Des Marqueteurs Du Ritual

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1 Jean-Luc Jucker Des marqueurs rituels. Ethnographie d’une messe tridentine Résumé Cet article, qui se fonde sur une enquête ethnographique menée auprès d’une communauté chrétienne de type traditionaliste, propose une approche formelle et non interprétative d’une messe tridentine. En effet, à partir de trois distinctions simples, les paroles, les gestes et les déplacements qui constituent ce rituel compliqué, dit entièrement en latin, y sont considérés comme des unités qui ne font pas sens a priori et qui ne se laissent pas structurer objectivement, mais qui s’organisent et interagissent entre eux, notamment en se marquant des débuts et des fins qui les distinguent et les coordonnent ; chaque messe tridentine particulière apparaît alors comme une composition toujours en train de se faire, suivant des règles précises qui préoccupent davantage les fidèles que les éventuelles significations du rituel. Abstract This article, which is based on an ethnographic survey carried out at a traditionalist type of Christian community, offers a formal non-interpretative approach to a Tridentine mass. Indeed, starting from three simple distinctions, the words, gestures and movements constituting this complicated ritual, said entirely in Latin, are regarded there as units which a priori do not have meaning and which do not permit of objective structuring, but which are organized and interact between themselves, especially in marking the beginnings and ends which distinguish them and coordinate them ; each particular Tridentine mass then appears as a composition always being constructed, following precise rules which preoccupy the participants more than the possible significances of the ritual. Pour citer cet article : Jean-Luc Jucker. Des marqueurs rituels. Ethnographie d’une messe tridentine, ethnographiques.org, Numéro 13 - juin 2007 [en ligne]. http://www.ethnographiques.org/2007/Jucker.html (consulté le [date]). Sommaire Introduction Rituel et discours sur le rituel Rituel et structurations du rituel Jean-Luc Jucker Des marqueurs rituels. Ethnographie d’une messe tridentine ethnographiques.org - numéro 13 - juin 2007

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  • 1Jean-Luc Jucker

    Des marqueurs rituels. Ethnographie dune messe tridentine

    Rsum

    Cet article, qui se fonde sur une enqute ethnographique mene auprs dune communautchrtienne de type traditionaliste, propose une approche formelle et non interprtative dune messetridentine. En effet, partir de trois distinctions simples, les paroles, les gestes et les dplacementsqui constituent ce rituel compliqu, dit entirement en latin, y sont considrs comme des units quine font pas sens a priori et qui ne se laissent pas structurer objectivement, mais qui sorganisent etinteragissent entre eux, notamment en se marquant des dbuts et des fins qui les distinguent et lescoordonnent ; chaque messe tridentine particulire apparat alors comme une composition toujoursen train de se faire, suivant des rgles prcises qui proccupent davantage les fidles que lesventuelles significations du rituel.

    Abstract

    This article, which is based on an ethnographic survey carried out at a traditionalist type of Christiancommunity, offers a formal non-interpretative approach to a Tridentine mass. Indeed, starting fromthree simple distinctions, the words, gestures and movements constituting this complicated ritual,said entirely in Latin, are regarded there as units which a priori do not have meaning and which donot permit of objective structuring, but which are organized and interact between themselves,especially in marking the beginnings and ends which distinguish them and coordinate them ; eachparticular Tridentine mass then appears as a composition always being constructed, following preciserules which preoccupy the participants more than the possible significances of the ritual.

    Pour citer cet article :

    Jean-Luc Jucker. Des marqueurs rituels. Ethnographie dune messe tridentine, ethnographiques.org, Numro13 - juin 2007 [en ligne]. http://www.ethnographiques.org/2007/Jucker.html (consult le [date]).

    Sommaire

    Introduction

    Rituel et discours sur le rituel

    Rituel et structurations du rituel

    Jean-Luc Jucker Des marqueurs rituels. Ethnographie dune messe tridentine

    ethnographiques.org - numro 13 - juin 2007

  • 2Introduction

    Formules, prires et interlocutionsRapports des lments du rituel entre euxPrononciation, accentuation et rythmeAgenouillements et gnuflexionsParties rcites mentalement

    Conclusion

    Notes

    Bibliographie

    Cet article se fonde sur une enqute ethnographique que jai mene entre juillet et dcembre 2005

    auprs dune communaut chrtienne de Suisse romande pratiquant la messe tridentine. Par intrt

    personnel, mais aussi parce quil me semblait que cette communaut sy prtait particulirement bien,

    jai choisi dapprocher ce rituel compliqu, dit entirement en latin, dun point de vue que jappelle

    formel et non interprtatif. Jai en effet dfini la messe tridentine comme une simple suite de paroles

    et dactes codifis, que jai tent de rendre dans sa ralit technique et pratique, telle quelle se

    prsente lobservateur-participant sur le terrain. Cette tche ntant pas aussi simple quon pourrait

    le croire, je nai pas intgr dans mes analyses les dimensions historiques, sociologiques ou encore

    thologiques de cette communaut et de ce rituel. Je ne pense pas, dailleurs, quelles mauraient t

    dune grande utilit pour rendre compte de mon terrain.

    Quoi quil en soit, cette approche particulire de la messe tridentine ma amen dvelopper trois

    ides simples, sur lesquelles se fondent les trois parties de mon article :

    1. Il faut distinguer le rituel des discours sur le rituel. Les pratiquants dun rituel parlent rarement

    de cette activit. Quand ils le font, cest la demande de lobservateur, et ils produisent alors des

    discours de type interprtatif. Le plus souvent, ces discours ne portent plus sur le rituel en tant que

    suite de paroles et dactes, et il ne faut donc pas leur attribuer une trop grande importance.

    2. Il faut distinguer le rituel des multiples manires selon lesquelles il est possible de le structurer.

    Un type de discours sur le rituel trs rpandu, et que produisent non seulement les pratiquants mais

    aussi les observateurs, consiste organiser les paroles et les actes du rituel en parties. Les structures

    qui en rsultent sont arbitraires, car non seulement il est possible de les multiplier linfini, et de plus

    elles sont toujours orientes vers un objectif qui traduit certaines valeurs.

    3. Il faut distinguer le rituel des lments qui le composent. Le rituel nest pas un tout homogne ;

    il est compos dlments htroclites souvent difficiles comprendre et mettre en rapport. Les

    lments langagiers et gestuels qui le constituent doivent tre approchs en eux-mmes puis dans

    leur succession. Si lon renonce aux discours sur le rituel et ses hypothtiques structures, il est

    possible de rendre compte objectivement du rituel.

    Rituel et lments du rituel

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  • 3Rituel et discours sur le rituel

    Ces trois distinctions me semblent raisonnables, car elles permettent de se concentrer sur ce que les

    acteurs sociaux font plutt que sur ce quils disent sur ce quils font. Comme nous allons le voir,

    dailleurs, les membres de la communaut tudie ne se proccupent gure, moins quon ne le leur

    demande, dexpliquer le rituel quils pratiquent. Quand ils en parlent, cest pour spcifier comment il

    doit se faire et non pourquoi il se fait, et cette prpondrance de la forme sur le contenu ressortira

    tout au long de notre analyse (illustrations 1, 2).

    Illustration 1 (photographie numrique)Sance de formation pour les nouveaux servants de messe. Le thurifraire ( gauche) et le crmoniaire doivent soutenirle prtre lorsquil gnuflecte, quand bien mme je ne suis pas un vieillard , leur dit-il ce jour-l ; lacolyte ( droite) attend sous la cloche qui sert annoncer le dbut de la messe ; la porte qui se trouve derrire lui est celle de lune des sacristies ; la niche qui est pratique sur sa gauche est la crdence, qui contient lensemble de clochettes et lesburettes ; au-dessus de celle-ci est un coffret reliquaire.29.10.2005

    Illustration 2 (photographie numrique)Le prtre vousoie les adolescents et lesenfants, qui lui obissent au doigt et lil ;laccoudoir quon distingue au premier planest la table de communion , qui sert aussi sparer le chur (identifi au sanctuaire)davec lespace o se tiennent les fidles.29.10.2005

    Aussi tonnant que cela puisse paratre, il est plutt rare que ceux qui pratiquent un rituel parlent de

    cette activit. Quand ils le font, cest gnralement la demande dun novice ou dune personne

    extrieure au rituel. Dautre part, les discours qui en rsultent se produisent toujours part le rituel

    (avant ou aprs son effectuation et dans un autre lieu), et ils constituent souvent des interprtations

    (partages par les autres pratiquants ou personnelles). Le rituel, au sens o je lai dfini, savoir une

    suite de paroles et dactes codifis, doit donc tre clairement distingu des discours sur ces paroles et

    ces actes.

    Voici quelques exemples de discours sur le rituel emprunts mon terrain, et qui illustrent bien ces

    remarques gnrales tout en introduisant quelques particularits de la communaut tudie :

    1. Un prtre :

    Quen sais-je ? Cest comme a... et tout remettre en cause en posant sans cesse des questions est

    typique de lesprit moderne. Et dailleurs, Monsieur, vous savez trs bien que ces nombres sont

    bibliques ! [1]

    2. Une fidle :

    Vous me posez une colle... a fait un temps que je nai pas potass mon Boulanger [un catchisme

    dont lauteur, un abb, porte ce nom] ! Je vous le dirai dimanche si vous venez la Sainte messe.

    Vraiment dsole.

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  • 4[J.-L. J.] Je ne me rappelle pas que Boulanger traite spcifiquement de ce point. Mais selon vous,

    quel moment ?

    Ce nest pas le problme... vous rendez-vous compte que je pourrais vous dire une btise ?

    3. Une autre fidle :

    Lautre jour, quand le prtre a dit lEcce Agnus Dei [2], jai vu un ange flotter au-dessus du

    sanctuaire et qui me disait : Votre G. [prnom de son poux dcd] va bien et il vous regarde ! .

    4. Un autre prtre :

    Chez les protestants, lautel nest quune vulgaire table manger. Chez eux, a peut encore aller...

    mais chez nous, il faut la conscration dun vque. Sinon il ny a plus de Prsence relle [du Christ]

    la messe.

    Ces quatre discours sur le rituel ont t produits ma demande, et ont t tenus dans le narthex

    aprs leffectuation proprement dite de la messe tridentine, cest--dire part le rituel. Ils constituent

    galement des commentaires qui peuvent tre interprtatifs, car ils ne rendent plus le rituel comme il

    est pratiqu, cest--dire comme une suite de paroles et dactes codifis, mais organisent, justifient et

    expliquent ces paroles et ces actes. Nous pourrions simplifier en disant que, dune part, les membres

    de la communaut tudie ne les produisent pas deux-mmes et que, dautre part, les tentatives de

    rponses quils constituent vont plus loin que lobjet mis en question par lobservateur, savoir le

    rituel tel que je lai dfini.

    Les deux premiers exemples rendent bien compte du fait que des pratiquants diffrents (un prtre et

    une fidle) du rituel tudi ne se questionnent pas forcment sur cette activit. moins quon ne le

    leur demande, ce qui fut effectivement le cas dans les exemples rapports, ils ne se proccupent pas

    de savoir pourquoi la plupart des missels quils utilisent structurent la messe tridentine en dix parties

    principales, ou quel moment le vin se transforme en sang du Christ . Mis part ce relatif

    dsintrt, on notera galement le recours des rfrences communes, ainsi que le caractre

    normatif de ces rfrences. Pour mexpliquer le dcoupage de la messe tridentine en dix parties

    (citation 1), le prtre rapporte ce nombre une certaine signification quil a acquis dans les crits

    bibliques, cest--dire une rfrence livresque commune ; la fidle, au contraire, ne peut pas me

    renseigner, car elle a oubli ce quil est convenu de dire au sujet de la transformation du vin en

    sang du Christ (citation 2), cest--dire une rfrence catchtique commune. De plus, le

    positionnement de mes deux interlocuteurs par rapport ces rfrences traduit la valeur normative

    de ces dernires. Dune part, questionner le rituel semble constituer quelque chose de suspect pour

    les pratiquants. Le prtre me signifie clairement quil est malvenu de lui poser ce genre de questions,

    auxquelles je devrais dailleurs pouvoir rpondre par moi-mme si jtais de bonne foi. Dautre part,

    se prononcer sur le rituel ne semblerait admettre aucune marge derreur ou dinterprtation

    personnelle. Si la fidle ne prend pas le risque de me rpondre, ce nest sans doute pas parce quelle

    na aucune opinion sur le sujet, mais plutt parce quelle se mfie de cette opinion.

    Considrons maintenant nos deux autres exemples. Jai dit plus haut que les discours sur le rituel se

    produisaient comme part de cette activit. Par cette expression un peu floue, je nentendais pas,

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  • 5Rituel et structurations du rituel

    seulement, quils se tiennent avant et aprs le rituel, ou dans des endroits diffrents de ceux o lon

    pratique le rituel. Certains discours sur la messe tridentine, en effet, semblent aller plus loin que ce

    rituel en tant que suite de paroles et dactes codifis, et peuvent mme, du point de vue de

    lobservateur-participant, sen dtacher compltement. Ils ne font pas quinterprter les lments qui

    constituent le rituel, mais ils y ajoutent aussi de nouveaux lments. Cette particularit de certains

    discours sur le rituel ne va pas de soi, et il y a donc lieu de les distinguer de ceux qui sexercent sur

    des lments factuels de la messe tridentine. Cest par exemple un fait que la plupart des missels

    proposent une structure de la messe tridentine en parties distinctes, et que les fidles se rfrent

    cette structure tout au long de la crmonie. Cest galement un fait que, un moment donn du

    rituel, le prtre prsente une hostie et un calice en tant que corps et sang du Christ. Mais il

    est moins vident, par contre, de lier lEcce Agnus Dei lapparition dun ange messager (citation 3),

    ou dattribuer lutilisation dune table spciale la Prsence relle du Christ la crmonie

    (citation 4), deux choses dont le rituel ne parle pas, mais qui donnent lieu des discours sur ses

    effets supposs.

    Il ne sagit pas, cependant, de nier limportance de ces discours sur le rituel. La notion de Prsence

    relle , par exemple, est un concept central dans la communaut tudie ; il lui permet notamment

    de se distinguer dautres communauts et dautres cultes chrtiens. Renoncer les prendre en

    compte, au fond, ne revient qu reconnatre quils ne sont pas gaux au rituel tel que je lai dfini,

    savoir une suite de paroles et dactes codifis. Cest dailleurs une distinction que les pratiquants

    tablissent eux-mmes, puisque le plus souvent, ils ne parlent pas de leffectuation de la messe

    tridentine si on ne les questionne pas ce sujet. Mais il nous faut maintenant examiner de plus prs

    un type particulier de discours sur le rituel, celui qui consiste ordonner en parties les lments

    disparates quil contient.

    La premire distinction, celle quil y a lieu de faire entre le rituel tel que je lai dfini et les discours

    sur ce rituel, ma amen en tablir une deuxime : il y aurait, dune part, des discours qui se basent

    sur des lments du rituel (citations 1 et 2) et, de lautre, des discours qui ajoutent au rituel de

    nouveaux lments (citations 3 et 4). Mais si la plupart des discours qui relvent de la deuxime

    catgorie se laisse aisment distinguer du rituel en tant que suite de paroles et dactes, on ne peut

    pas en dire autant de certains discours qui relvent de la premire. Nous avons vu, par exemple, que

    les discours qui se rapportent la structure de la messe tridentine semblent tre lis troitement au

    rituel au sens o nous lavons dfini. Ils se distinguent en effet des autres discours par leur dimension

    pratique, et ceci au dtriment de linterprtation. Les discours relatifs la structure du rituel,

    particulirement, semblent organiser leffectuation de la messe tridentine plutt que den tenter

    lexplication. Si la plupart des missels, ainsi, dcoupent en parties les lments qui composent une

    messe tridentine, ils nattribuent aucun sens la structure qui en rsulte. Dautre part, les officiants

    et les fidles se servent concrtement de cette structure, et ceci pendant leffectuation de chaque

    messe tridentine. Cest en se rfrant aux parties que dfinit leur missel quils savent o ils en sont

    dans le rituel, cest--dire quel moment il faut faire et quel moment il faut dire quoi. Sur le plan

    formel, aussi, les discours sur la structure semblent se confondre avec le rituel proprement dit. Les

    titres de chaque partie, par exemple, correspondent souvent un mot qui est prononc pendant la

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  • 6messe lintrieur de la partie en question (cest le cas, entre autres, de lIntrot, du Kyrie et du

    Gloria) ; et, pour se rfrer telle ou telle partie du rituel, les fidles utilisent souvent les premiers

    mots qui la composent (comme dans la citation 3).

    Faudrait-il, ds lors, renoncer distinguer trop nettement le rituel tel que je lai dfini de certains

    discours qui semblent se fonder directement sur lui ? Je ne le pense pas. Les possibilits quil y a de

    structurer une messe tridentine (et tout rituel), en effet, sont nombreuses ; et les structures qui en

    rsultent, loin de faire partie du rituel, traduisent des options qui ont t prises par leurs auteurs ;

    elles ne constituent au fond que des structurations. Pour illustrer cela, jai choisi den examiner deux

    de plus prs. Lune relve de la communaut tudie, et lautre de lobservateur-participant. Je tire la

    premire du missel que jai utilis sur le terrain, et qui est largement rpandue parmi les fidles [3] :

    Antienne

    Introt. Kyrie. Gloria

    Oraisons

    ptre. Graduel. Prose

    vangile

    Offertoire

    Prface

    Canon

    Aprs la communion

    Dernier vangile

    Cette structuration de la messe tridentine, quand bien mme le nombre de parties quelle contient

    renverrait un symbole biblique (citation 1), ne va pas de soi. On pourrait se demander pourquoi,

    dabord, lIntrot, le Kyrie et le Gloria sont regroups sous un seul point. Il sagit en effet de trois

    units nettement distinctes : la premire est une partie mobile, souvent emprunte aux Psaumes et

    lue par le prtre ; la seconde, une partie fixe [4], consiste en une interlocution de formules liturgiques

    entre le prtre et les fidles ; la troisime est une sorte dhymne de louange rcit par tous. Ni le

    genre littraire, donc, ni lorganisation du rituel (qui prononce quoi) ne permettent de les rapprocher ;

    et pourtant elles sont prsentes comme formant une certaine unit par mes informateurs.

    LEptre, le Graduel et lvangile constituent tous, au contraire, des parties mobiles empruntes la

    Bible et lues exclusivement par le prtre sur mon terrain [5]. Rien ne justifie donc quon les arrange

    en deux parties distinctes, si ce nest pour indiquer la plus grande importance relative de lvangile,

    pendant la lecture duquel, dailleurs, les fidles doivent se lever [6] (contrairement celle de lptre

    pendant laquelle il leur est permis de sasseoir). Et on pourrait donner beaucoup dautres exemples

    (pourquoi la communion, assurment importante, ne fait-elle pas lobjet dun point part ? pourquoi

    ne mentionne-t-on pas les longues prires qui suivent le Dernier vangile ?).

    Illustration 3 (document numris)Une autre structuration de la messe, tire de : Missel quotidien des fidles. Vespral. Rituel. Recueil de prires, Tours, Maison Mame diteurs pontificaux, 1958, p. 788-789.

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  • 7Voici maintenant ma propre structuration de la messe tridentine :

    I. a) Lentre des officiants ; b) Lannonce des messes de la semaine

    II. a) Introduction de la messe ; b) Psaume 43 ; c) Gloria Patri ; d ) Confiteor ; e) Indulgentiam ;

    f) Deus ; g) Aufer a nobis ; h) Oramus te

    III. Introt

    IV. Kyrie

    V. Gloria

    VI. Oraison

    VII. ptre

    VIII. Graduel

    IX. a) Munda cor ; b) Sequentia

    X. a) Offertoire ; b) Suscipe ; c) Deus ; d) Offerimus tibi ; e) In spiritu ; f) Lavabo ; g) Suscipe ; h)

    Orate, fratres

    XI. Secrte

    XII. a) Prface ; b) Sanctus

    XIII. Te igitur

    XIV. Memento des vivants

    XV. Communicantes

    XVI. a) Hanc igitur ; b) lvation de lhostie ; c) Simili modo ; d) lvation du calice ; e) Unde et

    memores ; f) Supplices te

    XVII. Memento des dfunts

    XVIII. a) Nobis quoque ; b) Per ipsum ; c) Pater Noster ; d) Libera nos

    XIX. a) Pax Domini ; b) Agnus Dei ; c) Domine Jesu ; d) Non sum dignus ; e) Quid retribuam

    XX. Communion : a) Communion du prtre et Confiteor des fidles ; b) Misereatur ; c)

    Indulgentiam ; d) Ecce Agnus Dei ; e) Communion des fidles

    XXI. Quod ore sumpsimus

    XXII. Communion

    XXIII. a) Postcommunion ; b) Ite, missa est ; c) Placeat tibi ; d) Benedicat vos

    XXIV. Prface de Jean

    XXV. a) Ave, Maria ; b) Salve, Regina ; c) Deus, refugium ; d) Sancte Michal ; e) Cor Jesu

    XXVI. La sortie des officiants

    Cette deuxime structuration est tout aussi arbitraire que la premire ; elle implique galement des

    choix, et mme des convictions. Que le rituel, par exemple, commence quand les officiants entrent

    dans la salle et non quand ils commencent parler (cest partir de ce moment, en effet, que

    lactivit est strictement codifie : ainsi tous les fidles se lvent, alors quils soccupaient jusquici

    leur gr). Ou que le Canon na pas besoin dtre nomm en tant que tel, mais quil vaut mieux

    reprsenter et nommer ses units constitutives. Une option plus gnrale tant dutiliser les premiers

    mots dun texte plutt que des gestes ou des dplacements dans lespace pour dfinir les noms des

    parties (me rapprochant ainsi de la structuration des fidles).

    Sil est possible de proposer, pour un mme rituel, des structures aussi dissemblables, cest sans

    doute parce que ce rituel nen contient en lui-mme aucune. Tout ce que font les fidles et

    lobservateur-participant, cest ordonner les lments (paroles, actes, dplacements) qui composent la

    messe tridentine selon des critres divers et dtermins lavance, do il rsulte une structuration

    qui nest consquente ou "logique" qu lintrieur dun cadre arbitraire. Dautre part, ces

    arrangements signifient les options de leurs auteurs, dont les motifs sont dabord traditionnels ou

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  • 8fonctionnels : une messe doit comporter dix parties, lvangile doit tre trait part, disent les

    fidles ; le nombre de numros ne compte pas, un bon plan doit tre dtaill si lon veut pouvoir citer

    prcisment une partie, rpond lobservateur-participant.

    Mais il y a une autre raison, plus dcisive, qui doit nous motiver sparer nettement le rituel des

    discours sur les structures quil contiendrait. La suite de paroles et dactes qui composent la messe

    tridentine, en effet, ne semble faire aucun sens, et les structurations du rituel peuvent tre

    considres comme de simples tentatives dy mettre de lordre. Rappelons, dabord, que la messe

    ordinaire comporte pas moins de onze parties dites mobiles . Celles-ci fonctionnent comme des

    bouche-trous : elles sinsrent dans le rituel quon pourrait ici comparer un texte lacunes, en

    fonction du calendrier liturgique fix lavance. Leur contenu na, en gnral et moins dun hasard,

    quun rapport tnu avec la messe du jour et, surtout, aucun avec le rituel (au sens de consacrer

    lhostie et le calice) ; on dirait que leur rle se limite combler les vides prvus. Mais prenons un

    exemple. La messe qui va nous occuper longuement dans la troisime partie de cet article est sense

    clbrer la fte de saint Chrysanthe et de sainte Darie, martyrs. Leurs noms apparaissent, certes,

    dans trois parties mobiles : lOraison, la Secrte et la Postcommunion, mais il sagit de prires tout

    fait gnrales, qui nont rien voir directement avec ces deux personnages. Et, pour les parties

    mobiles plus importantes, comme lIntrot ou lvangile, par exemple, il est plus difficile encore

    dtablir un lien (le premier est emprunt une messe commune tous les saints, le second

    lvangile de Luc, chapitre 11, versets 47-51 [7]. Sans compter que toutes ces parties mobiles ne

    constituent ni la suite ni le dbut des parties fixes qui les prcdent et les suivent directement.

    Les parties fixes, dailleurs, ne se laissent pas plus facilement comprendre et organiser en structure :

    elles se rptent (Confiteor, Indulgentiam), se dclinent (Agnus Dei), se modifient en fonction du

    calendrier (eg. le Munda cor, dont le prtre ne rcite pas la deuxime partie aux messes des morts,

    quand bien mme on ne comprend pas en quoi celle-ci pourrait les offenser), comme si leur sujet,

    leur contenu ntait pas "puis".

    Les actions, enfin, prsentent le mme manque de "cohrence" entre elles que les paroles. On peut

    comprendre, encore, que le prtre fasse le Lavabo avant le Canon pendant lequel il touchera lhostie.

    Par contre, pourquoi faut-il se signer la fin de lAntienne ou gnuflecter aux trois quarts du Dernier

    vangile ?

    Si les paroles et les actes qui composent une messe tridentine ne se laissent pas facilement structurer

    en parties, il vaut peut-tre mieux y renoncer, et ceci revient tablir notre troisime distinction. La

    messe tridentine, en effet, nest pas un tout homogne ; les lments qui la constituent demandent

    tre analyss part et entre eux. Ceci revient dfinir chaque formule prononce, chaque action

    effectue lment du rituel, et dterminer maintenant en quoi ils consistent et comment ils se font

    suite les uns les autres.

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  • 9Rituel et lments du rituel

    Formules, prires et interlocutions

    La meilleure manire daborder la suite de paroles et dactes qui composent une messe tridentine

    consiste rendre tout ce qui, au cours dun office particulier :

    se dit ;

    se fait ;

    et rien dautre, ce qui est dj beaucoup. Il faudra dabord choisir un type de messe : sera-ce une

    messe lue, chante ? Une messe pour les morts, les saints ? Tout en sachant quil sera impossible de

    transcrire en une fois tous les gestes, manipulations, dplacements, formules, prires et interlocutions

    qui la composent. Et quil faudra tenir compte des multiples variations que ne sont pas senses

    prsenter les parties dites fixes ou communes toutes les messes.

    Mais il nest malheureusement pas possible, dans le cadre dune tel article, de proposer au lecteur

    une analyse complte des diffrents lments qui constituent une messe tridentine ; celui-ci devra se

    contenter de quelques gros plans que jai choisis parce quils me semblaient particulirement

    significatifs. Toutes ces squences sur lesquelles nous nous arrterons ont t empruntes une

    messe de la frie, celle du 25 octobre ddie saint Chrysanthe et sainte Darie, martyrs, et pour

    laquelle je fournis en annexe une transcription latine complte (transcription intgrale - pdf 416

    ko). Il sagit dune messe basse de type ordinaire , qui constitue en quelque sorte le modle

    minimal du rituel tridentin, et sur lequel les messes plus complexes, comme les dominicales et les

    chantes, se fondent et se construisent.

    Il est raisonnable de dfinir units certains lments du rituel qui semblent contenir en eux-mmes

    un dbut et une fin. Cest le cas de nombreuses formules, singulires (eg. Ite, missa est (XXIII.b)

    ou "Allez ! [elle] est envoye" qui clture la messe), souvent rptes (eg. Oremus ou [Nous]

    prions qui se place au dbut de certaines parties, et Amen qui en conclut dautres), ou encore

    varies (eg. Gloria tibi, Domine puis Laus tibi, Christe (IX.b) ou Gloire toi, Seigneur !

    puis Louange toi, Christ ! qui encadrent la lecture de lvangile du jour) [8].

    Les prires (eg. le Pater Noster (XVIII.c) ou Notre Pre , rcit la fin du Canon ; et lAve Maria

    (XXV.a) qui se dit aprs la lecture du dernier vangile), quant elles, ainsi que toutes les parties

    mobiles (eg. lptre (VII), et mme lannonce faite en franais (I.b) au dbut de la messe), forment

    des lments pluriphrastiques du mme genre : elles ne se rduisent pas une seule proposition

    mais forment chacune un tout.

    Le cas des interlocutions est peut-tre le plus intressant pour celui qui sintresse aux interactions

    sociales. Elles prsentent la particularit de constituer des units du rituel fractionnes par les

    participants. Le Dominus vobiscum. Et cum spiritu tuo. ou Le Seigneur soit avec vous. Et avec

    votre esprit [9], qui est rpt huit fois [10] au cours dune messe ordinaire, est typique cet

    gard (document sonore 1). Le prtre avance la premire proposition et les fidles la deuxime. Le

    statut de cette interlocution est dailleurs difficile dfinir, et son unit ne va pas de soi. Le

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  • 10

    Rapports des lments du rituel entre eux

    Dominus vobiscum. [11] du prtre constitue-t-il une invocation au Seigneur dont les fidles

    bnficient, une phrase complter par ces derniers, ou une interpellation au sens large ? Le Et

    cum spiritu tuo. des fidles constitue-t-il donc le renvoi de linvocation, la suite de la phrase, ou une

    sorte de rponse ? En consquence, avons-nous affaire un ou deux lments rituels ? On pourrait

    tre tent de rsoudre ces questions en recourant aux interprtations indignes ou traditionnelles,

    mais ceci appartiendrait au discours sur le rite et non plus sa pratique. Il convient plutt, mon

    avis, de souligner que les interlocutions rituelles sont codifies ; et peu importe leur sens si nous

    savons quen raison de ce caractre :

    le prtre qui prononce Dominus vobiscum. attend une suite prcise ;

    que les fidles apportent avec leur Et cum spiritu tuo. .

    Dautre part, en renonant lhermneutique pour dterminer si linterlocution constitue un lment

    rituel ou non, rien ne nous empche plus de lanalyser dun point de vue strictement grammatical : la

    premire phrase constitue une proposition tandis que la deuxime est son complment ; ces deux

    tant dailleurs relis par le connecteur latin et.

    Une suite dinterlocutions peut former des lments rituels composs mais indivisibles ; dans ce cas,

    cest souvent le dernier terme qui signifie leur conclusion (et donc leur unit) par lemploi de

    variantes. Linterlocution Agnus Dei (XIX.b) qui se produit avant la Communion est un bon exemple.

    Par trois fois, le prtre commence la phrase : Agnus Dei, qui tollis peccata mundi,... ou Agneau

    de Dieu, qui enlve les fautes du monde,... que les fidles terminent la premire et la deuxime fois

    par ...miserere nobis ou ...aie piti de nous puis, la troisime et dernire, par : ...dona

    nobis pacem. ou ...donne-nous la paix (document sonore 2). Nous avons encore affaire

    une seule phrase dun point de vue grammatical (sujet, subordonne, verbe et complment ; puis

    complments direct et indirect dans la variante) dont prtre et fidles se partagent lnonciation.

    Il ne suffit pas disoler dans la structure objective du rituel les lments simples ou complexes qui la

    composent ; puisque nous avons dfini la messe comme tant leur succession, encore faut-il montrer

    comment ils sorganisent et interagissent entre eux.

    Pour le faire, je commencerai par relativiser le caractre unitaire des lments rituels que jai dfendu

    jusqu prsent. Dun certain point de vue, en effet, les formules, prires et interlocutions analyses

    ci-dessus prsentent une certaine unit. Nous avons vu, notamment, que le Dominus vobiscum.

    est insparable du Et cum spiritu tuo. : en le prononant, le prtre attend la suite des fidles, qui

    ne ferait grammaticalement aucun sens isole. Les interlocutions composes, quant elles, marquent

    un dbut et une fin par lutilisation de la rptition et de la variante. Mais, dun autre point de vue,

    ces lments certes indivisibles en eux-mmes sont lis les uns aux autres. De plus, leur unit nest

    relle qu lintrieur du rituel. Ces deux remarques mritent dtre explicites.

    Jai dfini les parties mobiles comme des lments pluriphrastiques mais unitaires du rituel. En effet,

    pour la simple raison quelles ne sont jamais les mmes, on peut les considrer comme totalement

    indpendantes des lments qui les prcdent et qui les suivent directement. Cependant, considrons

    lIntrot de la messe que nous avons prise comme exemple : un passage emprunt ce jour au Psaume

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  • 11

    79. Plus prcisment : des bribes de phrases dcoupes dans diffrents versets (11a, 12a, 10c et 1)

    de ce texte dont on na pas suivi lordre canonique. Ce qui forme dans le rituel un lment unitaire ne

    constitue donc quun assemblage composite partir dune autre unit, textuelle celle-ci, le psaume en

    question. Il ne sagit pas, dailleurs, den infrer que les indignes se moquent religieusement des

    rgles les plus lmentaires de la citation ; mais de souligner que :

    le sens des lments rituels ne semble avoir gure dimportance ; et que

    ces lments ne possdent un dbut et une fin, une unit, qu lintrieur du rituel.

    Dautre part, les lments du rituel qui peuvent tre dits unitaires parce quils ont un dbut et une fin

    lintrieur de celui-ci ne sont pas indpendants les uns des autres. Ceci peut paratre contradictoire,

    car jai affirm plus haut que ctait prcisment un manque de cohrence et de rapport entre ces

    lments que fidles et observateur-participant rsolvent par la structuration arbitraire. Mais,

    premirement, lincohrence se rapporte au contenu smantique des lments et, deuximement, la

    structure objective du rituel prsente des rapports entre les lments rgls au moyen dautres

    lments.

    Le rapport le plus frquent quon rencontre entre deux lments lors dune messe ordinaire est celui

    qui permet de marquer la fin du premier et le dbut du deuxime au moyen dun troisime lment.

    Reprenons le cas du Dominus vobiscum. Et cum spiritu tuo. . Nous lavons dfini comme un

    lment unitaire, de mme que les parties mobiles. Prenons maintenant un moment rituel qui

    contient trois lments unitaires, la squence qui comprend dans lordre : la Communion (mobile) ;

    un Dominus vobiscum. Et cum spiritu tuo. (fixe) ; la Postcommunion (mobile) (XXII.-XXIII.a).

    Quels rapports observe-t-on entre eux ?

    1. Aucun a priori. Ni le sens de ces trois textes, ni leur provenance, ni leur genre ne permettent de les

    rapprocher ou de constater des interactions entre eux.

    On remarquera, par contre :

    2. que rien ne permet aux participants de dterminer si la phrase qui se termine par ... et quasi

    holocausta accepit eos. [12] constitue la fin de la Communion ; et

    3. que rien ne leur permet galement de dterminer que celle qui commence par Mysticis,

    Domine... [13]]] constitue le dbut de la Postcommunion [14].

    Si ce nest :

    4. le Dominus vobiscum. Et cum spiritu tuo. qui sanctionne la fin de la Communion et annonce le

    dbut de la Postcommunion.

    La fin et le dbut des lments unitaires que sont la Communion et la Postcommunion sont donc

    signals par un troisime lment, le Dominus vobiscum... dont on explique ainsi la fonctionnalit

    dfaut de pouvoir comprendre sa signification ; il rgule en quelque sorte la succession de llment

    qui le prcde et de celui qui le suit.

    Toutefois, deux lments de cette squence nont pas encore t pris en compte dans notre analyse.

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  • 12

    Prononciation, accentuation et rythme

    Le dbut de la Postcommunion, en effet, est prcd avant le Dominus vobiscum... dun

    Oremus prononc par le prtre (document sonore 3) ; celui-ci est un lment fixe et unitaire,

    quon retrouve plusieurs fois dans le rituel, en gnral pour amorcer une lecture ou une rcitation

    (par exemple au dbut de lptre (VII), de lOffertoire (X.a) et du Notre Pre (XVIII.c).

    Smantiquement, cet Oremus ne semble pas toujours venir propos : il signifie thoriquement

    [nous] prions mais il introduit dans le rituel, en plus des prires et des supplications, des lectures

    de passages scripturaires qui ne sont pas des oraisons (cest notamment le cas de lptre (VII). Par

    contre, structuralement parlant, l Oremus remplit la mme fonction que le Dominus

    vobiscum... : il signale une fin et un dbut. Dans le cas qui nous concerne, dailleurs, il peut tre

    envisag de deux manires qui ne se contredisent pas : soit il marque la fin du Dominus

    vobiscum... et le dbut de la Postcommunion, soit il sallie au premier pour mieux sparer la

    deuxime de la Communion qui les prcde tous.

    Le Dominus vobiscum... et l Oremus ne sont pas les seuls lments qui servent sparer

    dautres lments et les coordonner entre eux ; l Amen , le Gloria tibi, Domine , ou le

    Dignum et justum est jouent le mme rle en dautres endroits du rituel. Mais il nous faut

    maintenant ajouter le dernier lment de la squence choisie que nous navons pas encore analys :

    la srie dactes qui accompagne les paroles. Ainsi, pour lire la Communion le prtre sest dplac sur

    la droite de lautel (illustration 4) o le servant a plac le missel ; il est all ensuite au milieu de lautel

    o il sest inclin, sest tourn face aux fidles et a prononc en ouvrant les mains le Dominus

    vobiscum... ; enfin il est retourn sur la gauche de lautel pour rciter la Postcommunion. Ces

    dplacements et ces gestes, une fois de plus, ne se laissent pas justifier a priori : pourquoi lofficiant

    principal interrompt-il par un dplacement les deux lectures quil doit faire un mme endroit ? Et

    une fois de plus nous pourrions demander aux indignes de linterprter, den parler. Ou alors nous

    considrons que cette srie est le pendant en actes du Dominus vobiscum... et de l Oremus ;

    quelle signale et coordonne, comme eux, deux lments unitaires du rituel. Ce qui me semble tre la

    seule manire objective de les comprendre et de les expliquer.

    Illustration 4 (document numris)Les parties mobiles sintercalent dans les parties fixes. Tir de : Missel Vespral trs complet,Argentr-du-Plessis, 2003 (1933), ditions D.F.T., p. 87.

    Il nous reste dire sans pouvoir le dvelopper que les parties fixes ou mobiles qui sajoutent aux

    lments rituels unitaires de la messe ordinaire pour composer des messes plus complexes, comme

    celles du dimanche ou les chantes, suivent, ce faisant, les mmes rgles de sparation et de

    coordination que nous avons mises jour.

    La prononciation, laccentuation et le rythme selon lesquels officiants et fidles disent les parties fixes

    ou mobiles ne constituent pas proprement parler des lments du rituel, mais des modes de

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  • 13

    ralisation de ces lments ; ils nous intressent parce quils ont trait non au contenu de la messe

    mais sa forme. En effet, nous verrons que la manire codifie de dire quelque chose est plus

    importante que ce qui est dit ; cest la prononciation qui garantit, par exemple, lefficacit dune

    formule. De ce point de vue, nous nous rapprochons plus du chant ou de la posie que du texte

    propositions univoques.

    Sur ce terrain, jai perdu ma prononciation acadmique du latin. Depuis les annes soixante-dix, en

    effet, on apprend dans les gymnases et les universits francophones lire :

    [Le prtre, au cours de lAntienne (II.c)] Adjutorium nostrum in nomine Domini [15] .

    [Sur quoi les fidles rpondent] Qui fecit caelum et terram [16] .

    Ainsi :

    Adioutorioum nostroum in nomine Domini.

    Qui fekit kailum et terram.

    Alors que le prtre et les fidles prononcent :

    Adjoutorioum nostroum in nomine Domini.

    Qui fetchit tchlum et terram. (document sonore 4)

    Si bien quun jour aprs la GrandMesse , un fidle qui tait assis ct de moi dmasque

    limposteur dans le narthex :

    Labb mavait dit que vous aviez fait votre latin... mais vous ne savez mme pas prononcer !

    Pour dfendre ma prononciation acadmique du latin, je choisis lexemple de la lettre c, dont la valeur

    de k guttural est bien atteste dans la littrature antique [17] ; mais mon interlocuteur ne fut gure

    convaincu :

    Certes. Mais vous nous entendez prononcer votre kai-kailum ? [et en riant :] Nous ne sommes pas

    des chiens ! (tableau de prononciation- pdf).

    Je tchai donc de mter le dmon canin et me mis prononcer tch mes kai-kai ridicules. Un autre

    jour, en entretien, jobtins une explication similaire dun prtre que je questionnais au mme sujet :

    La prononciation quon vous a apprise nest pas seulement tendancieuse, elle ne sonne pas bien.

    Essayez donc de lemployer pour chanter le Gloria [une partie fixe qui est lue aux messes ordinaires

    et chante le dimanche] ! vous en reviendrez vite...

    Sur quoi il na pas tort. Chanter par exemple excelsis "etchlsis" ou "ekstchlsis" au lieu de "ekskelsis"

    semble tout de suite moins "dur" et plus "mlodieux". Ou, pour sen tenir des notions de

    phontique, le k est plus difficile prononcer quand il est prcd immdiatement dun groupe de

    consonnes articules comme lui au niveau de la gorge (x notant "ks", ou "gz") ; la palatale "tch"

    permettant au contraire un souffle continu articul en deux temps ("ks" la gorge, puis "tch" au

    palais). Cest dailleurs la prononciation quutilisent les interprtes des grands requiem.

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  • 14

    Agenouillements et gnuflexions

    La grande majorit des missels donnent laccentuation des mots de trois syllabes et plus en suivant

    les rgles classiques (ainsi sur lantpnultime quand la pnultime est brve, comme dans les

    nombreux dominus). Les fidles disent quils tchent de les respecter, mais cela ne sentend gure.

    Contrairement la prononciation qui est bien fixe, laccentuation est libre et la plupart des formules

    parles le sont sur un ton monocorde.

    Idem pour la quantit (qui nest pas signale dans les missels) : on ne rend pas lalternance des

    longues et des brves, ou alors inconsciemment. Pourtant, les parties fixes et mobiles possdent un

    rythme certain et trs particulier qui se fonde sur une ponctuation diffrente que celle du texte crit.

    Voici par exemple comment les fidles rcitent (deux fois au cours dune messe ordinaire) le Confiteor

    (II.d) :

    Confiteordeoomnipotentibeataemariaesempervirgini, beato Michaeli Archangelo, beato Joanni

    Baptistae, sanctisapostolispetroetpaulo, omnibussanctisettibipater, quia peccavi nimiscogitatione

    verboetopere. Mea culpa ; mea culpa ; mea maxima culpa. Ideoprecorbeatammariamsempervirginem,

    beatum Michaelem Archangelum,... [18] .

    (document sonore 5).

    Ce qui a pour consquence de rendre plus difficile loral la comprhension du sens de ce passage,

    pour se concentrer plutt sur la manire de le dbiter, cest--dire sur sa forme. Et si influence il y a,

    cest nouveau du ct du chant quon la trouvera. Je ne sais pas lire les partitions grgoriennes,

    mais jai appris les chanter loreille ; pour peu quon se prte cet exercice, on se rendra compte

    que la plupart des parties fixes parles tiennent leur scansion du rythme de la mlodie selon laquelle

    on les chante aux messes extraordinaires.

    Lanalyse de la prononciation, de laccentuation et du rythme selon lesquels prtres et fidles disent

    une messe souligne la prpondrance de la forme du rituel sur son sens, parce que :

    la manire de prononcer une formule semble plus importante que ce quelle veut dire ;

    la manire daccentuer (tendance au susurrement) et de ponctuer (pas comme lcrit) les

    rcitations rend difficile leur comprhension.

    Les paroles ne sont pas les seules constituer le rituel ; toutes les actions : gestes, manipulations,

    attitudes, dplacements en sont des lments part entire. Il ne faudrait dailleurs pas les opposer

    catgoriquement : chaque parole rclame une action particulire, et vice-versa ; gnralement, on

    ne pourra comprendre lune et lautre quen observant ces relations.

    Les actions, encore, prsentent les mmes problmes que nous avons soulevs pour les paroles :

    on a beaucoup de peine les lier au contenu smantique du rituel ;

    on narrive pas expliquer leur succession ; et

    elles se rptent sans spuiser jusqu la fin du rituel.

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  • 15

    Pour illustrer ce deuxime type dlment du rituel et discuter les problmes quil pose, jai choisi

    comme premier exemple le comportement codifi des fidles qui consiste stationner sur ses propres

    genoux pendant une bonne moiti de la messe. Faisons dabord un dtour par la thorie :

    1. [une jeune fidle] :

    Vous nimaginez tout de mme pas quon se lve pendant la conscration (illustration 5) ?

    2. [un prtre] :

    Cest un acte de respect et de soumission, voire de mortification.

    3. [une fidle ge] :

    Moi, je fais de la polyarthrite. chacun sa croix...

    Illustration 5 (photographienumrique)En dehors des messes,lautel est recouvert dungrand linge , sous lequelsont poss plat plusieurstextes encadrs qui serventau rituel ; il est toujoursdcor de deux bouquetsde fleurs coupes.29.10.2005

    Illustration 6 (photographie numrique) la GrandMesse , dans lair vicipar les fumes de lencens, le prtrelve le calice aprs lavoir consacr ; lecrmoniaire soutient sa chasuble afin quelle ne souffre point de plis ,cependant que lacolyte de droite faitretentir son ensemble de clochettes etque le thurifraire encense le tout ; lesfidles sont agenouills ( lexceptiondun seul sur cette photographie) etrelvent brivement la tte. 06.11.2005

    Illustration 7 (photographie numrique)La distribution de lhostie lors dunemesse ordinaire ; au premier plan,les fidles agenouills sur les prie-Dieuattendent que les tables de communionse librent pour sy rendre eux-mmes ;sur la droite, on distingue le prtre quidpose lhostie sur la langue duncommuniant, et lacolyte qui porte leplateau ; noter la prsenceexceptionnelle, sur la gauche, dunejeune femme dont la chevelure nestpas couverte. 01.11.2005

    Si lon veut renoncer, comme nous lavons fait jusqu prsent, lapproche hermneutique du rituel,

    cest peut-tre la dernire rponse seule quil faudra retenir. Lagenouillement ne peut pas tre tenu

    pour vident ; cest une position inconfortable qui, de plus, ne se justifie pas toujours. Quil faille

    ladopter pendant la lecture de lvangile et tout au long de la conscration, soit. Mais pourquoi

    lAntienne (ds II) et pas au Gloria (ds V), qui sont deux sortes de prires ? La deuxime

    rclame-t-elle moins de respect que la premire ? Mon informateur principal pourrait certainement

    rpondre ces questions en me renvoyant Nos Saint Pres et Docteurs de lglise catholique et

    apostolique . Mais dclarer ces explications arbitraires ne nous servirait rien. Nous devrions plutt

    rendre les agenouillements dans leurs rapports de succession, comme nous lavons fait pour les

    paroles. Nous dcouvririons alors sans doute que ceux-ci servent, au mme titre que le Dominus

    vobiscum... et l Oremus , marquer des dbuts et des fins dlments, ponctuer le rituel.

    Mais je souhaite rserver cette approche pour les gnuflexions, et envisager les agenouillements

    selon un autre point de vue que jai nglig quelque peu pour lanalyse des paroles.

    Les agenouillements, de fait, sont laffaire de lassemble, des participants au rituel plutt que des

    officiants qui ne les ralisent que rarement. Pour cette raison, et parce quils sont codifis dune

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  • 16

    manire plus lche que les paroles, ils donnent lieu des interactions complexes et, ce faisant, nous

    rappellent que le rituel est dabord une activit sociale.

    La codification des agenouillements peut tre dite plus lche parce que, contrairement celle des

    paroles :

    elle contient des parties non codifies que

    les participants organisent librement puis collectivement ; ce qui

    drange et modifie les parties codifies strictement.

    Ainsi :

    la lecture de lptre ne codifie pas la position corporelle des fidles ; donc

    ceux-ci sasseyent ou sagenouillent, mais, si la majorit dentre eux adopte la deuxime position,

    la minorit limitera, et vice-versa ; si bien que jai vu plusieurs fois

    des fidles isols sasseoir pendant la lecture de lvangile qui rclame strictement la position

    debout ; ce qui revient sans doute prendre du repos pour la partie suivante, lOffertoire, qui

    rclame nouveau la position genoux.

    Plus gnralement, lagenouillement est dtermin par le type de messe, cest--dire par ses

    participants. Les messes basses de semaine, comme celle qui est transcrite en annexe, runissent

    essentiellement les fidles dans le sens littral du terme, ceux qui ne manquent pas une messe et qui

    rprimandent le prtre sil a mch une formule ou mal ajust son aube. lintrieur de ce "noyau

    dur", les plus zls donnent le ton. Quand lun deux sagenouille, en jetant parfois un regard

    significatif sur lassemble, tous limitent, quand bien mme rien ne les y obligerait. Si ce nest la

    pression exerce par le groupe. On ma fait comprendre plusieurs fois quil fallait que jadopte la

    position respectueuse , alors que je suivais les rgles du missel qui mautorisaient rester debout.

    Un jour, un prtre ma dit quil mprisait le comportement superstitieux de ces fidles sans cesse

    genoux et dont le but revient certainement concurrencer lautorit des clbrants .

    Le dimanche, la GrandMesse , lambiance est plus festive et dtendue. Cest peut-tre d la

    prsence des enfants (et des poux) convaincus par leurs mres (leurs pouses) de participer au

    sacrifice hebdomadaire. Toujours est-il que la dynamique de groupe, si elle fonctionne de la mme

    manire, produit des rsultats tout fait diffrents. Des fervents de la semaine, parce que les fidles

    du dimanche restent assis pendant lptre, se le permettent leur tour. Inversement, il nest pas rare

    de voir les moins motivs se retourner pendant la liturgie pour dterminer leur station : si la majorit

    est genoux, ils obtempreront avec un soupir. Et, pour manifester contre ce relchement gnral, il

    est des passionns qui se font un devoir de rester genoux pendant toute la messe.

    Le deuxime exemple dacte comme lment du rituel que jai choisi est la gnuflexion. Lanalyse que

    je propose de celle-ci est tout fait similaire celle que jai faite pour les lments unitaires du type

    paroles. Il convient doprer avant tout deux distinctions en ce qui concerne les gnuflexions :

    celles des officiants et celles des fidles ;

    celles que lon fait pendant la messe et celles que lon fait avant et aprs.

    La premire distinction est ncessaire parce que les officiants gnuflectent beaucoup plus que les

    fidles et selon dautres codes ; la deuxime parce que la pratique de la gnuflexion nest pas la

    mme pendant et en dehors du rituel.

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  • 17

    Dans la communaut tudie, lunique rgle de gnuflexion qui sapplique indistinctement tous est :

    on gnuflecte quand on coupe lalle centrale, parce que nous trouvons au bout de celle-ci lautel,

    donc le tabernacle, donc le corps du Christ [le tabernacle contient toujours un certain nombre

    dhosties consacres] (illustration 8). En consquence, comme les officiants coupent souvent lalle

    centrale (cest--dire le milieu du tabernacle, puisquon ne peut pas parler dalle lintrieur du

    choeur) pour effectuer le rituel, ils gnuflectent plus que les fidles. Lors dune messe ordinaire, par

    exemple, le servant de messe doit gnuflecter chaque fois quil transporte le missel de la droite la

    gauche de lautel et vice-versa, ou quand il va chercher un objet dans la crdence depuis la gauche

    (eg. aprs la lecture du Graduel (VIII), et pendant que le prtre communie (XX.a). Quant au prtre, il

    gnuflecte souvent au milieu de lautel alors quil ne traverse pas la ligne mdiane ; ces gnuflexions

    correspondent, comme on pouvait sy attendre, marquer la fin ou le dbut dune unit rituelle, ou

    signaler aux fidles une opration importante ; les inclinations remplissent dailleurs la mme fonction

    (eg. au dbut de lOffertoire (X.a), du Lavabo (X.f), du Te igitur (XIII.a), de lAgnus Dei (XIX.b), etc.

    (XVI.b).

    Illustration 8 (photographie numrique)Ce jeune fidle agenouill la table de communion prolongea nettement sa station devant lensemblereliquaire quand il se rendit compte que lapprenti-ethnographe faisait des prises de vues ; sur la gauche est lastatuette de Marie, devant laquelle les fidles viennent allumer des bougies ; lescalier de droite mne lachaire o les prtres lisent leurs sermons. 01.11.2005

    Avant et aprs la messe, on observe une multiplication des gnuflexions qui se base sans doute sur la

    prcaution du "mieux vaut deux fois quune". Beaucoup de fidles, mme sils ne coupent pas lalle

    centrale, ponctuent la plupart de leurs dplacements par des gnuflexions. Jai observ plusieurs fois

    des fidles assis sur la gauche se rendre devant la statuette qui reprsente Marie, place sur le mme

    ct, pour y allumer une bougie. Quelques-uns ont gnuflect : dans lalle latrale, juste aprs stre

    levs ; devant la statuette, avant et aprs avoir allum leur bougie ; au retour, avant de se rasseoir

    (tous gnuflectent deux fois devant la statuette). Dans certains cas extrmes (deux sur ce terrain), la

    pratique de la gnuflexion (sans parler du signe de la croix) peut tre compare sans exagrer aux

    troubles obsessionnels compulsifs : une fidle qui fut galement une des mes informatrices

    gnuflecte depuis son banc avant de sautoriser tourner une page de son missel. Toutefois, dans la

    grande majorit des cas, on se modre en appliquant des principes simples. Un fidle qui nest pas

    sr, par exemple, davoir coup ou non lalle centrale [19], gnuflectera au cas o. Comme le dit

    une jeune femme que je questionne ce sujet :

    Vous savez, je prfre magenouiller [sic] une fois de trop plutt que manquer un agenouillement

    [sic]...

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    Parties rcites mentalement

    Les parties fixes ou mobiles rcites mentalement prsentent la particularit de ne constituer ni des

    paroles ni des actes, ce qui pose problme si lon dfinit la messe comme lenchanement de ces deux

    types dlments. Dautant plus quelles sont nombreuses dans une messe ordinaire. Autrement dit :

    font-elles partie du rituel ? Pour moi, elles permettent dabord de confirmer ce que jai dit jusqu

    prsent en ce qui concerne les rapports denchanement des units rituelles (en paroles ou en

    actions). Nous avons vu que ces rapports reviennent essentiellement marquer des fins et des

    dbuts. Or, les parties rcites mentalement ne se laissent pas distinguer entre elles, elles ne sont

    pas coordonnes. Quiconque voudra transcrire une messe sen rendra compte. Dans le long Canon

    par exemple, comment savoir quel moment le prtre rcite telle ou telle prire mentale ? Parfois,

    des gestes visibles du clbrant ou la clochette du servant le permettent thoriquement (ainsi au

    dbut des prires Hanc igitur (XVI.a) et Supplices te (XVI.f). Mais la plupart du temps, rien ne

    lindique (par exemple pour le Memento des vivants (XIV) et pour le Communicantes (XV), ou des

    gestes que lassemble ne peut pas distinguer (ainsi le Unde et memores (XVI.e, XVI.f), pendant

    lequel le prtre signe le calice et lhostie, et encore pour le Nobis quoque (XVIII.a). Si bien quil nest

    pas possible de reconstituer le Canon sans laide thorique dun informateur, ce qui signifie que nous

    sommes dans le normatif et plus dans le rituel en tant que suite de paroles et dactes.

    Ce problme peut tre dit rel parce quil se pose galement aux participants. Ceux-ci se plaignent de

    ce manque de clart, qui affecte et lefficacit du rituel et la confiance quils portent au clbrant.

    Leur souci est dabord dordre pratique, comme en tmoigne cette fidle dans le narthex :

    Pendant le Canon, nous devrions nous joindre en esprit au prtre et rciter en mme temps que lui

    les prires [mentales]. Mais nous ne savons jamais o il en est... Alors, je les rcite dune traite pour

    tre sre quelles aient t dites, et jattends la fin [cest--dire la prochaine parole voix haute ou la

    prochaine interaction qui lui permettra de se situer dans le rituel].

    Les consquences sont graves ; elle continue :

    Rappelez-vous bien quil [le prtre responsable de la communaut, qui a offici ce jour] ne dit

    mme pas la conscration [de lhostie et du calice, en XVI.a]. Et la Prsence relle ? Des fois, je me

    demande ce quil fait...

    Une fidle qui nous coutait depuis un moment se joint nous. Elle confie :

    Entre nous, je prfre labb Y que labb X [le deuxime est celui dont vient de parler la premire

    fidle et qui officie la plupart du temps] : il dit tout.

    [J.-L. J. :] Cest pourtant le principe des messes basses que certaines parties soient rcites

    mentalement ou voix basse.

    Certes. Mais labb X ne les [prires quil rcite mentalement] dit pas non plus le dimanche [propos

    confirm par lobservation]. Et cest le principe de toutes les messes de prendre le Sacrifice au

    srieux.

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    Conclusion

    pendant ces longs silences ? Pour moi, jai souvent compos lors de ceux-ci ma liste de courses ou

    rvis mes tatpurusha sanskrits. Alors ?

    Il faut prciser, toutefois, que ces deux fidles sont dentre les plus tmraires. Et le problme des

    parties rcites mentalement ne se manifeste que rarement par des discours. Ses consquences sont

    perceptibles aussi pendant le rituel, la prochaine interaction par exemple : les participants qui

    connaissent le moins bien le droulement (comme lobservateur-participant au dbut de son travail)

    manquent alors la premire partie dune formule parce quils ne savent plus o lon en est (ou

    prononcent avec un retard lunique mot qui la compose, comme lAmen qui marque la fin du Per

    Ipsum (XVIII.b), juste avant la rcitation du Notre Pre).

    strictement parler donc, les parties rcites mentalement par le prtre nappartiennent pas au

    rituel ; comme nous venons de le voir :

    lobservateur ne peut pas en rendre compte sans laide de celui qui est sens les rciter ;

    les fidles narrivent pas dlimiter ces parties et remettent en cause leur effectuation mme.

    Dautre part, laffirmation selon laquelle ces parties ne font pas partie de la messe nest pas valable

    relativement la seule dfinition que nous avons donne de celle-ci. Dun autre point de vue, en

    effet, nous navons plus affaire pendant ces silences des interactions sociales. Chacun est sens

    rciter ses prires, mais qui sait qui pense quoi ? Les participants sont-ils unis en prire ou

    bnficient-ils dun espace libre occuper selon leurs dsirs ?

    Le fait davoir privilgi dans notre approche de la messe tridentine sa dimension pratique et formelle

    nous a permis de mettre jour quelques-uns des ses mcanismes. Le principal rapport que les

    lments qui composent une messe tridentine entretiennent entre eux consiste se marquer des

    dbuts et des fins, cest--dire se distinguer et se lier dans le cadre dune messe particulire (le

    Dominus vobiscum... qui spare la Communion de la Postcommunion ; les agenouillements du

    prtre au milieu de lautel entre deux lectures). Chemin faisant, la prise en compte de la

    prononciation et de laccentuation nous a appris que la forme des parties parles compte plus que

    leur contenu. Quant celle des agenouillements, elle nous rappelle que le rituel est dabord le lieu

    dinteractions sociales compliques. Do lon a pu dire aussi avec les fidles que les rcitations faites

    mentalement et pour soi ne font pas partie du rituel au sens strict.

    Lapproche du rituel tel que nous lavons dfini et considr ne nous permet pas dexpliquer la messe

    tridentine ou de lier le sens des lments disparates qui la composent ; elle nous permet toutefois de

    comprendre comment fonctionne cet imposant patchwork.

    Comment faire correspondre ses prires avec celles du prtre, donc, et surtout, quoi pense-t-il

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    Illustration 9 (dessin de J.-L. Jucker ;document numris)Plan de lespace rituel.(Lchelle ainsi que le nombrede certains objets comme lesbancs et les chaises ne sontquapproximatifs).

    Illustration 10 (photographie numrique)Dans le narthex, droite de lentre quidbouche sur la nef, lunique bnitier delglise, pos sur un socle monumental dematire synthtique, que le sacristain arecouvert dune bche en plastiquetransparent afin que leau sale ne le tache point ; la plupart des fidles se signent au bnitier avant la messe, et certains aussi aprs. 29.10.2005

    Illustration 11 (photographie numrique) lentre de la sacristieprincipale, aux pieds dunestatue reprsentant notrebienheureuse Vierge Marie ,un vaporisateur deau bnite.29.10.2005

    Notes

    [1] Jutilise dans cet article deux types de guillemets : les franais ( ... ) signalent des citations demembres de la communaut tudie ou des termes et des expressions quils emploient ; les anglais("...") notent lapproximation ou une certaine distance que je prends par rapport certaines notions.

    [2] Tout au long de cet article, jutilise la majuscule linitiale pour distinguer les noms des parties(en latin ou en franais) qui composent une messe ; les noms en latin ne sont dailleurs pas mis enitaliques dans ce cas.

    [3] Missel vespral trs complet (2003 : 90-112).

    [4] Une messe tridentine se compose, en effet, de parties dites fixes et de parties dites mobiles . Les premires sont communes tous les types doffice (par exemple le Psaume 43, laPrface, le Confiteor, le Pater Noster, lvangile de Jean 1, 1-14, etc.) ; tandis que les deuximesvarient chaque office selon le calendrier liturgique (par exemple lIntrot, lptre et lvangile dujour, la Secrte, la Communion, etc.). Cette caractristique suffit pour rappeler que la messetridentine constitue dabord une construction.

    [5] Ceci, en effet, nest de loin pas le cas de toutes les communauts chrtiennes.

    [6] On se lve pour entendre lvangile, qui contient la prdication mme de Jsus-Christ , Misselvespral trs complet (2003 : 94).

    [7] Le Missel quotidien des fidles relve le dfi de motiver ce choix ainsi : Jusqu lpoque desaint Grgoire, on pouvait voir dcouvert, dans la crypte des Saints-Chrysanthe-et-Darie, desossements de martyrs qui ntaient pas renferms dans un tombeau. Ce qui expliquerait le choix decet vangile [Luc 11, 47-51, dans lequel Jsus maudit les scribes et les Pharisiens qui construisentdes tombeaux pour les prophtes] ! (1958 : 1390).

    [8] Par principe, je traduis aussi littralement que possible, dautant plus que les versions des misselssloignent considrablement du texte latin ; ces dernires sont toujours signales en tant que telles.

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    [9] Jadopte ici la traduction que donnent la plupart des missels.

    [10] Plus prcisment huit fois pour le Et cum spiritu tuo. et sept fois pour le Dominusvobiscum. , linterlocution suivant le Notre Pre tant : Pax Domini sit semper vobiscum. Et cumspiritu tuo. (XIX.a) ou Que la paix du Seigneur soit toujours avec vous. Et avec votre esprit .

    [11] Chaque fois que les deux parties constitutives de linterlocution Dominus vobiscum. Et cumspiritu tuo. sont cites sparment, on leur a ajout un point final. Par cette conventiontypographique inhabituelle, il sagit de souligner que ces deux propositions sont prononces par deuxtypes de participants la messe tridentine, savoir lofficiant et les fidles, et quil est ncessaire deles distinguer. Dautre part, quand le Dominus vobiscum. est suivi de trois points de suspension, ilrenvoie linterlocution complte.

    [12] La Communion complte est : Et si coram hominibus tormenta passi sunt, Deus tentavit eos :tamquam aurum in fornace probavit eos, et quasi holocausta accepit eos. . Cf. Le Livre de laSagesse 3, 4-6 : Mme si, selon les hommes, ils ont t chtis, leur esprance tait pleinedimmortalit. Aprs de lgres corrections, ils recevront de grands bienfaits. Dieu les a prouvs etles a trouvs dignes de lui ; comme lor au creuset, il les a purs, comme loffrande dun holocauste,il les a accueillis. . La Bible de Jrusalem (1999).

    [13] La Postcommunion complte est : Mysticis, Domine, repleti sumus votis et gaudiis : praesta,quaesumus ; ut, intercessionibus sanctorum Martyrum tuorum Chrysanthi et Dariae, quaetemporaliter agimus, spiritualiter consequamur. Per Dominum. , que les missels traduisent : Combls dans nos vux et nos joies mystiques, nous vous prions, Seigneur, par lintercession devos saints Martyrs Chrysanthe et Darie, de nous accorder spirituellement ce que nous accomplissonsmatriellement. Par Notre-Seigneur Jsus-Christ. . (1958).

    [14] Si rien ne permet aux participants de dterminer la fin de la Communion et le dbut de laPostcommunion, cest parce quil sagit prcisment de parties mobiles, cest--dire de parties quidiffrent chaque messe en fonction du calendrier liturgique.

    [15] Notre secours est dans le nom du Seigneur.

    [16] Qui a fait le ciel et la terre.

    [17] a) Le rhteur Quintilien affirmait que la lettre k est inutile dans lalphabet latin parce que la lettrec remplace cette valeur. b) Les mots latins consul et centurio se translittraient en grec au moyen dukappa, et non du sigma. c) La prononciation krokir du verbe onomatopique crocire rend mieuxle croassement des corbeaux et des corneilles quil est sens imiter que ne le ferait srosir (comme pour le kka sanskrit dailleurs). d) Dans le vers ingnieux de Virgile silici scintillam excuditAchates (lnde) le jeu dassonances et dallitrations nvoque lallumage du feu qu condition deprononcer le c dur qui fait le craquement des brindilles. e) Malgr lvolution de la prononciation enfranais (eg. cellier et cellule dont les c sont siffls), dautres langues ont conserv pour des motsapparents la valeur antique (le Keller allemand).

    [18] Passage quon lit dans les missels : Confiteor Deo omnipotenti, beatae mariae semper virgini,beato Michaeli Archangelo, beato Joanni Baptistae, sanctis Apostolis Petro et Paulo, omnibus Sanctis,et tibi, pater : quia peccavi nimis cogitatione, verbo et opere : mea culpa, mea culpa, mea maximaculpa. Ideo precor beatam Mariam semper Virginem, beatum Michaelem Archangelum, ... .

    [19] Ce cas se prsente souvent lentre de la nef.

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  • Les missels cits

    Les ditions de la Bible cites

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    Illustrated by the Jain Rite of Worship, Oxford, Oxford University Press.

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    Missel vespral trs complet, 2003 (1933). Argentr-du-Plessis, ditions D.F.T.

    La Bible de Jrusalem, 1999 (1998). Paris, Descle de Brouwer.

    La Bible. Traduction cumnique, dition intgrale, 1988. Paris, ditions du Cerf et Socit Biblique

    Franaise.

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