Deux ans après, les effets de la canicule en service de soins de longue durée : réflexion

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Med Pal 2005; 4: 153-154 © Masson, Paris, 2005, Tous droits réservés EXPÉRIENCES PARTAGÉES Médecine palliative 153 N° 3 – Juin 2005 Deux ans après, les effets de la canicule en service de soins de longue durée : réflexion Florence Barthélemy (photo), directeur médical de Domusvi, Oscar Banini, Amina Teskouk, Service de Soins de Longue durée des Maisonnées et de la Maison de Retraite Hervieux, Poissy. Tout a été dit sur cet été 2003. Mais notre expérience reste gravée dans nos mémoires. Dans notre service de Soins de Longue Durée, les 105 résidents sont presque tous très dépendants et très fragiles. En cette fin juillet 2003, comme à l’habitude, la moitié de l’équipe médicale venait de partir en vacances et l’équipe soignante goûtait aussi un repos estival bien mérité. Les remplaçants étaient là : pas toujours très formés mais souvent de bonne volonté, comme d’habitude. La température a monté, il a fait chaud, de plus en plus chaud … Les pre- miers patients ont présenté des symptô- mes somme toute peu spécifiques mais qui se sont multipliés et ne cédaient pas aux thérapeutiques habituelles. La température est encore montée et la situation s’est emballée… Alors on s’est organisé pour faire face. On a défini des priorités : d’abord faire boire tous les patients et s’occuper de ceux qui étaient mal, dont l’altération de l’état général était vite impression- nante. Tant pis pour le ménage. Il faisait très chaud, le soleil entrait à flots par les fenêtres des chambres dont les stores, malgré nos demandes, n’étaient pas réparés depuis… plus d’un an ! Les patients cherchaient la fraîcheur. Le personnel tentait de les protéger, mais comment faire ? Il fal- lait des draps mouillés, des glaçons, et lorsque la glace fut en rupture de stock à l’hôpital, l’administrateur de garde nous en fit livrer par le super- marché voisin ! Certaines familles ap- portèrent des ventilateurs, heureuse- ment car nous en étions totalement démunis. Nos moyens étaient insuffi- sants, il n’y avait pas de pièce rafraî- chie dans ce service de Soins de Lon- gue Durée, pourtant moderne et adapté aux personnes âgées dépen- dantes. Toute l’équipe s’est mobilisée, s’est soudée autour des patients présentant des décompensations qui se multi- pliaient. Inutile de tenter de transférer nos patients en service de médecine ou aux urgences. Il n’y avait pas de place, et on savait que les patients s’entassaient dans les couloirs, « une situation de guerre » disait notre col- lègue des urgences. Chez nous, c’était plutôt « la fin du monde ». Durant les 12 premiers jours du mois d’août, c’est 45 patients qui ont présenté une décompensation aiguë. Les antipyrétiques étaient inefficaces et les patients supportaient très mal la température ambiante. Les infir- mières ne savaient plus où donner de la tête, nous finissions par prescrire les seuls examens ou soins dont elles nous disaient qu’elles pouvaient les exécuter. Heureusement, vers le 14 août, la température a baissé. Il était temps, même s’il était déjà trop tard pour 6 de nos patients les plus fragiles, dont la vie ne tenait plus qu’à un souffle. Pour les autres, c’est la baisse de la température ambiante qui a sauvé la situation. Nous étions impuissants. Barthélemy F et al. Deux ans après, les effets de la canicule en service de soins de longue durée. Réflexion. Med Pal 2005; 4: 153-154. Au cours des mois suivant, lors- que nous nous sommes retournés vers cette période difficile, différents élé- ments de réflexion sont apparus aux gériatres de terrain que nous sommes. Outre les difficultés concrètes qui s’étaient présentées, que dire de cette déstabilisation professionnelle qui a surgi ? 1. Nous n’avons pas pu accompa- gner tous les résidents comme nous le souhaitions. Certains patients, comme c’est régulièrement le cas dans notre service, étaient « en fin de vie » (stade terminal de polypathologies sévères, coma, ischémie aiguë de jambe) et fai- saient l’objet de soins palliatifs. Avec toute l’équipe soignante, nous étions très attentifs à leur confort, très à l’écoute de leur famille. Stupeur de constater qu’ils traversaient ces jours de canicule sans sembler en être af- fectés, alors que d’autres patients moins fragiles à ce moment décé- daient sans que nous ayons pu mettre en place cet accompagnement … De même avec les centenaires, qui ont été mis en péril par la canicule et sont morts, alors qu’ils avaient traversé dans leur longue vie bien d’autres vi- cissitudes. Notre idéal de soins a été sérieu- sement mis à mal… 2. Durant cette période, nous avons été amenés à changer totale- ment notre pratique professionnelle, bien loin de la gériatrie que nous exerçons tout au long de l’année dans ce service d’hébergement. Les actes Adresse pour la correspondance : Florence Barthélémy, DOMUS Vi, 6, rue Chevreul, 92150 Suresnes. e-mail : barthelemy@domusvi.com

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E X P É R I E N C E S P A R T A G É E S

Médecine palliative

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N° 3 – Juin 2005

Deux ans après, les effets de la canicule en service de soins de longue durée : réflexion

Florence Barthélemy (photo), directeur médical de Domusvi,

Oscar Banini,

Amina Teskouk, Service de Soins de Longue durée des Maisonnées et de la Maison de Retraite Hervieux, Poissy.

T

out a été dit sur cet été 2003.Mais notre expérience reste gravéedans nos mémoires.

Dans notre service de Soins deLongue Durée, les 105 résidents sontpresque tous très dépendants et trèsfragiles. En cette fin juillet 2003,comme à l’habitude, la moitié del’équipe médicale venait de partir envacances et l’équipe soignante goûtaitaussi un repos estival bien mérité. Lesremplaçants étaient là : pas toujourstrès formés mais souvent de bonnevolonté, comme d’habitude.

La température a monté, il a faitchaud, de plus en plus chaud … Les pre-miers patients ont présenté des symptô-mes somme toute peu spécifiques maisqui se sont multipliés et ne cédaient pasaux thérapeutiques habituelles.

La température est encore montéeet la situation s’est emballée… Alorson s’est organisé pour faire face. Ona défini des priorités : d’abord faireboire tous les patients et s’occuper deceux qui étaient mal, dont l’altérationde l’état général était vite impression-nante. Tant pis pour le ménage.

Il faisait très chaud, le soleil entraità flots par les fenêtres des chambresdont les stores, malgré nos demandes,n’étaient pas réparés depuis… plusd’un an ! Les patients cherchaient lafraîcheur. Le personnel tentait de lesprotéger, mais comment faire ? Il fal-lait des draps mouillés, des glaçons,et lorsque la glace fut en rupture destock à l’hôpital, l’administrateur degarde nous en fit livrer par le super-

marché voisin ! Certaines familles ap-portèrent des ventilateurs, heureuse-ment car nous en étions totalementdémunis. Nos moyens étaient insuffi-sants, il n’y avait pas de pièce rafraî-chie dans ce service de Soins de Lon-gue Durée, pourtant moderne etadapté aux personnes âgées dépen-dantes.

Toute l’équipe s’est mobilisée, s’estsoudée autour des patients présentantdes décompensations qui se multi-pliaient. Inutile de tenter de transférernos patients en service de médecineou aux urgences. Il n’y avait pas deplace, et on savait que les patientss’entassaient dans les couloirs, « unesituation de guerre » disait notre col-lègue des urgences. Chez nous, c’étaitplutôt « la fin du monde ».

Durant les 12 premiers jours dumois d’août, c’est 45 patients qui ontprésenté une décompensation aiguë.Les antipyrétiques étaient inefficaceset les patients supportaient très malla température ambiante. Les infir-mières ne savaient plus où donner dela tête, nous finissions par prescrireles seuls examens ou soins dont ellesnous disaient qu’elles pouvaient lesexécuter.

Heureusement, vers le 14 août, latempérature a baissé. Il était temps,même s’il était déjà trop tard pour 6de nos patients les plus fragiles, dontla vie ne tenait plus qu’à un souffle.Pour les autres, c’est la baisse de latempérature ambiante qui a sauvé lasituation. Nous étions impuissants.

Barthélemy F et al. Deux ans après, les effets de la canicule en service de soins de longue durée. Réflexion.

Med Pal 2005; 4: 153-154.

Au cours des mois suivant, lors-que nous nous sommes retournés verscette période difficile, différents élé-ments de réflexion sont apparus auxgériatres de terrain que nous sommes.

Outre les difficultés concrètes quis’étaient présentées, que dire de cettedéstabilisation professionnelle qui asurgi ?

1. Nous n’avons pas pu accompa-gner tous les résidents comme nous lesouhaitions. Certains patients, commec’est régulièrement le cas dans notreservice, étaient « en fin de vie » (stadeterminal de polypathologies sévères,coma, ischémie aiguë de jambe) et fai-saient l’objet de soins palliatifs. Avectoute l’équipe soignante, nous étionstrès attentifs à leur confort, très àl’écoute de leur famille. Stupeur deconstater qu’ils traversaient ces joursde canicule sans sembler en être af-fectés, alors que d’autres patientsmoins fragiles à ce moment décé-daient sans que nous ayons pu mettreen place cet accompagnement … Demême avec les centenaires, qui ontété mis en péril par la canicule et sontmorts, alors qu’ils avaient traversédans leur longue vie bien d’autres vi-cissitudes.

Notre idéal de soins a été sérieu-sement mis à mal…

2. Durant cette période, nousavons été amenés à changer totale-ment notre pratique professionnelle,bien loin de la gériatrie que nousexerçons tout au long de l’année dansce service d’hébergement. Les actes

Adresse pour la correspondance :

Florence Barthélémy, DOMUS Vi, 6, rue Chevreul,

92150 Suresnes.

e-mail : [email protected]

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simples de la vie quotidienne queconstituent le

nursing

, l’alimentation,l’hydratation, la toilette, n’étaientplus le quotidien ordinaire, mais de-venaient des soins impérieux sur les-quels reposait la survie des patients.Chaque membre de l’équipe soignantemédicale et non médicale modifiait sapratique en fonction de l’urgence :faire boire et rafraîchir. Par ailleurs, ilétait nécessaire que nous conservionsnotre rôle médical structurant del’équipe pour son fonctionnement.Difficile et subtil.

3. Pourquoi ne pas nous être ma-nifestés avant la canicule, ni dès lespremiers jours ?

Les services de Soins de LongueDurée sont peu pourvus en personnel.Ce n’est pas une nouveauté. De plus,les transferts en services de Court Sé-jour et de Soins de Suite sont devenusde plus en plus difficiles, voire sou-vent impossibles, aggravant encore demanière relative ce manque de per-sonnel. Nous traversions régulière-ment des situations de crises, commedes épidémies de gastro-entérite, oudes moments de fort absentéisme dupersonnel. Se plaindre ? Oui, bien sûr,mais le résultat était si mince… Alorsnous avions pris l’habitude de nous« débrouiller », même si la qualité dessoins devait être améliorée. Lorsque lacanicule est survenue, elle nous estapparue comme une situation de crisede plus, nous ne l’avions pas

anticipée. On ne s’est pas plaint, onn’y a même pas pensé puisque ça neservait à rien. Mais on avait tort.Peut-être l’expérience renouvelée dedemandes sans suites avait-elle eupour effet d’inhiber le processus depensée qui aurait fait demander del’aide ou alerter les tutelles d’une si-tuation exceptionnelle…

Durant les mois qui ont suivi lacanicule, la prise de conscience et leretentissement médiatique persistanta montré nos services sous un jourdifférent. L’attention portée à notreservice d’hébergement s’est accrue. Ladirection de l’hôpital s’est placée enpartenaire pour mettre en place desmesures d’amélioration. Elles ont étéconcrètes :

– fin 2003, l’activité de médecinegériatrique aiguë, effective dans ceservice d’hébergement, a été recon-nue en tant que telle par l’octroi dequelques lits de court séjour. Mais lepersonnel, force vive de notre ser-vice, n’a pas pu être renforcé. Nousavons donc décidé ensemble de lais-ser vacant un

pool

de lits d’héberge-ment, afin d’augmenter le personnelde manière relative. Ce qui a permisd’améliorer leurs conditions de travailet la qualité des soins, au prix d’unediminution de la capacité d’accueil ;

– été 2004, juste avant l’été, denombreuses mesures de préparationont été demandées par les tutelles.Dans notre service, nous avons ainsi

vu l’installation de rafraîchisseurs ve-nant s’ajouter aux stores nouvelle-ment réparés. Nous avons donc eu lesmoyens matériels de protéger les ré-sidents de la chaleur.

De nombreuses recommandationsont été faites aux services en cas decanicule. Nous y avons reconnu ceque nous avions mis en place l’étéd’avant. Les différents scénarios étaientenvisagés, avec les moyens matériels,humains et organisationnels pour yfaire face.

Il n’a pas fait très chaud cet été2004, mais nous avons constaté l’at-tention portée aux personnes âgées etaux professionnels de la gériatrie.L’importance d’une prise en chargeconvenable pour nos patients ne sediscute plus, même si, nous le savonsbien, les finances n’ont pas fini de sediscuter…

Avec le recul, nous avons constatéainsi, en tant que gériatres de terrain,la prise de conscience de la société engénéral et des acteurs de la vie hos-pitalière en particulier. La reconnais-sance de notre activité a permis uneamélioration des conditions de priseen charge des personnes âgées parune meilleure qualité de vie et desoins.

Nous savons aujourd’hui qu’il fautprendre la mesure des moyens néces-saires, des qualifications nécessaires…et être exigeant pour nos patients.