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Des sources de la connaissance et de l'ignorance

Collection dirigée par Lidia Breda

Karl R. Popper

Des sources de la connaissance et de l'ignorance

Traduit de l'anglais par Michelle-Irène et Marc B. de Launay

Rivages poche Petite Bibliothèque

Des sources de la connaissance et de 1 ignorance a déjà eté publié par les éditions Payot en 1985,

en guise de préface dans le recueIl d'essais Conjectures et réfutations

© 1963, 1965, 1969, 1972, Karl Popper © 1985, Éditions Payot pour la traduction française

© 1998, Éditions Payot & Rivages pour la présente édition

106, bd Samt-Germain - 75006 Paris

ISBN 2-7436-0330-5 ISSN 1158-5609

Le peu que je sache, Je veux néan­moins le faire connaître afin qu'un autre, meilleur que je ne suis, découvre la vérité et que l'œuvre qu'il poursuit sanctionne mon erreur. Je m 'en réjoui­rai pour avoir été, ma/gré tout, cause que cette vérité se fasse jour.

Albert DÜRER.

Même la réfutation d 'une théorie à laquelle je suis attaché me réjouit désormais, car là aussi la science rem­porte un succès.

John C. ECCLES.

Ainsi la vérité se fait connaître elle­même ...

SPINOZA.

Chacun porte avec lui une pierre de touche {. J pour distinguer {. J la vérité {. J des apparences.

locKE.

. .. il nous est impossible de penser à quelque chose que nous n'ayons pas auparavant senti par nos sens, externes ou internes.

HUME.

Je crains que le titre choisi pour cette conférence! n'aille choquer cer­tains esprits critiques. En effet, si les • sources de la connaissance» ne font pas problème, et il en eût été de même pour les «sources de l'erreur", il en va tout autrement des «sources de l'igno­rance". «L'ignorance est quelque chose de négatif: elle est l'absence de connais-

1. Cet essai reprend le texte lu le 20 janvier 1960. à l'invitation de la British Academy, dans le cadre de sa "Conférence philosophique" annuelle. Cette conférence a d'abord paru dans les Procee­dings of the British Academy, 46, 1960, avant d'être publiée à Londres, en 1961, par Oxford University Press.

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sance. Et comment donc assigner des sources à une absence?2" Telle est l'objection que m'a opposée un de mes amis, alors que je lui faisais part du titre que j'avais choisi de donner à cette conférence. Pressé de répondre, je me justifiai impromptu par une rationalisa­tion et lui expliquai qu'il y avait dans

2. Descartes et Spinoza sont même allés plus loin, et ils ont affirmé que l"erreur aussi, et non pas seulement l'ignorance, est" un défaut " une , privation, de connaissance, qui affecte même le bon usage de la liberté (cf Descartes, Principes, 1'" partie, 33-42, ainsi que les troisième et qua­trième MéditatIOns; Spinoza, Éthique, deuxième partie, prop. 35 et scolie, ainsi que Les Principes de la philosophie de Descartes, première partie, prop. 15 et scolie). Néanmoins, comme Aristote (Métaphysique, e, 1046 a 30-35,1052 a 1 et Caté­gories, 12 a 26-13 a 55), ils s'intéressent également (cf, par exemple, Éthique, deuxième partie, prop. 41) à la "cause" de la fausseté (ou de l'erreur).

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l'étrangeté de cette formulation un effet voulu. Et de préciser que celle-ci était destinée à attirer l'attention sur un certain nombre de doctrines philo­sophiques dont on ne parle jamais et, parmi elles (outre la doctrine du carac­tère manifeste de la vérité), tout spé­cialement la théorie du complot obs­curantiste (conspiracy theory of igno­rance) qui interprète l'ignorance non pas comme un simple défaut de connaissance, mais comme l'ouvrage de quelque puissance inquiétante, ori­gine des influences impures et malignes qui pervertissent et contaminent nos esprits et nous accoutument de manière insidieuse à opposer une résistance à la connaissance.

Il n'est pas certain que ces explica­tions aient eu raison des doutes émis par mon ami1..mais elles l'ont réduit au silence. Vous êtes dans une situation

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différente, car votre silence tient aux règles institutionnelles qui régissent la présente séance. Force m'est donc d'espérer que j'ai, pour le moment, suf­fisamment dissipé vos doutes et que je puis consacrer le début de mon propos au terme opposé - aux origines de la connaissance et non à celles de l'igno­rance. Je reviendrai d'ailleurs tout à l'heure aux sources de l'ignorance, ainsi qu'à la doctrine du complot contre la connaissance.

l

Le problème que je me propose de reprendre, dans la présente confé­rence, non seulement pour l'examiner à nouveaux frais mais avec l'espoir de le résoudre, n'est peut-être qu'un aspect de la vieille querelle qui a opposé l'école philosophique anglaise et l'école continentale: la controverse entre l'empirisme classique de Bacon, Locke, Berkeley, Hume et Stuart Mill et le rationalisme ou intellectualisme clas­sique de Descartes, Spinoza et Leibniz. Dans cette controverse, en effet, l'école anglaise soutenait que le fondement ultime de toute connaissance, c'est

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l'observation, tandis que l'école conti­nentale affirmait que c'est la vision intellectuelle des idées claires et dis­tinctes.

La plupart des questions débattues dans cette controverse demeurent tout à fait actuelles. Non seulement l'empi­risme, qui continue d'être la philo­sophie dominante en Angleterre, a conquis les États-Unis, mais même dans le reste de l'Europe c'est désor­mais cette doctrine que l'on tient le plus souvent pour la vraie théorie de la connaissance scientifique. L'intellec­tualisme cartésien n'a malheureuse­ment été que trop souvent déformé pour devenir l'une ou l'autre des variantes modernes de l'irrationalisme.

Je tenterai de montrer que les diver­gences qui séparent ces deux écoles, empiriste et rationaliste, sont moins importantes que les similitudes qu'elles

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laissent apparaître, mais aussi qu'elles sont toutes deux dans l'erreur. Telle est en effet ma position, bien que je sois moi-même un empiriste et un rationa­liste d'un style particulier. Je considère que si l'observation et la raison ont chacune un rôle important à remplir, leurs fonctions respectives diffèrent néanmoins de celles que leurs clas­siques champions leur ont assignées. Je chercherai à montrer, tout particuliè­rement, que ni l'observation ni la rai­son ne peuvent être déftnies comme la source de la connaissance, ainsi qu'on a prétendu le faire jusqu'ici.

II

Ce problème relève de la théorie de la connaissance ou de l'épistémologie, domaines qui passent pour les plus abstraits, les plus abscons et les plus vains de la philosophie pure. Hume, par exemple, qui est l'un des maîtres en la matière, avait prédit qu'en raison de leur caractère abstrait et lointain et de leur absence d'incidence concrète, aucun lecteur n'ajouterait foi, pendant plus d'une heure, à ses conclusions.

L'attitude de Kant était différente. Il estimait que la question • Que puis-je savoir?» était l'une des trois questions essentielles qu'un être humain pût

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poser. Russell, même si son tempéra­ment philosophique le rapproche plu­tôt de Hume, semble prendre sur ce point le parti de Kant. Et je pense que Russell a raison d'attribuer à l'épisté­mologie des conséquences pratiques effectives pour la science, la morale et même pour la politique. Il explique en effet que le relativisme épistémolo­gique ou l'idée qu'il n'existe pas de vérité objective, tout comme le prag­matisme épistémologique, c'est-à-dire l'idée que la vérité est synonyme d'uti­lité, nourrissent d'étroits rapports avec l'autoritarisme et les conceptions totali­taires!.

Les positions de Russell sont évi­demment contestées. Récemment, cer­tains philosophes ont entrepris de

1. Cf B. Russell, Let the People Think. Londres, Watts, 1941, pp. 77 sq.

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thématiser l'impuissance constitutive et l'absence d'incidence concrète de toute philosophie authentique et, par­tant, ainsi qu'on peut le supposer, de la théorie de la connaissance. À leurs yeux, la philosophie ne saurait, par sa nature même, avoir d'effets importants, et elle ne peut en conséquence influer ni sur la science ni sur la politique. Or je considère, quant à moi, que les idées sont des choses dangereuses, qu'elles ont un pouvoir et qu'il a pu parfois se faire que même des philosophes en aient produit. D'ailleurs, il ne fait pas de doute que cette doctrine nouvelle de l'impuissance constitutive de la phi­losophie est très largement réfutée par les faits.

En réalité, le problème est tout à fait simple. Les convictions libérales - la croyance en la possibilité d'une société régie par le droit, d'une justice égale

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pour tous, de droits fondamentaux, et l'idée d'une société libre - peuvent sans difficulté persister après qu'on a reconnu que les juges ne sont pas infaillibles et risquent de se tromper quant aux faits et que, dans la pratique, lors d'une affaire judiciaire, la justice absolue ne s'accomplit jamais intégra­lement. Mais il est difficile de continuer à croire en la possibilité d'un ordre régi par le droit, en la justice et en la liberté, dès lors qu'on souscrit à une épistémo­logie qui enseigne qu'il n'y a pas de faits objectifs, non seulement dans telle affaire particulière mais dans n'importe quelle autre, et que le juge ne saurait avoir commis d'erreur quant aux faits puisque, à leur endroit, il ne peut pas plus se tromper qu'il ne peut avoir rai­son.

III

L'important mouvement de libéra­tion qui a débuté avec la Renaissance pour aboutir, à travers les divers épi­sodes de la Réforme, des guerres de Religion et des guerres révolution­naires, à ces sociétés libres que les peuples anglophones ont le privilège de connaître, a été inspiré tout au long par un optimisme épistémolo­gique sans précédent: une représenta­tion extrêmement optimiste du pouvoir qu'a l'homme de discerner le vrai et d'accéder à la connaissance.

La doctrine du caractère manifeste de la vérité est au fondement de cette

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représentation optimiste et nouvelle de la possibilité de la connaissance. La vérité peut être voilée, mais elle peut se révéler l . Et si elle ne se dévoile pas d'elle-même, il nous est possible de la faire se révéler. Ôter son voile n'est sans doute pas aisé, mais, dès lors que la vérité nue et révélée paraît, nous sommes en mesure de la voir, de la dis­tinguer de l'erreur et de savoir qu'elle est effectivement la vérité.

C'est sous le signe de cette épisté­mologie optimiste, dont Bacon et Des-

1. Cf les CItatiOns placées en exergue: Spi­noza, Court traité, chap. XV (ou encore, Éthique, deuxième partie, scolie de la prop. 43 : "Tout de même que la lumière fait paraître elle-même et les ténèbres, de même la vérité est sa propre norme et celle du faux" ; De la Réforme de l'entendement, 35, 36 ; Lettre LXXVI, Se alinéa in fine) ; Locke, De la conduite de l'entendement, § 3 (cf également Romains, l, 19)

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cartes ont été les principaux représen­tants, que sont nées la science et la technique modernes. Ceux-ci nous ont appris qu'il n'y avait jamais lieu d'invo­quer d'autorité en matière de vérité puisque les sources de la connaissance étaient en chacun de nous: soit dans la faculté perceptive qui permet l'obser­vation minutieuse de la nature, soit dans cette intuition de l'esprit qui sert à distinguer le vrai du faux, récusant toute idée dont l'entendement n'a pas une connaissance claire et distincte.

L 'homme a la faculté de connaître: donc, il peut être libre. Cette formule exprime la relation qui lie l'optimisme épistémologique et les conceptions libérales.

La relation inverse existe également. L'absence de confiance dans le pouvoir de la raison, dans la faculté qu'a l'homme de discerner la vérité va

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presque toujours de pair avec une absence de confiance en l'homme. Ainsi, dans l'histoire, le pessimisme épistémologique se trouve associé à une doctrine proclamant la perdition de l'homme, et il tend à revendiquer l'institution de traditions fortes et la protection d'une puissante autorité qui puissent sauver l'homme de la bêtise et du vice (l'épisode du Grand Inquisiteur dans Les Frères Karamazov de Dos­toïevski illustre de manière frappante cette théorie autoritariste et montre la responsabilité qu'ont à assumer ceux qui se trouvent investis de l'autorité).

li y a sans doute entre le pessimisme et l'optimisme épistémologiques la même différence, pour l'essentiel, que celle qui sépare, quant à la théorie de la connaissance, traditionalisme et ratio­nalisme (j'emploie ce dernier terme dans une acception élargie où il s'oppose à

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l'irrationalisme et recouvre aussi bien l'intellectualisme cartésien que l'empi­risme). On peut en effet comprendre le traditionalisme comme l'idée qu'en l'absence d'une vérité objective et sus­ceptible d'être distinguée de la fausseté il faudrait choisir entre l'adhésion à l'autorité de la tradition et le chaos; tandis que le rationalisme a bien évi­demment toujours revendiqué pour la science empirique et la raison le droit de critiquer et de récuser toute tradi­tion et toute autorité parce que celles-ci reposent sur la déraison pure et simple, les préjugés ou le hasard.

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IV

Qu'une discipline même aussi abs­traite que l'épistémologie pure ne soit pas aussi pure qu'on pourrait le croire (et que le pensait Aristote) et que les idées qu'elle énonce puissent au contraire avoir, dans une large mesure, comme motifs et comme origine inconsciente des espérances à carac­tère politique ou des désirs utopiques, voilà qui pose problème et devrait constituer une mise en garde pour l'épistémologue. Que peut-il donc faire à cet égard? Moi-même, en tant qu'épistémologue, je suis mû par un unique intérêt : découvrir la vérité

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quant aux problèmes que l'épistémolo­gie se pose, que cette vérité s'accorde ou non avec mes idées politiques. Or mes attentes et mes positions poli­tiques ne risquent-elles pas de m'in­fluencer de manière inconsciente?

Il se trouve que je ne suis pas seule­ment un empiriste et un rationaliste d'un genre particulier, mais également un libéral (au sens anglais du terme); or c'est précisément parce que je suis un libéral que j'estime qu'il y a peu de choses qui soient plus importantes pour un libéral que de soumettre les diverses théories produites par la pen­sée libérale à un examen critique approfondi.

C'est en procédant à un examen de ce type que j'ai découvert le rôle qu'ont joué certaines théories épistémolo­giques dans le développement de la pensée libérale et, en particulier, les

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différentes formes qu'a revêtues l'opti­misme épistémologique. Et j'ai dû convenir, en tant qu'épistémologue, qu'il me fallait rejeter ces théories comme irrecevables. Cette expérience peut servir à montrer que nos rêves et nos attentes ne déterminent pas néces­sairement les résultats que nous pro­duisons et que, pour rechercher la vérité, la meilleure méthode consiste peut -être à commencer par soumettre à la critique nos croyances les plus chères. Ce projet pourra sembler retors à certains, mais non à ceux qui veulent découvrir la vérité et ne s'en effrayent pas.

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L'examen de l'épistémologie opti­miste contenue dans certaines idées libé­rales m'a fait découvrir un agrégat de doctrines qui, bien qu'elles soient sou­vent admises de manière tacite, n'ont pas été, pour autant que je sache, explicite­ment discutées ni même aperçues par les philosophes ou les historiens. Parmi ces doctrines, la plus fondamentale est celle, déjà invoquée, du caractère manifeste de la vérité. La plus étrange, curieuse excroissance de la première, est celle du complot obscurantiste.

J'appelle doctrine du caractère mani­feste de la vérité, comme vous le savez

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déjà, cette conception optimiste qui veut que la vérité, dès lors qu'elle est dévoilée dans sa nudité, soit toujours reconnais­sable comme telle. Par conséquent, si la vérité ne se révèle pas d'elle-même, il suffit de la dévoiler ou de la découvrir. n n'y a pas lieu, ensuite, de poursuivre un quelconque débat. Nos yeux nous ont été donnés afm de contempler la vérité, et la -lumière naturelle· de la raison pour nous permettre de l'apercevoir.

C'est cette doctrine qui fonde l'en­seignement de Descartes comme de Bacon. L'optimisme épistémologique . de Descartes repose sur la notion de la veracitas dei, qui est essentielle. Ce que nous percevons clairement et dis­tinctement être vrai doit l'être effective­ment car, s'il en était autrement, Dieu nous tromperait. Par conséquent, il incombe à la véracité divine de rendre la vérité manifeste.

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On trouve chez Bacon une doctrine analogue, qui serait celle de la veraci­tas naturae, la véracité de la Nature. La Nature est un livre ouvert. Qui l'étu­die avec un esprit pur ne saurait se méprendre. Il succombera à l'erreur seulement si son esprit est entaché de préjugés.

Cette dernière considération montre que la doctrine du caractère manifeste de la vérité se trouve dans la nécessité de rendre compte de l'erreur. La connais­sance, c'est-à-dire la possession de la vérité, n'a pas besoin d'être expliquée. Mais comment se peut-il que nous tom­bions dans l'erreur dès lors que la vérité est manifeste? La raison est à chercher dans notre refus coupable de voir cene vérité, pourtant manifeste, ou dans les préjugés que l'éducation et la tradition ont gravés dans notre esprit, ou encore dans d'autres influences per-

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nicieuses qui ont perverti la pureté et l'innocence originelles de notre esprit. L'ignorance peut être l'ouvrage de puissances qui conspirent à nous main­tenir en cet état, à contaminer notre esprit en y faisant pénétrer la fausseté ainsi qu'à nous aveugler pour nous empêcher de voir la vérité manifeste. Ce sont par conséquent ces préjugés et ces puissances hostiles qui constituent les sources de l'ignorance.

La version marxiste de cette théo­rie du complot obscurantiste est bien connue: c'est la conspiration de la presse capitaliste qui déforme et cen­sure la vérité afin d'installer dans l'es­prit des travailleurs de fausses idéo­logies. Parmi celles-ci, les doctrines religieuses occupent bien évidem­ment une place éminente. Il est surpre­nant de constater à quel point cette théorie manque d'originalité. La figure

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du prêtre imposteur et dévoyé qui maintient le peuple dans l'ignorance était l'un des grands stéréotypes du XVIIIe siècle et, si je ne me trompe, l'un des thèmes de la pensée libérale. Cette figure a sa source dans la représenta­tion protestante du complot fomenté par l'Église catholique, ainsi que dans les idées des dissidents qui tenaient un discours analogue à l'égard de l'Église anglicane l .

Cette croyance étonnante en l'exis­tence d'une conspiration est la consé­quence quasi inéluctable de la repré­sentation optimiste qui veut que la vérité et, partant, le bien triomphent nécessairement dès lors qu'on laisse à

1. J'ai indiqué ailleurs qu'on pouvait retracer la généalogie de cette représentation en remontant jusqu'à Critias, l'oncle de Platon. Cf The Open Society and Us Enemies, Londres, Routledge, 1945 0%6), chapitre 8, section II.

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la vérité des chances équitables. «Que s'affrontent la vérité et la fausseté; a­t-on jamais vu la Vérité avoir le dessous en une rencontre franche et loyale2 ?» Ainsi, lorsque la vérité miltonienne se trouvait vaincue, force était de conclure que la rencontre n'avait pas été franche et loyale : si la vérité manifeste ne l'emporte pas, c'est que des puissances malignes l'ont repoussée. Il apparaît donc qu'une attitude de tolérance fon­dée sur une foi optimiste en la victoire de la vérité risque d'avoir des assises insuffisantes i . Celle-ci est en effet sus-

2. J. Milton. Pour la liberté de la presse sans autorisation ni censure. Areopagtttca, Paris, Aubier-Flammarion. 1969, p. 271 (traduction modifiée). Cela n'est pas sans rappeler le pro­verbe français: «La vérité triomphe toujours. »

3. Cf l'article de J. W. N. Watkins sur Milton, The Ltstener. 22 janvier 1959 [. Milton's Vision of a Reformed England ", pp. 168-172 (N des TJ]

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ceptible de se transformer en une théo­rie du complot qui serait difficilement conciliable avec la tolérance.

Je ne prétends pas que cene vision du complot n'ait jamais renfermé la moindre parcelle de vérité. Mais elle constitue pour l'essentiel un mythe, et il en va de même de la doctrine du caractère manifeste de la vérité dont elle est issue.

Il est bien vrai que la vérité est souvent difficile à aneindre et qu'elle peut aisément être à nouveau perdue après qu'on l'a trouvée. Des croyances fausses parviennent quelquefois à per­durer pendant des siècles de manière surprenante, au mépris de toute expé­rience, et ce, qu'elles tirent ou non leur force de l'existence d'un complot. L'histoire des sciences, celle de la médecine en particulier, fourmillerait d'excellents exemples à cet égard. Et le

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schéma général de la théorie du com­plot en est lui-même l'illustration: j'en­tends par là l'idée erronée selon laquelle tout événement mauvais est à imputer à la volonté mauvaise d'une puissance maléfique. Diverses variantes de cette conception ont réussi à sur­vivre jusqu'à aujourd'hui.

Ainsi, l'épistémologie optimiste de Bacon et de Descartes ne saurait être vraie. Mais ce qui est le plus étonnant dans l'histoire de cette conception, c'est sans doute le fait que cette épis­témologie au demeurant fausse a été la principale source d'une révolution intellectuelle et morale sans précédent. Elle a encouragé les hommes à penser par eux-mêmes. Elle les a conduits à espérer qu'ils pourraient, grâce à la connaissance, se libérer eux-mêmes et libérer autrui de la servitude et du dénuement. C'est elle qui a rendu pos-

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sible la science moderne. C'est elle qui a inspiré la lune contre la censure et la répression de la liberté de pensée. Elle est devenue le fondement de la conscience non conformiste, de l'indi­vidualisme, et elle a donné un contenu nouveau à la dignité humaine; c'est d'elle qu'est venue l'exigence de lumières universelles, qu'est né le désir neuf d'une société libre. Cene concep­tion a fait que les hommes se sont sen­tis responsables à l'égard d'eux-mêmes comme d'autrui, et elle leur a imprimé la volonté d'améliorer non seulement leur propre sort, mais aussi celui de leurs semblables. Nous avons là l'exemple d'une idée contestable qui a donné naissance à une multitude d'idées légitimes.

VI

Mais cette épistémologie erronée a eu aussi de terribles conséquences. La doctrine qui affirme le caractère mani­feste de la vérité - que celle-ci est visible pour chacun pour peu qu'on veuille la voir - est au fondement de presque toutes les formes du fana­tisme. Car seule la dépravation la plus perverse peut faire que l'on refuse de voir la vérité manifeste; seuls ceux qui ont des raisons de craindre la vérité conspirent afin d'en empêcher la mani­festation.

Cette doctrine, cependant, ne fait pas qu'engendrer des fanatiques - des

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individus habités par la conviction que tous ceux qui n'aperçoivent pas la vérité manifeste sont nécessairement possédés du démon -, elle peut aussi conduire à l'autoritarisme, même si elle le fait par des voies moins directes que ne le ferait l'épistémologie pessimiste. li en est ainsi simplement parce que, en règle générale, la vérité n'est pas manifeste. Et cette vérité prétendument manifeste demande donc constamment à être produite par interprétation et affirmée, mais aussi à être toujours réinterprétée et réaffirmée. li faut une autorité qui prescrive et fIxe régulière­ment ce qui doit être tenu pour la vérité manifeste; or celle-ci peut en arriver à s'acquitter de cette tâche dans l'arbi­traire et le cynisme. Dès lors, bien des épistémologues déçus se départiront de leur optimisme antérieur pour édi­fIer une magnifique théorie autorita-

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riste, inspirée par une épistémologie pessimiste. Platon, le plus éminent d'entre eux, me paraît incarner ce type d'évolution tragique.

VII

Le platonisme a joué un rôle décisif dans la préhistoire de la doctrine car­tésienne de la veracitas dei, d'après laquelle notre intuition intellectuelle ne nous trompe pas puisque Dieu est vérace et ne saurait nous tromper; en d'autres termes, notre entendement est source de connaissance parce que Dieu est source de connaissance. Cette théorie a une longue histoire qu'on peut aisément faire remonter au moins jusqu'à Homère et Hésiode.

À nos yeux, l'usage qui consiste à citer ses sources semble naturel chez l'érudit ou l'historien, et cela nous sur-

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prend sans doute un peu de découvrir qu'il nous vient des poètes; il en est pourtant ainsi. Les poètes grecs citent les sources de leur connaissance. Celles-ci sont de nature divine: ce sont les Muses. Gilbert Murray remarque que "les poètes épiques grecs tiennent tou­jours des Muses non seulement ce que nous appellerions leur inspiration, mais bel et bien leur connaissance des faits. Les Muses sont "présentes et connais­sent toutes choses" ( .. .) Hésiode ( ... ) explique toujours qu'il est redevable aux Muses de son savoir. li admet bien l'exis­tence d'autres sources de connaissance (...) Mais, le plus souvent, ce sont les Muses qu'il consulte (. . .) Et Homère fait de même lorsque, par exemple, il chante la composition de l'armée achéenne l .»

1. G. Murray. The Rise of the Greek EpIe.

Oxford. Clarendon Press. 1924. p 96

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Comme le montre cette citation, les poètes avaient coutume de se prévaloir non seulement des sources divines de leur inspiration, mais aussi des origines divines de leur savoir - des divins garants de la véracité de leurs récits.

On retrouve précisément les mêmes instances chez deux philosophes, Héra­clite et Parménide. Héraclite se décrit, semble-t-il, comme un prophète qui «parle d'une bouche égarée (...) pos­sédé du dieu" - de Zeus, source de toute sagessez. Quant à Parménide, on pourrait presque le présenter comme le jalon manquant de cette trajectoire qui relie Homère ou Hésiode à Descartes. L'étoile qui le guide et l'inspire, c'est cette déesse Dikè dans laquelle Héra-

2. H. Die1s et W. Kranz, Die Fragmente der Vor­sokratiker, Berlin, Weidmann, 1951-1952, DK B 92, 32; cf 93, 41, 64, 50

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clite (E 28) voit la gardienne de la vérité. Parménide la décrit comme la gardienne et la détentrice des clés de la vérité et comme la source de tout son savoir. Or Parménide et Descartes ont davantage en commun que la simple doctrine de la véracité divine. En effet, la divinité garante de la vélité dit à Par­ménide que, pour distinguer le vrai du faux, il doit se fier au seul logos, et non pas aux sens de la vue, de l'ouïe et du goût j . Le principe même de sa théorie physique qu'il fonde, comme le fait Descartes dans sa conception intel­lectualiste de la connaissance, est identique à celui de la physique carté­sienne: c'est l'impossibilité du vide, la nécessaire plénitude du monde.

3 Cf ibid., Hérachte, B 54, 123, 88 et 126, l'allusion que celui-ci fait aux changements mvi­s~blesqui prodUisent des contralfes VISibles.

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Dans l'Ion, Platon distingue de façon très précise entre l'inspiration divine - la possession divine du poète - et les sources ou origines divines de la connaissance vraie4 . Il accorde que les poètes sont inspirés, mais il leur refuse toute autorité d'ordre divin pour la connaissance des faits dont ils se pré­valent. Néanmoins, la doctrine de l'ori­gine divine de la connaissance occupe une place centrale dans sa célèbre théorie de la réminiscence qui garantit, dans une certaine mesure, la posses­sion des sources divines de la connais­sance à chaque individu (il s'agit en

4. Ce thème est repris de manière plus détaillée dans le Phèdre, en particulier à partir de 259 e . en outre. en 275 b-c. Platon distingue même de façon explicite. ainsi que H Cherniss me ra fait observer. entre les questions portant sur l'ongine de la connaissance et celles qui concernent sa vènté.

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l'occurrence de la connaissance de l'essence ou nature des choses, et non de celle qui porterait sur des faits histo­riques bien précis). D'après le Ménon (81 b-d), il n'est rien que notre âme immortelle n'ait appris avant notre nais­sance. En effet, comme toutes les idées sont parentes, notre âme doit être leur sœur à toutes, Elle les connaît donc toutes: elle connaît toutes choses", En naissant, nous oublions, mais nous pou­vons nous ressouvenir et retrouver notre savoir, même si c'est seulement de manière partielle: ce n'est que si nous contemplons à nouveau la vérité que nous la reconnaîtrons. Toute connais­sance est donc re-connaissance -réminiscence, souvenir de l'essence ou

5. Sur les rapports entre parenté et connais­sance, cf egalement Phédon 79 d. Républtque 611 d et LoIS 899 d.

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de la véritable nature que nous avons jadis connue6 .

Cette doctrine présuppose donc que notre âme se trouve dans un état divin d'omniscience tant qu'elle appartient au monde éternel des idées, des essences ou des natures véritables, avant que nous ne naissions. Pour l'être humain, la naissance est une chute: c'est déchoir d'un état naturel ou divin de connais­sance; là résident donc l'origine et la cause de l'ignorance humaine (on trouve ici en germe l'idée que l'ignorance constitue un péché ou, du moins, qu'elle est liée au péché; cf Phédon, 76 d).

De toute évidence, la théorie de la réminiscence et la doctrine de l'origine ou de la source divine de notre connaissance sont étroitement liées. De manière parallèle, il existe aussi un

6. Cf Phédon, 77 e sq., 75 e.

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rapport étroit entre la théorie de la rémi­niscence et la doctrine du caractère manifeste de la vérité: si, alors même que nous sommes plongés dans un oubli coupable, nous apercevons la vérité, nous ne pouvons manquer de la reconnaître pour telle. Par consé­quent, au terme de l'anamnèse, la vérité retrouve le statut qui est le sien: elle est ce qui n'est pas oublié et n'est pas caché (alètbès), elle est ce qui est manifeste.

Socrate le montre dans le passage admirable du Ménon où il aide un jeune esclave dépourvu d'instruction à " retrouver» la démonstration d'un cas particulier du théorème de Pythagore. On voit ici à l'œuvre une épistémologie optimiste qui préfigure le cartésianisme. Or il semble que, dans le Ménon, Platon a eu conscience du caractère extrême­ment optimiste de sa théorie, puisqu'il la défmit comme une doctrine qui rend

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l'homme désireux d'apprendre, de cher­cher et de découvrir.

Mais Platon a dû se laisser gagner par le désenchantement: on trouve en effet dans la République (et aussi dans Phèdre) les linéaments d'une théorie pessinliste de la connaissance. Dans la célèbre allégorie de la caverne (514 sq.), il montre que le monde de l'expérience sensible n'est qu'une ombre, qu'un reflet du monde véritable. Même si l'un des prisonniers s'échappait de la caverne et se trouvait en présence du monde réel, il ne pourrait le voir et le comprendre qu'au prix de difficultés presque insurmontables - pour ne rien dire de celles qu'il éprouvera à ten­ter de le faire comprendre à ceux qu'il a laissés derrière lui. Les obstacles qui entravent la compréhension du monde réel sont d'ordre suprahumain, et très rares sont ceux - s'il s'en trouve - qui

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DES SOURCES DE LA CONNAISSANCE

puissent accéder à cet état divin où le monde véritable devient intelligible, à l'état divin de la connaissance vraie, de l'epistèmè.

Le pessimisme de cette théorie vaut pour la grande majorité des hommes, mais non pour tous (elle enseigne en effet que quelques individus - les élus - sont en mesure d'atteindre la vérité. Pour ceux-ci, elle témoigne d'un optimisme encore plus marqué, pour­rait-on dire, que ne le fait la théorie du caractère manifeste de la vérité). C'est dans les Lois que les conséquences autoritaristes et traditionalistes de cette conception pessimiste se trouvent plei­nement développées.

La philosophie platonicienne nous fait ainsi passer, pour la première fois, d'une épistémologie optimiste à une épistémologie pessimiste. Chacune de ces deux conceptions est au fonde-

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ment d'une des deux philosophies, diamétralement opposées, de l'État de la société: d'un côté, le rationalisme antitraditionaliste, antiautoritaire, révo­lutionnaire et utopiste à la Descartes, et, de l'autre, le traditionalisme autori­tariste.

Il est fort possible que cette évolu­tion soit liée au fait que l'idée de la chute épistémologique de l'homme puisse recevoir non seulement l'inter­prétation optimiste qui est celle de la théorie de la réminiscence, mais aussi une autre interprétation, en un sens pessimiste.

Pour celle-ci, c'est la chute de l'homme qui voue l'ensemble - ou la grande majorité - des mortels à l'igno­rance. Il semble qu'on puisse percevoir dans l'allégorie de la caverne (et sans doute aussi dans le récit du déclin de la cité, lorsque les Muses et leur divin

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DES SOURCES DE LA CONNAISSANCE

enseignement se trouvent négligés; cf République, 546 d) l'écho d'une inté­ressante formulation antérieure de la même idée. Il s'agit de la doctrine par­ménidienne selon laquelle les opinions des mortels sont des illusions et pro­viennent d'une convention mal fondée (cette conception est peut-être issue de celle de Xénophane, pour qui toute connaissance humaine est pure conjec­ture, ses propres théories n'étant dans le meilleur des cas que semblables à la vérité7). Cette convention mal inspirée est le fait du langage: elle consiste à donner des noms à ce qui n'a pas d'existence. L'idée de la chute épisté­mologique de l'homme se trouve peut­être, comme Karl Reinhardt le suggère, dans les formules de la déesse qui indi-

7. Le fïàgmem de Xénophane auquel nous fai­sons allUSion iCI est le fragment B 35.

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ET DE L'IGNORANCE

quent le passage de la voie de la vérité à celle de l'opinion trompeuse8 ,

Mais tu apprendras aussi comment l'opi­nion trompeuse,

Destinée à être prise pour vraie, se frayait un passage à travers toutes d1Œes L . .J

8 Cf K Reinhardt, Parmenides und die Ge­schichte der grtechischen Philosophie, Francfort. Klostermann. 1959. p. 26; cf également, p 5-11, pour les deux premiers vers cités ici (B 1, vv. 31-32) Le troisième vers correspond au fragment B 8, v. 60 (cf Xénophane, B 35), le dernier, à B 8, v. 61.

Voici la traduction anglaise proposée par Popper:

" But you shall also lean how it was that delu­sive opinion,

Bound to be taken for real, was forcing its way through all things ...

Now of this world thus arranged to seem wholly like truth 1 shall tell you ,

1ben you wtll he nevermore led astray by the notions of mortals. » (N. des T)

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DES SOURCES DE LA CONNAISSANCE

Je vais à présent te parler de ce monde assemblé de manière à paraître tout à fait

semblable à la vérité; Ainsi, tu ne seras plus jamais égaré par les

notions des mortels"

Par conséquent, bien que la chute soit le fait de tous les hommes, la vérité peut cependant être révélée aux élus par la grâce - même celle du monde irréel des illusions, des opinions, des notions et des décisions conventionnelles pro­pres aux mortels: du monde irréel de l'apparence, destiné à être admis comme réel et à être, comme tel, approuvé9.

Deux aspects essentiels ont influencé la philosophie platonicienne: la révé-

9" Il est intéressant d'opposer cette conception pessimiste de la nécessité de l'erreur à l'optimisme d'un Descartes ou d"un Spinoza, qui (Lettre LXXVI, alinéa 5) meprise ceux qui rêvent" d"esprits impurs nous inspirant des idées fausses semblables à des idées vraies (veris similes) " "

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lation recueillie par Parménide et sa conviction qu'un petit nombre peut atteindre la certitude à l'égard du monde immuable de la réalité éternelle comme de celui, irréel et changeant, de la vérisimilarité (verisimilitudeYo et de l'illusion. C'est là un thème que Platon, partagé entre l'espérance, le désespoir et la résignation, a constam­ment repris.

10. Popper n'emploie pas ici le terme anglais verisimilitude avec le sens plus proprement tech­nique qu'il lui assignera plus tard. en l'opposant notamment à ,probabilité ". J Bouveresse avait suggéré. par exemple in Critique. n'~ 327-328, qU'on le traduisît par, vériproximité" mais nous retiendrons, pour notre part, la traduction ,vérisi­milarité ", proposée par J-R. Ladmiral dans le cadre du Séminaire de traduction philosophique de Paris X-Nanterre. qui a le mérite de restituer la généalo­gie comme la logique du choIX terminologique poppérien (N. des T)

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VIII

Mais ce qui nous intéresse ici, c'est l'épistémologie optimiste de Platon, la théorie de la réminiscence présentée dans le Ménon. Toutes deux préfigu­rent, selon moi, non seulement l'intel­lectualisme cartésien, mais aussi les théories aristotélicienne et, plus parti­culièrement, baconienne de l'induc­tion.

En effet, les questions judicieuses de Socrate aident l'esclave de Ménon à se ressouvenir et à retrouver cette connaissance oubliée que son âme avait en partage avant la naissance, alors qu'elle connaissait toutes choses.

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DES SOURCES DE LA CONNAISSANCE

Je pense que c'est à cette célèbre méthode socratique, désignée dans le Tbéétète comme art de l'accouchement, ou maïeutique, qu'Aristote faisait allu­sion lorsqu'il affirmait que Socrate avait inventé la méthode inductive.

Selon moi, Aristote et Bacon enten­daient moins par ft induction" le fait d'inférer les lois universelles à partir d'observations particulières qu'une démarche nous conduisant jusqu'au point d'où nous pouvons intuitionner ou apercevoir l'essence ou la nature véritable d'une chose2 • Or tel est préci-

1. Métaphysique. M. 1078 b 17-33; cf égale­ment 987 b 1.

2. Chez Aristote. le tenue d'" induction" (epa­gôgè) désigne au moins deux choses différentes que l'auteur met parfois en relation. Dans le pre­mier cas, il s'agit d'une démarche qui nous fait saisir intuitivement le principe général (Premiers

Analytiques. 67 a 22 sq., sur la réminiscence dans

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ET DE L'IGNORANCE

sément, comme nous l'avons montré, l'objectif de la maïeutique de Socrate: son but est de permettre l'anamnèse ou de nous y conduire; et la réminiscence elle-même est la faculté de voir la véri-

le Ménon; Seconds Analytiques, 71 a 7). Dans le second, nous avons affaire à une méthode (Topiques, 105 a 13, 156 a 4; Seconds Analy­tiques, 78 a 35, 81 b 5 sqq.) qui procède il partir de cas (individuels), selon une démarche positive, et non pas de nature critique ou recourant à des contre-exemples. La première méthode me semble être la plus ancienne et celle que Ion peut le plus aisément rapprocher de la maïeutique socratique, avec son caractère critique et ses contre-exemples. La seconde paraît être issue d'un effort pour systématiser l'induction d'un point de vue logique ou encore, comme le dit Aristote (Premiers Analytiques, 68 b 15 sqq.), pour construire un syllogisme valide à partir de 1 induction , pour être valide. celui-ci doit évi­demment être un syllogisme dïnduction parfaite ou complète (énumération complète des cas). et

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DES SOURCES DE LA CONNAISSANCE

table nature ou l'essence d'une chose, ces idées dont nous avons eu connais­sance avant notre naissance, avant notre chute. Ainsi, les deux procédés, la maïeutique et l'induction, ont des objectifs identiques. Aristote enseignait d'ailleurs que le résultat de l'induction - l'intuition de l'essence - devait s'exprimer par la définition de cette essence.

Si nous examinons plus attenti­vement ces deux démarches, nous constatons que l'art socratique de la maïeutique consiste avant tout à poser des questions destinées à détruire les préjugés, les fausses croyances qui sont souvent le fait de la tradition ou

lïnduction ordinaire. au sens qu'a le terme dans la seconde démarche, n'est qu'une fonne affaiblie (et non valide) de la première (cf The Open Society, op. cit., chap. 11, note 33),

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ET DE L'IGNORANCE

de la coutume du moment, les fausses réponses qu'inspire une présomp­tueuse ignorance. Socrate, quant à lui, n'a pas la prétention de savoir. Aristote définit son attitude en ces termes: "Socrate interrogeait et ne répondait pas, car il avouait ne pas savoir~."

Par conséquent, sa maïeutique n'est pas une technique qui vise à ensei­gner une quelconque croyance mais, au contraire, à nettoyer ou purifier (cf l'allusion à l'A mph idromia' in Théétète, 160 c) l'âme de ses fausses croyances, de son semblant de savoir, de ses préjugés. Elle y parvient en nous apprenant à mettre en ques-

3. Réfutations sophistiques, 183 b 7; cf égale­ment Tbéétète, 150 c-d, 157 c, 161 b.

4 Il s'agit de la fête des nouveau-nés que l'on portait en courant, autour du foyer, le cinqUième JOur après la naissance (N. des T)

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DES SOURCES DE LA CONNAISSANCE

tion les convictions qui sont les nôtres.

L'induction baconienne comporte une démarche essentiellement iden­tique.

IX

Voici le contexte dans lequel opère théorie baconienne de l'induction. Dans le Novum Organum, Bacon dis­tingue entre véritable méthode et fausse méthode. Le nom qu'il donne à la première, "interpretatio naturae ", est d'ordinaire traduit par l'expression «interprétation de la nature ", et celui de la seconde, "anticipatio mentis ", par" anticipation de l'esprit ,,1. Si ces tra­

ductions paraissent aller de soi, elles n'en sont pas moins trompeuses. Par

1. Cf Novum Organum. notamment I. XXVI (N. des T)

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" interpretatio natume JO, Bacon entend, me semble-t-il, la lecture ou, mieux encore, le déchiffrage du livre de la Nature~.

En anglais moderne, le terme d' « interprétation" a indéniablement une connotation subjective ou relati­viste. Lorsque l'on parle de l'interpréta­tion du Concerto de l'Empereur par Rudolf Serkin, on sous-entend qu'il existe différentes interprétations et qu'on se réfère à celle de Serkin. Nous ne voulons évidemment pas suggérer par cette remarque que cette interpré­tation n'est pas la meilleure, la plus vraie ni la plus proche des intentions

2. Dans un passage célèbre de Il Saggiatore (section 6) que M. Bunge m'a aimablement rap­pelé, Galilée parle du "grand livre qui est ouvert devant nous, c'est-à-dire l'univers" [opere, VI, p. 2321; cf également Descartes, Discours de la méthode, première partie,

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de Beethoven. Mais quand bien même nous n'en saurions imaginer de meil­leure, le fait de parler d'· interpréta­tion.. implique qu'il existe d'autres interprétations ou d'autres lectures pos­sibles, sans que l'on s'interroge pour savoir si, parmi ces autres lectures, cer­taines offrent une vérité équivalente.

J'ai employé ici le terme" lecture .. comme synonyme de celui d'. inter­prétation", non seulement parce qu'ils ont des sens très voisins, mais aussi parce que l'évolution du sens de «lec­ture .. et de " lire» a été analogue à celle d'· interprétation" et d' .. interpréter ", si ce n'est que pour" lecture» l'acception plus ancienne et l'acception moderne demeurent toutes deux parfaitement usuelles. Dans l'énoncé· J'ai lu la lettre de Jean .. , le terme est employé au sens habituel, sans connotation subjective. Mais les énoncés: «Je lis ce passage de

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DES SOURCES DE LA CONNAISSANCE

la lettre de Jean tout à fait diffémm­ment» ou plutôt «Je fais de ce passage une lecture très différente» offrent des exemples d'une acception plus tardive du mot -lecture., qui introduit un élé­ment de subjectivisation ou de relativi­sation.

Or je prétends que la signification d'« interpréter» (sauf au sens de «tra­duire.) a évolué exactement de la même manière, si ce n'est que le sens premier - sans doute celui de • lire à voix haute à l'intention de ceux qui ne peuvent lire eux-mêmes. - a prati­quement disparu. À l'heure actuelle, même la formule qui prescrit que «le juge doit dire le droit" (interpret the law) signifie que celui-ci dispose d'une certaine latitude pour le faire, tandis qu'à l'époque de Bacon le sens eût été: le juge a le devoir de dire le droit tel qu'il est, de l'exposer et d'en faire la

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seule application qui soit juste. Inter­pretatio juris (ou legis) a ce sens-là ou alors désigne le fait d'exposer le droit à des non-juristes3. Dans une telle optique, l'interprète de la loi ne dis­pose d'aucune liberté ou, du moins, il n'en a pas plus que le traducteur juré qui traduit un document juridique.

Par conséquent, traduire par« l'inter­prétation de la nature» ne convient pas; il faudrait y substituer quelque chose comme -la (vraie) lecture de la nature H, par analogie avec -la (vraie) lecture du droit». Je pense que ce que voulait dire Bacon, c'est: «lire le livre de la Nature tel qu'il est» ou, mieux encore, «déchiffrer le livre de la Nature». Il faudrait en effet que la formule rete-

3. Cf Bacon, De augmentis ... , VI, XLVI et T. Maniey. The Interpreter[.l Obscure Word5 and Terms used in tbe Lawes oftbis Realm. s 1.. 1672.

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nue exclue toute idée d'interprétation au sens moderne du terme et, en parti­culier, elle ne doit pas suggérer l'idée d'un effort pour interpréter ce qui est manifeste dans la nature, à la lumière d'hypothèses ou de causes non mani­festes; car il s'agirait alors de l'antici­patio mentis, telle que la comprend Bacon. C'est d'ailleurs, selon moi, une erreur que d'attribuer à Bacon l'idée que sa méthode inductive puisse pro­duire des hypothèses - ou des conjec­tures -, puisque l'induction baconienne produit une connaissance certaine et non pas conjecturale.

Quant au sens de l'expression ~ anti­cipatio mentis », il n'est que de citer Locke: "Les hommes s'abandonnent aux premières anticipations de leur esprir. "

4 De la conduite de l'entendement. Paris. Vrin, 1975 (u".ld Y Michaud), § 26

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Il s'agit quasiment d'une traduction de Bacon, et celle-ci fait clairement appa­raître qu' « anticipatio» signifie • pré­jugé ", voire «superstition". On peut citer aussi l'expression «anticipatio deorum ", qui signifie avoir des dieux des représentations naïves, primitives ou superstitieuses. Mais on peut appor­ter plus de clarté encore; «préjugé. (cf Descartes, Principes, l, 50) vient d'un terme juridique et, s'il faut en croire le Oxford English Dictionary, c'est Bacon qui a introduit le verbe "to prejudge" dans la langue anglaise, avec le sens de "juger au préalable de manière défa­vorable ", c'est-à-dire en passant outre aux obligations du juge'.

Ainsi, les deux méthodes qu'évoque Bacon sont; 1) «le déchiffrement du

5. Cf Advancement of Learning. Londres, Dent, 1973. 1. V § 2 (N. de T.)

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livre ouvert de la Nature ", qui conduit à la connaissance ou epistèmè, et 2) « le préjugé de l'esprit qui préjuge de la Nature à mauvais escient ou même la méjuge» et conduit à la doxa ou pré­somption pure et simple, ainsi qu'à une mauvaise lecture du livre de la Nature. Cette seconde méthode, que Bacon récuse, constitue en réalité une méthode interprétative, au sens moderne du terme. C'est celle des conjectures ou hypothèses (méthode dont je me trouve d'ailleurs être un partisan convaincu).

Mais comment se préparer à faire du livre de la Nature une lecture correcte ou fidèle? La réponse de Bacon est celle-ci : il convient d'éliminer de notre esprit toutes les anticipations, conjectures, suppositions ou préjugés6 .

Diverses démarches sont nécessaires à

6. Novum Organum 1. LXVIII. LXIX injzne.

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cette purification de l'esprit. Il faut se débarrasser de toutes sortes d'« idoles» ou fausses croyances largement répan­dues, car elles gauchissent nos obser­vations7 • Mais il s'agit également, à l'instar de Socrate, de chercher toutes sortes de contre-exemples qui nous permettront de faire justice de nos pré­jugés quant à ce dont nous voulons établir la véritable essence ou nature. Comme Socrate, nous devons, en puri­fiant notre esprit, préparer notre âme à contempler la lumière éternelle des idéesB : il est nécessaire d'exorciser nos impurs préjugés par l'invocation de contre-exemples9.

C'est seulement après avoir ainsi purifié nos âmes que nous pouvons

7 Ibid.. 1. XCVII. 8. Cf saint Augustin. La Cité de Dieu. VIII. 3 9 Novum Organum. II, XVI. sqq.

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entreprendre de déchiffrer avec appli­cation le livre ouvert de la Nature, la vérité manifeste.

Pour toutes ces raisons, l'induction baconienne (mais celle d'Aristote éga­lement) me paraît être, pour l'essentiel, identique à la maïeutique de Socrate: il s'agit, en éliminant les préjugés, de préparer l'esprit afin qu'il puisse recon­naître la vérité manifeste ou lire dans le livre de la Nature.

La démarche cartésienne du doute méthodique est, elle aussi, essentielle­ment du même type : c'est une méthode pour éliminer tous les préjugés erronés de l'esprit afin d'accéder au fondement inébranlable que constitue la vérité évi­dente par elle-même.

Nous discernons mieux à présent que, pour une épistémologie optimiste de cet ordre, la connaissance est l'état naturel ou pur de l'homme, l'état du

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regard innocent capable de voir la vérité, tandis que l'état d'ignorance résulte de la blessure infligée à ce regard innocent lors de la chute de l'homme, blessure qu'un processus cathartique peut partiellement guérir. Nous comprenons mieux aussi pour­quoi cette théorie de la connaissance, sous sa forme cartésienne mais égale­ment sous la forme que lui confère Bacon, demeure en son fond une doctrine de nature religieuse, pour laquelle la source de tout savoir est l'autorité divine.

On pourrait dire que l'épistémolo­gie baconienne, sous l'influence des • essences" ou «natures" divines de la philosophie platonicienne et de l'oppo­sition, classique chez les Grecs, entre la véracité de la nature et le caractère illusoire de la convention d'origine humaine, substitue la • Nature" à « Dieu ".

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C'est peut-être ce qui explique qu'il faille nous purifier avant de pouvoir approcher la déesse Natura : dès lors que nous aurons purifié notre esprit, nos sens eux-mêmes, qui sont parfois trompeurs (et que Platon tenait pour irrévocablement impurs), deviendront purs. Il faut conserver leur pureté aux sources de la connaissance, parce que toute impureté risque de se transfor­mer en une source d'ignorance.

x

Malgré le caractère religieux de leurs épistémologies respectives, les attaques que Descartes et Bacon ont formulées contre les préjugés et ces croyances traditionnelles auxquelles nous adhérons par négligence ou insouciance sont à l'évidence d'inspira­tion antiautoritaire et antitraditiona­liste. Ces philosophes nous demandent en effet de nous défaire de toutes nos croyances, excepté celles dont nous avons nous-mêmes aperçu la vérité. Or ces attaques visaient assurément l'autorité et la tradition. Elles relevaient de cette lutte contre l'autorité dont

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l'époque était coutumière, de la lutte contre l'autorité d'Aristote et la tradi­tion scolastique. Les hommes n'ont pas besoin de cette sorte d'autorité dès lors qu'ils peuvent percevoir le vrai par eux-mêmes.

Néanmoins, je ne pense pas que Bacon et Descartes soient parvenus à libérer leur épistémologie de toute référence à une autorité, et ce, moins parce qu'ils en appelaient à une auto­rité de type religieux - la Nature ou Dieu - que pour un autre motif, plus profond encore.

Malgré l'orientation individualiste de leur pensée, ils ne sont pas allés jus­qu'à faire appel à notre esprit critique, à votre jugement ou au mien; ils ont sans doute pensé que cela risquait de conduire au subjectivisme et à l'arbi­traire. Mais, quelle qu'en fût la raison, ils ne sont assurément pas parvenus,

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même s'ils le souhaitaient vivement, à penser en ne se référant plus à une autorité. Ils n'ont pu que remplacer une autorité - celle d'Aristote et des Écritures - par une autre. Chacun d'eux se référait à une autorité nou­velle: l'un, à l'autorité des sens, l'autre, à l'autorité de l'entendement.

Cela signifie que Bacon et Descartes ont été impuissants à résoudre cette grande question: comment reconnaître que notre connaissance est chose humaine - trop humaine - sans sous­entendre en même temps qu'elle n'est que fantaisie et arbitraire individuels?

Ce problème avait pourtant été aperçu et résolu il y a longtemps: tout d'abord, semble-t-il, par Xénophane, puis par Démocrite et, ensuite, par Socrate (le Socrate de l'Apologie plutôt que celui du Ménon). Le résoudre c'est comprendre que si tous nous sommes

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sujets à l'erreur et nous trompons sou­vent, individuellement et de manière collective, cette idée de l'erreur et de la faillibilité humaine en implique préci­sément une autre: l'idée de la vérité objective, cette norme que nous n'attei­gnons pas nécessairement. En consé­quence, il ne faut pas considérer que la doctrine de la faillibilité relève d'une théorie pessimiste de la connaissance. D'après cette doctrine, nous sommes en mesure de rechercher la vérité, la vérité objective, même si, le plus sou­vent, nous manquons de beaucoup notre but. Si nous avons le respect de la vérité, nous devons rechercher celle-ci en cherchant obstinément à mettre au jour nos erreurs : par une critique rationnelle et une autocritique de tous les instants.

Érasme s'est employé à redonner vie à l'enseignement socratique - ensei-

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gnement décisif malgré la modestie du propos: "Connais-toi toi-même et reconnais ainsi combien tu connais peu! » Mais cette attitude a fait place à la croyance dans le caractère manifeste de la vérité et à cette forme nouvelle de confiance en soi qu'ont incarnée et enseignée, sous des modalités diffé­rentes, Luther et Calvin, Bacon et Des­cartes.

À cet égard, il est important d'obser­ver la différence qui sépare le doute cartésien du doute socratique, ou encore de celui d'Érasme ou de Mon­taigne. Alors que Socrate met en ques­tion la connaissance ou la sagesse humaines et persiste dans ce refus de toute prétention à la connaissance ou à la sagesse, Descartes révoque toutes choses en doute, mais uniquement pour parvenir à la possession d'une connaissance absolument certaine;

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car il découvre qu'un doute hyperbo­lique le conduirait à mettre en question la véracité divine, ce qui constitue une absurdité. Après avoir démontré que le doute universel est absurde, il conclut que nous pouvons être assurés de connaître, que nous pouvons être sages - à condition de faire, grâce à la lumière naturelle de la raison, la diffé­rence entre les idées claires et dis­tinctes, qui nous sont inspirées par Dieu, et toutes les autres idées, qui proviennent de cette source impure qu'est notre propre imagination. Ainsi, le doute cartésien n'est qu'un simple instrument maïeutique, servant à éta­blir un critère de la vérité et, partant, une méthode susceptible de nous assu­rer connaissance et sagesse. Mais pour le Socrate de l'Apologie, la sagesse réside dans la conscience que nous avons de nos limites, dans le fait de

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savoir combien chacun de nous sait peu de choses.

C'est cette doctrine de la faillibilité consubstantielle de l'homme que Nico­las de Cues et Érasme (qui se réfère à Socrate) ont reprise; et c'est sur cette doctrine "humaniste.. (par opposition à la doctrine optimiste du nécessaire triomphe de la vérité, sur laquelle Mil­ton faisait fond) que Nicolas de Cu es et Érasme, Montaigne, Locke et Voltaire, suivis par John Stuart Mill et Bertrand Russell, ont fait reposer leur doctrine de la tolérance. "Qu'est-ce que la tolérance?.. demande Voltaire dans son Dictionnaire philosophique; et il répond: "C'est l'apanage de l'huma­nité. Nous sommes tous pétris de fai­blesses et d'erreurs; pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c'est la première loi de la nature. » Plus récem­ment, on a fait de la doctrine de la

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faillibilité le fondement d'une théorie de la liberté politique, c'est-à-dire de l'émancipation par rapport à la coerci­tion 1•

1. Cf F A Hayek. The Constttution of Liberty. Londres. Roudedge. 1960. pp 22 et 29

XI

Bacon et Descartes ont érigé l'obser­vation et la raison en autorité nouvelle présente en chacun de nous. Mais ils ont ainsi scindé l'homme en deux et institué une instance supérieure, qui fait autorité en matière de vérité - les observations pour Bacon, l'enten­dement chez Descartes -, et une instance inférieure. C'est la seconde qui forme notre moi commun, le vieil homme qui est en nous. Car, si la vérité est manifeste, c'est toujours «nous­mêmes» qui sommes seuls comptables de l'erreur. C'est à nous, avec nos pré­jugés, notre négligence, notre obsti-

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nation, qu'en revient la faute; nous sommes nous-mêmes la source de notre ignorance.

Nous sommes donc scindés en une partie humaine, nous-mêmes, source de nos opinions faillibles (doxa), de nos erreurs et de notre ignorance, et une partie suprahumaine, les sens ou l'entendement par exemple, source de la véritable connaissance (epistèmè), qui exercent sur nous une autorité quasi divine.

Mais il y a un problème. Nous savons en effet que la physique carté­sienne, remarquable à maints égards, était erronée. Or elle ne se fondait que sur des idées qui, de l'avis de Des­cartes, étaient claires et distinctes et eussent donc dû être vraies. Quant à l'autorité des sens comme source de connaissance, le fait qu'on ne puisse s'en remettre à eux était déjà connu

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des Anciens, même avant Parménide: Xénophane et Héraclite, par exemple, en avaient conscience, ainsi, bien évidemment, que Démocrite puis Pla­ton.

Il est curieux que cet enseignement soit demeuré lettre morte pour nos empiristes modernes, y compris pour les phénoménalistes et les positivistes; or, dans la plupart des problèmes que ceux-ci soulèvent comme dans les solutions qu'ils proposent, il n'y est pas fait référence. En voici la raison: ces penseurs croient que ce ne sont pas nos sens qui se trompent, mais «nous­mêmes» qui nous égarons tandis que nous interprétons ce qui nous est « donné» par nos sens. Nos sens disent vrai, mais nous risquons de nous trom­per lorsque, par exemple, nous tentons de formuler dans le langage- un lan­gage de convention, créé par l'homme

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et imparfait - ce que nous disent nos sens. C'est notre description par le biais du langage qui est fautive, parce qu'elle est susceptible d'être entachée de préjugés.

Ainsi, notre langage, humaine insti­tution, se trouvait en défaut Mais l'on s'aperçut alors que le langage aussi nous avait été «donné» et que cet aspect était décisif: en lui s'étaient déposées la sagesse et l'expérience de plusieurs générations, et nous n'avions pas à lui imputer notre incapacité éventuelle à en bien user. Le langage est donc devenu, lui aussi, une autorité dont la véracité interdit qu'il puisse nous tromper. Si nous succombons à la tentation et usons du langage avec légèreté, c'est nous qui sorrunes cause des difficultés qui en résultent. Car le Langage est un Dieu jaloux, il ne laisse pas impuni celui qui prend son verbe à

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la légère mais le plonge dans les ténèbres et le chaos.

Dès lors que nous-mêmes et notre langage (ou le mauvais usage que nous en faisons) portons cette responsabi­lité, il devient possible de conserver aux sens (voire au langage lui-même) leur statut d'autorité à caractère divin. Mais cette opération ne peut se faire qu'au prix d'un accroissement de l'écart séparant cette autorité de nous­mêmes: les sources pures qui nous donnent de la vérace déesse Nature une connaissance ayant autorité, nous­mêmes qui sommes d'une impureté coupable; Dieu et l'homme. Comme je l'ai indiqué, cette notion d'une véracité de la nature, que je crois pouvoir lire dans Bacon, vient des Grecs; elle est impliquée dans l'opposition tradition­nelle entre la nature et la convention d'origine humaine qui, s'il faut en

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croire Platon, nous vient de Pindare. que l'on peut repérer chez Parménide et que lui-même, comme certains sophistes (Hippias, par exemple) et, pour une part, Platon lui-même, assi­mile à l'opposition entre la vérité divine et l'erreur, voire la fausseté humaine. Après Bacon et sous son influence, l'idée du caractère divin et de la véracité de la nature, l'idée que toute erreur ou fausseté tient au caractère trompeur des conventions humaines ont continué de jouer un rôle décisif, non seulement dans l'his­toire de la philosophie, de la science et de la pensée politique, mais aussi dans celle des arts de la représentation visuelle. On l'observe, par exemple, dans les théories très intéressantes qu'a développées Constable à propos de la nature, de la véracité, des préjugés et des conventions et que E. H. Gombrich

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cite dans L'Art et l'Illusion 1 Cette conception a également exercé une influence dans l'histoire de la littérature et même dans celle de la musique.

1. Cf notamment, dans l'ouvrage cité CE H.

Gombrich, L:Art et 11llusion. Paris, Gallimard, 1971, trad. G. Durand), les premier et dernier cha­pitres (N des T)

XII

L'idée étonnante qui veut qu'on puisse statuer de la vérité d'un énoncé grâce à une investigation de ses sources - c'est-à-dire d'une enquête portant sur son origine - peut-elle s'expliquer par une confusion logique susceptible d'être dissipée? Ou bien sommes-nous réduits à en rendre compte par des considérations touchant aux croyances religieuses ou à la psychologie - en faisant intervenir l'autorité parentale, par exemple? Je pense que l'on peut effectivement faire apparaître, en l'oc­currence, une faute logique qui tient à l'étroite analogie qui s'établit entre le

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sens des mots, des termes ou des concepts que nous employons et la vérité des énoncés ou des propositions que nous formulons (cf notre tableau)!.

On constate aisément qu'il y a bien une certaine relation entre le sens des mots que nous employons et leur his­toire ou leur origine. Du- point de vue logique, le mot est un signe conven­tionnel; pour la psychologie, c'est un signe dont le sens se trouve ftxé par l'usage, l'habitude ou des relations d'association. Du point de vue qui est celui de la logique, le sens d'un mot est effectivement ftxé par une décision ini-

1. Ce tableau (cf p 105), utilisé id pour la pre­mière fois, a été repris par Popper en plusieurs occa­sions et figure notamment in objecttve Knowledge. An Evolutlonary Approach, Oxford, Clarendon Press, 1972, pp. 124 et 310, ainsi que dans la Quête inachevée. Paris, Calmann-Lévy, 1981 (trad. M. Bouin-Naudin et R Bouveresse), p. 36 (N des T.)

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tiale - une sorte de défInition ou de convention prenùère, une manière de contrat social originel; en psychologie, on peut dire que ce sens a été fIxé lorsque nous avons appris, pour la pre­mière fois, à employer ce mot, alors que se constituaient nos habitudes et nos associations en matière de lan­gage. Les petits collégiens anglais ont donc raison, d'une certaine manière, quand ils déplorent le caractère inutile­ment artificiel de cette langue française qui dit • pain" pour bread, alors que l'anglais est, à leurs yeux, tellement plus naturel et transparent, puisqu'il dit pain pour «pain» et bread pour « bread ,,2. lis sont parfaitement en mesure de comprendre la part de

2. L'anglais pain signifie" douleur ", et Popper joue sur l'homonymie entre français "pain" et anglais pain (N. des T.)

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convention inhérente à tout usage, mais ce que leur doléance exprime, c'est l'idée qu'il n'y a pas de raison pour que les conventions premières - celles qui sont telles à leurs yeux -ne soient pas contraignantes. S'ils se méprennent, c'est tout simplement qu'ils oublient qu'il peut y avoir plu­sieurs conventions premières qui toutes sont, au même degré, contraignantes. Mais qui n'a pas, fût-ce de manière implicite, commis ce genre d'erreur? Ne nous sommes-nous pas, pour la plupart d'entre nous, trouvés surpris de découvrir qu'en France même les très jeunes enfants parlent couramment le français? Cette naïveté nous fait bien évidemment sourire; or nous ne son­geons pas à sourire du policier qui découvre que le véritable nom du pré­sumé Samuel Jones est en fait «John Smith", alors qu'il y a là un élément

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résiduel de cette croyance magique qui veut que nous acquérions du pou­voir sur une divinité ou un esprit dès lors que nous sommes parvenus à connaître son vrai nom: en proférant celui-ci, nous avons le pouvoir d'invo­quer ou de convoquer cette divinité.

Que le «vrai» sens d'un mot ou son sens « propre» soit son sens premier, c'est là une idée courante mais qui peut tout aussi bien être défendue d'un point de vue logique. Si nous comprenons ce sens, c'est que nous l'avons correctement appris - nous le tenons d'une autorité digne de foi, de quelqu'un qui connais­sait la langue. Cela montre que le pro­blème du sens des mots est effectivement lié à celui des sources investies d'autorité, ou encore à celui des origines de l'usage auquel nous nous conformons.

li n'en va pas de même pour la vérité d'un énoncé, d'une proposition. En

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effet, il peut arriver à chacun de com­mettre une erreur factuelle, même en des matières où son jugement devrait faire autorité, comme lorsqu'il s'agit de dire son âge ou d'indiquer la couleur d'un objet dont on vient d'avoir à l'ins­tant même une perception claire et dis­tincte. Et quant à son origine, l'énoncé peut fort bien avoir été faux alors qu'il était formulé et correctement compris dès le début. Un mot, en revanche, a nécessairement eu, aussitôt qu'il a été compris, un sens propre.

En conséquence, si nous faisons réflexion sur la manière dont le sens des mots et la vérité des énoncés se trouvent référés à leurs origines respectives et sur les différences qui distinguent ces deux processus, nous ne sommes plus enclins à penser que la question de l'origine puisse avoir une grande incidence sur celle de la connaissance ou de la vérité.

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Le sens et la vérité comportent néan­moins une profonde analogie; et il existe une conception philosophique - à laquelle j'ai donné le nom d'· essen­tialisme·3 - qui s'efforce de lier si étroi­tement le sens et la vérité qu'il devient presque impossible de résister à la tenta­tion qui consiste à traiter les deux élé­ments de la même manière.

Pour expliquer brièvement ces diffi­cultés, nous nous reporterons à nou­veau au tableau des Idées en observant les rapports qui s'instituent entre ses deux colonnes.

3. Popper a déjà employé ce terme dans de précédents ouvrages. La paternité semble devoir en être attribuée à P. Duhem qui utilise celui-ci dans son Système du monde, Paris. Hermann, 1954, t VI, pp. 451-509. pour caractériser la doc­trine scotiste du franciscain Franz von Mayroni Ct vers 1329) et celle de Nicolas Bonet Ct 1360) (N. des T).

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Comment les deux parties de ce tableau sont-elles reliées? Nous voyons, inscrit dans la colonne de gauche, le tenne "définitions ». Or une définition est une manière d' moncé, de jugement ou de proposition, et est donc du même ordre que ces éléments qui appartien­nent à la colonne de droite (cela ne ruine d'ailleurs pas la symétrie du tableau pré­senté, étant donné que les dérivations, elles aussi, opèrent au-delà des limites du type d'éléments - énoncés, etc. -représentés dans la colonne où elles se trouvent placées: de même qu'une défi­nition s'exprime à l'aide d'une séquence verbale de nature particulière plutôt que par un mot, de même une dérivation se fonnule au moyen d'un type particulier de séquence d'moncés et non d'un énoncé). Et le fait que les définitions, qui intetviennent dans la colonne de gauche, n'en soient pas moins des énon-

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cés indique qu'elles peuvent, d'une cer­taine manière, servir de lien entre les deux colonnes du tableau.

les DÉSIGNATIONS,

les TERMES

ou les CONCEPTS

MOTS

les IDÉES

c'est-à-dire

peuvent être exprimées sousfonne de

suscephb/es d'être DOUÉS DE SIGNIFICATION

SENS

DÉFlNmONS

et leur

peut se reduire grâce à des

à celui / celle de

les mONCÉS

les PROPOSmONS

ou les rnroRiES

AFFIRMATIONS

VRAIES

DÉRIVATIONS

CONCEPTS NON DÉFINIS PROPOSmONS PRIMTIlVES

vouloir ainsi êtablir (plus que dêterminer par reduction) leur SENS VÉRITÉ

entraîne une régression à l'infini

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Qu'elles assument pareille fonction, c'est bien ce qu'affirme la doctrine phi­losophique que je désigne sous le nom d'« essentialisme n. En effet, pour cette doctrine (tout particulièrement selon sa version aristotélicienne), une défini­tion est l'énoncé de l'essence ou de la nature d'une chose. Mais, dans le même temps, cette définition formule le sens d'un mot - du nom qui sert à désigner cette essence (chez Descartes, mais aussi chez Kant, le mot "corps» désigne quelque chose qui a pour essence l'étendue).

Aristote, comme tous les autres phi­losophes essentialistes, considérait en outre que les définitions sont des «principes., c'est-à-dire qu'elles don­nent lieu à des propositions primitives (comme" tous les corps sont étendus.,) qui ne peuvent être dérivées d'autres propositions et qui constituent en tota-

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lité ou en partie le fondement de toute démonstration. Elles sont en consé­quence au fondement de toute science4.

Il convient d'ailleurs d'obseIVer que ce dernier élément de doctrine, s'il repré­sente une composante importante du credo essentialiste, est néanmoins dépourvu de toute référence à de quelconques «essences ». C'est ce qui explique que des adversaires nomina­listes de la position essentialiste, tels Hobbes ou même Schlick5, aient pu y souscrire.

Il semble que nous soyons à présent en mesure d'expliciter la logique interne de la conception qui veut que les questions d'origine puissent résoudre

4. Cf The Open Society op. ci/. en particulier les notes 27 à 33 du chapitre 11.

5 Cf son A/lgememe Erkenntnis/ebre. Berlin, Springer, 1925 p. 62

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celles qui touchent à la vérité de fait. En effet, si la seule origine peut déter­miner le vrai sens d'un mot ou d'un terme, elle est en mesure de détermi­ner la vraie définition d'une notion importante et donc de décider d'une partie au moins des «principes» que sont les définitions des essences ou natures des choses et qui sont au fondement des démonstrations que nous produisons et, partant, de notre connaissance scientifique. Il ressort donc qu'il existe des sources de la connais­sance qui font autorité.

Or il faut bien comprendre que la conception essentialiste se méprend lorsqu'elle suppose que des définitions peuvent accroître notre connaissance des faits (même si celle-ci peut influer sur celles-là en tant qu'elles sont des décisions relatives à des conventions, et même si ces déftnitions procurent

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des instruments susceptibles, à leur tour, d'avoir des effets sur la formation des théories et, par là, sur l'évolution de notre connaissance). Dès lors qu'on comprend que les défInitions ne pro­duisent jamais une connaissance fac­tuelle de la «nature" ou de la «nature des choses", on aperçoit aussi la faille que présente la liaison logique que cer­tains philosophes essentialistes ont essayé d'instituer entre la question de l'origine et celle de la vérité factuelle.

XIII

Laissons à présent ces réflexions en grande partie historiques pour en venir aux problèmes eux-mêmes et à leur solution.

Cette partie de l'exposé consistera en une critique de l'empirisme, tel qu'il s'exprime, par exemple, dans cette for­mulation classique de Hume: «Si je vous demande pourquoi vous croyez à un fait particulier L.J, il faut que vous m'indiquiez une raison; cette raison sera un autre fait en connexion avec le premier. Mais comme vous ne pouvez procéder de cette manière in infini­tum, il faut qu'à la fm vous terminiez

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sur un fait présent à votre mémoire ou à vos sens, ou il faut que votre croyance soit tout entière sans fonde­mentI.»

Le problème de la validité de l'empi­risme peut, dans ses grandes lignes, être formulé ainsi : l'observation est­elle la source ultime de notre connais­sance de la nature? Ou, dans la néga­tive, quelles sont les sources de la connaissance?

En effet, par-delà les remarques que j'ai pu faire et même si mon commen­taire de certains points de la philoso­phie de Bacon a pu leur enlever, aux yeux des partisans de ce philosophe comme d'autres penseurs empiristes,

1. Enquête sur fentendement humain. Paris, Aubier, 1977 (trad. A Leroy), section V, première partie, p. 92; cf également l'exergue emprunté à la section VII. deuxième partie, pp 108-109

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ET DE L'IGNORANCE

une part de leur intérêt, ces questions demeurent posées.

Le problème de la source de nos connaissances s'est trouvé reformulé naguère de la manière suivante: quand nous affirmons quelque chose, il faut justifier cette assertion; mais, alors, il nous faut être en mesure de répondre à certaines questions :

«Comment le savez-vous? Quelles sont les sources de votre affirmation? Il Ce qui, pour l'empiriste, revient à demander:

«Sur quelles observations (ou quels souvenirs d'observation) repose votre assertion? Il Or cette suite de questions ne me paraît pas du tout satisfaisante.

Tout d'abord, la plupart de nos assertions ne sont pas fondées sur des observations, mais sur toutes sortes d'autres sources. La question «Com­ment le savez-vous?" a de grandes

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chances de recevoir des réponses pré­cises, comme "Je l'ai lu dans le Times», voire "Je l'ai lu dans l'Encyclopaedia Britannica ", et non pas : "Je l'ai observé" ou "Je le sais par une obser­vation que j'ai faite l'an dernier. "

"Mais, rétorquera l'empiriste, d'où croyez-vous que le Times ou l'Encyclo­paedia Britannica tienne cette infor­mation? Il est certain qu'en poursuivant suffisamment l'enquête, on aboutira à des constats d'observations q[ectués par des témoins oculaires (constats qu'on appelle parfois" énoncés pro­tocolaires" ou, pour reprendre votre terminologie', "énoncés de base").

2. Pour cette terminologie, ses enjeux et l"en­semble de la problematique des "énoncés de base ", cf La Logique de la découverte scienti­fique, Paris, Payot, 1973 (trad. Ph Devaux et N. Thyssen-Rutten), pp. 31,40 et 100 sq (N des T.)

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Certes, poursuivra l'empiriste, les livres procèdent pour une grande part d'autres livres. Et l'historien, par exemple, travaille à partir de docu­ments. Mais, au terme du processus, ces livres ou ces documents doivent, en dernière instance, avoir été écrits à partir d'observations. Autrement, il fau­drait les tenir pour de la poésie, de la fiction ou un tissu de mensonges, et non pour des témoignages. C'est en ce sens que nous autres empiristes affir­mons que l'observation est nécessaire­ment la source ultime de la connais-sance. »

Voici pour la défense de la position empiriste, ainsi que certains positi­vistes de mes amis continuent de la faire valoir.

Je tenterai de montrer que cette position ne tient pas plus que celle de Bacon, que la solution du problème

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des sources de la connaissance ne va pas dans le sens de la réponse empi­riste et qu'en fm de compte, c'est cette manière de poser le problème en termes de sources ultimes - de sources dont on invoquerait l'autorité, comme on en appelle à une juridiction ou une autorité supérieures - qu'il faut récuser parce qu'elle repose sur une erreur.

Je montrerai d'abord que si nous poursuivions l'enquête et posions au Times et à ses correspondants la ques­tion des sources de leur information, jamais nous n'aboutirions, en réalité, à ces observations de témoins oculaires auxquelles croient les empiristes. Nous verrions au contraire que chaque étape rendrait nécessaire la poursuite de l'enquête qui se compliquerait alors en faisant en quelque sorte boule de neige.

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Prenons par exemple un type d'assertion pour laquelle on pourrait raisonnablement se satisfaire de la réponse «Je l'ai lu dans le Times»: l'information que «le Premier ministre a décidé d'avancer de plusieurs jours son retour à Londres ". Supposons un instant que quelqu'un mette en ques­tion cette affirmation ou éprouve le besoin d'en contrôler la vérité par une enquête. Comment procéder? Si cette personne a un ami au 10 Downing Street, le moyen le plus simple et le plus direct sera de téléphoner à cet ami; et si celui-ci corrobore l'informa­tion, l'investigatiçm aura trouvé sa conclusion.

Autrement dit, l'enquêteur cher­chera, si c'est possible, à vérifier ou à examiner lefait même qui est l'objet de l'assertion, au lieu de remonter à la source de l'information. Or, d'après la

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théorie empiriste, l'assertion «Je l'ai lu dans le Times" n'est que la première étape d'une procédure de justification consistant à rechercher la source der­nière. Quelle est donc l'étape suivante?

li Y a au moins deux possibilités. L'une serait de remarquer que "Je l'ai lu dans le Times" est également une assertion, et de demander: • D'où savez-vous que vous l'avez lu dans le Times et non dans quelque autre quoti­dien qui lui ressemble beaucoup? .. L'autre est de poser au Times la ques­tion de ses sources. La réponse à la pre­mière de ces questions pourrait être • Le Times est le seul journal que nous recevions et il nous parvient toujours le matin ", ce qui soulève à son tour toute une série de nouvelles questions rela­tives aux sources, mais nous en reste­rons là. La seconde question, elle, peut inciter le rédacteur en chef du Times à

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répondre: H Le cabinet du Premier ministre nous a téléphoné. n À cette étape du processus, il faudrait, selon les empiristes, poser la question" Quelle est la personne qui a reçu l'appel? .. , puis se faire communiquer le protocole d'observation; mais il conviendrait également de demander à celle-ci: "D'où savez-vous que la voix entendue était bien celle d'un responsable des services du Premier ministre? ", et ainsi de suite.

Cette fastidieuse série de questions ne saurait aboutir à une conclusion satisfaisante, et ce pour une raison simple: dans le protocole, la connais­sance que le témoin a des personnes, des lieux, des choses, des usages lin­guistiques, des conventions sociales, etc. intervient toujours pour une grande part. Il ne peut s'en remettre simplement à ses perceptions, visuelles

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ou auditives, en particulier si ce constat doit servir de justification à une asser­tion qui vaut d'être justifiée. Mais alors surgissent bien évidemment de nou­velles questions quant aux sources de ces éléments de connaissance qui n'émanent pas directement de l'obser­vation.

C'est pourquoi appliquer le pro­gramme prescrivant de référer toute connaissance à sa source ultime, qui résiderait dans l'observation, repré­sente une impossibilité logique: cela conduit à une régression à l'infini (le principe du caractère manifeste de la vérité a notamment pour objet de cou­per court à cette régression; ce qui n'est pas sans intérêt pour expliquer la faveur rencontrée par cette position).

J'indiquerai d'ailleurs ici que ces conclusions sont étroitement liées à l'argumentation montrant que toute

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observation implique une interpréta­tion produite à la lumière du savoir théoriquel , ou qu'un savoir émanant de l'observation pure, à l'abri de toute théorie - à supposer même qu'un tel savoir pût exister -, serait parfaite­ment stérile et dépourvu de tout inté­rêt.

Outre son caractère fastidieux, ce qu'il y a de plus frappant dans le pro­gramme observationaliste qui prescrit de toujours rechercher quelles sont les sources d'une connaissance, c'est qu'il va absolument à l'encontre du sens commun. En effet, lorsqu'une affir­mation suscite en nous des doutes, la démarche normale consiste à tester celle-ci, et non à s'enquérir de sa source; et si nous parvenons à la corro-

1. Cf ibid.. section 24, dernier alinéa. et le nouvel appendice ·X, 2.

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borer de manière indépendante, dans bien des cas, nous admettrons l'affir­mation sans nous soucier le moins du monde de sa provenance.

Il existe bien évidemment des cas où la situation est différente. Tester un énoncé historique implique toujours qu'on remonte à ses sources mais non pas, en règle générale, aux comptes rendus des témoins oculaires de l'évé­nement.

Il est clair qu'aucun historien n'admettra le témoignage (évidence) de documents sans en faire l'examen critique. Celui-ci se trouve confronté à des problèmes d'authenticité, de point de vue; le problème de la reconstitu­tion de sources plus anciennes, parmi d'autres de même ordre, se pose également. Interviennent aussi, bien évidemment, des questions comme: l'auteur était-il présent lorsque les

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ET DE L'IGNORANCE

événements se sont produits? Mais ce type de question n'appartient pas à la démarche spécifique de l'historien. Il se souciera de savoir si l'on peut se fier à telle relation, mais il est rare qu'il se demande si l'auteur du document a été le témoin oculaire de l'événement étudié, à supposer même que par sa nature cet événement se prêtât à l'observation. Une lettre où il est écrit «j'ai changé d'avis sur ce point hier" peut constituer une preuve documen­taire (évidence) d'une grande valeur historique, même si l'acte de changer d'avis n'est pas de l'ordre de l'obser­vable (et même si d'autres documents nous incitent à supposer que l'auteur, en l'occurrence, mentait).

Quant aux témoins oculaires, ils n'ont de rôle à jouer, le plus souvent, qu'au cours de procès où l'on procède à des contre-interrogatoires. Comme le

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savent bien la plupart des avocats, les témoins oculaires se trompent souvent. Ce phénomène a fait l'objet d'études expérimentales dont les conclusions sont tout à fait étonnantes. Des témoins fort soucieux de décrire un événement tel qu'il s'est produit sont susceptibles de commettre quantité d'erreurs, tout particulièrement lorsque des incidents captivants se succèdent rapidement; et si un événement appelle quelque inter­prétation tentante, on ne peut empê­cher, le plus souvent, que celle-ci ne vienne déformer ce qui a réellement été vu.

Hume avait une autre conception de la connaissance historique : "Nous croyons, écrit-il dans le Traité', que

2. Traité de la nature humaine. Paris. Aubier. 1946 (trad. A Leroy). livre 1, troisième partie. sec­tion IV, pp. 156-157

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César fut tué au Sénat aux ides de mars, parce que ce fait est établi par le témoignage unanime d'historiens qui s'accordent à assigner à cet événement ce moment et ce lieu précis. Il y a là certains caractères et lettres qui sont présents à notre mémoire ou à nos sens; ces caractères, nous rappelons­nous également, furent employés comme signes de certaines idées; et ces idées furent ou bien dans les esprits d'hommes qui furent témoins immé­diats de cette action et reçurent leurs idées directement de la réalité du fait; ou bien dérivent du témoignage d'au­trui et celui-ci à nouveau d'un autre témoignage jusqu'au moment où nous arrivons [ .. .] aux témoins oculaires et aux spectateurs de l'événement3 ...

3. Cf également l'Enquête, op, ct!, section X, pp, 161 sq,

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Il semble qu'une telle conception ne puisse que conduire à la régression à l'infini dont nous avons déjà parlé. Car le problème est, bien entendu, de savoir s'il faut accepter ce «témoignage unanime des historiens» ou bien le récuser parce qu'il est la résultante de références répétées à une source com­mune mais néanmoins fautive. Le pro­cédé qui consiste à en appeler à ces « lettres présentes à notre mémoire ou à nos sens" ne saurait être approprié au problème évoqué ici, ni à quelque autre problème pertinent d'historiogra­phie.

XIV

Mais quelles sont alors les sources de notre connaissance?

La réponse, me semble-t-il, est celle­ci: il existe toutes sortes de sources, mais aucune d'elles ne/ait autorité.

On peut affirmer que le Times ou l'Encyclopaedia Britannica sont sus­ceptibles d'être une source de connais­sance. On peut soutenir que certaines communications de la Physical Review relatives à un problème de physique font davantage autorité et se recom­mandent plus comme sources que le Times ou l'Encyclopaedia Britannica lorsque ceux-ci proposent des articles

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DES SOURCES DE LA CONNAISSANCE

traitant ce même problème. Mais il serait tout à fait erroné d'affirmer que l'observation a nécessairement été à l'origine, fût-ce partiellement, de l'article publié par la Physical Review. La source de celui-ci peut fort bien être la mise en lumière d'une incohérence figurant dans un autre article ou bien la découverte de ce qu'une hypothèse proposée dans une autre communica­tion est susceptible d'être testée grâce à telle ou telle expérience; ces diverses découvertes, qui ne sont pas impu­tables à l'observation, constituent éga-1ement des ,sources., au sens où elles nous permettent d'accroître notre savoir.

Je ne conteste évidemment pas que des expériences puissent, elles aussi, contribuer à accroître notre connais­sance, et ce dans des proportions très appréciables. Mais celles-ci ne repré-

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sentent en aucune manière des sources ultimes. Il faut toujours les mettre à l'épreuve: comme dans l'exemple de la nouvelle donnée par le Times, nous ne procédons pas, en règle générale, à l'interrogatoire du témoin oculaire d'une expérience, en revanche, si nous mettons en question son résultat, nous pouvons reproduire celle-ci ou deman­der à quelqu'un d'autre de le faire.

L'erreur fondamentale que commet la doctrine des sources épistémolo­giques ultimes, c'est de ne pas distin­guer assez clairement les problèmes d'origine des problèmes de validité. Il se peut que, dans le cas de l'historio­graphie, les deux types de questions se rejoignent quelquefois. Trouver l'ori­gine de certaines sources est parfois le seul ou le principal moyen que l'on ait de tester la validité d'une assertion his­torique. Mais, généralement, les deux

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problèmes ne se recouvrent pas, et nous n'éprouvons pas la validité d'une assertion ou d'une information en en déterminant les sources ou l'origine; nous testons celles-ci selon une méthode plus directe, l'examen cri­tique du contenu de l'assertion - ou des faits qui en sont l'objet.

Par conséquent, les questions que pose l'empiriste, "Comment le savez­vous? Quelle est la source de votre affirmation l ", sont mal posées. Ce n'est pas qu'elles soient formulées de manière inexacte ou trop peu rigou­reuse, c'est leur principe même qui est à récuser: elles appellent en effet une réponse de nature autoritariste.

xv

On peut considérer les systèmes épistémologiques classiques comme un produit des réponses par l'affirma­tive ou la négative qu'ils adoptent à l'égard des questions touchant les sources de la connaissance. jamais ils ne contestent ces questions elles-mêmes ni n'en discutent la légitimité: ils les tiennent pour parfaitement naturelles, et nul ne paraît leur trouver de défaut.

Il y a là un aspect qui mérite d'être souligné, étant donné que ces ques­tions sont manifestement d'inspiration autoritariste. Elles sont comparables à la question que pose traditionnelle-

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ment la théorie politique, «Qui doit gou­verner Î ", celle-ci appelant des réponses autoritaristes comme "les meilleurs ", «les plus sages .. , «le peuple" ou «la majorité .. (la question incite d'ailleurs à formuler des alternatives stupides comme "Qui doit avoir le pouvoir: les capitalistes ou les travailleurs? ", alter­native analogue à celle qui demande «Quelle est la source ultime de la connaissance: l'intellect ou les sens? .). La question politique traditionnelle est mal posée, et les réponses qu'elle entraîne sont paradoxales (ainsi que j'ai tenté de le montrer au chapitre 7 de The Open Society). Il faudrait lui substi­tuer une question tout à fait différente: «Comment organiser le fonctionne­ment des institutions politiques afin de limiter autant que faire se peut l'action nuisible de dirigeants mauvais ou incompétents - qu'il faudrait essayer

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d'éviter, bien que nous ayons toutes les chances d'avoir à les subir quand même?» Je pense que c'est seulement en transformant ainsi le problème que nous pouvons espérer nous acheminer vers une théorie des institutions poli­tiques qui soit raisonnable.

On peut faire subir à la probléma­tique des sources de la connaissance une transformation analogue. En effet, on s'est toujours interrogé dans la per­spective suivante: «Quelles sont, pour la connaissance, les sources les meil­leures - les plus sûres, celles qui ne nous induiront pas en erreur et aux­quelles, en cas de doute, nous pouvons et devons nous en remettre en dernière instance? » Je propose de considérer, au contraire, qu'il n'existe pas de sources idéales de cet ordre - comme il n'existe pas de gouvernement idéal -et que toutes sont susceptibles de nous

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entraîner parfois dans l'erreur. Et je suggère par conséquent de substituer à cette problématique des sources de la connaissance une autre probléma­tique tout à fait différente: ~ De quelle manière pouvons-nous e~pérer déceler et éliminer l'erreur?»

La question des sources de la connaissance, comme bien des ques­tions d'inspiration autoritariste, est en effet d'ordre généalogique. Elle demande l'origine de notre savoir, étayée par cette croyance que la connaissance peut tirer sa légitimité de son pedigree. La noblesse d'un savoir caractérisé par la pureté raciale, d'une connaissance sans tache, émanant de la plus haute autorité, de Dieu même, quand cela se peut: telles sont les représentations métaphysiques (sou­vent inconscientes) qui sous-tendent la question. La formulation que nous

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proposons, "Comment pouvons-nous espérer déceler l'erreur?." procède de l'idée qu'il n'existe pas de sources certaines, pures et immaculées, et qu'il ne faut pas confondre les pro­blèmes d'origine ou de pureté géné­tique avec les problèmes de validité ou de vérité. Cette position fort ancienne remonte à Xénophane. Ce dernier savait que la connaissance est conjecturale, qu'elle est opinion - doxa et non epistèmè -, comme le montrent ses vers l :

Les dieux ne nous ont pas révélé d'emblée toutes choses; mais avec le temps, en cher­

chant, nous pouvons apprendre et avoir une

meilleure connaissance des choses.

Quant à la vérité certaine, nul homme ne l'a connue

1. DK B, 18 et 34

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ni ne la connaîtra ; ni celle des dieux, ni même celle de toutes les choses dont je

parle. Et même s'il se trouvait par hasard proférer l'ultime vérité, il ne le saurait pas lui-même: car tout n·est qu'un entrelacs de supposi-

tions.

Or la question traditionnelle des sources de la connaissance qui font autorité se trouve reprise, aujourd'hui encore, et ce, la plupart du temps, par des positivistes ou d'autres penseurs qui s'imaginent être en rébellion contre l'autorité.

La réponse correcte à la question "De quelle mamere pouvons-nous espérer déceler et éliminer l'erreur?» est, à mon avis, la suivante : " Par la cri­tique des théories ou des suppositions formulées par d'autres et - pourvu que nous y soyons entraînés - par celle de nos propres théories ou

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conjectures» (cette seconde démarche est tout à fait souhaitable, mais elle n'est pas indispensable, car si nous échouons à critiquer nos théories, il s'en trouvera d'autres pour le faire à notre place). Cette réponse énonce, sous une forme résumée, une position que je propose d'appeler «le rationa­lisme critique... Il Y a là une concep­tion, une attitude et une tradition que nous avons héritées des Grecs. Cette position est très différente du «rationa­lisme .. ou de l'" intellectualisme» de Descartes et de son école, et même de la théorie kantienne de la connais­sance. Kant s'en est toutefois approché dans le domaine de l'éthique, de la connaissance morale avec son principe de "autonomie. Il a en effet compris qu'il ne faut pas fonder l'éthique sur l'obéissance à des commandements émanant d'une autorité, si éminente

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soit-elle. En effet, quelles que soient les circonstances, quand une autorité nous donne un ordre, c'est à nous qu'il revient d'apprécier, de manière cri­tique, s'il est ou non moral d'obéir. L'autorité peut disposer du pouvoir de faire respecter ses ordres, et il se peut que nous nous trouvions privés de la possibilité de nous y opposer, mais si, concrètement, nous avons la faculté de choisir, c'est à nous que revient l'ultime responsabilité du choix. C'est à nous qu'il incombe de décider, de manière critique, s'il convient d'obéir à un ordre, de nous soumettre à une auto­rité.

Kant a importé hardiment cette idée dans le domaine de la religion: «[. . .] quelle que soit la manière dont un autre nous ait fait connaître et décrit un être comme dieu, et même la manière dont cet être ait pu lui apparaître [...], il

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lui faut juger s'il a le droit de considérer [cette représentation] et de l'honorer comme une divinité2. »

Étant donné cette affirmation auda­cieuse, il semble surprenant que Kant n'ait pas adopté, dans sa philosophie de la science, cette même attitude, celle du rationalisme critique et de la recherche de l'erreur au moyen de la critique. Je suis persuadé que c'est le fait d'avoir souscrit à l'autorité de la cosmologie newtonienne - auto­rité qui tenait au succès presque incroyable avec lequel cette dernière avait subi les tests les plus rigoureux - qui a seul empêché Kant d'adopter semblable attitude. Si cette interpré-

2. E. Kant, La Religion dans /es limites de la simple ratson, quatrième partie, deuxième sec­tion, § 1, note 1 (ajoutée à la seconde édition de 1794)

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tation de la philosophie kantienne est correcte, le rationalisme critique (mais aussi l'empirisme à vocation critique) que je défends ne fait que parachever la théorie critique de Kant. C'est Einstein qui a rendu cette démarche possible en nous montrant que, malgré son extraordinaire réus­site, la théorie newtonienne risquait fort d'être erronée.

Aux questions proposées, "D'où tenez-vous ce savoir? Quelle est la source ou le fondement de votre asser­tion ? Quelles sont les observations qui vous y ont conduit? .. , je répondrais par conséquent ainsi: «Je ne sais pas: cette affirmation n'était qu'une pure et simple supposition. Peu importe la source ou les sources qui ont pu lui donner naissance, les sources éven­tuelles abondent, et il se pourrait fort bien que je n'aie pas même idée de la

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moitié d'entre elles. D'ailleurs, en tout état de cause, les origines et les généa­logies ont peu d'incidence sur la vérité. En revanche, si vous vous intéressez au problème que j'ai tenté de résoudre par le biais d'une assertion provisoire, vous pouvez me seconder dans ma tâche en soumettant celle-ci à une critique aussi rigoureuse que possible; et si vous parvenez à mettre au point un test expérimental qui, selon vous, est sus­ceptible de réfuter l'affirmation, c'est volontiers et dans toute la mesure de mes forces que je contribuerai à cette entreprise de réfutation. "

En toute rigueur, il n'est possible de faire cette réponse3 que s'il s'agit d'une

3 Cette réponse ainsi que la quasi-totalité de la section XV sont empruntées, avec quelques modi­fications de détail. à un précédent article paru dans le IndianjoumalofPhilosophy. 1, nO 1,1959

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assertion scientifique, au sens où celle­ci diffère d'une assertion de type histo­rique. Si la conjecture que j'ai formulée avait été d'ordre historique, les sources (mais non au sens de sources der­nières) eussent bien évidemment joué un rôle dans l'examen critique de sa validité. Mais, pour l'essentiel, ainsi que je l'ai dit déjà, ma réponse eût été identique.

XVI

Le moment est venu, à présent, de formuler les conclusions épistémolo­giques de ces analyses. Je présenterai celles-ci sous la forme d'une série de dix thèses.

1. li n'existe pas de source ultime de la connaissance. Aucune source, aucune indication n'est à éliminer, et toutes se prêtent à l'examen critique. À l'exception du domaine historique, ce sont en général les faits eux-mêmes que nous soumettons à examen, et non les sources d'où procéderait l'informa­tion.

2. La question appropriée, pour

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l'épistémologie, n'est pas celle des sources. Il s'agit au contraire de se demander si l'assertion énoncée est vraie, si elle s'accorde avec les faits (les travaux d'A. Tarski ont montré qu'il est possible de faire intervenir la notion de vérité objective, c'est-à-dire de la cor­respondance avec les faits, sans se trou­ver pris dans des antinomies). Nous nous efforçons alors de répondre, du mieux que nous pouvons, en exami­nant ou en testant l'assertion elle­même, soit de manière directe, soit en en soumettant les conséquences à l'examen et aux tests.

3. Pour ce genre d'examen, diffé­rentes démarches peuvent convenir. Une des procédures caractéristiques consiste à examiner si nos théories sont compatibles avec nos observations. Mais on peut aussi, par exemple, examiner la cohérence interne et la

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concordance de diverses sources histo­riques.

4. C'est la tradition qui représente - si l'on exclut la connaissance innée -la source à l'évidence la plus impor­tante, en qualité comme en quantité, pour notre savoir. Nous avons appris la majeure partie de ce que nous savons par l'exemple, par des relations, par la lecture d'ouvrages, mais aussi en apprenant à critiquer, à admettre et à accepter la critique, et à respecter la vérité.

5. Que la plupart des sources de notre connaissance ressortissent à la tradition conduit à récuser l'antitradi­tionalisme comme une position peu conséquente. Mais on ne saurait tirer argument de ce fait pour tenter d'étayer une attitude traditionaliste : chaque parcelle de ce savoir issu de la tradition (et même nos connaissances innées) se

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prête à l'examen critique et est suscep­tible d'être invalidée. Pourtant, sans la tradition, il serait impossible de connaître.

6. La connaissance ne saurait s'éla­borer à partir de rien - d'une tabula rasa -, ni procéder de la seule obser­vation. Les progrès du savoir sont essentiellement la transformation d'un savoir antérieur. Bien que ces progrès soient dus quelquefois, en archéologie par exemple, à un hasard de l'observa­tion, l'importance des découvertes réside habituellement dans leur capa­cité de modifier nos théories anté­rieures.

7. En matière de théorie de la connaissance, les positions pessimiste et optimiste constituent une égale méprise. C'est l'allégorie platonicienne de la caverne qui est dans le vrai, et non pas la théorie optimiste de la rémi-

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niscence (même s'il faut convenir que tous les êtres humains, conune tous les animaux, voire les plantes, ont un savoir inné). Or, bien que le monde des apparences soit effectivement constitué de simples ombres sur les parois de notre caverne, nous cherc­hons tous constanunent à aller au-delà de celui-ci; et même si, conune l'a dit Démocrite l , la vérité est cachée au fond de l'abûne, nous avons le pouvoir de sonder cet abûne. Nous ne disposons pas de critères de la vérité, et cette situation nous incite au pessimisme. Mais nous possédons bien des critères qui, la chance aidant, peuvent nous permettre de reconnaître l'erreur et la fausseté. La clarté et la distinction ne constituent pas des critères de la vérité, mais des traits tels que l'obscurité ou la

1. DK B 117 (N. des T).

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confusion sont susceptibles d'être des indices d'erreur. De même, la cohérence est impuissante à prouver la vérité, mais l'incohérence ou l'incompatibilité ser­vent bel et bien à démontrer la fausseté. Et nos propres erreurs sont, après que nous en avons pris conscience, comme des lanternes sourdes qui nous aident à nous affranchir à tâtons des ténèbres de la caverne.

8. Ni l'observation ni la raison ne font autorité. L'intuition de l'esprit comme l'imagination jouent toutes deux un rôle décisif, mais on ne peut s'en remettre à elles : elles peuvent nous montrer les choses avec une grande clarté et, pourtant, elles sont susceptibles de nous induire en erreur. Elles sont indispensables parce que ce sont les principales sources de nos théories; mais la plupart de ces théo­ries sont, de toute manière, fausses. La

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vocation essentielle de l'observation et du raisonnement, voire de l'intuition et de l'imagination, est de contribuer à la critique de ces conjectures aventurées à l'aide desquelles nous sondons l'in­connu.

9. Si la clarté est par elle-même pré­cieuse, il en va autrement de l'exacti­tude et de la précision: il n'y a aucune raison de chercher à obtenir une préci­sion supérieure à celle qu'exige le pro­blème posé. La précision du langage n'est qu'une fiction, et les problèmes qui ont trait à la signification ou la défi­nition des mots sont de peu de poids. Ainsi, malgré la symétrie de la compo­sition, le tableau des Idées (qui figurait à la page 105) présente, dans l'une des colonnes, des éléments qui ont de l'im­portance et, dans la seconde, d'autres qui en sont dépourvus: la colonne de gauche (celle des mots et de leur sens)

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est sans intérêt, celle de droite (où apparaissent les théories et les pro­blèmes touchant à leur vérité), d'une importance extrême. Les mots n'ont d'intérêt qu'en tant qu'ils sont les instru­ments de la formulation des théories, et il faut à tout prix éviter les questions qui ne sont que querelles de mots.

10. Toute solution d'un problème donne naissance à de nouveaux pro­blèmes qui exigent à leur tour solution; l'importance du phénomène est fonc­tion de la difficulté du problème initial comme de la hardiesse de la solution proposée. Plus nous apprenons sur le monde, et plus ce savoir s'approfondit, plus la connaissance de ce que nous ne savons pas, la connaissance de notre ignorance prend forme et gagne en spé­cificité comme en précision. Là réside en effet la source majeure de notre igno­rance: le fait que notre connaissance ne

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peut être que ftnie, tandis que notre ignorance est nécessairement inftnie.

Nous pouvons nous faire une idée de l'immensité de notre ignorance quand nous contemplons l'immensité des cieux: si le simple fait des dimen­sions mêmes de l'univers n'est pas la cause la plus profonde de l'ignorance humaine, il en est néanmoins l'une des causes. «Là où je ne suis pas d'accord avec certains de mes amis, écrit F. P. Ramsey dans un amusant passage des Foundations of Mathematics 2 , c'est que je ne fais pas grand cas des dimensions physiques. L'immensité des cieux ne m'inspire aucun sentiment d'humilité. Les étoiles sont grandes, certes, mais elles ne savent ni penser ni aimer, or

2. F P Ramsey. The Foundations of Mathema­tics and Other Logical Essays, Londres, Kegan Paul, 1931. p. 291

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ces aptitudes-là font sur moi plus d'im­pression que les seules dimensions. Je ne tire nulle gloire de mes cent cinq kilos. » J'imagine que les amis de Ram­sey eussent convenu avec lui du carac­tère dérisoire des simples dimensions physiques; j'incline aussi à penser que s'ils éprouvaient de l'humilité face à l'immensité des cieux, c'est qu'ils y voyaient le symbole de leur ignorance.

Quand bien même nous n'appren­drions ainsi qu'à connaître la faible étendue de notre savoir, j'estime qu'il est intéressant de temer d'acquérir des connaissances sur le monde. Cet état de docte ignorance pourrait aplanir bien des difficultés. Il serait alors salu­taire de ne pas oublier que si les diverses parcelles de savoir que nous possédons nous rendent assez dissem­blables, dans notre infinie ignorance nous sommes tous égaux.

XVII

Il est un dernier aspect que j'aime­rais examiner.

Lorsque, en raison de sa fausseté, il convient de rejeter une théorie philo­sophique, il n'est pas rare qu'on puisse néanmoins y trouver, pourvu que l'on cherche suffisamment, une idée vraie qui mérite d'être retenue. Peut-on tirer des théories affirmant l'existence de sources ultimes de la connaissance pareille conception?

Cela semble être le cas, et j'ajou­terai qu'il s'agit de l'une des deux conceptions essentielles qui sous­tendent la doctrine du caractère suma-

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turel des sources de la connaissance humaine. La première est fausse, à mes yeux, mais la seconde est vraie.

L'idée erronée est qu'il faille justifier notre savoir ou nos théones par des rai­sons positives, c'est -à -dire qui soient à même de prouver ces théories ou, du moins, de leur conférer une probabilité élevée, et qui constituent, en tout état de cause, de meilleures raisons que le simple fait que ces théories ont jus­qu'ici résisté à la critique. Cene idée implique, me semble-t-il, le recours à une source ultime de la connaissance vraie ou à quelque instance qui fasse, à cet égard, autorité, sans que soit pour autant définie la nature de cene auto­rité - qui peut être d'ordre humain, comme l'observation ou la raison, ou suprahumain (et donc surnaturel).

La seconde idée - dont Russell a bien montré l'importance décisive -

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c'est qu'aucune autorité humaine ne saurait instituer la vérité par décret et qu'il nous faut nous soumettre à la vérité, car celle-ci transcende l'autorité hUtnaine.

Ces deux idées réunies conduisent - la conséquence est presque immé­diate - à penser que les sources d'où proviennent nos connaissances sont nécessairement suprahumaines. Or c'est là une position qui favorise le pharisaïsme et incite à employer la force à l'encontre de ceux qui s'obsti­nent à ne pas reconnaître la vérité divine.

Certains, qui refusent à juste titre pareille conséquence, ne récusent mal­heureusement pas la première des deux idées - la croyance en l'exis­tence de sources ultimes de la connais­sance. Ils rejettent en revanche la seconde, cette idée que la vérité trans-

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cende l'autorité humaine. Ils mettent ainsi en péril l'idée du caractère objec­tif de la connaissance et l'existence de critères de critique et de rationalité communs à tous.

Il convient, selon moi, de renoncer à cette idée des sources dernières de la connaissance et de reconnaître que celle-ci est de part en part humaine, que se mêlent à elle nos erreurs, nos préjugés, nos rêves et nos espérances, et que tout ce que nous puissions faire est d'essayer d'atteindre la vérité quand bien même celle-ci serait hors de notre portée. On peut convenir que ces ten­tatives comportent souvent une part d'inspiration, mais il faut se méfier de la croyance, si vivace soit-elle, en l'au­torité, divine ou non, de cette inspira­tion. Si nous reconnaissons ainsi qu'il n'existe, dans tout le champ de la connaissance et aussi loin qu'elle ait pu

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s'avancer dans l'inconnu, aucune auto­rité qui soit à l'abri de la critique, nous pouvons alors, sans danger, retenir cette idée que la vérité transcende l'au­torité humaine. C'est là une nécessité, car en l'absence de semblable idée, il ne saurait y avoir ni normes objectives de l'investigation, ni critique des conjectures, ni tentatives pour sonder l'inconnu, ni quête de la connaissance.

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Achevé d'imprimer sur rotative par l'Imprimerie Darantiere à Dijon-Quetigny

en février 1998

Dépôt légal: février 1998 N° d'impression: 98-0082