DEUXIÈME PARTIE (i)

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LES REMPARTS DE CADIX DEUXIÈME PARTIE (i) I Si les paroissiens du curé campagnard avaient pris la mon- tagne après l'avoir pendu, il n'en allait pas de même des bourgeois des villes traversées. A travers des champs pourtant les paysans menant leurs mules au labour devaient avoir sous la main une arme, un vieux fusil pour abattre au passage un Français isolé, la route affectait déjà, devant les escadrons, un air de paix et de sécurité* Mais les agglomérations renchérissaient encore, réser- vant à l'armée un accueil chaleureux. C'était ainsi qu'aux portes d'Andujar, le roi Joseph et Soult avaient été reçus par des dépu- tations de Jaen, et même de Cordoue qui, en signe de soumission, apportaient les clefs de leurs cités. — Je vous le disais, Saint-Armou, vous voyez que devant un déploiement de forces vos Espagnols se mettent à plat ventre, insistait lourdement La Ferté Joyeuse, pour l'exaspération du Béarnais, qui préférait essayer d'attribuer pareille attitude aux dispositions bienveillantes du Roi Joseph. Sur la route du souvenir, les « frutos franceses », les fruits français, ne pendaient plus aux branches basses. Près de la chau- mière à la chaux où « L a Joie » avait pu identifier l'unité massacrée grâce à la plaque du bonnet du sous-officier carbonisé jusqu'aux Résumé de la livraison du 15 décembre. — Le capitaine de cavalerie légère Saint-Armou, surnommé « Saint-Amour » pour ses succès féminins, ayant combattu à Wagram, revient en Espagne où il avait déjà été blessé grièvement lors de la déiaite du général Dupont et de la capitulation de Bailen. Brûlant de combattre à nouveau en Andalousie, il y parvient grâce a l'appui de M. de la Béraudière et d'un officier de la maison du roi Joseph nommé Saint-Léger. Revenu sur le lieu du combat sont morts naguère à ses côtés quelques cavaliers béarnais de son peloton, il inhume pieusement leurs ossements. Puis, suivi de son ordonnance Majesté et de deux fidèles Béarnais, il se dirige vers Cordoue, où il espère retrouver Jaime de Tojar, gentilhomme espagnol qui était devenu, en 1808, son ami puis son très généreux adversaire.

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LES REMPARTS DE CADIX

DEUXIÈME PARTIE (i)

I

S i les paroissiens du curé campagnard avaient pris la m o n ­tagne après l 'avoir pendu, i l n 'en allait pas de m ê m e des bourgeois des villes t raversées. A travers des champs où pourtant les paysans menant leurs mules au labour devaient avoir sous la main une arme, u n vieux fusil pour abattre au passage un Français isolé, la route affectait déjà, devant les escadrons, un air de paix et de sécurité* Mai s les agglomérat ions renchérissaient encore, réser­vant à l ' a rmée u n accueil chaleureux. C 'é ta i t ainsi qu'aux portes d 'Andujar, le roi Joseph et Soult avaient été reçus par des d é p u -tations de Jaen, et m ê m e de Cordoue qu i , en signe de soumission, apportaient les clefs de leurs cités.

— Je vous le disais, Saint -Armou, vous voyez que devant u n dép lo iement de forces vos Espagnols se mettent à plat ventre, insistait lourdement L a Fe r t é Joyeuse, pour l 'exaspération du Béarnais , qui préférait essayer d'attribuer pareille attitude aux dispositions bienveillantes du R o i Joseph.

Sur la route du souvenir, les « frutos franceses », les fruits français, ne pendaient plus aux branches basses. Près de la chau­mière à la chaux où « L a Joie » avait p u identifier l 'uni té massacrée grâce à la plaque du bonnet du sous-officier carbonisé jusqu'aux

Résumé de la livraison du 15 décembre. — Le capitaine de cavalerie légère Saint-Armou, surnommé « Saint-Amour » pour ses succès féminins, ayant combattu à Wagram, revient en Espagne où il avait déjà été blessé grièvement lors de la déiaite du général Dupont et de la capitulation de Bailen. Brûlant de combattre à nouveau en Andalousie, il y parvient grâce a l'appui de M. de la Béraudière et d'un officier de la maison du roi Joseph nommé Saint-Léger. Revenu sur le lieu du combat où sont morts naguère à ses côtés quelques cavaliers béarnais de son peloton, il inhume pieusement leurs ossements. Puis, suivi de son ordonnance Majesté et de deux fidèles Béarnais, il se dirige vers Cordoue, où il espère retrouver Jaime de Tojar, gentilhomme espagnol qui était devenu, en 1808, son ami puis son très généreux adversaire.

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genoux, seul un bout de corde noircie était d e m e u r é , accroché à un chêne . Vautours et porcs sauvages s 'étaient chargés de net­toyer.

— Vous vous rappelez, mon capitaine, la peur de ce pauvre Péhiaa , lorsqu' i l avait cru qu 'un mort s 'était mis en selle devant lu i ?

— Tais- toi . N e va pas raconter cette histoire. Pourquoi inquié te r l'escadron, troubler la promenade ? Cette

fois, le pont d 'Alcolea s'ouvrait, sans nu l besoin d ' ê t re forcé, et les retranchements de la côte de Lancha n 'é ta ien t plus que bour­souflures de terre chauve.

N é a n m o i n s , parvenu de nouveau devant la capitale des Califes, le cadet de Béarn , malgré la remise des clefs par la dépu ta t ion envoyée à Andujar, ne se sentait pas rassuré . Depuis l 'envoi de cette délégation de notables une réaction populaire avait pu se produire, et retourner la situation. L e marécha l duc de Dalmatie qui s 'avançait p récédé par ses dragons et trompettes sonnantes comme naguère le général Dupont , allait-i l trouver le m ê m e accueil ? L a porte crénelée allait-elle demeurer fermée, et fau­drait- i l encore en faire sauter les vantaux au canon, à la hache ? E t les dragons qu i entreraient par la b rèche , au lieu de fleurs lancées par les jeunes filles filles en mantille, allaient-ils eux aussi, comme les cavaliers de Roquelaure, recevoir des volées de balles des balcons ?

M a i s non. Les choses avaient év idemment changé , et Saint-A r m o u commença à espérer que la politique du R o i Joseph y était vraiment pour quelque chose. Comme si elle avait obéi à l 'appel des trompettes, la porte crénelée s'ouvrit cette fois toute grande, livrant passage au haut clergé venu se présenter au R o i , lu i rendre hommage et l 'accueillir. Les fleurs pleuvaient telles en Semaine Sainte les ssetas aux Images de la Passion, et les cloches assourdissaient la ville. Quelques instants plus tard, du haut d 'un balcon, un chanoine bien nourri lançait au vent d'hiver l 'éloge de Joseph I e r lequel, par ce froid, devait avoir hâ te de gagner le palais épiscopal, « Mai s i l doit avoir chaud au cœur », pensa le capitaine. Car i l semblait bien qu ' i l ne s'agissait pas seulement d'une attitude des autor i tés ecclésiastiques. I l y avait des manifestations, des mouvements de foule — Jaime aurait sans nu l doute objecté que les foules, manœuvrée s par les'cloches, les trompettes et les tambours, acclament par définition n'importe

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quel souverain, n'importe quelle idole, quittes à les décapi ter ou les pendre plus tard.

D è s ce momen t - l à , et justement parce qu ' i l imaginait en vue de leurs débats prochains l'objection possible de son ami, José-M a r i a devait observer de plus près le comportement des citadins, leurs visages, et tâcher de surprendre leurs confidences. L e jour suivant, le roi Joseph, qui à M a d r i d entendait toujours la messe de l'aube et suivait les processions en touré de son état-major , se rendit sous la conduite du chapitre à la cathédrale , et écouta le T e D e u m chanté en son honneur. M a i s le rescapé se serait passé de voir l ' a rchevêque lu i offrir ensuite les é tendards français pris à Bailen par l ' a rmée espagnole, et conservés depuis lors der r iè re le maî t re -au te l . Pour son soulagement, i l ne reconnut pas parmi eux celui du I e r de chasseurs provisoire. Sans doute le colonel de Mazerolles avait-il eu le temps de le détacher de sa hampe, et de l'emporter roulé sous son manteau.

Quant au R o i , i l ne semblait nullement partager cette gêne. P e u t - ê t r e voulait-i l voir dans pareil geste une p remiè re manifes­tation de cette amit ié qui , depuis sa restauration, paraissait lui devenir indispensable. Pu i squ ' i l était l 'hôte de la célèbre ca thé ­drale, i l monterait en chaire comme s ' i l avait été un prince de l 'Eglise. I l le fit, invitant solennellement tous les Espagnols à s'unir sous son spectre paternel, leur jurant de les rendre heureux. M a l g r é l 'air de M i l l e et une Nui t s de la Grande M o s q u é e où se déroulai t cette scène, et sa méfiance persistante envers les pal i ­nodies archiépiscopales , Sain t -Armou croyait entendre la pro­messe des philosophes de l'autre siècle au sujet des monarques éclairés, et i l n 'é ta i t pas lo in de l'endosser à son modeste rang, lu i qui se sentait de longue main, et bien avant le R o i Joseph, voué à aimer l 'Espagne et à servir son peuple.

D è s la fin de la cérémonie , i l aurait voulu courir au palais de Tojar, pour le cas ou Jaime s'y serait t rouvé par hasard. M a i s i l fut retenu par les exigences du service, et ne put pas se l ibérer avant la nuit. Ma lg ré l'apparente euphorie de l'accueil de la vil le, la taverne où i l avait offert à ses chasseurs la poule au pot était fermée.

Par contre, au débouché de la ruelle, la Vierge devait l'attendre puisque sa lanterne à huile veillait, éclairant comme la nuit du sac la muraille du couvent — où pendaient les rosiers et leurs

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draperies mortes — et, tout au bout, le portail seigneurial d o m i n é par son écusson. B ien plus, si invraisemblable que ce fût, le vantail clouté était encore entrebail lé . N u l doute, le quartier, le palais espéraient le retour de l'enfant prodigue, et peu t -ê t r e Jaime l u i -m ê m e allait- i l l 'accueillir.

Ma i s i l dut aussitôt déchanter . A l'air du portier impotent pén ib lement accouru, au silence qui l'accompagnait, i l comprit que le palais était désert , et y vit un mauvais présage. B ien qu ' i l ne fût plus question de guerre déclarée, sans doute Jaime avait-il voulu quant à lu i fuir le contact des Français .

— Vous, don José M a r i a ! — Comment ? T u laisses encore le portail ouvert ? — Jésus mien ! ne le dites pas. M a pauvre tê te s'en va, j 'oublie

tout. L a tê te de Baltasar n 'é ta i t pas seule à s'en aller. M a n g é s par

le trachome, ses yeux n 'y voyaient presque plus, et le tremble­ment qui le parcourait des genoux aux mains menaçai t d 'é te indre son flambeau.

— D o n Jaime n'est pas là ? S i l 'infirme ne lu i avait pas paru en si mauvais état , José M a r i a

aurait ajouté « i l est parti pour le cortijo ? ». C 'é ta i t en effet la réponse que le malheureux portier lu i avait faite lorsqu ' i l était venu le surprendre de nuit après le dépar t clandestin de Jaime et de ses garrochistas, et que les panoplies des murs portaient les empreintes des armes décrochées pour la levée en masse. M a i s i l ne voulut pas l'effrayer davantage.

— Vous l'avez tout juste m a n q u é . I l est parti avant-hier pour le Chaparral.

— N 'a ie donc pas peur. — Je me rappelle la nuit du malheur, don José Mar ia . — Plus question de malheur. O n voit que tu n 'é tais pas à

la messe de la Cathédra le . — L a Cathédra le est bien trop loin pour mes vieilles jambes.

J'entends la messe au couvent. — Dommage! A la Ca thédra le , tu aurais écouté le T e D e u m .

E t le roi Joseph qui parlait en chaire. — L e roi Joseph en chaire ? Visiblement, la raison de Baltasar était tout près de chavirer :

l'usurpateur impie, promis par le padre Cosme aux flammes de l'enfer avait p rêché ?

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L e pauvre homme ne pouvait se raccrocher q u ' à la présence du visiteur. Quoiqu ' i l en fût, don José-Mar ia était en effet là, de retour. D o n José -Mar ia , l 'ami de don Jaime, des vaqueras, de la maison. Comme d'habitude, i l s 'enquérai t du mal aux yeux du vieux serviteur, de la santé de ses petits-enfants. E n échange, celui-ci s'empressa :

— Vous devez avoir faim. Attendez, je vais voir si je t rouve. quelque chose. Parce que les domestiques sont sortis.

— N o n non, tu sais que je n'ai jamais faim. Bavardons, coupa le revenant, bouleversé malgré l'absence de Jaime par cet accueil qui ne tenait nu l compte des événements , et lu i rendait l 'impression de retrouver une famille.

Baltasar se débarrassa donc de son flambeau. — C'est don Jaime qui va être heureux de vous voir arriver

au Chaparral ! I l parle si souvent de vous ! Je vous donnerai un paquet que vous voudrez bien lu i remettre, un tout petit paquet qui ne vous encombrera pas.

— M o n pauvre Baltasar, je suis toujours soldat, je ne fais pas ce que je veux.

— Bah ! le Chaparral n'est pas lo in , et vous connaissez toutes les pierres du chemin.

L e viei l homme supprimait lu i aussi le monde, et parlait comme si tout avait t o u r n é autour du palais, du cortijo, de son maî t re et de José-Mar ia . Ce lu i -c i continua à l'interroger sur les gens de la maisonnée . I l apprit ainsi que l 'Ecijano était descendu r é c e m m e n t de la sierra, mais qu ' i l y était r emon té aussi tôt après une brève visite au Chaparral, et que sa fille Rosuela l 'y aurait suivi .

I l avait réservé pour la fin Cayetana. — E t la condesita ? — El l e n 'a plus osé repara î t re , n i i c i n i au Chaparral, depuis

que son Mula to avait essayé de vous assassiner. O n dit qu'elle vi t dans ses propr ié tés du G e n i l , ou à Ronda. E t aussi à Cadix, o ù elle a des amis.

— E t elle a e m m e n é le padre Cosme, bien sûr ? — El l e a bien besoin d 'un confesseur. — E t son lancier anglais aussi ? — I l paraî t qu ' i l a de magnifiques chiens de son pays, pour

courir le lièvre. Lo r squ ' i l arrivait à Sain t -Armou de penser au lancier de

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Gibraltar — « rose comme un jambon, avec de gros favoris rouges » le dépeignai t « L a Joie » — i l ne pouvait pas se garder d 'un mouve­ment de violence, qu ' i l attribuait à son horreur d 'A lb ion .

L ' image du couple chassant le lièvre l 'exaspéra. — I l va pouvoir les garder au chenil, ses chiens de luxe. E t

lu i avec, s ' i l tient à sa peau. T u permets que je fasse u n tour dans la maison ? Je ne dérange rien ?

— Dérange r ! M a i s vous êtes chez vous, don José -Mar i a ! L e capitaine ne voulait pas s'en aller sans avoir revu les lieux

où , dans la nuit du sac, s 'était nouée son histoire andalouse. P r é ­cédé par l ' infirme, et par la lueur tremblante du flambeau, i l pri t donc l'escalier de marbre blanc qui montait sous la voû te en cais­sons. I l attendit que Baltasar eût a l lumé les candélabres pour éclairer la majestueuse enfilade des pièces. Puis i l traversa la galerie des portraits de famille sous le regard des morts, du Tojar de Las Navas au soldat de Pizarre, du compagnon du G r a n d Capitaine au Tojar de Pavie, jusqu ' à l ' i r rédent is te de Gibraltar .

Les rayons de la b ib l io thèque offraient par places des vides. — Ce sont les livres que don Jaime a empor tés pour vous au

Chaparral, expliqua le portier. Devant un guér idon chargé de papiers en désord re , un fau­

teuil de cuir de Cordoue restait, à demi repoussé , comme si le lecteur s 'était levé p réc ip i t amment et n 'é ta i t pas revenu.

José-Mar ia s'en était approché , et i l interrogeait les papiers, une liasse de lettres.

— L a nuit avant de partir pour le Chaparral, raconta encore Baltasar, don Jaime est resté t rès tard à les lire. O u p lu tô t à les relire, parce que je l'avais déjà vu les reprendre ces temps derniers, après les avoir découver tes au fond d 'un coffre. Les servantes s 'étaient couchées , et j 'a i eu beau venir lu i demander plusieurs fois s ' i l ne voulait pas un rhum chaud pour sa gorge et si son brasero marchait, i l m'a toujours renvoyé sans un mot. Depuis votre dépar t , i l paraissait t rès triste, mais jamais autant que cette nuit- là .

Sans doute le portier avait-il été in t r igué par cette lecture insolite et l'effet qu'elle paraissait produire sur son maî t re car i l sut aussi tôt désigner à José-Mar ia la lettre sur laquelle don Jaime s'était a t ta rdé .

— E t elle n'est pas en espagnol, put- i l m ê m e préciser, le padre Cosme lu i ayant enseigné les rudiments de l 'écr i ture.

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L a lettre était en effet écri te en français, sur un papier jauni par l 'âge. E l l e était signée d 'un médec in parisien ami des E n c y ­clopédis tes , correspondant habituel de l'oncle de Jaime à qui elle était adressée , ainsi qu'en témoignaient celles de la m ê m e plume qui é ta ient demeurées sur le guér idon.

L e signataire poursuivait avec le Tojar un dialogue <> d' idées » qu ' i l appuyait d'envois de livres clandestins. L a lettre était trop longue pour que José -Mar ia p û t la lire de bout en bout. Comme i l en tournait rapidement les feuilles denses, son regard fut accro­ché par un passage souligné. L a fraîcheur de l'encre du trait qui attirait l'attention sur le passage accusait à elle seule la main de Jaime. L e texte acheva de convaincre Saint-Armou.

Evoquant un proche avenir d 'ami t ié franco-espagnole, amit ié d'esprits libérés de toute censure et de toute contrainte, le médec in parisien écrivait en effet :

« ... Alors, nous pourrons débattre autrement qu'à la plume. Vos fils ne seront plus seuls à venir dans nos écoles, de Sorèze ou Tailleurs. Les nôtres à leur tour passeront les Pyrénées — réellement supprimées, cette fois! et fréquenteront vos Universités, vos collèges. Vous viendrez vous-même à Paris, où je serai heureux de vous rece­voir enfin. J'irai au Chaparral, où vous m'accueillerez. Nous aurons ainsi notre double compte de veillées amicales. Et ce sera Père promise... »

Cette dern iè re phrase, Jaime l'avait soulignée par deux fois. José M a r i a n'avait pas besoin d'en lire davantage. I l l'entendait lui promettre l u i - m ê m e , comme le soir où ils étaient ren t rés sous la lune de la venta des Tro i s Chemins, le temps de l 'amit ié au paradis du Chaparral.

Avant de s'en aller, toujours p récédé par Baltasar, i l poussa jusqu'aux appartements particuliers de Cayetana. L a flamme du flambeau découvr i t la console où , la nuit du pillage, i l avait laissé son sabre accoté , le miroir véni t ien devant lequel croyant surprendre une princesse mystér ieuse , son colback galam­ment tenu sous le bras, i l avait r e touché du doigt ses boucles blondes, le dallage noir et blanc sur lequel i l s 'était avancé, mau­dissant le craquement de ses bottes trop neuves. A u delà de la porte o ù s 'était encadrée l 'ombre chinoise du pil lard, elle éclaira la Vierge d'azulejos, l 'immense lit à baldaquin où , ceinturons et bretelles de giberne éparses , les trois voltigeurs de l 'Empereur maî t r i sa ient la jeune fille à demi nue — qui n 'é ta i t autre que

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Josefilla, aussi peu sage que jolie. José-Mar ia se revoyait tom­bant sur le plus hardi des forcenés, empoignant ses pistolets, et secouru, bien malgré lui^ par l 'intervention de Jaime et de ses gens. C 'é ta i t là que les choses avaient commencé .

A u moment où i l allait quitter la chambre, la lumière du flambeau, se fixa un instant sur l'aquarelle qui représentai t Caye-tana en costume rustique. M o n t é e à la garçonne sur son andalou ramassé , garrocha en main face à une masse noire qui , mal éclairée comme elle l 'était, pouvait aussi bien évoquer une cavalerie qu'une harde de taureaux, l'amazone semblait avoir posé pour un tableau d'histoire.

— Crois- tu qu'elle est à Cadix, en ce moment ? L e portier approcha le flambeau de l'image comme s ' i l avait

attendu d'elle la réponse . — C'est bien possible. — Alors je l 'y retrouverai. — Qu'est-ce que vous dites, don José Mar i a ! Gardez-vous

d'elle, elle vous hait. — Sois tranquille, je m'en suis ga rdé jusqu ' à présent . — M a i s pourquoi parliez-vous de Cadix ? Vous y allez ? — Nous ne cessons pas d'aller à Cadix. Toutes nos routes

nous y mènen t .

— Tris te sire, tu vas revoir le Chaparral, les jarres de montil la, les jambons et les filles. E t tu ne le méri tais pas ! Demain à l'aube, tu selleras.

— Nous avons donc la journée ? — Heureusement ! M a i s j 'a i eu bien peur. Nous ne conti­

nuons qu ' ap rè s demain sur Séville et Cadix. V o i c i un petit paquet pour don Jaime. T u le serreras dans mon porte-manteau.

L a nouvelle avait mis en joie le Sancho Panza près de retrouver son pays de cocagne. Quant à son maî t re , bien que la brise du Guadalquivir n ' e û t pas l 'âpreté du vent du Guadarrama qui avait cinglé ses nuits madr i lènes , i l passa la nuit à imaginer son arr ivée au Chaparral

C'étai t compter sans son colonel, qui l 'arrêta net au matin : — Je regrette, mais je ne suis pas Mazerolles pour faire vos

quatre volontés . J 'ai besoin jusqu ' à ce soir de tous mes officiers. Comme Saint -Armou pivotait après avoir salué, le colonel

L a F e r t é Joyeuse le retint :

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— Dites-moi , que pensez-vous maintenant de notre petite promenade, vous si bien informé des gens et des choses d'Espagne ?

— Je n'en pense rien, mon colonel. — Humeur . M a i s sont-ce là vos patriotes pass ionnés , et qui

se battent à mort ? M o i je n'ai v u qu'arcs de triomphe et entendu qu'acclamations. E t Cordoue, qui vous avait reçus à coups de fusil , vous les soldats de ce malheureux Dupont de l 'Etang, est en train de nous lécher les bottes.

— Grâces doivent en ê t re rendues à la politique de Sa Majes té , à sa sagesse. Vous l'avez entendu en chaire, Sans doute reçoit- i l déjà sa récompense .

Chatoui l lé d 'un peu trop près , l'ombrageux cadet de Béarn outrepassait i c i ses certitudes personnelles. Mais , s ' i l l'avait pu , i l aurait r iposté à la main. L e colonel d'ailleurs s'en rendit compte, sans pour autant renoncer à poursuivre :

— Monsieur de Saint-Armou, tant pis pour votre connais­sance espagnole, j ' a i l 'impression que c'est bien p lu tô t le sabre qui pèse . Celu i de notre glorieux chef le maréchal Soult, p r i t - i l soin de préciser , le héros d'Austerlitz et d 'Eylau . E t sa poigne bien connue. S ' i l n'-était pas à la tê te de l ' a rmée, la route de Cadix ne serait pas aujourd'hui libre. L e sabre, et non l'utopie, réflé­chissez-y. Je m ' é t o n n e de votre aveuglement. L e Béarnais est plus avisé d'ordinaire. Surtout lorsqu'i l est passé par Baden.

— T u n'as jamais eu envie d 'é t rangler quelqu'un ? — Ç a non, mon capitaine. — T u ne sais pas quel plaisir tu perds ! — J'ai serré le petit paquet dans votre porte-manteau. L e

petit paquet pour don Jaime. — E h bien, tu n'as q u ' à le mettre à la poste. — Nous n'allons plus au Chaparral ? — Q u i t'a parlé de Chaparral ? Nous allons à Cadix . Eter­

nellement à Cadix, comme avec l'autre. Mai s aujourd'hui, c'est le sabre qui compte, a dit le colonel. L e sabre, tu m'entends ?

— O u i , mon capitaine.

II

S ' i l avait eu des démêlés avec ses chefs, jamais Saint A r m o u , hab i t ué à les désa rmer puis à les conquér i r , n'avait r encon t ré

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chez l 'un d'eux pareille animosité , un appét i t de le brimer aussi visible. E m p ê c h é d'aller retrouver Jaime au Chaparral, i l chevau­chait de maie humeur sur le flanc de l 'armée qu ' i l était censé éclairer vers Séville — précaut ion d'ailleurs superflue. L e L a Fe r t é Jalouse lu i avait un peu trop durement travaillé la bouche. Mais i l s 'était juré de lu i échapper .

L e voyage andalou cependant le calmait peu à peu. Après le maquis de la sierra, odorant, capiteux, i l retrouvait la mer d'argent des oliviers, les maisonnettes à la chaux et les attelages de mules, les charrettes bâchées et les bourricots de Judée , et les hommes éternels , couverture à l 'épaule. I l leur adressait un mot au passage, s'appliquant à reprendre l'accent local. N ' a l l a i t - i l pas au milieu de ses gens, n 'é ta i t - i l pas le seul, dans l ' a rmée en marche, à se sentir chez lu i ?

D e temps en temps, i l s 'écartait afin de voir de plus près un paysan au labour ou des femmes au puits, et ses chasseurs galo­paient alors pour le rejoindre. Lapassade et Lamar lè re en effet ne cessaient plus d'entendre des histoires d 'atrocités de guéril leros, et ils se voyaient, leur capitaine et eux, cravatés de corde, ou se consumant au bord d'un brasier.

— M o n capitaine, implorait lu i -même Majesté , vous finirez par recevoir une volée de chevrotines !

Sain t -Armou savait bien que c'était toujours là le risque, mais i l s 'entêtai t à le nier.

— C'est toi qui crèves de peur, serre-fesses ! Déjà le clocher de Carmona miroitait au soleil de tous ses

azulejos de couleur. Approchant de Séville, le cadet ,de Béarn essayait de se persuader que le R o i Joseph, le b ien- in ten t ionné , pourrait finir par gagner son peuple. E t comme i l lu i arrivait aussi de rêver, i l se prenait à revêtir l u i -même la majesté royale. I l s'attardait en imagination, i l laissait l 'armée disparaî tre. I l recevait alors l'hommage des vaqueras, des paysans, des mule­tiers, des contrebandiers, des bandits des sierras, des guérilleros qui , la poussière à peine dissipée, se refermaient sur le pié t ine­ment des escadrons français en marche vers l 'horizon de l 'océan. Des profondeurs de ses oliveraies, de ses maquis, de ses montagnes, le peuple frère dévalait et venait à l u i , José-Mar ia . E t l 'amitié régnait enfin, celle qui aurait pu ê t re dès l 'origine, avant le drame de 1808.

Peut -ê t re n 'é tai t - i l pas trop tard puisqu'arrivait enfin l 'homme

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de bonne volonté , dont i l ne savait plus si c'était le roi Joseph ou si c 'étai t l u i -même . Pour qui sonnaient les carillons é tourdissants de la Giralda , des clochers et des minarets de Séville, levant des vols de pigeons roses et bleus ?

Sur le pavé des ruelles sévillanes persistait la brunissure de la cire t ombée l 'année d'avant des cierges des péni tents noirs en cagoule, et qui avait b rû lé les pieds nus des porteurs de croix. M a i s ce n 'é ta i t pas encore le temps des processions de la nouvelle Semaine Sainte, des journées pr in tanières o ù le vent tourne enfin au nord, soufflant de la Sierra Morena , et où les orangers fleurissent en une nuit à l ' intention des Christs du Grand Pouvoir ou du Silence. N é e des alluvions du Guadalquivir où elle avait fondé ses séd iments de pierre, ses tours romaines ou mauresques, et dont l'eau d é t r e m , pait ses murs, Séville macérai t encore dans son h u m i d i t é d'hiver. Les pluies accourues des marismas battaient ses rues, ses terrasses, et ses quais où tremblaient des voiles transies, des mâ tu res de M e r du N o r d .

Sain t -Armou venait d ' éprouver là une de ses plus fortes d é c e p ­tions. L u i qui avait tant attendu de cette rencontre avec l'objet de ses lectures, comment aurait-il reconnu les fantômes enso­leillés de l'antique Hispalis, de la capitale almohade, la Porte des Indes et ses gloires ? Avant de buter sur ses remparts l'escadron n'avait m ê m e pas eu la vue de ses blancheurs de ville arabe telles qu'elles s'offraient aux cavaliers arrivés de l'ouest par les hauteurs de l'Aljarafe à l'heure du soleil couchant.

Cependant, alors que le commandement avait p u craindre quelque résis tance de la part d'une place fortifiée à la hâ te , mais répu tée pour son artillerie, i l s 'était agi une fois de plus pour le roi Joseph d 'un accueil enthousiaste. L a Junte s 'é tant réfugiée à Cadix , Séville avait aussitôt capi tulé , et le nouveau souverain, m o n t é sur un pur sang qui semblait dresser sa statue pour les siècles, avait fait son entrée au palais maure de l 'Alcazar, où l'avaient reçu les ombres des Almohades, bât isseurs dont i l e spé ­rait poursuivre le grand œuvre . Sur le passage du cortège, la foule s 'était ameutée , étouffant les ruelles et les passages, enlisant les cavaliers d'escorte, et Saint-Armou, paralysé lu i -même, avait en un éclair revu l'officier de mameluks du Deux M a i jeté à bas de son cheval et foulé aux pieds par la populace madr i lène . Mai s ce n 'é ta i t plus le jour funeste, et la fille à l 'œillet qui avait saisi pour

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la baiser sa main sans arme avait fêté le beau cavalier comme s' i l avait escorté , le soir du Jeudi Saint, la Vierge du quartier.

Depuis lors, rivalisant de zèle avec ceux de Cordoue, les digni­taires de l 'Eglise étaient venus se prosterner devant le roi Joseph, et saluer en sa personne l'authentique envoyé de D i e u . Les grands n'avaient pas voulu être en reste. Ils l'avaient accablé de cadeaux que seule pouvait offrir la terre andalouse : des douzaines de taureaux de combat, des chevaux de la plus belle race qu'eussent por tée les rives du Guadalquivir.

A u cours de la saison dure aux poitrinaires, le peuple des rues avait eu lui aussi sa liesse, qui lui avait rappelé la manne des Rois . Dès que les sonneries annonçaient une apparition du souverain, la foule débouchai t de toutes les venelles et se répan­dait, telles les eaux du fleuve au temps des crues. Dans l'attente de ses largesses, elle cernait, elle immobilisait ses chasseurs, comme elle le fait encore aujourd'hui, les nuits de la Semaine Sainte, des dragons et des artilleurs, et de leurs trompettes r é p o n ­dant aux saetas des chanteuses improvisées.

M a i s , son esprit critique le gardant de trop espérer , le Béarnais poursuivait pour sa part son enquê te toujours ouverte. L a nuit t ombée , i l se débarrassai t de sa tenue pour se mêler aux attroupe­ments qui se formaient aux abords des jardins i l luminés de la résidence royale. Après quoi, l 'oreille tendue, i l suivait vers San Bernardo, San G i l ou San Vicente les gens rentrant chez eux, ou passait le pont de Tr iana et finissait sa nuit dans une taverne à écouter les filles qui rêvaient maintenant de partager le Ut du R o i . N e racontait-on pas, près de la T o u r de l 'Or , que Micœla la gitane, fine comme un lézard, mais vraiment un peu trop mai -griote avait pourtant été choisie par un hussard du Palais pour danser toutes portes fermées devant le nouvel élu de D i e u ? Pour consoler la Carinegra, la plus brune — ainsi que le signi­fiait son sobriquet — la plus jalouse aussi des rivales de la danseuse, i l n'avait pas fallu moins que les belles mains et les boucles blondes du descendant du Vert Galant, qui l'avait aussi tôt éblouie.

Pareilles nuits apportaient à celui-ci des sons de cloche qui ne s'accordaient guère avec les carillons c o m m a n d é s de la ville. Comme i l quittait à l'aube l'une de ces tavernes de gitanes, i l se sentit un jour suivi . Se retournant, i l s 'apprêtai t déjà à se défendre lorsque l ' inconnu, un vagabond des quais, le rassura :

— Nada. Je voulais seulement te dire, parce que tu m'es

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sympathique, que tu ferais mieux de changer de quartier, la nuit. A Tr iana , nous n'avons pas les m ê m e s idées qu ' à Séville. O n sait qui tu es. T u devrais te garder, si tu ne veux pas finir sur ce quai, comme le Cachorro, d 'un coup de couteau à la gorge.

L e conseil était aussi superflu que vain. L e capitaine se vantait de ne s 'ê t re jamais laissé surprendre, où qu ' i l fût. « Mervei l leux agent de renseignement en pays andalou », avait écrit de lu i le colonel de Mazerolles. Ma i s l'hommage ne s'adressait q u ' à la part militaire de ses contacts. E n réalité, depuis son ent rée en Andalousie, s ' i l s'était intéressé aux gens du pays, s ' i l s 'était p réoccupé de connaî t re leurs vies, leurs peines et leurs pensées , c 'était aussi dans le secret espoir d'aider pour sa modeste part à l 'œuvre entreprise envers et contre tous par le roi sage, œuvre dont l 'amitié de Jaime, survivant au déch i rement de la guerre, lu i avait permis de ne jamais désespérer . Sur la position actuelle de son ami, i l n'avait pas pu obtenir de précis ions, à Séville pas plus qu'ailleurs. N'ayant eu n i à Bailen n i à Cordoue la possibili té de pousser jusqu'au Chaparral, i l avait à plusieurs reprises com­m e n c é une lettre à son intention, mais i l l'avait chaque fois déch i ­rée . Ce qu'ils avaient à se dire en effet exigeait un long tê te à tê te , et i l préférait attendre le jour où , malgré la conjuration des choses, ils finiraient par se retrouver.

I I I

Sur la place du Salvador, la foule accoutumée , é tud ian ts hai l -lonneux, soldats, marchands d'eau, chevriers, muletiers, vendeurs ambulants, moines, filles, aveugles mendiants aux yeux rongés par le trachome, vagabonds en mal de galères, assourdie par la volée de cloches de m i d i , se pressait dans une odeur de poisson et d'huile de beignets comme au temps où Magellan, près de s'em­barquer pour son tour du monde, rappelait au tambour ses équ i ­pages ivres-morts épars dans les tavernes. Depuis la découver te des Amér iques , cent milhons de douros avaient eu beau ruisseler chaque année au pied de la T o u r de l 'O r , ils n'avaient rien changé à la misère des rues, n i aux recours des picaresques.

— M a bourse ! jura Sa in t -Lèger , en portant la main à sa poche pour payer la marchande de crevettes.

Dans la bousculade autour de l 'éventaire, le voleur s'était évanoui . L e drap était t r anché comme au fil d 'un rasoir.

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— Jol i travail ! admira Saint-Armou. D u Rinconete. — D u quoi ? — Nada. Je n 'ai rien dit. Jamais, bien sûr , l'officier du palais, n'avait ouvert les Nou­

velles Exemplaires, n i m ê m e le Quichotte. Quant à l u i , le Béarnais paraissait ravi. V o i r déba rque r de la façon la plus inattendue son ami madri­

lène , juste au moment où i l était menacé d'aller pourrir au siège de Cadix sous la botte du « L a F e r t é Jalouse » était pour Saint-A r m o u une providentielle aubaine, et dont i l lui fallait sur le champ profiter.

— T u disais que tu allais voir le roi dès cet après mid i ? lu i rappela-t-il entre deux bouchées de jambon, dans la taverne d'angle de Cerrajeria.

— S ' i l consent à me recevoir. — Débroui l le - to i . I l est grand temps. L e rég iment sera en

selle à l'aube, avec les renforts pour Vic tor . Entre parenthèses , je me demande ce q u ' i l fait, le marécha l Vic tor , à piét iner devant les remparts de Cadix alors q u ' i l aurait d û les enlever à l'arme blanche, eux et les pontons où croupissent nos prisonniers.

Depuis l 'origine de cette histoire, Cadix n'avait pas cessé d 'appara î t re comme le rédu i t de la résistance espagnole, et les patriotes y voyaient une manière de symbole. Sa réputa t ion d' impre­nable venait encore d 'ê t re justifiée par l 'échec du premier assaut des Français .

— Mais puisque Vic tor s ' empêt re dans la boue salée, je n'ai pas la moindre envie de l 'y suivre. S i je suis forcé de partir demain avec ce « L a F e r t é Jalouse » que tu m'as jeté dans les bottes, i l me cherchera encore, et je finirai par lu i ouvrir une bou tonn iè re en pleine bedaine, comme disait mon maî t re d'armes du 10E. T u seras alors dans de jolis draps !

Sa in t -Léger se sentait trop coupable pour ne pas tenter l 'impossible.

— Bien , j'essaierai. — Léger Sa in t -Léger , je n'attendais pas moins. L e lendemain, le 24 E de chasseurs dut s'en aller tout seul

avec son colonel renforcer sous les remparts de Cadix l ' a rmée du marécha l Vic tor déjà enlisée dans la boue du siège. D è s sa pre­miè re audience au palais de FAlcazar, l'officier d'ordonnance en effet avait obtenu du souverain le dé tachement de son ami à l'escorte

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royale e l le-même, qu i , quelques heures après , allait prendre vers Jerez la route générale. L a faveur allait jusqu 'à laisser au capitaine ses trois compatriotes.

U n soleil sournois, ayant percé à grand peine les nuages pour assister aux mauvais tours, faisait miroiter la lagune sur le bord de laquelle se déroulaient les opérat ions du « derribo ». A f i n d'hono­rer le nouveau souverain, le duc de Guardialeal, éleveur de taureaux de combat, l'avait convié lu i et sa suite à la fête rustique q u ' i l donnait au cortijo à cette occasion. L e R o i Joseph venait d'ins­taller son quartier général à Jerez et i l s 'était empressé d'accepter cette invitation andalouse.

M a i s , malgré son souci de flatter le monarque, l'esprit de farce brutale des ganaderos — celui qui inspirait don Alejandro, le pè re défunt de don Jaime, lorsqu' i l jetait les faux boiteux ou les gamins assoiffés de toréer en pâ tu re à ses plus méchan tes vachettes — habitait toujours la Guardialeal. D e surcroit, la brimade aurait l'heureux effet de mettre en pitoyable posture les brillants chasseurs ou dragons de l 'Empereur, et de leur faire perdre la face sans que personne y fût en apparence pour rien. Déjà le taureau noir dé taché à son tour de la harde et t r aqué par deux garrochistas, inflé­chissant soudain sous leur pression sa course, fonçait sur le groupe d'officiers adossé à la lagune d 'où s 'envolèrent , plus auprès de rapides, les canards.

Affolés, les chevaux de troupe se cabrèrent , et ce fut dans les eaux marécageuses le plus beau plongeon de shakos et de colbacks à plumet que l 'on p û t voir. L e duc cependant, épe ronnan t son andalou, envoyait ses gens au secours des noyés, et s'excusait son hôte royal :

— Désolé , Sire, désolé ! — Rien rien, nada, répondai t galamment Joseph, tout heu­

reux de sortir sa formule espagnole. A u reste, i l n 'é ta i t pas fâché de voir ce petit dragon de Mon to r -

gueil, assez insolent pour p r é t e n d r e avoir eu le premier les faveurs de Micaela , glisser au moment où i l croyait enfin saisir une touffe de joncs, et retomber sur son derr ière dans la vase.

Sortant de l'eau, les chevaux s 'ébrouaient un à un, et écla­boussaient les rares rescapés aux uniformes intacts. Parmi ceux-ci figuraient les deux Saints, qui jamais ne s 'étaient autant amusés . Pour le Béarnais , l 'occasion se présenta i t trop belle, et i l n'allait

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certes pas la laisser échapper . Dressé comme i l l'avait é té par Jaime à l'exercice du « derribo » durant son heureuse captivi té au Chaparral, c 'était pour lu i le moment de se montrer. Déjà hab i tué à traiter les gens des élevages, i l avait pris à part le mayoral, lequel en restait é tourdi — u n officier de l 'Empereur, parler taureaux avec un accent du pays et soupeser en connaisseur une garrocha ! — et i l changeait son cheval d'armes pour un andalou.

Toutefois, avant de piquer des deux vers la masse des fauves acculée au bois face à la lagune, i l sollicita du R o i , par l ' in te rmé­diaire de son chef d'escadrons, l'autorisation de se débarrasser de son colback, non que celui-ci d û t le gêner au cours de son exhibition, mais parce que pareille coiffure seyait peu à l'excercice en cours. Faute de porter comme i l le faisait chez Jaime le costume et le feutre vaqueros, i l aimait mieux braver le taureau tê te nue et cheveux au vent.

Quelques instants après , le roi Joseph et son état-major res­taient souffle coupé par l 'é t range spectacle du dolman vert lancé garrocha en main à la poursuite du nouveau taureau détaché de la harde. Déséqu i l ib ré par le choc de la pique reçue en pleine croupe, le fauve boulait dans l'herbe sur les cornes, se relevait, et démon t r a i t sa jeune bravoure en se retournant malgré la dou­leur pour attaquer son poursuivant.

Les généraux voyaient déjà le cheval é t r ipé , et le capitaine encorné . Pourtant, pas un vaquero ne bougeait pour se porter à son secours. Sans doute, après avoir v u le França is en action chacun d'eux savait-il à quoi s'en tenir sur ses recours et son adresse. Sa in t -Armou en effet évitait d 'un coup de reins l'attaque du taureau et le distançait , laissant trainer au sol derr ière l u i , nég l igemment , le bout de la garrocha, geste de l 'homme après la prouesse. Puis i l retourna au petit trot prendre sa place parmi les officiers de l'escorte royale encore tout t r empés .

Cependant le roi appelait d 'un geste Sain t -Léger . — J 'é ta is bien loin de me douter qu ' i l y avait parmi mes

chasseurs un ma î t r e de l 'équi ta t ion taurine ! Quel est donc ce jeune cavalier ? D ' o ù sort-il ?

— C'est le capitaine de Saint-Armou, sire, le Béarnais que vous avez bien voulu, sur ma requê te , prendre dans votre escorte.

— A h ah! un descendant du Ver t Galant, m'a-t-on également conté hier au soir. Je serais curieux de le voir. Vous me l 'amènerez à notre retour à Jerez.

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L a prouesse du capitaine défrayait le festin servi en plein vent, veaux entiers bouillis dans d ' énormes marmites, jarres de v in de Cor ia vidées l 'une sur l'autre tandis que les chevaux à l'attache, tels des poneys de campements de l 'Ouest américain, flairaient l'odeur des taureaux rapprochés à la faveur de l 'ombre, et tendaient les oreilles à leurs mugissements. Les guitaristes pourtant n 'écouta ien t que leurs cordes faussées par l ' humid i t é de la terre marine, et le roi de la fête qui avait suivi la frairie était encore le Béarnais. Après avoir dansé son dernier boléro et salué le nouveau roi , la brune Trianera qui portait si bien son surnom de la Carinegra — aux lumières , elle rappelait la Vierge noire — s'était en effet hâ tée d'aller le rejoindre à la table des officiers de l'escorte. D e quoi piquer encore davantage la curiosité du monarque dont on savait que depuis son ent rée en Espagne i l s ' intéressait par­t icu l iè rement aux filles du pays, et q u ' à Séville i l faisait chaque nuit danser pour lui tout seul la mince Micada , étoile de la T o u r de l 'Or .

Auss i , au lieu d'attendre comme i l en avait l 'intention le retour à Jerez pour accorder au héros de la journée Une audience part i­cul ière, le roi Joseph pria- t- i l Sa in t -Léger de le lu i p résen te r dès que le cotège eut qui t té le cortijo. Ce fut ainsi que, pour la visible réprobat ion de l 'é tat-major constellé, Joseph-Marie de Saint-A r m o u , simple capitaine de chasseurs, s'en alla botte à botte avec son souverain, levant les canards qui , à cette heure- là , s ' apprê­taient à nicher sous les touffes de jonc.

Cependant, i l ne se sentait nullement in t imidé . Effet de sa fierté, de son aisance naturelle, et de sa l iberté d'homme toujours en lu i -même rebelle, et insensible aux majestés. Dans ses bivouacs d'Italie, d'Allemagne ou d'Autriche, i l avait souvent indigné ses camarades en leur soutenant que si jamais l 'Empereur lu i faisait la faveur de le recevoir, et de l'interroger sur tel sujet que pourrait connaî t re un officier de la Légère , i l n'en resterait nullement paralysé comme l 'étaient , d 'après la légende, ceux qui se voyaient admis à pareille contemplation. Chez lu i du reste, le caractère était si fort, l'accent personnel si m a r q u é , qu ' i l se fût affirmé de la m ê m e façon au grade de marécha l des logis ou à celui du marécha l .

D e son côté, le roi philosophe montrait dans ce tê te-à- tê te insolite une singulière affabilité. Sans s'en douter, i l tombait à son tour sous le charme. M a i s de plus, déjà fort surpris de trouver en ce capitaine rompu aux jeux taurins un hispanisant qu i aurait

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p u commenter du Cervantes, i l découvrait en lui un homme préoccupé du p rob lème du contact, et de la politique à suivre. Auss i poussa-t-il son interrogatoire bien plus avant qu ' i l ne se l 'était dès l 'abord proposé . Davantage, sur le point de l 'action en terre andalouse, i l sollicita presque de l ' initié suggestions et conseil. M a i s si Saint-Armou avait une flatteuse idée de sa per­sonne, i l demeurait lucide envers lu i -même autant qu'envers les autres, et savait fort bien sa mesure.

C'est pourquoi i l se déroba lorsque vint la proposition : — M o n service de renseignement, je parle de mon service

personnel, secret, marche mal, et me fait commettre des bévues. T r o p d'insuffisance et de pré tent ion . Pré ten t ion de « connaî t re l 'Espagne », toujours. J 'ai besoin d'un homme comme vous.

L e roi n'avait pas osé ajouter « d 'un homme sans servilité, averti, pass ionné , dévoué comme moi à mon peuple, à son bien ». M a i s Sa in t -Armou avait compris. I l se défendit cependant :

— Que Sa Majes té me pardonne, mais elle me fait trop de crédi t et trop d'honneur. S i j 'aime l'Espagne, et par t icul ièrement l 'Andalousie, je n'ai hélas ! pas la tê te politique. Je ne suis fait que pour des actions de partisan.

Puis , riant afin de dé tendre un peu l'entretien : — Voyez-vous, Sire, on n'est pas i m p u n é m e n t de la Légère .

O n garde son esprit léger de patrouille, d'embuscade, de rencontre de grande route. Croyez-moi, je vous décevrais.

E n réali té le capitaine se sentait né pour être et rester chef de bande, pour se tailler partout et en toute occasion, fût-ce en marge de son mét ie r de soldats un royaume personnel, et qu ' i l emportait avec lu i .

Les généraux cependant supportait de plus en plus mal la d u r é e de ce scandaleux tê te-à- tê te . Comme le roi , insistant auprès du cadet de Béarn , s'attardait, l 'un d'eux se détacha brusquement, revint à sa hauteur :

— Je vous demande pardon, sire, mais à l'heure qu ' i l est ces lieux nous semblent assez traî t res . E t en t ra înant ainsi, Sa Majesté pourrait bien finir par tenter le fusil de quelque guéril lero sans que nous puissions rien pour sa défense.

— Vous êtes bien bon, général , et je vous remercie de votre soin. Mais avec Monsieur de Saint-Armou, qui ic i est chez lu i , vous vous en êtes aperçu j ' espère , je me sens en parfaite sécuri té. Ayez donc l'obligeance de nous laisser.

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U n chat-huant s'envola, et le général faillit en perdre son chapeau.

Se retournant vers le Béarnais et renonçant pour ce soir-là à le convaincre, le roi Joseph changea alors ses batteries :

— Saint -Armou, ce que vous m'avez raconté de votre ami le jeune duc de Tojar m'est res té dans la tê te . F i l s d'une famille illustre, ancien élève de notre Ecole Mi l i ta i re Royale de Sorèze , francophile et libéral, désintéressé et aussi peu courtisan que v o u s - m ê m e ainsi que vous me l'avez dépe in t , ne pensez-vous pas que ce serait u n homme à toucher pour ma politique ? N e pour-riez-vous pas vous charger de cette mission ?

IV

Assurémen t pas, s 'était aussi tôt dit Saint-Armou. Depuis des jours et des jours i l ne rêvait que retrouver Jaime, savoir l 'état d'esprit où avait pu le mettre la nouvelle invasion française, et o ù en était leur amit ié , soumise à une telle épreuve. Ma i s justement pour ces raisons, i l n'allait pas se présen te r à lu i comme le man­dataire du roi , et tenter de le désarmer . Toutefois, afin de ne pas trop désobliger celui-ci, i l l u i avait r é p o n d u qu ' i l verrait à l 'occa­sion, lorsqu' i l jugerait le moment favorable.

I l était en tout cas ravi d'avoir d ' emb lée conquis son souverain, victoire d'autant plus amusante pour l u i qu'elle avait laissé coi l'excellent Sa in t -Léger . Car i l était fait, le rapprochement que ce dernier espérait ménager petit à petit, continuant ainsi à jouer auprès de son ami son rôle de protecteur.

— Mai s qu'est-ce que tu croyais ? Les rois, je ne les fais et ne les défais pas, mais je les mets dans ma poche, tu as v u ? E t ce n'est pas fini. Arrange-toi demain pour être de la visite aux caves.

Les caves de Jerez, à cette époque- là , n 'é ta ient pas organisées comme elles le furent par la suite pour recevoir les tournées de touristes. Par contre, elles accueillaient déjà les grands, et s'hono­raient de leur faire goûter — le cognac n ' é t an t pas encore inventé — finos, amontillados ou olorosos. L e lendemain matin, lorsque le roi Joseph descendit de cheval, i l eut la surprise de tomber encore sur son Saint-Armou. L e hé ros du « derribo » avait-il donc les clefs de tous les domaines du pays, élevages ou caves ?

— Comment ? Encore vous ?

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— Je m'en excuse, mais le maî t re de maison m'a pr ié de rece­voir Votre Majes té .

— E t à quel titre ? — E n tant que Béarnais. Ces caves sont la créat ion d 'un de

mes compatriotes et parents. Sain t -Armou inventait cette paren té . Mais restait l'essentiel,

la « béarn i té » comme i l disait, et qu i justifiait sa mission. — C'est à l u i , ajouta-t-il en conduisant le roi vers le perron,

que Messieurs les Anglais doivent de pouvoir se saouler chez eux au « sherry ».

— Pas maintenant, j ' espère ? — O h ! vous savez, Sire, le blocus !... L e monarque ne sembla nullement offusqué. — Ces Béarnais ! admira-t-il , s'adressant à ses généraux de

plus en plus renfrognés. N o n contents d'avoir annexé la France, ils sont partout, de leurs montagnes aux Amér iques , et jusqu 'à Jerez, ou ils inventent le sherry !

— O u i , nous sommes un peu encombrants, Sire, je l'avoue" D'autant plus que, où que nous soyons, nous avons la manie de nous compter et de nous réunir . U n peu comme les Corses ?

A la sortie des caves ombreuses, un soleil blanc dévorait les façades, et la foule ameutée eut sans doute quelque raison de croire à la légende de « Joseph Bouteille » car, pour une fois, le nouveau roi , comme d'ailleurs ses généraux, trop généreusement t rai tés par la main du maî t re de maison lu i -même, avait peine à tenir en selle.

I l est vrai que ce jour-là l 'air était étouffant. Auss i le souverain se rendit- i l de bonne grâce — ce garçon avait une telle gentillesse et semblait tellement chez lu i ! — à la suggestion de Saint-Armou, qui lu i proposait de monter au balcon de Lebrija pour y mieux respirer et s'y reposer quelques heures. Q u i donc lu i avait appris le secret des Romains et des Almohades découvreurs de ce bel­védère , et qui s'y étaient certainement installés pour échapper à l 'é té malsain des marismas ?

Pour le rescapé de Bailen, Lebri ja avait u n autre attrait que son air vif, sa tour et son cloître de Santa M a r i a . Sa dernière maîtresse, la brune Carinegra, bien placée par son mét ier de danseuse à succès pour recevoir des confidences, lu i avait r acon té dans la nuit l'histoire d 'un colonel de chasseurs massacré aux environs

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de la p récéden te Toussaint dans ce bourg, où i l avait été amené comme prisonnier après la capitulation de l 'armée de Dupont . L e signalement de ce colonel paraissant r épondre à celui de xMazerolles, Saint -Armou n'avait pas pu dormir. D e nouveau en effet les fantômes de ses compagnons perdus au cours de la bataille, ou restés prisonniers des camps et des pontons, suscités par ce revenant, l'assaillaient pour lu i reprocher de ne pas penser suffi­samment à eux, et de ne rien tenter pour leur salut. C'étai t pour­quoi, dès la fin de la visite aux caves, i l avait lancé son idée d'esca­pade à l'antique Lebrija.

Profitant de ce que le roi et sa suite faisaient la sieste à l 'ombre de ce bourg haut perché , i l s'en fut interroger l'alcade, à qui i l eut toutes les peines à faire admettre qu ' i l ne s'agissait pas d'une enquê te , mais d 'un entretien d'homme à homme. D è s l 'abord, celui-ci prit d'ailleurs soin de préciser q u ' à cette date- là , 7 novem­bre 1808, c 'était, en son absence, l'alcade suppléant , « d'une grande honorabi l i té mais d'une intelligence restreinte », qui avait déclenché les événements en appelant à la cloche les villageois. Lorsqu ' i l s avaient été massés sur la place, i l leur avait d o n n é lecture de l'ordre de la Junte à tous les hommes susceptibles de porter les armes, sans distinction de classe n i d 'é tat , de reioindre en hâ te la capitale. O n n'aurait pas fait mieux si l 'on avait voulu jeter la panique parmi la population mâle du bourg, ainsi pressée de laisser ses maisons, ses épouses et ses filles à la merci des trois cents prisonniers français capturés à Bailen, et depuis lors dé tenus sans gardiens à Lebrija. « Avant de partir, nous égorgerons les franchutes » avaient aussitôt juré les requis.

L e drame avait été précipi té par un malentendu. L e marquis de San G i l , notable du heu, avait entrepris de monter au château en ruines où logeaient les officiers français, pour essayer de les rassurer. O r voilà q u ' à mi-route i l les avait t rouvés en train de descendre la côte , dans l 'intention sans doute de rejoindre leurs hommes casernes au Mant i l lo . A leur tê te marchait, épée dégainée, le colonel de Mazerolles.

L e nom était donc p rononcé . — Vous êtes sû r qu ' i l s'agissait du colonel de Mazerolles ?

Comment était-il ? insista pourtant Saint -Armou. — G r a n d et fort, avec de grosses moustaches blondes. — C'est bien ça. — E t puis, vous pensez bien que moi , l'alcade de Lebri ja ,

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LES REMPARTS D E CADIX 63

je les avais eus, ses papiers. Monsieur l 'Oflicier, i l me semble encore le voir à la place où vous êtes. Avec le marquis de San G i l , nous jouions aux dames presque tous les soirs. C'est vous dire !

— E t alors, que s'est-il passé ? Remplaçan t son colonel à la table de l'alcade, Sain t -Armou

ne jouait pas sa partie de dames, mais, une fois de plus, i l gagnait à son jeu préféré. M i s peu à peu en confiance, son hô te , oubliant ses craintes, glissait en effet sur la pente des confidences.

— Alors s'est produit le malheur. Lo r squ ' i l l 'a v u arriver l 'épée nue, un voisin a cru que le colonel français allait tuer le marquis, et i l l 'a frappé avec son bâ ton . Pour se défendre , le colo­nel a r iposté . M a i s l 'épée n'est pas u n bâ ton , elle rentre. Vous devi­nez la suite, le sang qui appelle le sang.

— O u i oui. — M a i s ce qui s'est passé aussi, i l faut que vous le sachiez,

Monsieur l 'Officier. Nous avions parmi les prisonniers u n général , le général Pryvé . E n jouant au bil lard, i l nous racontait qu ' i l avait eu l 'honneur de combattre nos Lanciers de Jerez, et que

, c 'é ta ient de rudes cavaliers, qui n'avaient pas peur des cuirasses. — Je sais. — E h bien, i l logeait, l u i , avec son adjudant, à l'auberge de

la Concepc ión , et la foule a rmée essayait d'enfoncer la porte. Autant dire q u ' i l était perdu. A u moment où les planches allaient sauter arrive la procession que notre vicaire don Bar to lomé R o d r í ­guez Berenguer avait fait sortir pour calmer les gens. U n homme, ce don Bar to lomé! L e crucifix à la main, i l écarte les furieux et i l se préc ip i te , lu i qui a pourtant de l'asthme, entre eux et le général Pryvé. . . M a i s i l va vous le raconter l u i -même . I l vient tous les jours à cette heure-ci, et i l est aussi exact que pour sa messe. Je reconnais son pas.

D e fait, on entendait un pas pesant, un souffle oppressé. — L e voilà. L e vicaire se laissa tomber dans un fauteuil, qui pourtant

n 'é ta i t guère tendre, cependant que l'alcade remplaçai t sur la table par un pot de jerez le tabac haché pour son cigarillo. Sa visite aux caves n ' e m p ê c h a pas Saint -Armou de faire raison comme i l le devait au visiteur.

— D o n Bar to lomé, je racontais justement à Monsieur l 'Offi­cier comment vous avez sauvé le général Pryvé .

— Je ne l 'ai pas sauvé, c'est Notre Seigneur qui est intervenu.

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64 LES REMPARTS D E CADIX

Quand i l a paru nous nous sommes tous agenouillés devant le Saint Ciboire : le général , son adjudant, et ceux qui allaient les tuer.

Avant de quitter Lebri ja , le capitaine monta au cerro de Buena Vista où son colonel, sur le chemin de Cadix et de ses étoiles, avait t rouvé son Jardin des Oliviers. Sous l'oliveraie en effet, une croix tout près de tomber disait :

& Colonel de Mazerolles * » Commandant le I e r de Chasseurs provisoire »

« Rappelé à D i e u le 7 novembre 1808 »

V

« Camino de Cadix »... Chemin de Cadix, chantait la copia andalouse que Joseph-Marie de Saint-Armou, accompagné de ses trois chasseurs éblouis par le scintillement de la mer, fredonnait au pas de son cheval. Car l'escorte royale voyait enfin la ville terme où devaient finir les combats et les peines, et qui était restée jusque là un mirage en vain poursuivi.

Avec son maigre effectif de conscrits, l ' infortuné Dupont , qui comptait y gagner son bâ ton de maréchal , s 'était échoué sur la pierraille de Bailen, et i l avait t rouvé les fers. E t maintenant, la Grande A r m é e , bien qu'elle eût , elle, touché les remparts inviolés, restait enlisée à leurs pieds. L e roi Joseph n'avait m o n t r é aucune hâ te d'y aller voir, la citadelle ayant résisté au canon, et la Junte réfugiée dans ses murs venait de refouler sans m ê m e l'entendre la dépu ta t ion qu ' i l lui avait dépêchée.

L a ville rebelle ne dressait pourtant pas sur l 'horizon de l'ouest un rocher de Gibraltar. Tel le un mirage, elle tendait au soleil, sur l'outre-mer de la baie et de l 'océan réunis ce mat in- là dans le m ê m e calme, une ligne innocente et rase, d'une blancheur réflé­chie par les marais salants.

Les Béarnais en restaient aveuglés. — Que de sel ! admirait Majesté . E t i l ne fond pas à la pluie ? — T u pourrais en envoyer un peu chez toi, pour le cochon. C'étai t , à Escoubès , le temps des pèle-porc , et des, salaisons

de jambons.

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LES REMPARTS DE CADIX 65

M a i s Sa in t -Armou a r rê ta les plaisanteries. Comme i l en avait l 'habitude lorsqu ' i l abordait avec ses hommes un théâ t re d ' o p é ­rations qui en valait la peine, ou une journée capitale, i l entreprit, tout en faisant route, de leur décrire le site de Cadix , isthme pro­tégé sur "ses deux flancs, comme un vaisseau de haut bord, par la mer. I l leur expliqua son ouverture sur le monde, l ' in térêt qu ' i l y aurait eu à en interdire dès 1808 l'usage à l 'Anglais , l 'abri que position pareille offrait à l 'ennemi et dont i l aurait fallu le priver d 'un seul assaut malgré l 'arrivée au dernier moment dans la place des troupes du duc d 'Albuquerque, accourues à marches forcées de l 'Extremadure.

— O n voit des m â t s , à gauche du tas de sel, remarqua Majes té . Ce ne seraient pas les pontons ?

— Tais- toi . Est-ce que tu en as jamais vu , sur ton L u y de France ?

Cependant, malgré le miroitement aveuglant de la ville blanche et des salines avivé par le bleu intense des eaux, le capitaine décou­vrit enfin les prisons flottantes.

— Les voilà ! A l'approche des França is , les pontons avaient en effet é té

enlevés du canal de L a Carraca et r e m o r q u é s dans la grande rade. — S'ils sont dessus, ils doivent nous voir, nos camarades de

Bailen, fit Majes té , et ê t re bien contents, depuis le temps qu'ils nous attendent.

Depuis la veille, l'ordonnance n'avait pas cessé de se r épand re en histoires sur les prisonniers de 1808, et par t icu l iè rement sur « L a Joie » et sur « L e Centaure », pour l ' instruction duquel i l nourrissait une admiration ébahie . « A l'heure q u ' i l est, i l serait marécha l des logis ! » Auss i Sa in t -Armou n'avait-il pas besoin de demander à ses nouveaux compagnons d'y penser.

— Nous arrivons à temps pour les dél ivrer . S i du moins ils n'ont pas été expédiés aux Baléares ou aux Canaries... ou pire encore !

J O S E P H P E Y R É .

(La troisième partie au prochain numéro.)

LA REVUE N» 1 S