme deweyien dans le débat francophone. Depuis une trentaine d’années, la réception française de Dewey a été orchestrée principalement par des sociologues inspirés par l’interactionnisme goffmanien et l’ethno-méthodologie 4. L’idée de pragmatisme est chez eux solidaire d’un primat méthodologique de l’analyse de l’action située et d’une confi ance en la capacité des acteurs de défi nir adéquatement le sens des situations et de résoudre les problèmes qu’ils y rencontrent. Dewey est conçu comme un penseur faisant de l’homme un animal rationnel (un expérimentateur intel-ligent) et politique (par sa capacité de construire un public pour résoudre les problèmes sociaux), comme un théoricien de l’acteur pluriel et de la pluralité des régimes d’action (les situations hétérogènes impliquant des logiques d’action et de résolution des problèmes elles aussi hétérogènes) et comme un théoricien social pluraliste (l’idée de société ne désignant qu’une multiplicité d’associations). Or, pour Dewey, l’animal humain est avant tout un fabricateur d’outil et l’objectif principal de sa théorie de l’action n’est pas d’analyser l’hétérogénéité des régimes d’actions, mais de dissoudre les oppositions traditionnelles de la production et de l’action, de l’éthique et de la technique, des arts utilitaires et des beaux-arts, du travail et du jeu, du travail et du loisir, de la pratique et de la théorie, pour faire ressortir la matrice technique de tout agir humain. La réception fran-cophone de Dewey conduit également à ignorer qu’au travail est accordée une centralité psychologique par ses effets formateurs d’ordres affectif, moral et intellectuel (effets formateurs pouvant empêcher les individus de faire face de manière intelligente aux problèmes qu’ils rencontrent), et par sa contribution décisive à l’unifi cation de l’identité personnelle. Cette réception ne prête pas non plus attention au fait que l’ensemble des associations qui composent la vie sociale est confi guré par la base écono-mique de chaque société (Dewey allant à ce sujet jusqu’à se réclamer du

3. À l’exception de travaux récents : A. Bidet, L’Engagement dans le travail, Puf, Paris, 2011 et A. Tcholakova, En quête de travail, enjeux de reconnaissance et remaniements identitaires, Thèse de l’université de Lyon 2, 2012. La situation est différente en sciences de l’éducation et en ergonomie.4. Voir R. Pudal, « La sociologie française est-elle pragmatist compatible », Tracé, 15/2008, p. 25-45.

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déterminisme économique) et que le public, en tant que forme d’exercice collective de l’intelligence sociale, n’est jamais qu’une instance dérivée et subordonnée, tout comme l’intelligence en général n’est jamais qu’un instrument de résolution des problèmes pratiques. On pourrait dire que, parmi les différents termes utilisés par Dewey pour caractériser sa posi-tion philosophique (pragmatisme, expérimentalisme, instrumentalisme et naturalisme), la réception francophone retient surtout le pragmatisme et l’expérimentalisme au détriment de l’instrumentalisme et du naturalisme dont dépend pourtant la spécifi cité du pragmatisme et de l’expérimenta-lisme deweyiens. Ce sont précisément ces orientations instrumentaliste et naturaliste qui conduisent Dewey à faire du travail un paradigme et à lui accorder une double centralité.

L’animal faiseur d’outilsDans les débats opposant depuis la philosophie grecque les défi ni-

tions de l’homme par l’artifi ce et la technique (comme chez les sophistes) ou par le logos et la politique (comme chez Platon et Aristote), Dewey prend clairement position pour les premiers :

Les philosophes ont défi ni l’homme de bien des manières : comme l’animal parlant ou comme l’animal rationnel. On a également attiré l’attention sur le fait qu’il est le seul animal capable de rire. Récemment, le philosophe français Henri Bergson a défendu la défi nition de l’homme comme animal faiseur d’outil – une défi nition particulièrement pertinente à mon avis. La défi nition bergsonienne attire l’attention sur la capacité des hommes d’inventer à partir des matériaux naturels des instruments destinés à satisfaire leurs désirs – une caractéristique que les animaux d’ordre inférieur ne possèdent pas, et qui est donc unique 5.

Loin d’être insignifi ante, cette défi nition de l’homme comme tool making animal est une conséquence directe de l’instrumentalisme de Dewey. Cette notion désigne chez lui une position épistémologique qui se fonde sur une conception générale de l’agir humain comme utilisation d’outil 6. Selon Dewey, l’expérience est constituée pratiquement avant d’être thématisée cognitivement. C’est seulement dans une situation de blocage de nos interactions avec l’environnement que nous nous élevons, de façon réfl exive, à un rapport cognitif avec l’expérience en vue d’ana-lyser la nature de la situation problématique et de trouver la meilleure

5. Lectures in China, University Press of Hawaii, Hawaii, 1973, p. 101. Voir également : « Bergson a souligné que l’homme pourrait être appelé homo faber. Dans le règne ani-mal, il est le seul à fabriquer des outils. Cela s’est vérifi é depuis que l’homme est homme ( Reconstruction en philosophie, Farago, Pau, 1982, p. 82, MW 12 : 120).6. Ce point est mis en lumière par L. Hickman, John Dewey’s Pragmatic Technology, Midland Book Edition, Bloomington et Inidianapolis, 1992.

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solution. L’intelligence, au sens de l’ensemble des activités cognitives (de la simple sensation au raisonnement), est donc un opérateur de réorienta-tion de l’agir lorsqu’il est confronté à des obstacles que les dispositions pratiques à l’œuvre dans une action (les compétences et les savoir-faire inscrits dans les habitudes) ne parviennent pas à surmonter. L’intelligence a la contradiction pour origine et le dépassement des contradictions pour objectif 7. Elle est essentiellement un instrument de restauration du cours normal de l’action et d’enrichissement des interactions 8. Telles sont les thèses principales de l’instrumentalisme deweyien en tant que théorie de l’intelligence ou épistémologie.

L’instrumentalisme a également un versant pratique qui tient à la dimension instrumentale de nos rapports avec l’environnement. L’agir implique un processus constant de sélection des conditions favorisant ou faisant obstacle à l’action. Cette sélection est déjà à l’œuvre dans les interactions des animaux non humains avec l’environnement, mais l’agir humain est instrumental en un sens plus spécifi que et plus déterminant. Chez les organismes humains, en effet, les conditions favorables à l’action ne relèvent pas seulement de conditions d’action s’inscrivant dans un rap-port cause/conséquence, mais aussi de moyens d’actions se donnant dans un rapport moyen/fi n.

Dans Expérience et nature, Dewey présente comme décisive la dif-férence entre les séquences cause/conséquence et moyen/fi n. Il soutient que la première est purement mécanique alors que la seconde implique un dépassement de l’extériorité propre au rapport mécanique ainsi qu’un processus d’ajustement réciproque. Alors que le rapport des animaux non humain à leur environnement reste mécanique, celui des hommes est carac-térisé par la transformation des liens causaux en liens moyens/fi ns 9. Cette transformation charge l’expérience de signifi cation (au sens où la signifi -cation du moyen est défi nie par son usage et donc son renvoi à une fi n), d’intelligence (parce que c’est l’intelligence qui sélectionne dans l’envi-ronnement des éléments pouvant remplir des fonctions), de normatif (parce que le rapport fi n/moyen s’établit sur la base d’un choix des meilleurs

7. « La condition qui est antérieure et qui suscite tout exercice du connaître réfl exif (refl ec-tive thinking) est toujours celle d’une discordance, d’une lutte, d’une ‘‘collision’’. Cette condition est pratique, car elle implique les habitudes et les intérêts d’un organisme, d’un agent […]. La discordance appelle et contrôle le connaître réfl exif » (MW 4 : 72-73).8. « [La position] de type instrumental […] traite du penser comme d’une procédure spé-cifi que relative à une occasion antécédente spécifi que et à un accomplissement conséquent spécifi que » (MW 2 : 304).9. LW 1 : 277-278.

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moyens et des meilleures fi ns) et créatif (parce que la transformation d’un élément de l’environnement en moyen est solidaire de l’expérimentation de nouvelles actions 10).

L’idée d’un dépassement de l’extériorité de la relation cause/consé-quence dans la relation moyen/fi n est liée à une caractéristique bien connue de la théorie de l’action deweyienne : son orientation présentiste 11. L’idée centrale du présentisme est que les fi ns poursuivies sont présentes dans les moyens mis en œuvre (auxquelles elles confèrent valeur et signifi cation) et qu’elles se modifi ent dans le processus de mise en œuvre des moyens (du moins celles qui permettent à l’action de se développer, et que Dewey désigne par le terme de « fi n-en-vue », au lieu de la contraindre de l’ex-térieur). De même que c’est parfois en recourant à l’analyse de l’activité de travail que Dewey illustre la manière dont l’intelligence intervient dans l’action 12, de même, c’est en prenant l’exemple de l’activité de travail qu’il illustre cette présence des fi ns dans les moyens et cette révision des fi ns à la lumière des moyens :

Pour une personne construisant une maison, la fi n-en-vue (end in view) n’est pas qu’un but distant et fi nal qui serait enfi n atteint après qu’un nombre suf-fi samment important de mouvements imposés ont été accomplis correctement. La fi n-en-vue est un plan qui est opératoire de manière contemporaine dans la sélection et l’arrangement des matériaux. Ces derniers, briques, pierre, bois et mortier, sont des moyens que pour autant que la fi n-en-vue s’incarne actuellement en eux, en leur donnant forme. Ils sont littéralement la fi n dans sa forme actuelle de réalisation. La fi n-en-vue est présente à chaque étape du processus ; elle est présente en tant que signifi cation des matériaux utilisés et des actes accomplis ; sans sa présence formatrice, ces derniers ne sont en aucun cas des moyens, ils sont simplement des conditions causales extrinsèques 13.

Alors que l’agir instrumental est classiquement interprété comme un rapport mécanique avec l’environnement, Dewey le caractérise comme un dépassement de l’interaction mécanique dans une relation fi nalisée avec l’environnement. Certes, il existe différents types de

10. « Les moyens sont toujours aussi des conditions causales ; mais les conditions causales ne sont des conditions que lorsqu’elles possèdent une qualité supplémentaire ; à savoir celle d’être l’objet d’un usage libre, en raison de la perception de leur connexion avec une conséquence choisie […]. Inversement, les conséquences, les fi ns, sont aussi des effets ; mais les effets ne sont pas des fi ns tant que la pensée n’a pas perçu et choisi librement les conditions et les processus qui sont leurs conditions. La conception selon laquelle les moyens sont secondaires [menial = subalternes, ingrats] et les instrumentalités services ne consiste en rien moins qu’en une dégradation des moyens au rang de nécessité extérieure et contraignante » (LW 1 : 275).11. À ce propos, voir H. Joas, La Créativité de l’agir, Cerf, Paris, 1999, p. 162-167.12. Voir Démocratie et éducation, « L’Âge d’homme », Paris, 1983, p. 164-165, MW 9 :138-139.13. LW 1 : 281-282.

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rapports instrumentaux à l’environnement. Une première forme d’agir instrumental relève de l’usage d’éléments de l’environnement naturel transformés par l’intelligence en moyens. Une deuxième forme d’agir instrumental renvoie à l’usage de moyens qui sont des instruments au sens de moyens d’actions artifi ciels. Une troisième forme d’agir ins-trumental concerne l’usage de ces instruments particuliers que sont les outils et qui permettent de transformer la nature pour produire des instru-ments. C’est le niveau du travail proprement dit. Chez Dewey, le concept de « moyen », opposé à celui de « cause », est utilisé de façon générale pour distinguer l’ensemble de ces trois formes d’agir instrumental et le concept d’instrument se voit souvent lui aussi conférer la même exten-sion ; parfois, Dewey parle en outre des instruments en général comme d’outils, comme lorsqu’il fait du langage « l’outil des outils 14 ». On peut voir dans ces glissements le symptôme du fait que l’analyse deweyienne de l’agir instrumental est forgée au prisme de l’analyse du travail. L’utili-sation de ces instruments particuliers que sont les outils fournit d’ailleurs la meilleure illustration des dimensions signifi ante, créatrice et norma-tive qui reviennent selon Dewey à tout « moyen » ou « instrument ». Tout moyen ou instrument a une signifi cation, est solidaire de la création de nouvelles possibilités d’action et d’un usage plus ou moins intelligent, mais l’outil exprime immédiatement les signifi cations qui sont liées à son usage (existence et fonctionnalité tendent à s’identifi er en lui), il permet de créer non pas seulement des nouvelles actions, mais aussi de nouvelles conditions d’actions et de nouvelles fi ns, il est souvent doté d’une valeur intrinsèque (on peut chérir ses outils) et l’excellence de son usage dépend de l’excellence d’une forme d’intelligence (la techne). L’expérience du travail constitue manifestement pour Dewey une sorte de laboratoire philosophique 15.

Il est clair que, même si le comportement humain tire sa spécifi -cité d’une transformation de la relation cause/conséquence en une rela-tion moyen/fi n, les interactions avec l’environnement restent régies par la logique mécanique des causes et des conséquences dans tout ce qui concerne le niveau proprement biologique de notre existence et dans tout ce qui, dans nos habitudes, relève de la simple routine. Cependant, le partage

14. LW 1 : 134. Le langage est l’outil qui permet de fi xer et de conserver les signifi cations qui transforment les conditions d’actions en moyens d’action.15. Voir Jim Garrison, « Dewey’s Philosophy and the Experience of Working: Labor, Tools and Language », Synthese, vol. 105, No. 1, oct., 1995, p. 87-114 et J. W. Donohue, « Dewey and the Problem of Technology » in J. Bleweth, John Dewey. His Thought and Infl uence, Fordham University Press, New York, 1960) qui soutient que « le travail, et particulièrement le travail manuel, est pour Dewey l’archétype même de l’expérience » (p. 127).

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du mécanique et de l’instrumental n’est pas seulement dicté par la nature et la force de l’habitude, il dépend également des conditions sociales de l’agir. On perçoit toute la dimension normative dont Dewey leste l’idée d’agir instrumental lorsqu’il déplore que l’organisation du travail réduise le plus souvent celui-ci à une pure routine ou à une simple corvée 16. Dans Individualism Old and New, il déplore plus généralement que, dans la société actuelle, les machines et les produits ne soient pas conçus comme de véritables instruments, c’est-à-dire comme des moyens d’actions qui appellent un usage intelligent 17.

C’est dans la perspective de cette promotion du travail en para-digme, et de la défi nition extensive de l’outil qui en est solidaire, qu’il faut comprendre l’intérêt porté par Dewey à la défi nition de l’homme comme un « tool making animal » et comme un animal capable d’art au sens de techne. L’instrumentalisme deweyien ne réduit pas tant l’intelligence à un instrument qu’il ne souligne la solidarité des instruments et de l’intelli-gence. Il ne consiste pas à réduire l’intelligence à un facteur d’ajustement mécanique, mais à lui conférer toute la valeur que nous devrions donner aux instruments qui sont eux-mêmes l’incarnation d’un rapport intelligent avec notre environnement (en tant qu’artefacts créés par l’intelligence) et qui requièrent cet usage intelligent qu’on nomme « art » ou « technique ». L’intelligence apparaît ainsi comme un instrument d’instrument : un ins-trument qui est à l’origine des instruments et qui gouverne leur usage, un instrument dont l’usage peut à son tour être plus ou moins intelligent. De même que tout usage d’outil défi nit un art, de même la science est l’art de l’utilisation de l’outil qu’est l’intelligence. On comprend donc que l’homme puisse être défi ni comme un animal doté d’art et la science comme un art central :

Lorsque la conception de l’art comme trait distinctif de l’homme a été explicitée, on a alors été sûr que, à moins d’une régression totale de l’humanité même à un état antérieur à la sauvagerie, il serait toujours possible d’inventer de

16. « Pour les animaux dont les actes n’ont pas de signifi cation, le changement dans l’envi-ronnement qui est requis pour satisfaire des besoins n’a pas de signifi cation en lui-même ; un tel changement n’est que la conséquence d’une satisfaction égocentrique. Cette relation physique externe des antécédents et des conséquents se perpétue ; elle continue à être véri-fi ée dans l’industrie humaine partout où le travail et ses matériaux d’une part, ses produits d’autre part, sont des nécessités exécutées extérieurement afi n de rendre la vie possible » (LW 1 : 276).17. « L’ennemi n’est pas les marchandises matérielles, mais l’absence de volonté de les utiliser comme des instruments permettant d’accomplir les possibilités préférées. Il suffi t d’imaginer une société libérée de la domination de l’argent pour qu’il devienne évident que les marchandises individuelles sont des invitations au goût et au choix individuels, et des occasions pour la croissance de l’individu » (LW 5 : 117).

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nouveaux arts, tout en continuant à utiliser les arts anciens comme l’idéal guidant l’humanité. Bien que l’on hésite encore à reconnaître ce fait, en raison de traditions établies avant que le pouvoir de l’art ne soit reconnu à sa juste mesure, la science elle-même n’est qu’un art central qui contribue à l’apparition et à l’utilisation d’autres arts 18.

La défi nition de l’homme comme tool making animal doit éga-lement être mise en rapport avec le fait que l’instrument est un moyen d’améliorer l’expérience. Le point est décisif pour comprendre comment Dewey peut affi rmer que l’intelligence occupe une place subordonnée par rapport à la pratique sans pour autant lui conférer une valeur subor-donnée 19. De même que la supériorité des instruments sur les moyens d’action naturels tient aux formes de vie plus satisfaisantes qu’ils rendent possibles, de même les activités intellectuelles qui permettent d’améliorer nos habitudes comportent-elles une forme de supériorité 20. Les activités intellectuelles ne sont pas tant des moyens inféodés à la pratique que des moyens de la développer et de l’enrichir. Rappelons à ce propos l’ancrage darwinien de l’instrumentalisme deweyien : l’usage d’instruments incor-porant un savoir-faire intelligent est un moyen de porter à un degré plus haut le dynamisme d’ajustement de l’organisme à son milieu qui caracté-rise la vie. L’intelligence est une fonction qui s’est constituée dans le pro-cessus de la sélection naturelle pour rendre les interactions des organismes humains avec leur environnement plus satisfaisantes 21. Dewey peut donc considérer que la création d’artefacts par l’intelligence est un prolon-gement de la nature et un moyen d’actualiser des virtualités naturelles non encore actualisées au niveau de la vie biologique. C’est pourquoi il peut présenter l’art comme une forme d’accomplissement de la nature, en même temps que l’intelligence se voit accorder une valeur fondamentale sur le plan ontologique :

C’est dans l’art, comme mode d’activité dont la signifi cation est suscep-tible d’être immédiatement appréciée, que réside le parfait accomplissement de la nature ; la science est la servante qui conduit les événements naturels à cette heureuse issue 22.

18. L’Art comme expérience, Farrago, Pau, 2005, p. 47, LW 10 : 32-33.19. « Il faut partir de l’interaction de l’organisme et de l’environnement, interaction qui débouche sur une certaine adaptation qui permet l’utilisation de l’environnement : c’est le point de départ obligé, la catégorie de base. La connaissance est reléguée à une posi-tion dérivée, d’origine secondaire, même si son importance, une fois établie est décisive » (Reconstruction en philosophie, p. 93, MW 12 : 119).20. « La connaissance est un instrument d’enrichissement de l’expérience immédiate par l’intermédiaire du contrôle qu’elle exerce sur l’action » (L’Art comme expérience, p. 335, LW 10 : 294).21. MW 2 : 310.22. LW 1 : 269.

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Un concept extensif et normatif du travailTraditionnellement, le concept de travail ne désigne qu’une forme

d’action parmi d’autres qui peut être défi nie par différents types de contraste : production/action, travail/jeu, travail/loisir, technique/art. Le concept de travail se voit ainsi attribuer une extension limitée, opposé qu’il est à des activités qui semblent totalement indépendantes de lui. Il se voit également conférer une valeur normative inférieure : du point de vue éthique, la poesis est inférieure à la praxis ; du point de vue de nos marges de liberté, de l’expression et de la réalisation de soi, le travail est inférieur au jeu et au loisir ; du point de vue de l’expression de soi et du plaisir esthétique, le travail est inférieur à l’art. On peut donc dire que les princi-paux partages conceptuels de la théorie de l’action sont solidaires d’une conception restrictive et dévalorisante du travail. Il n’est donc pas éton-nant que Dewey ait été conduit à développer une critique systématique de ces dualismes en même temps qu’il érigeait l’expérience du travail en paradigme dans son analyse de la connaissance et de l’action en général. Sans contester toute pertinence à ces grandes oppositions conceptuelles, ce qui aurait conduit à l’idée absurde que toute activité est un travail, il a proposé un concept plus riche du travail comportant des dimensions ludiques, éthiques et artistiques et doté par là même d’une plus grande valeur normative 23.

Dewey ne s’est pas contenté de développer une critique systéma-tique des dualismes philosophiques (idéal/réel, esprit/corps, théorie/pra-tique, éthique/technique, beaux-arts/arts utilitaires, etc.), il a cherché à remonter à leur double origine sociale et psychologique. S’inspirant de T. Veblen et de sa théorie de la classe oisive 24, il a souligné que l’origine sociale de ces dualismes est à chercher dans la société grecque où le travail manuel tendait à être réduit à une activité servile et à une pure corvée alors que les activités socialement valorisées étaient conçues par opposition avec le travail. Ce qui était déterminant était une forme de division sociale du travail qui réduisait le travail manuel à de simples corvées tout en réser-vant à d’autres individus des tâches contemplatives et des activités de pure consommation, ce qui induisait à la fois mépris pour le travail manuel et les classes qui l’exécutaient, ignorance quant à la nature du travail en général

23. Sur ces questions, voir L. A. Hickman, John Dewey’s Pragmatic Technology, op. cit., chap. 3-5.24. The Theory of Leisure Class date de 1899. Sur le rapport de Dewey à Veblen, voir R. Tilman, « John Dewey as User and Critic of Thorstein Veblen Ideas », Journal of the History of Economic Thought, vol. 20, n° 2, 1998, p. 145-160.

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et conceptions inadéquates de l’activité intellectuelle 25. Selon Dewey, ces conditions sociales, propres à la société grecque dont proviennent un grand nombre de nos façons de penser, continuent à être en vigueur.

L’origine psychologique tient quant à elle à la tendance à fuir les diffi cultés dans la contemplation de ce que le monde devrait être, en engen-drant une séparation du réel et de l’idéal alors que l’idéal devrait être conçu comme une méthode de résolutions des problèmes réels. Dewey évoque Freud sur ce point :

Selon la psychologie moderne, de nombreux délires systématisés, des troubles mentaux et même probablement l’hystérie elle-même sont à l’origine des façons de se libérer de ces facteurs contradictoires et dérangeants […». Toutes les pensées qui répondent à ces caractéristiques […] mènent à un idéalisme particulier qu’on a qualifi é – à juste titre – de somnambulisme intellectuel. Elles permettent l’émergence d’un type de « penseurs » sans contact avec la pratique et donc sans contact avec l’épreuve que l’application impose à la pensée, une classe irrespon-sable et socialement supérieure. […] Dans la mesure où cette séparation fait de la pensée et de la théorie une sphère séparée et plus noble, elle conforte la pratique actuelle dans toute sa brutalité et dans sa stérilité routinière. C’est ainsi que l’idéa-liste a conspiré avec le matérialiste afi n de maintenir la vie réelle dans un état de pauvreté et d’injustice 26.

Pour la conception deweyienne du travail, deux dualismes importent tout particulièrement : celui du jeu et du travail et celui des beaux-arts et des arts utilitaires. En partant du fait que l’art doit être conçu comme une qualité de l’expérience et non pas comme une qualité séparée de la vie ordinaire 27, Dewey est conduit à relativiser l’opposition entre beaux-arts et arts utiles (ou entre art et travail) et à faire de leur divorce l’effet de conditions sociales particulières 28. Cette relativisation, argumentée notam-ment dans l’Art comme expérience, retient l’attention par l’image du travail qu’elle implique. Bien loin de se réduire à une corvée exercée de façon routinière et inintelligente (un simple labeur), le travail apparaît comme une activité pouvant mobiliser l’intelligence et être intrinsèquement satis-faisante. Là où la satisfaction interne que le travail peut procurer est surtout pensée chez nos contemporains selon le schème de la réalisation de soi (expression de l’intelligence et conformité avec des valeurs et des choix de

25. « Comme on oppose le loisir au travail, on oppose la théorie à la pratique, l’intelli-gence à l’exécution, la connaissance à l’activité. Dans ce dernier groupe, l’opposition a sans doute pour origine les mêmes conditions sociales que dans le premier cas » (Démocratie et éducation, p. 313, MW 9 : 271).26. Reconstruction en philosophie, p. 126, MW 12 : 160-161.27. Une qualité conçue chez Dewey à la lumière de l’intensifi cation et de la satisfaction complète qui est parfois rencontrée dans l’expérience quotidienne et que l’on peut exprimer en affi rmant : « ça c’était une expérience ».28. L’Art comme expérience, p. 48, LW 10 : 33-34.

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vie auxquels un individu s’identifi e), Dewey fait ressortir une satisfaction interne d’une autre nature. Le travail peut en effet devenir une source de satisfaction esthétique lorsqu’il parvient à se conformer pleinement aux critères internes qui défi nissent chaque activité professionnelle (comme en témoignent notamment des expressions françaises comme « c’est du beau travail 29 »). Il est alors source de satisfaction esthétique pour le travailleur lui-même avant de l’être pour un éventuel observateur :

Le mécanicien intelligent impliqué dans son travail, cherchant à bien le faire et trouvant de la satisfaction dans son ouvrage, prenant soin de ses maté-riaux et de ses outils avec une véritable affection, est impliqué dans sa tâche à la manière d’un artiste. La différence entre ce travailleur et un autre qui serait incompétent, inepte et négligent, est aussi importante dans l’atelier de l’ouvrier que dans celui de l’artiste. Il arrive souvent que ce que l’ouvrier produit ne sti-mule pas le sens esthétique de ceux qui l’utilisent. La plupart du temps cepen-dant, ce n’est pas tant la faute de ce dernier que celle des conditions du marché pour lequel ce produit a été fait. Si les conditions et les opportunités étaient dif-férentes, on produirait des objets aussi signifi ants à nos yeux que ceux produits par les artisans d’autrefois 30.

On retrouve une même entreprise de sape des préjugés présidant aux conceptions restrictives et dévalorisantes du travail dans la critique du dualisme travail/jeu. Dans Démocratie et éducation, elle intervient dans un développement soulignant la valeur éducative des activités (par opposition au seul apprentissage des savoirs) et de ces deux activités que sont le travail et le jeu dont Dewey remarque qu’elles sont diffi ciles à dissocier chez les jeunes enfants 31. Il soutient que travail et jeu sont des activités comparables par leur nature dans la mesure où les dimensions ludiques d’expérimenta-tion et de recherche d’activité satisfaisante sont présentes dans tout travail ne se réduisant pas à une pure corvée. Le travail diffère du jeu par trois cri-tères principaux : l’inscription de l’activité dans le réel (un réel qu’il s’agit de transformer et qui suppose pour cela des efforts constants), une plus grande complexité de l’agencement des moyens et des fi ns (notamment pas la nécessité de faire intervenir des instruments spécifi ques appelant une séquence d’actions déterminée), et des rapports plus médiatisés entre mise en œuvre des moyens et obtention des fi ns (les objectifs visés sont atteints au terme d’un processus productif 32). La différence ne réside donc pas, comme on le croit d’ordinaire, dans ce qui oppose une activité ayant sa

29. Sur ce point, voir C. Dejours, Le Facteur humain, Puf, Paris, 1995, p. 60.30. L’Art comme expérience, p. 23-24, LW 10 : 11.31. « Chez des sujets très jeunes, cependant, on ne distingue pas des périodes qui soient exclusivement des périodes d’activité de jeu ou des périodes d’activités de travail » ( Démocratie et éducation, p. 245, MW 9 : 211).32. Démocratie et éducation, p. 244-247, MW 9 : 210-213.

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fi n hors d’elle-même et une activité autotélique (croyance déjà sapée par la théorie présentiste de l’immanence des fi ns aux moyens), ou des activités dotées et dénuées d’intérêt (croyance déjà sapée par la critique de l’oppo-sition beaux-arts/arts utilitaires). Lorsque le travail ne se réduit pas à une corvée ou une routine, il ne peut entrer sous l’opposition de la praxis et de la poesis, comme le suggère Dewey en concluant son analyse des rapports entre travail et jeu :

Il convient cependant de se demander pourquoi l’on soutient couramment l’idée que le travail implique la subordination d’une activité à un résultat matériel ultérieur. La forme extrême de cette subordination, n’importe quelle corvée par exemple, fournit un élément de réponse. L’activité exercée ainsi sous pression ou sous contrainte n’est pas exercée parce que l’activité a un sens. Le cours de l’action n’est pas intrinsèquement satisfaisant : c’est un simple moyen d’éviter un châtiment ou d’obtenir une récompense […]. Dans des conditions économiques d’asservisse-ment, cet état de chose est inévitable […]. Or, la fi n devrait faire partie intrinsèque de l’action, elle devrait être sa fi n – un élément de son déroulement 33.

Selon Dewey, le travail est une activité qui comporte en elle une dimension ludique (de même que des phases relevant du loisir 34) en ce qu’elle peut comporter une dimension d’expérimentation intelligente, de liberté et d’expression de soi. Elle devrait constituer une activité ayant sa fi n en elle aussi bien en tant que facteur d’accroissement du soi (en tant qu’exercice d’une activité intelligente, chargée de principes moraux, socia-lement utile et permettant à chacun de développer des facultés spécifi ques) qu’en tant que source de satisfaction d’ordre esthétique. C’est sur cette conception extensive et normative du travail que sont fondées la critique des conditions sociales qui réduisent le travail à une corvée ou une routine et l’exigence dont elle s’autorise, celle d’une société offrant à chacun la possibilité de vivre d’une activité productive socialement utile et qui per-mette aux salariés de contrôler les conditions de leur activité pour parvenir à véritablement prendre intérêt à leur travail 35.

Les effets formateurs du travail et le travail comme instinct

La thèse selon laquelle l’esprit est avant tout un instrument d’instru-ment et le concept extensif et normatif du travail qui lui est associé condui-sent à l’idée d’une centralité psychologique du travail. Celle-ci exprime tout à la fois l’importance des effets formateurs/éducateurs du travail et le caractère instinctif de l’intérêt porté à l’activité de travail.

33. Démocratie et éducation, 246, MW 9 : 212.34. Démocratie et éducation 309, MW 9 : 268.35. Voir notamment LW 13 : 312-313.

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L’importance des effets formateurs/éducateurs du travail est sou-lignée dans Démocratie et éducation, ouvrage dont les intentions et les arguments ne peuvent être compris adéquatement si « éducation » est pris au seul sens de la pédagogie familiale et scolaire plutôt qu’en un sens plus large inspiré de la théorie hégélienne de la Bildung : au sens de l’en-semble des effets institutionnels concourant à la production d’une seconde nature (le travail jouant déjà chez Hegel un effet décisif à cet égard 36). L’esprit individuel, objet de la psychologie, est conçu par Dewey comme un ensemble d’habitudes constituées au cours des différentes phases de la socialisation, cette dernière étant considérée comme un processus d’édu-cation/formation continuée. Le travail intervient de différentes manières dans ce processus : d’une part, au cours de la socialisation primaire (les enfants jouent au travail des adultes), d’autre part, à travers le rôle qu’il devrait jouer dans l’éducation scolaire et, enfi n, dans les effets de socia-lisation produits par le travail comme activité coopérative sur le lieu de travail. C’est le travail qui joue le rôle le plus important dans la formation des facultés intellectuelles, dans l’appropriation du contenu moral de la vie sociale et dans l’unifi cation de l’identité personnelle.

Nous avons déjà évoqué les raisons pour lesquelles le travail est un facteur déterminant dans le développement de l’intelligence : celle-ci est fondamentalement usage d’instrument. Plus surprenante est l’idée qu’il est également, pour l’enfant comme pour l’adulte, l’un des principaux lieux d’apprentissage des valeurs sociales. La nature des différents travaux aux-quels l’enfant peut s’exercer et l’adulte être employé est déterminée par une division du travail qui s’est elle-même développée pour satisfaire des besoins sociaux fondamentaux selon un principe de coopération sociale. Ces activités sont donc saturées de valeurs sociales :

Les activités fondamentales communes à tous les hommes tournent autour de la nourriture, de l’abri, des vêtements, du mobilier et des moyens de production, d’échange et de consommation. Parce qu’elles présentent à la fois les nécessités de la vie et les ornements qui les parent, elles puisent à la source profonde des instincts et elles sont saturées de faits et de principes ayant un caractère social […]. Si la plupart des hommes ne voient généralement dans leurs activités professionnelles que des maux à supporter pour assurer leur subsistance, la faute n’en revient pas à ces activités, mais aux conditions dans lesquelles elles sont exercées. L’importance

36. Sur le rapport de Dewey à Hegel, voir E. Renault, « Dewey et Mead hégéliens », à paraître dans A. Cukier, E. Debray (dir.), La Théorie sociale de George Herbert Mead. La socialisation en perspective, La Découverte. La centralité du travail dans la théorie de l’éducation ainsi que l’origine hégélienne du thème de la culture/formation par le travail ont été soulignées par J. Garrison « Identifying Traces of Hegelian Bildung in Dewey’s Philosophical System », Annual Meeting of the Society for the Advancement of American Philosophy, 8-10/03/2007.

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sans cesse croissante des facteurs économiques dans la vie contemporaine n’en rend que plus urgente la nécessité pour l’éducation d’en montrer le contenu scientifi que et la valeur sociale. Dans les écoles, en effet, ces activités sont exercées non pour l’argent qu’elles rapportent, mais pour elles-mêmes. Libérées de leurs associations externes et de la pression qu’elles exercent en tant que gagne-pain, elles fournis-sent des modes d’expérience qui ont une valeur intrinsèque : elles ont vraiment un caractère libérateur 37.

Hors de l’école, le travail constitue un lieu de socialisation spécifi que où les hommes sont engagés dans des activités partagées qui produisent des effets intellectuels, moraux et affectifs spécifi ques. Dewey peut donc exiger que, comme toute institution, les institutions de production de biens et ser-vices ne soient pas jugées seulement pour leurs effets économiques, mais aussi pour leurs effets formateurs sur ceux qui travaillent 38. L’analyse de ces effets formateurs est surtout critique et de portée générale. La réduction du travail à une simple corvée pour la plupart des hommes produit à la fois atro-phie de l’intelligence, fuite dans des loisirs abrutissants et perte du sens de la valeur sociale de leur existence 39. Dewey ajoute dans Individualism Old and New que le même effet de rétrécissement intellectuel et d’atrophie du sens de la solidarité s’exprime aussi bien dans les activités professionnelles surspécialisées de l’industrie que dans la poursuite de buts intellectuels ou artistiques séparés de la vie sociale 40. Mais, dans l’article « Psychology and Work », Dewey n’a pas hésité pas à s’aventurer dans le domaine spécifi que de la psychologie du travail pour préconiser des transformations dans les formes de la coordination des activités sur le lieu de travail 41.

Chez Dewey, le travail apparaît également comme un facteur déter-minant de l’unifi cation de l’identité individuelle. En effet, c’est dans le type d’activité professionnelle pratiquée qu’il faut chercher le principal facteur de mise en cohérence des impulsions et d’agencement, voire de subordination des habitudes. Une profession remplit une triple fonction organisatrice : mise en cohérence des impulsions entre elles et avec les principes de régulation réfl exive de l’action d’une part, coordination des compétences professionnelles d’autre part, organisation des différentes facettes de l’existence enfi n.

37. Démocratie et éducation, 241, MW 9 : 207-208.38. « Même aujourd’hui, dans la vie industrielle, bien qu’on reconnaisse les mérites de certains individus, laborieux, et économes, on attache relativement peu d’importance aux réactions intellectuelles et affectives découlant des modes d’association humaines dans le contexte du travail par rapport au facteur matériel de production » (Démocratie et éducation, 21, MW 9 : 10).39. Démocratie et éducation, 169-170, MW 9 : 142-144.40. LW 5 : 119.41. LW 5 : 226-234.

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Le chapitre 7 de The School and Society, intitulé « The Psychology of Occupations », soutient ainsi que tant qu’il ne se réduit pas à une cor-vée, le travail « maintient un équilibre entre les phases intellectuelles et les phases pratiques de l’expérience 42 » et qu’il développe des aptitudes spé-cifi ques tout en « fournissant les occasions idéales à la fois pour l’exercice sensoriel et pour la discipline de pensée 43 ». Il ajoute que l’exercice d’un travail, déjà chez l’écolier, « unifi e un vaste ensemble d’impulsions, qui resteraient sinon séparées et spasmodiques, en un squelette cohérent doté d’une solide colonne vertébrale 44 ». Le travail continue d’exercer ses effets unifi cateurs sur l’identité à l’âge adulte de différentes manières. D’une part, un métier est un ensemble de compétences productives coordonnées les unes aux autres : il agit en ce sens « comme un aimant qui attire et une colle qui assure la cohésion 45 ». D’autre part, une profession défi nit égale-ment un style de vie, c’est-à-dire une organisation des habitudes et un sens de la valeur sociale de l’ensemble de l’existence :

La profession (vocation) ne signifi e rien d’autre qu’une direction des activi-tés de la vie, de manière à ce qu’elles prennent un sens déterminé pour un individu, en raison de leurs conséquences, et à ce qu’elles aient une utilité pour les personnes avec lesquelles il est associé. Le contraire d’avoir un métier n’est pas d’être oisif ou cultivé, mais c’est de vivre personnellement ses expériences sans but, sans ordre, sans continuité ; c’est, sur le plan personnel, n’avoir jamais rien réalisé en pratique et, sur le plan social, affi cher une vaine ostentation et vivre en parasite. Le métier (occupation) est l’expression concrète de la continuité 46.

Facteur d’unifi cation de soi, le travail est également un facteur d’accroissement subjectif. Un métier est un facteur de développement de capacités spécifi ques de l’individu et un moyen d’obtenir une reconnais-sance de la valeur sociale de ces capacités. C’est en ce sens que Dewey fait du travail « la clef du bonheur 47 ». Inversement, la précarisation du travail dont Dewey considère qu’elle est un trait général de la situation

42. MW 1 : 92.43. MW 1 : 93.44. MW 1 : 96.45. « Un métier (occupation) est un principe organisateur d’informations et d’idées, de connaissance et de développement intellectuel. Le métier fournit l’axe qui traverse une immense diversité de détails ; il ordonne les uns par rapport aux autres les différents élé-ments de l’information, des faits et des expériences […]. La profession (vocation) agit à la fois comme un aimant qui attire et une colle qui assure la cohésion. Organisée de cette manière, la connaissance est vivante, car elle se rapporte à des besoins ; elle s’exprime et se réadapte dans l’action continuellement, si bien que cette dernière ne se fi ge jamais » (Démocratie et éducation, p. 367-368, MW 9 : 318).46. Démocratie et éducation, p. 366, MW 9 : 316-317.47. « La profession constitue l’activité la plus caractéristique de l’individu. Un métier est la seule chose qui permette d’équilibrer la capacité particulière de l’individu et le service qu’il doit assumer envers la société. Découvrir ce qu’un individu est capable de faire et lui fournir

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économique de l’époque (et pas seulement un effet de la crise de 1929) est un facteur destructeur de l’individualité 48, comparable en cela à l’action corrosive du chômage sur le respect de soi 49. Il mentionne également un autre type d’effet psychologique du travail : le travail peut devenir patho-gène quand il colonise toute notre existence au détriment d’autres valeurs dont dépendent le sens de notre existence, et le sens du travail lui-même 50.

Central du point de vue de la psychologie individuelle, le travail l’est également du point de vue de la psychologie collective. Dewey affi rme que chaque système social de division du travail est à l’origine d’une structuration spécifi que de l’esprit collectif : « Si nous cherchons les fonc-tions spécifi ques, l’égard desquels l’esprit est relatif dans tous les groupes sociaux, les types de travail (occupations) s’imposent d’eux-mêmes. Les activités liées au travail (occupation) sont si fondamentales et elles pénè-trent tellement tout qu’elles fournissent le schème, ou le cadre, de l’or-ganisation structurelle des traits mentaux. Les types de travail intègrent des éléments particuliers dans un tout fonctionnel 51. » L’étude des formes de division de travail dominant dans chaque société peut donc fournir ses principes à une psychologie collective génétique. Contre la psychologie évolutionniste qui caractérise la « mentalité primitive » par ce qui lui manque du point de vue de la psychologie évoluée, il soutient ainsi dans l’article « On the Savage Mind » que les traits principaux de la psycho-logie collective des aborigènes s’expliquent par les activités propres auxchasseurs-cueilleurs.

(47 suite) l’occasion de le faire est la clef du bonheur […]. Avoir un métier qui convient signifi e simplement que les aptitudes d’une personne s’exercent harmonieusement avec le minimum de friction et le maximum de satisfaction. Pour les autres membres d’une com-munauté, cela signifi e, bien entendu, que cette personne leur rend les services les meilleurs dont elle est capable » (Démocratie et éducation, p. 367, MW 9 : 318). Sur le rapport entre travail et reconnaissance, voir LW 5 : 226-234.48. « Le trait le plus marquant de la vie présente, d’un point de vue économique, est l’in-sécurité. Il est tragique qu’un million d’hommes désireux de travailler soient rejetés régu-lièrement dans le chômage ; en plus des récessions cycliques, il existe toujours une armée d’individus dénués de travail régulier. Nous n’avons pas d’information adéquate quant au nombre de ces personnes. Mais l’ignorance quant au nombre n’est rien en comparaison de notre incapacité de saisir les conséquences psychologiques et morales de la condition pré-caire dans laquelle vit une vaste multitude. L’insécurité sape plus durement et s’étend plus largement que le simple chômage. La peur de la perte de travail, la crainte de l’approche des vieux jours, créent de l’anxiété et consument le respect de soi d’une manière qui affaiblit la dignité personnelle. Là où la peur foisonne, l’individualité robuste et courageuse est sapée » (LW 5 : 68-69).49. Voir notamment l’article « The Jobless – A Job for all of Us » (LW 6 : 153-156).50. « Tout métier perd son sens et devient une sorte d’agitation routinière si on l’isole des autres intérêts de l’individu » (Démocratie et éducation, p. 366, MW 9 : 317).51. MW 2 : 41-42.

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Cette double centralité psychologique, individuelle et collective, doit être rapprochée du principe instrumentaliste : c’est parce que l’esprit humain est avant tout un instrument destiné à utiliser les instruments qu’il se forme dans cet usage intelligent d’instruments qu’est le travail. Mais si l’esprit humain peut être conçu comme un ensemble d’habitudes résultant d’un processus de formation/éducation, il ne faut pas oublier que ces habi-tudes ont toujours leur étayage dans des impulsions et des instincts. Il en résulte que la centralité psychologique du travail doit également être inter-prétée en un sens naturaliste : l’esprit humain tend à s’ajuster aux moda-lités du travail en raison d’une logique adaptative qui relève de l’histoire de l’espèce. L’intérêt que nous prenons au travail est l’expression d’un instinct qui remonte à la nécessité dans laquelle les hommes se trouvent de « maîtriser la nature dans et par leur travail pour protéger et enrichir les conditions de leur propre vie 52 ». Pour Dewey comme pour Veblen qui s’opposent en cela à l’école marginaliste, il existe un attrait instinctif (un « instinct of workmanship ») plutôt qu’une aversion naturelle pour le travail. L’aversion pour le travail n’est qu’une construction sociale : elle s’explique par des effets de distinction liés au prestige social ainsi que par une réduction du travail à un pur labeur et à une simple source de richesse monétaire 53. On voit par là même que du naturalisme deweyien dépend également une centralité sociale du travail : les humains sont avant tout des organismes naturels en interaction avec un environnement naturel et, comme chez Marx, les sociétés reposent sur le métabolisme de l’homme et de la nature dont l’opérateur est le travail.

Déterminisme économique et division du travail

Sur plan de la théorie sociale également, Dewey entreprend de revaloriser la sphère du travail. Il souligne que les problèmes qui s’y défi nissent méritent plus d’attention que ceux qui concernent la culture et la politique au sens étroit qu’ont ces termes, et il dénonce « la futilité consistant à essayer de comprendre les problèmes politiques et culturels sans examiner d’abord l’infrastructure économique (the economic subs-tructure) sur laquelle d’autres institutions sont érigées 54 ». Il s’efforce de

52. MW 1 : 95.53. Voir T. Veblen, « The Instinct of Workmanship and the Irksomeness of Labor », American Journal of Sociology, volume 4, 1898-1899. Dans un cours de théorie sociale non encore publié, datant de 1813, Dewey se réfère à l’idée d’un « instinct of workmanship » et au raisonnement de Veblen (cité par voir R. Tilman, « John Dewey as User and Critic of Thorstein Veblen Ideas », p. 156). 54. Lectures in China, p. 101.

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montrer que les institutions sociales (et la remarque vaut également pour le « public ») sont avant tout des moyens de résoudre les problèmes qui se constituent dans la division du travail (de même que l’activité intel-lectuelle est un moyen de résoudre les problèmes pratiques rencontrés dans l’interaction avec l’environnement 55). Il souligne que le dévelop-pement de la division du travail implique une tendance à une dimen-sion toujours plus coopérative de la vie sociale 56 qui offre également des ressources pour résoudre le principal social de l’époque actuelle : l’opposition du travail et du capital et la domination mécanique (c’est-à-dire inintelligente) de la vie sociale par l’argent 57. En d’autres termes, le développement de la division du travail est présenté comme un proces-sus d’éducation/formation sur les différents plans de l’intelligence tech-nique, de la solidarité sociale et des opportunités démocratiques. Dewey combine ainsi une théorie sociale inspirée par Marx pour l’importance donnée à l’économie et pour le diagnostic sur les pathologies sociales du temps présent, et par Durkheim pour l’analyse de l’émergence progres-sive d’une solidarité organique et pour les perspectives socialistes qui en dérivent.

Dans ses Lectures in China, Dewey distingue trois types de pro-blème qui doivent concerner toute philosophie sociale et politique : les pro-blèmes politiques, les problèmes culturels, et les problèmes économiques. Il affi rme qu’il faut commencer par la troisième catégorie « simplement parce que le niveau de civilisation qui est atteint par les peuples, et le type d’institution sociale que les hommes créent sont dans une grande mesure des fonctions (are to a great degree function) de la nature et de l’étendue des arrangements économiques) 58 ». Ses différentes contributions à la phi-losophie sociale et à l’analyse politique du présent évoquent les thèmes marxiens de l’économie comme base de la société et de l’histoire comme développement des forces productives. La caractérisation du capitalisme comme système social fondé sur l’antagonisme du prolétariat et des classes

55. « C’est pour moi un axiome que la manière dont les hommes font face à leurs problèmes économiques détermine dans une large mesure ce qu’ils font lorsqu’ils se confrontent à leurs autres problèmes sociaux » (Lectures in China, p. 100).56. « Une société plus développée dans laquelle la division du travail est une règle prend une qualité organique, puisque l’activité de chaque partie affecte nécessairement toutes les autres parties d’une manière qui est assez comparable avec ce qui se produit dans les organismes individuels. » (Lectures in China, p. 102).57. « la thèse selon laquelle l’interdépendance [solidaire des progrès croissants de la divi-sion du travail] a atteint un point tel qu’elle doit devenir le facteur qui contrôle la division du travail [est] l’idée fondamentale de la philosophie socialiste » (LW 11 : 492).58. Lectures in China, p. 100.

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capitalistes est également centrale. Mais, dans l’esprit de Dewey, il s’agit des thèmes fondamentaux du socialisme plutôt que de thèmes à propre-ment parler marxistes 59.

Selon Dewey, le système économique fondé sur la recherche du profi t privé a prouvé son incapacité d’offrir à tous des conditions de vie dignes et un travail permettant d’obtenir respect de soi et sens de sa valeur sociale. Il plaide donc pour un dépassement de ce système écono-mique et pour le passage à « une division du travail qui puisse être libre là où elle est aujourd’hui coercitive 60 ». Les principales mesures qu’il défend sont la nationalisation des moyens de production, d’échange et de crédit, la planifi cation sociale, et le contrôle ouvrier. Il esquisse ainsi un modèle de socialisme démocratique d’économie mixte, dans lequel le marché est libéré de sa subordination aux logiques capitalistes, et l’éco-nomie soumise à une double démocratisation par l’intermédiaire d’une planifi cation centrale non intégrale et par des formes d’organisation démocratiques des lieux de travail et des secteurs professionnels 61. Tout aussi importante dans sa défi nition du socialisme est la suppression des dualismes hérités du passé (et notamment ceux qui rabaissent le travail à une activité subordonnée) qui font obstacle à une réelle démocratisation de la vie sociale 62.

Dans la mesure où la centralité sociale du travail est généralement associée à Marx, même si Dewey la fait remonter à Rousseau 63, il n’est pas étonnant qu’il se confronte à lui dans ses trois principales interven-tions en philosophie sociale et politique des années 1930 : Individualism Old and New et Liberalism and Social Action et Freedom and Culture. Les points de désaccord avec Marx sont nombreux, mais ne reposent pas sur une connaissance approfondie de Marx (malgré les efforts de S. Hook 64 et la discussion tardive avec L. Trotski), comme Dewey

59. Sur le socialisme de Dewey, voir R. Westbrook, John Dewey and American Democracy, Cornell University Press, Ithaca, 1991, chap. 12 : « Socialist Democracy », G. Bullert, The Politics of John Dewey, Prometheus Books, Amherst, 1983, chap. 2 : « John Dewey’s Guild Socialism » et L. S. Feuer, « John Dewey and the Back to the People Movement in Ameri-can Thought », Journal of the History of Ideas, Vol. 20, n° 4 (Oct.-Dec., 1959), p. 545-568. 60. LW 11 : 494.61. Sur ces différents points, voir notamment « Imperative Need: A New Radical Party » (LW 9 : 77-81), « Liberalism in a Vacuum. A Critique of Walter Lippmann’s Social Philoso-phy » (LW 11 : 490-496), « The Economic Basis of the New Society » (LW 13 : 310-323).62. « Are the Schools Doing What the People Want Them to Do ? », MW 1 : 309.63. EW 4 : 217.64. Sur les rapports établis par le jeune S. Hook entre pragmatisme et marxisme et ses rela-tions avec Dewey, voir C. Phelps, Young Sidney Hook : Marxist and Pragmatist, Cornell University Press, Ithaca, 1997.

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l’admet lui-même 65. Le marxisme en général qui se voit reprocher : a) de surévaluer le rôle de la violence et de la lutte des classes dans le passage au socialisme, b) de supposer des lois de l’histoire qui ne reconnaissent pas le rôle de l’action dans les transformations sociales, c) de sous-esti-mer la capacité de l’intelligence collective de trouver des solutions à des problèmes qui sont trop rapidement identifi és comme structurels. Cependant, il s’accorde avec Marx sur l’existence d’un déterminisme économique et sur le fait que l’histoire peut être interprétée selon le schème de la dialectique des forces productives et des rapports sociaux de production.

L’idée de déterminisme économique est clairement interprétée en un sens naturaliste. C’est parce que la société est avant tout un système de satisfaction des besoins humains que les activités économiques déterminent l’ensemble de la vie sociale :

Il y a beaucoup de vérité dans le déterminisme économique. L’industrie n’est pas extérieure à la vie humaine, mais en elle. La tradition distinguée refuse de porter le regard sur ce fait ; émotionnellement et intellectuellement, elle pousse l’industrie et sa phase matérielle dans une région éloignée de toute valeur humaine. Se contenter d’un rejet émotionnel et d’une condamnation morale de l’industrie et du commerce comme matérialistes revient à les abandonner dans cette région inhumaine où ils opèrent en tant qu’instruments au service de ceux qui poursuivent leurs buts privés. Une telle exclusion se fait complice des forces qui veulent laisser les choses en l’état 66.

Quand Dewey parle de déterminisme économique, il fait de cette catégorie à la fois un outil d’analyse et un opérateur critique. Sur le plan de la critique, il distingue un déterminisme économique se développant sans contrôle et une organisation intelligente des facteurs économiques de la vie sociale : « Le déterminisme économique est maintenant un fait, non une théorie. Mais il existe une différence et un choix entre un déterminisme aveugle, chaotique et sans planifi cation, résultant d’un commerce effectué pour le profi t pécuniaire, et la détermination d’un développement ordonné et socialement planifi é 67 ».

Le deuxième point d’accord concerne l’idée que l’histoire doit être interprétée comme un développement progressif de forces produc-tives souvent entravées par le retard des rapports sociaux et des dualismes

65. Sur le rapport de Dewey à Marx, voir J. Cork, « John Dewey, Karl Marx, and Democra-tic Socialism », The Antioch Review, Vol. 9, No. 4, 1949, p. 435-452 et P. T. Manicas « Phi-losophy and Politics: A Historical Approach to Marx and Dewey », in Rescuing Dewey : essays in pragmatic naturalism, Lexington Books, Lexington, 2008, p. 211-236.66. LW 5 : 117-118. Sur le déterminisme économique, voir également Freedom and Culture (LW 13 : 118-123).67. LW 5 : 99.

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anachroniques. La réinterprétation qu’il en propose dans Liberalism and Social Action consiste à souligner qu’à l’époque moderne, le progrès des forces productives est avant tout celui de la technologie, que les forces productives s’accompagnent d’un mouvement d’organisation de la pro-duction (ce qui retrouve le thème marxien de la « socialisation croissante de la production sous le capitalisme) qui devrait conduire à une organi-sation toujours plus intelligente et démocratique de l’économie, et que les facteurs qui retardent cette évolution sont tout autant les rapports de propriété qu’une culture portant encore la trace des structures sociales statiques et des formes d’organisation économique prétechnologiques du passé :

Selon les marxistes eux-mêmes, les fondations économiques de la société consistent en deux choses, les forces productives d’un côté, les relations sociales de production de l’autre, c’est-à-dire le système légal de propriété sous lequel les premières opèrent. Le deuxième « retarde » sur le premier et les « révolutions » sont produites par la capacité des forces productives de changer le système des relations institutionnelles. Mais que sont les forces modernes de production si ce ne sont pas celles de la technologie scientifi que ? Et qu’est-ce que la technologie scientifi que si ce n’est pas une démonstration à grande échelle de l’intelligence en action ? […] Que la coercition et l’oppression à grande échelle existent, personne ne peut honnêtement le nier. Mais ces choses ne sont pas produites par la science et la technologie, mais par la perpétuation des vieilles institutions et cadres de pensée non encore touchée par la méthode scientifi que 68.

En guise de conclusion, ajoutons que sa centralité sociale fait du travail une question politique fondamentale. Sans cesse, Dewey critique les entreprises théoriques croyant pouvoir examiner les principes d’une société démocratique et juste dans un « vide social », c’est-à-dire sans les référer aux formes de la division et de l’organisation du travail qui font actuellement obstacle à la réalisation de ces principes 69. Sans cesse il dénonce les critiques sociaux qui prennent pour cible des problèmes poli-tiques ou culturels sans remonter à leurs racines sociales, en croyant que l’on peut traiter les symptômes des pathologies sociales sans toucher à leurs causes 70.

68. LW 11 : 58-59.69. Voir « Liberalism in a Vacuum. A Critique of Walter Lippmann’s Social Philosophy » (LW 11 : 490-496).70. Sur le plan de la critique politique, voir la note précédente. Sur le plan de la critique de la culture, voir Individualism Old and New : « Notre matérialisme, notre dévotion pour faire de l’argent et pour avoir du bon temps ne sont pas des choses par elles-mêmes. Elles sont le produit du fait que nous vivons dans une culture de l’argent (money culture), du fait que notre technique et notre technologie sont contrôlées par l’intérêt pour le profi t privé. C’est ici que réside le défaut sérieux et fondamental de notre civilisation, la source des maux secondaires et dérivés auxquels tant d’attention est accordée. Les critiques ne s’occupent que de symptômes et d’effets » (LW 5 : 56-57). Voir aussi LW 5 : 111-112.

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La question du travail n’est pas seulement cruciale politiquement du point de vue de la critique de la société existante. Elle l’est égale-ment du point de vue de la possibilité de sa transformation, positivement aussi bien que négativement. Positivement parce que les formes de coo-pération dans l’activité productive recèlent des potentiels de démocra-tisation par la dimension toujours plus imbriquée des activités et des existences et par l’organisation intelligente du monde social qui tend à se développer dans la « corporate society 71 ». Négativement parce que le fait que les discours politiques ne prennent pas en charge les questions liées à l’organisation du travail et aux conditions de travail est la prin-cipale cause de désaffection pour la politique, car « toutes les questions politiques vitales d’aujourd’hui ont une origine économique et ont un impact sur les lieux où vivent les hommes, industriellement et fi nanciè-rement, dans les boutiques, les maisons et les bureaux 72 ». Négative-ment encore parce que les transformations sociales requises se heurtent à des obstacles culturels qui concernent notamment la place et la valeur du travail, obstacles qu’une réforme de l’éducation devrait permettre dedépasser.

Cruciale politiquement, la question du travail l’est enfi n du point de vue de la nature même de la société juste et démocratique qu’il s’agit d’instaurer. Il ne peut y avoir de société vraiment démocratique d’après Dewey tant que les conditions de travail atrophient le développement de l’intelligence individuelle et collective 73 et que le contrôle démocra-tique de l’activité sociale s’arrête aux portes de l’usine ou du bureau 74. Il ne peut y avoir de société juste tant que la précarité et le chômage sapent l’estime de soi et que les conditions de travail interdisent tout développement de soi et tout sentiment de sa contribution à la vie sociale 75.

71. « Dans une société devenant toujours plus organisée (corporate), il existe un besoin de pensée associée pour prendre en compte la réalité de la situation et pour élaborer des politiques ayant un intérêt social » (LW 5 : 99).72. LW 6 : 188.73. « Une société vraiment démocratique [est] une société où tous participent à un travail utile et où tous jouissent de loisirs dignes de ce nom » (Démocratie et éducation, p. 306, MW 9 : 265).74. « Dans ce qu’on appelle la politique, l’organisation sociale démocratique prévoit cette participation directe au contrôle ; dans le secteur économique, ce contrôle demeure externe et autocratique » (Démocratie et éducation, 310, MW 9 : 269). Voir également LW 13 : 314-315.75. « La première des défi ciences dont devrait s’occuper toute véritable réorganisation […] concerne l’incapacité de l’ordre social du passé d’assurer à ses membres un emploi stable et utile. Il serait diffi cile de prononcer une condamnation plus sévère contre ce qui se désigne comme une civilisation que le fait qu’elle n’est pas capable d’utiliser l’énergie physique,

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Emmanuel Renault

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« La démocratie n’est pas réellement ce qu’elle prétend être tant qu’elle n’est pas démocratie industrielle tout autant que démocratie civile et politique 76 ».

Emmanuel RenaultENS Lyon, UMR 5037, 15, Parvis Descartes, 69007 Lyon

Mots clés : Travail, art, instrument, éducation, démocratie.

Dewey and the centrality of work

Abstract : John Dewey, one of the main fi gures of American pragma-tism, is also one amongst the rare classic authors to have defended the idea of a centrality of work. This paper tries to put forward the claims and arguments that led him to attribute to work an episte-mological, a psychological as well as a social and political cen-trality. The aims of this paper are twofold: on the one hand, it is to specify the meaning of the idea of a centrality of work and of how it could be advocated for; on the other hand, it is to take part in the modifying of the view of Deweyian pragmatism that Francophone social sciences tend to produce.

Keywords : Work, tool, education, democracy.

Dewey y la centralidad del trabajo

Resumen: John Dewey, una de las principales fi guras del prag-matismo estadounidense, es uno de los raros autores clásicos que defendió la idea de la centralidad del trabajo. Este artículo intenta restituir las tesis y los argumentos que lo llevaron a conferir al tra-bajo un lugar central a nivel epistemológico, psicológico, social y político. El objetivo de este artículo es doble: en primer lugar se trata de aclarar el signifi cado que puede albergar la idea de la cen-tralidad del trabajo y las diferentes formas en que esta puede ser defendida; en segundo lugar, se trata de contribuir a cambiar la imagen que las ciencias sociales francófonas se han hecho del prag-matismo deweyano.

Palabras clave: Trabajo, arte, instrumento, educación, democracia.

(75 suite) intellectuelle et morale de ses membres pour produire des marchandises utiles et répondant à des besoins ; qu’elle n’ait pas été capable d’offrir à tous ces membres la chance de faire quelque chose » (LW 13 : 309-310).76. « Democracy is not in reality what it is in name until it is industrial as well as civil and political » (EW 1 : 246).

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