DESIGN LES ENSEIGNEMENTS D’UNE ÉCOLE ALLEMANDE · Otl Aicher et ses étudiants (1963). Une grue....

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50 DESIGN LES ENSEIGNEMENTS D’UNE ÉCOLE ALLEMANDE DESIGN ANNÉES ZÉRO Par sa simplicité et sa fonctionnalité, l’école d’Ulm a marqué notre quotidien dès les années 1950. Balade au musée... Par Xavier de Jarcy Ci-contre : service de table Rosenthal (1959) et l’Autonova Fam de M. Conrad, P. Manzoni et B. Busch (1965). Ci-dessous : le logo de la Lufthansa, redessiné par Otl Aicher et ses étudiants (1963). Une grue. L’oiseau est dessiné sur la queue des avions de Lufthansa depuis la création de la compagnie allemande, en 1926. Mais, dans ses principes, l’actuelle identité visuelle de l’entreprise remonte à 1963. A cette époque, le graphiste Otl Aicher et ses étudiants entourent le volatile d’un cercle, et commencent à unifier les typographies disparates. Ils re- pensent brochures, affiches, billets, étiquettes des bagages, et jusqu’aux plateaux-repas. Simplicité et vision globale : c’est l’empreinte de l’école de design d’Ulm. Fondée après la Seconde Guerre mondiale, elle a fortement marqué la vie quotidienne occidentale. Après avoir formé plus de six cents étudiants, elle a fermé en 1968, mais son campus en béton brut est toujours là, à la sortie de cette ville du sud de l’Allemagne. Depuis septembre, il abrite un petit musée. Le graphiste franco-suisse Ruedi Baur en a signé la scénographie, au noir et blanc très « ulmien ». Parcou- rir l’exposition, c’est comprendre un peu mieux ce pays. Le simple fait que l’école ait pieusement archivé son histoire prouve l’intérêt des Allemands pour leur culture industrielle. WOLFGANG SIOL/ULMER MUSEUM HFG-ARCHIV ULM/DESIGN : HANS ROERICHT, MICHAEL CONRAD, PIO MANZONI, B. BUSCH, OTL AICHER, TOMÁS GONDA, FRITZ QUERENGÄSSER, ALFRED KERN À VOIR Musée des archives de l’école d’Ulm. A Ulm, Allemagne. www.hfg-archiv. ulm.de Au lendemain de la guerre, Inge Scholl, résistante antinazie — dont le frère et la sœur, membres du même réseau, ont été exécutés en 1943 — veut participer à la reconstruction du pays. Elle est, avec le graphiste Otl Aicher, qu’elle épouse en 1952, à l’origine du projet. L’architecte et artiste suisse Max Bill dessine les bâtiments, est nommé directeur, et les cours débutent en 1953. Mais Max Bill, élève du Bauhaus, pense que le design reste lié à l’art, se heurte à certains ensei- gnants, et claque la porte en 1957. A Ulm, et c’est la grande nouveauté de cette école, on ne parlera donc ni d’esthétique ni de style : le design consiste à « développer une idée rationnellement plutôt qu’intuitivement », explique Martin Mäntele, le conservateur du musée. Techno- logie, sciences de l’information, sociologie, économie, sé- miotique, psychologie ou philosophie sont mises au service d’un projet généreux : améliorer le sort du plus grand nombre dans la nouvelle République fédérale. Les objets vont à l’essentiel et la sobriété de leur dessin se veut intem- porelle. Pas besoin de chromes séduisants ou d’ondulantes lignes sexy destinées à vendre. La société de consommation, cette machine à stimuler le désir, arrivera plus tard. Les projets nés dans les ateliers, avec les étudiants, sont innombrables : le métro de Hambourg avec ses sièges en plastique moulé, un astucieux service de table empilable en porcelaine produit pendant plus de quarante ans, les sys- tèmes d’arrosage Gardena, les pictogrammes modernes avec leurs personnages schématisés à l’extrême, un proto- type de voiture monospace devançant de vingt ans la Re- nault Espace… L’école a contribué à la réussite de la firme Braun, avec ses rasoirs, tourne-disques et postes de radio dont l’intelligence fonctionnelle a beaucoup influencé Apple. Elle a apporté éthique et respect du créateur, au moins jusqu’aux années 1990. Grâce à son enseignement, « l’industrie allemande est moins détruite qu’en France », es- time Ruedi Baur, pour qui nos entreprises misent trop sur le marketing et pas assez sur le civisme. Mais l’Etat fédéral et le Land de Bade-Wurtemberg jugent l’école trop progressiste et lui coupent les crédits. André Malraux, ministre de la Culture, propose de l’ac- cueillir en France. Une délégation se rend à Paris en plein Mai 68. Mais l’idée se perd dans les gaz lacrymogènes. Dom- mage, l’industrie française se porterait aujourd’hui sans doute moins mal

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DESIGN LES ENSEIGNEMENTS D’UNE ÉCOLE ALLEMANDE

DESIGN ANNÉES ZÉROPar sa simplicité et sa fonctionnalité, l’école d’Ulm a marqué notre quotidien dès les années 1950. Balade au musée... Par Xavier de Jarcy

Ci-contre : service de table Rosenthal (1959) et l’Autonova Fam de M. Conrad, P. Manzoni et B. Busch (1965).

Ci-dessous : le logo de la Lufthansa, redessiné par Otl Aicher et ses étudiants (1963).

Une grue. L’oiseau est dessiné sur la queue des avions de Lufthansa depuis la création de la compagnie allemande, en 1926. Mais, dans ses principes, l’actuelle identité visuelle de l’entreprise remonte à 1963. A cette époque, le graphiste Otl Aicher et ses étudiants entourent le volatile d’un cercle, et commencent à unifier les typographies disparates. Ils re-pensent brochures, affiches, billets, étiquettes des bagages, et jusqu’aux plateaux-repas.

Simplicité et vision globale : c’est l’empreinte de l’école de design d’Ulm. Fondée après la Seconde Guerre mondiale, elle a fortement marqué la vie quotidienne occidentale. Après avoir formé plus de six cents étudiants, elle a fermé en 1968, mais son campus en béton brut est toujours là, à la sortie de cette ville du sud de l’Allemagne. Depuis septembre, il abrite un petit musée. Le graphiste franco-suisse Ruedi Baur en a signé la scénographie, au noir et blanc très « ulmien ». Parcou-rir l’exposition, c’est comprendre un peu mieux ce pays. Le simple fait que l’école ait pieusement archivé son histoire prouve l’intérêt des Allemands pour leur culture industrielle. W

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À VOIRMusée des archives de l’école d’Ulm.A Ulm, Allemagne.www.hfg-archiv.ulm.de

Au lendemain de la guerre, Inge Scholl, résistante antinazie — dont le frère et la sœur, membres du même réseau, ont été exécutés en 1943 — veut participer à la reconstruction du pays. Elle est, avec le graphiste Otl Aicher, qu’elle épouse en 1952, à l’origine du projet. L’architecte et artiste suisse Max Bill dessine les bâtiments, est nommé directeur, et les cours débutent en 1953. Mais Max Bill, élève du Bauhaus, pense que le design reste lié à l’art, se heurte à certains ensei-gnants, et claque la porte en 1957.

A Ulm, et c’est la grande nouveauté de cette école, on ne parlera donc ni d’esthétique ni de style : le design consiste à « développer une idée rationnellement plutôt qu’intuitivement », explique Martin Mäntele, le conservateur du musée. Techno-logie, sciences de l’information, sociologie, économie, sé-miotique, psychologie ou philosophie sont mises au service d’un projet généreux : améliorer le sort du plus grand nombre dans la nouvelle République fédérale. Les objets vont à l’essentiel et la sobriété de leur dessin se veut intem-porelle. Pas besoin de chromes séduisants ou d’ondulantes lignes sexy destinées à vendre. La société de consommation, cette machine à stimuler le désir, arrivera plus tard.

Les projets nés dans les ateliers, avec les étudiants, sont innombrables : le métro de Hambourg avec ses sièges en plastique moulé, un astucieux service de table empilable en porcelaine produit pendant plus de quarante ans, les sys-tèmes d’arrosage Gardena, les pictogrammes modernes avec leurs personnages schématisés à l’extrême, un proto-type de voiture monospace devançant de vingt ans la Re-nault Espace… L’école a contribué à la réussite de la firme Braun, avec ses rasoirs, tourne-disques et postes de radio dont l’intelligence fonctionnelle a beaucoup influencé Apple. Elle a apporté éthique et respect du créateur, au moins jusqu’aux années 1990. Grâce à son enseignement, « l’industrie allemande est moins détruite qu’en France », es-time Ruedi Baur, pour qui nos entreprises misent trop sur le marketing et pas assez sur le civisme.

Mais l’Etat fédéral et le Land de Bade-Wurtemberg jugent l’école trop progressiste et lui coupent les crédits. André Malraux, ministre de la Culture, propose de l’ac-cueillir en France. Une délégation se rend à Paris en plein Mai 68. Mais l’idée se perd dans les gaz lacrymogènes. Dom-mage, l’industrie française se porterait aujourd’hui sans doute moins mal •