Despotica ONLINE

download Despotica ONLINE

of 178

Transcript of Despotica ONLINE

Slobodan Despot

DESPOTICAMODES D'EMPLOIPRFACE DE

MICHEL MAFFESOLI

FRANCHISES

DespoticaDespotica, cest le titre du blog de Slobodan Despot. Cest galement le cahier dides et de rexions qui accompagne son travail dditeur. Editeur insoumis et provocant, Slobodan Despot apparat dans ses propres textes plus mditatif et plus potique la fois. Notes de voyage, pamphlets, portraits, critiques littraires, chroniques Des contributions en apparence disparates, et pourtant relies par une intention commune : la recherche des lots de prsence divine et humaine dans un monde qui se dshumanise et se dcivilise de manire prcipite. Avec un style mlant franchise et humour, ironie et compassion, ces textes sefforcent de surpasser, chaque fois, les schmas sommaires o lon essaie denfermer les esprits.Directeur des ditions Xenia, n en 1967, Slobodan Despot est galement photographe et crivain, auteur de Balles perdues et de Valais mystique.

Centralit souterraine, cultures anomiques, socialits alternatives, socits au noir. Voil autant dexpressions qui me viennent lesprit pour dcrire le sensualisme sacr qui est la touche essentielle de Despotica. Ce en quoi il donne rver et permet de penser. Ce qui dans un monde de frivolit nest pas ngligeable. MICHEL MAFFESOLI

ISBN : 978-2-88892-100-4

-:HSMISI=^WVUUY:www.editions-xenia.com

16

Despotica

ISBN : 978-2-88892-100-4 Copyright 2010 by ditions Xenia C P 395, 1800 Vevey, Suisse www. editions-xenia. com info@editions-xenia. com Tel : +41 21 921 85 05 Fax : +41 21 921 05 57 skype : xeniabooks

Slobodan Despot

DespoticaModes demploi Prface de Michel Maffesoli

Xenia

Du mme auteur Balles perdues, 2002. Valais mystique, 2009.

Blog http://despotica.blogspot.com Site http://www.valaismystique.ch ContaCt [email protected]

Prface

Racines

Depuis la philosophie des Lumires, la suspicion pse sur tout ce qui enchane au local, au village et la terre en gnral. Le Progrs devient une vraie mythologie, mettant en scne une humanit partie du temps obscur de la barbarie pour arriver, dune manire ascendante, en son point ultime, une civilisation accomplie. Et pour ce faire, le dracinement est lordre du jour. Llment essentiel dun tel processus est cette rationalisation gnralise de lexistence engendrant le non moins fameux dsenchantement du monde (Max Weber). La magie, les fes, les sorcires et les divers trolls sont progressivement radiqus, tout la fois de lespace priv et de la sphre publique. Inutile de revenir l-dessus, sinon pour indiquer la saturation dune telle rationalisation. De nombreux esprits aigus le soulignent merci. Cest dans cette catgorie que lon peut ranger lessai de Slobodan Despot : Despotica. Comme tout livre pens, de penses, celui-ci se suffit lui-mme. Il suffit dindi7

quer, en quelques lignes quoi, en tant que lecteur, il ma fait songer. En un mouvement spiralesque, ne manquant pas dtonner, ce livre montre comment on voit revenir les valeurs, les modes de vie et tout simplement dtre que lon avait cru dpasser. Apptence pour le territoire, importance des racines, de lidal religieux. Multiples sont les formes archaques retrouvant force et vigueur. Jemploie le mot archaque en son sens tymologique : ce qui est premier, essentiel, et sert de fondation toute socialit. Tout cela, Slobodan Despot le symbolise sous le nom de Fata Morgana ! Toutes les vignettes composant la mosaque de Despotica soulignent le paradoxal retour des racines, quil faut, bien sr entendre dans son sens symbolique, celui dun schritt zurck heideggrien, dont le mitan du livre : Un dimanche Sirmium donne la clef essentielle : la prise en compte dun questionnement plongeant profond dans les cryptes de linconscient de lauteur ; mais clef opratoire pour saisir, galement, un inconscient collectif. Tout cela tmoigne dune inversion de polarit, redonnant ses lettres de noblesse au quotidien et limaginaire populaire . Ce terme, en ses diverses modulations, ne fait plus peur. Il est mme revendiqu comme slogan, ou va servir de bannire claquant au vent de lavenir. Lenracinement devient dynamique. Retour dun ordre concret. Cest--dire dun ordre social croissant avec lordre naturel : celui des territoires rels ou symboliques tenant lieu de vri8 Despotica

tables fondations . Cest cela ltymologie du mot concret : cum crescere. Non plus le simple dveloppement progressiste, mais la croissance partir de racines, en relation avec les espaces fondateurs. Racines , cest une autre manire de dire la mmoire sdimente. Cest aussi valoriser lmotionnel. Qui est, rappelons-le, lambiance dans laquelle tout un chacun va baigner. Ambiance, pour reprendre une heureuse expression de Slobodan Despot, permettant de refuser le lit de Procuste en lequel on projette de nous normaliser . Ravna Gora, Vovodine, Melita, et lon pourrait continuer grener dautres nominations du mme ordre, tout cela ne fait que redire les vieux instincts que lanimal humain avait tent doublier et qui se rappellent tant bien que mal notre bon souvenir. Cest le resurgissement de ces racines profondes ou de radicelles subalternes qui constitue lordre concret, le melting-pot mystico-sybarite que Despot attribue Patmos, mais qui tel un fil rouge parcourt lensemble de ce livre. Centralit souterraine, cultures anomiques, socialits alternatives, socits au noir. Voil bien autant dexpressions qui me viennent l esprit pour dcrire le sensualisme sacr qui est la touche essentielle de Despotica. Ce en quoi il donne rver et permet de penser. Ce qui dans un monde de frivolit nest pas ngligeable. michel maffesoliMembre de lInstitut Universitaire de France9

avant-ProPos

Ce recueil fait suite Balles perdues, publi en 2002 aux ditions LAge dHomme. Il sagit, une fois de plus, dune collection de textes, indits ou publis, qui ont marqu ou rvl mon cheminement intrieur. Si Balles perdues tait majoritairement constitu dessais, ce livre-ci puise lessentiel de sa substance dans des notes personnelles. La priode quil recouvre est la fois plus difficile cerner rationnellement et, sur un plan personnel, marque par dimportants changements. Depuis 2006, lensemble de mes activits et crits est li de loin ou de prs aux ditions Xenia. Jai pu mapercevoir combien il tait difficile de se dtacher, tant dans son propre travail que dans limage quon laisse, du secteur o lon vous a class sur la foi de vos crits de jeunesse ou de prises de position circonstancielles. Les changements de vision imposs par la vie ou par les nouvelles lectures ne sincarnent quavec beaucoup de retard et dinertie lorsque vous communiquez par le canal trs indirect des livres dautrui. Ce qui fait quau bout du compte, je me suis imperceptiblement mis en porte--faux avec certains lecteurs et certains milieux. Et puisAvant-propos 11

aussi, tant donn mon penchant inn toujours donner raison aux autres, avec moi-mme. Ces changements ont t consigns au fil des ans dans mon journal et ma correspondance. Le bon accueil rserv en son temps Balles perdues, puis les chos enthousiastes que ma valu la publication des itinraires du Valais mystique, mont encourag livrer ces modes demploi qui, je lespre, permettront de combler ce foss. Jy ai dcouvert, en mme temps que les premires lectrices qui en ont suggr le contenu parmi une masse dcrits, des fils rouges : une nostalgie omniprsente (mais de quoi ?), une conscience de lunivers religieuse et enchante, mais nullement rituelle, une fidlit frmissante aux lieux et aux caractres qui incarnent le monde plein par opposition au monde creux de lindustrialisation, ce lit de Procuste en lequel on projette de nous normaliser et o, trs souvent, nous nous vautrons avant mme que dy tre pousss. Voil des gots et des penchants qui clairent, mme mes propres yeux, certains choix importants, existentiels, esthtiques ou littraires. Comme tout un chacun, jaborde la ralit par les intuitions et les motions, lalibi rationnel ne venant quaprs coup. Ces textes, je crois, carteront toute quivoque quant ce processus. Jespre quils relativiseront aussi, du mme coup, les rductions politiques auxquelles amis ou dtracteurs ont cru bon dassimiler ma dmarche ditoriale ou mes prises de position. Ainsi, cest cette horreur psychique du12 Despotica

vide induit par lesprit du temps, bien plus que des principes politiques ou thiques, qui me pousse dfendre bec et ongles le droit lexpression, mme des personnages les plus infrquentables. Lorsque les malsants se tairont, il ny aura de toute faon plus rien dire ni entendre nulle part. Nous vivons une poque dincertitude et de dislocation des structures hrites qui nous laisse dnus face au destin. Les murailles doctrinales qui nous entouraient avaient au moins lavantage, comme la vu Ren Gunon, de nous protger des vents du chaos. Ceux-ci ont dsormais champ libre. Mais leffondrement des valeurs idologiques est aussi celui des illusions et il me semble non seulement impossible, mais encore invalidant, de vouloir sen abriter derrire les ruines htivement ravales de la civilisation faite de pudeurs calcules intellectuelles aussi bien que morales qui nous a conduits l o nous sommes. Advienne que pourra ! Je nai dautre refuge en cette tempte que ma mmoire, mon jugement et les attachements qui font vibrer mon tre. La forte prsence, dans ces pages, de mon pays dorigine, la Serbie, semble donner ces attachements vitaux un picentre. Je me suis engag trs jeune dans la vie publique, mon dtriment, en dfendant ce pays contre la campagne de haine dlirante dont il fut lobjet dans lOccident des annes 90. En mditant aux causes de cette haine, je suis arriv au-del deAvant-propos 13

la gopolitique : jai entrevu la furie de l Europen moyen (celui-l mme que Leontiev qualifiait d idal et outil de la destruction universelle ) face un modle humain rtif toute uniformisation, mme celle qui le servirait. Jai dnonc, exemples lappui, cet aveuglement dans Balles perdues, je lintgre dsormais la partition gnrale dun temps rythm par des exaltations collectives fabriques et des oublis fulgurants, mais dont lindiffrence fournit la tonalit. Certains vnements de lan 2009, notamment un sjour en Inde, mont orient vers dautres horizons. Mais ce parti pris existe, je nen dissimule rien, et jintgre cette passion des origines dans la pte mme de mon tre dditeur et dcrivain de langue franaise. Cela me permet de me consacrer le cur lger et lme en paix aux luttes exaltantes que lart et la pense ont livrer ici et maintenant. r Jai quelque anxit au moment de mettre ces pages intimes sous presse. Pourrai-je, chers amis, vous faire face avec ce que vous saurez de moi ? S. D.

14

Despotica

Remerciements

Jexprime ma sincre gratitude Nevena Paji, Svetlana Miloevi-Valenti et Laurence Vidal pour leur participation clairvoyante llaboration de ce recueil $et leur constante amiti. Ainsi qu Eric Werner pour lexemple de sincrit impitoyable quil ma donn et sans lequel je naurais pas os publier ce livre.

Avant-propos

15

Viatique

Et lon dmarre de bonne heure, carquill, Frissonnant dans le noir, nimporte la saison, Sous-marin terrestre avec ses cadrans rouges, Ses feux, ses yeux sans horizon. Et lon se signe. Reverrons-nous la maison ? Sais-tu larchitecte, et toi lingnieur, A quoi ressemble ton monde quand tu dors ? As-tu bien suivi les lignes de ton plan, As-tu touch larmure, effleur les bords De ce bton Qui nous inclut dans sa mort ? Je marrterai au col, je le sais, Pour que le vent mbroue et mveille, Le vent vivant, mon dernier messager Entre la terre obscure et vieille Et mon mtal. Je crois encore aux merveilles.0 Griffonn une veille de dpart. 24 juin 2007.

Viatique

19

Nostalgia

Patmos

Dans les les du Dodcanse, faisant face lAsie mineure, le drapeau grec se double encore du fanion jaune frapp de laigle bicphale de Byzance. Cest dans cet archipel rgi par une autre notion du temps, neuf heures de bateau dAthnes, que Patmos dfend son hritage. Bizarrement taille en hippocampe, elle stend sur peine vingt-cinq kilomtres et abrite une population rsidente de 2 500 mes. Le rseau lectrique y dpend dune gnratrice diesel et leau douce dun cargo poussif. Et pourtant, lorsquon sy rend pour la premire fois, lon a le sentiment non seulement davoir connu le plus somptueux lieu de retraite et de repos, mais davoir sjourn dans un nombril du monde. Comment restituer la dcouverte de cette splendeur la fois vidente et rserve ? Je nai dautre moyen que de dcrire ce que, novice, jy ai vu. Tchons de recomposer ces visions du cur Au-dessus de nous, dominant lle, un monastre fond au xie sicle et mu en forteresse force dinvasions franques, catalanes et turques, tels ces crustacs des les Bikini dont la carapace sest faite blindage force de radiations. Autour de cet aimant cubiste et tnbreux sest agglutine une bourgadeNostalgia 23

radieuse, blanche de chaux jusquaux marches de ses escaliers, formant ddale face lle dIcare, que pouvait-elle faire dautre ? comme pour conduire lgamment les nouveaux importuns avant que les murailles de pierre sombre ne les rembarrent la manire abrupte des militaires et des confesseurs. Khora. Elle mtait apparue, la nuit de notre arrive, comme une fata morgana, un vaisseau en feux de gala lvitant au-dessus de la prude obscurit de lle endormie. Puis, mesure que notre ferry, fouett par des vents dabmes, laissait par bbord les effrayantes redoutes rocailleuses de Patmos, une filire de lucioles lectriques est venue arrimer peu peu cette acropole son port. A la diffrence de Khora, arienne et candide comme lorthodoxie, orgueilleuse et gaie comme la religion antique, mirage scintillant daussi loin que lil porte aux quatre points cardinaux, lhumble et terrestre Skala ne se dvoile, elle, qu la dernire minute au fond de son golfe troit. Lorsque les grands ferries nocturnes viennent y appuyer leur poupe, le port semble aussitt doubler de taille ! Tout y est si menu que, du haut de son neuvime ou dixime pont, le voyageur croit voir ses pieds non pas une ville, mais sa maquette. Entre le donjon thtral o logent les institutions et les maisons du port, on aperoit alors une petite place pave lclairage dramatique, si semblable une scne doprette que lon se surprend chercher la fosse24 Despotica

dorchestre. La ville haute est parseme dglises et de monastres mineurs, mais ne possde aucun htel. On ny sjourne quen propritaire ou en ami, moins davoir dnich une location discrte et coteuse. La ville basse, elle, nest quadrille que de chapelles familiales et se loue volontiers. Ses ruelles sont encombres de tavernes et de boutiques de souvenirs redondantes, tmoignant dun marketing peu concert qui face lindustrie touristique de Cos ou de Rhodes apparat touchant de dsutude. Et tout cela est stri nuit et jour par les scooters innombrables, zzayant en tous sens comme des mouches autour dune lampe. Patmos, en pratique, cest un port et un fort. Le reste ne sont quermitages ou hameaux de pcheurs arrts mi-chemin de leur conversion balnaire. Entre ce port et ce fort, entre le ventre et la tte, court aujourdhui une route goudronne en lacets. Mais avant ce boyau moderne, Patmos a vcu, des sicles durant, le long dune colonne vertbrale : un vaste chemin muletier, pav sur cinq mtres de large, reliant la terre au ciel en ligne droite au mpris des courbes du terrain et de la fatigue des marcheurs. Elle est encore l, cette voie royale, bien quentrecoupe par les virelais du goudron. La redescendre de nuit, dans lodeur des pins, voir le port, ses pieds, se rapprocher peu peu dans son berceau de pierres et sous son dais dtoiles, cest une promenade qui vaut toutes les foulures que lon se fera invitablement sur ces pavs abrupts.Nostalgia 25

Enfin, mi-chemin du ventre et de la tte, que lon monte par la route ou par le raccourci, voici le cur de Patmos : la caverne, flanc de coteau, o saint Jean dicta son disciple Prokhore ses visions de lApocalypse. Autour du saint lieu, les empereurs de Byzance firent dabord construire une chapelle, puis tout un monastre, btisse blanche visible des milles dont les entrailles sont lun des plus tonnants buts de plerinage de la chrtient, en mme temps quune attraction touristique. Ainsi, pendant la liturgie du dimanche matin, la caverne encombre devient le thtre dune trange procession, o les rangs disciplins des fidles locaux scartent avec rsignation devant un dfil de visiteurs profanes, hbts, venus de tous les continents, repris aussitt que dbarqus par les grands paquebots ancrs au large. La caverne de St Jean est la deuxime crche de la chrtient. De terribles prophties y sont venues tremper la foi des croyants en une promesse qui, sans cet pilogue, se serait sans doute dilue en une esprance bnigne, quite, do tout tragique et t exclu. Elles viennent, aussi, depuis vingt sicles consoler les dsempars en rappelant que nulle chandelle ne brlera indfiniment, pas mme celle des puissants de ce monde. Aujourdhui, en ce lieu, deux humanits se frottent et se ctoient sans se mler daucune faon, plus proches et plus dissemblables, en profondeur, que les hommes ne lont jamais t au cours de lhistoire. Entre ceux26 Despotica

qui entrent ici avec crainte et vnration, la gorge serre suffoquer, et ceux qui sy pressent irrits de ne pouvoir photographier un lieu aussi pittoresque, le foss est plus profond quil ne le fut jamais entre les Perses et les Achens, entre Isral et les Gentils, entre Rome et Byzance, entre Byzance et Istamboul, entre Marco Polo et lempereur de Chine. Cette division de ltre, habilement masque par le nivellement des apparences, est si palpable en ce lieu que lon a limpression que les rvlations de saint Jean ne font que se rpter ici, chaque jour, comme la ralit enregistre tout jamais par Linvention de Morel, dans le roman mtaphysique de Bioy Casars, en revtant simplement les formes les plus intelligibles au tmoin du moment. Un ventre industrieux, une tte rayonnante, un cur mystiquement cach. Cette petite le de la mer ge, dans son architecture organique, reproduit lorganisation la plus profonde de lhumanit, son aspiration la plus pure. En la quittant, tout tre pourvu dme ressent une inexplicable nostalgie. Certes, toute poque son ternit : aujourdhui la nostalgie se chiffre par des prix, au mtre carr de btisse vtuste, comparables ceux de limmobilier cossu des capitales dOccident. Ah, vous connaissez Patmos ? : lexclamation mondaine vaut mot de passe. Ds le premier sjour, les anciens de Patmos se sentent comme un prestige de plerins, de hadjis. Dans les venelles de Khora, la Jet Set a discrtement parpill ses pied--terre, tandis

quau petit port de Skala, en face de la gnratrice tapageuse et puante, viennent stablir des yachts dont labsence Cannes nest sans doute pas passe inaperue. Le snobisme, nous le savons depuis Proust, nest quun report du dsir religieux vers une fausse adresse. Si Marcel avait connu ltrange melting pot mystico-sybaritique de Patmos, La Recherche du Temps perdu et peut-tre abord la question de la foi gare de lOccident de manire plus frontale0 27 juillet 2004.

28

Despotica

Bergamasque

Un rve veill. Suscit par lcoute obsessionnelle de Bergamasque, dans les Airs et danses anciens 1 de Respighi. A lentame de cette danse noble et populaire, un vieux chteau renaissance, touffant entre une bretelle dautoroute et un hangar, sanime soudain. Des pas gracieux simpriment sur la poussire du dallage, cadencs par un clavecin machinal et sainte-nitouche qui finit, mme lui, par se laisser aller des confidences. Survient alors lombre du compositeur, sangle dans un haut col rigide ferm par une cravate noire et dans un costume ajust de laine sombre. Il aura fait chanter la joie bariole des sicles passs dans sa tenue denterrement, pressentant que ce noir, ce marine, ces tissus ternes et fonctionnels, ctait dj les tranches de la Premire guerre, et Octobre 17, et la modernit dans son hideuse et universelle monotonie.

1. Prfrer toute autre la version bouleversante dAntal Dorti et de la Philharmonia Hungarica. Pour se souvenir chaque coute de ces musiciens hongrois qui, en 1959, au temps le plus sombre de la laideur communiste, ont si magnifiquement russi faire revivre un temps de fastes et dlgance. Sur iTunes : http://cli.gs/ejPJ1A. (Note de 2010) Nostalgia 29

Ottorino, mon frre, jaurais voulu que tu dirigeasses la musique mes funrailles. Mais oseraistu paratre en une poque comme la ntre ?0 Journal. 23 juin 2007.

30

Despotica

Un monde qui sen va

En mai 2007, jai perdu ma grand-mre maternelle. A quarante ans, cest plutt normal. Pourtant, le chagrin ma surpris par sa cruaut et sa persistance. Pourquoi ? Son dpart ntait pas seulement le dpart dune personne, mais une tape dans lextinction de tout un monde. Une flamme qui steint dans un chandelier o, dj, lon peut compter les mches une une. Elle stait tout entire investie dans ses sentiments. Elle vivait en eux et par eux. Absolument possessive et absolument dvoue. Elle avait une rectitude absolue du cur, couple une vitalit stupfiante et quelque peu amorale. Elle navait pas dinstruction mais savait tout, instruite par les antennes de lme. Pour condenser la manire iconoclaste de C. S. Lewis1, elle tait dans le Tao, toujours et sans hsitation. Jai cherch des analogies cette perte. La dmolition dune maison trs ancienne, par exemple,

1. La petite centaine de pages de LAbolition de lHomme (trad. fr. aux ditions Raphal) constitue le meilleur condens de sagesse, ma connaissance, sur ce que nous sommes en train de faire de nousmmes. (Note de 2010.) Nostalgia 31

emplie de fantmes et de flures, faisant place un difice froid aux murs lisses Au fil du temps, la cause du manque sest prcise dans mon esprit. Ctait une connaissance du monde et des tres qui sen tait alle avec elle. Une gnose. Je lai rve dinnombrables fois, et je la rve encore. Jai cru la rencontrer en Inde parmi les dits jalouses quon vnre et quon craint. Kali : destruction et rgnration la fois. Le dpart de ces tres qui savaient le secret de la vie est une catastrophe identique la mort des abeilles. Je le pressentais. Aussi ai-je beaucoup parl delle mes amis. r Lettre Y. Elle a eu une apoplexie, quon croyait lgre, fin avril. Puis elle a peu peu sombr dans linconscience. Le 7 mai, nous avons pris lavion, mon frre et moi, pour aller lui faire nos adieux, convaincus quelle nen avait que pour quelques heures. Elle a ouvert les yeux, nous a reconnus, a trouv la force de dire : ma beaut et je ne regrette rien , puis elle sest perdue nouveau. Tout son corps la trahie, lexception du cur. Elle tait veille nuit et jour, et gave de perfusions. Pourquoi a-t-on prolong son agonie, je ne le sais. Toujours est-il quelle a tenu encore douze jours et a expir laube du samedi, aprs des souffrances de rdemption.32 Despotica

Son dpart, ce nest pas comme un caillou qui tombe dans leau et qui fait quelques vagues vite dissipes. Le trou quelle laisse est immense et nous savons que rien ne va le combler. Comme la dit lun de ses petits-neveux hier, ctait une trs grande figure, une qualit humaine suprieure qui jouait dans une catgorie suprieure la ntre. Ctait une me vive et un cur simple. Elle navait dautres guides dans la vie que lamour et la rectitude de lme. Je nai pas assist sa dormition. Nous avions d repartir. Je lui avais donc fait mes adieux. Mais samedi, une fois nest pas coutume, je me suis rveill, lesprit clair, cinq heures du matin. Je me suis lev, me disant : a y est, elle sen va. Je me suis assis sur le canap du salon. Je venais de massoupir un peu, de nouveau, lorsque le tlphone a sonn, vers six heures : ma mre, perdue, qui lavait veille. Son attachement cette vie tait tel que cette fin fut un dchirement terrible. Nous avons tous le sentiment quelle restera auprs de nous durant les six semaines venir, et quelle aura de la peine quitter ce monde pour de bon. Il faut prier pour quelle soit dlie de tous ces liens dsormais inutiles. Je tenais ce que tu saches ceci et que tu y sois associ, car je sais que tu laimes et quelle taime. Je conserve une dernire photographie pour toi.

Nostalgia

33

r Lettre A. Perdu grand-maman le 19.5. : un deuil immense. Et je ne plaisante pas. Couru lenterrer en Serbie, suis revenu, ai trouv ce monde sans saveur. Elle tait belle, avait vcu son enfance dans la nature vive, vu son pre se tuer, travers la guerre avec deux enfants suspendus aux nacelles dun mulet. Elle tait belle jusqu commercer avec lenvers du miroir, avait des visions et des chagrins inconnus des gens, nous fabriquait des pipeaux en bois de saule. Son homme, pince-sans-rire, charismatique, veinard, avait vu trois pelotons dexcution : cheveux blancs 23 ans. En 1973, il avait achet la premire Mazda en Yougoslavie communiste. Parti dans un souffle 64 ans. Elle sest teinte dans la douleur 87. Trois semaines dagonie inutile, je maudis les mdecins et ne sais comment me tenir face ma mre, sa fille. Au moins ai-je pu la voir, changer un regard et lui laisser un viatique. Pourquoi te racont-je tout ceci, droit en bas ? Jignore. Ou bien non : cest elle plutt qui sinsinue en ceux quelle a aims. Dautres signes me sont parvenus ces dix-sept jours. Ane de six orphelins, elle navait vcu que par amour, jamais personne ne la vue ou entendue songer soi. Menseignait sans succs quil ne fallait jamais cacher ses sentiments ni les craindre.34 Despotica

Japprends tard la leon, comme toujours, avec maladresse et emphase. Considre cette confidence comme un tmoignage damiti. r Du journal : note sur Branko opi, crivain serbe de Bosnie, voisin de ma grand-mre par lorigine, la gnration, et lme. Train du retour aprs cinq jours de Paris. Je me sens dessch. Avais lintention de mettre en ordre mes notes du Salon du Livre et de rpertorier les tches accomplir, mais une nostalgie vive me saisit. Je saisis mon gros recueil la belle reliure rouge des nouvelles de guerre de Branko opi et file au bar du train, dsert. Jai partag mes biscuits aux graines avec la serveuse, surprise et ravie. Quand la-t-on traite pour la dernire fois, elle qui nest pas jolie, comme un tre humain et non comme un distributeur boissons ? Lenvie de pleurer me monte au nez. Derrire moi arrive une bourgeoise des premires, collier dor et jeans trous, qui commande son caf comme elle ordonnerait une purge. Je me plonge dans mon livre. Chantre naf de la rvolution, Branko sest jet dans la Save en voyant ses idaux trahis. Mais, dans le texte, ce nest pas la rvolution quil chante : cest la passion de libert, incroyablement coriace, des gens simples. Ce sont les vertus, lhumanit,Nostalgia 35

la langue savoureuse de sa Bosnie et, par-dessus tout, la nature, dont il connat tout le glossaire. Les explosions et les massacres dans les bois nempchent pas les pins de sentir bon ni les abeilles de bourdonner. Le Tao. Cest le monde de ma grand-mre, plein dinterjections, de bonhomie, de savoirs secrets spontanment acquis. On savait faire une flte avec un rameau de saule, rparer une roue, remettre une patte. Le mal sy manifestait tout nu, la vie tait froce, mais remplie de consolations dont nous navons plus ide. Ce monde sen est all jamais, peu prs vers lpoque o je naissais. Il est douloureux dtre conscient de cette charnire. Jai perdu un viatique dont tous mes anctres disposaient, mais ne suis pas sr que mon chemin, terme, sera moins rude que le leur. Une dtresse me saisit, proche de la panique. Jai besoin de sentir ce vieux monde auprs de moi : peut-tre men rapprocherai-je en traduisant quelques pages de Branko ?0 19 mars 2008.

36

Despotica

Refus du monde

Me voil dans le tgv, avec mon vrac de bagages o il manque tout de mme deux ou trois lments. Tant pis. Jai lenvie plutt de te raconter ce quil marrive. Je lisais le roman de Simone Chevallier sur la Madeleine1, bien mouvant certes, lorsque nous avons travers le viaduc sur lOrbe. Entendant mon voisin den face louer le paysage, je regarde par la vitre. Lespace dune seconde, je vois le serpent de la rivire, dun vert profond et translucide, qui glisse tranquillement parmi des frondaisons inclines comme des femmes sur un berceau. Aussitt, des larmes ont jailli comme si lon mavait pel un oignon sous le nez. Cela mest dj venu deux ou trois reprises ces derniers temps. Face au lac et aux montagnes, au-dessus des fes endormies, ou tout simplement en observant les jeux et les efforts touchants de BigBen2. La chose est claire : jai envie de fuir le monde dans lequel je me suis plong jusquau cou. Je rve la Save lente, les cours de monastres, le bavardage des femmes au march. Je ne supporte plus le1. Simone Chevallier, Celle qui aima Jsus, d. Xenia 2006. 2. Noble terrier de Norfolk, Big-Ben est la mascotte des ditions Xenia. (Note de 2010.) Nostalgia 37

monde o nous sommes. O les machines, comme la prdit Philip K. Dick, sont en passe de devenir plus vivantes que les hommes.0 Lettre F., 8 juin 2006.

38

Despotica

La Vovodine ternelle

Cest le premier de lAn. Dautres se projettent en avant par des rsolutions. Moi, toutes les allusions me rejettent en arrire. Un peu de gueule de bois, quelques restes de neige dans les rues, et nous revoici dans les bringues hivernales des annes 90, sous lembargo et au son lointain des kalachnikovs. Cette anne-l (1994), alors que la guerre fait rage en Bosnie, quen Serbie lessence se vend au litre dans des bouteilles de coca, et que les Occidentaux font chauffer leurs bombardiers, la Ruelle enfume (Garavi sokak) tournait un clip canaille avec les moyens du bord. (Refrain) Moi, toujours, je bois du vin. Cest proccupant ! Et suis aim dune fille gentille Comme auparavant. Et mon chapeau est de travers Mais cest pas gratuit Cela mest rest, rest de ma grand-mreNostalgia 39

Ja i dalje pijem vino, ne znam ta mi je, mene ljubi cura fina ko i ranije i na krivo eir nosim ali ne za dabe, to je meni ostalo, ostalo od babe1. Ce pays viveur et nonchalant mest toujours apparu comme un fond de mer affair ses routines sans un seul regard pour la tempte qui fait rage l-haut. Quelle sant ! Comment voulez-vous, aprs a, quon ne vous bombarde pas ?0 Blog. 1er janvier 2009.

1. Garavi sokak, Perlez. http://www.youtube.com/watch?v=v5wSp2uKwQA40 Despotica

Ravna Gora

Il faut avoir vu les paysages qui en furent le thtre pour comprendre linsurrection serbe de 1941. La Ravna Gora, cest le mont Suvobor, et le mont Suvobor, cest le gnral Mii et la victoire titanesque contre les Austro-Hongrois en 14 Une gographie mythologique encore intacte alors que Salamine et les Thermopyles sont effacs par la civilisation industrielle ! Des montagnes que les Alpins appelleraient collines, culminant 800 mtres peine, mais sournoises, couvertes dherbes lisses comme des perruques, de conifres menus et dpines. On sattend y croiser un tchetnik derrire chaque arbuste. Les chemins, dfoncs et rares, garent impitoyablement ltranger, mme pourvu dune carte. Du lieu proprement dit de Ravna Gora, ou encore mieux, de Simovia Ravni, on admire un vallonnement serein qui semble infini. Cette mer de pierre et de verdure nest dlimite que par la densit de lair, qui fait plir les arrire-plans comme un frottis de trbenthine. Aux confins de lhorizon, lon distingue des montagnes dont les noms, dans la mmoire serbe, ont la sonorit sacre des monts de lAttique : Zlatibor, Ovar, Kablar, Maljen, GolijaNostalgia 41

Ce pays na jamais eu dautres matres. Il nen aura jamais. Ce peuple na pas de frontires. Son territoire propre varie sans cesse au gr des rapports de forces. Ici, les bornes sont claires. Les prrogatives des empires sarrtent dans la plaine, Mionica, au nord, et Milanovac au sud. Un lot de quarante kilomtres de rayon. Les hommes de ce pays, qui le parcourent perchs sur des tracteurs trangement semblables des montures vivantes, sont infiniment aimables et tout aussi indomptables. Indomptables parce quaimables. Aimables, parce que srs deux, de leurs terres et de leurs droits : rien prouver, rien demander, rien prendre. Ils parlent ikavien, dans un trs pur accent dHerzgovine le Serbe classique , rient avec candeur, rpondent avec ruse et, flegmatiques, laissent pisser lintrus jusquau point o Voici quelques annes, la dbcle du communisme, un dmagogue les a berns en ressuscitant son propre profit le souvenir du gnral Mihailovi. Aujourdhui, le mme devenu ministre sempresse de brader tout ce quil peut de son pays par une vaine et vulgaire soif de reconnaissance trangre. Lui qui galvanisait les foules nest plus le bienvenu ici. On ne prend mme pas la peine de le dire. Cela se sent, et lintress le sent mieux que quiconque. La Serbie est un grand mystre le jour ignore ce que la nuit mijote, et la nuit ce que laube apporte,42 Despotica

le buisson ne sait ce que rve son voisin ni loiseau ce qui se trame entre les branches disait Desanka Maksimovi, notre plus grande potesse. Cest ici que ces vers prennent tout leur sens. Chaque recoin de ce pays prodigue et riant, chaque virage, chaque vieux chne foudroy, chaque haie, chaque meule rayonne de douceur et de mesure. Et pourtant, chaque meule, haie, chne ou virage inspire une mortelle menace. Comme un mtin fruste et fidle.0 19 juillet 2005. Lettre F.

Nostalgia

43

De lamour absolu

Dimanche soir, javais promis ma fille de lemmener au cin, si elle tait sage. Elle la t, videmment. Nous sommes donc alls voir Bright Star 1, le film de Jane Campion sur lhistoire damour intense et tragique entre le grand pote John Keats et une jeune couturire, Fanny Brawne. Fanny tait une fille simple, mais une vieille me, riche et vaste. Elle se passionna pour ce jeune homme et sa posie. Lui tait trop pauvre pour pouvoir prtendre elle, vivait au crochet dun ami vulgaire mais riche et doutait constamment de sa propre valeur. videmment, il finit tuberculeux. Leur liaison fut magnifique, absolue et douloureuse. Laustre mre de Fanny finit par consentir leurs fianailles impossibles. Pour essayer de sauver le pote, ses amis se cotisrent pour lui payer un voyage dans le sud, en Italie. Il sembarqua trop tard et mourut l-bas. Ce film ma mu. Malgr son petit parfum deau de rose, lhistoire a t filme avec beaucoup de justesse et de got.

1. http://www.imdb.com/title/tt0810784/44 Despotica

trangement, la nuit davant, o jai eu un sommeil hach et trs bizarre, jai rv dembarquements et de traverses en bateau. Lors du dernier voyage, jarrivais en retard au port Le film, en V.O. sous-titre, est entrecoup de vers magnifiques. Irinaki tait la seule ado dans la salle, occupe par des adultes. Elle a suivi le film captive, le souffle coup. Nous avons cout le gnrique de fin, doubl dun pome, jusqu la dernire seconde. Le film lui a normment plu. Puis nous sommes rentrs la maison. Sur le chemin, jai pos ma main sur son paule et je lui ai dit : Tu aimeras peut-tre un jour ainsi. Je ne sais pas sil faut te le souhaiter. Un grand amour rend malade, il fait souffrir et il tuse le cur. Mais quoi quil arrive la fin, si un tel amour devait tarriver, tu sauras que tu auras vcu et que ta vie aura t pleine. Elle ma cout en silence. Puis, la maison, comme sa mre lui demandait de raconter lhistoire, elle a commenc et elle a fondu en larmes. De bonnes larmes, chaudes et abondantes comme une pluie dt. Je lai prise dans mes bras et je lui ai dit : Cest rien ma fille. Cest la vie. La vie, la vraie, est comme a. Alors elle sest calme, bien entendu, et elle ma aid prparer un plat de ptes. Une grande me en devenir0 Journal. 8 fvrier 2010.

y A lire : les Pomes et Posies de John Keats.Nostalgia 45

Melita

Melita. Lle du Miel. 42 44 00 N 17 31 00 E Et je disais autour de moi : il faut retourner dans lle de Mljet ! Il me faut y retourner, malgr la guerre, malgr la nouvelle frontire et notre accent suspect et leurs sourcils froncs. Je le disais car ctait, entre les lieux que jai connus, lhypostase la plus acheve de lide de paradis. Mais je ny suis jamais retourn. Trente-cinq ans sur les quarante que compte ma vie, ou trente-six mme, passs revivre, par clairs, la chaleur, la paix, les senteurs et les couleurs de cette le sainte. Comme si ma vie avait pour but de fuir ce que je languis le plus de retrouver. Elle ne faisait pas partie du thtre des oprations. La guerre pouvait svir Raguse, la fureur mener les foules Split, lartillerie tonner depuis les bouches de Kotor. Mljet, dans ma gographie intrieure, tait labri des vents qui annoncent la cordite et le fer brl.

46

Despotica

La paix ntait jamais acquise, entendons-nous bien. Mljet sest manifeste comme une piqre profonde lorsque jai appris que la flotte amricaine tait entre dans lAdriatique. Depuis ses plages immacules, on avait donc vu dfiler cette caravane charge de pollution et de bruit. Jy repensais aussi mais cela nallait pas plus loin lorsquon vantait en ces lieux lexpansion touristique. Les pontons des marinas verrouillaient les vieux petits ports comme le gel enserre le bout des tangs. Et derrire ces ttes de pont, tout le bric--brac de la consommation. Une le sur un lac dans une le. Et tout autour, la Vnus-Europe ne de la mer. Korula, nobles palais !, do vint Marco Polo. Peljeac, pninsule aussi archoslave que ses noms de lieux : Neum, Ston, Trstenik. glises de pierre sans orifices, blanchies par le temps, sentiers difficiles dans un maquis immmorial. La Troie dHomre tait peut-tre l, dans le creux de la presqule, lembouchure de la Neretva. Un savant mexicain, depuis vingt ans, se tue le prouver. Nul ne lcoute. Il a rassembl trop dvidences. Heureusement ! Troie, Ithaque et lle de Circ restent toutes nous, rien qu nous seuls, telles des villgiatures la morte-saison.

Nostalgia

47

Et pourtant, je le rpte : je ny pensais que par -coups. Pour oublier tout aussitt, faisant place aux choses graves. Puis un soir, ce soir-ci, je lai revisite pour la premire fois. Quel que soit le lieu, il vous suffit dsormais de le pointer sur un ordinateur. Cest un programme gratuit, qui pourtant vous donne lil de laigle, qui me la ramene devant les yeux. On navigue, on focalise, enfin lon remarque une foule de petits points bleus : des photos vraies du lieu. Ici mme, les clichs se comptent par dizaines. Lenchantement survivra-t-il cette cartographie ?0 Esquisse. 18 dcembre 2007.

48

Despotica

Portraits de vivants

Les lumires de Haldas

Il tait convenu que la Lgende de Genve, linstar de la Lgende des Cafs, serait un itinraire illustr. Mais comment illustrer ce va et vient perptuel entre la vision et la mmoire, o la Genve actuelle ne sert que de cadre et de prtexte la rsurrection de la ville intime , de cette empreinte indlbile qui accompagne luvre de Georges Haldas et qui nexiste devant nous que par le prodige de lvocation potique ? De quelles images peut-on revtir cette architecture de mots ? Il et t possible dagrmenter le cheminement de Haldas de documents dpoque, gravures, photographies ou cartes postales, larchologie des formes venant complter larchologie des sensations. Cest en somme ce qui fut fait dans la Lgende des Cafs. Mais en lisant le manuscrit de Genve, jai cru que lauteur me dcrivait, sous dautres cieux et dautres noms, les rues, les sons et les ombres de ma propre ville natale, bien loigne dici et bien diffrente de la Rome protestante . Jamais personne na pu faire partager autrui ses souvenirs ou ses rves. Pourtant, des dizaines dannes et des centaines de kilomtres de distance, cest bien un mme rve ancien que les mots de GeorgesPortraits de vivants 51

Haldas ont dterr et fait revivre. Ce lien organique avec les quartiers qui vous ont vu natre et grandir, ce mariage irrcusable avec la lumire des annes dinnocence et de mystre, assez forte quelquefois pour clairer toute une vie, sont au cur mme de luvre de Haldas. Par lvocation inlassable de son paysage intrieur, Haldas a su isoler cette lumire, lui confrer une existence autonome, en faire un moyen de connaissance de soi et du monde. Si bien que derrire chaque ligne sur la Genve de jadis, cest la Ville Natale de tous qui surgit. Fort de cette dcouverte, jai voulu voir avec les yeux de Haldas cette ville qui est la sienne, et qui par la prodigalit de son gnie potique est aussi, dsormais, un peu la mienne. Jai espr pouvoir traduire cette trange communion par la photographie, ou du moins apporter un tmoignage sur le cadre o ce miracle saccomplit. Ainsi, trois ou quatre matins de lt 1996, nous nous sommes retrouvs au Caf de la Paix, premire station de Haldas dans sa journe de travail. Nous prenions un caf et nous sortions pier la venue du jour dans les quartiers quil connat et quil aime. Laube est son heure. Les bruits sont nets, espacs et claquants, lesprit alerte. La lumire est prcieuse, non parce quelle se drobe, mais prcisment du fait quelle samasse et que chaque minute qui passe accentue la menace de saturation et de platitude. A huit ou neuf heures du matin, notre sance de photographie courait dj le risque de se trans52 Despotica

former en ronde touristique. Nous rentrions boire un dernier caf, jen profitais pour capturer clandestinement quelques atmosphres de bistrot. La recherche de lanecdote visuelle et de la composition soigne navait donc pas faut-il le prciser ? un rle prpondrant dans ces prises de vue. De mme, le choix des photographies nillustre gure litinraire suivi dans le livre, ni ne rend justice toutes les beauts matinales de Genve. Il ne restitue, pour lessentiel, que les quelques minutes heureuses que le photographe a connues en suivant les pas de lcrivain. Lon stonnera peut-tre de voir de nombreux portraits de Haldas dans un livre dont une ville est le personnage principal. Mais Genve est sans doute, depuis le sicle dernier, lune des cits europennes qui ont le plus radicalement chang desprit. En cherchant dans la ville moderne des signes, des traces, des vocations de la Genve populaire et chaleureuse de Gens qui soupirent, quartiers qui meurent, jai d me rendre lvidence que cette ville-l ne vivait plus que dans les livres et la mmoire de Haldas. Lauteur lui-mme ma avou ne plus reconnatre certains quartiers qui lui furent pourtant si familiers. La ville puritaine et paillarde, retranche derrire ses remparts et ouverte au monde entier, cette ville lesprit si particulier et si paradoxal, est enfouie aujourdhui sous une mtropole daffaires aussi dpourvue de saveur quun aroport international. Seule la lumire, imperturPortraits de vivants 53

bable, continue de tomber selon ses inclinaisons saisonnires sur les toits et les murailles de la cit de Calvin. Et seuls quelques tmoins vivants nous rappellent encore ce que fut lme de Genve. Haldas, le chroniqueur, est le premier dentre eux. Il ny a pas plus dimpudeur publier des portraits de lui qu reproduire des vues du mur des Rformateurs ou de la cathdrale Saint-Pierre. Car il fait dsormais lui-mme partie de la lgende de Genve.0 Adapt de la postface la Lgende de Genve (LAge dHomme, 1996).

54

Despotica

Une vieille me

Le dimanche 27 octobre 2002, jour de la grande fte orthodoxe de sainte Parascve, steignait lune des plus belles figures de la diaspora serbe. Issu dune vieille famille des bouches de Kotor, Gavrilo Routzovitch tait un tmoignage vivant. Montngrin dgypte, exil, sa garonnire de St-Cloud tait mon havre dhumanit Paris. Nous bavardions jusque tard dans la nuit, je dormais dans son salon et, tt le matin, il mapportait le caf, roul dans sa gandoura. On ne pouvait finir une journe ni lentamer sans un petit yak-yak , un bavardage oriental dune heure ou deux. Qui pourtant ne semblait pas ter une minute de temps au cadran journalier Il parlait toutes les langues, sauf lallemand. ll connaissait toutes les manires, sauf les mauvaises. Il tait le Quatuor dAlexandrie lui tout seul. r Je ne sais plus trs bien comment ni quand je lai connu. Ctait tout au dbut de la guerre civile en Yougoslavie, dans les annes 1990-1991. Lorsquil permet au Malin de nous mettre lpreuve, DieuPortraits de vivants 55

sarrange toujours pour nous dpcher le baume qui soignera nos plaies. Gavrilo est entr dans ma vie aux heures les plus sombres et les plus solitaires. Penser lui, pourtant, cest voquer la joie et non le malheur. Ctait lpoque ou non seulement des amis, mais mme des parents, des compatriotes, se dtournaient de nous parce que nous ne rougissions pas de nous dire serbes. Lui non plus ne rougissait pas. Au contraire : il tmoignait tout instant de son appartenance cette nation dont, en citoyen du monde, il aurait aisment pu se passer. Ses parents ayant fui le Montngro durant la re Guerre mondiale, Gavrilo tait n en Afrique. 1 Il avait connu la vie douce et bigarre de lgypte davant-guerre. tudiant, puis journaliste, il y ctoya les frres Boutros-Ghali, le roi et le gouvernement yougoslaves en exil. Jusqu ce que la haine du rgime de Nasser le chasst, lui et sa famille, vers la France et la Suisse. Faisant deux de doubles migrs. Lui qui navait jamais vcu dans la Serbie de son me ni dans le Montngro de ses anctres, il y pensait chaque instant. Je nexagrerai pas en affirmant que pas une minute, au cours de ces dix ou douze dernires annes, il navait rompu son affectueux commerce avec ces racines qui, pour nombre dentre nous, taient devenues des chanes. Il y vouait le plus clair de ses nergies, se dvouant tour tour au Mmorial du gnocide serbe , aux56 Despotica

vtrans du front de Salonique, aux articles, aux traductions, Balkans-Infos . Ce fut lui qui, sans tapage, traduisit de litalien en franais, pour LAge dHomme, limmense ouvrage de Marco Rivelli sur le Gnocide occult du peuple serbe dans la Croatie des oustachis. Jamais court de bons mots, il donnait sur Radio-Courtoisie des chroniques dactualit spirituelles et trs prises. Enfin, son hospitalit sans faons tait un refuge pour tant dentre nous qui ntions Parisiens que par intermittence. Pour nous, son appartement de Saint-Cloud tait comme un second foyer. La gentillesse, lhumour et la bont de Gavrilo transformaient le fratricide et le mensonge en des incidents certes dtestables, mais tellement inconsistants devant lesprance invincible et pure de ceux qui, comme lui, avaient conserv une me candide. Ainsi servait-il son glise, mais sans trop la frquenter. Les glises, cest pour les pcheurs , plaisantait-il sans une ombre de prsomption. Doux Gavrilo ! Nos relations, jadis, taient un peu empreintes de crmonie, et cest tant mieux. Il nous faisait revivre une poque o les jeunes rendaient hommage aux anciens, o les messieurs frisaient leur moustache au fer et taient leur chapeau devant les dames, o lon se dclarait la guerre par crit avant de sentretuer. Comme tout cela est rvolu ! Comme son allure, ses manires,Portraits de vivants 57

sa langue ou ses langues, puisquil en savait tant , taient aimables. Comme un vrai mridional, il tait modeste sous ses rodomontades et rserv sous son exubrance. Qui passait outre ses ronchonnages dcouvrait un tre humble, plein de tact, ne demandant rien pour soi. Sa maladie mme, il nous priait de bien vouloir ne pas la prendre trop au srieux. gostes, nous lui obissions. Dgypte, il avait rapport le raffinement dune civilisation brutalement dtruite voici un demisicle. Ctait le refuge de cette Europe pacifique, un peu frivole, qui ne voulait pas faire la guerre ni prendre parti, lgypte des commerants grecs, des ingnieurs franais, du bridge et des coles des Pres. Oasis de savoir-vivre dmolie avec lapprobation de nos bonnes mes. De sa maison, il avait fait un muse de ses continents engloutis. Parmi les portraits daeux, de rois et dvques, les gravures montngrines, les vues orientales, des piles de livres inattendus, de traits dhistoire et danthropologie, taient l pour attester la ralit de ces mondes passs. O ailleurs aurais-je pu dcouvrir, une nuit, lun des romans les plus exaltants qui soient, cette Atlantide de Pierre Benoit que javalai dun trait avant denchaner sur lopera omnia de ce romancier nostalgique et altier. Pour moi, Gavrilo Routzovitch restera jamais associ au hros de ce livre, un jeune lieutenant colonial plein dar58 Despotica

deur dchiffrant lnigme des tassilis au fond du Sahara. r Consacrons donc Gavrilo ce parcours du combattant que nous ne referons plus : courir au dernier mtro, somnoler jusquau terminus, puis traverser le fleuve et enjamber les boyaux des priphriques barrant le front de Seine St-Cloud. Reprer, soulag, la lumire basse de son pied terre qui rchauffait ces amas dacier inhumain, cette mcanique dmesure verrouillant la chiourme de la grande ville. Toutes les nuits, auprs de sa radio jamais teinte, il veillait sur ses deux nations, la franaise et la serbe, avec une attention routinire et pourtant toujours fbrile. Les nouvelles tournaient en boucle, dsesprment identiques, mais Gavrilo, avec un petit sifflotement nerveux, semblait en attendre la dlivrance ou la catastrophe finale. Les coupures de journaux encombraient ses guridons, chroniquant les tricheries et les sottises dun temps mal inspir. Ces preuves drisoires, il les collectait quand mme, persuad quun jour nous sortirions de ce cauchemar, et qualors chacun de ces tmoignages serait une addition qui devrait tre rgle. Et nous en sortons, mon Gavrilo, mais pas par la grande porte. Ni par la petite, dailleurs. Nous en sortons par le haut, percevant peu peu le sens de toutes ces embches mises sur notre route. APortraits de vivants 59

prsent que tu as rejoint ton Christ bien-aim, Gavrilo, tu connais la clef de lnigme. Mmoire ternelle !0 In memoriam pour Gavrilo Routzovitch (10.2.1928 27.10.2002).

60

Despotica

Le cadeau des musiciens

La nuit du 1er novembre 2005, 1 h 30 du matin, un jeune prodige du piano et sa sur fltiste traversire faisaient le piquet en trpignant de froid au coin dune station Jugopetrol de la priphrie de Belgrade. Le jeune homme serrait contre lui un humble sac en plastique dont le contenu, manifestement, tait dune grande importance pour eux. Que faisaient-ils l ? Ils attendaient une Ford Fiesta immatricule SM 370-69 pour remettre son conducteur le prcieux colis. Ils avaient pi son appel toute la soire, layant pri de leur tlphoner nimporte quelle heure. Lorsquenfin leur capricieux ami sest dcid composer le portable du jeune pianiste, vers la minuit, et quil na entendu que le message du rpondeur, il en a dduit que le brave musicien, las dattendre, avait teint son rcepteur et gagn son lit. Mais non : ctait seulement le tlphone qui avait des rats ! Savisant de la mprise un quart dheure plus tard, le jeune homme, dsespr, sest empress de rappeler son visiteur tranger alors que celui-ci, reint, avait dj quitt la capitale aprs avoir reconduit plusieurs intellectuels de renomPortraits de vivants 61

dans leurs clapiers aux quatre coins de la vaste banlieue. Boulevers par la tristesse de sa voix, le conducteur a fait demi-tour en renclant. Cest quil dcollait pour la Suisse le surlendemain trs tt, et que le jeune pianiste se prparait aller lui porter le sac laroport ! Conduisant dun il et de lautre inspectant sa carte urbaine, lautomobiliste a fini par trouver la station-service et les deux jeunes musiciens congels au coin du carrefour. Requinqu par la joie quils lui tmoignrent, lautomobiliste a fini par penser quil navait tout de mme pas si mal fait dajouter ces quarante kilomtres son compteur. Et puis il a eu piti de ces deux frles artistes trills par la kochava1 sibrienne dans leurs habits dt. Il a remarqu leur trs grande et trs pure beaut : celle du frre, quil connaissait dj, et celle de la sur, trs proche, mais plus bleue et plus douce encore. Une ruption de gaiet gnreuse et innocente dans ce carrefour de banlieue : que dire ? Enfin, lautomobiliste a ouvert le sac en plastique blanc qui lui avait valu tout ce tracas et ce bonheur : il contenait un programme des Scnes musicales de Belgrade, dont il possdait dj un exemplaire, mais celui-ci tait destin son amie T***, ainsi que deux grands pots dajvar2 frachement prpa-

1. Vent froid typique de Belgrade. 2. Confiture de piments grills puis hachs. (Note de 2010.)62 Despotica

rs par la mre des musiciens, dans une lointaine province mridionale. Son jeune ami, prodige du piano applaudi dans les salles les plus prestigieuses du monde entier, avait risqu la pneumonie, la veille dun concert quil prparait avec acharnement, pour lui remettre tout ce trsor. Et ctait normal. Le conducteur est reparti rchauff, le cur fendu, constatant une fois de plus que le pays de ses origines vivait dans le miracle permanent. Et se demandant comment il ferait pour caser ces deux lourds pots de verre, devenus bagage prioritaire, dans sa valise Le lendemain matin, il reut du jeune musicien une recommandation via texto : enveloPPe Pots av. PaPier journal si veux Pas salir valise0 Journal. 3 novembre 2005.

Portraits de vivants

63

Adieu, cachalot !

N*** ma annonc ce soir au tlphone que notre ami Yves Perretten tait mort. A quarante et un ans, dun infarctus. Lui-mme la appris par un faire-part dans la presse. Nous sommes stupfaits et idiots. Mais je ne suis pas assez hypocrite pour me dire surpris. Voici plus dun an, N*** avait organis une rencontre. Jesprais que nous pourrions reprendre, mme en mode mineur, lune de nos formidables beuveries de jadis, qui nous librerait et qui suspendrait le temps. Yves ntait pas venu. Nous nous sommes fait un peu de mauvais sang, puis nous sommes retourns nos cascades dobligations petites et grandes. Avec Yves, il tait difficile de se retrouver. Il allait de dpression en dpression, disparaissait sans traces, refaisait surface brivement comme le cachalot monte se remplir les poumons avant de replonger. Son travail dans les assurances tait moins qualimentaire : expiatoire. Ses liaisons fminines, dans mon souvenir, taient dcevantes. Il tait seul, toujours seul. Lpoque o il vivait ne voulait pas de lui, et il le lui rendait bien. Jazzomane64 Despotica

enrag, ronchon immense, camarade sans faons, il navait que nous, les copains. On buvait beaucoup : pour notre salut, et surtout le sien. A dix-huit ans dj, nous savions que, pour lui, ce ntait pas de la blague. Ctait au temps du lyce, Saint-Maurice. On braillait et lon dlirait. Lavenir et les notes, on sen foutait. Les heures de classe servaient surtout rcuprer de la veille. Il reprsentait pourtant, dans cette institution antique, une espce de potache dj rare, et peut-tre disparue avec lui. Il pouvait massacrer son latin et se moquer de Claudel, mais ctait par familiarit. Claudel et le latin taient de son monde, o il prfrait nanmoins entendre le vieil argot et lire Rabelais. Alors que pour les autres, la grande majorit, ce ntaient que matires apprendre, quenquiquinages sur la trajectoire rectiligne les menant aux dserts de lge de raison. Son cur sest arrt. Tout seul, je lespre. Il tait assez grand, son cur, pour savoir ce quil avait faire. Il avait t comprim toute sa vie, comme un levier de montre. Il a d jaillir de son petit botier avec un bruit sec. Mon braillard tait si doux, si pudique, avec son hritage vaudois, quil avait toujours aid les autres rduire son gros cur dans un corset trop troit. Son cur sest arrt, je nen suis pas surpris, et pourtant je ne peux ladmettre. Jai une dette. Lors dune de nos noces comiques et graves, je luiPortraits de vivants 65

avais fait serment de lui acheter la voiture de ses rves une Studebaker sitt que jaurais gagn mon premier million. Il tait amoureux, Dieu sait pourquoi, de ces autos lgendaires de South Bend, Indiana. Pour la premire fois, je regrette de ntre pas devenu riche. Mais voici : une ligne brve sur ldition internet du Nouvelliste vient me confirmer son dpart. Jai inscrit son prnom et son nom dans une fentre de recherche, et nai eu pour rponse que cette page funraire. Est-il possible, mon vieux Yves, que tu partes sans laisser dautres traces ? Que ton sel et ton poivre naient pic dautres pages que cellel ? Puis-je au moins te garder un peu auprs de nous par ces quelques souvenirs ? Te voici, au fin fond de ma mmoire, qui photographies les vieilles locomotives crocodiles en gare de Saint-Maurice, nergumne chassant des papillons de ferraille devant les collgiens mduss. Te voici, seul, un soir, au micro de Radio-Chablais. Tu y tenais une chronique de jazz, puisant tes programmes dans ton immense discothque. Jtais venu te chercher au studio. Tu commentais avec flamme la septime ou huitime version de Tea for Two que tu venais de passer daffile. Pour qui ? me demandais-je. Qui, lautre bout des ondes, saura percevoir et partager ta joie profonde et subtile ? Qui taura cout jusquau bout ?66 Despotica

Nous voici tous deux dans un cabaret, un an ou deux plus tard. Sy produisait un groupe de jazz avant-gardiste bien connu dans la rgion. Y sommes-nous rests dix minutes ? Lorsque le trio a entam ses phrass vacillants et volontairement disharmonieux, tu as vir au rouge, rclam un revolver. Puis tu es parti, faisant basculer ta petite table au nez du public, rugissant : Ah, mais on ne mavait pas prvenu que les cuivres, a devait saccorder ! Et puis : ton heure de gloire, au caf des Philosophes, en face de lInstitution. Nous avions torch une satire contre un professeur qui se prenait trop au srieux. Les classes de terminale se pressaient au complet, aprs les heures, dans cette arriresalle o tu tenais ta parodie de cours. La victime elle-mme navait pu sempcher de paratre. Tu improvisais comme un Silne frapp dloquence. Tu avais drout toute lhistoire de la philosophie vers le burlesque et le bouffon, tel Hercule dviant son fleuve pour dcrotter les curies dAugias. Tu irradiais ! Mon vieux, mon cher Yves. Tu nous tais rest fidle. Cest nous qui avions fini par pactiser avec ce monde froid que tu rejetais, celui des ordinateurs et des carrires. Pour viter le pathos et les dilemmes, ton cur a tir la rvrence sans que tu le lui demandes. Chapeau !0 Journal. 18 novembre 2003.

Portraits de vivants

67

La veuve tragique

Youtube, la mmoire sans failles de lhumanit lectronique ! Une lointaine anne davant 2000, un tlspectateur saisit au camescope une transmission dune tlvision prive1. On y voit, dans une soire de gala, Ceca Ranatovi, la diva du turbo-folk serbe, qui improvise un chant avec lorchestre du restaurant. Cest Zajdi, zajdi , lun des hymnes les plus mlancoliques et les plus difficiles du rpertoire sud-slave. Et voici quau milieu du divertissement mivre surgit une figure altire, sobre, tout droit sortie de la tragdie antique. La ressemblance physique avec la Callas est stupfiante ! Et puis, sa droite, un homme la contemple fascin, ptrifi, le visage appuy sur la paume de la main : son mari. Arkan. Lun des hommes les plus redouts au monde en ce temps-l. Le braqueur-criminel de guerre, selon le TPI, ou le gentleman cambrioleur du nationalisme europen (selon les Identitaires), sera abattu le 15 janvier 2000. Sa veuve la voix dentrailles devien-

1. http://www.youtube.com/watch?v=460weuhY1rY68 Despotica

dra la plus grande star de lEurope du sud-est. Pourtant, ce quon dit, elle ne sortira jamais vraiment de son deuil. Sur cette vido fortuite, elle y est dj. r Je traduis en vitesse le texte de cet hymne la jeunesse qui sen va : Couche-toi, couche-toi, clair soleil Couche-toi, assombris-toi, Et toi, clair, clair de lune fuis, va te noyer ! Prends deuil montagne, prends deuil ma sur, A deux que lon sendeuille, Toi pour tes feuillages, montagne, Et moi pour ma jeunesse. Mais tes feuillages, montagne ma sur, ils vont te revenir. Ma jeunesse, montagne sur, elle, ne reviendra pas.

0 Blog. 13 fvrier 2007.

Portraits de vivants

69

Robert Plant, la voix qui maccompagne

Un jour, lt de mes treize ans, javais achet, pour le mystre de la couverture et du nom, ma premire cassette audio : Led Zeppelin III. Heurt au ventre, pouvant, charm, terrass par des chants dont je ne comprenais encore pas le tratre mot, jai colport avec moi cette pauvre bande magntique jusqu lusure totale. Comment restituer le choc de Immigrant Song, ce cri suraigu sur fond de martlement nibelungien quaucun groupe punk ou heavy metal na jamais pu galer ? A se cacher derrire les meubles Et puis, pass cet enfer, un collier de cristaux dors, acoustiques, lgendaires, chaleureux : Thats the Way, Gallows Pole, Tangerine, Bron Y Aur Stomp, entrecoups de moments dpouvante tel le coup de chapeau Roy Harper. Des curs fadas se sont ingnis couter le Zeppelin lenvers pour y dceler la griffe du Malin. Cuistrerie ! Cest lendroit quil dployait toutes ses pompes, effrontment, au travers de climats sonores aussi captivants que des plantes gobe-mouches. Plaisir solitaire : mes copains-copines taient dans la new wave, la disco, le heavy metal, toutes choses insignifiantes. Puis jai achet lalbum In through70 Despotica

the Out Door, qui venait de sortir, lorsque jai appris la fin du groupe. Un vritable deuil denfant ! Je me suis interrog toute ma vie sur le mystre de cette musique. Je me suis dpch, cause delle, dapprendre langlais (bien) et la guitare (mal), dplucher toutes les rfrences qui entouraient ce groupe, de lart prraphalite lsotrisme, de Swinburne Robert Johnson. Petit raisonneur et premde classe, jai bifurqu soudain vers les choses de lart et de lme (ft-elle gare). Jai song crire un livre sur cet envotement. Sur les visions quil faisait natre : forts arthuriennes, quartiers industriels en brique triste la Dickens, jardins envahis de ronces. Jai dcouvert dans Le Magicien de Somerset Maugham une esquisse de cette sduction hallucinante. Cest, comme par hasard, le roman quil avait consacr Aleister Crowley, lsotriste qui obsdait Jimmy Page, le fondateur du groupe. Puis des rsonances dans Les Hauts de Hurlevent. Mais jamais tout cela ne sest cristallis en quelque chose dexprimable. La voix de Robert Plant, mme lorsque je ne comprenais qu peine sa langue, me faisait voyager dans des mondes parallles faits de mystre et de luxe, calme et volupt . Ce pouvoir denchantement lui est rest longtemps. La magie de Page, en revanche, sest envole avec le Zeppelin Dans les annes les plus solitaires de ladolescence, jarpentais les forts du Valais avec notre petit Shetland, et reconstituais parmi les souches moussues unPortraits de vivants 71

monde de mythologie nordique dont les contours, ni visuels, ni sonores, mais comment dire intrieurs ? taient faonns par la voix de Plant. Saisir ce charme tyrannique. Le dcrire ! Reprer do partent ces dviations de lespace-temps que ce chant et ces airs rendaient perceptibles r Bien des annes plus tard, retrouv ce mme climat dans Thomas Hardy. Lune des Wessex Tales, grinante histoire de condamn mort perdu de justesse, prfigure exactement la complainte de la Potence (Gallows Pole). Puis la dcouverte du blog de Vronique Valentino1 ma tonn et rassur en me montrant que la magie que je percevais dans cette voix ntait pas que le fruit de mon imagination. Le mystre Robert Plant na fait que spaissir. Enfin, trs rcemment, Pacme Thiellement ma envoy son trange essai dlucidation sotrique consacr Led Zeppelin (Cabala, d. Hobeke, 2010). Jy ai entrevu, malgr mon rudition insuffisante dans ce domaine, le dbut dun dvoilement stupfiant et plus significatif pour notre temps quon ne pourrait le penser.0 Correspondance. 7 juin 2007.

1. http://veronique-valentino.com/trace/72 Despotica

Eric Werner

Antigone ternelle Alors quil avait ancr sa vie personnelle et professionnelle en Suisse romande, cest en France quEric Werner, au cours de la dernire dcennie, a vu son uvre reconnue. Non certes dans la grande presse ni dans la rumeur publique, mais dans des revues et des cercles de lecteurs dont la soif de comprendre ntait pas trop greve par les restrictions mentales ou idologiques. Un public quon croirait restreint, et pourtant Les fervents dEric Werner se rencontrent plus souvent que la statistique des ventes ne le laisserait esprer. Ses livres circulent de main en main, au travers ou non de linternet, ses articles sont photocopis et comments. Son style retenu et ultra-concis ne dcourage pas : au contraire, on lui sait gr de dissiper les vapeurs de la rhtorique ambiante celle du pouvoir comme celles des frondes effets de manches pour clairer les phnomnes dune lumire blanche qui nous dit : voici les choses telles quelles sont. A vous de voir, maintenant, ce que vous allez en faire Dans LAvant-guerre civile et sa suite (ou son miroir), LAprs-dmocratie, Eric Werner a suPortraits de vivants 73

trouver le ton et langle de vue par lesquels lcrivain slve au-dessus de la mle des intrts et des croyances, tout en demeurant lisible dans son style et familier dans ses proccupations. crivain, dis-je, car leffort dobjectivit hrit de sa formation universitaire se trouve tempr, chez lui, par les apports spcifiques du lecteur et citoyen Eric Werner. Du lecteur, le recours croissant des rfrences littraires. Nietzsche, Proust, Dostoevski, Ren Girard, Auerbach sont appels, chez lui, clairer des domaines relevant de la philosophie politique ou de la philosophie de lhistoire. A rebours des marxistes, qui expliquaient la littrature par la socit, Eric Werner lit la socit au travers de la littrature. Car la grande littrature, ses yeux, est le point dachvement de lart et de la connaissance de notre civilisation. La pense scientifique, ainsi que Russell la montr, charrie une marge daberration imputable aux partis pris personnels du savant. Or la prsence de cette aberration est en soi moins grave que le fait quelle est opinitrement nie, tant par orgueil que par principe : ladmission de limpondrable humain dans une pense visant un idal de mcanicit absolue flanquerait videmment tout le systme par terre ! Si bien que les thories sur la nature et sur lhomme senchanent avec une morgue imperturbable, chaque nouvelle arrive ridiculisant les autres avant dtre son tour relgue par la suivante74 Despotica

Or la littrature comme voie de connaissance intgre l impondrable humain , elle en fait mme linstrument de sa vision. En dcrivant les caractristiques de laberration, elle nous offre le moyen, en quelque sorte, dy apporter les correctifs ncessaires. Reposant sur le particulier, le mystre, elle ne tend jamais chafauder des thories. Elle laisse au lecteur le souci de tirer des conclusions et des gnralisations. Elle le laisse libre dentendre ou non, voire dajuster son oreille, le message issu de limmense labeur de lcrivain. Cette rfrence la littrature tmoigne non seulement dune mthode, mais encore dune thique de la libert. Cest ici quintervient le citoyen Eric Werner. Issu dune culture protestante axe sur la responsabilit individuelle, cet lve de Raymond Aron est demeur un libral intransigeant, mais non naf. Un ordre social ne mrite son respect que sil forme des personnalits autonomes, dotes de liberts de pense et dinitiative et des moyens de les exercer. Raliste avant tout au sens de lancrage dans le rel , il a nuanc, ou plutt tendu, son anticommunisme des annes 70-80 toutes les manifestations concrtes de totalitarisme dans le monde moderne ou postmoderne, quelle quen soit ltiquette politique. Do un rapprochement en apparence paradoxal, face lemprise du capitalisme mondialis, avec les positions des alter- et mme antimondialistes de gauche . Do son dsintrt pour les positions conservatrices, attaPortraits de vivants 75

ches un stade prcis de lvolution du monde mais incapables den voir la dialectique densemble. A lheure o toutes les formes traditionnelles seffondrent, que vaut-il mieux ? Maintenir cote que cote des rites et des croyances que nous respectons davantage, dsormais, par sentiment du devoir que par inclination organique, et auxquelles nos enfants sont indiffrents, ou tenter de se composer, sur lesprit de nos traditions, un viatique personnel pour affronter les deux yeux ouverts le chaos qui vient ? La rponse nest-elle pas dans ce mot lapidaire de saint Paul : Tout ce qui nest pas le produit dune conviction est pch (Rom. 14, 23) ? Les proccupations dEric Werner taient avant tout civiques : comment vivre libre dans un monde de plus en plus calibr et surveill, comment interprter laction premire vue erratique des pouvoirs en place, que reste-t-il du contrat social lre des entits politiques comptant des centaines de millions dindividus et rgies par les lois inhumaines de lconomie ? Lordre se dfait donc, mais par l mme aussi se fait, se fait dans la mesure mme o il seffiloche, se lzarde, part en poussire crivait-il en 1998 dans LAvant-guerre civile. Cette remarque contient la thse fondamentale de ses essais. Werner sest attach mettre en lumire une collusion profonde entre le pouvoir moderne et les forces du chaos. Il nous peint des lites la lgitimit dmocratique vacillante contractant une alliance de revers avec les ennemis76 Despotica

de toute civilisation afin de gouverner par la peur et linscurit des populations harasses qui les entretiennent contrecur et nesprent plus rien delles sinon, navement, un renforcement des mesures de police ! Illustration la plus clatante de cette stratgie, le lien de mieux en mieux document entre les centres de pouvoir occidentaux et le terrorisme international quils fabriquent volont tout en prtendant le combattre. Un jeu dombres dont le seul rsultat tangible est la rduction acclre des droits individuels et des liberts des citoyens. La Maison de servitude donne une suite inattendue, mais cohrente, la rflexion sociologique dEric Werner. Il nous avait montr jusquici le Grand Inquisiteur dans ses uvres, sous tous les accoutrements quil lui a plu adopter. Dans ce nouvel ouvrage, il organise la rplique. Et quelle rplique ! Qui commence par admettre que le pouvoir du Grand Inquisiteur est, justement, sans rplique venant dici-bas ! Il est dmesur et il ne fera que stendre avec lemprise croissante de la technique et les rgressions civilisationnelles qui laccompagnent. Cest proccupant, mais ce nest pas nouveau. Donner du pain et des jeux une masse infantilise est une recette vieille comme les empires. Sauf quelle est contraire lesprit de la dmocratie, elle-mme un fruit direct de la vision du monde chrtienne. Il y a longtemps quEric Werner sinterroge sur la distance aujourdhuiPortraits de vivants 77

bante entre la dmocratie en ide et la ralit du fonctionnement des institutions dites dmocratiques. Ces institutions, selon lui, ne sont plus que des ombres de lidal dont elles se rclament et quelles servaient. Elles nont plus dautre vise que de se perptuer elles-mmes, elles, leurs prbendes et leurs apanages, et non de servir la communaut. Il en va de mme de toutes les institutions que nous laisse la civilisation chrtienne, elle-mme produit dun mariage plutt contradictoire entre une parole de libration individuelle et les exigences, toutes terrestres, de sa conservation et de sa propagation. Depuis les premiers sicles du christianisme, la parole a d composer avec le pouvoir. Aujourdhui que le pouvoir, conformment la prmonition terrible de Dostoevski, est devenu sa propre fin, retournant les articles de la foi contre ceux-l mmes qui y croient encore, la Parole aussi recouvre son autonomie. Il ny a rien sauver, nous dit Eric Werner, lalliance est rompue : chacun repart donc de son ct. Nous voici revenus, nu-pieds, sur les chemins de Galile, en route vers linconnu ! Voici donc un livre qui marquera les esprits. Un livre libr, entier, quil faudra prendre ou laisser. Sadressant tous les esprits de bonne volont qui saccordent admettre, par-del leurs diffrences de confession (ou de non-confession), que lhomme ne vit pas de pain seulement .78 Despotica

Osera-t-on le suivre ? Osera-t-on saffranchir dun hritage millnaire, qui fut pour des gnrations une armure en mme temps quun fardeau ? Cet essai subversif, dau-del de la morale commune et trs irrespectueux lendroit de la mtaphysique, constitue un grand exercice de sincrit et de lucidit pour un esprit savouant lui-mme form au scepticisme moderne. Quel que soit laccueil quon lui fera, je crois profondment quil changera quelque chose dans la vie de tous ceux qui le liront.0 Prface La Maison de Servitude, mars 2006.

Ce que libert veut dire En avril 2006 paraissait La Maison de servitude dEric Werner. Ctait lun des tout premiers titres des ditions Xenia, et peut-tre louvrage le plus provocateur, le plus insolite, que nous ayons publi en quatre annes de travail. Lauteur devait son renom ses analyses aigus de philosophie politique. Dans ses prcdents essais, il nous avait livr des formules percutantes, dfinitives, sur lordre qui nous gouverne et les rapports que celui-ci entretient avec son contraire apparent, le chaos. Avec La Maison de servitude, il intriorisait son propos et intgrait le perpetuum mobile de la transgressionsurveillance-rpression la structure mme de notre personnalit. A mesure que sa politique devenait psychologie, son nous laissait entrevoir un jePortraits de vivants 79

honnte et dnud. Et les alles du pouvoir entrouvertes par la longue frquentation de Machiavel devenaient les sentiers silencieux du promeneur solitaire. Aucune loi gnrale ntait dduire de cette mditation raffine. Aucune rponse dans cet essai pourtant sous-titr rplique au Grand Inquisiteur . Le Grand Inquisiteur ntait plus une quelconque puissance de ce monde, mais une instance de censure sigeant en chacun dentre nous, et qui ricanait chaque fois quun mot dordre surgissait pour organiser la rsistance , cette rsistance ft-elle la plus vidente et la plus ncessaire. Sesquivant comme un torero devant la charge cumante, le dmon de la soumission rentrait par la petite porte et transformait chaque mouvement de libration en une nouvelle promesse desclavage. Seuls quelques solitaires, nobissant qu leur voix intrieure, chappaient cette loi. Le Christ, bien entendu. Et, cinq sicles auparavant, cette immense figure de la conscience et de la libert : Antigone, lindpendante (autonomos) et auto-consciente (autogntos) hrone de Sophocle. Ce livre ma hant et me hante toujours. Lorsque jen lus le manuscrit, je connus cette extase si rare de lditeur qui tombe sur la pice matresse, vidente et ncessaire, quil lui incombera de dfendre bec et ongles. Par la suite, La Maison de servitude devait accompagner et inflchir lvolution de ma vision du monde.80 Despotica

En dispersant ses propres idoles, Eric Werner prenait le risque de saliner un lectorat fervent sans pour autant sen crer un nouveau. Cest un risque que nous avons partag sans hsitation. Comme prvu, La Maison de servitude a irrit et peut-tre du. Elle droutait par une dimension nouvelle, mais encore insaisissable. Cet essai de philosophie, si profondment influenc par lexprience et les circonstances de la vie de son auteur, portait virtuellement en lui une confession dense et un aveu renversant. Cette confession et cet aveu, les voici enfin, quatre ans plus tard. r Dcouvrons donc ce livre o les divers avatars de lcrivain Eric Werner du nous acadmique aux marionnettes de ventriloque qui animent Ne vous approchez pas des fentres et quelques textes plus anciens se rassemblent et seffacent derrire lhomme, le simple tmoin de son temps et de luimme. Le Portrait dEric est un livre dune sincrit impressionnante, sans fard et sans paravent mais non sans reflets. Cest, en tout premier lieu, le reflet du jeune Philosophe quil fut dans les yeux du peintre Czapski. Puis le reflet de ce reflet dans son propre esprit, se traduisant dans un premier temps par un refus du tableau qui devait savrer un miroir prophtique. Enfin, la rconciliation avec soi travers lacceptation de ce que lon est, de ltre sans ge que le peintre avait devin dans le jeunePortraits de vivants 81

intellectuel au crne trop prominent, surcharg de concepts et dopinions. Voici donc, non plus une pense, mais une vie, une vie de penseur intransigeant qui accepte de ntre, au fond, quun homme ; une vie voque avec une honntet bouleversante. Voici lme sans attaches revisitant et dpeignant lesprit en proie aux illusions et aux errances de son temps. Voici lombre du Pre, cet interlocuteur sous-jacent qui pourtant, au moins limagine-t-on, une bonne partie de luvre wernrienne sadresse. Voici le paysage intrieur, si dpouill, dun homme qui prtendit comprendre et construire la vie de la Cit et qui au bout du compte naura construit que sa citadelle intime. Voici enfin le difficile aveu que le philosophe, le professeur, le moraliste naurait jamais os livrer : quaucune ide, aucune doctrine na prise sur un tre en recherche de vrit. Et nous voyons luvre, enfin, ce ddoublement que lon souponnait toujours chez ce personnage hsitant et rserv. Ainsi dans cet instant solennel, lun des plus graves dune vie, o il change de confession et se voit, comme ltre astral voit son corps matriel, en train de plier des injonctions morales et intellectuelles et non lappel de son tre Une scne dostoevskienne, lune des plus poignantes quil mait t donn de lire dans une autobiographie. r

Cest ainsi que le Portrait nous amne en ce lieu dont la Maison avait seulement indiqu la voie. Le lieu o lintelligence comprend enfin la vrit simple du cur : que le dnuement extrme est celui des ides. Renonce toute doctrine , recommande Krishna Arjuna, dans la Bhagavad Gta. Chez Eric Werner ce renoncement sest traduit, dabord, par le retour de plus en plus frquent aux textes littraires plutt quaux uvres de spculation. Puis ce sont les livres eux-mmes qui ont dbouch dans autre chose : la marche et les paysages. Sa psychologie sest double dune gographie. r Depuis que je le connaissais, pour ainsi dire, E.W. tait en qute du lieu idal pour vivre. Ce lieu, il a fini par le trouver en suivant les pas de Rousseau jusque sur les terres mmes de La Nouvelle Hlose, quil voque magnifiquement en ces pages. Jai eu le privilge dtre lun des premiers visiteurs de sa retraite, lan dernier. De lpoque de Jean-Jacques, il ne reste que quelques chicots de murs, quelques bornes et fontaines entre lesquelles les promoteurs ont insr des immeubles bas, tous identiques. Lordre rsidentiel ctoie maintenant la paix agreste de lHlose. Mais le charme agit encore Il y a quelques annes, jai pass nombre daprsmidi de printemps visiter un vieil homme convalescent sur les hauts de Montreux. De ce sanatoPortraits de vivants 83

rium illustre, on dominait le lac de Rousseau tout en sinclinant devant les neiges ternelles des premiers sommets alpins. Ces pans de glace scintillante terrifiaient le vieillard, dj assailli par une lgion de fantmes. Lorsque les aimables berges, en contrebas, vous parlaient de civilisation, les immensits geles, l-haut, ne vous renvoyaient quun signe de vie : votre propre image ! Le contraste tait brutal, et sans doute insupportable pour qui navait pas fait la paix avec lui-mme. Jai song alors tous les esprits que la gographie de ce lac avait imprgns. De Jean-Jacques, Byron, Shelley et sa femme Mary, jusqu Kandinsky, Hodler et Paul Morand qui lon doit le plus beau jugement sur ce paysage : Bien que monumental, ce coin de lac garde une tenue parfaite et une inaltrable beaut Cest le chef-duvre de la mesure ; il est la nature ce que sont au gnie humain ces russites architecturales parfaites qui se nomment le Temple du ciel de Pkin, le Tadj-Mahal, la Grande Pyramide ou la Place de la Concorde . Ce paysage est vivant. Il est le berceau mme de lesthtique et de la potique de lOccident moderne. Il est, comme lpe de larchange, la ligne de dmarcation entre la lumire et les tnbres de lme qui le contemple. Depuis lan dernier, Eric Werner, install prs des Bosquets de Julie, contemple chaque matin cette redoutable beaut. Il marche, il hume et, pour nous proposer cette autobiographie, a appris penser avec ses yeux et son cur. Au dernier Nol, il ma84 Despotica

offert un livre au titre si rvlateur : Marcher, une philosophie de Frdric Gros (quil voque du reste dans son Portrait). Il est admirable quune carrire entame dans les luttes dides aboutisse, lge mr, cette extase muette et mditative dont le Portrait dEric livre le cheminement. r Eric Werner sest toujours tenu lcart de la comdie sociale, laquelle les palmes et les honneurs vous renvoient inluctablement. Dautre part, sa pense ne fait pas systme, elle nest pas rsumable ce qui nte rien sa fascination ni sa prgnance. Il demeurera, aux cts dun Abellio ou dun Gunon, un matre buissonnier, ignor de lacadmie et respect par des individualits de valeur venues de tous les horizons de culture, de langue et dides. Voici, cher lecteur, un homme pensant, pourvu de conscience, dintelligence et dentrailles, mais franc du collier et, surtout, allg de toute doctrine. Gotez-le : il est dune espce trs rare.0 Prface Portrait dEric, mars 2010.

Portraits de vivants

85

Tesla

Nikola Tesla est n voici 150 ans, un 10 juillet, dans la commune de Smiljan, en Krajina. Selon larticle qui lui est consacr par Wikipedia, il est considr comme lun des plus importants inventeurs de lhistoire et sa renomme, aux tats-Unis, dpassa celle de tout autre inventeur ou homme de science dans lhistoire de la culture populaire . Il imposa contre Edison le courant alternatif et conut la manire de le produire. On le crdite dsormais de linvention de la radio. On nest toujours pas capable de reproduire toutes ses expriences. Il tait fils dun prtre orthodoxe serbe. Sa mre possdait un gnie manuel inou. Son frre, qui mourut jeune, tait selon Nikola bien plus dou que lui. Il ne se consola jamais de cette perte. Visionnaire jusqu la souffrance extrme, Tesla fut tourment sa vie durant par dhorribles maux de tte et hant par des phobies et des perceptions connues de lui seul. Ses inventions les plus complexes furent labores mentalement jusquau dernier dtail avant dtre construites comme selon un plan darchitecte. Il vcut frugalement, vibrant86 Despotica

comme une corde de harpe, et ne connut jamais de femme. Il ne se soucia gure de dfendre ses brevets ni de commercialiser ses inventions. Il mourut pauvre et oubli en 1943, min par le sort tragique de son peuple. Lhritage de Tesla est visible dans toute la civilisation moderne, partout o llectricit est utilise (Wikipedia). r Pourquoi luvre de Tesla a-t-elle t si longtemps occulte dans lopinion commune ? Pourquoi a-t-elle d attendre lge de linternet pour resurgir dun seul coup dans la conscience de lhumanit ? Pourquoi lui a-t-on prfr, mme dans les manuels de science, dhabiles faiseurs et de fieffs industriels ? Tesla resta fidle lesprit de la foi quil avait reue. Il croyait profondment la dification de lhomme, ds cette vie-ci, et voyait la main de Dieu dans chaque manifestation de la nature. Ainsi dans cette lettre magnifique quil adressa la trs jeune Pauline Fotich : Ctait le crpuscule. Jai caress mon chat et il sest produit alors un miracle qui ma laiss bouche be. Ma main avait suscit une averse dtincelles crpitantes tandis quun champ de lumire se formait au-dessus de son dos. Mon pre tait unPortraits de vivants 87

homme de tte qui avait rponse toutes les questions. Mais cette manifestation tait nouvelle mme pour lui. Tout de mme, il a conclu quil ne pouvait sagir dautre chose que dlectricit, celle-l mme qui se manifeste sur les arbres par temps dorage. Ma mre tait fascine. Cesse de jouer avec ce chat, a-t-elle dit, tu vas provoquer un incendie. Mais moi, je raisonnais abstraitement : la nature nest-elle pas un immense chat ? Si oui, qui est-ce qui lui caresse le dos ? Ce ne peut tre que Dieu, ai-je conclu. r Tesla spuisa vouloir offrir tous la jouissance de lnergie infinie et gratuite de lunivers. Sa gnrosit pouvanta ses financiers, qui le lchrent. La providence ne lui permit pas de mener bien ses recherches suprmes : on imagine lusage quen aurait fait la civilisation de la rapine et du profit. Tout au plus peut-elle, aujourdhui, sincliner devant celui qui la littralement claire.0 11 juillet 2006. Lettre quelques amis.

y Lire : Martine Le Coz, LHomme lectrique, d. Michalon ; Nikola Tesla, Mes inventions, d. Un infini cercle bleu.

88

Despotica

Blial

Train pour Paris : Alain Robbe-Grillet passe travers les premires, absorb dans ses penses, cherchant le restaurant. Je linterpelle : Belgrade, 2005, cela vous dit quelque chose ? (Ctait 2004 en fait) Il se souvient alors : lambassade de France, Makine, Rufin Le vieux cynique dans toute sa splendeur. Blial. Revient de Fribourg, o on la ft. Trs content : aula pleine. 60 livres signs. Et puis, ils mont trs bien pay , fait-il en arrondissant les yeux. Il vient de sortir, pour samuser , un livre rotique, qui fait fort dans le sado-masochisme et frle la pdophilie, du reste Feint de stonner, du coup, de son succs : en quelques jours, 11 000 ex. vendus et rassortis. Cest mieux que mes autres livres. Je ne suis pas un best-seller, mais un long-seller. Cest diffrent Un livre comme La Jalousie, par exemple, entre la version franaise et les 40 traductions, me rapporte dj le SMIC. Comme le parisianisme est normateur. Une fatuit balsacienne mane de ce rvolutionnaire, ce

Portraits de vivants

89

dynamiteur du roman. Je suis lcrivain franais le plus traduit. crivain vivant, sentend 0 Journal, 31 octobre 2007.

P. S. Trois ans plus tt, javais accompagn un groupe dcrivains franais au Salon du livre de Belgrade. Alain Robbe-Grillet, qui devait ouvrir le Salon, avait des caprices de prima donna et je pus le persuader in extremis de prendre le micro. Il mavait pris en sympathie, non en raison de mon intrt fort tide pour le Nouveau Roman, mais parce que je lui avais parl du Jura de ses origines, de ses paysages austres et splendides, du vin dArbois et des saucisses de Morteau. Jaimais son ronchonnage. Je mmerveillais de ladresse avec laquelle, des dcennies durant, ce ractionnaire sardonique et lucide, aux gots fondamentalement simples, avait russi embobiner lintelligentsia de gauche dans tous les campus de la plante. Robbe-Grillet sintressait amicalement mes publications. Il est mort quelques mois plus tard, en fvrier 2008. Je nai jamais pu recueillir son opinion sur les ouvrages que je lui avais envoys. Son absence me peine trangement.

90

Despotica

Lynda Lemay, la boule dans ma gorge

Commenons par la fin. Au terme dun gnreux spectacle, Lynda Lemay a pris son micro et sest assise au bord de la scne, face son public, dans une salle o les lumires taient dj moiti allumes signe aux enthousiastes dresss en standing ovation quil ne fallait tout de mme pas trop en demander au bout de trois heures Elle nous a adress tous une chanson damour qui sonnait juste, une chanson faite de mots simples, daccents bouleversants et dune absence totale de dmagogie. Elle a chant son union parfaite avec nous, notre amiti sans nuages. Ce nest pas pour autant, a-t-elle rappel, que nous dnerons un jour ensemble. Je men vais retrouver mes enfants, vous votre vie, et notre prochain rendez-vous ne pourra tre quune date de concert. Cest vident. Pourtant, lorsque Lynda rappelle des vidences, ces vidences se transforment soudain en posie. Et cette posie, porte par les inflexions habites de sa voix, sinsinue directement dans nos entrailles pour nen plus repartir. La vie, dans ses popes du quotidien, est un hymne jubilatoire tempr en fin de porte par unePortraits de vivants 91

factieuse note damertume : douceur ample dune mangue coupe, en un contraste choquant, dune goutte de fiel pur. Ou alors, cest linverse : une grisaille triviale rehausse dun clair cleste. Lclair de lamour qui comprend et qui pardonne tout, mme ces vulgaires souliers verts dans larmoire du bien-aim dont il jure quil ignore tout de la (ou du) propritaire Aurais-je pleur un spectacle de Brassens ? Non, bien que ses chansons mmeuvent jusquau trfonds. Or, Lynda me fait pleurer mme en pleine ville, au volant de ma voiture. Tu ne verras plus lhiver ma fait griller plusieurs feux rouges et manqu provoquer des accidents. Cette chanson sur la mort dsire dun enfant malade devrait tre interdite de voiture ! Hier, coutant Lynda sur cette vaste scne, accompagne par son sobre petit groupe deux guitares, un piano, un violon je ne sentais la boule se dissiper dans la gorge que lorsquelle entonnait une de ces satires viprines dont les mles font gnralement les frais. Alors, je riais. Elle mavait sond, moi personnellement, mavait pes et trouv bien lger Et je riais de moi et des autres grands cons perdus dans cette salle peuple essentiellement de femmes. Oui, de femmes, peu avantageuses, quadragnaires, souvent fatigues. Certaines poussaient des gloussements de honte en entendant Lynda parler de dards, de bites et de serpents mous. Toutes (et moi aussi, grande92 Despotica

bche) sombraient dans laffliction lorsque Lynda voquait le petit manteau bleu flottant sur la mare des canards, le bouleversant vestige dun accident si banal. Oui, ces femmes-l, les femmes sans clat adores par leurs neveux, la potesse de lhumanit ordinaire est leur porte-tendard. Elle leur montre quil y a de la grandeur dans les gestes les plus banals, dans les plus humbles lans. Et elle nous a rappel, tous, que la posie tait faite dempathie, dhumanit et de mots simples. Cest une posie empathique, chantante et simple qui faisait sangloter les hros grecs comme des madones. Cest la posie savante et aphone qui a dtourn notre civilisation moderne de toute posie. Oh, Lynda, belle et bouleversante Lynda, si lon mavait dit il y a vingt ans que tu apparatrais sur la scne dune langue qui a tritur jusqu labsurde et au doute ses propres mots, comme jaurais rican. Si lon mavait dit que des sentiments entiers et purs tels que la fidlit, lamiti, la compassion muette, la crainte de la mort, feraient s