DES MINORITÉS ACTIVES

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Psychologie des minorits actives

Serge Moscovici, Psychologie des minorits actives (1991)189

Serge MOSCOVICI (1925- )

Directeur du Laboratoire Europen de Psychologie Sociale (LEPS)Maison des sciences de l'homme (MSH), Parisauteur de nombreux ouvrages en histoire des sciences, en psychologie sociale et politique.

(1991)

PSYCHOLOGIEDES MINORITSACTIVES

Traduit de langlais par Anne Rivire.3e dition, 1991.

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Serge MOSCOVICI

PSYCHOLOGIE DES MINORITS ACTIVES.

Traduit de langlais par Anne Rivire.Paris: Les Presses universitaires de France, 3e dition, 1991, 275 pp. Collection: Sociologies. 1re dition: 1979.

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Serge MOSCOVICI (1925- )

Directeur du Laboratoire Europen de Psychologie Sociale (LEPS)Maison des sciences de l'homme (MSH), Parisauteur de nombreux ouvrages en histoire des sciences, en psychologie sociale et politique.

PSYCHOLOGIEDES MINORITS ACTIVES.

Traduit de langlais par Anne Rivire. Paris: Les Presses universitaires de France, 3e dition, 1991, 275 pp. Collection: Sociologies. 1re dition: 1979.

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Cet ouvrage est paru pour la premire fois sous le titre:Social Influence and Social Changepar Serge MoscoviciLondres, Academic Press, 1976.

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Sommaire

Deuxime de couvertureIntroduction

PREMIRE PARTIE / Consensus, Contrle et conformit L'influence sociale du point de vue fonctionnaliste

Chapitre 1.Dpendance et contrle social

Premire proposition.Dans un groupe l'influence sociale est ingalement rpartie et s'exerce de faon unilatrale

Deuxime proposition.L'influence sociale a pour fonction de maintenir et de renforcer le contrle social

Troisime proposition.Les rapports de dpendance dterminent la direction et l'importance de l'influence sociale exerce dans un groupe

Chapitre 2.Les pressions vers la conformit[6]Quatrime proposition.Les formes prises par les processus d'influence sont dtermines par des tats d'incertitude et par le besoin de rduire l'incertitude

Cinquime proposition.Le consensus vis par l'change d'influence se fonde sur la norme d'objectivit

Sixime proposition.Tous les processus d'influence sont considrs sous l'angle du conformisme et le conformisme seul, croit-on, sous-tend leurs caractristiques essentielles

Chapitre 3.La confrontation entre la logique des thories et la logique des faits

Pourquoi certains aspects de la ralit ont-ils t exclus de notre champ d'investigation?

L'incertitude mrite-t-elle la position centrale qu'elle occupe dans le modle thorique?

Est-il lgitime de continuer user indiffremment du concept de pouvoir et du concept d'influence?

Remarques finales

DEUXME PARTIE / Conflit, innovation et reconnaissance socialeL'influence sociale du point de vue gntique

Chapitre 4.Minorits et majorits

Premire proposition.Chaque membre du groupe, indpendamment de son rang, est une source et un rcepteur potentiels d'influence

Chapitre 5.Le noeud du changement: le conflit

Deuxime proposition.Le changement social, autant que le contrle social, constitue un objectif de l'influence

Troisime proposition.Les processus d'influence sont directement lis la production et la rsorption des conflits

Chapitre 6.Les styles de comportement

Quatrime proposition.Lorsqu'un individu ou un sous-groupe influence un groupe, le principal facteur de russite est le style de comportement

Chapitre 7.Normes sociales et influence sociale

Cinquime proposition.Le processus d'influence est dtermin par les normes d'objectivit, les normes de prfrence et les normes d'originalit

Chapitre 8.Conformer, normaliser, innover

Sixime proposition.Les modalits d'influence incluent, outre la conformit, la normalisation et l'innovation

Chapitre 9.Minorits dviantes et ractions des majorits

Le handicap d'tre diffrentLes mal-aims et les admirsA la recherche de la reconnaissance socialeRapports critre unique et rapports double critre

Chapitre 10.Conclusions

APPENDICE. La dissidence d'un seul: propos de Soljenitsyne

Bibliographie

Psychologie des minorits actives.3e dition, 1991.

DEUXIME DE COUVERTURE

HYPERLINK \l "tdm" Retour au sommaireCertains phnomnes semblent chapper la raison humaine au point qu'on inclinerait les attribuer des forces magiques. Au nombre de ceux-ci figurent la facilit avec laquelle les hommes sont amens changer leur conception et leur perception de la ralit ainsi que leur comportement, et aussi la promptitude avec laquelle ils adoptent, comme par un effet d'hypnose, des opinions qui, la veille encore, leur taient totalement trangres et qui leur sont suggres par un groupe, les mass media ou un personnage dot de pouvoir ou de prestige.Il est galement tonnant de constater que, malgr la pression norme qu'exerce la socit pour obliger les individus se conformer au modle gnral, des minorits et des dviants non seulement lui rsistent mais arrivent mme crer de nouvelles faons de vivre, de penser et d'agir, obligeant de ce fait la majorit les accepter son tour.Ces phnomnes d'influence, jadis du domaine de la spculation, sont maintenant tudis de manire scientifique en laboratoire. Dans ce livre, Serge Moscovici prsente une thorie de l'influence des minorits. De l'ouvrage lui-mme, publi d'abord en anglais, l'American Scientist a crit: Il faut absolument lire ce livre, tandis que Contemporary Psychology le qualifie d'audacieux, plein d'intuition et d'une trs grande porte.

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Psychologie des minorits actives.3e dition, 1991.

INTRODUCTION

HYPERLINK \l "tdm" Retour au sommaireIl y a des poques majoritaires, o tout semble dpendre de la volont du plus grand nombre, et des poques minoritaires, o l'obstination de quelques individus, de quelques groupes restreints, parat suffire crer l'vnement, et dcider du cours des choses. Cet aspect a beau ne pas tre essentiel et tre vrai en gros seulement, si l'on me demandait de dfinir le temps prsent, je rpondrais qu'un de ses caractres particuliers est le passage d'une poque majoritaire a une poque minoritaire. Cela se voit l'oeil nu quand on compare les courants de masse ns avec le sicle aux mouvements de femmes, d'tudiants, etc., qui se succdent depuis environ vingt ans. Le passage en question nous conduit regarder d'un oeil neuf certains phnomnes qui nous semblent si surprenants que nous inclinons croire qu'ils se droulent entirement en dehors de la sphre du rationnel et sont dus l'intervention d'un pouvoir magique. Je rangerais parmi eux celui-ci qui nous est trs familier: la facilit avec laquelle on manipule et dirige les ides, le langage et le comportement d'un individu ou d'un groupe; la promptitude des gens adhrer, comme en tat d'hypnose, des penses qui, la veille encore, leur taient totalement trangres. Des expressions telles que la puissance des mdia, la tyrannie des mots, qui servent le traduire, sont devenues monnaie courante. Elles signalent des forces dont le pouvoir semble nous dpasser et nous [10] font pressentir la menace toujours prsente pesant sur nous tous qui risquons tt ou tard de devenir contre notre volont le jouet de ces forces.Il n'est pas moins surprenant de se rendre compte de ce que, malgr une rpression minutieuse, malgr les normes pressions qui s'exercent en vue d'atteindre l'uniformit de la pense, du got et du comportement, non seulement les individus et les groupes sont capables de leur rsister, mais, de plus, ils arrivent crer de nouvelles faons de percevoir le monde, de s'habiller, de vivre, des ides neuves en politique, en philosophie ou dans les arts, et amener d'autres personnes les accepter. La lutte entre les forces de conformit et les forces d'innovation ne perd jamais son attrait et reste dcisive pour les unes comme pour les autres.Le jeu de ces forces peut tre explique par des causes conomiques, historiques et sociales, et l'on ne s'en est pas prive, jusqu' plus soif. Ces explications font partie du tout-venant de notre culture, et l'on n'en conoit mme pas d'autres, pas plus que, il y a deux sicles, les hommes ne concevaient de la matire ou de l'univers d'autre explication que mcanique et y ramenaient toutes choses, par habitude et sans y penser. Et pourtant, mme aprs avoir ramen l'innovation et la conformit ces causes routinires, la fascination et l'tonnement demeurent. Ceci parce que nous avons la conviction qu'elles impliquent davantage et autre chose que le banal mouvement d'horlogerie des relations humaines.Dans tous ces phnomnes, le type de relation auquel on fait appel est celui de l'influence. Quelque chose s'y passe qui chappe la conscience de chacun, de sorte qu'on se conduit comme si on tait possd par autrui, ou comme si on pouvait le possder et lui faire faire ce qu'on veut, c'est--dire ce qu'il ne veut pas. Cette relation a d'abord t dcouverte sous la forme de la suggestion individuelle ou collective, ensuite assimile l'hypnose, surtout au pouvoir de l'hypnotiseur sur l'hypnotis, et enfin rapproche de la communication des discours, des attitudes, donc de la propagande. travers ces mtamorphoses, elle garde le sens identique d'une action rciproque primaire, d'une inquitante emprise de l'homme sur l'homme. Dans notre socit o abondent idologies, communications de masse et changes d'ordre symbolique, elle est plus pntrante et plus dcisive que le pouvoir dont on parle tant et qui n'est, en dfinitive, que la surface bavarde des choses.[11] Comprendre les relations d'influence, c'est se donner le privilge de saisir les aspects les plus mystrieux de la machine sociale, et on est loin d'avoir lucid leur psychologie. Le prsent ouvrage se propose de donner cette psychologie une base plus solide. cet effet, j'userai de deux moyens. D'abord, j'adopterai un point de vue nouveau. Jusqu'ici, la psychologie de l'influence sociale a t une psychologie de la majorit, et de l'autorit cense la reprsenter. de rares exceptions prs, elle s'est intresse aux phnomnes de conformit, la fois soumission aux normes du groupe et obissance ses commandements. On l'a dcrite et envisage du triple point de vue du contrle social sur les individus, de l'effacement des diffrences entre eux - de la dsindividuation, pour tre plus prcis - et de l'apparition des uniformits collectives. Sans vouloir rajouter du noir sur du noir, il faut mentionner que la plupart des rsistances au contrle social, des carts la norme, sont traits uniquement en tant que formes de dviance, sans plus. Le temps est venu de changer d'orientation, de se diriger vers une psychologie de l'influence sociale qui soit aussi une psychologie des minorits, considres en tant que sources d'innovation et de changement social. Qu'est-ce qui nous en assure? D'une part, la multiplication des mouvements qui, tout en tant encore priphriques, sont porteurs de pratiques et de projets originaux de transformation des rapports sociaux. D'autre part, s'opre sous nos yeux une mtamorphose qui pourrait avoir des consquences durables. Pendant trs longtemps, un grand nombre d'individus taient verses dans des catgories dviantes, taient traits et se traitaient en tant qu'objets, voire en tant que rsidus de la socit normale. Depuis peu, ces catgories se changent en minorits actives, crent des mouvements collectifs ou participent leur cration. Autrement dit, des groupes qui taient dfinis et se dfinissaient, le plus souvent, de manire ngative et pathologique par rapport au code social dominant, sont devenus des groupes qui possdent leur code propre et, en outre, le proposent aux autres titre de modle ou de solution de rechange.Par consquent, il ne faut plus les compter parmi les objets mais parmi les sujets sociaux. C'est notamment le cas des groupes raciaux, des homosexuels, des prisonniers et, la rigueur, des fous. leur propos, on voit de manire concrte comment la psychologie - et pourquoi pas la sociologie? - des dviants se mtamorphose en psychologie de minorits, comment des hommes marques par l'anomie engendrent leur propre nomie, tandis que des parties passives du corps social se muent en parties actives. Malgr cette multiplication et cette mtamorphose [12] qui ont beaucoup frapp par leur ct spectaculaire et donn naissance une rhtorique strotype, on a fait peu d'efforts pour les comprendre, comprendre leurs pratiques en ce qu'elles ont de singulier. Si je m'attelle cette tche ici, c'est moins pour combler une lacune de la science que pour accompagner ce qui me parat tre un des tournants majeurs de mon temps.Ensuite, cette rorientation peut tre pour nous l'occasion de jeter un regard neuf et critique sur des concepts, des faits, des mthodes solidement installs, et nous permettre de renouveler les problmes et les solutions auxquels nous nous sommes habitus au cours de plusieurs dcennies. Pour y arriver, je tracerai un nouveau cadre ou un nouveau modle de l'influence sociale qui sera la fois oppos au modle antrieur et plus gnral que lui. L'entreprise peut sembler ambitieuse, voire singulire. Les psychosociologues, comme tous les scientifiques normaux, prouvent beaucoup de rpugnance aborder leurs problmes de cette faon ou ce niveau. On connat les raisons de leur rpugnance: ils craignent de voir la tendance spculative prendre le dessus et la rflexion abstraite n'accoucher d'aucune recherche concrte. Craintes nullement justifies, il faut le dire. En ralit, la psychologie sociale - elle ne fait pas exception parmi les sciences - a grandement besoin de respirer de l'air spculatif frais. Ce besoin est aussi urgent que pratique aujourd'hui. La multiplication d'expriences, d'enqutes et de concepts ad hoc souvent habilles de mathmatique donne une impression absolument trompeuse de dveloppement et d'enrichissement constants. La vrit est que nombre de recherches pitinent et dbouchent sur des rsultats de plus en plus maigres sur le plan de la connaissance scientifique. Ces remarques suffisent justifier mon entreprise.Le modle - faut-il le nommer thorie? - qui est prsent largement accept, enseign et popularise par les manuels peut tre appel fonctionnaliste. La plupart des psychosociologues, quelle que soit leur orientation psychologique, qu'il s'agisse de gestaltistes, de behaviouristes ou de psychanalystes, y adhrent. On en connat les traits distinctifs. D'une part, les systmes sociaux formels ou non formels, d'autre part le milieu, sont considrs comme des donnes prdtermines pour l'individu ou le groupe. Ils fournissent chacun, avant l'interaction sociale, un rle, un statut et des ressources psychologiques. Le comportement de l'individu ou du groupe a pour fonction d'assurer son insertion dans le systme ou dans le milieu. Par consquent, puisque les conditions auxquelles doit s'adapter l'individu ou le [13] groupe sont donnes, la ralit est dcrite en tant qu'uniforme et les normes observer s'appliquent galement chacun. Donc nous tenons l une dfinition quasi absolue du dviant et du normal. La dviance reprsente l'chec s'insrer dans le systme, un manque de ressources ou d'information concernant le milieu. La normalit, de son ct, reprsente un tat d'adaptation au systme, un quilibre avec le milieu et une coordination troite entre les deux. De ce point de vue privilgi, le processus d'influence a pour objet la rduction de la dviance, la stabilisation des relations entre individus et des changes avec le monde extrieur. Il implique que les actes de ceux qui suivent la norme sont fonctionnels et adaptatifs, tandis que ceux qui s'cartent de la norme ou vont son encontre sont considrs comme dysfonctionnels et non adaptatifs. La conformit se prsente comme une exigence sine qua non du systme social: elle conduit au consensus et l'quilibre. Donc, rien ne doit changer ou, du moins, les seuls changements envisages sont ceux qui rendent le systme encore plus fonctionnel, plus adaptatif. Afin d'atteindre ce but, les changements doivent tre mens par ceux qui ont de l'information ou des ressources et occupent des positions clefs: les leaders, la majorit, les spcialistes, etc. Leur efficacit est maximale l o se trouve un degr lev d'intgration et de contrle sociaux.Le modle gntique par lequel je propose de le remplacer peut se dcrire en quelques mots. Le systme social formel ou non formel et le milieu sont dfinis et produits par ceux qui y participent et leur font face. Les rles, les statuts sociaux et les ressources psychologiques sont rendus actifs et ne reoivent de signification que dans l'interaction sociale. L'adaptation au systme et au milieu de la part des individus et des groupes n'est que la contrepartie de l'adaptation aux individus et aux groupes de la part du systme et du milieu. Les normes qui dterminent le sens de l'adaptation rsultent de transactions passes et prsentes entre individus et groupes. Chacun de ces derniers ne se les voit pas imposer de la mme faon ou au mme degr. Par consquent, le normal et le dviant sont dfinis relativement au temps, l'espace et leur situation particulire dans la socit. La dviance n'est pas un simple accident qui arrive l'organisation sociale - bref une manifestation de pathologie sociale, individuelle - c'est aussi un produit de cette organisation, le signe d'une antinomie qui la cre et qu'elle cre. Si les artistes, les jeunes, les femmes, les noirs, etc., restent en marge de la socit, celle-ci se dfinit de manire les y maintenir, et cette prise de position son tour faonne l'orientation future de la [14] socit. Si des talents demeurent inemploys, si l'on ressent la densit de la population comme excessive, ce qui donne lieu des mouvements de contestation, des contre-cultures, des dissidences, etc., c'est, de toute vidence, parce que l'organisation n'est pas conue de faon pourvoir tous les besoins qu'elle suscite ni traiter tous les effets qu'elle produit.Le terme de dviance est d'ailleurs trop vague et trop marqu la fois pour dcrire cet tat de choses. Il confond les phnomnes d'anomie, parmi lesquels on range la criminalit, l'alcoolisme, etc., et les phnomnes d'exclusion qui consistent traiter comme prives de qualits conomiques, culturelles, intellectuelles, des catgories sociales entires (femmes, homosexuels, immigrs, Noirs, artistes, etc.). Autrement dit, on classe ensemble des individus et des groupes dsocialiss et des individus et des groupes qu'on juge insuffisamment socialiss ou socialisables, les asociaux et les insociaux, ce qui n'est pas du tout la mme chose tant de leur point de vue que du point de vue de la socit. Il conviendrait plutt de parler de ce qui est minoratif, de mineurits pour ceux qui, soit par transgression de la norme, soit par incapacit de s'y conformer, sont mis en tutelle et en marge. La trilogie classique de l'enfant, du primitif et du fou censs prsenter les mmes structures mentales, le mme manque de maturit culturelle, la mme irresponsabilit, correspond bien cette ide, et si elle a disparu sous sa forme crue, elle reste encore trs vivace sous d'autres.L'influence sociale agit pour conserver ou modifier cette organisation sociale, soit en faveur de sa partie majorative, soit en faveur de sa partie minorative, donc pour faire prvaloir le point de vue de l'une ou de l'autre et les valeurs qu'elle dfend. Les actions entreprises cette fin sont fonctionnelles ou dysfonctionnelles, adaptes ou inadaptes, non parce qu'elles se conforment la norme ou s'y opposent, mais parce qu'elles permettent un groupe de poursuivre son but, de transformer sa condition selon ses ressources et ses valeurs. L'innovation a valeur d'impratif dans la socit autant que la conformit. De ce point de vue, il ne faut plus considrer l'innovation comme un phnomne secondaire, une forme de dviance ou de non-conformit, mais la prendre pour ce qu'elle est: un processus fondamental de l'existence sociale. Elle prsuppose un conflit dont l'issue dpend autant des forces de changement que des forces de contrle. La tension entre ceux qui doivent dfendre certaines normes, opinions ou valeurs et ceux qui doivent en dfendre d'autres afin de changer ces normes, ces opinions et ces valeurs est le rsultat sur lequel repose la croissance [15] d'une socit. Si l'organisation sociale existante ne l'admet pas, il faut envisager comme une solution saine, une issue ncessaire, la ncessit et la probabilit de la bouleverser de fond en comble. Du moins est-ce ainsi que la thorie psychologique doit considrer la situation afin de saisir la ralit totale. Ne pas l'avoir fait jusqu'ici peut lui tre imput manque.Pour mettre en lumire les diffrences qui sparent le modle fonctionnaliste du modle gntique, on pourrait dire que l'un envisage la ralit sociale comme donne, l'autre comme construite; le premier souligne la dpendance des individus relativement au groupe et leur raction celui-ci, tandis que le second souligne l'interdpendance de l'individu et du groupe et l'interaction au sein du groupe; celui-l tudie les phnomnes du point de vue de l'quilibre, celui-ci du point de vue du conflit. Enfin, pour l'un, individus et groupes cherchent s'adapter; en revanche, pour l'autre, ils tentent de crotre, c'est--dire qu'ils cherchent et tendent transformer leur condition et se transformer - ainsi les minorits dviantes qui deviennent des minorits actives - ou encore crer de nouvelles faons de penser et d'agir.Parvenu ce point, il parait lgitime de se demander pourquoi, outre des considrations pratiques, je vise a remplacer le modle fonctionnaliste par un modle gntique. Le premier a eu une utilit indniable: il a rendu possible la psychologie sociale. Grce sa simplicit et son accord avec l'exprience immdiate et le sens commun, il a donn la psychologie sociale l'occasion d'tendre la mthode exprimentale un domaine entirement nouveau, de formuler une nouvelle srie de questions et de crer sa propre terminologie. L'occasion aussi, de par son accord avec l'idologie et la pense sociologiques dominantes, de le rendre acceptable. Pour me servir d'une expression courante: ce fut une fuse de la premire gnration.Maintenant, il est possible d'aller plus loin, de se montrer plus critique et plus audacieux et, au lieu de regarder la socit du point de vue de la majorit, des dominants, de la regarder du point de vue de la minorit, des domins. Elle apparat de manire totalement diffrente, et, ajouterai-je, neuve. En outre, depuis ces commencements, nos connaissances sont devenues plus prcises; grce aux thories relatives la dissonance cognitive, aux phnomnes d'attribution, la polarisation des dcisions de groupe, nous comprenons mieux le comportement social et l'interaction sociale. Ces thories entrent en conflit avec le cadre de rfrence largement accepte et le rendent caduc. La [16] recherche d'une dfinition prcise du deuxime modle - fuse de la deuxime gnration - devrait aider la psychologie sociale se consolider et l'amener largir sa porte en abordant des aspects moins vidents et moins ordinaires des rapports sociaux qui ne sont pas aussi aisment saisissables - en d'autres termes, les aborder en s'cartant du sens commun. Et il pourrait surtout la camper dans le paysage historique d'aujourd'hui, la mettre en mesure de rpondre aux questions du prsent. Sinon, la psychologie sociale risque de se dissoudre en une psychologie individuelle d'appoint et de s'effacer devant la sociologie. Ce qui ne serait rien si, en mme temps, ne disparaissaient pas toute une srie d'aperus fort importants pour comprendre les rouages concrets de la machine sociale o l'influence sociale est un processus central dont nombre de choses dpendent troitement.C'est ce niveau que le modle gntique fournit un sens nouveau aux notions et aux faits existants, introduit un point de vue critique et nous invite explorer la ralit en considrant un spectre plus tendu d'individus, en incluant les plus dfavoriss, les moins visibles. Inutile d'ajouter que ce modle est plus intuitif et moins rigoureux que le modle fonctionnaliste qui s'appuie sur une longue tradition et qui a amplement dfrich le terrain. Ce manque, qui pourrait tre un alibi commode pour ne pas sortir des chemins battus, ne suffit pas nous faire repousser l'occasion de dcouvrir jusqu'o le chemin nouveau finira par nous conduire.

Ce livre, paru d'abord en anglais, a t crit pour un public spcialis qui est dans sa majorit amricain ou suit la conception dominante de la psychologie sociale amricaine. Son ton polmique s'explique par le fait qu'il combat cette conception et propose une conception radicalement diffrente. Il prolonge ainsi des controverses qui ont eu lieu soit directement au cours de diverses runions dont l'une a dur trois semaines l'Universit de Dartmouth, soit indirectement par des recherches poursuivies dans plusieurs laboratoires. Je suis sr que le public franais sera plus ouvert aux ides exposes ici. Elles ont commenc prendre corps avant le mois de mai 1968, mais tout ce qui s'est pass alors et depuis nous les a rendues plus familires, au point de les faire apparatre comme une analyse, une conceptualisation de pratiques largement rpandues. Cette concidence, qui n'est certainement pas fortuite, a t fconde, car elle a permis de prciser et d'approfondir le sens d'une psychologie des minorits. En revanche, ses nouveaux lecteurs seront peut-tre plus rticents quant la nature [17] des matriaux et des preuves auxquels j'ai eu recours. En France, on a davantage l'habitude de manier des matriaux et des preuves d'ordre historique, statistique ou clinique qui nous paraissent plus proches de la ralit, plus naturels. Par comparaison, les expriences de laboratoire sont juges artificielles, entaches d'sotrisme et on y est allergique - comme certains se dclarent allergiques aux mathmatiques - d'autant plus que cette allergie est largement propage par l'enseignement universitaire, mme en psychologie et dans les sciences humaines. Aussi exige-t-on de l'auteur qu'il leur donne de la chair et qu'il montre qu'elles ont un rapport direct un contenu historique ou sociologique.Je ne vais pas entreprendre ici une dfense de la mthode exprimentale dans les sciences humaines, laquelle je n'accorde d'autre part aucun privilge. Mais la demande faite est circulaire dans la mesure o les expriences sont des idalisations de situations concrtes dont on pense saisir les caractres essentiels et o il s'agirait de retrouver ce qu'on a laisse de cte. Certes, la dfinition de ces caractres dpend de la thorie, des hypothses que l'on avance et veut vrifier, ce qui ne les rend pas pour autant plus artificiels, plus insignifiants que d'autres, illustrs, eux, par un matriau historique, statistique ou clinique. Si la thorie, les hypothses sont vraies, elles le seront au laboratoire et en dehors. Je soutiens, dans le cas prsent, qu'elles le sont et qu'il serait dommage que cet obstacle culturel - ne serait-ce pas justement une occasion de le surmonter, de s'habituer aux rigueurs du raisonnement exprimental? - empcht de le voir. En fait, chacun peut trs facilement imaginer des circonstances ordinaires, des actions politiques, etc., correspondant aux diverses idalisations de laboratoire qu'il trouvera dans ce livre. Il apparatra alors que, au-del de sa porte scientifique, l'ouvrage claire de nombreuses pratiques et restitue a la ralit, aprs l'avoir enrichie, tout ce qu'il lui a emprunt.

[19]

Psychologie des minorits actives.3e dition, 1991.

Premire partie

Consensus, contrle et conformit.L'influence socialedu point de vue fonctionnaliste

Pour illustrer un principe, il est ncessaire de beaucoup exagrer et de beaucoup laguer.

Walter BAGEHOT.

HYPERLINK \l "tdm" Retour au sommaire

[21]

Psychologie des minorits actives.3e dition, 1991.1re partie. Consensus, contrle et conformit.

Chapitre 1

Dpendance et contrle social

HYPERLINK \l "tdm" Retour au sommaire ma connaissance, la plupart des tudes relatives l'influence sociale ont surtout trait des raisons pour lesquelles les gens se conforment et des moyens utiliss avec succs pour les amener se conformer. Deux questions essentielles dterminent la pense et la recherche actuelles:

-Pourquoi et comment un groupe essaie-t-il d'imposer ses vues un individu ou un sous-groupe?-Pourquoi et comment un individu ou un sous-groupe accepte-t-il les vues d'un groupe ou de ceux (leaders, experts, etc.) qui le reprsentent?

Les propositions qui suivent constituent les hypothses fondamentales sur lesquelles on s'est appuy pour rpondre ces questions.

PREMIRE PROPOSITIONDans un groupe l'influence sociale est ingalement rpartieet s'exerce de faon unilatrale

HYPERLINK \l "tdm" Retour au sommaireL'ide exprime dans cette proposition est trs claire et fait appel au bon sens. L'influence peut intervenir lorsqu'il y a d'un ct une [22] source et de l'autre une cible. En utilisant une analogie avec les processus de communication (Rommetweit, 1954), on pourrait dire que la source est l'metteur d'informations normatives ou l'metteur d'influence, tandis que la cible est le rcepteur d'informations normatives ou le rcepteur d'influence. Il faut faire cependant une importante rserve: l'influence, comme la transmission d'information, s'opre de faon asymtrique. Elle s'exerce de la source vers la cible de l'interaction, mais non dans le sens inverse.Ces concepts de source, de cible et de directionalit, se retrouvent dans tous les modles d'influence. Ce qui diffrencie les modles, ce sont les rgles suivies dans la dfinition et la combinaison de ces concepts. Dans le modle que je vais dcrire maintenant - le modle fonctionnaliste - le rle de la source d'influence, ou metteur, et celui de la cible d'influence, ou rcepteur, sont dlimits et tablis avec prcision. Les descriptions de l'metteur se rfrent toujours au groupe, ses reprsentants lgitimes (leaders, dlgus, etc.) ou aux personnes qui, d'une manire ou d'une autre, dtiennent le pouvoir et les ressources (la comptence, par exemple). Les descriptions du rcepteur se limitent aux individus ou sous-groupes qui n'occupent aucune situation privilgie, qui ne possdent ni pouvoir ni ressources, et qui, pour une raison ou une autre, ont tendance dvier. Cette attribution des rles tant pose, il s'ensuit que la source d'influence n'est jamais considre comme une cible potentielle, ni la cible d'influence comme une source potentielle.La consquence de cette asymtrie fondamentale est que le point de vue de la majorit jouit du prestige de la vrit et de la norme, et exprime le systme social dans son ensemble. Corrlativement, le point de vue de la minorit, ou n'importe quelle opinion refltant un point de vue diffrent, est jug relever de l'erreur ou de la dviance. D'o la dfinition que tout tudiant est cens connatre: Le dviant est un individu qui se comporte d'une manire autre que celle prvue par le groupe ou la culture dans lequel il se meut. Lorsqu'il s'agit de recherches sur la communication et le consensus dans les groupes de discussion, le terme de dviant s'applique tout individu dont les vues sont nettement diffrentes de celles de la majorit qu'on appelle modales (Jones et Gerard, 1967, p. 711).Pourquoi les individus et les sous-groupes ne sont-ils considrs que comme des rcepteurs d'influence? Essentiellement parce qu'ils sont censs vivre dans un systme social ferm. Selon Asch, chaque ordre social prsente ses membres un choix limite de donnes [23] physiques et sociales. L'aspect le plus dcisif de cette slectivit est qu'elle offre des conditions auxquelles il n'y a pas d'alternative perceptible. Il n'y a pas de solution de rechange au langage du groupe, aux relations de parent qu'il pratique, son rgime alimentaire, l'art qu'il prne. Le champ d'un individu, en particulier dans une socit relativement ferme, est dans une large mesure circonscrit par ce qui est inclus dans le cadre culturel (1959, p. 380).Tout se trouve donc concentre autour du pole des relations sociales o se rassemblent ceux qui dterminent les lments de cette culture. Ce sont eux qui sont autoriss dcider ce qui est vrai et bon. Toute opinion divergente, tout jugement diffrent, reprsente une dviation par rapport ce qui est rel et vrai. C'est ce qui se produit invitablement lorsque le jugement mane d'un individu ou d'un sous-groupe minoritaire.Il est vident, dans ces conditions, que le groupe met aussi des informations relatives l'origine des informations. Mais il est tout aussi vident que les membres du groupe qui dvient ne possdent rien en propre pour mettre, puisqu'ils ne disposent pas des moyens qui leur permettraient de concevoir des alternatives valables. D'o la conviction tacite que les opinions plus courantes et moins extrmes de la majorit ont une valeur positive, possdent un poids psychologique plus grand. Corrlativement, les opinions moins familires et plus extrmes de la minorit ou des personnes qui n'ont pas t investies de l'autorit ont une valeur ngative et un moindre poids psychologique.Dans le langage ordinaire, aussi bien que sur le plan exprimental, ceci se reflte dans l'hypothse selon laquelle un individu amen choisir entre deux sries d'opinions, l'une attribue la majorit ou un leader et l'autre un dviant ou un individu non spcifi, optera spontanment pour la premire. En fait, il n'est pas question de choix authentique. Comme nous l'avons remarque plus haut, le point de vue de la majorit est le seul choix juste, normatif; le point de vue de la minorit n'est pas simplement un autre point de vue, c'est un vide, une non-opinion dfinie comme non majoritaire, comme anomique (et donc contraire l'vidence, etc.). En d'autres termes, la relation est conue comme unidirectionnelle: le groupe, la source d'influence, prend sa propre dcision sur la base des stimuli, du code et des jugements qu'il a instaurs, tandis que les jugements, le code et les stimuli de la minorit ou des individus qui sont videmment des cibles d'influence, sont dtermins par le groupe.Ce n'est pas tout. Une fois cette asymtrie pose en principe, l'un [24] des partenaires sociaux est dfini comme actif et ouvert au changement, l'autre comme essentiellement passif et assujetti au changement. Tout ce qui constitue un droit ou un acte positif pour le premier devient une obligation ou une privation pour le second, et cette complmentarit des rles carte toute possibilit d'interaction relle. Enferme dans cette situation, l'individu ou le sous-groupe minoritaire n'a qu'une seule chappatoire - la dviance ou l'indpendance - c'est--dire le retrait qu'accompagne la menace d'isolement au sein du groupe et face au groupe. Dans un tel contexte, la passivit conformiste prend la coloration positive d'adaptation russie, tandis que l'activit, l'innovation, l'attitude individualiste, connotent pjorativement l'inadaptation.On doit regretter qu' cte de cette conformit relativement strile, fonde sur la soumission et la rpression de ractions et d'attitudes authentiques, n'ait pas t prise en considration l'existence d'une conformit productive base sur la solidarit, la satisfaction apporte par des ractions et des attitudes authentiques s'orientant vers un but ou un cadre commun. Il est tout fait regrettable que l'on ait mis l'accent sur l'acceptation passive de la norme du groupe plutt que sur la conformit active celle-ci. Ce qui est certain c'est que les hypothses servant de base ce point de vue n'auraient pu aboutir aucun autre rsultat.De mme, l'indpendance est considre avant tout comme une rsistance la pression collective, comme une sorte de passivit active ou de refus obstin, plutt qu'en termes d'initiative ou de dfi aux attitudes et aux dcisions du groupe. La non-conformit aussi est considre comme une protestation, un retrait par rapport la relation, et non comme une attitude qui conduit modifier cette relation: L'anticonformisme renvoie un mouvement consistant d'loignement par rapport l'attente sociale (Hollander, p. 423).Ceci revient oprer une distinction rigoureuse entre ceux qui imposent la conformit et ceux qui s'y laissent aller: les premiers sont en mesure d'utiliser le pouvoir de la conformit contre les seconds. En fait, qu'il s'agisse d'indpendance ou d'anticonformisme, un individu dfinit le moi par rfrence au groupe et l'attente sociale, et non par rfrence ce qu'il attend du groupe ou de la socit. C'est du moins ce qui ressort des textes cits. Ils montrent qu'en dehors de quelques observations gnrales, on n'a accord que peu d'intrt au sens de l'indpendance, la manire dont elle est traite ou la faon dont une personne devient indpendante. Autrement dit, l'indpendance [25] en tant que mode d'affirmation de soi, d'action collective ou individuelle, bien que prsente dans de nombreux phnomnes observables dans les petits groupes (groupes de sensibilisation et groupes de diagnostic, par exemple) a t totalement nglige dans ce domaine de la recherche scientifique.Quelques psychologues sociaux en ont eu conscience. Asch, par exemple, disait qu' il n'est pas justifi, en particulier, de supposer l'avance qu'une thorie de l'influence sociale devrait tre une thorie de la soumission aux pressions sociales (1956, p. 2). Il y a quelques annes, Kelley et Shapiro (1954) ont aussi fait valoir que la conformit peut mme constituer un obstacle l'adaptation d'un groupe une ralit changeante; que les non-conformistes peuvent tre des individus populaires ayant la sympathie de leurs pairs plutt que la rputation de marginaux ou de dviants. Ils dploraient que l'on ait nglig l'indpendance en psychologie sociale, indice, leur avis, d'une mconnaissance de l'importance que possde l'indpendance dans la vie relle.Ces observations n'ont eu pratiquement aucun impact. Aussi, sans vouloir ngliger quelques opinions divergentes, il semble que la premire proposition exprime un vaste consensus.

DEUXIME PROPOSITIONL'influence sociale a pour fonction de mainteniret de renforcer le contrle social

HYPERLINK \l "tdm" Retour au sommaireOn croit que les individus ne peuvent accomplir une action concerte ou constituer un groupe que grce une forme ou une autre de contrle social (Hare, 1965, p. 23). On doit postuler (et de nombreux auteurs le font) que, pour qu'un tel contrle ait lieu, il faut que tous les individus aient les mmes valeurs, les mmes normes, les mmes critres de jugement, et que tous les acceptent et s'y rfrent. En outre, on suppose que l'environnement est unique et semblable pour tous. Dans un tel contexte homogne, il est facile d'imaginer que les individus et les sous-groupes savent ce que l'on attend d'eux, et que la signification, le degr de vrit ou d'erreur attribus leurs actions, leurs perceptions et leurs jugements, ne peuvent tre interprts de plusieurs manires. De plus, quand on passe la ralisation de ces buts, l'existence de diffrences est considre comme un obstacle [26] par les membres du groupe: ils ont tendance essayer d'liminer les diffrences, retracer les frontires du groupe de manire exclure les individus qui refusent de cder au changement. Mais il n'est pas de contrle sans contrleurs. Comme on estime que ces contrleurs sont les dtenteurs d'une sagesse suprieure et d'un noble dsintressement, il n'est pas tonnant que le contrle s'exerce leur profit.L'influence qui vise persuader les autres d'accepter le point de vue qui convient aux contrleurs a aussi la plus grande chance de succs. Je viens de paraphraser Secord et Backman; mieux vaut leur laisser la parole:

Les contrles normatifs apparaissent dans la zone de comportement o les membres sont devenus dpendants du groupe pour la satisfaction de leurs besoins. Les attitudes et les comportements qui sont ncessaires la satisfaction des personnes les plus puissantes du groupe sont ceux qui ont le plus de chances de conduire la formation de normes (1964, p. 351).

Les normes dites communes sont donc invitablement les normes de la majorit ou de l'autorit. En consquence, toute dviation par rapport ces normes implique deux choses chez l'individu: d'une part, une rsistance, une non-conformit qui menace la locomotion de groupe; d'autre part, une carence: l'individu ne connat pas la rponse adquate, il n'est pas capable de dcouvrir quelles sont les bonnes rponses. Dans les deux cas, la dviation par rapport la majorit, l'expert, au leader, par exemple, est symptomatique d'infriorit ou de marginalit. Elle entrane un traitement diffrentiel des individus l'intrieur du groupe; en d'autres termes, elle entrane la dviance.Maintes et maintes fois, dans des centaines d'expriences, l'individu qui ragit est amen croire qu'il est dans l'erreur, que son comportement est anormal; on le rend anxieux, etc. On a aussi dmontr qu'un tel individu ne peut prtendre l'estime et l'affection des autres: il est impensable que ceux-ci puissent le choisir pour assumer n'importe quel type de fonction, indpendamment de son intelligence, de la justesse de ses opinions ou de l'effort qu'il fait pour comprendre sa situation.La morale est claire. Si les exigences du contrle social placent l'autorit lgitime une extrmit et le prtendu dviant ou dissident l'autre, elles dterminent galement les conditions de fonctionnement idal du groupe, savoir la rduction au minimum des divergences entre ses membres. Dans la thorie de Festinger laquelle j'ai fait allusion plus haut, la pression qui s'exerce vers l'uniformit dans [27] les groupes informels correspond au besoin de raliser cet idal. La thorie ne spcifie pas explicitement que la pression doive invitablement s'exercer sur l'individu ou sur le sous-groupe minoritaire. Elle pourrait aussi bien peser sur la majorit ou sur la personne qui exerce l'autorit.Nanmoins, Festinger (1950) lui-mme, ses collaborateurs, et la plupart des psychologues sociaux, ont compris et utilis cette thorie comme si l'uniformit devait tre instaure contre le dviant. Cette orientation a influence des auteurs qui ont essay de dmontrer exprimentalement l'existence de deux sortes d'influence sociale (Deutsch et Grard, 1955; Thibaut et Strickland, 1956): la premire que l'on appelle informationnelle ou centre sur la tche concerne la relation avec l'objet. La seconde, dsigne sous le nom d'influence normative ou centre sur le groupe, renvoie la ncessit de s'orienter vers des opinions identiques. Celle-ci est dtermine par les relations entre les individus et non par les proprits de l'objet. Elle est renforce par la cohsion du groupe et par d'autres avantages lis la cohsion, qui servent attirer des membres dans le groupe. Donc, la cohsion et l'attraction agissent pour rduire toute distance qui peut sparer les membres d'un groupe soutenant des points de vue diffrents. Elles dressent un obstacle interne la tendance s'loigner du groupe et entrer dans un groupe diffrent, en cherchant ailleurs la solution ses problmes et la satisfaction de ses besoins.Il devient clair que tout un ensemble de concepts - locomotion de groupe, cohsion, influence sociale normative, etc. -, fournit de diverses manires une expression concrte l'ide de contrle externe ou interne du groupe sur ses membres. Ces Concepts, comme on sait, ont fait l'objet d'tudes dtailles et approfondies dans des conditions exprimentales diverses. Ils rvlent aussi ce qui, dans cette perspective, constitue le but final des processus d'influence: la rcupration des dviants. Leur mcanisme spcifique consiste rendre tout le monde semblable, estomper la particularit et l'individualit des personnes ou des sous-groupes. Plus on pousse loin le processus d'identification et de dsindividualisation, meilleure est l'adaptation de chaque individu aux autres et l'environnement.Comment, par exemple, agit-on habituellement sur la cohsion du groupe dans la vie relle et dans les expriences? En disant des gens ou des sujets nafs que, sur la base de leur intelligence, des tests de personnalit, des votes et des sondages, etc., ils sont tous semblables. L'hypothse qui sous-tend cette manipulation est familire: la cohsion [28] ou l'attraction des gens est plus grande quand ils se considrent comme semblables et plus faible quand ils se considrent comme diffrents. Telle est la force compulsive du nous ou du groupe. L'importance quantitative de l'influence, son tour, se mesure, dans la plupart des expriences, par le dplacement de l'opinion du dviant vers l'opinion du groupe. Elle reflte simultanment la soumission aux autres et la perte d'individualit.Rarement le mouvement inverse a t pris en considration et fait l'objet de recherches. Occasionnellement on a not des effets de boomerang: ils impliquent une divergence accrue entre le dviant et le groupe. Assez curieusement, ces effets n'ont jamais t srieusement interprtes comme des effets d'influence, ni soumis un examen attentif. Pourquoi, aprs tout, perdrait-on son temps avec de tels phnomnes accidentels puisqu'ils ne paraissent pas se rattacher aux aspects essentiels de la sociabilit? Il est peine ncessaire de dmontrer combien ces concepts ont model l'ide que l'tudiant se fait de la ralit, sa conception mme de la psychologie sociale et de ses mthodes. De toute faon, on voit clairement dans quelle mesure l'importance accorde a la non-diffrenciation, la cohsion, et la pression normative du groupe, est fonction de l'interprtation de l'influence comme moyen d'intgration de la partie dans le tout, de l'individu dans la collectivit.

TROISIME PROPOSITIONLes rapports de dpendance dterminent la directionet l'importance de l'influence sociale exerce dans un groupe

HYPERLINK \l "tdm" Retour au sommaireIl est difficile de comprendre pourquoi la psychologie sociale a t tellement obsde par la dpendance. Le concept n'est ni clair ni vident en soi. En outre, l o l'influence s'exerce, de nombreuses tentatives visent modifier les opinions et le comportement entre gaux, sans parler de la rgle d'or des agents de publicit et des propagandistes politiques qui est d'viter tout ce qui pourrait donner l'impression qu'ils reprsentent des intrts puissants ou qu'ils veulent porter atteinte l'autonomie de la personne ou du groupe.Il n'en demeure pas moins que la dpendance a acquis le statut de variable indpendante majeure dans l'tude des processus d'influence. [29] On pourrait aussi dire qu'elle explique les effets de l'influence. On admet son action chaque fois que l'on remarque un changement d'opinion ou de jugement. L'tudiant qui utilise le manuel de Hollander apprend que la conformit de congruence comme la conformit de mouvement impliquent une acceptation de l'influence qui rvle la dpendance (1967, p. 57). Les Franais disent cherchez la femme, les psychologues sociaux disent cherchez la dpendance et tout s'expliquera. Mais examinons les choses de plus prs: les dtails sont toujours significatifs.On peut en fait observer que, lorsqu'on parle de minorits, on ne se rfre pas au nombre (les minorits sont parfois, du point de vue dmographique, aussi importantes que la majorit), mais l'ingalit dans la rpartition du pouvoir, la logique de la domination. La hirarchie sociale exprime directement cette ingalit. D'une part, l'attribution de situation (le clerc au Moyen ge, le snateur au XIXe sicle, le secrtaire du Parti communiste aujourd'hui, occupent des situations cls) garantit une certaine autorit sur les autres qui l'autorit n'a pas t donne. D'autre part, la supriorit accorde au spcialiste, au conseiller du prince, ou quiconque revendique un domaine du savoir dans la division du travail, doit en principe assurer l'ascendant sur les autres qui cette rputation fait dfaut. Il en rsulte, dans tous les cas, que ceux qui sont au sommet d'une telle hirarchie ont plus d'influence que ceux qui se trouvent en bas. En mme temps, les individus ou les sous-groupes qui ont un statut lev sont soumis une influence moindre que ceux qui ont un faible statut.Plusieurs observations exprimentales dmontrent que les sujets ayant un statut social lev influencent les sujets ayant un faible statut social (Harvey et Consalvi, 1960; Back et Davis, 1965). Cependant, l'tude de Jones (1965) montre que la relation entre l'influence et le statut social est plus complexe; chaque individu, indpendamment de son statut, accepte l'influence et a tendance se conformer pour obtenir l'approbation des autres.En outre, d'autres facteurs, tels que la comptence, assurent l'autorit de l'individu au sein du groupe et le dsignent comme agent d'influence (Back et Davis, 1965; Hochbaum, 1954). Les expriences de Milgram sur l'obissance (1956) sont l'illustration la plus saisissante de cet aspect de la ralit. Il est de notorit publique que, sans la moindre incitation financire ou morale excuter des instructions, des personnes ont t persuades d'obir aux ordres d'un exprimentateur qui leur demandait d'infliger des chocs lectriques censs tre [30] douloureux des personnes qu'elles ne connaissaient pas et avec lesquelles elles n'avaient aucun lien. Le fait que l'exprimentateur leur ait demand d'agir au nom de la science tait une justification apparemment suffisante. Enferm dans le rseau de l'autorit reprsente dans ce cas par la comptence du scientifique, et trop impressionn par la lgitimit de la recherche scientifique, un homme en torture aveuglment un autre.D'autres expriences moins sensationnelles ont montr des individus au statut infrieur obissant des individus au statut suprieur, des individus incomptents se soumettant des individus comptents. La convergence de ces tudes est si frappante qu'elles auraient t, mon avis, plus significatives si, plutt que de le confirmer, elles avaient dnonc le caractre erron de la maxime, adopte en politique et par le sens commun, selon laquelle la force prime le droit. Autrement dit, les tudes auraient eu une plus grande porte si, au lieu d'entreprendre de montrer que la maxime tait exacte, elles s'taient attaches aux circonstances - pas si rares aprs tout - dans lesquelles elle ne s'applique pas. Je ne porte pas un jugement de valeur mais j'essaie d'attirer l'attention sur l'existence d'un parti pris.La dpendance instrumentale a galement fait l'objet de recherches approfondies. Tandis que la dpendance institutionnelle montre l'individu aux prises avec le systme social, cette autre forme de dpendance est davantage lie la satisfaction d'un certain besoin des autres. Les questions qui se posent ici sont des questions pratiques: qui se soumet l'influence et qui la rejette? Dans quelles situations le besoin d'adopter la raction de quelqu'un d'autre s'intensifie-t-il, rendant l'influence plus aise? En bref, il nous faut savoir qui est conformiste et qui est indpendant; comment on devient conformiste et comment on demeure indpendant.On considre toujours comme une chose tablie que, dans un groupe, les personnes qui dvient ont un penchant plus grand pour le changement que les personnes qui sont d'accord entre elles et avec les normes du groupe (Festinger et al., 1952). Les raisons de cette inclination pour le changement se rattachent deux sous-catgories de dpendance:

a) La dpendance d'effet qui s'observe dans les situations o des dviants ou d'autres membres du groupe ont des problmes de personnalit (Jones et Grard, 1967). Les besoins d'affiliation, d'approbation sociale, d'estime de soi, sont des aspects diffrents sous lesquels se manifeste [31] le besoin des autres. Il semble trs troitement li l'influence. Les individus qui ressentent avec force ces besoins d'affiliation, d'estime de soi, etc., sont plus enclins se conformer que ceux qui prouvent ces besoins un degr moindre. En un sens, ils sont moins en mesure de rsister la pression sociale et plus enclins suivre la majorit et les leaders, esprant ainsi se faire accepter et mme se faire aimer.Les tudes empiriques ont confirm ces prvisions. Deux tudes ont, en particulier, mis en vidence le fait que plus le besoin d'approbation d'un individu est fort, plus son conformisme est grand (Moeller et Applezweig, 1951; Strickland et Crowne, 1962). Dittes (1959), son tour, a montre que les sujets que l'on encourageait croire qu'ils taient accepts par un groupe se sentaient attirs vers le groupe et que, plus leur estime d'eux-mmes tait faible, plus il y avait de chances qu'ils se soumettent aux pressions du groupe. Beaucoup d'autres tudes ont montr le rle de l'anxit (Meunier et Rule, 1967; Smith et Richards, 1967; Millman, 1968). L'importance du besoin d'affiliation n'a pas t nglige (Hardy, 1957).En bref, certains individus est rserve la soumission, d'autres l'indpendance, et d'autres enfin l'opposition.D'une certaine manire, ces expriences sont superflues. Elles tendent toutes montrer que certains traits de la personnalit engendrent soit la dpendance soit l'indpendance, conformment un besoin profondment ressenti, le besoin des autres. En vrit, et en dpit d'un grand nombre d'tudes, on ne peut prtendre comprendre clairement le mcanisme qui rgle ce besoin; tout ce que l'on a fait jusqu'ici, c'est d'inventorier une grande diversit de situations dans lesquelles ce mcanisme entre en jeu.

b) La dpendance d'information correspond la tendance qu'ont les individus rechercher l'exactitude objective dans leurs jugements sur les phnomnes, rechercher la validation de leurs jugements, et, de cette manire, s'adapter l'environnement. Quand ils croient ne pas pouvoir russir eux-mmes, ils sont forcs de faire appel d'autres individus pour juger et pour valider leurs propres jugements. Le passage invitable de l'adaptation individuelle l'adaptation sociale, de la dpendance directe de l'environnement la dpendance par l'intermdiaire des autres, ouvre la voie l'influence. Les circonstances - et elles sont nombreuses - dans lesquelles ce soutien social devient indispensable ont galement fait l'objet d'tudes exprimentales. On pourrait mentionner, entre autres, l'incertitude concernant la confiance [32] qu'on peut avoir dans ses sens et dans ses capacits (Hochbaum, 1954; Di Vesta, 1959; Rosenberg, 1963), les doutes sur son intelligence, le manque de foi en son propre jugement (Allen et Levine, 1968). Le degr d'autonomie ou d'htronomie est directement proportionnel au fait que l'on possde ou que l'on croit possder ces qualits. partir de ces tudes, on a dress les portraits-robots de la personnalit dpendante, dispose se soumettre, et de la personnalit indpendante qui refuse de se soumettre. Steiner crit: On a dit que les conformistes se caractrisaient par leur esprit conventionnel, consciencieux, coopratif, patient, sincre et souple dans la vie sociale. L'auto-valuation de ces personnes mettait l'accent sur le sentiment de maternage, l'affiliation, l'humilit et la dngation de symptmes psychiatriques. Ces interprtations cadrent trs troitement avec les dcouvertes de Di Vesta et Cox qui ont conclu que l'individu qui se conforme est modr, circonspect, docile et soucieux de tenir compte d'autrui. Selon Vaughan, les conformistes se classent un niveau infrieur sur le plan de l'intelligence, de l'assurance, de la rsistance nerveuse, de l'extraversion, du ralisme et de la valeur thorique (1960, p. 233). l'oppos se placent les caractristiques qui font que les individus sont moins susceptibles de cder l'influence:

Ces individus ont un degr lev de certitude concernant leur propre perception; ils se sentent plus comptents ou plus puissants que les autres, ou bien se considrent comme ayant un statut suprieur; ils ont dans le groupe une ou plusieurs autres personnes qui sont d'accord avec eux contre le jugement de la majorit; ils considrent les autres, peut-tre la diffrence d'eux-mmes, comme des sources d'information dpourvues d'attrait, et enfin ils ne voient gure de profit tirer du conformisme pour la satisfaction de leurs buts personnels essentiels (Hollander, 1967, p. 558).

Il est vident que ces portraits-robots ne doivent pas tre pris la lettre. Le portrait de la personne moins dpendante est plus sympathique que celui de la personne plus dpendante, chose moins surprenante que contradictoire. Si le conformiste est habituellement faible, comment se fait-il que les indpendants ou les dviants, censs tre forts, suivent la majorit qui est habituellement compose de conformistes? La relation entre les traits de la personnalit et le conformisme est loin d'tre tablie. Des facteurs situationnels interviennent constamment (Goldberg et Rorer, 1966). Je doute que l'tablissement d'une telle relation prsente un grand intrt. D'une part, elle n'expliquerait [33] rien, ni la personnalit, ni l'influence; elle ne rvlerait que des co-variations de facteurs, non des relations de cause et d'effet. D'autre part, s'il arrivait que ces divers besoins puissent expliquer des phnomnes sociaux, il ne serait pas ncessaire d'analyser davantage les phnomnes d'un point de vue psychosociologique, ou mme sociologique. Il suffirait de connatre les types fondamentaux de personnalit et leur rpartition dans un groupe donn ou dans la socit pour pouvoir prdire les vnements. Si c'tait le cas, la psychologie diffrentielle remplacerait avantageusement la psychologie sociale.Cependant, ces tudes des besoins ne dmontrent rien en psychologie sociale, ni dans le domaine de l'influence sociale, ni dans aucun autre domaine. Je ne les traiterai donc ici ni comme des preuves, ni comme des tudes empiriques, mais comme des symptmes traduisant une conviction selon laquelle la pression sur les dviants est toujours justifie, parce qu'elle rpond certains besoins qui sont en eux et qu'ils la provoquent, dans une certaine mesure. Les dviants se prtent l'influence tout comme d'autres se prtent l'exploitation. Le parallle n'est pas accidentel; ce que Bramel (1972) a crit propos des exploites s'applique aussi aux dviants:

L'observation frquente selon laquelle l'exploitation est souvent associe des attitudes hostiles envers les victimes pourrait signifier premire vue que les groupes faibles et mpriss attirent l'exploitation. On pourrait appuyer cette hypothse par des faits comme ceux-ci: les animaux semblent attaquer et exploiter les membres les plus faibles de leur groupe; les groupes humains rejettent et punissent galement leurs compagnons dviants; les nazis exploitrent et assassinrent les Juifs parce qu'ils estimaient ceux-ci la fois infrieurs et dangereux; et les Blancs exploitrent les esclaves noirs car, pour eux, les Noirs faisaient partie d'une race infrieure, sauvage, laquelle seuls convenaient les travaux durs et pnibles. La recherche psychosociologique a rcemment fourni un excellent dossier l'appui d'une explication moins vidente, mais plus intressante et plus importante de l'association entre exploitation et hostilit - savoir que l'on en vient mpriser les victimes parce qu'elles sont des victimes. En d'autres termes c'est le mpris l'gard des victimes qui rsulte du fait qu'elles sont exploites et maltraites, plutt que le contraire. Quoique l'ide ne soit pas tout fait nouvelle, les sciences sociales ne se sont intresses elle que de faon tonnamment tardive (p. 220).

Mais, mme rcemment, la psychologie sociale ne s'est pas encore intresse au comportement des dviants considrs comme le produit d'un groupe ou d'un systme qui oblige les individus ou les sous-groupes [34] occuper une situation sociale infrieure ou marginale. Cette ide nous permettrait, sans trop de difficults, de dcrire le processus d'influence sociale en fonction des modles suivants de soumission (compliance):

-soumission des individus situes au bas de la hirarchie de statut et de pouvoir l'gard des personnes qui sont au sommet de la hirarchie;-soumission des individus qui ne peuvent pas s'adapter leur environnement de faon autonome l'gard des individus capables de s'adapter de faon autonome;-soumission des individus dont l'organisation psychologique est oriente par rapport aux autres, et qui sont virtuellement dviants, l'gard des individus qui ne sont pas virtuellement dviants.

On peut illustrer la raction en chane qui conduit un sous-groupe se soumettre un autre de la manire suivante:

Accroissement de la dpendance

Accroissement de la pressionsociale ou interpersonnelle

Accroissement du contrlesocial ou de l'uniformit

Diminution de la rsistance,de la tendance l'autonomie

Accroissement du conformisme

Ce schma, dont la signification apparat immdiatement, s'claire de lui-mme. Comment des diffrences de hirarchie, de personnalit, de capacits psychologiques et intellectuelles, se transforment-elles en une convergence d'opinion et de jugement? La rponse cette question est que le fait de fondre la dpendance dans le creuset magique des relations humaines transmue miraculeusement le mtal vil des doutes, des idiosyncrasies et des dsaccords en or des certitudes, des ressemblances et des accords. videmment, le secret de cette recette consiste savoir o l'on trouve la certitude et l'accord avant que le processus ne commence. Si tous les hommes sont gaux, quelques-uns d'entre eux, comme les animaux d'Animal Farm d'Orwell, le sont plus que d'autres. Comme la dcision a t prise, un certain moment, de concentrer l'attention sur ceux qui sont plus gaux, il n'est gure surprenant que la dpendance ait t le catalyseur choisi pour favoriser les transmutations requises par l'influence sociale.

[35]

Psychologie des minorits actives.3e dition, 1991.1re partie. Consensus, contrle et conformit.

Chapitre 2

Les pressions vers la conformit

QUATRIME PROPOSITIONLes formes prises par les processus d'influence sont dterminespar des tats d'incertitude et par le besoin de rduire l'incertitude

HYPERLINK \l "tdm" Retour au sommaireDans ses premires tudes sur l'influence sociale, Sherif a postul que nous vivons gnralement dans un environnement fluide et instable. Il est all jusqu' affirmer que cette fluidit et cette instabilit constituent des aspects fondamentaux de tout stimulus social. Les normes naissent et se modifient lorsqu'il y a interaction entre les individus dans ces conditions de possibilits multiples, de rponses potentielles nombreuses et d'ambigut. Il dclare:

Dans des conditions o quelque aspect essentiel n'est pas objectivement structur, l'individu est de plus en plus gagn par l'incertitude et sa suggestibilit en est accrue. En d'autres termes, il est plus enclin tre influenc par les mots, les actions, ou les communications diverses d'autres individus, d'autres groupes et des mass media (Sherif, 1969, p. 71).

Un accroissement de l'ambigut ou une suppression des critres objectifs se traduit par un tat d'incertitude interne chez les individus. partir de ce moment, ils sont prts subir l'influence des autres.[36] Les propositions familires qui suivent sont formules sur la base de cette interprtation, et elles ont t maintes et maintes fois vrifies:

a)Moins le stimulus, l'objet ou la situation par rapport auquel s'exerce l'influence est structure, plus l'influence est grande.b)L'influence sera beaucoup plus grande lorsqu'un stimulus social complexe ou un jugement de valeur est en jeu, que lorsqu'il s'agit d'un stimulus matriel simple ou d'un jugement de fait.

Mais l'incertitude peut tre suscite par l'tat interne de l'individu. Nous venons d'numrer quelques-unes des causes possibles d'un tel tat: des aptitudes intellectuelles, sensorielles ou caractrologiques faibles. D'autres personnes s'interposent entre lui et l'environnement et attnuent ces faiblesses.Kelley et Thibaut ont bien pos la question:

Quand le problme en jeu requiert des opinions et des jugements qui ne peuvent tre valids par la logique ou par des tests empiriques, les gens ont tendance chercher dans l'accord avec leurs associs un soutien leurs opinions. Il semble qu'au moins deux types gnraux de relation entre l'metteur et le destinataire d'une suggestion puissent exister, et dterminer dans quelle mesure le destinataire est d'accord avec la suggestion et l'accepte. Dans certains cas, le destinataire peut tre considr d'un point de vue instrumental comme un mdiateur de fait, en vertu de son vidente habilet, de sa crdibilit, ou de son honntet. En d'autres cas, le destinataire peut tre incit tomber d'accord avec l'metteur sans qu'intervienne la rectitude de son jugement. L'accord peut devenir un motif indpendant. La force de ce motif semble dpendre en partie de la force de l'attachement positif et de l'affection pour l'metteur. Ainsi A peut occasionner un changement d'opinion chez B si B a de l'affection pour lui ou s'il fournit B les moyens de satisfaire quelque souhait important. Lorsque le membre du groupe aura un fort attachement positif pour le groupe et ses membres, il s'orientera vers l'opinion modale exprime au sein du groupe (1968, p. 743).

Je reviendrai cette dclaration plus tard. Pour le moment, je veux simplement attirer l'attention sur le fait que l'intervention d'un mdiateur entre l'individu et son environnement est indispensable quand l'individu est incapable d'affronter la ralit. Mais on devrait se souvenir que dans le cas dcrit par Sherif, le tiers est la norme, tandis que dans le cas dcrit par Kelley et Thibaut ce tiers est un individu ou le groupe... Dans le premier cas, l'influence mutuelle qui s'exerce quivaut chercher une solution commune. Dans le second [37] cas, influencer quelqu'un revient profiter de son rle - d'expert par exemple - pour modifier le point de vue ou l'opinion de l'autre. Nanmoins, que cette interaction soit externe ou interne, elle n'est pas dtermine par elle-mme: c'est le rapport l'objet et l'environnement qui la dtermine.Nous pouvons maintenant ajouter deux autres propositions celles qui ont dj t avances:

c)Plus une personne est incertaine dans ses opinions et ses jugements, plus est grande sa propension tre influence.d)Moins une personne est certaine de ses aptitudes sensorielles et intellectuelles, plus elle est dispose accepter l'influence de quelqu'un qui elle attribue des capacits sensorielles et intellectuelles suprieures.

On a tent de spcifier lequel de ces effets peut tre attribu l'incertitude du sujet et lequel peut tre attribu l'ambigut de l'objet, mais sans obtenir de rsultats concluants.Il n'y a pas de raison de mettre en doute la justesse de ces affirmations. Je voudrais souligner quelques-uns de leurs corollaires auxquels on aurait d, mon avis, accorder une plus grande attention:

a)Dans une situation o les deux partenaires sont certains de leurs jugements et de leurs opinions, l'influence sociale n'a pas de place, elle ne peut intervenir en aucune manire puisqu'il n'y a pas d'incertitude rduire.

b)Lorsqu'un groupe, un sous-groupe ou un individu sont certains de quelque chose, on ne peut utiliser l'influence pour les amener modifier leurs opinions ou leurs jugements.c)Quand il n'y a pas ambigut du stimulus, ou quand on peut se rfrer un critre objectif, il ne peut y avoir influence.

L'individu qui a l'environnement pour lui, s'il y est bien adapt et s'il y ragit correctement, est capable de rsister aux pressions sociales et d'chapper l'inconfort rsultant de son interaction avec autrui. Quand il n'a pas l'environnement pour lui, qu'il n'y est pas adapt et qu'il n'y ragit pas correctement, l'individu cde aux pressions sociales et il ne peut chapper l'inconfort de l'interaction. En bref, lorsque quelqu'un s'accorde avec la nature, il n'a pas besoin de la socit; lorsque quelqu'un ne s'accorde pas avec la nature, il a besoin de [38] la socit. C'est ainsi qu'est reprsente l'interaction en fonction des relations avec cette partie du monde matriel considre comme essentielle.La notion d'incertitude joue donc dans ce modle thorique un rle analogue celui du concept cl de promiscuit en anthropologie, ou celui de raret en conomie, en ce sens qu'elle reprsente pour la socit la fois une condition pralable et un moteur initial. Comme on le sait, les anthropologues expliquent l'apparition de l'organisation sociale par le besoin de formuler des rgles (la prohibition de l'inceste, par exemple) afin d'viter les luttes et les dsordres qui existent parmi les animaux l'tat naturel. De la mme manire, les conomistes voient dans le comportement et la rgulation du march une sorte de ncessit impose par la raret et par la rpartition ingale des ressources dans la nature. De mme, pour le psychologue social, la certitude est une ressource difficile obtenir, et c'est afin de l'obtenir qu'une personne s'associe ou se soumet d'autres.La prsence ou l'absence de cette certitude dtermine le contraste entre les diffrentes formes d'influence. Si l'individu, ou le sous-groupe, est incertain, alors il cherche l'appui d'un mdiateur de fait. L'influence est justifie. Cependant, s'il n'est pas incertain et se conforme malgr tout, d'autres motifs (subjectifs) entrent en jeu: le dsir d'tre accept par le groupe, le pouvoir de l'autorit, etc.Ce type d'analyse a inspir les distinctions pralablement mentionnes entre l'influence sociale informationnelle et l'influence sociale normative, et entre la conformit centre sur la tche et la conformit centre sur le groupe. Cohen (1964, p. 106) crit: Particulirement importante est donc la distinction entre le besoin de statut et le besoin d'information. L'influence sociale peut tre accepte soit dans la mesure o elle voque le dsir de l'individu de conserver son statut vis--vis des autres, soit dans la mesure o elle implique sa dpendance l'gard des autres en ce qui concerne l'information relative lui-mme et au monde environnant. Nous pouvons appeler le premier ensemble de motifs d'adhsion au groupe: dterminants normatifs ou motivationnels, le second ensemble: dterminants informationnels ou d'incertitude. Dans la situation normative, l'image que la personne se fait d'elle-mme est rflchie par rapport aux rcompenses et aux punitions qu'elle peut recevoir d'autrui. Dans la situation informationnelle, la personne accepte les autres comme source d'influence, parce qu'elle les utilise comme des sources stables d'information pour valuer le monde qui l'entoure. Donc, dans ce cas, le dveloppement et la forme de l'influence sociale correspondent au besoin de l'individu: [39] il se soumet cause de sa dpendance. Si l'individu se soumet cause de sa dpendance, il s'ensuit que si l'individu n'avait pas besoin du groupe, aucun groupe ne pourrait avoir de prise sur lui.Voil peut-tre le moment venu d'exprimer mon ahurissement. Ce qu'on nous a dit de la diffrence entre la ralit physique et la ralit base sur le consensus social est tout fait convaincant et a t vrifi maintes et maintes fois. Mais le fait que la conviction ait t si spontane et la vrification si facile aurait d nous rendre plus sceptiques et veiller notre sens critique. Pourquoi une personne qui n'est pas en mesure de se faire un jugement exact par manque d'instruments de mesure adquats supposerait-elle que les autres personnes qui partagent sa situation difficile sont mieux places qu'elle pour porter un jugement plus pertinent? Lorsqu'il n'existe pas de certitude sur la ralit physique ou objective pour un quelconque individu particulier, il ne peut y en avoir pour qui que ce soit. S'il n'y a pas d'horloge pour indiquer l'heure ou de marteau pour tester la duret d'une substance, la tentative d'un individu d'indiquer l'heure en se rfrant la position du soleil, ou de jauger la duret par le toucher ou la vue, ne sera ni plus ni moins exacte que celle de n'importe quelle autre personne se servant des mmes mthodes. Le concept d'ambigut appelle de semblables remarques. Si les individus peroivent un stimulus comme ambigu ou manquant d'objectivit, selon l'expression de Sherif, et si en outre ils savent qu'il en est bien ainsi, alors la diversit des jugements est permise et normale. On ne voit aucune raison pour laquelle ils devraient s'empresser de tomber d'accord, ni comment un tel accord pourrait les rassurer sur la validit de leurs opinions et de leurs jugements. La nature arbitraire des rsultats de leurs changes doit leur tre parfaitement vidente. Au mieux, ils peuvent se sentir soulags de n'tre pas seuls commettre une erreur. Mais rien ne les autorise affirmer qu'ensemble ils ont raison ou que les autres ont raison. Il n'est pas ncessaire d'en dire davantage sur le sujet pour le moment; nous en reparlerons plus tard.Pour en revenir la question de l'incertitude, il apparat que la rduction de l'incertitude dtermine la frontire entre la conformit relle et la simple soumission. Il n'existe pas de rapport ncessaire entre notre conviction concernant le degr de vrit de l'opinion du groupe et le fait que nous adhrions au groupe si nous sommes contraints de le suivre ou si nous prouvons le dsir de lui appartenir. Nous pouvons trs bien penser une chose et en dire une autre si nous y trouvons un avantage, si nous souhaitons obtenir l'approbation de nos pairs ou si [40] nous voyons quelque autre bonne raison de nous comporter de la sorte. Corrlativement, lorsque nous croyons ce que l'on nous dit, nous n'acceptons le jugement du groupe que parce que le ntre est incertain ou bien difficile vrifier ou pour quelque raison de ce genre. Dans le premier cas, il s'agit de soumission, dans le second cas, de conformit relle. C'est du moins ce qu'exprime la thorie.L'une des interprtations les plus courantes des expriences de Asch s'accorde avec cette ide. Prenons, par exemple, un individu qui compare une ligne talon avec trois autres lignes. Le doute interne est impossible, l'ambigut externe pratiquement inexistante. La certitude est donc complte. Par ailleurs, les jugements des autres individus participant l'exprience tant indniablement faux, le sujet naf, notre individu type, se trouve face un choix clair. S'il dit ce qu'il voit et qu'il sait tre vrai, il est en accord avec lui-mme et avec la ralit. Mais il risque de dplaire aux individus qui constituent la majorit et qui s'attendent qu'il soit d'accord avec eux. Souvent la vrit n'est pas bonne dire ou entendre; il est possible qu'elle fasse natre dans la majorit la malveillance ou mme l'hostilit. En vitant ce risque, l'individu donne une rponse qui est fausse mais qui semble convenable. Le conformiste rsout son dilemme en donnant publiquement une opinion contraire son opinion personnelle, et en demeurant convaincu de la vrit de son opinion personnelle.Ni cette interprtation ni les autres n'ont fait l'objet de vrifications srieuses. Ceci est particulirement intressant, puisque l'interprtation est dduite d'une proposition qui carte la possibilit de changement lorsqu'il n'y a pas incertitude. Puisqu'on a malgr tout, et la surprise gnrale, observ un changement alors qu'il n'aurait pas d y en avoir, la seule faon de s'en tirer tait de l'attribuer des circonstances extrieures et de le considrer comme une soumission purement superficielle.Rcapitulons quelques questions et rponses pertinentes:-Pourquoi les gens sont-ils incertains?-Parce que le stimulus est ambigu ou parce qu'ils manquent d'information, de confiance en eux, etc.-Qu'est-ce qui justifie l'existence de l'influence sociale?-La rduction de l'incertitude dans l'tat interne du sujet ou dans l'tat externe de l'objet.Il existe une exception remarquable tout ceci. Elle nous est fournie par le travail de Asch. L'auteur n'a pas accord une grande importance ces tats de certitude ou d'incertitude. Il n'a pas essaye de dmontrer, [41] qu'en cas d'incertitude, les gens deviennent influenables ou que, lorsqu'ils se conforment au groupe, ils doivent payer le prix de l'incertitude dans leurs propres croyances et jugements. Nanmoins, lorsque sa recherche a t intgre dans le courant gnral (Deutsch et Grard, 1955; Jackson et Saltzenstein, 1958) on n'a pas tenu compte de son caractre exceptionnel.Nous avons dj vu quelques consquences auxquelles ont conduit les questions et les rponses ci-dessus. Je n'ai pas encore fait allusion aux trois hypothses fondamentales:

a)L'incertitude n'existe que dans la cible, jamais dans la source.b)L'incertitude est perue comme un donn plutt que comme un rsultat de l'interaction sociale; elle nat dans l'organisme ou dans le cadre environnemental, mais jamais dans le groupe.c)L'influence est motive par des facteurs pr-sociaux ou non-sociaux: elle satisfait le besoin d'un individu en rduisant son incertitude, et elle permet l'individu de s'adapter l'environnement, sans plus.

Dans l'ensemble, il semblerait que les conditions sociales entranent les individus a se conformer. Quand ils se conforment, l'intervention du systme social se limite au rtablissement de l'quilibre psychologique des individus et de leurs transactions avec le monde extrieur. Dans tous les autres cas, le conformisme n'est pas souhaitable et de toute faon il est purement hypocrite. Il s'agit de rendre Csar ce qui est Csar. Malheureusement cela ne se fait pas impunment. On peut commencer par se soumettre par politesse, puis en arriver de vritables et vastes compromis sur les plans motionnel et intellectuel. Comme le disait Diderot, les hommes finissent par croire aux opinions qu'ils sont obligs d'exprimer en public. En dernire analyse, il devient difficile de distinguer entre la soumission et la conformit authentique. Mais c'est une autre affaire.

CINQUIME PROPOSITIONLe consensus vis par l'change d'influencese fonde sur la norme d'objectivit

HYPERLINK \l "tdm" Retour au sommaireCette proposition n'est probablement pas trs explicite, mais elle intervient toujours dans J'analyse des interactions sociales. Tout [42] d'abord, elle reflte l'ide de consensus social en tant qu'adaptation au monde externe:

Il semble qu'une exigence fondamentale de l'homme soit le besoin de valider ses opinions. Bien que les informations claires fournies par l'environnement physique contribuent la satisfaction de ce besoin, le comportement des autres personnes constitue aussi une source de validation. Notamment lorsqu'elle prouve un sentiment d'incertitude ou de trouble - lorsqu'elle ne sait comment ragir - une personne peut observer les comportements d'autrui afin d'y dcouvrir un monde stable. Cette ralit sociale lui fournit un point de rfrence pour son propre comportement. Plus la situation non sociale qui sert de stimulus est ambigu, plus il est vraisemblable qu'elle s'appuiera sur la ralit sociale pour s'orienter (Secord et Backman, 1964, p. 331).

La dichotomie familire entre la socit et l'environnement est ici nettement exprime. On peut voir apparatre, entre les lignes, l'opposition marque entre les rapports avec les objets et les rapports avec les autres gens. L'individu est au centre de l'opposition: d'une part, il essaie de porter un jugement correct et d'valuer ses aptitudes pour ce faire. D'autre part, la ralit qu'il doit juger, et laquelle il doit s'adapter, lui est donne. La ralit ainsi perue correspond la ralit physique. C'est aussi une ralit solipsiste puisque le sujet n'a pas besoin de qui que ce soit pour dterminer ses dimensions ni pour l'identifier. Tout ce qu'il suffit de faire pour dterminer la couleur d'une toffe, la duret d'une table, l'heure qu'il est, c'est de regarder l'toffe, de frapper sur la table, de jeter un coup d'il une horloge, autant de choses que chacun peut faire seul.Mais, en d'autres circonstances, parce que nous avons affaire des opinions qu'il n'est pas possible de valider ou des objets dont les caractristiques ne sont pas stables, nous sommes incapables de porter un jugement immdiat. C'est alors qu'il devient ncessaire de faire appel aux autres afin qu'ils nous aident dans nos jugements. La vision de la ralit que nous acqurons de cette manire peut donc tre qualifie de conventionnelle ou de communicative. Elle est videmment sociale, la fois parce que c'est un produit du groupe et parce que l'individu l'accepte la seule condition qu'elle soit accepte par les autres. tablir le degr de dmocratie dans un pays, la beaut d'une peinture ou l'heure qu'il est dans une socit traditionnelle, prsuppose une consultation et un accord collectifs parmi les membres du groupe sur la base des diffrentes observations qu'ils pourraient faire afin d'asseoir leurs opinions.[43] On suppose donc que les hommes vivent dans deux types diffrents de ralit, que leur existence fragmente et htrogne correspond la fragmentation et l'htrognit qui existent entre l'individu et la socit. Cette distinction reflte la structure des objets et la disposition de l'environnement. Elle dfinit les forces externes qui obligent l'individu oprer des transactions et parvenir un consensus avec les autres.Existe-t-il des forces internes qui agissent dans le mme sens? Elles dcouleraient de l'attitude du juge l'gard de ses propres capacits. Festinger considre le dsir d'valuer correctement ses propres capacits comme un besoin fondamental: c'est un besoin individuel et non social. Si l'individu est sr de ses propres capacits, il n'prouve pas le besoin de tenir compte du jugement ou des opinions des autres. Corrlativement, quand cette certitude lui fait dfaut, il est contraint de se comparer une autre personne proche de lui ou semblable lui. La thorie de la comparaison sociale, que je viens d'voquer brivement, vise a expliquer pourquoi nous avons tendance rester dans un groupe ou nous diriger vers lui, et nous affilier avec d'autres.Je ne conteste pas le bien-fond de la distinction entre la ralit physique et la ralit sociale, pas plus que celui de la thorie de la comparaison sociale. Mon seul but est de montrer qu'elles n'ont de sens que dans l'hypothse o la norme d'objectivit rgle le comportement dans la socit. La hirarchie et la diffrence entre ces deux ralits, la premire donne par l'extrieur, la seconde engendre par la socit, reposent sur le fait que la premire est cense tre plus objective que la seconde. Le consensus, l'accord de groupe, sont des mcanismes de remplacement sur lesquels il faut d'autant plus s'appuyer que l'objectivit devient plus insaisissable. On ne prtend pas que des hommes qui diffrent par leurs expriences et par leur degr de connaissance cherchent une vrit commune, essaient de dcouvrir un aspect inconnu de la ralit ou de rsoudre un problme, et parviennent une solution par des mthodes sur lesquelles ils se sont mis d'accord auparavant. On dit que, lorsque aucune ralit objective ne se prsente d'elle-mme, les hommes n'ont pas d'autre alternative que de chercher une vrit conventionnelle qui puisse servir de substitut.Ceci claire simultanment le concept de dpendance. En bref, la dpendance est coextensive aux relations sociales et les relations sociales engendrent la dpendance. En fait, comme nous l'avons vu maintes et maintes fois, selon ce modle, la convergence ou l'change entre les [44] individus n'est ncessaire que lorsqu'il n'y a pas de ralit objective, lorsque les circonstances sont telles que la ralit objective ne puisse tre directement dtermine. L'indpendance, par ailleurs, va de pair avec une juste apprhension de la ralit, avec la possibilit de dterminer immdiatement ses traits essentiels, et avec la certitude qu'a l'individu de disposer de capacits personnelles suffisantes.L'opposition entre les rapports avec les objets et les rapports avec les autres personnes reflte simplement le contraste entre un rapport dans lequel l'individu est indpendant et trouve en lui-mme assez de force pour rsister la pression sociale, et un rapport dans lequel il est oblig de se comparer aux autres et de subir une influence en tenant compte de la diversit des points de vue. En consquence, dans la plupart des expriences sur la conformit, on croit que l'autonomie se trouve renforce lorsque l'on demande au sujet d'mettre une affirmation prcise et de dire ce qu'il voit, tandis que l'on dfinit et que l'on manipule la pression sociale comme si elle reprsentait un obstacle l'exactitude et une source d'erreur. Adhrer au groupe, esprer parvenir avec lui un consensus, quivaut devenir dpendant de lui et abandonner l'indpendance garantie par le monde physique. Il est significatif, cet gard, que Milgram (1965) se soit senti oblig d'inventer une exprience montrant que le groupe peut parfois tre un facteur d'indpendance et de refus social. Si l'opinion contraire, a savoir que toute interaction de groupe conduit ncessairement la dpendance, n'avait pas t aussi largement rpandue, on aurait peine pu imaginer qu'une telle exprience ft ncessaire, et a fortiori publie.Cette fragmentation en un domaine social et un domaine non social, chacun ayant ses ralits et ses rapports, cette division en un domaine o le consensus et l'influence grce laquelle celui-ci se ralise sont indispensables, et un domaine o ils sont superflus, reflte, approximativement, l'absence ou la prsence de l'objectivit: dans cette conception, l'objectivit constitue donc la considration premire. Mais le consensus est lui-mme considr comme soumis la norme d'objectivit ainsi que le prouvent les tudes dans lesquelles le processus d'influence sociale est directement li au degr de structure du stimulus. Si les individus se conforment, ce n'est pas parce qu'ils ne peuvent pas supporter l'ambigut, mais en grande partie parce qu'ils jugent que la diversit est inconcevable et qu'il ne doit y avoir qu'une seule rponse rpondant la ralit objective. S'il n'en tait pas ainsi, quel motif auraient-ils d'adopter une opinion diffrente de la leur? Dans une [45] exprience de Sperling (1946) on a dit aux sujets que le phnomne autocintique tait une illusion d'optique, si bien qu'ils se sont senti le droit d'mettre des jugements subjectifs. Aucune convergence ne s'est produite et donc aucune influence. On pourrait affirmer la mme chose propos des expriences de Asch. En insistant sur l'exactitude ncessaire des rponses et l'objectivit des stimuli, on force d'une certaine manire le sujet se soumettre au groupe plutt qu' lui rsister, puisqu'il ne peut y avoir, pour un objet physique ou gomtrique, de ralit individuelle. Dans certaines conditions, crit Asch, telles celles qui dominent dans la plupart des situations dcrites dans ce chapitre, la tendance parvenir un accord avec le groupe est une exigence dynamique de la situation. Elle se fonde d'abord sur une conception claire et raisonnable des conditions: chacun suppose qu'il voit ce que les autres voient. Partant de l, il espre s'approcher du groupe. Cet effort, loin de tirer son origine de tendances aveugles l'imitation, est le produit d'exigences objectives (1952, p. 484).Il nous est maintenant possible de mieux comprendre pourquoi un individu confront un stimulus structur et d'autres individus qui sont en dsaccord avec lui ou qui ne sont pas mieux placs que lui pour formuler un jugement exact, commence par refuser d'en croire ses yeux et tend se rapprocher des autres en adoptant en partie ou totalement leurs rponses, au lieu de s'en tenir a sa propre position et de se fier son propre jugement. Puisqu'il s'agit de phnomnes physiques, et que c'est une affaire de mesure, les rponses multiples ou complmentaires sont cartes et l'accord ne peut se faire qu'autour d'une seule rponse. Il est trs improbable que l'accord intervienne autour de sa propre rponse puisque les autres sont dj totalem