Des particules cosmiques sont recherchées sous Terre

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{t1ltORat Samedi r' avril 2006 j 7 Aumilieu du tunnel routier d~ Fréjus, les scientifiques de l'expérience Edelweiss Ilpréparent le cryostat (au centre), qui doit refroidir à .273 °C les détecteurs composés de germanium et cerclés de cuivre (à droite).IN2P3 Desparticulescosmiques sontrecherchées sousTerre Pour résoudre l'énigme de la .,. ,. matIere nOIre,une expenence doit prouver l'existence ~es mystérieux « Wimps » A u beau milieu du tunnel routier du Fréjus (Savoie), une entrée dérobée ouvre sur la quête d'une particule si secrète que personne ne peut jurer qu'elle existe. Il faut pénétrer dans un abri anti- incendie que rien ne distingue des autres, passer une porte à peine visible au fond du local, pour changer, en quelques mètres, de poids lourds et d'échelle. Les semi-remorques dont on subit le trafic, entre France et Italie, ont cédé la place à des corpuscules réputés aussi massifs qu'invisibles, dont des scientifiques guet- tent assidûment le passage. Dans le Laboratoire souterrain de Modane (LSM), les chercheurs ont enfoui leur expérience Edelweiss sous 1700 mètres de montagne, pour traquer ces particules venues du cosmos, produi- tes dans les tout premiers instants du Big Bang. Issus de neuf laboratoires français (du CEAet du CNRS), allemands et rus- ses, ils viennent de se donner les moyens d'une surveillance accrue; inaugurés ven- dredi 31 mars, pour s'assurer, enfin, de leur réalité. Pour l'heure, les Wimps (un acronyme. anglais signifiant particule massive faiblement interactive) ne sont encore qu'une hypothèse dont la valida- tion arrangerait bien des scientifiques. Les physiciens des particules, d'abord, les ont postulés dans le cadre des théories dites de supersymétrie. Les astrophysi- ciens et les cosmologistes, ensuite, s'en sont saisis comme une part possible de la solution au dérangeant problème de la masse manquante de l'Univers. Leurs calculs montrent en effet que la matière ordinâire, qui compose les étoiles aussi bien que nos corps, ne pèse que 4 % du total cosmique. Les Wimps pourraient fournir tout ou partie d'une substance encore inconnue, la matière noire, qui représenterait 25 %de cette masse etjusti- fierait la formation et le comportement des galaxies. Entre l'infiniment petit des parti- cules et l'infiniment grand du cosmos, la mise en évidence de ce chaînon manquant auraitdoncdes« répercussions majeures », note Gilles Gerbier (CEA), directeur du LSMet responsable d'Edelweiss. Mais le passage de la théorie à la prati- que s'avère extraordinairement compli- qué. Comme leur nom l'indique, les Wimps sont faits d'une matière qui n'exerce presque aucune action sur la "nôtre. Au gré des flux cosmiques, 10 000 à 100 000 Wimps traverseraient, chaque seconde, chaque centimètre carré de nos corps et de nos matériaux, pres- que sans laisser de trace. La seule chance de les déceler tient dans ce « presque» et dans ce grand nombre. En exposant à ce flux suffisamment de centimètres carrés d'un matériau très sensible, en attendant durant des périodes longues, les chas- seurs peuvent espérer qu'un Wimp finira par cogner, comme une boule de billard contre un atome du piège qui lui est ten- du. Et que ce choc sera signalé par une brève élévation de température. Métal romain devenu inerte C'est le pari d'Edelweiss, qui repose sur la sensibilité de « pastilles» de 320 g de germanium, d'une pureté sans égal, refroidies à une température approchant de zéro absolu (- 273 DC).Cette qualité de froid est cruciale pour que les capteurs puissent discerner la variation de tempé- rature qui trahira les chocs des Wimps, de l'ordre du millionième de degré. Pen- dant plusieurs années, l'équipe a misé sur trois pastilles, soit près d'un kilo de germanium. Sa confiance dans la fiabili- té de l'instrument en est sortie renforcée malgré une surface exposée encore insuf- fisante pour observer un signal. Çes jours-ci, la phase Edelweiss II doit permettre d'empiler 30 détecteurs dans un cryostat capable, à terme, si les finance- ments sont obtenus, d'en refroidir 120, soit environ 40 kg de matière. La sensibili- té de l'expérience sera alors 100 fois plus grande, la capacité de déceler un Wimp atteignant statistiquement une particule par année d'observation et par kilo expo- sé. L'avantage aura alors été repris sur les Américains qui disposent actuellement de l'instrument le plus performant. Cette traque des Wimps n'est toutefois pas seulement une course à la précision. Pour être capable d'identifier à coup sûr une particule aussi hypothétique et éva- nescente, il faut aussi écarter toutes cel- les, bien réelles, qui ne manquent pas de tromper les détecteurs. Il faut à tout prix éviter d'être assourdi par ce bruit de fond. C'est le but de l'enfouissement sous la montagne du Fréjus, qui rend un mil- lion de fois moins nombreux les corpus- cules produits, en surface, par les rayons cosmiques. Mais il faut aussi se méfier des radiations des roches alentour ou même des corps des scientifiques: un humain génère environ 8 000 désinté- grations radioactives par seconde. Pour se protéger des neutrons récalci- trants, Edelweiss II dispose d'un système d'alerte, capable de désactiver les mesu- res le temps de leur passage. L'expérience multiplie aussi les blindages autour du crysostat : des plaques de plastique, puis des couches de plomb éconduisent les der- niers rayonnements importuns. Cette chasse aux parasites peut apparaître sans fin. Le plomb moderne produit en effet une radioactivité résiduelle. La couche la plus proche des détecteurs a donc été constituée d'un plomb dit archéologique, récupéré au large de la Bretagne dans l'épave d'un navire qui en transportait 22 tonnes et qui a coulé vers l'an 400. Usé par la longueur de son séjour sous l'eau, ce métal romain est devenu totalement inerte. Du fond des mers au tréfonds de la montagne, l'histoire aura aussi apporté sa contribution à la recherche des Wimps. lIIfI JÉRÔME FENOGLIO

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{t1ltORatSamedi r' avril 2006

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Aumilieudu tunnel routier d~ Fréjus, les scientifiques de l'expérience Edelweiss Ilpréparent le cryostat (au centre), qui doit refroidir à .273 °C les détecteurs composés de germanium et cerclés de cuivre (à droite).IN2P3

DesparticulescosmiquessontrecherchéessousTerrePour résoudre l'énigme de la.,. , .matIere nOIre,une expenencedoit prouver l'existence~esmystérieux«Wimps»

Au beau milieu du tunnel routier duFréjus (Savoie),une entrée dérobéeouvre sur la quête d'une particule si

secrète que personne ne peut jurer qu'elleexiste. Il faut pénétrer dans un abri anti-incendie que rien ne distingue des autres,passer une porte à peine visible au fonddu local, pour changer, en quelquesmètres, de poids lourds et d'échelle. Lessemi-remorques dont on subit le trafic,entre France et Italie, ont cédé la place àdes corpuscules réputés aussi massifsqu'invisibles, dont des scientifiques guet-tent assidûment le passage.

Dans le Laboratoire souterrain deModane (LSM), les chercheurs ontenfoui leur expérience Edelweiss sous1700 mètres de montagne, pour traquerces particules venues du cosmos, produi-tes dans les tout premiers instants du BigBang. Issus de neuf laboratoires français(du CEAet du CNRS), allemands et rus-ses, ils viennent de se donner les moyensd'une surveillance accrue; inaugurés ven-dredi 31 mars, pour s'assurer, enfin, deleur réalité. Pour l'heure, les Wimps (unacronyme. anglais signifiant particule

massive faiblement interactive) ne sontencore qu'une hypothèse dont la valida-tion arrangerait bien des scientifiques.

Les physiciens des particules, d'abord,les ont postulés dans le cadre des théoriesdites de supersymétrie. Les astrophysi-ciens et les cosmologistes, ensuite, s'ensont saisis comme une part possible de lasolution au dérangeant problème de lamasse manquante de l'Univers. Leurscalculs montrent en effet que la matièreordinâire, qui compose les étoiles aussibien que nos corps, ne pèse que 4 % dutotal cosmique. Les Wimps pourraientfournir tout ou partie d'une substanceencore inconnue, la matière noire, quireprésenterait 25 %de cette masse etjusti-fierait la formation et le comportement desgalaxies.Entre l'infiniment petit des parti-cules et l'infiniment grand du cosmos, lamise en évidence de ce chaînon manquantauraitdoncdes« répercussionsmajeures»,note Gilles Gerbier (CEA), directeur duLSMet responsable d'Edelweiss.

Mais le passage de la théorie à la prati-que s'avère extraordinairement compli-qué. Comme leur nom l'indique, lesWimps sont faits d'une matière quin'exerce presque aucune action sur la"nôtre. Au gré des flux cosmiques,10 000 à 100 000 Wimps traverseraient,chaque seconde, chaque centimètre carréde nos corps et de nos matériaux, pres-que sans laisser de trace. La seule chance

de les déceler tient dans ce « presque» etdans ce grand nombre. En exposant à ceflux suffisamment de centimètres carrésd'un matériau très sensible, en attendantdurant des périodes longues, les chas-seurs peuvent espérer qu'un Wimp finirapar cogner, comme une boule de billardcontre un atome du piège qui lui est ten-du. Et que ce choc sera signalé par unebrève élévation de température.

Métal romain devenu inerteC'est le pari d'Edelweiss, qui repose

sur la sensibilité de « pastilles» de 320 gde germanium, d'une pureté sans égal,refroidies à une température approchantde zéro absolu (- 273 DC).Cette qualitéde froid est cruciale pour que les capteurspuissent discerner la variation de tempé-rature qui trahira les chocs des Wimps,de l'ordre du millionième de degré. Pen-dant plusieurs années, l'équipe a misésur trois pastilles, soit près d'un kilo degermanium. Sa confiance dans la fiabili-té de l'instrument en est sortie renforcéemalgré une surface exposée encore insuf-fisante pour observer un signal.

Çesjours-ci, la phase Edelweiss II doitpermettre d'empiler 30 détecteurs dansun cryostat capable, à terme, si les finance-ments sont obtenus, d'en refroidir 120,soit environ 40 kgde matière. La sensibili-té de l'expérience sera alors 100 fois plusgrande, la capacité de déceler un Wimp

atteignant statistiquement une particulepar année d'observation et par kilo expo-sé. L'avantage aura alors été repris sur lesAméricains qui disposent actuellementde l'instrument le plus performant.

Cette traque des Wimps n'est toutefoispas seulement une course à la précision.Pour être capable d'identifier à coup sûrune particule aussi hypothétique et éva-nescente, il faut aussi écarter toutes cel-les, bien réelles, qui ne manquent pas detromper les détecteurs. Il faut à tout prixéviter d'être assourdi par ce bruit defond. C'est le but de l'enfouissement sousla montagne du Fréjus, qui rend un mil-lion de fois moins nombreux les corpus-cules produits, en surface, par les rayonscosmiques. Mais il faut aussi se méfierdes radiations des roches alentour oumême des corps des scientifiques: unhumain génère environ 8 000 désinté-grations radioactives par seconde.

Pour se protéger des neutrons récalci-trants, Edelweiss II dispose d'un systèmed'alerte, capable de désactiver les mesu-res le temps de leur passage. L'expériencemultiplie aussi les blindages autour ducrysostat : des plaques de plastique, puisdes couches deplomb éconduisent les der-niers rayonnements importuns. Cettechasse aux parasites peut apparaître sansfin. Le plomb moderne produit en effetune radioactivité résiduelle. La couche laplus proche des détecteurs a donc étéconstituée d'un plomb dit archéologique,récupéré au large de la Bretagne dansl'épave d'un navire qui en transportait 22tonnes et qui a coulé vers l'an 400. Usépar la longueur de son séjour sous l'eau,ce métal romain est devenu totalementinerte. Du fond des mers au tréfonds de lamontagne, l'histoire aura aussi apporté sacontribution à la recherche des Wimps. lIIfI

JÉRÔME FENOGLIO