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VENDREDI 5 MARS 1999 LITTERATURE ESSAIS b VARGAS LLOSA le Feuilleton de Pierre Lepape page II EMMANUEL BOVE page III MARTIN AMIS page V OUTREMONDE (Underworld) de Don DeLillo. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marianne Véron en collaboration avec Isabelle Reinharez, Actes Sud, 892 p., 169 F (25,75 ¤). CHRIS SANDERS/OUTLINE, ACTE 2 DeLillo, la balle et la bombe « L’ardeur à grande échelle, voilà ce qui fait l’histoire. » Et le romancier de le démontrer avec une magistrale plongée dans l’Amérique de la seconde moitié du siècle C ontrairement aux apparences, c’est peut-être parce que Don DeLillo n’avait pas, en commençant Outremonde, le fan- tasme du « grand roman améri- cain », du livre total, qu’il a si ma- gistralement réussi cette plongée dans l’Amérique de la seconde moitié du XX e siècle, dans le cré- puscule d’un monde, une civilisa- tion du déchet, du rejet, du recy- clage. Il aurait pu se contenter de la longue nouvelle – parfaite de précision, de concision, de plaisir d’écrire – qui ouvre ce gros ro- man. Elle a d’ailleurs été publiée dans Harper’s avant de devenir le prologue d’ Outremonde sous le titre « Le Triomphe de la mort » (d’après le tableau de Pieter Brue- gel qui joue un rôle non négli- geable ici). Prologue splendide. Petit concentré d’Amérique et d’hu- mour : le baseball et la bombe. Nous sommes le 3 octobre 1951. Un match de baseball capital se joue, opposant les New York Giants aux Brooklyn Dodgers. Les Giants vont gagner, grâce au « home run » de Bobby Thomson. Des tas de gens célèbres assistent à ce match, dont J. Edgar Hoover et Frank Sinatra. Et aussi un petit garçon noir, Cotter Martin, qui s’est faufilé là et qui, à la fin, va ré- cupérer la balle de la victoire. Pen- dant ce match, un agent du FBI prévient Hoover que les Sovié- tiques viennent d’effectuer un es- sai nucléaire au Kazakhstan. Le lendemain, 4 octobre, les deux nouvelles se partageront les unes des journaux. Ce même 4 octobre, Nick Shay, l’un des héros du livre – y a-t-il des héros ? en tout cas, il est le seul personnage à parler à la pre- mière personne –, commettra un meurtre, ce qui lui vaudra un sé- jour en maison de correction – il est alors adolescent –, puis une rééducation chez des jésuites, dans le Minnesota (encore un dé- tail très important dans la ré- flexion de Don DeLillo, d’origine italienne et catholique). Tout cela, on ne l’apprendra que bien plus tard, car après le prologue, Don DeLillo organise son récit en six parties, en partant de 1992 pour retourner vers 1951, avant de s’ar- rêter sur un épilogue, « Das Kapi- tal ». Le lecteur pressé est sommé de s’accrocher, s’il le peut. Il faut suivre la narration, et aussi accep- ter de s’y perdre, si l’on veut avoir une chance de retrouver son che- min dans ce demi-siècle chao- tique. Qui n’a pas d’humour est prié de renoncer ou de prendre, vite, des cours de rattrapage, car, fidèle à ce que fut l’Amérique – et le monde occidental – pendant ces années, le récit abonde en culs- de-sac, fausses pistes, épisodes cocasses. Pour aider son lecteur à explorer avec lui ce drôle d’uni- vers, Don DeLillo sème nombre de petits cailloux sur le chemin. Dès la première page, une piste : « L’ardeur à grande échelle, voilà ce qui fait l’histoire. » L’Histoire ou l’histoire que l’on va lire, le ro- man ? Qui sait ? Seule certitude : Outremonde est le livre vers lequel les dix précédents romans de Don DeLillo convergeaient (1). C’est l’entreprise, ambitieuse et péril- leuse, qu’un écrivain en pleine maturité a menée à bien alors qu’il venait d’avoir soixante ans (il est né en 1936). Don DeLillo est devenu adulte dans un monde où il fallait se de- mander : « Qu’est-ce qu’être amé- ricain ? Qu’est-ce qu’être sovié- tique ? Comment peut donc être la vie “après la bombe” ? » « Nous avons un certain nombre de condi- tions d’après-guerre sans qu’il y ait eu de guerre », dit un personnage. Comment penser les Etats-Unis et l’URSS, deux pôles d’une même volonté de puissance, qui ont maintenu un singulier équilibre, de la Guerre froide à la chute du mur de Berlin ? Comment résiste- t-on à l’absurdité ? En la mon- trant, en s’en jouant, en voya- geant dans le temps « d’après la bombe » avec la balle de baseball récupérée par le petit Cotter Mar- tin. Cette balle, dérobée par le père Martin, chômeur qui la vend pour se faire quelques sous, cir- cule, comme une sorte de Graal, dans le roman. Elle est finalement la propriété de Nick Shay – mais est-ce bien la balle d’origine qu’a achetée ce curieux personnage, sur lequel Don DeLillo ne veut pas vraiment lever le voile ? Pour le romancier Martin Amis, Outremonde est « un Don DeLillo postnucléaire », « un roman qui a abandonné l’abri pour inspecter les dégâts » (2). Quant au critique du Times Literary Supplement, il décrit très justement DeLillo comme « un Whitman du XX e siècle aux Etats-Désunis » qui confirme ici son appartenance « au groupe des grands écrivains américains aux- quels leur envergure permet de prendre en charge toute l’étrangeté d’une époque ». Une étran- geté dont le cinéma n’a pas vraiment réussi à rendre compte – même si plusieurs pages font référence à un supposé inédit d’Eisenstein, Unterwelt et à « l’autre Underworld, un film de gangsters de 1927 ». Une étrangeté qui a besoin des mots, de leurs contradictions, de leur poésie, du mélange d’invention et de souve- nirs que manie magnifiquement DeLillo. Avec lui on passe en quelques pages de l’Amérique fin de siècle des années 90 – avec SDF, tueurs en série, mensonges vidéo et sexe (malheureusement, il manque le « Monicagate », le livre a paru trop tôt, en octobre 1997) – à celle des fifties et sixties – avec voitures aux couleurs acidulées, mammas ita- liennes emmenant les enfants à la messe, combat pour les droits ci- viques, affaire de la baie des Co- chons, assassinat de Kennedy. On quitte un trottoir de Manhattan, en 1974, alors que s’édifie le World Trade Center, pour une autre pro- menade dans la ville, des années auparavant, en compagnie de Klara Sax – elle deviendra une artiste postmoderne décrite savoureuse- ment par DeLillo –, qui aime tant « la flèche en acier ajusté du Chrysler Building et la façade sud de l’Hôtel Pierre comme une scansion de Paris vu des toits ». Sans oublier le Bronx – où a grandi Nick, comme DeLil- lo – et Phoenix Arizona – où Nick vit et travaille, dans une entreprise de récupération des déchets. On croise des militants noirs et des flics qui ont « sorti leurs ma- traques et circulaient courbés par- mi les manifestants qui étaient assis et repliés sur eux-mêmes, les bras par-dessus la tête », mais aussi la drôle de faune qui assiste, le 28 novembre 1966, à New York, au « bal en Noir et Blanc », « un ras- semblement olympien de cinq cents personnes, une fête masquée, sur invitation seulement (...) donnée par un écrivain, Truman Capote, pour un éditeur, Katherine Gra- ham, et les données factuelles four- nies par les invités combleraient sû- rement le fossé de plus en plus étroit qui séparait le journalisme de la fic- tion ». On suit, jusqu’à sa fin tra- gique, Lenny Bruce, comique dé- capant, jetant au visage de ses « chers concitoyens » : « Nous al- lons tous mourir ! », « cri vertigi- neux et suraigu » dans lequel « l’auditoire (...) peut entendre le remplacement de l’isolement hu- main par la ruine massive et uni- forme ». Certainement, avec Outre- monde, Don DeLillo a écrit le pre- mier volet de sa « Divine comé- die ». Il s’est précipité dans l’enfer. Mais y a-t-il encore un paradis, à l’heure du cyberespace ? « Le cy- berespace est-il une chose à l’inté- rieur du monde ou bien est-ce le contraire ? Lequel contient l’autre et comment peut-on en être sûr ? » Heureusement, on pourra tou- jours essayer « d’imaginer que le mot sur l’écran devient une chose réelle dans le monde, prenant tous ses sens (...) un mot qui de lui- même s’étend à jamais au-dehors (...) ». Ce mot, Don DeLillo le pro- pose à la dernière ligne, mais tout a déjà été dit pendant 892 pages : l’essentiel est qu’il y ait encore des mots. Sur cette planète où tout est « connecté », où la conspiration est généralisée, où ce qu’on ap- pelle l’information a mis en spec- tacle l’ensemble des continents, balayant tout, prenant la place des relations vraies entre les per- sonnes, il est bon qu’il existe de « mauvais citoyens » (DeLillo a pris comme un compliment ce re- proche qui lui fut fait un jour), des écrivains. « C’est exactement ce que nous devons être, de mauvais citoyens », dit Don DeLillo (4), des hommes qui affrontent leurs mots à la norme sociale, opposent la narration à « l’info » et réta- blissent l’échange. (1) En France ont été publiés : Bruit de fond, Libra (Stock), Les Noms, Chien ga- leux, Mao II, Americana, Joueurs, L’Etoile de Ratner (Actes Sud). Bruit de fond vient de paraître en poche (Babel n o 371). (2) Book Review du New York Times (5 octobre 1997). (3) Paul Quinn, le 26 décembre 1997. (4) Le New Yorker du 15 septembre 1997. Josyane Savigneau V e RÉPUBLIQUE Georgette Elgey et Jean-Marie Colombani décrivent l’action des principaux gouvernements et les mutations qu’a connues la France depuis 1958 LE VIDE PARFAIT La chronique de Roger-Pol Droit page VI b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b b

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VENDREDI 5 MARS 1999LITTERATURE ESSAISb

VARGAS LLOSAle Feuilletonde Pierre Lepape page II

EMMANUEL BOVEpage III

MARTIN AMISpage V

OUTREMONDE(Underworld)de Don DeLillo.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Marianne Véronen collaborationavec Isabelle Reinharez,Actes Sud, 892 p., 169 F (25,75 ¤).

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DeLillo,la balle etla bombe

« L’ardeur à grandeéchelle, voilà ce quifait l’histoire. »Et le romancier de ledémontrer avec unemagistrale plongéedans l’Amériquede la seconde moitiédu siècle

C ontrairement auxapparences, c’est peut-être parceque Don DeLillo n’avait pas, encommençant Outremonde, le fan-tasme du « grand roman améri-cain », du livre total, qu’il a si ma-gistralement réussi cette plongéedans l’Amérique de la secondemoitié du XXe siècle, dans le cré-puscule d’un monde, une civilisa-tion du déchet, du rejet, du recy-clage. Il aurait pu se contenter dela longue nouvelle – parfaite deprécision, de concision, de plaisird’écrire – qui ouvre ce gros ro-man. Elle a d’ailleurs été publiéedans Harper’s avant de devenir leprologue d’Outremonde sous letitre « Le Triomphe de la mort »(d’après le tableau de Pieter Brue-gel qui joue un rôle non négli-geable ici).

Prologue splendide. Petitconcentré d’Amérique et d’hu-mour : le baseball et la bombe.Nous sommes le 3 octobre 1951.Un match de baseball capital sejoue, opposant les New YorkGiants aux Brooklyn Dodgers. LesGiants vont gagner, grâce au« home run » de Bobby Thomson.Des tas de gens célèbres assistentà ce match, dont J. Edgar Hooveret Frank Sinatra. Et aussi un petitgarçon noir, Cotter Martin, quis’est faufilé là et qui, à la fin, va ré-cupérer la balle de la victoire. Pen-dant ce match, un agent du FBIprévient Hoover que les Sovié-tiques viennent d’effectuer un es-sai nucléaire au Kazakhstan. Lelendemain, 4 octobre, les deuxnouvelles se partageront les unesdes journaux.

Ce même 4 octobre, Nick Shay,l’un des héros du livre – y a-t-ildes héros ? en tout cas, il est leseul personnage à parler à la pre-mière personne –, commettra unmeurtre, ce qui lui vaudra un sé-jour en maison de correction – ilest alors adolescent –, puis unerééducation chez des jésuites,dans le Minnesota (encore un dé-tail très important dans la ré-flexion de Don DeLillo, d’origineitalienne et catholique). Tout cela,on ne l’apprendra que bien plustard, car après le prologue, DonDeLillo organise son récit en sixparties, en partant de 1992 pourretourner vers 1951, avant de s’ar-

rêter sur un épilogue, « Das Kapi-tal ».

Le lecteur pressé est sommé des’accrocher, s’il le peut. Il fautsuivre la narration, et aussi accep-ter de s’y perdre, si l’on veut avoirune chance de retrouver son che-min dans ce demi-siècle chao-tique. Qui n’a pas d’humour estprié de renoncer ou de prendre,vite, des cours de rattrapage, car,fidèle à ce que fut l’Amérique – etle monde occidental – pendant cesannées, le récit abonde en culs-de-sac, fausses pistes, épisodescocasses. Pour aider son lecteur àexplorer avec lui ce drôle d’uni-vers, Don DeLillo sème nombrede petits cailloux sur le chemin.Dès la première page, une piste :« L’ardeur à grande échelle, voilàce qui fait l’histoire. » L’Histoire oul’histoire que l’on va lire, le ro-man ? Qui sait ? Seule certitude :Outremonde est le livre vers lequelles dix précédents romans de DonDeLillo convergeaient (1). C’est

l’entreprise, ambitieuse et péril-leuse, qu’un écrivain en pleinematurité a menée à bien alorsqu’il venait d’avoir soixante ans (ilest né en 1936).

Don DeLillo est devenu adultedans un monde où il fallait se de-mander : « Qu’est-ce qu’être amé-ricain ? Qu’est-ce qu’être sovié-tique ? Comment peut donc êtrela vie “après la bombe” ? » « Nousavons un certain nombre de condi-tions d’après-guerre sans qu’il y aiteu de guerre », dit un personnage.Comment penser les Etats-Unis etl’URSS, deux pôles d’une mêmevolonté de puissance, qui ontmaintenu un singulier équilibre,de la Guerre froide à la chute dumur de Berlin ? Comment résiste-t-on à l’absurdité ? En la mon-trant, en s’en jouant, en voya-geant dans le temps « d’après labombe » avec la balle de baseballrécupérée par le petit Cotter Mar-tin. Cette balle, dérobée par lepère Martin, chômeur qui la vendpour se faire quelques sous, cir-cule, comme une sorte de Graal,dans le roman. Elle est finalementla propriété de Nick Shay – maisest-ce bien la balle d’origine qu’aachetée ce curieux personnage,sur lequel Don DeLillo ne veut pasvraiment lever le voile ?

Pour le romancier Martin Amis,Outremonde est « un Don DeLillopostnucléaire », « un roman qui aabandonné l’abri pour inspecter les

dégâts » (2). Quant au critique duTimes Literary Supplement, il décrittrès justement DeLillo comme« un Whitman du XXe siècle auxEtats-Désunis » qui confirme icison appartenance « au groupe desgrands écrivains américains aux-quels leur envergure permet deprendre en charge toute l’étrangeté

d’une époque ». Une étran-geté dont le cinéma n’a pasvraiment réussi à rendre

compte – même si plusieurs pagesfont référence à un supposé inéditd’Eisenstein, Unterwelt et à« l’autre Underworld, un film degangsters de 1927 ». Une étrangetéqui a besoin des mots, de leurscontradictions, de leur poésie, dumélange d’invention et de souve-nirs que manie magnifiquementDeLillo.

Avec lui on passe en quelquespages de l’Amérique fin de siècledes années 90 – avec SDF, tueurs ensérie, mensonges vidéo et sexe(malheureusement, il manque le« Monicagate », le livre a paru troptôt, en octobre 1997) – à celle desfifties et sixties – avec voitures auxcouleurs acidulées, mammas ita-liennes emmenant les enfants à lamesse, combat pour les droits ci-viques, affaire de la baie des Co-chons, assassinat de Kennedy. Onquitte un trottoir de Manhattan, en1974, alors que s’édifie le WorldTrade Center, pour une autre pro-menade dans la ville, des annéesauparavant, en compagnie de KlaraSax – elle deviendra une artistepostmoderne décrite savoureuse-ment par DeLillo –, qui aime tant« la flèche en acier ajusté du ChryslerBuilding et la façade sud de l’HôtelPierre comme une scansion de Parisvu des toits ». Sans oublier le Bronx– où a grandi Nick, comme DeLil-lo – et Phoenix Arizona – où Nickvit et travaille, dans une entreprisede récupération des déchets.

On croise des militants noirs etdes flics qui ont « sorti leurs ma-traques et circulaient courbés par-mi les manifestants qui étaient assiset repliés sur eux-mêmes, les braspar-dessus la tête », mais aussi ladrôle de faune qui assiste, le28 novembre 1966, à New York, au« bal en Noir et Blanc », « un ras-semblement olympien de cinq centspersonnes, une fête masquée, surinvitation seulement (...) donnéepar un écrivain, Truman Capote,pour un éditeur, Katherine Gra-ham, et les données factuelles four-nies par les invités combleraient sû-rement le fossé de plus en plus étroitqui séparait le journalisme de la fic-tion ». On suit, jusqu’à sa fin tra-gique, Lenny Bruce, comique dé-capant, jetant au visage de ses

« chers concitoyens » : « Nous al-lons tous mourir ! », « cri vertigi-neux et suraigu » dans lequel« l’auditoire (...) peut entendre leremplacement de l’isolement hu-main par la ruine massive et uni-forme ».

Certainement, avec Outre-monde, Don DeLillo a écrit le pre-mier volet de sa « Divine comé-die ». Il s’est précipité dans l’enfer.Mais y a-t-il encore un paradis, àl’heure du cyberespace ? « Le cy-berespace est-il une chose à l’inté-rieur du monde ou bien est-ce lecontraire ? Lequel contient l’autreet comment peut-on en être sûr ? »Heureusement, on pourra tou-jours essayer « d’imaginer que lemot sur l’écran devient une choseréelle dans le monde, prenant tous

ses sens (...) un mot qui de lui-même s’étend à jamais au-dehors(...) ». Ce mot, Don DeLillo le pro-pose à la dernière ligne, mais touta déjà été dit pendant 892 pages :l’essentiel est qu’il y ait encore desmots.

Sur cette planète où tout est« connecté », où la conspirationest généralisée, où ce qu’on ap-pelle l’information a mis en spec-tacle l’ensemble des continents,balayant tout, prenant la place desrelations vraies entre les per-sonnes, il est bon qu’il existe de« mauvais citoyens » (DeLillo a priscomme un compliment ce re-proche qui lui fut fait un jour), desécrivains. « C’est exactement ceque nous devons être, de mauvaiscitoyens », dit Don DeLillo (4), deshommes qui affrontent leurs motsà la norme sociale, opposent lanarration à « l’info » et réta-blissent l’échange.

(1) En France ont été publiés : Bruit defond, Libra (Stock), Les Noms, Chien ga-leux, Mao II, Americana, Joueurs, L’Etoilede Ratner (Actes Sud). Bruit de fondvient de paraître en poche (Babelno 371).(2) Book Review du New York Times(5 octobre 1997).(3) Paul Quinn, le 26 décembre 1997.(4) Le New Yorker du 15 septembre 1997.

J o s y a n e S a v i g n e a u

Ve RÉPUBLIQUEGeorgette Elgey et Jean-Marie Colombani décrivent l’action des principaux gouvernements et les mutations qu’a connuesla France depuis 1958

LE VIDE PARFAITLa chroniquede Roger-Pol Droitpage VI

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II / LE MONDE / VENDREDI 5 MARS 1999

l e f e u i l l e t o n

bd e P i e r r e L e p a p e

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A l’amour,à la mort

R ebelle » selon le mot deson père, « petite rusée »à en croire sa mère,Louise de Chaulieu n’a

rien d’une couventine effacée. Ellesort de neuf années passées à l’écartdu monde armée d’un esprit vif et ai-guisé. Ses parents, surpris de trouverchez cette jeune fille une luciditémordante dont ils font parfois lesfrais, ignorent qu’elle est riche d’une« éducation in-connue », cellequ’avec son amied’adolescence, Re-née, elle s’est donnée« en raisonnant àperte de vue ». Satante ne s’y trompepas : « Marquée aufront du signe des élus,tu as l’orgueil qui mèneégalement au ciel et àl’enfer. » Elle em-prunte sans ciller laroute qui la conduiraà l’un comme àl’autre.

A dix-huit ans, ellepoursuit un idéal ro-manesque avec lequelelle refusera obstiné-ment de transiger :épouser un hommequi l’aime et qu’elleaime. Exigeante etexaltée, elle est toutentière tendue verscet amour chevale-resque entrevu dansles romans. « Riche,jeune et belle, je n’aiqu’à aimer, l’amour peut devenir maseule occupation. » Issue d’« une desplus illustres familles du royaume »,elle est en effet heureusement do-tée, par la nature autant que par lafortune. Sa grand-mère, aïeule dontelle garde un souvenir pétri d’admi-ration pour son indépendance et sa« liberté de jugement », lui a légué sesbiens. « Blonde méridionale »,comme elle se décrit elle-même,consciente des ravages que ses« traits corrects de dessin grec » et sesyeux bleus peuvent provoquer,

« chère reine de Paris », elle addi-tionne les atouts maîtres. Le hasard,qui place sur sa route le baron deMacumer, lui fait rafler la mise. Sapétulance et sa fougue, traits de ca-ractères qu’elle partage avec GeorgeSand, dédicataire des Mémoires dedeux jeunes mariées, le lecteur peutles apprécier « en direct » : Louiseest la narratrice de sa propre desti-née dans cet unique roman épisto-

laire de Balzac.A cette « enfant gâ-

tée », la vie donnerabeaucoup... et repren-dra plus encore. Sonpremier mari meurt,sans doute d’avoir eule cœur trop pressé parune femme qu’il fautadorer chaque jour da-vantage. Le second,jeune poète pour quielle renie son rang, lapoussera, malgré lui, àl’agonie. C’est surtoutce ventre douloureuse-ment infécond qui as-sombrit le tableau deses idylles : l’amourdont elle s’est nourrien’a pas produit defruits. Marraine dupremier-né de Renée,elle devra se contenterd’une maternité pardélégation.

Alors que le cap de latrentaine – âge fati-dique des héroïnes bal-zaciennes – et l’hori-zon de la mort se

profilent, Louise tient des proposqui ne lui ressemblent guère : « Lemariage ne saurait avoir pour base lapassion, ni même l’amour. » Cet en-seignement semble avoir été un peuarbitrairement arraché à une femmepour qui il n’y avait « rien de compa-rable aux voluptés de l’amour ». EtBalzac, qui partage avec Renée unevision presque réactionnaire du rôlede l’épouse, écrira pourtant : « J’ai-merais mieux être tué par Louise quede vivre longtemps avec Renée. »

Marion Danton

Figuresde la Comédie

b

CHAULIEULOUISE DE

née en 1805, morteen 1835.Veuve du baron deMacumer en 1829,elle épouse ensecondes noces lepoète Marie Gaston.Le personnage estcréé pour lesMémoires de deuxjeunes mariées : il nesera évoqué quedans Splendeurs etmisères descourtisanes et Béatrix

De Detroit à NavajasAlors que Jean Pavans s’applique à faire surgir l’étrange beauté de la métropole américaine, Jean Chalon

dresse la topographie de ses bonheurs hispaniques

LA TRAVERSÉE AMÉRICAINEde Jean Pavans.Payot, 320 p., 135 F (20,58 ¤).

L’AMI DES ARBRESJournald’Espagne 1973-1998de Jean Chalon.Plon, 200 p., 110 F (16,76 ¤).

A chaque ville sa muse.Jean Pavans qui, pourrejoindre un ami, serend à Detroit, ne peut

qu’évoquer le fantôme d’une na-tive, Clara Ward, fille d’un magnatde l’acier. En 1890, à dix-sept ans,elle épousa un foutriquet, Josephdu Riquet, prince de Caraman-Chimay, frère de la comtesseGreffulhe. Pour l’émérite traduc-teur d’Edith Wharton et de HenryJames, on ne pouvait rêver demeilleure marraine. Pourtant,après six ans de mariage, la« princesse américaine » s’enfuitavec un violoniste tzigane de chezMaxim’s, provoquant, constatd’adultère à l’appui, un énormescandale qui suscita le dédain dubaron de Charlus et les railleriesde Jean Lorrain. Fait de sociétéque l’auteur rapproche de sapropre « mythologie tribale »puisque son arrière-grand-mèrepaternelle quitta son époux pourun artiste de cirque.

Habitué à des villes autrementmythiques – Rome, Venise et,bien sûr, Paris – notre auteur va,passé un mouvement de recul de-vant l’« horreur inconcevable » deDetroit, s’appliquer à une minu-tieuse reconnaissance pour luitrouver « une autre forme debeauté ». L’intérêt du livre de JeanPavans est de traquer l’envers desapparences pour y lever les rai-sons autant sociologiques queculturelles qui façonnent une villeou... la détruisent. Il s’amuse despastiches grandiloquents de l’ar-chitecture européenne, relève« l’allure de forteresse médiévale »du centre-ville hérissé de tours

surdimensionnées, auquel répondla paisible ordonnance d’un quar-tier résidentiel, uniformité descottages en bois sur leur carré depelouse. Au long de WoodwarAvenue se succèdent le siège co-lossal de General Motors, sex-shops, fast-foods, motels, petitscommerces aux couleurs criardesmais munis de barreaux et de vi-trines pare-balles.

Chemin faisant, il nous fait par-tager une sortie dans une salle despectacle où il lui semble respirerl’air du Ku Klux Klan. Il épiloguesur les fantasmes sexuels au spec-tacle de danseurs mâles ou de ces« go go boys » dénudés dont le slipsert de tirelire aux hommagesmonétaires d’une audience fémi-nine exaltée. Mais, au-delà du pit-toresque de ces « choses vues »,le plus intéressant reste dans lamise en parallèle argumentée queJean Pavans établit entre le statutd’une ville de « dévastation » etson esthétisme déroutant.

AMBIGUÏTÉSA la suite des sanglantes

émeutes de 1967, que suivrontcelles de 1984, 1985, 1986, Detroita perdu 80 % de sa populationblanche, qui est allée fonder unenouvelle banlieue prospère etchampêtre en abandonnant auxNoirs un centre dévasté, où errentdealers et sans-abri, établissantainsi un apartheid géographique,aisément contrôlable par la po-lice.

Même si Detroit a été la pre-mière grande ville américaine à« se donner un destin noir » avecun maire de couleur, la City Beau-tiful vantée par les dépliants des-tinés aux hommes d’affaires nepeut éclipser la Murder City, qui ainspiré nombre d’études sur lesconflits sociaux et raciaux. Si l’onreconnaît dans les pages de JeanPavans, de son aveu même, lesémois et les surprises d’un « tou-risme intime », elles brossent sur-tout un constat rigoureux et ins-tructif d’une cité dont l’ambiguïté,

séduisante par moments, inquié-tante à d’autres, est embléma-tique, illustrant « l’esprit positif etnégatif de toute l’Amérique ».

Dans son « Journal d’Es-pagne », Jean Chalon, lui, ras-semble les notes que lui ont inspi-rées, chaque été, de 1973 à 1998,un lieu élu où les années seconfondent en une seule saisontant le bonheur qu’il y connaîtreste inchangé. Chaque individuporte en lui une secrète géogra-phie sentimentale ; l’enfant y as-pire, l’adulte en reconnaît lescontours pour, après avoir noma-disé, asseoir ses certitudes ettrouver le meilleur accord aveclui-même. Ainsi, enfant et ado-lescent, le natif de Carpentras, so-litaire, coupé des routes de l’éva-sion faute de moyens detransport, contemplait-il déjà« ces Alpilles comme une inacces-sible gourmandise ».

L’Espagne découverte, JeanChalon va finir par reconnaîtreson « paradis terrestre » à Nava-jas, un petit village situé à unesoixantaine de kilomètres de Va-lence et de Teruel. « On passe savie à tuer le temps, qui prend sa re-vanche, à la fin, en vous tuant »,note l’auteur, qui connaît alorsune halte refondatrice à l’abrid’un esclavage horaire, des pas-sions réductrices, des tapageusessollicitations d’autrui... Haltemais aussi ascèse et desquama-tion pour un homme qui chercheà se resituer, à prendre ses dis-tances avec les « personnages quej’étais et que je préfère oublier » età retrouver les « voix chères qui sesont tues » ; Natalie Barney,Louise de Vilmorin, François Au-giéras... Saison après saison, dansd’interminables promenades,l’œil aux aguets et le cœur enémoi, Chalon établit une topogra-phie des lieux qui est le reposoirde ses rêveries, de ses ferveurs, deses pensées discursives, de sessouvenirs, voire de ses mélanco-lies. Il inventorie les figures fami-lières qui hantent les lieux, les

animaux, les plantes, les arbres,les arbres surtout, auxquels ilvoue un véritable culte.

« Mon rêve secret ? Pouvoir, demon vivant, passer à l’autre vie,c’est-à-dire me fondre avec le bleudu ciel, me confondre avec le soleilpour n’être plus qu’un atome sou-riant, un grain de poussière dan-sant, une goutte de lumière quipréfère l’infini à l’éternel. Puis, re-venir sur terre pour reprendre maforme humaine... » Cette dansedes atomes est aussi celle de noscellules. S’abstraire de sa person-nalité sociale pour participer, entémoin privilégié et fervent, aux« brèves métamorphoses » de lanature, c’est aussi rejoindre, pourmieux les comprendre, celles deson cœur. C’est l’enseignementimplicite de ce livre d’heures sousle ciel d’Espagne.

Pierre Kyria

Mondialisteset villageois

L’UTOPIE ARCHAÏQUEJosé Maria Arguedaset les fictions de l’indigénismede Mario Vargas Llosa.Traduit de l’espagnol (Pérou)par Albert BensoussanGallimard, « Du monde entier »,404 p., 160 F (24,39 ¤).

A vant de lire le livre de Mario Vargas Llosasur José Maria Arguedas, il est recommandéd’avoir lu Arguedas lui-même. C’est uneévidence ; mais quand un écrivain connu

parle de l’un de ses confrères qui l’est beaucoup moins– chez nous, en tout cas –, la logique de l’inégalitél’emporte souvent sur celle du bon sens. Notre his-toire littéraire est remplie de ces réputations de se-conde main qu’on ne se donne même pas la peine devérifier tant est grande l’autorité de celui qui en parle.Question de crédit.

Lisez Arguedas, donc, vous ne le regretterez pas.Pour le lire, il faudra vous contenter du peu que nousavons. De son œuvre exceptionnellement féconde– neuf volumes de romans, de contes et de poèmes,des dizaines de nouvelles, d’articles critiques, de re-cueils de lettres et d’ouvrages scientifiques – n’ont ététraduits que trois livres : Les Fleuves profonds, que cha-cun s’accorde à considérer comme son chef-d’œuvre,Tous sangs mêlés, qui est un bien beau roman, même siVargas Llosa le qualifie de « désastreux », et L’Amantedu condor, un conte traduit du quechua (1). C’est bienmaigre ; assez cependant pour nous projeter dansl’univers d’un très grand écrivain. Assez égalementpour apprécier le dossier ficelé par les mains expertesde Vargas Llosa.

L’auteur de La Ville et les Chiens a été l’ami d’Argue-das. Bien qu’il soit de vingt-cinq ans son cadet, il a pré-facé plusieurs recueils de textes de son compatriote. Ildit qu’Arguedas « est le seul écrivain péruvien avec le-quel j’ai eu une intime relation de lecteur ». Cela laisseaugurer un exercice d’admiration du genre : un écri-vain mondialement reconnu fait la courte échelle àl’un de ses aînés qui n’a pas eu la chance d’accéder àune semblable notoriété. La force et la beauté deslivres d’Arguedas nous rendent accueillants à cetteforme de promotion posthume.

Mais ça n’est pas du tout là où Vargas Llosa veut envenir. Son livre commence par le suicide d’Arguedas,le 28 novembre 1969, dans les toilettes de l’universitéagraire de Lima. Arguedas avait le sentiment qu’il étaitfini comme écrivain. Le livre de Vargas Llosa s’ap-plique à lui donner raison : il était fini, et depuis long-temps. En fait, il s’était toujours trompé, parfois enbeauté.

L’« erreur » d’Arguedas porte un nom, nous affirmeson biographe : l’indigénisme. Arguedas, qui avaitl’âme sensible, aimait les Indiens. C’est une réactionsaine dans un pays où les classes dirigeantes font pro-fession de les mépriser et les exploitent jusqu’à l’abru-tissement. Mais Arguedas, suivant en cela un courant

intellectuel à la mode dont Vargas nous raconte l’his-toire, a poussé trop loin le bouchon de la compassion :il a édifié un culte à la gloire de ces indigènes dont ilvoulait faire le noyau de l’identité péruvienne. Il nes’est pas contenté, inlassablement, scientifiquement,de traduire leur langue, de recueillir leurs contes etleurs musiques, d’étudier leurs religions et leurs rites, ila aussi voulu préserver tout cela de la disparition. Lesmodes de vie et de pensée des misérables descendantsdes Incas lui semblaient préférables à ceux des bour-geois de Lima qui envoient leurs enfants apprendre lagestion d’entreprise dans les business schools des Etats-Unis. Bref, tout en se prétendant de gauche, le braveArguedas était réactionnaire, nationaliste, archaïque,utopique, et même un tantinet raciste. Du pavé del’ours comme oraison funèbre.

Il y a plus grave encore, selon Vargas et son in-flexible démonstration, et plus dramatique. Non seule-ment Arguedas s’est laissé polluer par l’idéologie– l’idéologie, ce sont les idées de l’adversaire, jamaisles siennes –, mais il introduit l’idéologie et sesmiasmes malsains dans ses romans. C’est le secondvolet de l’accusation, la seconde mâchoire de l’étauqui a étranglé le talent littéraire d’Arguedas et l’a, fi-nalement, poussé à la mort.

On connaît la théorie, pas très nouvelle, pas très ori-ginale, de Vargas Llosa sur le roman. Le roman est unemachinerie esthétique qui permet à un écrivain dedonner à ses mensonges – ses fantasmes, ses pulsions,son imagination – l’illusion de la vérité. Plus l’illusionest réussie, plus la fiction se fait passer pour vraie, plusréussi est le roman. Le malheur d’Arguedas, comme

celui de tous les romanciers « naturalistes » est d’avoirvoulu montrer la réalité, alors qu’il ne présentait ja-mais qu’une fiction de réalité, tordue et rendue in-vraisemblable par l’idéologie indigéniste. Au lieu dementir, il se mentait.

Parfois, admet Vargas Llosa, la volonté réaliste estbousculée, débordée par la vitalité propre de l’auteur.Il s’abandonne à la vraie fiction ; il laisse parler sonémotion, sa sensibilité d’écorché, la plainte de son en-fance déchirée, les troubles de sa vie sexuelle – sur les-quels Vargas insiste, lourdement – et son tempéra-ment d’artiste. Cela donne quelques nouvellesflamboyantes et ce grand roman qu’est Les Fleuvesprofonds. Le plus souvent, et tout au long des dix der-nières années d’Arguedas, l’engagement militant del’écrivain l’entraîne à l’échec romanesque et à l’affabu-lation politique.

C omme on ne veut pas croire que Mario Var-gas Llosa se soit acharné par plaisir à piéti-ner, avec les compliments et les caressesd’usage, l’un de ses confrères disparus, il

faut bien trouver à L’Utopie archaïque une autre né-cessité. José Maria Arguedas est un prétexte ou, si l’onpréfère un terme plus noble, une illustration. A usagesmultiples.

L’illustration politique est la plus manifeste, et lamoins intéressante. Vargas Llosa, qui admira Arguedasl’indigéniste et Fidel Castro le marxiste, relègue l’un etl’autre dans l’enfer des utopies désastreuses, desfables obsolètes et des fantasmes archaïques. Lui estmoderne ; il croit au progrès, à la grande fusion heu-reuse des peuples, des cultures et des énergies sous legrand soleil de la modernité et de la libre concurrence.Pourquoi pas ? Les fils d’Atahualpa en costume-cra-vate se disputant avec des Japonais pour faire grimperle Dow Jones, c’est un rêve qui en vaut un autre.

Le culte de la modernité politique est inséparablechez Vargas Llosa d’un culte de la modernité esthé-tique. Ne peut prétendre être un grand artiste que ce-lui qui innove, qui invente des formes et qui présentesur le marché des biens culturels des produits inéditsgénérant une plus-value. En ce sens, Arguedas et tousses confrères en indianités ont un bon siècle de retard.Ils appartiennent aux temps anciens du bon sauvage,

des mythes nationalistes, de la pieuse retranscriptiondes contes et légendes populaires. Ils réduisent,comme le disait Cortazar, le chant du monde à la so-norité de la flûte andine. Bref, ils ne se contentent pasd’être ringards – le crime suprême de la modernité –,ils enfoncent la littérature péruvienne dans son « re-tard ».

C’est, depuis longtemps, un grand sujet de polé-mique entre les écrivains latino-américains. En ce sens,L’Utopie archaïque est un document de première im-portance sur les formes de la féroce concurrence litté-raire inaugurée par le boom du roman hispanophoned’Amérique dans les années 60. Cette explosion pro-pulsa sur le marché international des lettres un certainnombre d’écrivains de grand talent – de Garcia Mar-quez à Cortazar et de Vargas Llosa à Carlos Fuentes –dont l’inspiration locale, paysanne ou urbaine se trou-va aisément retraduite en termes universels. L’Oc-cident les assimila, avec bonheur. D’autres, pour desraisons qui doivent plus au hasard, aux caprices édito-riaux, à l’arbitraire de la mode et à la paresse des habi-tudes de lecture qu’à la valeur et au talent, demeu-rèrent sur la touche. Admirés dans leur pays, parfoisdans leur continent, ils échouèrent sur les rivages de laconsécration européenne.

L es uns et les autres bétonnèrent leurs posi-tions. Les premiers en intégrant les valeurs etles normes de cette littérature mondiale quiles accueillait si généreusement. Ses grandes

références : Proust, Joyce, Faulkner, Kafka. Son univer-salisme, son esthétique de l’invention, ses capitales :Paris, Londres, Barcelone, Berlin. Les seconds, quandils ne tentèrent pas de se glisser dans la promotion,cultivèrent leur jardin national avec une ardeur renou-velée. Les « mondiaux » les contemplaient avec unsoupçon d’arrogance teintée de commisération. Eux seproclamaient fièrement villageois, ancrés dans leursol, dans leur peuple et dans sa souffrance. Les uns etles autres écrivaient de la littérature, mais le mot et lachose n’avaient plus le même sens lorsqu’on les pro-nonçait à Harvard ou dans un bourg de la cordillère.Le mot Pérou, pas davantage, et le reste du vocabu-laire.

Entre Vargas Llosa et José Maria Arguedas, il y abien plus qu’un affrontement intellectuel – réduit ici àla seule opinion de Vargas et à sa parfaite aisance po-lémique. Il y a un monde.

(1) Les Fleuves profonds, paru en 1958 à Buenos-Aires, a ététraduit en français en 1966 par Jean-Francis Reille (Galli-mard, réédition dans « L’Etrangère » en 1997). Tous sangsmêlés (1964) a été publié par le même traducteur et chez lemême éditeur en 1970. L’Amante du condor a été publié en1966 aux Lettres modernes dans la collection « Passeports ».Pour les hispanophones, il existe également une remar-quable édition critique du dernier roman d’Arguedas, El Zor-ro de arriba y el zorro de abajo (Le Renard d’en haut et le re-nard d’en bas) coordonnée par Eve-Marie Fell et portant lenuméro 14 de la célèbre collection Archivos, la « Pléiade » dela littérature latino-américaine.

Une analyse de l’œuvre de José MariaArguedas, figure du mouvementindigéniste, par Mario Vargas Llosa,comme illustration de l’antagonismequi divise les écrivainslatino-américains

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LE MONDE / VENDREDI 5 MARS 1999 / IIIl i t t é r a t u r e sb

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Sonate d’automneBéatrice Leca confirme son talent pour saisir avec

justesse la solitude des êtres, l’ennui, le vide

DES ANNÉES ENCOREde Béatrice Leca.Seuil, « Fiction & Cie », 80 p.,69 F (10,51 ¤).

R évélée par un premierrécit, Technique dumarbre (Seuil, Prix Fé-néon 1996, voir « Le

Monde des livres » du 20 sep-tembre 1996), Béatrice Lecaconfirme son talent de jeune ro-mancière, secrète et grave, sensibleà la solitude des êtres, aux objetsen déshérence, à tout ce qui meurtet se fane, et qu’en peu de pageselle anime d’une sourde vibration.Des années encore se situe n’im-porte où près de la mer, entre deuxsaisons : c’est l’automne des sta-tions balnéaires désaffectées, oùsubsiste pitoyablement le Café dela plage. La serveuse y officie, faus-sement maladroite, désabusée, unpeu amère, entre un renard em-paillé et un tableau représentant« une femme usée à la robe rouge »,grimée et sublime : « Oui, tout çacrève le cœur. »

Ici, chaque soir, quatre joueursde cartes boivent, parfois sebattent, en luttes muettes et vio-lentes dont ne reste, le lendemain,qu’un peu de verre brisé. Il y a leressac de la mer, ce chuintementmonotone, obsédant comme « uninintelligible chœur des morts ». Surle rivage, c’est « un paysage d’aprèsla catastrophe », algues, médusescrevées, étoiles de mer, galets striésqu’une promeneuse ramasse. Ici,rien ne change au fil des jours. Saufle dimanche, par la « grâce de l’ac-cordéon ». Alors Guirard et Vin-zenti, les buveurs de la semaine,avec une élégance gauche, fontvalser les femmes, évoquent lesvoyages qui peut-être n’ont jamaiseu lieu.

La narratrice parfois se glissedans le récit, retrouvant sa maisonoù règne une fine, « une vieilleodeur de cendre et de sel ». Le jour,elle répète au piano une sonate

d’automne, toujours la même, des-sine au fusain des fragments de vi-sages aimés, ou taille ses glycines,sous le ciel blanc d’octobre. Le soir,de la fenêtre, elle guette involon-tairement les insomnies de la ser-veuse, qui marche de long en large,faisant vaciller toutes les ombres.« On devine bien que quelque choseest là qui va la tourmenter toute lanuit, la tenir pour rien en éveil,l’obliger à se cogner la tête contre larépétition, l’ennui, le vide, avant depeut-être laisser le corps lâcher dansl’amnésie provisoire du sommeil. »

Ainsi s’achèvent, moroses, lesjournées d’attente où, sous les« petits néons du café », on restedans l’attente, en retrait de la vie– pauvre dérive qui entraîne cha-cun dans un poignant malaise.« Presque rien, des images absenteset derrière lesquelles quelque chosese dessine pourtant, à quoi on nepeut échapper – l’enfance nous avaitpromis une autre vie et qu’est-ce quis’est passé, qu’avons-nous perdu,qu’est-ce qui se dérobe désormais,qu’est-ce que les années tiennent ca-ché, inaccessible, vers quoi la nostal-gie de ce qui en réalité n’a pas eulieu nous ramène-t-elle les nuits oùon ne veut pas dormir, les heures oùon ne veut rien faire ? »

Tout est un peu étrange, dans lalumière lugubre du bar. Les voixmêlent, en une « chorégraphie bi-zarre », de pauvres secrets, desbribes d’aveux et des histoires àdormir debout : on y invente lesquais des ports d’Espagne, les barsdu Portugal, les départs auxquelson a renoncé. Quelque chose deterrible – une mort – finit par arri-ver « dans le calme absolu, commecertaines tragédies » : absurde ac-complissement, au bout des heuresvides, des journées murées, avantque se referme le silence souverain.Dehors, sur la plage, dans un purmirage de sable et d’eau, desformes étranges émergent aux pre-mières heures du jour, comme s’ilne s’était rien passé.

Monique Petillon

Charneux en lui-mêmeUne traversée âpre au cœur de l’enfance et d’une

conscience qui s’éveille dans le deuil et les tragédies

L’ENFANT DE LA PLUIEd’Olivier Charneux.Seuil, 140 p., 79 F (12,4 ¤).

L es romans d’OlivierCharneux ont toujoursété des voyages, enforme de fugues par-

fois meurtrières, vers le GrandNord, comme dans Les DernièresVolontés ou vers une station dé-serte, en hiver, de la côte Atlan-tique comme dans La GrandeVie. Aujourd’hui, c’est un voyagede retour en lui-même qu’il ac-complit : le ton est plus direct,plus âpre, presque brutal par-fois, empreint d’une force déses-pérée, inédite chez lui. Il a lecourage de se confronter à unévénement terrible : la mort deson père, qui s’est suicidé, alorsqu’il n’avait que cinq ans, unjour de fête foraine à Charle-ville-Mézières. Il se demanded’abord : « Pourquoi ? », maiscette interrogation restera sansréponse, la quest ion sembles’éteindre au fil des pages, ajou-tant ainsi au mystère sombre dulivre, comme si l’auteur ne tenaitpas vraiment à résoudre l’énig-me, préférait continuer à respec-ter la décision, la liberté de sonpère.

Et il tente surtout de reconsti-tuer, d’éclaircir, d’encadrer enlançant des dates tremblées letemps du deui l immédiat . I ll’avait vécu dans un état d’irréa-lité désemparée, dans un climatde demi-mensonge où, glanantquelques paroles, épiant tous lesdéplacements nocturnes dans lamaison, il était devenu « l’ami del’ombre et du double jeu ». OlivierCharneux réussit à retrouver, àforce de courage simple, de sen-sations nues, le regard de l’en-fant qui, avec un mélange de lu-cidité secrète et de candeurprotectrice et têtue, rôdait au-tour de la vérité. Ce qui l’a sauvéalors, c’est sa volonté : volonté

de vivre déjà sa propre vie, de secréer un espace imaginaire enconstruisant des manèges en Le-go, en inventant des fêtes fo-raines qui n’auraient pas de fin– en gardant intact l’éblouisse-ment qu’il avait devant son pèrelorsqu’il l’accompagnait dans satâche de charpentier-couvreur etle voyait monter sur les toits oùil semblait « s’entraîner à affron-ter le ciel sans le souci d’en bas » :les pages consacrées au souvenirde ces ascensions sont les pluslumineuses.

Malgré tous ses efforts pour sebâtir des refuges, son désir de nepas apparaître différent – en ou-bliant notamment le calvaire desfiches à remplir à l’école –, ilreste – comme si la vie s’ingé-niait, pour les enfants intérieure-ment effrités, à multiplier les oc-casions de fragilité – exposé nonseulement à la mort – celle de sasœur aînée, Catherine, qui s’estsuicidée dans sa chambre (épi-sode d’autant plus poignant qu’ilest raconté brièvement sanscommentaire), mais aussi à laruine sociale – sa mère, malgrésa volonté de revenir sans cessevers la vie, ne pourra empêcherla liquidation de la petite entre-prise, puis la vente de la maison(scène bouleversante où, quandil la quitte, i l a l ’ impressionqu’on vend son propre sang).Surtout, il a conscience qu’il est,qu’il restera un nomade sanscamp où se réfugier, un « enfantde la pluie ». Mais l’absence desocle familial, de balises, de re-pères dans le passé, lui a permisde devenir un écrivain – et cetteconsolat ion fière apparaîtchaque fois qu’il se demanded’où il vient –, de maintenir etd’approfondir son univers ,comme il nous le prouve dans celivre où il franchit une nouvelleétape dans la beauté violente,dans son voyage vers l’extinctionespérée de ses hantises.

Jean-Noël Pancrazi

Pardon posthumeAvant de mourir un homme écrit à sa fille. Avec

une touchante sobriété Carol Bernstein lui répond

LA PART SECRÈTEde Carol Bernstein.Denoël, 128 p., 79 F (12,04 ¤).

S ur son lit d’hôpital, unhomme qui meurt écrit àsa fille. Sa lettre estlongue. Elle va et vient

entre passé et avenir, entre sespropres souvenirs et ceux que,pense-t-il, son entourage conser-vera de lui. Elle tient de la confes-sion, du journal intime, de laquête, de la requête... Ainsi se pré-sente le deuxième roman de CarolBernstein, simple et direct commela trace d’un trajet à rebours.Comme le « chemin mystérieux »de Novalis, celui qui, peu à peu,s’enfonce « vers l’intérieur ».

Américaine d’origine, CarolBernstein vit à Paris depuis trenteans. Cette fiction, aux accents ma-nifestement autobiographiques,elle avoue s’être « longuement pré-parée » à l’écrire – seize ans sé-parent d’ailleurs ce récit d’un pre-mier roman, Le Rival invincible,paru au Seuil en 1983. Après avoirpris de nombreuses notes « dansles deux langues », elle s’est jetée àl’eau, en français directement, cequi ressemble à un tour de forcepour un texte qui tente d’appro-cher la « part secrète » d’un indivi-du.

Car, nécessité faisant loi, le hé-ros ne peut qu’aller à l’essentiel.Son opération a raté, il se sait ensursis et se trouve « absolumentseul pour la première fois de [s]avie ». Ses pages sont d’abord leconstat de cette inadmissible im-puissance. Décrivant la main deson père venu le voir à l’hôpital, ilnote : « De cette main forte et ta-lentueuse, je voulais davantagequ’elle ne pouvait donner. Unhomme qui meurt ne peut avoir depère. Aucun homme n’est plus âgéque lui et aucun homme n’est assezfort pour le ramener parmi les vi-vants. »

Par petites touches, suggérant

les lâchetés, les hypocrisies desmédecins, du personnel soignantou de la famille, Carol Bernsteinexplore les raisons qui font que« mourir est un sale secret que per-sonne ne veut connaître ». Maisc’est lorsqu’il s’exprime en sonnom de père que son personnageest le plus touchant. Parce que« les morts sont si lourds à porter »qu’ils « rendent les vivants fous »,son message est, plus qu’une « le-çon de deuil », une demande depardon envers cette petite fille quin’a pas deux ans. « De la tromperietu as déjà fait l’expérience. (...) Maisbientôt, ce sera moi le trompeur.Chaque homme qui meurt est untrompeur, un fourbe. Il se reprend, ilreprend tout ce qu’il avait offertpour toujours (...). Je t’ai dit que jet’aimais, mais je te laisserai derrièremoi comme un jouet cassé. Je t’ai ditque je te protégerais toujours, que jete consolerais (...). Mais bientôt toutce que j’ai dit sera mensonge. Lespires mensonges qui soient : ceuxqui avaient été, un temps, vérités. »

D’où ces questions lancinantes :cette enfant qui affrontera la mortavant d’en connaître le nom,quelle personne deviendra-t-elle ?Chaque mot d’amour la remplira-t-elle de doute ? Aura-t-elle« honte d’avoir été trahie » ? Et sidéjà cette disparition, ce silenceinexpliqués avaient commencé à« infecter [s]es pensées » ?

« Un père doit être pleuré pourpouvoir reposer en paix. Il doit êtrepleuré par ses enfants pour qu’euxpuissent vivre en paix », écrit CarolBernstein. Au fond, ce court récitest tout entier ordonné autour decette − impossible ? – paix et deses corollaires : sérénité, rédemp-tion, réconciliation, consolation...Rien de grandiloquent dans toutcela. Le plus émouvant réside dansle ton de Carol Bernstein, dans cemessage sobre et direct qui peut selire aussi, des années plus tard,comme la réponse d’une fille à unpère disparu.

Florence Noiville

Emmanuel Bove au crépusculeUne édition des romans et un texte inédit publié soixante ans après sa rédaction pour redécouvrir

le peintre des « malheurs sans rémission »

UN CARACTÈRE DE FEMMEd’Emmanuel Bove.Flammarion,166 p., 90 F (13,72 ¤).

ROMANSd’Emmanuel Bove.Edition établiepar Jean-Luc Bitton,Flammarion, « Mille & unepages », 1 020 p., 158 F (24,08 ¤).

U n éditeur, Lucien Kra,lui demanda un jourde rédiger une noticebiographique pour ac-

compagner la parution de l’un deses romans. Emmanuel Bove s’ac-quitta de ce pensum en livrant unpetit texte dans lequel il confesseson incapacité à le remplir, « pourmille raisons dont la première estune pudeur qui m’empêche de par-ler de moi. » Ceux qui le fréquen-tèrent ont témoigné depuis de cetinstinct qui le poussait à rester surla réserve, « à la fois flegmatique etlointain », selon Philippe Soupault,soucieux d’occulter une vie privéemystérieuse « pas toujours trèshonnête », selon Pierre Bost. « Toutest étrange dans sa vie », confirme-ra le poète belge Christian Dotre-mont, tandis que la biographie quelui consacreront Raymond Cousseet Jean-Luc Bitton sera sous-titrée« La Vie comme une ombre » (1).Bove, dont on dit aussi qu’il étaitla gentillesse même, aura cultivé lemystère plutôt que le mensonge,sans jamais chercher d’alibi.« Chacun a ses mots qui l’humi-lient », lâcha-t-il. Son œuvre, untemps condamnée au purgatoire,ne constitue-t-elle pas le testa-ment limpide d’un innocent pour-tant hanté par l’expiation ?

Que retenir d’Un caractère defemme, ce manuscrit de romaninédit (auquel il manque unepage), retrouvé après la mort de saseconde épouse, et publié parFlammarion plus de soixante ansaprès avoir été écrit ? D’abord

cette phrase, ô combien sympto-matique du caractère secret et te-nébreux de celui qui avait du sangrusse (son véritable nom est Bo-bovnikoff) et que l’on comparamaintes fois à Dostoïevski : « Ilavait des excuses : sa santé, cetteexistence d’homme traqué beau-coup trop lourde pour son corpsmeurtri, la crainte de l’avenir, etsans doute une sorte de contritionimparfaite causée par la crainted’un châtiment. » On est là, entrerésignation et protestation, toutprès du calvaire d’Henri Duche-min, dans le roman Henri Duche-min et ses ombres : « Il se souvenaitun peu du vieillard qui avait dit que,pour se racheter, il faut souffrir.

Mais cela ne le concernait pas, puis-qu’il n’avait jamais fait de mal àpersonne. (2) »

Le fatalisme de la culpabilité, lepacte atavique avec le renonce-ment et la résignation, la perma-nence chez lui d’une misère « infi-niment plus ontologique quematérielle » (Raymond Cousse)sont au cœur de son premier ro-man, son chef-d’œuvre, Mes amis,auquel la critique avait prédit Gon-court ou Femina, en vain. « Jecherche un ami. Je crois que je ne letrouverai jamais », y écrit-il, maisau fil de ses rencontres avec desgens hostiles, au fil de ses errancesd’une chambre triste à un lit froid,d’un petit débit de vin où l’on sert

des chopines à la boutique d’unemercière qui laisse la porte ouvertepour lui faire « comprendre qu’elleattend un départ », le paumé despetits matins cafardeux est surtoutconfronté à l’incapacité de ne passe mettre lui-même en exil. Dansle Journal écrit en hiver, récit d’undésastre conjugal, il avoue avoir lesentiment qu’avec sa femme « unerupture était inévitable », et « je sa-vais qu’elle aurait lieu par mafaute ». La littérature d’EmmanuelBove (« Du Proust pour personnespauvres », a écrit John Charpentierdans Le Mercure de France en fé-vrier 1928) est une tentatived’exorciser la solitude et le ma-rasme existentiel. « Personne nes’intéresse à moi. On me considèrecomme un fou. Pourtant, je suis bon,je suis généreux », écrit-il. « Il suffitqu’une femme me regarde pour queje lui trouve un charme. »

Il y a toujours chez ce velléitaireattiré par le ratage, ce mendiantd’affection en vadrouille chez lesgens de peu, une émotion. « L’uni-vers de Bove n’est jamais désespéré,et surtout jamais “bas”. Parce qu’il ya dans tout cela une qualité de cœurqui sauve tout. Il a peut-être choisides héros médiocres, il ne les a ja-mais méprisés », écrivait PierreBost. Chez ce peintre des ren-contres déchirantes et des « mal-heurs sans rémission », SamuelBeckett salua « le sens du détailtouchant ». Peter Handke, lui, restefasciné par la monographie poé-tique qu’il consacra à Bécon-les-Bruyères, banlieue banale parse-mée de « jardins dont les feuillagesprennent la poussière » : un texte« très vaste, très lumineux, à peuplerpar le lecteur ».

Jean-Luc Douin

(1) Le Castor Astral, 1994.(2) Ce roman figure dans le volume dela collection « Mille & une pages »,avec : Mes amis, Armand, Bécon-les-Bruyères, Un soir chez Blutel, La Coali-tion, Cœur et visages, Journal écrit en hi-ver, Le Piège.

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IV / LE MONDE / VENDREDI 5 MARS 1999 l i t t é r a t u r e sb

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La dynamite AmisUn faux polar où les stéréotypes sont utilisés de manière originale. Plus que jamais, le romancier anglais

joue de la subversion pour mettre à mal convenances et apparences

TRAIN DE NUIT (Night Train)de Martin Amis.Traduit de l’anglaispar Frédéric Maurin,Gallimard, « Du monde entier »,204 p., 98 F (14,94 ¤).

P arce qu’il les concernetous, le message queMartin Amis catapulte endirection de ses lecteurs a

de quoi les faire frémir : les êtres hu-mains sont insuffisants, médiocres,et la société fabriquée par eux n’estpas décemment vivable. Messageest d’ailleurs un mot mal appropriéà l’entreprise de Martin Amis, grandperturbateur des lettres anglaisesqui semble se moquer comme d’uneguigne de transmettre quoi que cesoit. A l’approche de la cinquan-taine, le romancier se régale seule-ment de décrire ce monde en dé-composition, peuplé d’abrutis et decriminels à la petite semaine, d’indi-vidus limités qui réclament des ex-plications, même fausses, à seule finde se rassurer. Martin Amis, lui, re-fuse de se faire consolateur par lalittérature. C’est même le contrairequi s’accomplit à mesure que sonroman progresse, comme si l’écri-ture avait pour seule fin de montrerque le monde est infréquentable.Amateur de tout ce qui peut trou-bler un ordre jugé factice, l’auteur selivre à un exercice étrange, pas tou-jours parfaitement maîtrisé, maissouvent fascinant.

Deux femmes détiennent les clésde ce faux polar, de cette histoirequi n’en est finalement pas une etreprésente même un refus de l’his-toire en général. La première, Jenni-fer Rockwell, est morte. Suicidéealors que rien ne semblait lui fairedéfaut : ni la beauté, ni l’intelligence,ni la santé, ni l’amour de sesproches. La seconde, l’inspecteurMike Hoolihan, est « de police » jus-qu’à la caricature et va tenter depercer le secret de cette mort in-compréhensible, inacceptable. Mike

est la narratrice et elle entreprendde consigner le récit de cette en-quête, « la pire affaire » qu’elle aitjamais prise en charge. La pire nonpas dans ses prémisses – un« simple » suicide, bien moins trau-matisant, à première vue, que lesmorts d’enfants battus ou de vieil-lards violés –, mais dans les ques-tions vertigineuses qu’elle engendre.L’écriture sera l’outil de cette décou-verte qui ébranle les fondements detoute certitude.

Pour mener à bien cette opéra-tion de démolition, Martin Amis achoisi des personnages stéréotypés.

Déjà dans L’Information (1), son pré-cédent livre, il avait misé sur destypes sociaux à la limite du romande gare. Deux écrivains s’y affron-taient, l’un célèbre et l’autre obscur,dans une lutte qui finissait par lesconfondre en les noyant dans lamême absurde vanité de toutechose. Dans Train de nuit, on pour-rait d’abord croire que Jennifer etMike collent à tous les lieuxcommuns qui éloignent la ravis-sante jeune intellectuelle du policiergouailleur et volontiers raciste, cette« blondasse de quarante-quatre ansavec des pecs de casseur, des épaules

de déménageur, et des yeux bleu clairdans la tête qui en ont vu de toutes lescouleurs ». Les deux femmes, pour-tant, ne sont séparées que par l’ap-parence physique et reliées par unemême découverte qui les pousse às’évader de la vie. Martin Amis sub-vertit les stéréotypes avec talent,utilisant des poncifs pour mieux dy-namiter les fausses convenances.

Cet ordre établi, le romancier lecritique sévèrement, fustigeant no-tamment la télévision et son pen-chant à flatter le plus grand nombrepour recréer une réalité sur mesure.Il s’en éloigne aussi dans l’architec-ture de son ouvrage, d’une manièrequi manque à certains moments decohérence. Volonté véritable ousimple désinvolture, le récit de MikeHoolihan se ramifie parfois dans desdirections saugrenues, voire obs-cures, rattrapées par des charnièresartificielles. Pour l’essentiel, cepen-dant, les questions que pose l’ins-pecteur sont passionnantes et leurmise en scène chatouille la curiosité.L’effet trompeur des apparences s’yoppose vigoureusement à une véritéhors de portée.

Les apparences, cette accumula-tion de « réalités » fallacieuses, s’in-carnent tout particulièrement dansle corps. Celui de la morte, magni-fique et sans vie, seul indice laissé àla stupéfaction des vivants. Celui deMike, moins glorieux, mais que lanarratrice rapproche progressive-ment de l’objet de son enquête. Acela s’oppose le regard, la « vision »,au sens astronomique (Jennifer étaitphysicienne) et métaphysique duterme. C’est en essayant de voir cequi n’est pas visible, de regarder lamort en face comme un soleil tropardent, que les deux héroïnes fi-nissent par se brûler les yeux. Et parapprocher, enfin, une mortelle vérité.

Raphaëlle Rérolle

(1) Gallimard, 1997.

. Signalons la parution en poche denouvelles intitulées Les Monstresd’Einstein (10/18, no 30328).

Sombres hérosUn « dessin animé » cauchemardesque signé

de l’Espagnol Antonio Soler

LES HÉROSDE LA FRONTIÈRE(Los héroes de la frontera)d’Antonio Soler.Traduit de l’espagnolpar Françoise Rosset,Albin Michel,« Les grandes traductions »,230 p., 98 F (15 ¤)

S olé, un homme hanté parson passé, obsédé par lesouvenir de la femmequ’il a aimée, fasciné par

sa propre dégradation, s’est installédans un quartier pauvre et popu-laire d’une petite ville de bord demer, quelque part en Espagne. Luiqui a été romancier et dont on li-sait les histoires à la radio, qui avoyagé, qui fréquentait les restau-rants de luxe, avec elle, Laura, sonrêve évanoui, est devenu écrivainpublic. Il rédige, installé avec sonécritoire dans la boutique du bar-bier, Angelito, les cartes postales etles lettres des gens du voisinage,mais la concurrence se fait rude, lesenfants vont à l’école et ap-prennent à écrire, et on installe letélephone un peu partout. Angelitolui aussi voit sa clientèle diminueret finit par se raser lui-même plu-sieurs fois par jour.

Solé laisse couler le temps avecindifférence, selon des ritespresque immuables : chaque ma-tin, il passe se faire beurrer un petitpain rassis par sa voisine, Mari, re-trouvant en fin de journée son amiCristobal qui va nourrir un infirme,Marco, toujours penché sur la télé-vision, les jambes envahies par lagangrène un peu plus chaque jourau fur et à mesure que se creuse untrou dans le plancher de la pièce oùil vit et par lequel on aperçoit lesvoisins du dessous. Le soir, Solé serend au bar de Balito, et là il boitun verre ou deux, avant de rentrerchez lui retrouver ses peurs et sesfantômes, et celui qu’il est devenu,cheveux blanchis, vêtements dé-fraîchis, dents déchaussées, visageridé, ce Solé lâche et usé qui n’a

pas besoin de se cacher de ses an-ciennes connaissances dans la ruecar personne ne le reconnaîtrait.

Un soir, alors qu’il est en train delire un journal, vieux de plusieursjours, il est apostrophé par un nou-veau venu dans le quartier, unaveugle, Rinela, le visage et le coucouverts de cicatrices horribles, quilui demande de lui lire à haute voixles faits divers. Solé prend l’habi-tude d’enjôliver ses lectures pardes détails de son invention, de soncôté l’aveugle lui fait ses confi-dences : chaque soir il écoute etépie de l’autre côté du mur de sachambre sa voisine Rosaura, lors-qu’elle fait l’amour avec son mariChacon. Il a même gratté la paroipour mieux entendre sa « respira-tion mauve », ses soupirs, ses halè-tements, ses gémissements. Soléest à la fois fasciné et écœuré. Il estle témoin et le confesseur de cemonstre abject et pitoyable, de cethomme qui rêve des couleurs etqui enfant a essayé de toucher etde manger de la peinture pour ensavoir le goût et l’odeur, de cethomme repoussant, infiniment ar-rogant et orgueilleux, violent etfrustré.

Antonio Soler sait faire vivre enquelques mots toute cette popula-tion, dont les noms sonnent la viemais il se complait aussi à raconterdes horreurs, à provoquer le dé-goût selon toutes ses intensités. Dela plus infime – lorsque l’aveugledu bout de sa canne retrousse lebas de la jupe d’une fillette atterrée– à l’atrocité d’une tentative demeurtre qui tourne au carnage gro-tesque, la victime étant bien plusrésistante que ses deux agresseurs,malingres et faiblards, presquecomme dans un dessin animé cau-chemardesque car le mort est en-core et toujours vivant. Solé quivoit tout, devine tout, sait tout,coincé dans son apathie, servira deressort au drame final avant de re-tomber dans la nostalgie de ce qu’ila perdu à jamais.

Martine Silber

b ÉCRIVERONS ET LISERONS, en vingt lettres, de Jean-MarieLaclavetine et Jean LahougueSoit, d’une part, un éditeur, membre du comité de lecture de Galli-mard, qui reçoit un jour le manuscrit d’un roman, Le Domaine d’Ana,et qui le refuse en motivant sa décision. Soit, d’autre part, un auteur,de tendance formaliste et oulipienne, dont Gallimard, dans les an-nées 70, a déjà publié cinq romans, et qui, devant ce refus, décided’argumenter. Il en a largement les moyens. Une vraie correspon-dance d’écrivain et d’éditeur naît, passionnante à plus d’un titre, dontcelui de la littérature (Champ Vallon, 234 p., 120 F [18,29 ¤]). Chez lemême éditeur, Le Domaine d’Ana (278 p., 130 F [19,81 ¤]). P. K.

Vollmann et le roman décomposéEcrivain de la désagrégation, dans la lignée des Burroughs, Selby ou Pynchon, le romancier américain

construit ses récits dans les décombres de la réalité et d’une conscience fragmentée

DES PUTES POUR GLORIA(Whores for Gloria)de William T. Vollmann.Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Claro,Christian Bourgois, 205 p., 110 F (16,77 ¤).

TREIZE RÉCITS ETTREIZE ÉPITAPHES(Thirteen Storiesand Thirteen Epitaphs)de William T. Vollmann.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Christophe Claro,Christian Bourgois,468 p., 160 F (24,39 ¤).

U ne histoire du romancontemporain reste àécrire : celle de sa« clochardisation ».

Elle montrerait comment ses per-sonnages et ses thèmes, mais sur-tout les formes qu’il emprunte, sesont chez certains écrivains, de-puis cinquante ans et plus, pro-gressivement délités. L’irruptionde William Vollmann sur la scènelittéraire américaine, sa produc-tion aberrante, décousue autantque massive (une douzaine delivres publiés en douze ans), luivalent déjà d’appartenir là-bas, àla suite de Burroughs, Selby ouPynchon, à cette histoire, qui nefait sans doute que commencer,de la désagrégation du genre ro-manesque. Il était jusqu’à il y apeu inconnu en France. Après latraduction l’an dernier des Nuitsdu papillon (1), l’effet Vollmann seprécise aujourd’hui avec la publi-cation judicieusement couplée,chez Christian Bourgois, de deuxromans de 1991 : Des putes pourGloria et Treize Récits et Treize Épi-taphes.

Le premier décrit l’errance sen-timentale et sexuelle de Jimmy,un ancien du Vietnam, dans lesbas-fonds de San Francisco. Il re-cherche une femme, Gloria, donton ne saura jamais si elle a existéailleurs que dans son désir et son

imagination. Le fait qu’elle pos-sède un prénom semble en toutcas suffisant pour qu’il puisse luiparler. Aux premières pages dulivre, il l’appelle longuement de-puis une cabine téléphonique –mais on comprend vite qu’il n’y apersonne au bout du fil : l’appareilest hors service. Gloria n’est peut-être qu’un souvenir confus, unamour d’enfance ou une sil-houette aperçue un soir, parmitoutes les autres filles perdues,blanches et noires, droguées etmalades, qui tapinent dans lequartier. Jimmy pense que Gloria,ou du moins l’une de ses figurespossibles, habite chacune de cesfemmes – ses semblables – dissé-minée dans leurs organes, leurssexes, leurs bouches, leurs che-veux, l’histoire de leurs vies.« Toutes ces putes-là dehors sont làpour moi, mais elles ont égalementtoutes quelque chose à donner àGloria [...] ; Seigneur aidez-moi àrenoncer à la nourriture afin que jepuisse investir davantage ma pen-sion dans les putains et trouver cequ’il me faut trouver. » Chaquesoir, pour quelques dizaines dedollars, il obtient que des filles luiconfient une partie d’elles-mêmes, une mèche de cheveux ouune « belle histoire de quand ellesétaient gamines ».

Vollmann ne se contente pas dedécrire la déchéance. Il raconte cequi advient une fois que tout a étédétruit. L’aspect fragmenté de sestextes, la multiplication des fauxdébuts et des fausses fins corres-pondent à l’univers troué, déré-glé, dans lequel ses personnagestentent de survivre. Les efforts deJimmy, comme ceux du roman-cier, visent à reconstruire uneimage vivable du monde à partirdes décombres de la réalité etd’un mental en miettes. « A partirde maintenant et pour le restant desa vie, il allait se concentrer pourbien voir Gloria, bien se souvenird’elle. » L’acuité du regard, la ca-pacité d’isoler des détails avec

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une précision presque hallucina-toire sont une constante de l’écri-ture de Vollmann. Ainsi, parmibeaucoup d’autres visions, cellede ces « talons hauts et blancs quibrillaient comme de la glace fraî-chement formée sur le trottoir ».Ces événements infimes, que l’ob-servation fanatique de la rue par-vient à sauver du néant, entrentdans le portrait de Gloria aumême titre que les récits des pros-tituées. Une nuit, Jimmy croit te-nir enfin son rêve : Gloria a cesséd’avoir « ce halo blanc et lumineuxen guise de visage », ellecommence à prendre forme etconsistance et réussit même àprojeter une ombre. « Elle étaitdésormais complètement opaqueaux lumières des réverbères, ilcomprit que quand il se lèverait etpartirait elle s’en irait avec lui et se-rait visible à ses côtés pour tou-jours. »

FRAGMENTS INÉDITSChez Vollmann, il n’y a pas que

les individus pour voyager de lasorte les uns à l’intérieur desautres. Le même phénomène seproduit avec ses textes, dont desfragments inédits, et parfois im-portants, se promènent de livreen livre. Ainsi, au début de TreizeRécits et Treize Épitaphes, re-trouve-t-on Jimmy en compagniede Peggy et Code Six, une prosti-tuée et un poivrot déjà aperçusdans le roman précédent. Jimmyparaît toujours aussi désireuxqu’on lui raconte de belles his-toires. L’effet est saisissant, carcette brève séquence – qui se pré-sente comme postérieure aux épi-sodes concernant Gloria – accré-dite l ’hypothèse vertigineuseselon laquelle les êtres de fiction,toujours susceptibles d’être recy-clés par leurs auteurs (ou pard’autres), continueraient d’exister« entre » les livres déjà écrits. Etde fait : les personnages de romanne connaissent-ils pas, longtempsaprès le mot fin, une existence

« clocharde », non écrite, dans latête des lecteurs ? Vollmann pos-sède au plus haut point l’art d’ou-vrir des fenêtres sur cet inter-monde-là.

Logiquement, le dernier récit dulivre s’intitule « La tombe des his-toires défuntes ». Vollmann y meten abîme − sous la forme d’unhommage appuyé à Edgar Poe –des préoccupations que, de ma-nières différentes, tous ses écritsmanifestent. A quoi sert-il d’in-venter des histoires ? Commentnaissent-elles ? Que deviennent-elles une fois achevées ? Le texteest parsemé de réponses, nom-breuses, magnifiques, à chacunede ces questions. Poe, que soninspiration abandonne, ne par-vient pas à aller au-delà des pre-miers mots d’une nouvelle his-toire : « Vis ! s’écria-t-il d’une voixrauque. Tu embellis la terre. » Plustard, il interroge Psyché : « Ceshistoires mortes sont-elles commedes âmes en peine ? Oui, mais elless’efforcent d’être patientes car unjour quelqu’un les récrira. [...] Quefaut-il aux histoires défuntes pourêtre heureuses ? – Il suffit qu’un en-fant pense à elles ! » Commelorsque Jimmy invente Gloria –dans une métaphore specta-culaire du roman futur ?

Jean-Hubert Gailliot

(1) Le Monde des livres du 2 mai 1998.

Page 5: des principaux gouvernements et les mutations qu’a connues ......commenØant Outremonde, le fan-tasme du « grand roman amŁri-cain », du livre total, qu’il a si ma-gistralement

LeMonde Job: WIV0999--0005-0 WAS LIV0999-5 Op.: XX Rev.: 04-03-99 T.: 08:16 S.: 111,06-Cmp.:04,08, Base : LMQPAG 24Fap:100 No:0053 Lcp: 700 CMYK

LE MONDE / VENDREDI 5 MARS 1999 / Vl i t t é r a t u r e sb

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SCIENCE-FICTIONb p a r J a c q u e s B a u d o u

Sueurs froidesDERRIÈRE L’ÉCRANde Richard Matheson.Nouvelles traduites de l’anglaispar Hélène Collon et Jacques ChambonFlammarion, « Imagine », 384 p., 85 F (12,95 ¤).

P our inaugurer la collection « Imagine » qu’il dirige désormaisaux éditions Flammarion, Jacques Chambon a choisi de pu-blier le premier recueil d’une intégrale des nouvelles de Ri-chard Matheson. C’est un choix particulièrement heureux, car

les dix-neuf textes réunis ici et publiés originellement entre 1950 et 1953n’ont rien perdu de leur impact glaçant ou de leur force décapante. Danssa préface, Stephen King écrit que Richard Matheson « a redonné vie, àlui tout seul, à un genre de fiction stagnant en produisant une série de nou-velles qui vous prenaient aux tripes et traversaient votre horizon comme deséclairs aveuglants ». C’est tout particulièrement vrai de la première nou-velle, « Né de l’homme et de la femme », qui est sans nul doute l’une desnouvelles les plus célèbres de toute l’histoire de la S.-F. Comment oublierson incipit – « Aujourd’hui maman m’a appelé monstre » – et sa phrase deconclusion – « S’ils essaient de me battre encore, je leur ferai mal. Sûr etcertain » ? Malgré la sécheresse de sa narration – ici pas d’effets, pasd’emphase –, c’est l’un des textes les plus terrifiants qu’il nous ait étédonné de lire sur le thème du mutant, ou plus généralement de la dif-férence.

Mais ce « Journal d’un monstre », titre sous lequel la nouvelle ad’abord été traduite en français, n’a pas été un one-shot. Pour si mémo-rable qu’elle soit, elle n’éclipse cependant pas le reste du sommaire qui serépartit en deux grandes tendances. D’un côté, il y a les nouvelles d’hor-reur : « Derrière l’écran », « La Robe de soie blanche », « L’Habit fait lemoine », « La Voix du sang », « Enfer sur mesure » ou « La Maison enra-gée » (les deux dernières inédites en France). Elles montrent la prédilec-tion de Matheson pour les personnages de psychopathes ou atteintsd’une névrose obsessionnelle, qu’il saisit à l’instant du point de rupture,et confirment sa manière : le goût de la chute abrupte, l’utilisation systé-matique de l’understatement, le tranchant du style... De l’autre, il y a lesnouvelles de science-fiction qui sont parfois horrifiques comme l’extra-ordiaire « Mamour, quand tu es près de moi », une histoire d’extrater-restre qui fait froid dans le dos. Mais là ne se limite pas la palette de Ri-chard Matheson qui peut pratiquer l’humour le plus délirant (« Un jour,une petite annonce »), jouer de façon très personnelle avec le thème durobot (« Frère de la machine »), imaginer des univers truqués (« Quandle veilleur s’endort », « Une résidence de haut vol ») ou des civilisationsrendues insolites par un simple gauchissement (« B... »), ou encorecomposer des paraboles intrigantes (« La Chose »). Ces nouvelles ont ce-pendant un point commun : ce sont toutes des pièces d’orfèvrerie.

b LES LIONS D’AL-RASSAN, de Guy Gavriel KayQuel intéressant cheminement que celui de Guy Gavriel Kay dont

l’œuvre a débuté par une trilogie de fantasy, La Tapisserie de Fionawar, sesituant dans la lignée de Tolkien et qui depuis, à chaque roman, s’éloigneun peu plus de la fantasy traditonnelle pour se rapprocher du roman his-torique. C’est ainsi que dans Les Lions d’Al-Rassan, il n’est fait mentiond’aucune magie, mais, par contre, l’un des personnages principaux est unmédecin et il y est décrit quelques opérations chirurgicales qui paraissentassez « miraculeuses » quand on sait que le récit prend place à l’époque

de la première croisade, en plein Moyen Age. Le pays dans lequel se dé-roule l’action est l’Esperagne – et il n’est nul besoin d’être grand clercpour y reconnaître une version un peu décalée de l’Espagne, au momentde la reconquête de la péninsule ibère par les Jaddites au détriment desAsharites (on aura reconnu les chrétiens et les Maures, de même que lepeuple juif sous le travestissement des Kindaths). Le décalage voulu parl’auteur lui permet d’utiliser les événements historiques qui ont effec-tivement eu lieu, mais en lui laissant une grande latitude pour faire évo-luer son trio de personnages centraux : un poète arabe, un chevalierchrétien, une femme juive et médecin, qui constituent un singuliertriangle amoureux. De fait, il a réécrit la légende du Cid, en entourant cedernier d’alter ego aussi remarquables que lui, qui incarnent tous lespeuples d’une Espagne déchirée. Le résultat est tout bonnement magni-fique (traduit de l’anglais par Elisabeth Vonarburg, L’Atalante, 584 p.,149 F [22,71 ¤]).

b L’ASSASSIN DU ROI, de Robin HobbA la fin de L’Apprenti assassin, Fitz le bâtard avait rempli sa première

grande mission et avait failli y laisser la vie. C’est donc nanti d’une pru-dence nouvelle qu’il regagne ici Castelcerf et retrouve la Cour où nicheson plus mortel ennemi. Mais l’expérience a mûri le jeune homme, a affi-né son sens politique et – quoiqu’il doive faire face dans ce second vo-lume aux tourments délicieux de l’amour – il n’est plus désormais unsimple pion sur l’échiquier complexe des intrigues qui agitent la Cour etla capitale ; il est l’un des joueurs, l’un de ceux qui prennent des initia-tives et tentent de contrer certains malfaisants desseins, alors que la me-nace des pirates rouges se fait toujours plus pressante.

Robin Hobb signe là un cycle de fantasy d’une grande qualité. Elle yfait preuve d’une imagination riche et baroque (traduit de l’anglais[Etats-Unis] par A. Mousnier-Lompré, Pygmalion/Gérard Watelet, 330 p.,139 F [21,19 ¤]).

b INVASIONS 99, anthologie de Gilles DumayLe thème de l’invasion extraterrestre est, depuis Wells et sa Guerre des

mondes, une figure obligée de la science-fiction. Mais elle n’a pas fini destimuler l’imagination des auteurs, comme le démontre avec éclat cetteintéressante anthologie de Gilles Dumay qui réunit une belle brochetted’auteurs. Des objets baisants non identifiés de Pat Cadigan aux Krelsamateurs de coke de John Kessel, en passant par les extraterrestres fansde base-ball (ou de statistiques !) d’Andrew Weiner, il y en a pour tous lesgoûts, toutes les humeurs. On appréciera la façon très parodique, très se-cond degré de Howard Waldrop, l’exotisme fascinant du texte de WalterJon Williams, le brillant exercice d’« holmesologie » auquel s’est livréGeoffrey A. Landis autour du mythe de « Jacques l’éventreur », l’humourdécapant de Dominic Green qui n’hésite pas à cloner le Christ à partird’une relique de prépuce avec des résultats inattendus ou la manièredont Paul McAuley et Kim Newman transfigurent l’anecdote de Ros-well... On aura compris que ce recueil réserve bien d’agréables surprises.(Bifrost/Etoiles vives, 302 p., 129 F [19,66 ¤]).

Les revenantsde Prague

CITÉ DOLENTE, THÊTA(Mesto Vidim, Thêta)de Daniela Hodrova.Traduit du tchèquepar Catherine Servant,Robert Laffont, « Pavillons »,289 p., 139 F (21,90 ¤).

C e n’est pas la ville deKafka que nous fait visi-ter Daniela Hodrovadans sa belle et singu-

lière trilogie dont le dernier volumeparaît aujourd’hui (1). Pourtant lefantastique, magie sombre portéepar les entrelacs d’une écriture où seconfondent passé et présent, esttoujours là. Les décors de Mme Ho-drova sont ceux d’un Prague ignorédes touristes, cité dolente, quartiersternes, vastes cimetières d’Olsany etde Vonohrady, en fait Thêta, hui-tième lettre de l’alphabet grec, sym-bolisant ici l’avant-dernier cercle del’enfer dantesque ; les personnagesqui le hantent demeurent interchan-geables, autant de masques derrièrelesquels se cache le visage de l’au-teur, parti sur les traces de Virgile.« C’est simple, il faut toujours que jerecommence à me camoufler en chry-salide romanesque, à me préserver dumonde dans le roman (...) mais voicique j’essaie de sortir de cette chrysa-lide », écrit-elle au bord de l’abysseoù elle entraînera ses lecteurs.

Une fois sortie, elle retrouve lemonde, peuplé de personnages quisurgissent du noir, qui s’éva-nouissent et reviennent. Au sein dece dispositif romanesque savam-ment construit, les pas des suivantss’inscrivent dans les cendres desmorts, écrivains connus et résistantsanonymes, juifs gazés à Auschwitz,étudiants s’immolant par le feu... Ilsretrouveront grâce à cette prosemélancolique la dignité et la paixvolées par les occupants successifs.

Edgar Reichmann

(1) Le Royaume d’Olsany et Les Chrysa-lides, Ed. Robert Laffont, 1992 et 1995,en sont les volets précédents.

D’une joyeuse exubéranceDu Paris de la Belle Epoque à l’Amérique de McCarthy en passant par le Brésildu XIXe, Rikki Ducornet nous entraîne dans une satire débridée et mordante

Rikki DucornetRikki Ducornet est née à New York en 1943. Eter-nelle nomade, imprégnée des cultures les plus di-verses, elle a vécu au Chili, en Egypte, en Algérie,au Canada et, pendant dix ans, en France – enAnjou –, avant d’arrêter pour un temps son er-rance et de se fixer aux Etats-Unis, à Denver (Co-lorado), où elle enseigne. Elle peut enfin s’oc-cuper de la promotion de son œuvre (cinqromans et deux recueils de nouvelles), soutenuepar ses amis écrivains (en particulier RobertCoover) et par l’université qui la découvrit il y aquelque quinze ans, quand Bill Buford la publiapour la première fois. Elle est aussi peintre et li-thograveur.

LES FEUX DE L’ORCHIDÉE(Entering Fire)de Rikki Ducornet.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Guy DucornetLe Serpent à plumes, 202 p.,109 F, 16,62 ¤.

A u château Kropotkine,sous des bulles deverre translucides ger-ment les graines

étranges que Lamprias de Berge-rac collectionna pendant ses fié-vreuses années d’exploration de lajungle : venues de la lointaineAmazonie, entourées des richeseffluves du gingembre auxquels semêlent le patchouli et le santal, lesorchidées aphrodisiaques de Lam-prias étalent de façon impudiqueleur « genitalia tigrée, veloutée,gluante et incandescente à la fois ».Pour un peu, l’on se croirait dansl’univers d’Angela Carter (uneamie de Rikki Ducornet), qui puisadans les genres les plus divers,s’inspirant du romantisme noircomme du conte de fées, du ro-man picaresque et du roman vic-torien pour exprimer ses propresfantasmes de cruauté, d’amour etde mort. On pense aussi à l’œuvrede Jeanette Winterson qui, dansLa Passion de Napoléon, combinaitune fantaisie exubérante à la pré-cision des descriptions, un certainréalisme pointilleux au fantas-tique des images et de l’inspira-tion. Pourtant, Les Feux de l’orchi-dée, deuxième tome d’unetétralogie consacrée aux éléments,ne se situe pas dans le courant duréalisme magique illustré par cesdeux œuvres : influencé commeelles par la littérature sud-améri-caine, « hybride » comme les or-chidées créées par Lamprias, ils’inspire plutôt du surréalisme etde la littérature picaresque.

De la touffeur de la jungle ama-zonienne aux rues de New Yorkoù tombent de froides fleurs deneige, d’une scène de bordel sous

les tropiques aux mondanités lit-téraires des salons parisiens, lepaysage tourne et change : unpaysage imaginaire, composé à lamesure du rêve et qui, tel le rêve,est fait d’images belles ou terri-fiantes, fortes comme des halluci-nations.

Le Brésil du boom du caout-chouc ou l’Amérique de McCar-thy, le Paris fin de siècle, habitépar les symbolistes, ou la Francede Pétain courbée sous l’Occupa-tion, telles sont les époques entrelesquelles le roman progresse. Ilconte deux histoires dites pardeux narrateurs dont les voix al-ternent : celle de Lamprias de Ber-

gerac, orchidologue humaniste àl’imagination effervescente, grandamateur de femmes et de beauté ;celle de son fils Septimus, qui ras-semble en lui tous les vices. Septi-mus est la laideur personnifiéecomme il est l’incarnation de ceshaines qui provoquèrent les tragé-dies du XXe siècle et le massacredes Indiens : raciste, fasciste ettortionnaire, collaborateur pen-dant la guerre où il dénonça unejuive, l’amante de son père, anti-sémite et pronazi, habité par lahaine de soi et la haine de l’autre,rongé par l’envie et, pour fairebonne mesure, antiféministe, il est– schéma freudien oblige – folle-ment jaloux d’un père qui le dé-laisse et très amoureux de sa

mère, Virginie de Fourtou, qui neparle qu’en formules toutes faites.Autant dire que les personnagesne sont que des fantoches et queles subtilités de la psychologie icin’ont pas cours. Mais le romanprocède d’un esprit d’outrance etde comique ; le trait est chargé, lacause défendue évidente, l’exagé-ration de règle : c’est par elle quepasse la satire. Aux divagationsamoureuses de Lamprias succèdesans rupture de ton le délire para-noïaque de Septimus ; impréca-tions racistes et raisonnement fouse mêlent : la Perpendiculaire,soutenue par Lamprias, c’est-à-dire le Progrès, est opposée au

Cercle : la forme du « Globe lucifé-reux en équilibre dans l’éther del’Eternité ». Cependant les amoursde Lamprias défilent : Evangelista,une géante à la peau de café qui fi-nira mangée par les fourmis,Poussière, une Chinoise, qui ai-mait lui « mordiller les testiculescomme des lichis », l’acrobateblonde de Rio, la stupéfiante Mar-ta Strada qu’il séduisit dans uneforêt fleurant la morille, enfin Cû-cla l’Indienne, la bien-aimée, sanymphe de coca... Une traductionsoigneuse, faite par Guy Ducor-net, met en valeur une langueimaginative, parfois savante etmême précieuse, et la fantaisie dé-bridée de ce livre.

Christine Jordis

De l’aridité aux larmesUn magnifique portrait de femme blessée du grand

romancier argentin Eduardo Mallea

CENDRES(Todo Verdor Perecera)d’Eduardo Mallea.Traduit de l’espagnol(Argentine)par Jean-Jacques Fleuryet revu par Marie-Neige Fleury,éd. Autrement, 192 p., 98 F (14,94 ¤).

L a postérité n’est pas tou-jours un juge intègre. Il luiarrive d’être oublieuse.L’Argentin Eduardo Mal-

lea est, en France mais aussi dansson propre pays, la victime d’unetelle négligence, dont il serait biendifficile d’expliquer les motifs. Morten 1982 (il était né en 1903), journa-liste, puis diplomate – notamment àParis à la fin des années 50 –, lié àBorges, ami de Victoria Ocampoavec qui il anima la revue Sur, il estl’auteur de nombreux romans, récitset essais qui ont souvent pour cadreou objet la réalité de l’Argentine.Pessimiste, Mallea ne se contentepas de retranscrire une vision désen-chantée du monde. Même vouée àl’échec, la lutte pour le salut méritequ’on y attache sa conscience et sapensée. Il y a chez lui une hauteur devue, un sens aigu du tragique del’existence. Malraux et Camus, maisaussi Pascal et Kierkegaard ne sontpas loin. Admiré par Hemingway,Unamuno, Zweig et Gabriel Marcel,il mena également une réflexion surles formes de la littérature.

Roger Caillois avait fait traduire,en 1965, dans sa collection « LaCroix du Sud » chez Gallimard, l’ad-mirable Chaves, récit à mi-cheminentre L’Etranger de Camus et le Bar-tleby de Melville. En 1971, chez Gras-set, paraissait un autre très beau ro-man, La Barque de glace (rééditiondans « Les Cahiers rouges », 1995).Puis plus rien, jusqu’en 1996, où leséditions Autrement reprirent Chaves,bientôt suivi de la traduction d’un

autre roman Dialogues des silences(Le Monde des livres du 23 janvier1998).

Todo Verdor Perecera date de 1941.C’est un magnifique portrait defemme dans lequel l’écrivain par-vient à échapper, comme de l’inté-rieur, en les traversant, aux conven-tions romantiques et sentimentales :aspirations troubles, rêves défaitspar la réalité, opposition des naturesféminine et masculine. Parfois ce-pendant, un certain pathos, unegrandiloquence métaphysiqueviennent contredire la justesse de lanarration. Mais ce défaut est mineurau regard des grandes qualités dulivre.

Mallea pousse ainsi très loinl’étude de son personnage, Agata,dont la vérité n’est pas donnéed’avance mais se constitue au fil despages. Agata n’est pas seulementune jeune fille rêveuse qui s’étioledans un mariage sans nécessité puis,veuve, dans les bras d’un amant pu-sillanime. C’est moins le « cas » psy-chologique qui intéresse Mallea, ouencore la peinture de la société qui aforgé le destin de l’héroïne, que lalente agonie de son âme ; agonie àlaquelle elle assiste elle-même, avecce regard que lui prête le romancier :« Elle était comme un champ enfriche et aride et, intérieurement, tran-chante comme une lame. »

Etre d’intériorité et d’impuissantelucidité, Agata est une figurecomplexe et blessée. L’évocation dela blanche et solaire sécheresse audébut du roman annonce ce que vadevenir son paysage intime. Demême, à la fin du livre, éclatent leslarmes de la jeune femme, parvenueau bout de son épreuve existentielle.Contenues tout au long du récit parune sorte de volonté farouche, ceslarmes forment comme le contre-point de l’aridité. Elles donnent aupersonnage toute son émouvanteépaisseur.

Patrick Kéchichian

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LeMonde Job: WIV0999--0006-0 WAS LIV0999-6 Op.: XX Rev.: 04-03-99 T.: 08:16 S.: 111,06-Cmp.:04,08, Base : LMQPAG 24Fap:100 No:0054 Lcp: 700 CMYK

VI / LE MONDE / VENDREDI 5 MARS 1999

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l a c h r o n i q u e

bd e R o g e r - P o l D r o i t

Déchirements algériensRevenant sur les années de lutte pour l’indépendance de l’Algérie qui se soldèrent par la prison

et l’exil, le témoignage de Daniel Timsit dévoile les origines du drame actuel

ALGÉRIE, RÉCITANACHRONIQUEde Daniel Timsit.Ed. Bouchène (113-115,rue Danielle-Casanova,93200 Saint-Denis),78 p., 65 F (9,90 ¤)

U ne fois n’est pas coutume,c’est de l’éditeur dont ilsera d’abord questionavant le livre lui-même.

Car Abderrahmane Bouchène est unéditeur singulier. C’est à Alger qu’il acréé sa maison, en 1989, à la faveurde la période d’ouverture démocra-tique qui marquait la premièrebrèche d’espoir dans une société vi-trifiée par plus d’un quart de sièclede domination sans partage de l’ar-mée et du parti unique. Convaincu

que l’Algérie était d’abord malade desa mémoire, il a entrepris de publiersystématiquement les œuvres de cesgrands écrivains méprisés par laculture officielle et qui incarnaientl’âme de leur pays : Malek Haddad,Kateb Yacine, Mohamed Dib, Mou-loud Mammeri... Et il a aussi accueillidans ses collections les auteurs algé-riens et français qui aidaient àcomprendre les déchirements del’Algérie contemporaine et leurs ori-gines historiques.

Mais bien vite ce travail magni-fique s’est heurté à la réaction descourants obscurantistes de l’islampolitique, et surtout à la volontéd’étouffement des maîtres du pou-voir réel, les généraux mafieux pourlesquels la culture et le travail de mé-moire constituent de redoutablesdangers. Menacé de mort, Abder-

rahmane Bouchène a dû s’exiler en1994. Et après des années de galère, ilvient de recréer sa maison d’éditionà... Saint-Denis, avec toujours lemême objectif : aider l’Algérie à re-trouver sa mémoire et son histoire.

L’un des premiers livres qu’il édite,celui de Daniel Timsit, est de cepoint de vue exemplaire. Il s’agitd’un bref récit, issu d’un entretienavec Elias Sanbar et Farouk Mar-dam-Bey, dont une première versionavait été publiée en 1995 dans la Re-vue d’études palestiniennes. Ce texteest bouleversant, et il en apprendbien plus sur les origines de l’actueldrame algérien que bien de savantstraités. Daniel Timsit y raconte sonenfance de juif algérien, né en 1928,

et son engagement de jeune militantcommuniste – il était alors étudianten médecine – dans la guerre de li-bération, dès 1955. Bientôt rallié auFLN, il est l’un des membres actifsd’un réseau de fabrication d’explo-

sifs pour la « zone auto-nome » d’Alger. Arrêté enoctobre 1956, il passera le

reste de la guerre en prison, et c’estlà, dit-il, qu’il a « découvert [son]identité algérienne » : les pages qu’ilconsacre à ces cinq années et demiede détention expriment une forced’âme peu commune.

Revenu en Algérie après l’indé-pendance, il collabore à divers minis-tères, jusqu’au coup d’Etat de 1965qui le conduit à s’exiler définitive-ment en France, où il vit toujoursaujourd’hui. Le regard qu’il porte,avec trente ans de recul, sur ces an-nées d’engagement, est d’une lucidi-té rare. Et c’est là toute la force de cepetit livre : en quelques phrasessèches, il donne à voir le dévoiementde la lutte de libération dès la fin1956, avec la liquidation des « ly-céens maquisards » par le colonelAmirouche. Et il explique la folie quicommence en 1962 et à laquelle il sereproche d’être resté aveugle : « J’aieu tort de ne pas vouloir comprendre,de ne même pas désirer voir. On tortu-rait des gens et je ne le savais pas. » Etaussi : « L’autocensure totale. Sur lareligion et sur plein d’autres choses.C’est ce type de société où il n’y a pasde débat, où tu ne peux pas être toi-même, où la société religieuse envahittout peu à peu. Une pression insi-dieuse. Je sais que j’ai fui cela. »

Cette « fuite », on le sent, a dé-chiré sa vie. Mais elle force le respectpour un homme qui a choisi de pla-cer sa dignité et celle de son pays au-dessus de tout. En obligeant leurscompatriotes – mais aussi les Fran-çais – à regarder en face ces annéesdouloureuses, Daniel Timsit et sonéditeur apportent une contributiondécisive au dévoilement des secrets àl’abri desquels se poursuitaujourd’hui la « seconde guerred’Algérie ».

F r a n ç o i s G è z e

Méfait du libéralismeA la mondialisation, Dominique Méda préfère la

notion de civilisation, pour penser la richesse

QU’EST-CE QUELA RICHESSE ? de Dominique Méda.Aubier, 422 p., 120 F (18,29 ¤).

F ace aux vieilles comptabili-tés nationales, l’idée d’inté-grer des « indicateurs so-ciaux » n’est pas neuve.

Jacques Delors avait livré à ses lec-teurs des pages roboratives sur le su-jet dès 1971. Mais c’est le genre de ré-flexion qu’il ne faut jamais laisser enjachère. Le maelström du capitalismeemporte tout sur son passage sousles prétextes les plus variés : lascience économique n’a rien à voiravec l’éthique ; les obstacles au profitse retournent contre l’intérêt géné-ral ; les crises nées du laisser-faire ontune vertu purgative.

Dominique Méda a donc eu labonne idée de reprendre le flambeauet d’éclairer un champ beaucoup plusvaste sur le thème : penser la richesseen termes de civilisation et non plusseulement de croissance, de profit etde mondialisation. Qu’est-ce que larichesse ? Notre auteur constate aisé-ment « le coup de force de l’écono-mie », qui a réduit cette notion à cequi est produit, qui se compte et peutêtre vendu. Même accaparementd’un mot, celui d’« utilité ». La nou-velle « science » le détourne de sonsens originel : est utile ce qui peut sa-tisfaire un besoin. Sans crier gare, onpasse du besoin au désir, mais lesprojets non quantifiables y sont peuà peu relégués au second plan despriorités, et cette réduction va de pairavec une autre, celle du développe-ment de la seule consommation,comme si elle pouvait être le stadesuprême de l’expression de soi.

Dominique Méda en veut àl’économie d’avoir fait avec le travailla même entreprise de réductionqu’avec la richesse. On le considèrecomme la seule activité humaine vé-ritablement enrichissante. Or, pournotre auteur, cette attitude ouvre laporte à « une possible contaminationde toutes les activités humaines par la

logique économique d’efficacité ». Lesujet humain serait alors un pur capi-tal à mettre perpétuellement en va-leur. Raisonner ainsi serait oubliertout le reste, non mesurable mais in-dispensable : l’intensité de la partici-pation politique, le degré de libertéindividuelle et publique, la qualitédes interactions, des paroles, du liensocial.

Aller jusqu’à affirmer que les finali-tés ne sont pas du domaine de la so-ciété est une contradiction, car « il nepeut y avoir de société qui ne s’accorded’une quelconque manière dans la fa-çon dont elle souhaite que sesmembres vivent sur les objectifs qu’ellepoursuit ». Et s’il faut redistribuer cetravail pour endiguer le chômage demasse, il faut aussi réduire la placequ’il occupe pour permettre l’exer-cice d’autres activités indispensablesà la société. Nous reprocherons tou-tefois à Dominique Méda des’étendre un peu trop sur ce thèmeet, surtout, de consacrer beaucoupde place à répondre aux contradic-teurs de l’ouvrage qu’elle a publié en1995 (1). On avait compris, en effet,qu’en dehors du temps de travail,existent aussi d’autres « temps so-ciaux » : temps scolaire, temps de lafamille, temps pour soi, temps de lacité.

Pierre Drouin

(1) Le Travail, une valeur en voie de dispari-tion, « Champs » Flammarion.

Le vide et la galetteLa « vacuité », dans les doctrines d’Asie,inquiète souvent ceux qui ne la comprennent pas. Elle protège et stimuletaoïstes et moines zen.Question : le réel n’est-ilqu’une peinture ? Rien à voir ?

DU VIDE PARFAITde Lie Zi.Extraits traduits du chinois,présentés et annotéspar Lisa Bresner,Rivage Poche,« Petite Bibliothèque »,140 p., 48 F (7,31 ¤).

LA PRÉSENCE DU MONDEde Dôgen.Textes traduits et présentéspar Véra LinhartovaGallimard-Le Promeneur,« Le Cabinet des Lettrés »,90 p., 75 F (11,43 ¤).

A u commencement étaitle Vide. Et il ne s’est rienpassé par la suite. Nicréation ni surgisse-

ment, aucun événement. Rien à si-gnaler, rien d’autre que la plati-tude et la fadeur, les cycles et leurrépétition. Indéfiniment la naturereproduit ses processus. L’histoirehumaine ne forge aucun sens. Pasde quoi se lamenter. Au contraire,voilà qui réjouit et rassure, incite àla légèreté plutôt qu’aux désespé-rances pesantes. Là où un espritoccidental pourrait trouver ma-tière à anxiété, un éclat de rire suf-fit à trancher la question. Tels sont,au plus court, quelques points dedépart communs à plusieursécoles de sagesse de l’Asie, fortdistantes dans le temps et dissem-blables par mille autres traits. Aulieu de l’affirmation d’un Verbeoriginaire, au lieu d’une incessanteinterrogation sur l’histoire – sonsens, sa raison d’être, ses rup-tures –, le doigt pointé vers la cris-talline pureté du silence. A la placedu travail fiévreux des exégètespour extraire du moindre frag-ment d’écriture des monceaux demessages et de significations, unsarcasme souvent sec comme uncoup de balai. Les mots se révélantimpuissants à dire l’expérience laplus simple du monde immédiat, ilconvient de s’en passer. Peut-onencore appeler « vrai » quelquechose ? Oui, mais ce n’est ni uneparole divine ni le résultat d’unedémonstration bien conduite.« Vrai » désigne, par approxima-tion, la stupeur muette des choses,rencontrées nues, par hasard.

La gaieté qui en résulte est fortvive et singulière. Rien decommun avec la gravité du devoir,l’application du bien-mourir et lesterreurs du Jugement dernier. Plu-tôt un art savant du négligé ap-parent, un savoir-faire du laisser-aller. On croise notamment, dansDe vide parfait, un vieil homme quin’a rien su faire de valeureux – niécole, ni travail, ni famille. Le voilàqui glane à présent des épis enchantant. Tant d’insouciance !Comment cela se peut-il ? « Jeune,j’ai négligé l’étude, adulte je n’ai pastravaillé à ma renommée, aussi ai-jepu atteindre un âge si avancé. Jepeux être insouciant parce que jen’ai ni femme ni enfants et que seulela mort me guette. » Sèche ironiedes taoïstes...

Tandis que les disciples deConfucius sont toujours exposésau risque d’être plus ou moinsraides dans leurs habits moraux,les amis du Tao s’amusent du bruitdu vent. Le presque imperceptibleest ce qui leur convient le mieux.Passer inaperçu est leur triomphe,gagner des guerres d’un cligne-ment de cil leur coutume. Dans ceregistre, Lao Zi excelle.

C’est le moins connu des troispères fondateurs. On ne saitpresque rien de lui. « Il semble cer-tain » qu’il a réellement vécu,disent joliment les spécialistes. Lesdates sont douteuses. Son exis-tence pourrait s’être déroulée versle Ve siècle avant notre ère. Lestextes sont sujets à caution : on

ignore comment se départage cequ’il put écrire et ce qu’on lui attri-bua. C’est bien plus tard que sesécrits furent rassemblés, puis fina-lement commentés – seulementvers 370 de notre ère – par un cer-tain Zhang Zan. « On raconte quece lettré était amateur de boud-dhisme, de vin et de femmes, qu’iladmirait les pins, les cyprès et lesgrives », note Lisa Bresner. Sansdoute ce personnage intéressantappréciait-il les chapitres para-doxaux consacrés par le maîtretaoïste à l’un de ses contempo-rains, Yang Zhu. Ce jouisseur sanstemps mort était fort loin de l’as-cétisme habituel aux sages : « Dese trouver trop saoul pour boire unegorgée de plus, trop affaibli pourétreindre la femme suivante, voilànos seuls sujets de crainte. Nous

n’avons pas le temps de songer ànotre santé ou à notre réputation. »On entend les puritains chucho-ter : « On vous l’avait bien dit...D’abord la vacuité, et bientôt ladébauche... »

Rien de comparable chez Dô-gen. Ce moine bouddhiste, qui vé-cut au Japon au XIIIe siècle denotre ère, fut animé d’une pro-fonde exigence spirituelle. Elle leconduisit d’abord de maître enmaître. Après son éveil, il fonda lasecte zen sôtô, qui met la médita-tion en posture assise, « zazen »,au centre de sa pratique. Le petitvolume publié aujourd’hui ras-semble quatre chapitres du Shôbô-genzô – le Trésor de l’œil de la vraieloi –, son œuvre majeure. Le lec-teur ignorant – celui qui ne saitrien du contexte, des querelles du

temps, des références implicites –est frappé par la densité de cer-taines phrases. Malgré le passaged’une langue à une autre, malgréles distances d’époque et deculture, on ne cesse de tombercomme en arrêt sur des formulesqui retiennent. A propos dutemps : « Si le temps s’abolit, lesmontagnes et les mers s’abolissent. »De l’éveil : « L’union de l’instant in-fime et des âges incalculables. » Ouencore : « Le visage originel ignorela naissance et la mort. » On nesaurait dire de telles phrases qu’onles comprend, mais pas non plusqu’elles forment un simple jeu ver-bal. Elles évoquent un travail par-ticulier de la pensée, un change-ment dans l’économie de lareprésentation. Le chapitre intitulé« L’image de la galette », trace

d’un enseignement donné en 1242,est exemplaire. La réflexion partd’une parole ancienne : « L’imagede la galette n’assouvit pas lafaim. » Il ne s’agit évidemment pasde rappeler qu’on ne saurait senourrir de peintures. Comme tou-jours, il est question de la sagesseet de la délivrance, mais la re-marque est une banalité : lemonde provisoire où noussommes, les réalités fugitives quile peuplent ne peuvent apaiserl’appétit de stabilité. Aucun élé-ment n’y répond au désir de vacui-té, si l’on ose dire. Pour Dôgen,cette remarque banale est unegrave erreur. Il est en effet possibled’accéder au vide même par lebiais des apparences transitoires.Ce qui est composé ne doit pasêtre délaissé par celui qui chercheune issue : « Sachez que l’image dela galette possède une face qui luivient de père et mère, et une faceantérieure à la naissance de père etmère. » Il s’agit d’autre chose qued’une pensée sur l’art. Au lieu departager le monde en images et enréalités, en apparences éphémèreset en vacuité stable, Dôgen pré-conise plutôt d’apercevoir le réeltout entier comme une peintureoù nous sommes, nous aussi, re-présentés. Il tente ainsi d’abolir, demanière à la fois sobre et vertigi-neuse, la distinction de l’image etdu réel : « ... Dans le vide illimité, iln’y a rien qui ne soit image peinte. »

A l’évidence, ce monde mentalest à l’opposé de nos conceptionsles plus habituelles. Nos penseursn’ont cessé de scruter des textes,divins ou humains, d’en interrogerles termes, les articulations les plusminimes. Chez Dôgen au contrairese trouve formulé on ne peut plusclairement le postulat inverse :« L’inanimé expose la loi. » L’ordredu monde ne se dit pas en mots, ils’agence dans les choses et les pré-sences. C’est pourquoi il n’y a rienà déchiffrer et tout à contempler.La délivrance passe ici par un al-lègement radical : on s’y défait dusens et de toutes les fables qui s’yaccrochent. Le dernier pas du mys-tique rejoint de manière inatten-due la formule de la police : « Il n’ya rien à voir. Circulez... » On cir-culera donc. Heureusement, levide mène à tout.

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affiché par Jean Pierre Chevène-ment de conduire 80 % d’uneclasse d’âge au niveau du bacca-lauréat et à la loi d’orientation deLionel Jospin. De même pour lasanté publique ou la protection so-ciale. L’association des noms deMalraux et de Jack Lang soulignela permanence d’une singularitéfrançaise, l’intervention de l’Etatdans le secteur de la culture. Apropos des relations avecl’Afrique, nos auteurs notent quel’arrivée de la gauche au pouvoiren 1981 n’a rien changé. C’est pourla construction européenne que lacontinuité est la plus manifeste ; iln’est pas inopportun de le souli-gner, au moment où la controversesur le sujet rebondit et divise lesformations politiques : à traversles gouvernements successifs, avec

des majorités dissem-blables, et même sous desrégimes différents, la

France ne s’est jamais écartée duchoix initial de la réconciliation

LE MONDE / VENDREDI 5 MARS 1999 / VIIe s s a i sb

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b EDMOND PICARD, JURISCONSULTE DE RACE, de FoulekRingelheimQui, en France, se souvient d’Edmond Picard (1836-1924), une des per-sonnalités belges les plus célèbres en son temps ? Convaincu par la« science des races », cet éminent jurisconsulte fut aussi « le plus grandantisémite de son pays, le Drumont belge ». Le buste de ce personnagecontinue cependant de figurer en bonne place au palais de justice deBruxelles. Cette renommée est d’autant plus étonnante que, à la dif-férence de celle d’un Barrès, toute l’œuvre de cet écrivain médiocre etobsessionnel paraît se résumer à sa fureur antijuive, propagée qua-rante ans durant. Sa passion, qui dominait jusque sa conception dudroit, ne l’empêcha pas d’être élu, en 1894, sénateur du Parti ouvrierbelge, lequel attendra près de quinze ans pour le désavouer. Hanté parle « péril » qu’incarne à ses yeux « la race usurière et thésaurisante », Pi-card stigmatise déjà, lors d’un voyage au Maroc en 1887, la « saleté sé-mitique », notant, à propos des enfants juifs scolarisés à l’école fran-çaise, qu’ils y apprennent « à bien marcher sur leurs pattes de derrière ».La fascination qu’a exercée sur ses contemporains celui qu’AugusteRodin qualifiait d’« homme grand » et « bienfaisant » demeure uneénigme. C’est qu’on croisait chez les Picard, qui tenaient table ouverte,d’illustres visiteurs : Verlaine, Toulouse-Lautrec, Van Gogh... (Ed. Lar-cier, Louvain, diffusion LITEC, 141, rue de Javel, 75015 Paris, 122 p.,134 F [20,42 ¤]). A. L.-L.b LÉON BLOY. Journalisme et subversion, 1847-1917, de MichèleFontanaOn a trop vite fait d’enfermer Léon Bloy dans les origines glauques dujournalisme réactionnaire. Polémiste, pamphlétaire, vitupérateur,certes, il le fut, et avec quelle violence, quels excès ! Sa pensée n’étaitcependant pas d’abord politique, mais spirituelle et mystique. C’est à lalogique et à la stratégie de ce combat qu’est consacré l’essai de MichèleFontana, qui étudie le journaliste pour mieux faire comprendre l’écri-vain (Honoré Champion, 440 p., 410 F). Signalons également un autreessai, de Giovanni Dotoli, Autobiographie de la douleur. Léon Bloy écri-vain et critique (Klincksieck, 374 p., 300 F [45,73 ¤]). P. K.b PSYCHOPATHOLOGIE ET ÉPISTÉMOLOGIE, d’André BourguignonEminent psychiatre, André Bourguignon (1920-1996) était un huma-niste passionné d’histoire et de biologie. Membre de l’Association psy-chanalytique de France (APF), il fut aussi le codirecteur de la nouvelletraduction controversée des œuvres de Freud en français (PUF). Les ar-ticles réunis ici par Odile Bourguignon, André Manus et Monique etAlain Rauzy mettent en lumière les orientations principales de sa pen-sée concernant notamment la neurobiologie, la métapsychologie freu-dienne et la question de la traduction. En guise d’introduction, on trou-vera un intéressant commentaire du texte de Francis Bacon,La Nouvelle Atlantide, 1626 (PUF, 312 p. 148 F [22,56 ¤]). E. Ro.

l i v r a i s o n s En défense de Pierre BourdieuLouis Pinto rappelle les concepts-clés de la pensée du sociologue

et invite à prendre la mesure de la « révolution symbolique » dont son œuvre est le vecteur

PIERRE BOURDIEUET LA THÉORIEDU MONDE SOCIALde Louis Pinto.Albin Michel, 264 p., 120 F (18,29 ¤).

L es controverses suscitéespar les interventions pu-bliques de Pierre Bour-dieu ont quelquefois obs-

curci l’image de celui qui estaujourd’hui largement reconnucomme l’un des grands penseursde la société contemporaine. Lemérite du livre de Louis Pinto estd’inviter ceux qui critiquent le so-ciologue à prendre la mesure deson œuvre. Pour Louis Pinto, letravail de Pierre Bourdieu repré-sente « une révolution symbo-lique », comme on en rencontrede temps en temps en musique,en peinture, en philosophie, enphysique ou... en sociologie.

La révolution de Pierre Bour-dieu est, selon Louis Pinto, « cettemanière nouvelle de voir le mondesocial qui accorde une fonctionmajeure aux structures symbo-liques ». L’éducation, la culture, lalittérature, l’art, aujourd’hui lesmédias et, bien sûr, la politique,appartiennent à cet univers. Cequi caractérise les « champs deproduction symbolique », ce n’estni la logique de leur fonctionne-ment interne ni leur pure etsimple instrumentation au ser-vice de la classe dominante, maisle fait que les « rapports de forcesentre agents » ne s’y présententque « dans la forme transfigurée eteuphémisée de rapports de sens ».C’est cette volonté de surmonterles « fausses antinomies » – entreinterprétation et explication,structure et histoire, liberté et dé-terminisme, individu et sociétéou, par-dessus tout, subjecti-visme et objectivisme – qui donneà la sociologie de Bourdieu sonoriginalité.

On n’entrera pas ici dans le dé-

tail de son œuvre, dont Louis Pin-to rappelle quelques concepts-clés, en particulier ceux d’« habi-tus », de « champ », de« capital » : ces notions visenttoutes à « convertir le regard » dusociologue pour lui permettre demieux saisir cette « totalitécomplexe » qu’est l’« ordre dusymbolique ». « Faire le pari quel’on peut ne pas séparer dansl’analyse le sens et la violence, laconnaissance et la politique, écritLouis Pinto, tel est le principemême de cette science du symbo-lique suggérée par Pierre Bour-dieu. » Entreprise ambitieuse,ajoute l’auteur : pour Bourdieu,« la sociologie est, en droit, unescience au même titre que la phy-sique » car « le monde social estconnaissable comme l’est le monde

physique ». Certes l ’approchescientifique n’est pas la seule pos-sible : Pierre Bourdieu reconnaîtque « l’œuvre littéraire peut par-fois dire plus, même sur le mondesocial, que nombre d’écrits à pré-tention scientifique » (ce qui n’estpas le cas, apparemment, de cesautres activités concurrentes quesont le journalisme et l ’es-sayisme, deux de ses cibles favo-rites). Reste que la démarchescientifique garantit « uneconnaissance explicite et systéma-tique ».

Qu’on n’attende pas de LouisPinto une analyse critique. Cen’est pas son propos. Il soutientnon seulement toutes les posi-tions théoriques du sociologue,mais aussi tous ses choix poli-tiques. C’est la partie la moins

convaincante du livre. Autant laprésentation raisonnée del’œuvre sociologique de PierreBourdieu, dans les cinq premierschapitres, est riche, éclairante,stimulante, autant la défense etillustration de ses engagementspolitiques, dans le sixième cha-pitre, déçoit par son ton polé-mique (seuls les sociologues sai-sissent les « enjeux réels », lesautres, « intellectuels de paro-die », se contentent de « clichéspour news magazines ») et sesénoncés en langue de bois. Lecombat politique tend alors à sesubstituer à la réflexion théo-rique. Les simplifications qu’ap-pelle le premier ne sauraient tou-tefois faire oublier les apportsprécieux de la seconde.

Thomas Ferenczi

La République, une et indivisiblePassant en revue les principaux aspects de l’action des différents gouvernements, Georgette Elgey

et Jean-Marie Colombani décrivent les transformations de la France depuis 1958

LA CINQUIÈME,OU LA RÉPUBLIQUEDES PHRATRIESde Georgette Elgeyet Jean-Marie Colombani.Fayard, 408 p., 138 F (21,03 ¤).

Q ui s’attendrait, sur la foidu titre, à trouver dansce livre une descriptiondes clans qui se parta-gèrent le pouvoir sous

la Ve République ou une explica-tion de son histoire risqueraitd’être déçu. L’idée a été inspiréeaux auteurs par les similitudesqu’ils ont pensé discerner entre ré-seaux gaullistes et entourages mit-terrandiens, mais il n’y est plus faitdans le corps du livre que de fur-tives allusions. Au reste, l’existencede clans définit-elle bien le ré-gime ? N’aurait-on pu en dire au-tant des Républiques précé-dentes ? Le plus intéressant seraitd’analyser la façon dont l’interven-tion des phratries, qu’il ne faut pasconfondre avec les couples defrères et sœurs, s’est articulée avecdes institutions censées attribuerun rôle déterminant au suffragepopulaire.

Laissons ce débat ; l’essentiel estailleurs. Les auteurs ont entreprisde récapituler les quarante annéesde la Ve République : ils passent enrevue les principaux aspects del’action des gouvernements, et dé-crivent les transformations de laFrance depuis 1958. Comme tel, lelivre mérite déjà attention. Plusencore par les réflexions qu’il sus-cite.

L’inventaire des changementsconfirme une vérité devenue évi-dente : dans ces quarante années,la France a connu la plus grandemutation de son histoire. Ce nesont pas seulement les institutionsou la répartition de la population àla surface du territoire ou, encore,sa distribution professionnelle quiont prodigieusement changé, maisaussi les esprits (on appréciera le

chapitre sur le mouvement desidées, qui n’était pourtant pas leplus facile à écrire) et les mœurs. Aen juger par le titre choisi pour lechapitre sur l’évolution descomportements, la véritable révo-lution est, aux yeux des auteurs,celle qui a desserré les contraintesmillénaires sur les mœurs et libéréla sexualité. Si le livre souligne iciou là des échecs ou des demi-suc-cès − une décentralisation arrêtéeau milieu du gué, une politique eu-ropéenne indécise −, le jugementd’ensemble est indéniablementpositif : sous la Ve République − deson fait ? −, la France a rattrapéson retard et figure désormais − oude nouveau − dans le peloton detête. N’est-il pas surprenant, à yréfléchir, que ce petit pays, sansgrandes ressources naturelles, se

trouve aujourd’hui au quatrièmerang des puissances de la planète ?Il ne le doit pas uniquement à sonhistoire.

S’il est en tout cas une évidence,c’est que l’idée reçue qui veut queles Français soient rétifs à toute ré-forme et que le changement nepuisse s’opérer que par des révolu-tions est une idée fausse. Le livrefait apparaître pour ce qu’il est cequ’on présente parfois comme untrait de la fameuse exception fran-çaise : l’alibi des responsables pourleur manque de courage devant lesinitiatives indispensables. Car s’ilest une période où ont été enga-gées de grandes réformes, c’estbien sous la Ve République.

Avec le recul se découvre, à tra-vers les changements de prési-dents et les renversements de ma-jorité, une continuité qui dessineune ligne plus fondamentale queles variations du discours poli-tique. Pour l’enseignement, la vo-lonté de démocratisation a inspirétoutes les réformes, du CES desdébuts du gaullisme au collègeunique de René Haby, du projet

avec l’ennemi de la veille. Les cinqprésidents de la Ve République onttous poursuivi la même politique.Qui pourrait dire qu’il n’y a pasune logique de l’action gouverne-mentale sous la Ve République ?

Mais cette continuité est-ellebien l’œuvre des gouvernements ?Ces transformations, les Françaisles ont-ils voulues ou simplementsubies ? Et quelle fut la part de lavolonté politique dans les ré-formes effectuées ? La question estcapitale. Elle départage deuxécoles : celle qui affirme le pouvoirde la volonté politique d’infléchirle cours des événements, celle quiest impressionnée par lescontraintes auxquelles le politiquedoit se plier. La réponse n’est pasévidente. Ainsi, pour la modernisa-tion de l’économie, nos auteursdisent que tous les gouverne-ments, de droite ou de gauche,l’ont accompagnée plus qu’ils nel’ont conçue ou dirigée, mais aussi,un peu plus loin, que « tous les pré-sidents et tous les gouvernements ont

tenté d’adapter l’économie à lamondialisation ». Alors ? Pour lesmœurs, les politiques se seraientappliqués à conformer le droit àl’évolution des conduites. Maismême cette harmonisation sup-pose initiative. Que ces réformesaient dépendu pour partie de ladécision politique, ce que le livrerapporte du rôle de Lucien Neu-wirth, à l’origine de la légalisationde la contraception, montre qu’ellene se serait pas faite en 1967 s’iln’avait réussi à convaincre le géné-ral de Gaulle. Sans doute l’aurait-elle été quelques années plus tard.Reste qu’un écart de quelques an-nées c’est toute la différence entrel’histoire réelle et une histoire vir-tuelle. La responsabilité des trans-formations qui ont modernisé laFrance revient bien aux politiques.

Ce livre, qui donne à penser quele régime, à défaut d’avoir toujoursvoulu la mutation, y a néanmoinscontribué pour une part qui n’estpas négligeable, débouche sur uneconclusion qui ne semble pas s’ins-crire dans la continuité : le mo-ment serait venu d’abandonnerl’institution présidentielle tellequ’elle a fonctionné depuis les dé-buts de la Ve République. L’idée estaujourd’hui dans l’air et tire argu-ment de la cohabitation, mais ellene laisse pas de surprendre, s’il estvrai que la fonction présidentiellea joué sa partie dans une moderni-sation tenue pour positive. A quoije sais bien que les deux auteurs,qui ne connaissent pas moins bienl’histoire de la IVe République quecelle de la Ve, pourraient me ré-pondre que la France n’a pas at-tendu de se doter de nouvelles ins-titutions pour s’engager dans lavoie du changement. Quel crédit,alors, accorder à l’action des poli-tiques ? Peut-être est-ce une pré-somption que la volonté de mo-dernisation a été le fait de lasociété tout entière.

Jean-Marie Colombani est directeur du « Monde »

R e n é R é m o n d

De la IVe à la Ve...Un entretien avec l’historienne

Georgette Elgey« Votre œuvre sur la IVe Répu-

blique fait autorité. Cette fois vousvous intéressez à la Ve. Quelles dif-férences fondamentales relevez-vous entre l’une et l’autre ?

– Elles sont nombreuses. Ellesviennent des institutions et desproblèmes à résoudre : la IVe doitfaire face à la décolonisation ; la Ve

au cancer du chômage qui n’exis-tait absolument pas sous la Répu-blique précédente. Le cadre mêmede l’organisation politique a chan-gé. La décentralisation était in-connue sous la IVe ; l’Europe naîtalors certes, mais on ne se doutaitabsolument pas que la construc-tion européenne aurait un tel es-sor ; l’immigration et l’intégrationdes enfants d’immigrés ne sou-lèvent pas de difficulté.

– La Ve peut-elle être victime decette immigration, dont vous dé-montrez dans votre livre qu’elle estune suite de la colonisation,comme la IVe l’a été de son incapa-cité à régler le problème algérien ?

– Je ne le crois pas. Elle peut êtrevictime du drame du chômage,mais pas d’autres problèmes. Re-gardez, c’est en 1974 que l’oncommence à parler du déficit de laSécurité sociale, c’est en 1974 quel’on prend conscience de l’impor-tance de l’immigration. Parcequ’indirectement ce déficit est créépar l’importance du chômage,parce que celui-ci frappe d’abordles populations immigrées qui sontmoins bien insérées, alors qu’enpériode de plein emploi on fait ve-nir les étrangers. Tant qu’ils ont dutravail, l’intégration se fait. Tout estlié au chômage.

– Un des mérites de votre livresur la Ve est de réhabiliter la IVe.C’est elle qui a bâti les prémices desmodernisations dont la suivantes’est vantée !

– C’est évident. Même la nou-velle Constitution, hormis les pou-voirs du président de la Répu-blique, reprend des projets quiavaient été préparés avant 1958. Ledroit à la santé est né avec la Sé-

curité sociale en 1945. La politiquenucléaire, c’est elle aussi, que cesoit le nucléaire civil ou le nucléairemilitaire.

– La République actuelle a ap-porté la stabilité gouvernementale.Mais, à vous lire, on a l’impressionque le pouvoir politique a essen-tiellement regardé les changementss’opérer.

– Non. Il a eu un rôle détermi-nant pour la décolonisation, pourla politique d’indépendance natio-nale, pour la construction euro-péenne, pour la décentralisation.Pour le reste, il a su prendre encompte les changements profondsde la société. Et avec courage, pourles mœurs, les femmes, la famille,avec la loi Pleven de 1972 qui adonné les mêmes droits aux en-fants nés hors mariage qu’aux en-fants « légitimes ». Il a prisconscience qu’il y avait un courantprofond, et il a adapté la législa-tion. C’était très courageux. Rappe-lez-vous les insultes dont SimoneVeil a été la victime lorsqu’elle afait autoriser l’interruption volon-taire de grossesse. Rappelez-vousque Lucien Neuwirth n’a jamais étéministre car Georges Pompidou nelui pardonnait pas d’avoir fait,grâce à l’appui du général deGaulle, autoriser la pilule.

– Pourtant, à vous lire, on a l’im-pression que les alternances necréent pas de rupture.

– Elles ont permis des change-ments dans le style et les préoc-cupations. En matière économique,c’est vrai, la marge de manœuvreest assez faible, car la politique dela France dépend quand mêmebeaucoup de ce qui se passe dansle monde. Après 1981, on a fini pars’apercevoir que l’on ne pouvaittransformer ni la société ni l’écono-mie. Mais François Mitterrand afait beaucoup progresser laconstruction de l’Europe et lagauche, et, par la décentralisation,a modifié le cadre institutionnel. »

Propos recueillis par Thierry Bréhier

Page 8: des principaux gouvernements et les mutations qu’a connues ......commenØant Outremonde, le fan-tasme du « grand roman amŁri-cain », du livre total, qu’il a si ma-gistralement

LeMonde Job: WIV0999--0008-0 WAS LIV0999-8 Op.: XX Rev.: 04-03-99 T.: 08:16 S.: 111,06-Cmp.:04,08, Base : LMQPAG 24Fap:100 No:0056 Lcp: 700 CMYK

VIII / LE MONDE / VENDREDI 5 MARS 1999 a c t u a l i t é sb

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Pierre-Henri Simon, « l’engagé »C ertes, Pierre-Henri Simon appartient à

un monde intellectuel qui n’a pas survé-cu à ce dernier quart du siècle, et on nelit plus guère les livres de ce professeur

et académicien français. Cependant, il serait in-juste de le reléguer, sans autre examen, dans unpassé qui n’aurait plus rien à nous dire. Le colloquequi s’est tenu à Rome en décembre 1996 (1), et dontles actes sont publiés aujourd’hui (2), donne uneimage précise de cette figure dont René Rémondrappelle la place importante qu’elle occupa des an-nées 30 à la guerre d’Algérie ; place que lui re-connaissent d’ailleurs les historiens contempo-rains.

Il faut bien sûr d’abord rappeler, ici, que Pierre-Henri Simon fut, de 1961 à sa mort, en 1972, lefeuilletonniste littéraire du Monde. Même si, gar-dien d’une certaine idée et tradition de la littéra-ture, il se montra méfiant à l’égard des « mo-dernes », il exerça son magistère critique avecconscience : « Je suis plutôt dans le mouvement pro-gressif des idées et des lettres, l’homme du coffrage etde la boussole que celui du forage et de la dyna-mite », écrivait-il lucidement en novembre 1966, aumoment où il était élu à l’Académie française aufauteuil de Daniel-Rops, dans un article sur « lafonction du critique ». En fait, l’ancien normalienet agrégé de lettres concevait ce travail hebdoma-daire comme un prolongement de son activité pro-fessorale. A Gand, et surtout à Fribourg (Suisse),c’est encore une responsabilité morale, pour lui at-

tachée à la littérature, qu’il assumait auprès de sesétudiants.

François Mauriac, qui l’estimait, voyait en lui unhomme pour qui écrire est un acte. Et l’expressionde René Rémond, « écrivain engagé », est juste, sil’on accepte de la prendre dans un sens plus ci-vique et moral que strictement politique : seslivres, des Catholiques, la politique et l’argent (1936)à Contre la torture (1957) et Portrait d’un officier(1958), témoignent de cet engagement chrétien enmême temps qu’humaniste. Journaliste de convic-tion (Jean-Claude Petit rappelle ses liens avec Hu-bert Beuve-Méry et Georges Hourdin), catholiqueprogressiste, plus influencé par le personnalismed’Emmanuel Mounier que par le thomisme de Ma-ritain (Michel Fourcade), il pouvait écrire : « J’es-saie seulement d’accorder, dans une orthodoxie etune pratique loyale, mon appartenance à l’Egliseavec la vision du monde, les doutes, les problèmes, lesangoisses et les espoirs d’un homme du XXe siècle. » Ilest bon de pouvoir relire aujourd’hui ce texte,Contre la torture, qui porte cette angoisse et tentede la convertir en enseignement. Cette idée de ladignité de l’homme n’est pas menacée, elle, par levieillissement.

P.K.

(1)« Le Monde des livres » du 31 janvier 1997.(2) « Pierre-Henri Simon », actes du colloque de Rome, sousla direction de Jacotte Lucet et Thérèse Bœspflug, suivi deContre la torture (Cerf, 170 p., 130 F).

b Chiffres de l’édition pour 1998.Selon le magazine professionnelLivres-Hebdo, 250 éditeurs ont pu-blié 75 % de la production, qui aglobalement augmenté de 15,2 %en 1998. En tête, les groupes Havas(+ 14,1 %), Hachette Livre (+ 9 %),Flammarion (+ 12,3 %), Gallimard(+ 14,3 %, dont 20,7 % pour Galli-mard Jeunesse), L’Harmattan, Al-bin Michel et les PUF ont publié36,3 % des nouveautés et nouvelleséditions en 1998 contre 38 % en1997. Ce sont les éditeurs spéciali-sés qui contribuent le plus à cetteaugmentation en volume (+ 24,2 %pour Ellipses ; + 26,7 % pour Milan)alors que la prudence semble êtrede mise pour les maisons de litté-rature générale. Si l’on excepte lescas des éditions du Rocher(+ 26,7 %) et d’Odile Jacob(+ 38,4 %), la production, qui aug-mente légèrement chez Grasset etStock, reste stable chez J.-C. Lattèsalors qu’elle baisse de 9,7 % chezCalmann-Lévy.En revanche, le poche poursuit sonexpansion. Si le Livre de poche(groupe Hachette) se distingue parla stabilité de sa production(316 nouveautés en 1998 contre323 en 1993), Pocket a enregistréune hausse de 30 % et J’ai lu de21,5 %.b L’Atalante fête ses 10 ans.Créées fin 1988 par Pierre Michaut,sous l’enseigne de la librairie qu’ilavait fondée à Nantes en 1979, leséditions de L’Atalante repré-sentent désormais 85 % du chiffred’affaires global de l’entreprise –qui se monte à 5,5 millions defrancs (838 470 ¤). L’Atalante –dont le catalogue compte plus decent-soixante-quinze titres – estdistribuée par Harmonia Mundidepuis un an. Aujourd’hui la mai-son d’édition publie une trentainede livres chaque année, dont cer-tains, comme ceux de Pierre Bor-dage, Orson Scott Card, MichaelMoorcock et Terry Pratchett, ontdépassé les dix mille exemplairesvendus. Si la collection « Biblio-thèque de la chamaille », consa-crée au théâtre, doit, avec l’aide deSerge Valletti, se développer dansl’année, d’autres projets de diversi-fication sont également à l’étude.Et comme un anniversaire ne sefête pas sans cadeau, la maisond’édition offre à tout acheteur dedeux volumes de son fonds un re-cueil hors commerce de dix nou-velles inédites, Dix ans L’Atalante,avec les signatures notamment deStéphanie Benson, Gilles Servat etMarc Villard. b Nouvelle collection à L’Olivier.Olivier Cohen lance la collection« Marges », sous-titrée « L’autrelittérature ». Le directeur des édi-tions de L’Olivier explique que lesauteurs publiés dans cette série nerelèvent ni « d’un genre défini nid’aucun mouvement, courant ouécole identifiable », et qu’ils ex-plorent des territoires situés « à lafrontière du réel et de l’imaginaire,du normal et du pathologique, dupossible et de l’impossible ». En lesregroupant, il souhaite « prendrela mesure de leur existence dans lafiction contemporaine ». A raisonde quatre à cinq titres par an, lestrois premières livraisons (8 avril)sont : Ecstasy, d’Irvine Welsh, L’Œildu lézard, de Richard Hell, et BadCity Blues, de Tim Willocks.b Diffusion. L’éditeur indépen-dant Hoëbeke confiera, à partir du1er mai, sa diffusion-distributionaux éditions du Seuil. Publiant 20 à25 titres par an pour un chiffred’affaires de 15 à 17 millions defrancs (2 286 735 à 2 591 633 ¤), leséditions Hoëbeke étaient chezFlammarion depuis 1992.

RECTIFICATIF

b Contrairement à ce qui était af-firmé dans le dossier sur la biogra-phie, dans « Le Monde des livres »du 19 février, le livre de l’historienBernard Guénée, Entre l’Eglise etl’Etat, n’a pas paru chez Fayard,mais dans la « Bibliothèque desHistoires » de Gallimard.

Les « Belles étrangères »hissent le drapeau belge

I l est parfois plus délicatd’inviter chez soi le voisind’à côté que d’accueillir unétranger venu de très loin.

En projetant de recevoir nosamis belges, les responsables des« Belles étrangères » n’imagi-naient pas les trésors de diplo-matie nécessaires à l’organisa-t ion d’une entrepriseapparemment simple : faire ve-nir, du 3 au 13 mai, une quinzainede romanciers, de poètes ou d’es-sayistes belges. Depuis trenteans, les « Belles étrangères », ini-tiative conjointe du ministère desaffaires étrangères et du Centrenational du livre, invitent desécrivains d’un autre pays à venirfaire connaître leur œuvre et, au-delà, la culture de leur nation. Unpériple à travers les bibl io-thèques, les lycées et les librairiesd’une douzaine de vi l les del’Hexagone ; un peu comme unetournée de cirque au cours de la-quelle les représentants jugés lesplus éminents (ou les plus dignesd’être découverts par le publicfrançais) de la littérature d’unenation rencontrent des lecteursintéressés par ce qui vient d’ail-leurs.

La mise sur pied de l’éditionbelge des « Belles étrangères »s’est donc révélée ardue encomparaison des éditions précé-dentes consacrées à l’Albanie,

l’Amérique centrale ou la Pales-tine. Car la l ittérature belgen’existe pas : il existe des écri-vains francophones, néerlando-phones, et quelques germano-phones dans un pays en train dese défaire et dont l’espace cultu-rel est divisé par les langues et lestropismes naturels vers lesgrands voisins, la France et lesPays-Bas. Le fait que beaucoupd’écrivains d’origine belge, dansle passé comme dans le présent,aient été consacrés par Paris, etn’attachent que peu d’impor-tance à leur origine, constitue unélément de brouillage supplé-mentaire.

Il fallait une initiative françaisepour que se réalise ce qui estquasi impossible en Belgique :l’apparition simultanée et soli-daire de créateurs qui viventdans des mondes isolés, voirehostiles, bien que proches. Huitfrancophones, certains déjà re-connus en France comme Jac-queline Harpman ou Pierre Mer-tens, et huit Flamands, que l’onva découvrir (peut-être HugoClaus, a priori réticent, se join-dra-t-il au groupe) parcourrontdonc nos terroirs avec leurs tex-tes du Plat Pays. Ils feront, à cetteoccasion, connaissance les unsdes autres. C’est cela, la Bel-gique.

Luc Rosenzweig

Ecrire l’intimeA Tours, l’autobiographie a été le thème des rencontres de la septième édition

des « Ambassades » organisée dans la région Centre

S outenir la création litté-raire de qual i té , t ropécartée des c i rcuitscommerciaux, et favori-

ser sa diffusion : telle est l’ambi-tion des Ambassades organiséesune fois l ’an dans la régionCentre (1). Pour la septième fois,le centre régional du livre im-planté à Vendôme convie desécrivains à rencontrer le publicaussi bien dans les librairies, lesbibliothèques et les lycées quedans les cafés, les hôpitaux oules prisons. Après les thèmes dela mémoire, de l’originalité, despoètes et des traducteurs, le col-loque de Tours vient de traiter lalittérature intime en deux tablesrondes animées par Thierry Gui-chard, responsable du magazineLe Matricule des anges.

Michel Leiris, l’une des réfé-rences majeures de la littératureautobiographique moderne, af-firmait que l ’autobiographien’est pas un jeu esthétique maisune mise à nu. « Je ne peux écrireque ce que j’ai d’abord vécu etressenti, donc à la première per-sonne », avoue Jacques Borel,Prix Goncourt 1965 avec L’Ado-ration. Il revit alors le passé avecune intensité redoublée parl’écriture. « Oui, l’autobiographeest aujourd’hui le dernier desécrivains engagés », surenchéritYves Charnet, pour qui l’acte de

jeter sa vie dans les mots trans-forme l’expression en une expé-rience unique. La vie est invi-vable, clame comme beaucoupce spécialiste de Baudelaire, quivoit dans l’intime « la poésiedans la prose ». Cet intime, pourlui, « articule l’expérience, lèvedes censures et peut même aiderles autres ». « La seule affaire,c’est soi-même et la recherche deson identité », s’écrie CamilleLaurens. Même dans un textecomme Philippe (POL, 1995), ra-contant la mort de son bébédeux heures après l’accouche-ment, son « je » reste unmasque. « Le roman, dit-elle,doit partir du pronom personnelpour at te indre l ’essence hu-maine. » L’important pour elle,« c’est le voyage avec les mots quisont souvent très profonds ».

Tout au contraire, Jean-BenoîtPuech, écrivain et professeur àOrléans, estime que l’intime nese publie pas sinon il perd soncaractère propre. Il fait remar-quer que le Journal de Kafka estun chef-d’œuvre mais qu’ i ln’était pas intentionnellementdestiné au public.

Quand il entend le mot auto-biographie, le poète et roman-cier tourangeau Marc Petit sortson revolver. « La littérature estdevenue une collection de souf-frances des victimes. Pour moi, la

phrase impossible est celle quicommence par “je”. » Se disantfictionniste maximaliste, il pré-fère écrire des histoires qui don-neront un sens à la réal i té ,même si c’est de façon provi-soire. Dans ses romans, le « je »n’est pas lui mais un doubles’éveillant dans son ombre ouun être sans reflet qui n’est paslui mais « sa » vérité. Engagédans « la nouvelle fiction », MarcPetit fait la part belle à l’imagi-naire, au mythe et au merveil-leux. « Ecrire avec son ego, dit-il,cela fait de la mauvaise littéra-ture. »

L’autofiction, façon Doubrov-sky ou Guibert, il n’aime pas :« Le mélange de la fiction et de laréalité peut devenir dangereux.La morale est plus importanteque la littérature et on ne doit pasdésespérer les gens. » Les partici-pants au colloque de Tours, en-quêteurs sur eux-mêmes, sontau moins tombés d’accord pourdire que la vérité de l’être estsurtout dans son itinéraire.

Alexis Boddaert

(1) Les Ambassades se poursuiventjusqu’au 13 mars dans divers lieux.Les salles d’art et d’essai Les Studiosde Tours sont associées pour la pre-mière fois avec comme thème l’auto-biographie au cinéma. Renseigne-ments : 02-54-72-27-49

L’EDITION FRANÇAISE

AGENDAb DU 10 MARS AU 2 JUIN.FEMMES. A Paris, l’Associationdes historiens propose un cycle deneuf conférences sous la directionde Michelle Perrot sur le thème :« Histoire des femmes : statut,rôle, représentation, interdits ettabous à travers les civilisations »(à 19 heures, chaque mercredi, à laMaison de l’Europe, 35, rue desFrancs-Bourgeois, 75004 Paris, ins-criptions au 01-48-75-13-16).b LE 11 MARS. HUGUENIN. AParis, le centre de recherches surla création poétique de l’Ecolenormale supérieure de Fonte-nay - Saint-Cloud rend un hom-mage à Jean-René Huguenin (à17 h 30, ENS, 31, avenue Lombart,92266 Fontenay-aux-Roses).b DU 11 AU 14 MARS. BD. A Bas-tia, le centre culturel Una Volta or-ganise de nombreuses expositions

pour les VIes Rencontres de labande dessinée (Arcades duthéâtre, rue César-Campinchi,20200 Bastia, tél. : 04-95-32-68-92).b DU 11 AU 21 MARS. IMAGI-NAIRE. A Bruxelles, le premier

festival international du livre del’imaginaire – Imaginaire 99 –, seral’occasion de tables rondes avec denombreux écrivains. (Rens. : Lamaison du livre, tél. : [32] 2-543-12-20).