DERRIDA Versoehnung Ubuntu Pardon

384
5/18/2018 DERRIDAVersoehnungUbuntuPardon-slidepdf.com http://slidepdf.com/reader/full/derrida-versoehnung-ubuntu-pardon 1/384 Le genre humain 1°-GH43 Vérité, réconciliation 05/10/2004 15:18 Page 1

description

DERRIDA versoehnung ubuntu pardon.

Transcript of DERRIDA Versoehnung Ubuntu Pardon

  • Le genre humain

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 1

  • 1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 2

  • Le genre humain

    VRIT, RCONCILIATION,

    RPARATIONSous la direction de

    Barbara Cassin, Olivier Cayla et Philippe-Joseph Salazar

    Seuil

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 3

  • ComitMarc Aug, Jean Bernard, Franois Jacob, Jacques Le Goff,

    Lon Poliakov (1910-1997), Jean-Pierre Vernant.

    RdactionLydia Flem, Nadine Fresco, Yves Hersant, Albert Jacquard,

    Jean-Marc Lvy-Leblond, Alain Schnapp, Emmanuel Terray.

    *

    DirectionMaurice Olender

    Direction de la revue:EHESS, Le Genre humain, 54, boulevard Raspail, 75006 Paris.

    Aux ditions du Seuil, 27, rue Jacob, 75006 Paris.

    La revue naccuse pas rception des manuscrits.

    *

    Les auteurs expriment librement une opinionqui nengage queux-mmes.

    Revue semestrielle publie avec le concoursde lcole des hautes tudes en sciences sociales,

    de la Maison des sciences de lhommeet du Centre national du livre.

    LE GENRE HUMAIN, AVRIL 2004

    Le Code de la proprit intellectuelle interdit les copies ou reproductions destines une utilisationcollective. Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite par quelque procd que ce soit, sans le consentement de lauteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue unecontrefaon sanctionne par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la proprit intellectuelle.

    www.seuil.com

    ABONNEMENTS

    Pour 4 numros:France et DOM-TOM: 58 tranger: 68 LE GENRE HUMAIN DITIONS DU SEUIL

    Service des abonnementsBP 29 91162 LONGJUMEAU CEDEX

    TL.: 01 69 09 24 09

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 4

  • Sommaire

    Barbara Cassin, Prsentation. Dire la vrit, faire la rconciliation, manquer la rparation

    Olivier Cayla Chronologie

    et Philippe-Joseph Salazar Table des sigles

    I. Rhtorique, droit, religion

    Barbara Cassin Amnistie et pardon: pour une ligne de partage entre thique et politique

    Philippe-Joseph Salazar Une conversion politique du religieux

    Olivier Cayla Aveu et fondement du droit

    Jacques Derrida Vershnung, ubuntu, pardon: quel genre?

    II. Justice

    Paul Ricur Avant la justice non violente, la justice violente

    Pierre Truche Vivre ensemble avec des criminels contre l'humanit?

    Antoine Garapon La justice comme reconnaissance

    Maurice Charland Prudence plurielle?

    III. Constitution

    Xavier Philippe Commission Vrit et Rconciliation et droit constitutionnel

    Erik Doxtader La rconciliation avant la rconciliation:la prcdence sud-africaine

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 5

  • IV. Amnistie

    Marc Fumaroli Aprs la Terreur de 1793: de la vengeance au pardon

    Philippe Raynaud La mmoire et le droit. Rflexions sur l'amnistie et la prescription

    Ilan Lax Le tmoignage dun commissaire: juger les demandes d'amnistie et promouvoir la rconciliation

    Andra Lollini Laveu devant le Comit damnistie.Analyse de cas

    V. Entre pass et futur

    Charles Villa-Vicencio Oubli, mmoire et vigilance

    Yasmin Sooka Les victimes de l'apartheid prises dans la promesse d'amnistie

    Mary Burton Rparations: il nest pas encore trop tard

    *

    Table des sommaires (1981-2004)

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 6

  • Comme toute publication inscrite dans la dure, la revue Le Genrehumain, cre en 1981, sest transforme. Dans un premier temps(1981-1987), les volumes taient centrs principalement sur lesrapports entre science, socit et racisme, privilgiant des thmestels que La Transmission (1982), Les Manipulations (1983) ou LesUsages de la nature (1985) 1. Par la suite, notamment en compagniede Nicole Loraux, ce furent les pratiques de la mmoire sociale et,plus encore, celles de loubli qui ont orient les problmes abords:Politiques de loubli marque ainsi un tournant, en 1988, ouvrant lavoie des volumes montrant limportance du Religieux dans le poli-tique (1991) ou surlignant la labilit de nos systmes de gouverne-ment, comme Faut-il avoir peur de la dmocratie?, publi en 1993.

    Au cours de cette mme anne souvre un nouveau chantier, inin-terrompu depuis, formant un ensemble de volumes relatifs desquestions juridiques, envisages dun point de vue historique maisaussi lies des pratiques du droit aujourdhui. En 1993, ChristianChomienne, alors magistrat et matre de confrences lcole natio-nale de la magistrature de Bordeaux, organise un colloque consacrau rle de la magistrature sous Vichy. Plus dun demi-sicle aprslcriture des lois portant statut des Juifs par ltat franais deVichy, ce fut un tout premier colloque, non pas dhistoriens, mais dejuristes, sinterrogeant sur ce quavait impliqu pour leurs pairs lefait de Juger sous Vichy (1994). Deux ans plus tard, Dominique Grospubliait Le Droit antismite de Vichy, une somme de 612 pagesrunissant 31 auteurs. Par la suite, deux autres volumes de la srieont permis dexaminer, laune du juridique, de grandes questions

    7TITRE DU CHAPITRE EN COURS

    1. Les sommaires des volumes de la srie sont donns en fin douvrage.

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 7

  • historiques, sociales et politiques: ce furent Juger en Algrie, 1944-1962 (1997) et La Pauvret saisie par le droit (2002).

    Paralllement ces ouvrages juridiques, Marcel Detienne traait,dans son collectif Qui veut prendre la parole? (2003), dautres pistes,ranimant des querelles toujours vives sur ce que comparer veut dire:entre anthropologues et historiens, il propose de construire denouvelles formes de comparatisme qui peuvent dailleurs gale-ment rendre des services pour comprendre lhistoire du droit 2.Rcemment, sinterrogeant sur les formes possibles dhistoire trans-nationale, Michael Werner et Bndicte Zimmermann invitent lessuivre De la comparaison lhistoire croise (2004), refusant derduire lhistoriographie la somme de ses histoires nationales.

    Cest dans cette mme srie que prend place aujourdhui le volumeruni par Barbara Cassin, Olivier Cayla et Philippe-Joseph Salazar.Appartenant des disciplines diffrentes et, pour certains, acteursdune histoire toujours en cours, les auteurs se posent ici la questionsuivante: comment est-on pass en Afrique du Sud de lapartheid,aboli en 1993, la rconciliation nationale, de la guerre civile lapaix civile? La rponse se trouve dans limportance du rle jou parla Commission Vrit et Rconciliation, instaure en 1995. Les tra-vaux de cette commission ont eu pour vocation de jeter un ponthistorique entre le pass dune socit profondment divise [] etson avenir, fond sur la reconnaissance des droits de lhomme, surla dmocratie.

    Face aux problmes soulevs par ce type de justice sans tribu-nal et limportance accorde au pardon, qui peut, ou ne peutpas, instaurer la paix civile dans une dmocratie, les propositionssoutenues par les auteurs ne sont pas convergentes: cest de leursregards croiss que nat la dynamique de ce volume qui engage desrflexions contradictoires.

    Lhistorien, qui gagne tre comparatiste, doit aussi savoir quechaque cas, chaque situation sont singuliers, quaucun modle nesexporte tel quel, ni dans le temps ni dans lespace. Pourtant, enlisant cet ouvrage, en mditant sur ces problmes lis des crimescontre lhumanit en Afrique du Sud, on sinterroge: et si les travauxde la Commission Vrit et Rconciliation, qui voquent, en partiedu moins, une certaine conception religieuse de la faute soude

    8 VRIT, RCONCILIATION, RPARATION

    2. Robert Badinter ne sy trompe pas quand il crit quil faut regarder les institu-tions et les rgles du Code civil avec les yeux du comparatiste, dans Le plus grandbien, Paris, Fayard, 2004, p. 82.

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 8

  • une lecture des textes bibliques, pouvaient nanmoins un jour ser-vir, non pas de modle, mais de rfrence de travail, dcliner, enlajustant, dans dautres contextes gographiques, historiques, juri-diques et religieux?

    Il nest pas interdit de sinspirer de cette forme dhumanitmutuelle qui fait que ce qui blesse lun atteint lautre, que ce quipanse lun gurit lautre, que ce qui autorise la mmoire et loublides uns et des autres ouvre lavenir des projets politiques com-muns. Il vaut la peine de souligner limportance prise dans cevolume par cette forme dhumanit mutuelle que signifie dansles langues bantoues avoir de lubuntu 3, une manire de seconduire en humain face dautres: un minimum ncessaire toutehumanit de lhumain qui ne serait pas un principe abstrait ni unbon sentiment mais prcisment une pratique, et mme uneconduite pratique. Plutt que de rduire lubuntu une formuleincantatoire, loriginalit de lAfrique du Sud na-t-elle pas t detransformer le dispositif judiciaire lui-mme, la Commission Vritet Rconciliation, en instrument efficace contraignant la pratiquede lubuntu?

    Une telle notion pratique ne rsulte pas uniquement, mesemble-t-il, dune dmarche religieuse spcifique telle ou telleculture: on la trouve formule diversement dans toutes les langues mais formuler ne signifie pas ncessairement pratiquer.Or, ce minimum indispensable pour quil y ait de lhumain danslhumanit, disons cette pratique dun infradroit universel, nepourrait-on pas ladopter ici et l, suivant les ncessits? Une pra-tique, nest-ce pas prcisment ce qui se transforme suivant descoutumes locales? Nest-il pas temps de reconnatre, au ct (etnon la place) de grandes architectures politiques, administrativeset juridiques, limportance de telles pratiques sensibles sur uneplante aujourdhui aux mains de responsables qui ne semblent passapercevoir que nous vivons tous dsormais dans une mme ettoute petite province universelle?

    La leon de la transformation politique sud-africaine nous incite reconnatre que seule la dignit retrouve de chacun, reconnu dansses blessures pourtant souvent indlbiles, pourrait accorder tousce minimum ncessaire la survie, ce minimum dubuntu sans quoirien de commun, rien dhumain nest possible.

    M. O.

    9VRIT, RCONCILIATION, RPARATION

    3. Pour ce terme, voir plus loin, notamment Philippe-Joseph Salazar, p. ;Desmond Tutu, cit par Pierre Truche, p. , ou encore Jacques Derrida, p. .

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 9

  • 10 NOM DE LAUTEUR

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 10

  • Ce numro rsulte dun colloque qui sest tenu Paris du 11 au 13 juin2003, dans le cadre du programme international de coopration scienti-fique du CNRS Rhtoriques et dmocraties France, Afrique du Sud,grce la gnrosit de la Fondation Singer-Polignac et sous le haut patro-nage de Mme Jacqueline de Romilly, de lAcadmie franaise.

    Nous tenons exprimer toute notre gratitude M. douard Bonnefous,prsident de la Fondation Singer-Polignac, chancelier honoraire delInstitut de France, ancien ministre dtat, qui nous a fait lhonneurdaccueillir la premire journe du colloque dans les locaux de la FondationSinger-Polignac.

    LInstitut de France et lcole normale suprieure de la rue dUlmont ensuite hberg nos travaux. Pierre Nora, de lAcadmie franaise,Jean Mesnard, membre de lInstitut, Yan Thomas, directeur dtudes lcole des hautes tudes en sciences sociales, Alain Badiou professeur lcole normale suprieure, ont prsid et anim nos sances.

    Andr Van In a prsent son film La Commission de la vrit, aveclaimable autorisation de Denys Freyd (Archipel 33).

    La russite de ce colloque a t assure grce au soutien prcieux dricPeuchot, directeur des services administratifs de lInstitut de France, ainsiqu la gentillesse et lefficacit de Charlotte Girard, doctorante luni-versit de Paris-I.

    Nous avons galement reu laide de la Socit franaise pour la philo-sophie et la thorie politiques et juridiques (SFPJ) et du Collge interna-tional de philosophie. Que tous trouvent ici lexpression de notre plus vivereconnaissance.

    En mme temps que Maurice Olender accueille ce volume dans la srieLe Genre humain, parat au Seuil dans la collection Lordre philoso-phique, sous le titre Amnistier lapartheid, de trs larges extraits du

    11TITRE DU CHAPITRE EN COURS

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 11

  • Rapport de la Commission Vrit et Rconciliation rdig sous la directionde Desmond Tutu, en texte original et en traduction, avec une prsentationet un dossier de Philippe-Joseph Salazar. Cest cette dition du Rapportquil est fait rfrence dans le prsent ouvrage.

    12 VRIT, RCONCILIATION, RPARATION

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 12

  • Barbara Cassin, Olivier Cayla et Philippe-Joseph Salazar

    PrsentationDire la vrit, faire la rconciliation,

    manquer la rparation

    Extrait de la loi fondamentale de lapartheid, le PopulationRegistration Act 30 de 1950, sign par le roi dAngleterre

    Au nom de Sa Trs Excellente Majest le Roi, du Snat et de lAssem-ble de lUnion sud-africaine, il est promulgu que:

    1. [] (III) Une personne de couleur dsigne une personne quinest pas blanche ou indigne. [] (X) Un indigne (native) dsigneune personne qui est en fait ou est communment considre de touterace aborigne ou tribu dAfrique. [] (XV) Une personne blanchedsigne une personne qui apparat videmment telle ou qui est com-munment accepte comme une personne blanche, lexclusion detoute personne qui, bien qutant en apparence videmment blanche,est communment accepte comme une personne de couleur. []

    5. [] (2) Le gouverneur gnral pourra, par proclamation dans laGazette, prescrire et dfinir les groupes ethniques ou autres dans les-quels les personnes de couleur et les indignes seront classs.

    Extrait de lpilogue de la Constitution provisoire dAfrique duSud de 1993 1

    La prsente Constitution pourvoit un pont historique entre le passdune socit profondment divise, marque par la lutte, le conflit, lessouffrances non dites et linjustice, et un avenir fond sur la recon-naissance des droits de lhomme, sur la dmocratie et une vie paisiblecte cte, et sur des chances de dveloppement pour tous les Sud-Africains, sans considration de couleur, de race, de classe, de croyanceou de sexe.

    La recherche de lunit nationale, le bien-tre de tous les citoyenssud-africains et la paix exigent une rconciliation du peuple dAfriquedu Sud et la reconstruction de la socit.

    Ladoption de cette Constitution pose la fondation solide sur laquellele peuple dAfrique du Sud transcendera les divisions et les luttes dupass qui ont engendr de graves violations des droits de lhomme, latransgression des principes dhumanit au cours de conflits violents, etun hritage de haine, de peur, de culpabilit et de vengeance.

    Nous pouvons maintenant y faire face, sur la base dun besoin decomprhension et non de vengeance, dun besoin de rparation et nonde reprsailles, dun besoin dubuntu 2 et non de victimisation.

    13TITRE DU CHAPITRE EN COURS

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 13

  • Afin de promouvoir cette rconciliation et cette reconstruction,lamnistie sera accorde pour les actes, omissions et infractions lis des objectifs politiques et commis au cours des conflits du pass. []

    De par cette Constitution et ces engagements, nous, le peupledAfrique du Sud, ouvrons un nouveau chapitre de lhistoire de notrepays

    Seigneur Dieu, bnis lAfrique!

    Les composantes dune parole efficace

    How to turn human wrongs into human rights. Tel est le problmepos par lauteur du graffiti qui orne le mur de la maison o sjour-nait Desmond Tutu au Cap3. Une des rponses possibles cette ques-tion est prcisment suggre par lAfrique du Sud. Elle opre leretournement dune situation o les hommes souffrent, o les tortssont infligs par lapartheid aux principes dhumanit les plus l-mentaires, en une situation o ltat de droit garantit le respect desdroits de lhomme, o le corps social dispers par la discriminationraciale recouvre lunit dune nation rconcilie. Elle sprouve alorselle-mme comme sujet dune parole dcisoire commune sous laforme du nous souverain, au lieu de subir la norme raciste for-mellement imputable la source extrieure dune souverainet euro-penne et colonialiste. Or, pour renverser le rgime de crime contrelhumanit instaur par le Population Registration Act de 1950 et lemuer en rgime de considration pour la dignit humaine, elle agitpar les mots dune Constitution. Cest du moins ce dessein qui sedonne lire dans la Constitution provisoire de 1993, en tout casdans la partie fondamentale de ce texte quest son pilogue. Si bienquon pourrait galement formuler le problme ainsi: How to dothings with constitutional words.

    Certes, oprer la rvolution dune humanisation de la socitpar larticulation dune parole constituante nationale nest pas exac-tement une ide neuve, puisquelle est au cur du constitution-nalisme moderne ds son origine, comme latteste linitiative desdputs franais du tiers tat de se constituer, entre les 17 et 20 juin1789, en Assemble nationale constituante, dont les premiersmots sattacheront, ds le mois daot de la mme anne, nouerle texte du dcret dabolition des privilges et la Dclaration desdroits de lhomme. Mais lexprience sud-africaine de rupture aveclapartheid laisse apparatre une stratgie discursive beaucoup pluscomplexe que celle de 1789, notamment du point de vue de ce quigarantit son efficacit pragmatique.

    14 PRSENTATION

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 14

  • En effet, ce qui spcifie le discours constitutionnel sud-africain de1993, la diffrence de celui de 1789 et, surtout, de 1793, est que sarussite illocutoire est suppose ne rien devoir au dploiement duneforce matrielle de coercition, la mise en uvre dune violencetatique rpressive. Nulle guillotine, nulle sanction pnale en gn-ral, administre par quelque judiciaire redresseur de tort, nesont censes accompagner lopration langagire de retournementdu wrong en right, puisque lopration constitutionnelle consisteprcisment rpudier toute forme de vengeance ou de reprsailleset convertir suffisamment les esprits de tous les Sud-Africains la culture des droits de lhomme pour quils adhrent dsormais la logique dune justice qui se veut reconstructive et non plusrtributive.

    Cest par la dcision constitutionnelle daccorder le bnfice delamnistie technique classique de rconciliation nationale auxauteurs (perpetrators) de graves violations des droits de lhommecommises pendant la priode de lapartheid, que sopre princi-palement cette reconstruction. Mais une telle amnistie, contraire-ment la pratique la plus rpandue jusque-l dans le monde, nerevt ici aucun caractre collectif ni automatique: elle nest consen-tie chaque perpetrator qui en fait la demande, et acte par acte,quen change dune rvlation complte de sa part (full disclosure)des faits criminels qui lui sont imputables. De sorte que la ruptureavec la culture de la violence, qui conduit sabstenir de faire usagemme de celle, pourtant lgale, constitue par la rpression pnale lamnistie donc , ne conduit pas pour autant un oubli et loccultation de cet oubli une amnsie. Il sagit au contraire delui faire face, selon les termes mmes de lpilogue, afin de prendretotalement connaissance de sa ralit passe. Aussi lopration derconciliation est-elle absolument indissociable dun processusdattestation, et mme de construction, de la vrit ncessaire lopration (enough of the truth for).

    Cest la fameuse Commission Vrit et Rconciliation (CVR) quela loi 4, en application de lpilogue de la Constitution provisoire de1993, a confi la mission dentendre les dpositions des perpetratorset dapprcier sil convient, en retour, de les amnistier. Cest elle,galement, que revient le soin dentendre le rcit et la souffrancedes victimes qui, de cette manire, participent llaboration de lavrit, mme si, par ailleurs, leur pardon nest nullement requis pourmettre les perpetrators labri de la justiciabilit pnale et si, de cefait, elles peuvent apparatre plus passives quactives dans le pro-cessus de rconciliation. Cependant, la tche de la CVR ne se rduit

    15PRSENTATION

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 15

  • pas statuer sur le seul sort des perpetrators: en dehors du Comitdamnistie et du Comit de violation des droits de lhomme, qui sevouent lexamen des rvlations sur les faits criminels et lesrequtes damnistie, la Commission comporte aussi en son seinun troisime comit, dit de rparation et de rhabilitation, quisattache, en conformit avec lpilogue, panser les blessures desvictimes et de leurs familles. De sorte que la CVR peut apparatrecomme ce magistrat commis par le souverain constituant larti-culation de la parole de vrit, de rconciliation et de rparation; laparole est ainsi constituante en acte, au sens juridique comme ausens commun du terme, puisquelle a pour effet doprer le retour-nement du pass de lapartheid en avenir de la (re)constitution de lanation arc-en-ciel.

    Cest aussi pourquoi lidentification prcise de la nature juridiquede son activit dfie les catgories, beaucoup trop sommaires, dudroit constitutionnel traditionnel. La Commission est en effet inves-tie par le constituant provisoire de 1993 du pouvoir dmiurgique defaire advenir le peuple sud-africain, en tant que sujet dune souve-rainet dmocratique inaugurale. Cest donc elle que revient lmi-nente mission de susciter la figure du pouvoir constituant souverain,qui sera alors en mesure dexercer sa souverainet par ladoptiondune constitution dfinitive, ce qui se ralisera, en effet, en 1996.Toutefois, en vertu de la Constitution provisoire de 1993, ce peuplesouverain ne le sera pas au point de pouvoir saffranchir durespect des droits de lhomme dans lexercice de sa volont consti-tuante, car seul ce respect, en le prmunissant contre toute rgres-sion vers lapartheid, lui vite la dsunion et la dsagrgation: raisonpour laquelle, travers le mcanisme dun contrle de consti-tutionnalit assur par la Cour constitutionnelle, la Constitutiondfinitive de 1996 apparat comme une norme subordonne laConstitution provisoire de 1993, ce qui conduit la promotiondune hirarchie paradoxale au sein dune mme sphre de consti-tutionnalit.

    En tout cas, on voit que la souverainet constituante du peuplesud-africain relve beaucoup plus du construit que du donn: forgepar le travail de rconciliation de la CVR et assujettie par la Courconstitutionnelle au respect dun droit mta-, voire supra-constitu-tionnel, son existence procde dune double tutelle fondatrice. Avecla Cour constitutionnelle, la CVR est proprement linstitutrice dupeuple souverain sud-africain. Une telle mission, dont la philoso-phie politique moderne a depuis longtemps soulign la ncessitthorique (comme latteste par exemple la figure du Lgislateur

    16 PRSENTATION

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 16

  • chez Rousseau), na gure t pense, jusquici, par la science dudroit: lexprience sud-africaine a pour grand mrite de montrer quel point le mcanisme de vrit et de rconciliation peut appa-ratre comme une condition pragmatique indispensable la consti-tution de la normativit constitutionnelle.

    Cela dit, lanalyse juridique ne saurait suffire lapprhensionde ce si subtil et ingnieux dispositif de performativit instituante.Le discours de rconciliation tenu par le constituant et par laCommission nest pas unidimensionnel et sa force ne se rduit pas une force juridique. Lnergie, qui le rend oprant sur des espritsaccoutums par des dcennies de rgime dapartheid au poisondune culture de violence, tient aussi sa puissance de persuasion,quune analyse rhtorique est seule mme dexpliquer. Cest eneffet le point de vue rhtorique qui permet de dmler les registresreligieux, thique, politique et juridique qui senchevtrent dans unestratgie discursive minemment ambigu.

    En effet, si lon considre la circonstance hautement significativeselon laquelle cest Mgr Desmond Tutu, archevque anglican duCap, que la prsidence de la CVR a t confie, on ne peut videm-ment que se pencher sur lintrication entre le religieux et le juri-dique qui sest noue dans le discours de vrit et de rconciliation.Cest dans une mditation thologique, travaillant en particuliersaint Paul (metanoia) mais aussi la tradition vtro-testamentaire duretour des malfaisants la justice et au bien commun, que Tutufaonne, au cours des sermons de combat quil dlivre sans discon-tinuer sous lapartheid, la pense de la rconciliation. Alors quenotre concept franais de rpublique est dorigine antireligieux,fond sur la rationalit dun systme et la libert de lindividu, cetterpublique-ci sort, non moins, des vangiles.

    Dans ces conditions, quel acte de langage attend-on exactement duperpetrator pour quil bnficie en retour du droit lamnistie: sarvlation doit-elle saccompagner de remords, de dsir de contri-tion, dune demande de pardon auprs de ses victimes, ou peut-ellese contenter de revtir la forme dune autoaccusation purementlaque? Sagit-il dune confession spontanment et librementconsentie, ou plutt dun aveu que la pression dun chantage lamnistie seulement conditionnelle permet dextorquer? Du ctde la victime, le dispositif a-t-il pour but au moins indirect delincliner pardonner, de manire ce que sa rconciliation avec leperpetrator procde dune authentique reconnaissance mutuelle, oubien la tient-il au contraire lcart dune procdure purement juri-

    17PRSENTATION

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 17

  • dique damnistie, dnue de tout rapport avec la sphre thique dupardon? Peut-on dire dans ce cas que les victimes ont t dessaisiesde toute participation la reconstruction, ou bien encore quellesont t sommes de sy rallier selon un rituel dinspiration chr-tienne par lequel opre une nouvelle fois, de manire subrepticemais nanmoins violente, le colonialisme de la culture occidentalequi les exile encore davantage de leur africanit?

    Aussi prouve-t-on les plus grandes difficults cerner la natureexacte du rle jou par la CVR. Cette instance, dont tout le mondesaccorde reconnatre quelle nest pas une juridiction, et dont lesdcisions ont prcisment pour effet de faire chapper le coupabledun grave crime contre les droits de lhomme lapplication dela loi pnale, est pourtant elle-mme non pas du tout souveraine,mais tenue la manire dun juge de statuer au cas par cas, daprsdes critres damnistiabilit strictement dtermins par la loi.Intervient-elle alors comme agent quasi ecclsiastique de la suspen-sion du droit, au service dune forme de justice restauratrice rele-vant plus de lexception de la grce que de la rgle de la loi, ou bienapparat-elle au contraire comme un instrument purement politiquedinjustice fondamentale, tenant au fait que les violations des droitsde lhomme quelle absout pnalement ne sont pas seulementcelles commises par les partisans de lapartheid (cest--dire, engros, par les Blancs lgard des Noirs), mais aussi celles commisespar les mouvements de libration (cest--dire, en gros, par les Noirs lgard des Blancs, voire lgard dautres Noirs)?

    Ce dernier point est dimportance: peut-tre est-il ce qui confrelessentiel de son originalit et de son exceptionnalit, mais ausside sa force spcifiquement rhtorique, la stratgie sud-africainede gurison de la socit du mal de lapartheid, qui consiste danslemploi dun discours rparateur ayant exactement la forme phar-maceutique du remde, cest--dire dans lobtention oblique du bienpar le redoublement du mal par le mal.

    En effet, envisage du point de vue interne sud-africain, la nga-tion du pass de lapartheid ne sopre nullement par la prise enconsidration de sa qualit juridique spcifique, celle de crimecontre lhumanit, telle quelle sexprime en tout cas du point devue international par les rsolutions des Nations unies. Car sicette qualit avait t srieusement considre, comme lthiquesoi-disant universelle des droits de lhomme laurait logiquementcommand, la punition des agents de lapartheid aurait t impra-tive de faon absolue, cest--dire administre sans limitation tem-porelle (le crime contre lhumanit est imprescriptible) ni spatiale

    18 PRSENTATION

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 18

  • (la justice internationale des droits de lhomme aurait eu vocation sen saisir). Le concept de crime contre lhumanit na en effet tforg Nuremberg que pour justifier lexception de cette rpressionabsolue, cest--dire drogatoire au mode de rpression seulementrelatif des crimes de droit commun.

    Mais, justement, la qualit de crime contre lhumanit de lapar-theid a t abstraite du champ dapplication du mcanisme de vritet de rconciliation: le crime que ce dernier considre, afin de luifaire la faveur de limpunition, nest pas le crime de lapartheidlui-mme, mais plutt celui commis dans le contexte du rgimedapartheid, ce qui nest pas la mme chose. Car un tel crime peuttre perptr aussi bien par le Noir que par le Blanc, par le dfenseurdes droits de lhomme que par le raciste: il sagit du crime caus parle dploiement de la violence dans laction politique, que celle-ci sesoit voue linjustifiable cause de lapartheid ou celle, moralementdroite, de la rsistance, peu importe. Le crime amnistiable, aux yeuxde la CVR, nest donc pas le crime contre lhumanit, mais plutt lecrime contre lunit nationale et la pratique dmocratique, quiconsiste privilgier le choix de la violence guerrire sur celui de ladlibration pacifique pour faire triompher sa cause, quelle quen soitla valeur thique intrinsque. Cest donc par le mal du dni de jus-tice lgard des victimes du crime dapartheid, cest--dire par langation de sa qualit spcifique de crime contre lhumanit, que leprocessus de vrit et de rconciliation entend contrarier le malcaus par lapartheid la socit sud-africaine, contamine toutentire par lesprit de violence. Car lide matresse de ce processusest bel et bien que cest le corps social dans son ensemble quil sagitde gurir, tout le monde tant rput la fois coupable et victimedune mme passion collective pour la guerre civile.

    Ds lors, comment convient-il de rendre compte de ce retourne-ment du mal de lapartheid en bien du respect de la dignit humaine,perform par le discours constitutionnel de vrit et de rconci-liation? Quel terme convient-il le mieux la description de cetteopration de passage de la guerre la paix, de ce pont jet entre lepass de la division et lavenir de la communaut, de ce procsdhumanisation: constitution, contrat social, conversion,rconciliation, metabol, metanoia, Vershnung, Aufhebung,ubuntu? Philosophes et juristes, associs dans le prsent ouvrage des acteurs majeurs de la Commission Vrit et Rconciliation,apportent ici leurs rponses pas toujours convergentes, en croisantleurs regards et leurs interprtations dans lanalyse rhtorique du

    19PRSENTATION

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 19

  • complexe et fascinant discours politique, juridique, thique, reli-gieux luvre en Afrique du Sud.

    Mais, avant dy venir, il est indispensable de se doter de repres etde rcapituler les principales tapes historiques qui ont prcd etpermis ladvenue du processus de vrit, de rconciliation et derparation pos par la Constitution provisoire de 1993, ainsi que lesdonnes relatives au statut et lactivit de la Commission Vrit etRconciliation.

    Le rglement ngoci: se rconcilier avant la rconciliation

    Les vnements politiques qui prcdent linstauration de laCommission forment le cadre du negotiated settlement, le rglementngoci.

    Lorsque F. W. de Klerk succde en aot 1989 P. W. Botha, aucours dune lutte au sein du National Party, le parti crateur delapartheid5, le petit groupe qui entoure le prsident a compris queleffet des sanctions internationales (surtout depuis 1984), la nces-sit du long terme pour les Afrikaner et leffrondrement du blocsovitique fournissent lopportunit saisir pour changer de poli-tique. En aot galement, ladversaire principal du rgime, lANC(African National Congress), publie sa Dclaration de Harare:Une conjoncture favorable semble se prsenter qui pourraitmener une fin ngocie de lapartheid, si tant est que le rgime dePretoria puisse sengager dans de telles ngociations avec srieux etsans arrire-pense. Negotiated settlement, rglement ngoci,devient le terme clef.

    Le rglement ngoci seffectue au cours dune succession decompromis stratgiques et tactiques entre le National Party et lANCau premier chef, selon des procdures inspires, du moins dansle vocabulaire, de la thorie de rsolution des conflits6 mais, plusfondamentalement, dun solide ralisme politique. Le premiercompromis, cest videmment, le 2 fvrier 1990, lannonce parF. W. de Klerk de la libration inconditionnelle et sans dlai deNelson Mandela. De Klerk parle du moment venu [] de la rcon-ciliation; le 11 fvrier, Mandela retrouve la libert. De mai 1990 novembre 1993, le processus de rglement ngoci avance avecune remarquable clrit, vu lampleur du contentieux, en dpit deblocages successifs, chaque fois dverrouills: en mai 1990, laccordprliminaire, dit Groote Schuur Minute; en juin, suspension de

    20 PRSENTATION

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 20

  • ltat durgence et, en aot, signature de laccord dit PretoriaMinute, avec la suspension de la lutte arme; en septembre 1991,signature de lAccord de paix nationale (National Peace Accord); dedcembre 1991 novembre 1993, ngociations en trois phases,marques par dextrmes violences, souvent interafricaines; enmars 1992, llectorat blanc, seul consult puisque seul citoyen,approuve largement les termes ambigus dun rfrendum, un blanc-seing permettant F. W. de Klerk de ngocier un changementde rgime; en mai 1992, blocage; en septembre 1992, laccord ditRecord of Understanding.

    Le 17 novembre 1993, le rglement ngoci est conclu, sous laforme de la Constitution provisoire, qui permet notamment lins-tallation dun conseil excutif de transition, lorganisation dlec-tions gnrales le 27 avril 1994 et un fonctionnement dmocratiquedu pays jusqu ladoption, en octobre 1996, de la Constitutionactuelle7.

    Mme si lart du compromis politique ne rend pas ncessaire larconciliation nationale, il reste que la volont de rconciliation,avant linstallation de la Commission Vrit et Rconciliation, est lemoteur des ngociations, qui sont elles-mme la mise en uvre decompromis successifs. Desmond Tutu, le prix Nobel de la paix, quidirigera la Commission, ne cesse de le rpter: leffet du rglementngoci est de produire, outre un tat de droit et une Constitution,une rconciliation.

    On doit isoler deux moments forts du rglement ngoci o larconciliation, avant la forme quelle prend sous la Commission,impulse son nergie.

    Dune part, en mai 1992, elle est active dans linvention, lors delarrt brutal des ngociations, de la sunset clause, le couchant durgime8, par laquelle lANC (et ses allis, le Parti communiste et lacentrale syndicale COSATU) acceptent de partager le pouvoir en casde victoire lectorale massive de leur alliance, courue davance. Lasunset clause donne cependant forme aux accords entre lANC et legouvernement dapartheid en fvrier 1993: gouvernement dunionnationale durant cinq ans, transfert organis des pouvoirs adminis-tratifs et militaires, lection dune Constituante au suffrage univer-sel. Cest le moment fort de rconciliation.

    Le deuxime acte, ce sont les trente-quatre principes relatifs auxdroits fondamentaux qui sont inscrits dans la Constitution provi-soire de 1993; ils noncent, un un, les termes de la paix civile rta-blie et maintenir, qui normeront leur tour la Constitutiondfinitive. Ces trente-quatre principes, au service du maintien de la

    21PRSENTATION

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 21

  • rconciliation par le fait quils garantissent le respect des droitscivils et politiques, conomiques et sociaux forment ainsi une proto-constitution qui simpose au travail de la Constituante. Que les par-tis en prsence aient pu saccorder sur le canevas de la Constitutionavant mme son laboration proprement dite est, dj, un acte derconciliation (le XXXIVe principe admet mme les droits liden-tit ethnique).

    La Constitution provisoire de 1993 contient donc une injonc-tion de rconciliation, de vrit et de rparation, et lobligationdamnistie. Dit autrement, si les ngociateurs de 1993 imposent auxconstituants de 1996 trente-quatre normes constitutionnelles, ils enajoutent une trente-cinquime, ou les rsument en une finale, lafois relative aux autres mais absolue par la cadence imprieuse etlyrique dont elle marque le passage la dmocratie: le fameux pi-logue, gros de la CVR laquelle revient la tche de mettre en uvrelamnistie.

    La Commission Vrit et Rconciliation telle quen elle-mme

    La Commission est instaure en vertu dune loi adopte par leparlement lu en 1994, dite Promotion of National Unity and Recon-ciliation Act (Act 34 of 1995) 9. Elle est un statutory body, expressionde droit anglo-saxon qui dsigne une institution tablie commesouveraine par le Parlement (le statute book signifie la norme consti-tutionnelle crite). Il ne sagit pas dune commission parlemen-taire mais dune cour souveraine 10. Elle se met en place ennovembre 1995. La Commission se compose de dix-sept commis-saires nomms par le prsident Mandela sur une liste de vingt-cinqcandidats, tris eux-mmes par une commission indpendante, lasuite dune large concertation et dauditions publiques. Son prsi-dent est Desmond Tutu, archevque anglican du Cap et primatdAfrique australe, prix Nobel de la paix.

    La Commission se divise, en dcembre 1995, en deux comits:celui charg des atteintes graves aux droits de lhomme (HumanRights Violations Committee), lequel entend les dpositions publiquesen audition (hearings) des perpetrators et des victimes cest le visagepublic de la Commission11, sa face humaine , celui dit des rpara-tions et de rhabilitation (Reparations and Rehabilitation Commit-tee)12. La premire sance de la Commission eut lieu le 16 dcembre1995, et la premire audition publique, qui constitua le modle des

    22 PRSENTATION

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 22

  • autres, se tint East London (au Cap oriental), le 15 avril 1996 elleprit une dimension historique en fixant le style mme des hearings 13.La dernire sance publique eut lieu Durban, le 15 aot 1997.En outre, en janvier 1996, un Comit damnistie (Amnesty Commit-tee) est charg dinstruire les demandes (leur recevabilit), de lesadmettre ou non en audience publique (sinon, elles sont traites incamera, en chambre du conseil) et, en fin de parcours, de recom-mander ou non lamnistie. Le Comit damnistie prolonge ses travauxjusquen 200114. la diffrence des deux autres, il comporte des jugesde profession et sa procdure, en cinq phases15, se juridicise au fildes mois. Daprs le Comit, moins de 10 % des requtes taientprtes tre traites16.

    Paralllement, la Commission suscite des auditions publiquesdites institutionnelles pour les administrations et les corps(arme, police, prisons, mdecins, magistrature, barreau), pour lespartis politiques et pour les grandes entreprises publiques et pri-ves, ainsi que pour les cultes et les mdias 17. Elle organise onzeauditions dites thmatiques (sur linsurrection de Soweto, en 1976,ou la conscription obligatoire des jeunes Blancs)18. La Commissiondemande enfin aux victimes de prsenter leur cas, et mme si, de sonaveu, il tait clair que 90 % des victimes ne seraient pas entenduesen audience publique19, presque 20000 dentre elles prsentent desdclarations (statements).

    Statistiques brutales: sur 21 290 victimes qui crivent laCommission, 19 050 sont dclares victimes de gross violation ofhuman rights, et 2975 autres victimes sont dcouvertes lors des pro-cdures20; sur 7 116 demandes damnistie, 1 312 sont accordes et5 143 rejetes, tandis que 2 548 requrants sont entendus enaudience publique21.

    En ce qui concerne la priode damnistiabilit, la Commissionentend les atteintes graves aux droits de lhomme commises entrele 1er mars 1960 et le 10 mai 1994 inclus. Les demandes damnistiesont dposes avant la date butoir du 30 septembre 1997. LaCommission appelle ceux qui ont commis des abus, des violences,des crimes politiques, venir raconter leur histoire, et leurs victimes parler du pass. Mais ce past est circonscrit par deux dates vi-demment arbitraires: le 1er mars 1960 (pratiquement, compter dumassacre de Sharpeville, le 21 mars22, un an avant que lAfrique duSud ne se constitue en Rpublique hors du Commonwealth, lasuite du rfrendum doctobre 196023), et le 11 mai 1994 (cest--dire jusquau 10 mai inclus, jour de la prestation de serment par lenouveau prsident, Nelson Mandela). Termes arbitraires ques-

    23PRSENTATION

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 23

  • tionner. Dater la violence amnistiable partir de mars 1960 seule-ment, cela veut dire que la conception des lois racistes qui jetrentla base de lapartheid (depuis 1948) tombent hors sujet, mme sielles sont mentionnes par la Commission dans le Rapport 24. Leseul moment o elles seront explicitement voques sera celui desaudiences dites institutionnelles 25. Ce choix peut sexpliquer: par-tir de 1960 le rgime avait franchi un point de non-retour et lANCse prparait entrer dans la lutte arme.

    Le Rapport est solennellement remis, le jeudi 29 octobre 1998, parDesmond Tutu au prsident Nelson Mandela26. Les deux derniersvolumes (VI et VII) sont rendus le vendredi 21 mars 2003, fte desdroits de lhomme (Human Rights Day), et dbattus devant les deuxchambres du Parlement sud-africain, le 15 avril 2003. Avec ce dbat,cest la transition de lapartheid la dmocratie qui se clt, justeun an avant la clbration du Xe anniversaire des premires lec-tions gnrales de 1994 et llection de la troisime lgislature de laIIe Rpublique (14 avril 2004).

    La dmocratie sud-africaine est ainsi le patient rsultat dunetriple fondation instituante qui sancre, dune manire ou duneautre, dans une volont daller au-del dun simple compromis, versla rconciliation: premirement, le processus de rsolution deconflit, aboutissant aux Principes; deuximement, le processusconstituant, aboutissant la Constitution de 1996; troisimement,le processus de rconciliation actualis par la Commission. celui-ci sajoute, on loublie souvent, le processus de restitution des terresspolies par la Commission de rtrocession des terres (Commissionon Restitution of Land Rights), assorti dune juridiction spciale(Land Claims Court), laquelle comprend des procdures de restora-tive justice. Cette dernire, cre ds novembre 1994, soit huit moisavant la Commission Vrit et Rconciliation, a termin ses travauxen 2003, avec de remarquables rsultats: rtrocession de proprits,de droits miniers, de zones rurales et urbaines comme le fameuxDistrict Six du Cap (programme de reconstruction et de relogementde 4 000 familles mtisses, de 2004 2007, pour rparer le dplace-ment forc de 60 000 personnes, en 1967, quand ce quartier du Capfut dclar blanc et entirement ras)27.

    Pourtant, le Comit des rparations et de rhabilitation soulignela ncessit imprieuse des rparations individuelles lgard desvictimes qui, du fait de lamnistie, ont perdu, quelles le veuillent ounon, toute possibilit de faire valoir leur droit contre ceux qui leuront fait tort. Or, ces rparations, recommandes par le Comit, nontcess de se faire attendre, alors mme que la situation matrielle

    24 PRSENTATION

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 24

  • des familles, jointe aux ravages du sida, fait perdurer un sentimentdexclusion. On restera sur le doute, voire lamertume, de certainscommissaires quant au dcouplage, au moins temporel, des misesen uvre: cest au moment de bonne volont, ou de volont bonne,lie aux contraintes du processus damnistie, quil aurait fallu exigerles compensations. Dans la nation arc-en-ciel dsormais constitue,le dernier mot reste aux dcideurs politiques. Trois mois avant leslections gnrales qui ont confirm trs largement la confiance queles Sud-Africains font Thabo Mbeki, on notera la divergence entrele prsident de la Rpublique et lancien prsident de la CVR quantaux rparations et leur impact sur la rconciliation. Le gouverne-ment dsapprouve les poursuites judiciaires engages contre degrandes banques et de grands groupes ptroliers devant un tribunalnew-yorkais: Le meilleur moyen de rparer les torts causs parlapartheid est de susciter linvestissement et la croissance cono-mique; Desmond Tutu affirme en revanche que le versement decompensations est bel et bien mme de promouvoir la rconci-liation28 il nest pas encore trop tard.

    NOTES

    1. Government Gazette, vol. 343, n 15466, Le Cap, Bureau du prsident de ltat,n 185, loi n 200 de 1993: Constitution de la Rpublique dAfrique du Sud [diteConstitution provisoire], date de promulgation: 25 janvier 1994, date de publication:28 janvier 1994, version bilingue anglais-afrikaans, p. 180 (lignes 35-55), 181 (lignes 36-59), 182 (lignes 1-8) et 183 (lignes 1-7).

    2. Terme appartenant au champ des langues bantoues, qui dsigne la qualit inh-rente au fait dtre une personne avec dautres personnes.

    3. Ce graffiti est reproduit en couverture du prsent ouvrage.4. Loi n 34 de 1995, relative la promotion de lunit nationale et la rconciliation.

    Voir note 9.5. Le terme, apparu dans les annes 1930, au sein des milieux intellectuels afrika-

    ners, est couramment employ dans les annes 1940; en 1948, cest un mot dordrelectoral.

    6. Sur cette notion, voir lintroduction de Mohamed Nachi au numro sur Le com-promis, de Social Science Information / Information sur les sciences sociales, 2, 2004.

    7. Act 108 of 1996.8. Lexpression sunset clause appartient au vocabulaire juridique anglo-saxon; elle

    dsigne une clause dexpiration ou une disposition de temporisation.9. On trouvera de larges extraits de ce texte dans le volume Amnistier lapartheid,

    Paris, Seuil, coll. Lordre philosophique, p. 281 sq.10. Voir larticle 36 (1) de la loi; ibid., p. 302-303.11. Il faut voir ce sujet le film dAndr Van In, La Commission de la vrit.12. Rapport, I, 10.13. Rapport, V, 1, appendice 2: listes, procdure; et comment la premire audition

    publique fixa le caractre des runions ultrieures, religieux, crmoniel, pas-sionnel et thtral, avec hymnes et prires (V, 1, 6-14)

    25PRSENTATION

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 25

  • 14. Le site internet archive ainsi les dci-sions damnistie jusquen 2001.

    15. Le Comit dcrit la procdure en cinq phases dexamen dune demandedamnistie (Rapport, I, 10, Amnesty Committee, 18-29). Voir la contribution dIlanLax dans ce volume.

    16. Rapport, I, 10, 19.17. Ibid., , Human Rights Violations Committee, 15 (liste).18. Ibid., 14 (liste).19. Ibid., 25. 20. Ibid., VII, Foreword, Who are the victims?, p. 10.21. Voir lanalyse des statistiques par lancien directeur-gnral de la Commission,

    le procureur Martin Coetzee, An Overview of the TRC Amnesty Process, in CharlesVilla-Vicencio et Erik Doxtader (dir.), The Provocations of Amnesty: Memory, Justiceand Impunity, lieu ?, Institute for Justice and Reconciliation, David PhilipPublishers, 2003, p. 193-194.

    22. Les vnements violents du 21 mars 1960 se droulrent exactement le mmejour que celui o, lors du premier procs en haute trahison intent par lapartheidcontre ses opposants, le futur Nobel de la paix Albert Luthuli vint la barre, commetmoin, expliquer la doctrine de non-violence de lANC. Sharpeville, la police tua,dans le dos, soixante-sept Noirs et en blessa presque deux cents. Les vnements pro-voqurent une raction internationale (lAngleterre admettant aux Nations unies quelapartheid ntait pas seulement une affaire de politique intrieure) et furent suivis delinterdiction de lANC et du Pan Africanist Congress ainsi que de la dclaration de ltatdurgence (mars-aot 1960).

    23. Inauguration le 31 mai 1961. On notera la congruit du calendrier, de rgime rgime (Nelson Mandela prte serment un 10 mai).

    24. Rapport, I, 13.25. Voir Dossiers V, VI et VII, dans Amnistier lapartheid, op. cit., p. 313-332.26. Truth and Reconciliation Commission, Final Report presented to President Nelson

    Mandela, 28 October 1998, 5 vol., publi au format lectronique en octobre 1998 surle site internet .

    27. Les archives de la Commission de rtrocession des terres sont disponibles sur.

    28. Le Monde du 3 fvrier 2004, p. 32.

    26 PRSENTATION

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 26

  • CHRONOLOGIE

    1652 Colonisation hollandaise du Cap.1806 Occupation anglaise du Cap.1810-1828 Expansion zouloue, violente dstabilisation ou radication

    dautres populations africaines (Mfecane).1835-1837 Trek des Boers et premire srie de rpubliques locales, afri-

    kaners (1838-1877).1854 Fondation de ltat libre dOrange, afrikaner (annex par

    lAngleterre en 1900).1856 La colonie du Natal obtient lautogouvernement (blanc).1858 Fondation dune rpublique blanche au Transvaal (annexe

    par lAngleterre en 1877).1860 Arrive des premiers travailleurs indiens au Natal.1867 Dcouverte des gisements de diamants.1871 Dcouverte des gisements dor.1879 Guerre anglo-zouloue, dfaite anglaise, puis soumission du

    Zululand.1887, 1892 Limitations du droit de vote des Africains dans la colonie du

    Cap.1893-1914 Gandhi dveloppe la rsistance passive (satyagraha) aux res-

    trictions imposes la population indienne.1899-1902 Guerre anglo-boer; 26 000 femmes et enfants meurent dans

    des camps de concentration.1906 Dernire rbellion arme africaine de Bambatha, au Natal.1909 Premire convention politique africaine, en rplique la

    Convention (blanche), qui labore une constitution fdrale.1910 Union sud-africaine tablie par le Parlement anglais (Afri-

    cains exclus des droits politiques, sauf au Cap); le terme desgrgation (apartheid) est spcifiquement utilis dans lacampagne du Parti travailliste.

    1911 Mines and Work Act qui enrgimente la main-duvre afri-caine.

    1912 Fondation du South African National Native Congress, lANC.1913 Natives Land Act qui place les Africains (67 % de la popula-

    tion) dans des rserves reprsentant 7 % du territoire.1914 Fondation du Parti national (sous une forme lgrement dif-

    frente, ce sera le parti de lapartheid). Dclaration de guerre lAllemagne, suivie dune rbellion afrikaner anti-anglaise.

    1920 Premire grve de mineurs noirs, largement suivie. Le NativesAffairs Act organise un systme dadministration tribale pourles Africains.

    27TITRE DU CHAPITRE EN COURS

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 27

  • 1921 Fondation du Parti communiste dAfrique du Sud.1922 Large insurrection ouvririste blanche dans la rgion de

    Johannesbourg, rprime militairement.1923 Natives (Urban Areas) Act qui rglemente le droit de circuler

    (pass books) et de travailler des Africains dans les villesblanches et cre 64 zones pri-urbaines sous contrle (loca-tions), les futures townships (dont Soweto).

    1924 Victoire lectorale du Parti national.1925 Lafrikaans dclar langue officielle.1930 Enqute Carnegie sur la pauvret blanche qui touche 90 %

    des Afrikaner.1931 LUnion devient un dominion souverain.1934 Gouvernement dit de fusion runissant le Parti national

    et son adversaire libral le Parti sud-africain; la droite duParti national se constitue en un second Parti national ditpurifi, celui de lapartheid.

    1936 Les Africains perdent le droit de vote au Cap.1938 Fondation de la centrale syndicale noire CNETU, panafri-

    caniste.1939 Dclaration de guerre lAllemagne; clatement du gouver-

    nement dit de fusion; Smuts Premier ministre.1941 Fondation du syndicat des mineurs noirs AMWU, pro-ANC.1942 Tentative de coup dtat pronazi, procs pour haute trahison

    de dirigeants afrikaners.1943 Publication par les nationalistes afrikaners dun projet de

    constitution, rpublicaine et sgrgationniste; fondation dumouvement de jeunesse de lANC, fer de lance de la gnra-tion Mandela.

    1945 Smuts rdige le prambule de la Charte des Nations unies.1946 Rpression dune grve gnrale de 60 000 mineurs noirs

    (12 morts, un millier de blesss).1946 Recensement de la population (en dix ans, la population noire

    a doubl, elle vit massivement hors des rserves).1948 Victoire lectorale en mai (en siges, pas en suffrages) du Parti

    national maintenant runifi sur un programme dapar-theid (il reprend le nom de Parti national en 1951); abolitiondes droits lectoraux des Indiens, campagne de rsistancepassive.

    1949-1950 Premires lois dapartheid (interdiction des mariages mixtes,registre dimmatriculation raciale, division territoriale selonles races).

    1951 Crise constitutionnelle la suite dune tentative pour res-treindre le droit de vote des mtis du Cap.

    1952 Campagne de protestation (Defiance Campaign) mene parlANC.

    1953 Victoire lectorale du Parti national (en siges, pas en suf-frages).

    1955 Congrs du peuple et adoption de la Charte de la libert parles mouvements anti-apartheid.

    28 CHRONOLOGIE

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 28

  • 1956 Premire vague darrestations de signataires de la Charte dela libert pour haute trahison (dont Nelson Mandela).

    1957 Boycott des transports en commun par les Africains, pendanttrois mois.

    1958 Victoire lectorale du Parti national; H. F. Verwoerd, concep-teur de lapartheid, devient Premier ministre; ouverture duprocs en haute trahison.

    1959 Fondation par Robert Sobukwe du Pan-Africanist Congress,parti africaniste qui rejette la Charte de la Libert; lAssem-ble gnrale des Nations unies exprime son regret et soninquitude au sujet de lapartheid.

    1960 meutes, massacre de Sharpeville en mars, tat durgence; leConseil de scurit de lONU demande lUnion sud-africainedabandonner sa politique dapartheid; interdiction desmouvements de libration; 52 % des Blancs approuvent lins-tauration dune Rpublique; le 1er mars sera le terminus a quode la priode couverte par lamnistie.

    1961 Proclamation de la Rpublique (hors du Commonwealth),dbut de la lutte arme; Albert Luthuli (prsident de lANCjusquen 1967) est prix Nobel de la paix.

    1963-1964 Procs de Rivonia, Mandela condamn la rclusion per-ptuit.

    1963 Acclration de la politique de grand apartheid (sgrga-tion totale, dplacements de populations ou forced removals,lois de sret).

    1975 Premire intervention militaire sud-africaine en Angola; fon-dation du parti zoulou Inkatha Freedom Party (IFP).

    1976 Insurrection de Soweto.1976-1981 Cration des homelands, quatre tats satellites noirs non

    reconnus par lONU.1977 Campagne de sabotages et dattentats.1978 P. W. Botha remplace J. B. Vorster la primature, durcisse-

    ment militaire et policier du rgime (stratgie totale).1980 Indpendance du Zimbabwe, vague de grves; Mandela

    publie lappel de Londres la rsistance.1982 Mandela quitte le bagne de Robben Eiland pour une autre

    prison.1983 Rfrendum blanc approuvant une nouvelle constitution

    (trois chambres raciales, les Noirs sont toujours exclus),intense campagne du United Democratic Front (UDF), rle depremier plan de Desmond Tutu.

    1984 Troubles violents dus la rcession conomique; boycott descoliers et grve massive; intensification des actions mili-taires du rgime pour expulser lANC de ses bases; Tutu reoitle prix Nobel de la paix.

    1985 Fondation dune centrale syndicale unifie, non raciale, laCOSATU; tat durgence en juillet.

    29CHRONOLOGIE

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 29

  • 1986 Botha annonce, en janvier, vouloir ngocier (lapartheid afait son temps); vague insurrectionnelle, tat durgencegnral en juin; le grand patronat rencontre lANC, replie enZambie; accentuation des sanctions internationales (tats-Unis, CEE).

    1987 Victoire lectorale du Parti national en mai (mais lextrmedroite recueille 30 % des voix et devient le premier partidopposition parlementaire).

    1988 Pourparlers secrets entre le gouvernement et Mandela.1989 Intensification de la violence; rencontre entre Mandela et

    Botha en juillet; en aot, Botha dmissionne au profit deF. W. de Klerk et lANC rend public son plan de ngociations(Dclaration de Harare); le Parti national remporte de jus-tesse les lections.

    1990 Libration de Mandela en fvrier, leve des restrictions poli-tiques, suspension de ltat durgence par le gouvernementpuis de la lutte arme par lANC; pourparlers gouvernement-ANC (sommets en mai et en aot).

    1991 Sommet en fvrier; Accord national de paix en septembre;confrence largie, dite Convention for a Democratic SouthAfrica ou CODESA I, en dcembre, puis blocage des ngocia-tions.

    1992 En mars, la population blanche approuve par rfrendum leprocessus; reprise des ngociations ou CODESA II en mai(sunset clause); arrt des ngociations en juin, situation deguerre civile dans certaines rgions, grve gnrale, pressionsinternationales sur de Klerk et Mandela, suivies dun mmo-randum daccord en septembre.

    1993 Reprise des ngociations multipartites, dites MPNP, accordsur les 34 principes constitutionnels, adoption dune Consti-tution provisoire en novembre, installation dun conseil ex-cutif de transition; Mandela et de Klerk reoivent ensemble leprix Nobel de la paix.

    1994 Premires lections gnrales au suffrage universel enavril, 20 millions dlecteurs, 86 % de taux de participation(lalliance ANC-Parti communiste-centrale syndicale COSATUest majoritaire au niveau national, mais ne gagne pas lecontrle des assembles lgislatives provinciales du Cap etdu KwaZulu-Natal); Nelson Mandela est lu prsident parlAssemble nationale en mai; les lections sont dclaressubstantiellement libres et justes par la commissionlectorale indpendante. Le 10 mai, prestation de sermentde Nelson Mandela, et terminus ad quem de la priodecouverte par lamnistie; gouvernement dunion nationale(lancien parti dapartheid et le parti zoulou disposent dunevice-prsidence et du ministre de lIntrieur); transforma-tions institutionnelles (justice, arme, police, ducation,sant) et dmocratisation des collectivits locales.

    30 CHRONOLOGIE

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 30

  • 1995 LAssemble constituante (forme des deux chambres luesen avril 1994) commence ses travaux par un programmepublic de participation, de fvrier juin; en juillet, adoptionde la loi relative la promotion de lunit nationale et larconciliation, qui institue la Commission Vrit et Rconci-liation; en novembre, publication du texte prparatoire de laConstitution et premires auditions publiques; en dcembre,premire sance publique de la Commission.

    1996 Fin des auditions publiques tenues par la Constituante enfvrier; en avril, dernire sance publique de la Commissionet dpt de la Constitution au Parlement; en mai, adoption dela Constitution; de Klerk (vice-prsident) se retire du gouver-nement dunion nationale; en juillet, arrt de la Cour consti-tutionnelle confirmant la constitutionnalit de la loi derconciliation (dcision dite AZAPO); en aot, refus de laCour constitutionnelle de valider certains aspects de laConstitution, dont le texte retourne devant le Parlement; enoctobre, adoption de la version finale (non soumise rf-rendum).

    1997 Dissolution de la Constituante en mars; date butoir du 30 sep-tembre pour dposer les demandes damnistie devant laCommission; Mandela se retire de la prsidence de lANC endcembre.

    1998 La Commission remet son Rapport Mandela en octobre.

    1999 Adieux de Mandela devant le Parlement, en mars; deuximeslections gnrales (nationales et provinciales) en juin (pourla premire fois dans lhistoire sud-africaine, les listes lecto-rales sont dment tablies); le gouvernement dunion natio-nale cesse constitutionnellement dexister (le parti zoulou,bien que dans lopposition, conserve le ministre de lInt-rieur); lalliance ANC-PC-COSATU nobtient pas la majo-rit des deux tiers des dputs, condition ncessaire unemodification de la Constitution et du Bill of Rights en parti-culier; Mandela ne se reprsente pas la prsidence et Mbekilui succde.

    2001 Le Comit damnistie de la Commission conclut ses travaux.2002 Acquittement en assises du chef des programmes de guerre

    chimique et biologique de lapartheid, en avril; grce prsi-dentielle accorde 33 membres des mouvements de libra-tion, dont 20 non amnistis par la Commission, en mai.

    2003 Remise des deux derniers volumes du Rapport en mars, suiviedun dbat des deux chambres du Parlement sigeantensemble (sans voter sur le Rapport) en avril.

    Avril 2004 Troisimes lections gnrales au suffrage universel (natio-nales et provinciales).

    7 aot 2004 Le Parti national annonce quil rejoint lANC.

    31CHRONOLOGIE

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 31

  • 32 NOM DE LAUTEUR

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 32

  • TABLE DES SIGLES

    AC Amnesty Committee [fr. CA].AMWU ANC African National Congress.APLA Azanian Peoples Liberation Army.AZAPO Azanian Peoples Organisation.CA Comit damnistie [angl. AC].CC Cour constitutionnelle.CCB Civil Cooperation Bureau.CNETU CODESA Convention for a Democratic South Africa.COSAG Concerned South Africans Group.COSATU CP Conservative Party.CVR Commission Vrit et Rconciliation [angl. TRC].DP Democratic Party.GNU Government of National Unity.GVHR Gross Violations of Human Rights [fr. VGDH].HRVC Human Rights Violation Committee.ICC International Criminal Court.IFP Inkatha Freedom Party.MK Umkhonto we Siswe.MPNP Multi-Party Negotiating Process.NP National Party.PAC Pan-Africanist Congress.PNR Act Promotion of National Unity and Reconciliation Act

    (Act 34 of 1995) [loi sur la promotion de lunit natio-nale et la rconciliation].

    R&R Reparations and Rehabilitation (Committee).SACC South African Council of Churches.SAHA South African History Archive.TRC Truth and Reconcilation Commission [fr. CVR]UDF United Democratic Front.VGDH Violations graves des droits de lhomme [angl. GVHR].

    33TITRE DU CHAPITRE EN COURS

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 33

  • 34 NOM DE LAUTEUR

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 34

  • IRhtorique, droit, religion

    35TITRE DU CHAPITRE EN COURS

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 35

  • 36 NOM DE LAUTEUR

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 36

  • Barbara Cassin

    Amnistie et pardon: pour une ligne de partage entre

    thique et politique

    How to turn human wrongs into human rightsGraffiti anonyme

    Ligne de partage et imbroglio

    Il est politique dter la haine son ternit. Plutarque expliciteainsi une loi de Solon qui interdit de dire du mal des morts: quelquechose de lordre de la haine et du mal, trs exactement une rgula-tion de la haine via le discours, relve, lentendre, non de lthiquemais du politique1.

    Dans le film quAndr Van In a consacr la Commission Vritet Rconciliation2, la premire squence au sein de la Commissionest consacre au meurtre de Mbeki. Cest la commissaire YasminSooka qui dirige les dbats. La mre puis la veuve de Mbeki tmoi-gnent de ce quelles ont vu: des morceaux de Mbeki partout dansle garage. un moment, la veuve dit: Comment pourrais-jepardonner cet assassin cruel? Yasmin Sooka rpond trs douce-ment quelque chose comme: Il est vrai que ces gens demandentlamnistie, mais vous ntes pas oblige de leur pardonner. Vousntes pas oblige de leur pardonner, mais nous, nous allons lesamnistier. Cest de ce dcouplage entre pardon et amnistie que jevoudrais partir, parce quil constitue mes yeux, dans sa thtrali-sation mme, lune des caractristiques les plus exceptionnelles dela Commission Vrit et Rconciliation. Il nous introduit au cur dela problmatique que je voudrais tenter de suivre, celle de la ligne departage entre thique et politique.

    Cette ligne de partage est, vrai dire, constitutive de la Commis-sion selon la loi. La loi qui dtermine la Commission ne fait pas dedistinction morale. Je cite le paragraphe 52 de la prface de

    37TITRE DU CHAPITRE EN COURS

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 37

  • Desmond Tutu: Nous ne disons pas que certains actes sont mora-lement justifis et dautres pas. Larticle de loi relatif la violationgrave des droits de lhomme ne fait pas de distinction morale. Il netraite pas de morale, il traite de lgalit (it does not deal with mora-lity. It deals with legality). Une violation grave est une violation grave,quelle que soit la personne qui la commet et quelle quen soit la rai-son. Tous les criminels (perpetrators) sont gaux aux yeux de la loi3.Il ny a pas de diffrence entre les tenants de lapartheid et les oppo-sants de lANC au regard de la loi, car la loi ne traite pas de mora-lit, mais de lgalit.

    Pourtant, cette relgation du moral hors du lgal a beaucoup demal se maintenir. La morale ne cesse dintervenir dans le Rapportde la Commission, et avec la morale, la religion. La Commission,dans ses causes, son fonctionnement, ses effets, apparat bien pluttcomme un imbroglio juridico-politico-thico-religieux. Tout lattestedans le Rapport. Depuis la frquence du syntagme politically andmorally responsible, ou accountable, que lon trouve partout proposdes perpetrators (par exemple propos de Winnie Mandela, du Pan-African Congress, de lIFP), jusqu la personne mme de DesmondTutu, prsident de la Commission et archevque anglican, qui critun livre intitul Pas davenir sans pardon 4.

    Limbroglio est explicit dans lautodfinition des tches de laCommission. La tche premire, primordiale, de la Commission,cest de considrer les consquences morales, politiques et lgalesde lapartheid (V, 6, 65), cette dmarche devant seule permettrede deal with, de come to terms with, de prendre en charge,dassumer le pass et lhistoire de lAfrique du Sud. Cet imbroglioest confirm par la prsence plus quinconsistante, au chapitre 9du volume V du Rapport, intitul Rconciliation, dun sous-cha-pitre, rellement squelettique et inarticul, portant sur Reconci-liation without forgiveness (Rconciliation sans pardon). On y lit quecette forme faible et limite de rconciliation peut tre parfoisle but le plus raliste, au moins au dbut du processus de paix( 94). Viennent alors deux brefs tmoignages de rconciliation,sans excuse et sans pardon, relevant de la black on black violencedans les townships, qui se terminent sur cette phrase: Tout estcomme dhabitude.

    La fin de ce mme chapitre fournit la conclusion densemble duRapport (150 et 151): La rconciliation nimplique pas ncessaire-ment le pardon, cela implique un minimum de volont de coexisteret de travailler la gestion pacifique des diffrences persistantes.La rconciliation exige que tous les Sud-Africains acceptent la res-

    38 BARBARA CASSIN

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 38

  • ponsabilit morale et politique de nourrir une culture des droits delhomme. Je souligne lhsitation persistante entre affirmation dela dliaison et rapparition du syntagme-imbroglio.

    Cette confusion des genres est lgalement non pertinente,puisque la Commission does not deal with morality, mais with lega-lity. Cependant, le motif puissant de cette confusion se trouve dansla nature mme de lapartheid. En effet, lapartheid est un crimecontre lhumanit (rsolution de lONU de novembre 1973), et laCommission ne fait quadopter cet gard la position internationale(V, 6, 71). Or les crimes contre lhumanit sont, pour reprendre letitre de louvrage dAntoine Garapon qui reprend lui-mme unephrase dHannah Arendt, des crimes quon ne peut ni punir ni par-donner5: pardonner, et non pas amnistier; ce sont, par dfi-nition, des actes la fois illgaux et immoraux, en toute confusionet circularit. Desmond Tutu parle de limmoralit de lapartheidqui a contribu faire seffondrer les valeurs morales (Prface, 70). Aprs avoir rappel que lapartheid a t condamn commeune hrsie et comme un pch, il donne la preuve que lacoupure moralit/lgalit est son propos rellement intenable. Toutde suite aprs lnonc de cette coupure qui dfinit la Commission,il prend en effet la parole en son propre nom: On ne peut pasme demander dtre neutre (I cannot be asked to be neutral). Cestun systme intrinsquement malfaisant [evil, et non pas wrong oubad) (ibid., 56). Lapartheid nest pas seulement un tort, uneerreur gnratrice dactes dlictueux et de crimes; ou un systmemauvais parce que dysfonctionnant, comme certaines auditions,dont celle de lancien prsident de Klerk, pourtant prix Nobel de lapaix avec Nelson Mandela, voudraient le faire entendre. Cest, pro-prement, le mal (evil). Nous sommes dans la morale. Il est donc dela nature mme de ce pass quest lapartheid de brouiller les cartes,au sein de la lgalit reprsente par la Commission, entre politiqueet morale, et, par l, dinciter confondre lordre de lamnistie etcelui du pardon.

    Pour ma part, dans cet imbroglio, cest cependant le fil du seulpolitique que je voudrais tenter de tirer. Contrairement ce quonentend parfois soutenir, je crois que la sparation de lthique etdu politique, cest--dire leur dlination stricte, est beaucoup moinsdangereuse que leur confusion. Ainsi la notion de guerre justenest jamais si redoutable que lorsquon en fait un syntagme poli-tico-moral, avec lthique toujours prte fonctionner comme alibidu politique. Une comparaison, par exemple, entre lusage prudentde la notion de guerre juste dans le Rapport, et le clbre dis-

    39AMNISTIE ET PARDON

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 39

  • cours de Bush du 12 septembre 2001, plaide pour la dlination.Bush: LAmrique est unie. Les pays pris de libert sont noscts. Ce sera un combat monumental du Bien contre le Mal. Maisle Bien lemportera. Merci, suivi le 14 par: Notre riposte devratre dvastatrice, prolonge et efficace6. Tout autre est la posturede la Commission pour juger de la guerre juste quont mene lesmilitants anti-apartheid (donc anti-crime contre lhumanit); ellereprend les termes de la convention de Genve une guerre juste sepropose une fin juste atteindre par des moyens justes o justeest tay sur une dfinition juridique des droits de lhomme: Uneguerre juste ne lgitime pas la perptration de violations graves desdroits de lhomme pour la poursuite dune fin juste, or killing(tuer) est la plus extrme des violations des droits de lhomme (V, 6, 71 et 83). O lon comprend, ct Commission, pourquoi les mili-tants dune juste cause doivent eux aussi demander lamnistie oupasser en jugement. O lon comprend dautre part, ct grandepuissance, que lobjectif zro mort nest pas une coquetterie detechniciens suprieurs, mais un impratif, dailleurs non satisfait,pour pouvoir prtendre la guerre juste.

    La politique et lthique peuvent videmment concourir au mmebut bien vivre, disait Aristote; mais lune, la politique, est archi-tectonique, et pas lautre, en ce qui concerne le monde commun7. Jevoudrais tenter de brosser le tableau de la Commission quand on laregarde avec des yeux politiquement grecs, cest--dire avec unregard aristotlicien sur la politique et, pour tre plus prcise encore,selon la vection sophistique de la Grce telle quelle est luvredirectement dans la Politique dAristote et, en contrepoint, commeun fascinant repoussoir dans les dialogues de Platon. Cest danscette optique et de ce point de vue que je voudrais procder un brefrappel des faits.

    Rappel des faits: linstant de la ngociation

    La situation politique laisse une trs faible marge de manuvrelorsquen 1993 les sunset clauses, en postambule de la nouvelleConstitution intrimaire, obligent le futur Parlement uvrerpour la rconciliation nationale. Cest l que commence le deal:Comment assurer une transition raisonnablement pacifique dela rpression la dmocratie?, autrement dit, comment viter lebain de sang que tout le monde prdisait? Avoir recours une solu-tion ngocie, au miracle de la solution ngocie (Prface, 22).

    40 BARBARA CASSIN

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 40

  • La ngociation commence avec le choix de linstant t de la ngo-ciation. Ce choix est, en tant que tel, minemment politique. Cestdailleurs peut-tre une erreur politique, mais cest en tout cas uninstant politiquement choisi. Linstant t est en loccurrence celui quiinterdit loption Nuremberg: il ny aura pas de justice du vainqueurparce quil ny a encore ni vainqueur ni vaincu (ibid., 21).Autrement dit, cest cet instant et dans le choix de cet instant quese fait simultanment le choix dune justice restauratrice.

    Concrtement, explique le Rapport, comment faire pour que lespremires lections dmocratiques au suffrage universel (one man,one vote, enfin), puis les sances de la Commission, puissent sedrouler, cest--dire se tenir dans lordre public, si la consquenceimmdiate de ces lections et de ces sances est de faire juger etcondamner les forces de lordre qui en permettent seules la tenue?Il ne fait aucun doute, dit Tutu, que les membres de la scuritauraient sabord la solution ngocie sil ny avait pas eudamnistie. La ncessit du deal, du negotiated settlement, tient doncau double chantage dun je te tiens, tu me tiens par la barbi-chette. Ceux qui ne sont pas encore vaincus demandent lamnistie.Ceux qui ne sont pas encore vainqueurs ne peuvent pas ne paslaccorder. On peut remettre en cause le choix de linstant t ilsauraient pu continuer le combat , mais, si lon sy tient, alors lesconditions de lamnistie tablies par la loi sont, mon avis, politi-quement gniales.

    Les conditions de lamnistie: une autre marge de manuvre

    Les conditions de lamnistie sont dfinies par la loi de juillet 1995qui institue la Commission 8. Cest dabord le refus de la blanketamnesty, de lamnistie de couverture, gnrale, qui tait deman-de aussi bien par les forces dapartheid que par lANC. Il ny a paspour autant passage lamnistie personnelle, mme si lon parle depersonal amnesty. En effet, on namnistie pas lindividu, on amnis-tie lacte, acte par acte. Comme dit Tina Rosenberg, que cite CharlesVilla-Vicencio9, il sagit dune justice morceau par morceau (bit bybit). Ce nest donc ni une amnistie gnrale ni une amnistie indi-viduelle, cest une amnistie du particulier concret. Le particulier necessera dtre dans la ligne de mire de la Commission cest l pr-cisment ce dont il sagit en politique: ni singulier ni universel, maisparticulier concret.

    41AMNISTIE ET PARDON

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 41

  • On notera dabord que la loi parle (section 20) dacte, domissionou dinfraction. Une omission est amnistiable: il y a des infractionset des crimes domission. Lun des pralables forts impliqus par laloi est quil ny a pas de passant de lapartheid, pas de bystander: onne peut pas prtendre simplement quon ne savait pas on le pourraencore moins aprs la Commission.

    Les deux conditions lgales pour quun acte soit amnistiable sontles suivantes: 1) que ce soit un acte, une omission ou une infractionassocis un objectif politique (associated with a political objective)commis au cours des conflits du pass entre le 1er mars 1960 et lafirm cut-off date du 10 mai 1994; 2) que le demandeur fasse unervlation complte (full disclosure) de tous les faits pertinents.

    Ces deux conditions impliquent que, inversement, la Commissiona deux motifs de refuser lamnistie. Elle peut estimer que lacte nestpas politiquement motiv. Elle peut estimer quil ny a pas eu fulldisclosure. Cela peut sembler une trs faible marge de manuvre,cen est pourtant une considrable par rapport une amnistie gn-rale dispense davance. Voyons cela de plus prs.

    Associated with a political objective

    Premire condition: lacte doit tre associ un objectif poli-tique (section 20, 1 b de la loi, explicit par le 3 qui prciseque lacte associ doit avoir t conseill, planifi, dirig,command, ordonn ou commis). Ronald Slye, dans son tudeJustice and Amnesty10, explicite un certain nombre de dcisions,octroi ou refus damnistie, dont on ne peut voir de prime abord lacohrence. Il a fallu faire le partage entre ce qui relve du droitcommun et ce qui relve du politique (grosso modo dfini par recou-vrement avec la loi dextradition): la plupart des prisonniers se sonten effet empresss de soumissionner pour une amnistie, ce quiexplique soi seul le faible pourcentage final damnisties accordes.Du coup, un individu qui a tu ou tortur au nom dune idologiepolitique est prfr un individu qui a commis des crimes iden-tiques ou moindres pour des motivations non politiques11.. Autre-ment dit, pour tre amnisti, il faut appartenir une well establishedpolitical organization ou obir son suprieur dans la hirarchiede ltat qui vous emploie. On est donc amnistiable, pas seulementmais trs massivement, dans le cadre de lexcution dun ordre.

    Cette premire condition va explicitement contre loption deNuremberg (il nest qu se souvenir de Eichmann, un spcia-liste) et rencontre la loi de lobissance due si dcrie en Argentine.

    42 BARBARA CASSIN

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 42

  • Mais le sens de cette condition est mon avis le suivant: il ny a pasdidiotie politique. Et, avec lamnistie, cest de politique quil sagit.Le crime contre lhumanit ne relve pas de la morale kantienne autononomie du sujet et universalit de la loi morale, ce quelhomme fait lhomme , mais de la politique aristotlicienne ilny a pas didiotie politique: il sagit toujours de nous, weness,de pluralits, de communauts, de commun. Lhomme priv nestpas politique; de mme que nul nest en droit de se faire justicesoi-mme, on ne sautorisera jamais politiquement de soi-mme,pas mme de sa juste rvolte contre linhumain. Cette premirecondition, si complexe et controverse soit-elle dans les cons-quences de son application, met au moins clairement en vidence lanettet de la dlination entre politique et morale.

    Full disclosure

    La deuxime condition est la full disclosure, la pleine rvlation(section 20, 1 c de la loi). Cette condition est philosophiquementimpressionnante, ou impressionnante pour un philosophe. Elleressemble une transposition politique de lentente grco-heideg-grienne de la vrit: altheia, Unverborgenheit, dclosion, dvoile-ment, hors de loubli, disait Mallarm dans Crise de vers. Lafull disclosure implique un hors de loubli.

    Elle prsente deux caractristiques principales. Cest, dabord, ledispositif central du deal avec le pass: dealing with the past meansknowing what happened (Prface, 28), prendre en charge lepass signifie savoir ce qui est arriv, en dpit des corps introu-vables et des tonnes darchives dtruites. Ds lors, on aboutit cette dfinition singulire et grandiose de lamnistie: la libert enchange de la vrit (Freedom was granted in exchange of truth,ibid., 29). La libert individuelle du perpetrator est accorde enchange de la vrit communique, communise, mise en commun,appropriable par la communaut ou par les communauts quicomposent la grande communaut du peuple arc-en-ciel.

    Un tel dispositif fait rellement un usage formidable de latrs faible marge de manuvre qui prside lexistence de laCommission. Il institue de fait une double procdure de transfor-mation, sur laquelle je voudrais maintenant marrter.

    43AMNISTIE ET PARDON

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 43

  • How to turn human wrongs into human rights: la double metabol

    Les dispositions de la loi damnistie constituent la rponse, ou unepartie de la rponse, lintraduisible graffiti qui stalait en jouant dunoir et blanc sur le mur extrieur de la maison de Desmond Tutuau Cap: How to turn human wrongs into human rights 12. Laprocdure fait elle seule passer, dune part, du mal au bien, du tortau droit, savoir du crime la connaissance qui permet de soigner lepass et de construire le futur. Et, dautre part, du singulier au collectif,au commun. Par simple application du dispositif lgal, il y a trans-formation radicale dun mal moral individuel en un bien politique.

    On peut bien sr parler de metanoia il faut en parler , cest--dire de changement de sentiment, de repentir (metanoia: on changeson nous, son esprit; il y a conversion, au sens thico-religieux duterme13). Mais je crois quil faut aussi, ou peut-tre dabord, parlerde ce que Protagoras appelait metabasis ou metabol, retournement,transformation dun tat moins bon en un tat meilleur. Il y a lamme diffrence, quon peut reprsenter par une analogie de pro-portion, entre pardon et amnistie, thique et politique, quentremetanoia et metabol, conversion subjective des esprits et inversionobjective des tats.

    Pour expliciter la metabol, un texte clef: lapologie de Protagorasprononce par Socrate dans le Thtte de Platon (166-167). Je rap-pelle brivement le contexte. Thtte est un dialogue qui porte surla science. La phrase de Protagoras Lhomme est mesure detoute chose rde dans le dialogue. Elle interdit lobjectivit de lascience, et donc la science. Socrate la raille dabord: lhomme estmesure de toute chose, mais pourquoi nas-tu pas dit, Protagoras,que le cochon ou le cynocphale est mesure de toute chose?Aussitt, pourtant, il sautocensure et sen veut dtre un Sokal etBricmont avant lheure 14; Protagoras aurait vite fait de dire, ditSocrate sa place, que le relativisme nimplique ni rationalisme, nisubjectivisme, ni arbitraire. Cest au contraire le choix rationnel etobjectivable dun meilleur, un authentique choix politique:

    Il faut oprer la transformation dun tat ou dune disposition lautre(metablteon depi thatera) car lun des tats est meilleur que lautre(ameinn gar h hetera hexis). Cest ainsi que, dans lducation (en tipaideiai) par exemple, on doit faire passer dun tat moins bon un tatmeilleur (epi tn ameini); or le mdecin produit cela par des remdes(pharmakois), le sophiste par des discours (logois) (Ththte, 167 a).

    44 BARBARA CASSIN

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 44

  • Cest cette aune quil faut comprendre ce quon appelle parfois,non sans condescendance, la justice de transition, qui vise rconcilier, par diffrence avec la justice juste, la rtributive, quipunit. La transition est cette transformation qui fait passer duntat moins bon un tat meilleur: elle mtabolise le wrong en rightet le singulier de lhorreur secrte en collectif, en commun r-assu-mable, r-conciliable.

    La nature politique de la vrit

    poursuivre lapplication de lapologie de Protagoras sur le dis-positif de la loi damnistie, on obtient dautres points de contactclairants.

    Le premier point de contact est la dfinition politique, voire lanature politique, de la vrit. La vrit de la Commission Vritet Rconciliation nest pas une vrit-origine, cest une vrit-rsultat. Elle nest pas toujours dj l, la diffrence de laltheiaheideggrienne quil convient de laisser surgir, mais elle est lie une occasion et une procdure de construction.

    Occasion, opportunit: linstant t de la ngociation, puis celuidu retournement fabriqu par lamnistie, ne sont pas autre choseque ce que les Grecs nommaient kairos, brche dans le tempslinaire et spatialis, dfaut de la cuirasse, suture osseuse, ouver-ture entre chane et trame o passe la navette dans le mtier tisser, bref, un impondrable point dhtrognit dont il fautsavoir tirer parti et dont Protagoras, en thorie comme en pra-tique, tait le spcialiste15.

    Cette vrit opportune est une vrit construite. La Commission atravaill avec quatre concepts de vrit, dailleurs issus de la rhto-rique 16: 1) la vrit factuelle, ou forensic, celle du tribunal surlaquelle sappuie lamnistie; 2) la vrit personnelle et narrative,celle des auditions et des rcits; 3) la vrit sociale, vrit de dialoguelie au processus de partage entre perpetrators et victimes; 4) lavrit qui soigne, healing, celle de la justice restauratrice constitutivede la rainbow nation. Telles sont les tapes ou les plans de laconstruction dune vrit efficace qui dmet la diffrence simplisteentre vrit subjective, fausse, et vrit objective, vraie.

    Cette vrit-rsultat est strictement dfinie par son effet, par lersultat qu son tour elle induit: cest une vrit suffisante pourproduire un consensus sur le pass, et cest tout: We believe wehave provided enough of the truth about our past for there to be a

    45AMNISTIE ET PARDON

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 45

  • consensus about it (Prface, 70), assez de vrit pour. Ce nestpas une vrit ontologique puisquelle est aprs coup, pas non plusune vrit pistmologique puisquelle est multidimensionnelleet plurielle, et pas davantage une vrit historique: ce nest pasla tche de la Commission que dcrire lhistoire de ce pays (V, 6,162). Cest une vrit politique, ni singulire, purement relative, niuniverselle, valable pour tous et pour toujours, mais la vrit par-ticulire, consensuelle un moment donn, dune communautquelle contribue fonder jinsiste nouveau sur cette dimensionpolitique du particulier, par diffrence avec lindividuel du for int-rieur thique, comme avec luniversel qui oscille entre lgislationkantienne du devoir et omnipotence des valeurs occidentales.

    La Commission, en tant que processus institutionnel mettant enuvre la disclosure, joue le rle que Protagoras attribue au mdecinsophiste. Je poursuis dans lapologie de Protagoras:

    Le mdecin produit [le retournement, la transformation dun tatmoins bon en un tat meilleur] par des remdes, le sophiste par des dis-cours. Dune opinion fausse, en effet, on na jamais fait passer per-sonne une opinion vraie. [] Pour moi, les opinions sont meilleuresles unes que les autres, mais en rien plus vraies (belti men hetera tnhetern, althestera de ouden). [] Les orateurs qui sont sages et bonsfont en sorte que ce soient les choses utiles aux cits au lieu des nui-sibles qui leur semblent tre justes (ta khrsta anti tn ponrn dikaiadokein einai poiein). En effet, tout ce quune cit croit juste et beaulest effectivement tant quelle le dcrte (nomizi); mais cest le sagequi fait en sorte que, au lieu des choses nuisibles, ce soient des chosesutiles qui soient et semblent justes et belles (Ththte, 167 a-c).

    Le vrai, cest du plus vrai, et le plus vrai, cest du meilleur, savoirdu meilleur pour, du plus utile, du plus utilisable (khrsta, sur krao-mai, se servir de, est de la mme famille que kheir, la main, etque khrmata, les richesses). Bref, la vrit de la Commission,cest la rconciliation.

    Llment du langage: dAristote et Gorgias Austin et Freud

    Second point de contact: le langage comme lment, au sens deforce lmentaire, tels leau ou le feu. La transformation dun tatmoins bon en un tat meilleur seffectue dans et par le discours. Cestla Commission qui est le mdecin-sophiste, et mme le mdecin-sophiste-juriste, incarnant la connexion entre rhtorique et droit.

    46 BARBARA CASSIN

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 46

  • Trois aspects sont indissolublement lis: celui du langage commemonde commun, manifestant le caractre politique de chaquehomme; celui du langage comme force efficace, performance; etcelui du langage comme thrapie.

    Avec le langage comme monde commun, on est videmment ren-voy Aristote et sa postrit arendtienne: Lhomme est parnature un animal politique, [] plus politique que nimporte quelleabeille ou animal grgaire parce quil est le seul avoir le logos(Politique, I, 1253 a 3-10). La Commission est aristotlicienne en cequelle rhumanise tous ceux qui comparaissent, en leur donnantla parole. Elle donne la parole ceux qui ne lont pas eue, aux vic-times: il faut rhumaniser les babouins, les chiens que sont lesNoirs sous lapartheid (V, 9, 35). Il faut rhumaniser aussi lesperpetrators, leur donner lopportunit de devenir humains nouveau avec la parole (ibid., 33). Il faut rhumaniser enfin ceuxqui croyaient sabstenir et ne pas savoir, la bystander complicity despassants qui se tiennent l-devant (V, 6, 188): lglise rforme deStellenbosch par exemple, qui confesse quelle est reste silen-cieuse au lieu de speak out (V, 9, 55). Tous ceux qui parlent ainsiles uns devant les autres deviennent des philoi, des fellows.

    Mais la Commission va plus loin, du ct de la sophistique pro-prement dite. Elle tient que le langage construit le rel, que cestune performance:

    Cest un lieu commun de traiter le langage simplement comme desmots et non comme des actes []. La Commission souhaite adopter iciun autre point de vue. Le langage, discours et rhtorique, fait les choses(Language, discourse and rhetoric, does things): il construit des cat-gories sociales, il donne des ordres, il nous persuade, il justifie,explique, donne des raisons, excuse. Il construit la ralit. Il meut cer-tains contre dautres (III, 124).

    On ne peut pas ne pas faire le rapprochement avec lloge dHlneque Gorgias pronona au Ve sicle avant J.-C.:

    Le discours est un grand souverain qui, au moyen du plus petit et duplus inapparent des corps, parachve les actes les plus divins; car il ale pouvoir de mettre fin la peur, carter la peine, produire la joie,accrotre la piti [] (82 B 11 D.-K., 8)17.

    La Commission sinscrit ainsi dans une ligne de conscience per-formative qui va de Gorgias Austin (How to do things with words?)en parlant par la parole sacramentaire (Ceci est mon corps). Ce

    47AMNISTIE ET PARDON

    1-GH43 Vrit, rconciliation 05/10/2004 15:18 Page 47

  • qui est con