Derrida, A Dessein, Le Dessin

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Jacques Derrida, A dessein, le dessin (Le Havre, 2013).

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  • e 2013 fizaNCIS401'0li'> orbns 11 rue Pierre Faure, 76600 Le Havre,Haute-Normandie

    En application de la loi du u mars 1957, il est interdit de reproduire intgralem-ent ou

    partielle.ment le prsent ouvrage sans autorisation de ]'diteur

    ISBN 97829544208-0- d

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    ginEtTe MICHaUD R

  • Nous tenons ouvrir cet ouvrage en tmoignant trs amicalement Marguerite Derrida nos remerciements les plus sincres.

    Franois Martin Ginette Michaud

    Jean-Michel Gridan -YannOwens

  • Note ditoriale Cette confrencel a t prononce par Jacques Derrida l'cole suprieure d'art du Havre le 16 mai 1991, l'invitation de l'artiste et professeur d'art Franois Martin, dans le cadre de son sminaire sur le dessin. La transcription de la confrence, faite partir des bandes enregistres de Franois Martin, a t tablie par MarieJolle Saint-Louis Savoie et revue par Ginette Michaud; les notes sont de Ginette Michaud. Une transcription, lgrement diffrente, compo.rtant des vriations stylistiques mineures, relatives surtout la ponctuation, a t dpose dans le fonds Jacques-Derrida de l'Institut Mmoires de l'dition contemporaine (IMEC), Abbaye d'A.rdenne, bote 01, nouvelle cote DRR162, 46 p. Cette transcription n'avait pas t revue par Jacques Derrida. Quelques mots entre crochets ont t ajouts par nous pour pallier certaines lacunes, le plus souvent des mots sauts.

    Selon une prcision donne par Franois Martin (courriel Ginette Michaud, le 8 juillet 2012), le titre dessein, le dessin (qui figure sur l a transcription dpose l'IMEC) fut donn par lui au cycle de cinq confrences qu'il organisa et auquel participa Jacques Derrida, de mme qu' une exposition dont Franois Martin assura le commissariat l'cole suprieure d'art du Havre et qui eut lieu du 13 mai au 7 juin 1991. Nous avons choisi de garder ce titre pour cette confrence de Jacques Derrida.

    1 Indite en franais, cette confrence a rcemment paru en

    espagnol sous le titre A prop6sito, el d.bujo, dans Jacques

    Derrida, Artes de l.o visible (1979-2004), Ginette Michaud, Joana

    Maso et Javier Bassas (ds), Castell6n, Ellago Ediciones, coll.

    Ensayon, 2013, p.143-170, et en portugais sous le titre Corn o designio, o desenho >>, dans Jacques Derrida, Pensar em mio ver. Escritos sobre as artes do visivel (1979-2004), G. Michaud,J. Maso

    et J. Bassas (ds), tr. portugaise Marcelo Jacques de Moraes,

    Florianopolis (Brsil), Editora UFSC, 2012, p.l61-190.

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    Jeat: R-; ffe.:dbt:d la cassette est inaudible) [ ... ]nous parler de cette approche du dessin et de son exposition, de son exposition de . dessin, c'est--dire Mmoires d'aveugle. L'autoportrait et autres rnineSi. Faire un dveloppement supplmentaire, a me serait extrmement compliqu, donc fe crois qu'on va maintenant directement aborder cette prestation. Enfin; on va ... on est trs honors, en mme temps, moi, je suis trs intimid ...

    Jacques DERR>A:. Et moi aussi. Bon, coutez, merci. Je suis trs heureux et honor de me trouver ici, intimid aussi parce que, comme vous allez le voir,.

    mon incomptence est relle, et ce n'est pas du tout une clause de politesse ou de modestie que de commencer par la dclarer, cette incomptence. Et au fond, ce que je souhaiterais - et c'est d'abord pour cela que j'ai eu la fois le plaisir et l'imprudence d'accepter cette invitation-, je souhaiterais vous entendre, vous qui tes du ct du dessin, alors que moi, je suis du ct o on

    ne voit pas et on ne dessine pas. Alors, si vous voulez bien, je vais commencer par parler de mon exprience inexprimente du dessin, raconter quelques histoires, .

    1 Directeur de l'cole -Suprieur e d'art . du Havre en 1991, sctpteur.

    2 Cf. Jacques Derrida, Mmoires d'aveugle. L'autoportrait et autres mines, Paris, Runion des muses nationaux, coll. Parti pris>>, 1990. L'exposition, dont Jacques Derrida assura le commissa riat, fut la premire d'une srie intitule Parti pris et eut lieu au Muse du Louvre du 26 octobre 1990 au 21 janvier 1991 ..

    A dessein, le dessin 00:00:00

    c'est--dire m'exposer ou exposer de faon trs dsarme les quelques expriences que j'ai pu faire dans cette direction de votre ct. Et puis, partir de quelques questions, histoires, rcits, on pourra passer, si vous voulez bien, une discussion.

    Au fond, je partirai, si vous voulez, du rien voir>>du rien voir la fois au sens de l'aveuglement et au sens du manque de rapport. Quand on dit il n'y a rien voin, a veut dire ceci n'a pas de rapport avec cela>>, et c'est aussi une manire de dessiner le champ de l'incomptence. Il m'est arriv, au cours de ces, disons, quinze dernires annes, de me trouver provoqu en quelque sorte de l'extrieur, parce que je n e l'aurais jamais fait spontanment, crire sur le dessin. Je l'ai fait - bon, pardonnez-moi ces rappels un peu autorfrentiels, mais enfin, je suis l pour m'exposer et exposer mon rapport au dessin-, je l'ai fait la fois en m'exposant et en me protgeant, c'est--dire que j'ai l'impression que chaque fois que j'ai parl du dessin, c'tait pour viter de parler de la peinture. Dans un des textes qui ont t recueillis dans un ouvrage qui s'appelle La Vrit en peinture!, on s'aperoit trs vite que je ne parle jamais de la peinture justement, c'est-dire de la couleur, de la tache de couleur, mais de ce qui vient autour: le dessin, mais aussi les bordures, le cadre; ce qui, se trouvant l'extrieur du dessin, vient en quelque sorte remplir ou dterminer le dedans; ce qui inscrit le dessin sur une surface, qui le dborde ou,

    3 Cf. Jacques Derrida, La Vrit en peinture, Paris, Flammarion, coll.>, 1978.

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    sur le march de la peinture, du dessin, ce qui l'inscrit dans des spculations qui sont aussi bien celles d u march du dessin que des spculations thoriques, des discours. Bon, je suis, moi, du ct du discours, c'est-dire que, quand je vais vers les mots pour parler du dessin ou de la peinture, c'est aussi une manire de fuir ce que je sais que je ne peux pas dire au sujet du dessin lui-mme. Parce qu'au fond, puisque la question qui est ici pose tous les intervenants, c'est: Qu'est-ce que le dessin?. ma rponse, c'est: Je ne sais pas ce que c'est que le dessin. Et, sans cesse, je suis tent de reconduire le dessin, en tant qu'il dessine quelque chose et en tant qu'il identifie une figure, en tant qu'il est orient par le dessein- deux s, e. i. n. -,c'est--dire par un sens,ou une finalit, qui en permet l'interprtation, je suis toujours tent de tirer le dessin vers l'insignifiant, c'est--dire vers le trait. Et c'est par l que, sans cesse, j'ai t amen reconduire mon souci d u dessin vers mon souci plus ancien et plus gnral du trait d'criture, de la ligne de l'criture en tant qu'elle consiste en rseau ou systme de traits diffrentiels.

    Le trait diffrentiel - on y reviendra encore tout l'heure, je pense -, c'est, naturellement, le trait apparemment visible qui spare deux pleins, ou deux surfaces, ou deux couleurs, mais qui, en tant que trait diffrentiel, est ce qui permet toute identification et toute perception. Alors, le trait diffrentiel, mtaphoriquement, a peut dsigner aussi bien ce qui, l'intrieur de n'importe quel systme, graphique ou non, graphique au sens courant ou non, institue des diffrences, par exemple dans un mot, dans une phrase -c'est la linguistique saussurienne -,le trait diffrentiel,

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    le trait diacritique, c'est ce qui permet d'opposer le mme et l'autre, l'autre et l'autre, et de distinguer. Mais le trait en tant que tel, luimme en tant que trait diffrentiel, n'existe pas, n'a pas de plein. Si vous voulez, toute la pense ou la thorie de la trace que j'avais essay d'laborer sans rfrence essentielle au dessin - encore que, dans De la grn:mmatologie!, la question du dessin chez Rousseau fut pose aussi -, nanmoins, au-del du dessin proprement dit, la trac, ou le trait, dsignerait - c'est en tout cas ce que j'ai essay de montrer - la diffrence pure, la diacriticit, ce qui fait que quelque chose peut se dterminer par opposition autre chose: l'intervalle, l'espacement, ce qui spare. Et alors, ce qui spare - l'intervalle, l'espacement - en lui-mme n'est rien, n'est ni intelligible n i sensible, et en tant qu'il n'est rien, il n'est pas prsent, il renvoie toujours autre chose et, par consquent, n'tant pas prsent, il ne se donne pas voir. Au fond,la plus grande gnralit de la dfinition du trait, telle qu'elle m'a intress depuis longtemps, c'est qu'au fond il donne tout voir, mais il ne se voit pas. Il donne voir sans se donner lui-mme voir. Et donc le rapport au trait lui-mme- au trait sans paisseur, au trait absolument pur-, le rapport au trait lui-mme est un rapport, une exprience d'aveuglement.

    Alors, sur ce fond trs gnral, j'ai t en plusieurs occasions amen, invit - et je dirais que c'est un trait de mon existence publique que d'avoir t trs souvent

    4 Cf. Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, coll. Critique, 1967,p.296 et sq.

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  • invit en raison ou au lieu de mon incomptence - parler de dessin, de peinture, de cinma, d'architecture, prcisment l o la comptence me faisait dfaut. Donc, j'ai t amen, l'occasion d'expositions- je pense l'exposition de dessins de Titus-Carmell, l'exposition de dessins d'Adamii-, crire des choses sur le trait, sur ce que je percevais aveuglment du trait. J'ai t amen le faire aussi l'occasion de la publication des portraits et dessins d'Antonin ArtaudZ - dont certains dessins de Franois Martin que j'ai vus tout l'heure m'ont rappel quelque chose- et, trs rcemment donc, prendre la responsabilit redoutable d'une exposition de dessins au Louvre. Alors, si vous le voulez bien, je vais raconter un peu ce que fut cette exprience pour moi. Je sais que certains d'entre vous ont vu l'exposition, tous sans doute ne l'ont pas vue, et ceux qui l'ont vue

    s Cf. Jacques Derrida, cartouches, dans le catalogue Grard Titus-Carmel. The Pochet SizeTlingit Coffin, Paris,Muse national d'art moderne, Centre Georges Pompidou, 1978; repris dans La Vrit en peinture, op. cit., p. 2ll-290.

    6 Cf. Jacques Derrida, c+ R (par-dessus le march), rxrrire le miroir (Paris, ditions Maeght), no 214, 1975, l'occasion de l'exposition Le Voyage du dessin de valerio Adami; repris dans La Vrit en peinture, op. cit., p.169-209.

    7 Cf. Jacques Derrida, Forcener le sujectile, dans Antortin Artaud. Dessins et portraits, avec Paule Thvenin, Paris, Gallimard, Munich, Schirmer/Mosel Verlag Gmbh, 1986,

    p. 55-108. Jacques Derrida consacra en 2002 un autre texte aux dessins d'Artaud: Artaud le Moma. Interjections d'appel (Paris, Galile, coll. critures/Figures ).

    dessein, le dessin 00:08:56

    me pardonneront d'tre un peu redondant par rapport ce qu'ils savent dj. Mais peut-tre qu'en racontant ce que fut cette exprience, qui est peu prs la plus rcente, pour moi, je pourrai poser quelques questions, vous poser quelques questions, parce que la vrit est que je souhaiterais vous entendre depuis le lieu o vous avez la fois la pratique et l'exprience du dessin, vous entendre me dire des choses sur ce qu'est le dessin pour vous et de telle sorte que nos puissions, dans la deuxime partie de cette sance, changer l'exprience et l'inexprience, votre exprience et mon inexprience.

    J'ai dit que c'tait mon exprience peu prs la plus rcente parce que, je le disais tout l'heure Franois Martin, l'exprience la plus rcente, qui est en cours ou pratiquement en cours, consiste en ceci: c'est une dessinatrice qui s'appelle Micala Henich!, qui est Roumaine d'origine, qui a dj expos plusieurs fois et qui s'est lance dans une aventure qui a consist produire mille et trois dessins -le

  • esquissant des structures dont on se demande si elles sont humaines ou non, terrestres ou extraterrestres. Alors, mille et trois dessins pour lesquels elle a demand cinq personnes, dont moi, d'crire, chacune d'entre elles, deux cents petits textes, lgendes, qui accompagneraient la publication de ces dessins dans un livre. Et donc, je viens d'crire deux cents petits textes, allant de deux lignes vingt lignes pour chacun, o la fois je m'abandonne des hallucinations ou projections, interprtations projectives de ces dessins, tout en rflchissant ce que signifie cette exprience de la projection ou de l'hallucination trs brve sur le dessin, comme si je ne savais rien. En fait, je sais quelque chose de la signataire,que j'ai rencontre deux fois seulement, mais qui m'a un peu racont son histoire ou, en tout cas, ce qui constituait son drame personnel: une histoire de famille, de gnrations, de nom perdu, de filiation, etc. Et partir de ce petit stock de connaissances et de la simple perception hallucine du dessin, j'ai essay d'crire ces petits textes, tout en m'expliquant ce qui se passait entre ces dessins absolument anhumains, dans lesquels aucune histoire humaine ne pouvait se donner lire, et puis mes projections, mes hallucinations, et puis surtout mon ... -comment dire? -, le dispositif verbal, le filet de mots et de phrases par lesquels je tentai sans tenter de m'emparer de ces dessins-l, la question du nom, du verbe et du mot, venant en quelque sorte assiger les dessins ou se laisser assiger par les dessins. C'est aussi, d'une certaine manire, une exprience de l'aveuglement, le mot tant luimme aveugle, l'exprience du mot qu'on ne voit jamais -le mot s'entend, mme quand on le lit, (sous)

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    sa forme crite, il n'est mot que dans la mesure o il s'entend sans se voir -,l'exprience, donc, du mot, l'uvre dans le dessin ou propos du dessin tant une exprience d'aveuglement. Donc, c'est encore une sorte d'exprience de l'aveuglement. Comme si, d'ailleurs, le dessin n'tait l -prcisment parce qu'il ne dit rien, parce qu'il semble se taire - que pour provoquer le discours, pour faire parler et pour amener la surface du dessin les mots ou les noms, les ni)ms propres quelquefois, que lui-mme tait, ou terre, ou enterre, ou tient en rserve. a, c'est l'exprience la plus rcente encore, pratiquement inacheve%.

    Alors, pour revenir l'exprience du Louvre, je vais raconter l'histoire, en quelque sorte, qui m'est arrive et les questions que j'ai essay ou bien de poser ou bien de rsoudre chemin faisant. Tout semble commencer - mais en fait avait d commencer plus tt puisque ce n'est sans doute pas par hasard qu'on m'a invit prendre l'initiative de cette exposition-, tout a commenc un jour par la rencontre d'un des conservateurs du Louvre, au Cabinet des Arts Graphiques du Louvre, Rgis Michel, qui, en son nom et au nom de madame Franoise Viatte, qui est Conservateur en Chef du Cabinet des Arts Graphiques, m'a propos d'inaugurer une srie d'expositions de dessins du Louvre - de dessins puiss dans les fonds du Louvre dont vous savez qu'ils s'arrtent au xx" sicle, l'ore du xx" sicle-, une srie d'expositions d'un type

    9 En mai 1991, au moment de la confrence, cLignes tait sans doute achev, le texte tant dat d' avril1991 "

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  • nouveau. Dj, le statut de cette srie est intressant, je crois, du point de vue de l'histoire des expositions et a n'a pas t sans problme. C'est la premire fois qu'un grand muse -en France en tout cas -,qu'un grand muse public, national, donne cette libert

    quelqu'un qui n'a pas la formation de conservateur, qui n'est pas, disons, Lgitim par l'institution, qui n'est pas forcment comptent. Et je sais que l'initiative qui a ainsi t prise par Franoise Viatte et Rgis Michel n'a pas fait l'unanimit, en tout cas au dpart, parmi les conservateurs du Louvre et tous ceux qui ont grer cette grande institution parce que,comme vous le savez, en gnral, sont commis la garde et l'exposition des trsors du Louvre des commissaires, comme on dit, qui connaissent bien les choses, l'histoire du dessin, qui connaissent bien les dessins, qui ont toutes les comptences ncessaires et qui, en gnral, se gardent bien dans le choix des dessins, la prsentation, la mise en uvre de l'exposition, de toute interprtation non historique, non historiquement fonde, de toute spculation, de toute fantaisie, de toute libert. Alors donc, Franoise Viatte et Rgis Michel ont pris le risque d'inaugurer une srie de Parti pris)) - c'est le titre, c'est le nom de cette srie-dans laquelle, tous les deux ans, quelqu'un venant de l'extrieur de l'institution musologique, rousographique, pourrait en toute libert choisir des dessins dans le fonds du Louvre, les choisir en fonction d'un propos, d'un thme, d'une dmonstration en vue, et crirait un texte l'occasion de ce choix de dessins.

    Alors, j'ai eu le privilge d'ouvrir cette exposition, e t je dois dire que j'ai beaucoup hsit avant d'accepter,

    A dessein, le dessin 00:16:32

    pour les raisons que j'ai dclares en arrivant ici, savoir que je me sens particulirement dsarm et incomptent. Nanmoins, bon, j'ai par ... - comment dire? -une insouciance qui est gale la conscience que j'ai de mon incomptence, j'ai accept. Le rendezvous, Le premier rendez-vous a t pris. Je raconte cette histoire dans l'ouvrage qui a paru l'occasion de cette exposition et qui s'appelle Mmoi.res d'aveugle, je raconte cette histoire et je raconte tote l'histoire de l'exposition, du dbut jusqu' la fin, si bien que le titre Mmoires d'aveugle a dj ce premier sens que ce sont l les mmoires, c'est--dire la chronique d'une exposition. Je raconte ce qui s'est pass et ce sont les Mmoires d'aveugle en ce sens que l'aveugle, c'est moi. Les Mmoires d'aveugle, c'est d'abord les mmoires ou le journal, si vous voulez, le journal de bord d'un aveugle convi organiser une exposition au Louvre. D'autres sens viendront se superposer ou s'envelopper ou s'impliquer dans ce titre, Mmoires d'aveugle, et j'y reviendrai plus tard. En tout cas, le premier sens de Mmoires d'aveugle, c'est: Voil les mmoires de l'aveugle que je suis et que j'ai t au cours de cette exposition de dessins.)) Donc, rendez-vous est pris, un premier rendez-vous avec Franoise Viatte, que je ne connaissais pas encore, pour parler un peu de ce que pourrait tre cette exposition, des conditions dans lesquelles elle aurait lieu, dans lesquelles elle se prparerait. Le jour du rendez-vous, je n'ai pas pu m'y rendre parce que, quelque cinq ou six jours auparavant, j'ai t frapp d'une espce de paralysie faciale, d'origine virale, pas grave, mais effrayante en ce sens que, tout d'un coup, tout mon ct gauche s'est trouv

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  • quasiment paralys, je ne pouvais plus fermer, cligner de l'il, et c'tait un spectacle horrible pour moi, de me voir dans le miroir et surtout un vrai traumatisme quant l'aveuglement, au sens cette fois physique possible. Donc, j'annule le rendez-vous et, pendant huit ou dix jours, je subis toutes sortes d'examens - scanner, radiographies, examen lectromyographique des nerfs optiques, etc.-, enfin, une exprience assez terrifiante de l'il, au terme de laquelle, bon, on a pu me rassurer et, au bout de huit dix jours, cette paralysie dite a frigore ,qui quelquefois peut durer trois ou quatre mois, a disparu et j'ai pu me rendre, huit ou dix jours aprs, au rendez-vous qui avait t annul la premire fois.

    Et donc, je rencontre Franoise Viatte et les autres conservateurs. Us m'expliquent dans quelles conditions nous allons travailler et ils me disent: Voil, maintenant, ce que vous avez faire, c'est choisir une thmatique qui vous orientera, qui nous orientera dans la collection du Louvre pour y slectionner un certain nombre de dessins, et puis, voil, nous avons un an pour prparer cette exposition. Je rentre chez moi et, tout de suite, au volant - il se trouve que j'cris souvent sans voir, et c'est une chose que j'ai en quelque sorte consigne dans ce texte-l : crire sans voir, c'est-dire crire, par exemple, dans la nuit pour noter un rve (qu'est-ce que c'est qu'crire sans voir?), ou bien au volant; il m'arrive souvent d'crire en conduisant, c'est-dire j'ai un petit bloc sur le ct du volant e t j'cris sans voir, et ensuite il faut que je dchiffre le dessin de ce que j'ai videmment crit de faon peu prs illisible, sans voir-, et ce que j'cris tout de suite sans voir, c'est le thme de l'exposition qui s'est absolument impos

    dessein, le dessin 00:21:37

    moi ce moment-l et qui tait: L'ouvre ou ne pas voir. videmment, si on voulait faire l'analyse des raisons et des motivations qui in'ont impos ce thmel, on pourrait remonter trs loin la fois dans mon

    histoire, c'est--dire dans l'intrt que j'ai pu porter la vue et l'aveuglement dans des textes qui n'taient pas directement consacrs au dessin, l a grande question de l'optique ou de la mtaphore optique qui est dominante dans l'histoire de la philosophe, on pourra y revenir si vous voulez. Il se trouve que je m'tais intress auparavant, de faon assez insistante, l'autorit du regard, l'autorit de la vue et de la lumire, dans l'histoire de la philosophie, dans le discours philosophique depuis Platon, Descartes, Kant, Hegel, etc., l'ide- ce qu'on appelle l'ide: l'eidos chez Plato ntant d'abord un dessin, d'abord une forme, visible (l'eiiJs veut dire: forme qu'on voit). Et l'autorit de l'ide, de l'interprtation de l'tre comme ide,a d'abord signifi une certaine rfrence l'autorit du regard, savoir voulant dire VOir ou regarden1. Alors a, c'tait une vieille histoire pour moi, un souci trs ancien qui s'est ractualis cette occasion-l, mais qui s'est ractualis en croisant le motif de l'aveuglement dont je venais de faire l'exprience la plus inquitante. Donc, j'ai dj dcid que ce serait une exposition sur les aveugles, sur l'aveuglement.

    On va chercher dans les dessins du Louvre tout ce qui se rfre [premirement] aux aveugles, donc la figure de l'aveugle, ce qui reprsente des aveugles, mais aussi bien, plus largement, tout ce qui se rfre la vue, l'il - et, videmment, ce n'est pas le choix de l'accessoire ou de l'accidentel [parce que) parler

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  • du dessin et parler de la vue, c'est peu prs la mme chose, mais parler de l'il, de l'aveuglement, en tant que le dessin serait non pas simplement une exprience du
  • l'aveuglement n'tant pas toujours - et c'est l que, naturellement, toutes les choses essentielles se passent mes yeux -cette infirmit congnitale ou accidentelle qui consiste priver de la vue au sens strict, mais l'aveuglement pouvant tre l'exprience mme de la vue. Il y a un point o, entre le visible et l'invisible, entre l'aveuglement et le voir ou la lucidit, il n'y a plus d'opposition, o le maximum de lumire ou de visibilit ne se distingue plus de l'invisibilit ou de l'obscurit.

    Donc, une premire srie de dessins ont t slectionns. Trs vite, je me suis aperu qu'on pourrait construire l'exposition autour de plusieurs foyers dont le premier pourrait tre - a, c'est le plus facile, le plus massivement vident - la reprsentation, dans notre culture, des aveugles. Notre culture, c'est--dire, d'une part, les critures, la Bible - l'Ancien Testament et le Nouveau Testament -,pleines d'aveugles et de rcits concernant l'histoire du devenir-aveugle ou de la gurison d'aveugles, histoire interprter. Mythologie grecque: trs vite, j'ai dcid, l a fois parce qu'il n'y avait pas de dessins qui s'y rapportaient et aussi parce que le thme est un peu fatigu, de laisser de ct- c'est un peu la provocation de l'exposition - dipe, qui tait trop ... , trop obvie. Alors, dans mon discours, dipe n'tait pas absent, mais il n'y a pas de dessin montrant dipe. Alors donc, il s'agissait d'exposer l'histoire de l'aveuglement dans la culture occidentale et, dans cette archive que constituent les dessins d'aveugles, les dessins reprsentant des aveugles -la syntaxe dessins d'aveugles pouvant abriter aussi bien, disons, gnitif [subjectif et] objectif, les dessins d'aveugles, les dessins montrant des aveugles (et on en voit beaucoup), que

    dessein, le dessin 00:31:54

    les dessins d'aveugles, les dessins produits par des dessinateurs aveugles -, la thse ou l'hypothse tant que tout dessinateur, en tant qu'il dessine, fait une exprience de l'aveuglement, d'o la fascination. Mon hypothse,si vous voulez, ou ma thse, si vous prfrez, tant qu'un dessinateur qui travaille avec les yeux et avec les mains ne peut pas ne pas tre fascin par le spectacle des aveugles. Un dessinateur, quand il voit un aveugle, voit ce qui peut lui arriver, ce qui peut arriver l'il de pire, apparemment, de ne pas voir. Il voit aussi quelqu'un qui, ne voyant pas, s'aide de ses mains pour s'orienter, pour reconnatre un chemin, pour tracer un chemin, et tout se passe alors entre l'il et la main, de telle sorte que la structure gnrale de cette situation du dessin d'aveugle, c'est que le dessinateur, quand il dessine un aveugle, quelles que soient la varit o u la complexit de cette scne-l, est toujours en train de se dessiner lui-mme, de dessiner ce qui peut lui arriver et, donc, il est dj dans la dimension hallucine de l'autoportrait. On peut toujours supputer, spculer sur le fait que le dessinateur, quand il se laisse fasciner par un aveugle, quand il a envie de dessiner un aveugle, est en uain de se reprsenter lui-mme, de reprsenter ce qui peut lui arriver et donc de se mettre lui-mme en scne dans une scne, justement, spculaire de miroir qui lui renvoie sa propre image.Alors, j'essaierai de prciser tout l'heure, de faon, je l'espre, un peu plus fine, pourquoi le dessinateur apprhende sa propre ccit. ce n'est pas simplement parce que, ayant si puissamment investi dans l'il et dans la main, quand il voit quelqu'un qui, ne voyant pas, ttonne, n'est-ce pas, comme les aveugles de Coypel ou les

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  • aveugles de Jricho, a lui renvoie sa propre image. De faon un peu plus fine tout l'beure, nous verrons pourquoi, quelle est l'autre source de cette fascination.

    En tout cas, l'hypothse gnrale est que l'aveuglement est, en quelque sorte, l'origine du dessin, l'exprience ou l'apprhension de l'aveuglement. Alors, je dis ((exprience ou ((apprhension: pourquoi ? Quand je dis ((exprience>>, je pense ce que ce mot veut dire au plus prs de sa racine. Une exprience est toujours un voyage, une exprience est toujours une traverse, donc un dplacement dans l'espace. Et l'aveugle est quelqu'un qui fait l'exprience de l'espace en le traversant sans le voir. L'apprhension, c'est la fois la peur, la peur de l'aveuglement, et puis aussi, prcisment cause de la peur, le geste qui consiste avancer les mains, mettre les mains en avant pour ne pas tomber. Et l'aveugle est quelqu'un qui tombe, alors c'est comme a, souvent, qu'il est reprsent: il est toujours en train de tomber ou d'viter de tomber, de se protger contre une chute possible, et la signification biblique, notamment, de l'aveuglement est toujours celle de la chute spirituelle,de la chute au sens du pch. Donc, l'hypothse gnrale tait celle-ci : que l'origine du dessin tait une certaine exprience, une certaine apprhension de l'aveuglement.

    Comme vous le savez sans doute - et pardonnezmoi si je rappelle des choses que vous savez trop bien-, il y a eu, au xvii et au xviu sicles, toute une thmatique de l'origine du dessin qui a donn lieu de nombreuses reprsentations autour du personnage de Dibutade. Dibutade tait, dit la lgende, la, fille d'un potier corinthien qui, au moment o son amant

    dessein, le dessin 00:37:20

    la quittait, o elle ne le voyait plus, en tout cas o il disparaissait sa vue, commenait la fois pour en garder la mmoire- et c'est l que tout commence,avec la mmoire - par dessiner sur un mur sa silhouette. Alors, elle ne le voyait plus, elle voyait simplement l'ombre, ou elle se rappelait l'ombre de la silhouette de son amant et elle dessinait les contours de l'ombre sur le mur - quelquefois, d'autres variations de la mme lgende disent: sur un voile, sur urfe toile-, elle dessinait les contours de celui qu'elle ne voyait pas. Donc, geste d'amour, origine du dessin dans l'amour, mais aussi geste pour capter, fixer, garder le trait ou la trace de l'invisible, de l'aim qu'on ne voit pas ou qu'on ne voit plus, qu'on se rappelle simplement partir de l'ombre. Et cette exprience du dessin comme contour de l'ombre, de l'ombre porte de l'autre, est souvent interprte, et intitule d'ailleurs, Ori9ine du dessin!9.: l'origine du dessin comme geste d'une femme qui trace le contour de l'invisible, de ce qu'elle aime et qui lui est invisible. De faon un peu dsordonne, puisque je viens de dire ((femme, je voudrais rappeler d'un mot ce qui a t un des motifs directeurs de cette exposition, savoir que, bien que l'origine du dessin fut attribue une femme, une amante - une femme aveugle, donc, une femme qui ne voit pas, qui dessine en tant qu'elle ne voit pas-,les grands aveugles de l'histoire biblique ou de la mythologie grecque sont toujours des grands

    10 Dibutade ou l'Origine du Dessin, de Joseph-Benot Suve et Dibutade ou l'Origine du Dessin, de Jean-Baptiste Regnault. Cf. Jacques Derrida, Mmoires d'aveugle, (tf>. cit., p. 54-55.

  • aveugles, c'est--dire des hommes. Il n'y a pas, ou en tout cas c'est extrmement minoritaire, de grandes aveugles, de femmes aveugles. L'histoire de l'il - et cette exposition tait une histoire de l'il : j'ai mim ou parodi le titre du texte de Bataille que vous connaissez bien, Histoire de l'il!!-, donc l'
  • en tout cas ... - les aveugles peuvent pleurer, les aveugles peuvent pleurer- rvlerait -les larmes rvleraient -la vrit, dvoilerait la vrit de l'il. Or dans les dessins du Louvre que j'ai vus, les larmes taient toujours des larmes de femmes, des pleurantes, et il y en a une en particulier qui est montre de Daniele da Volterran, on voit une pleurante. Il y a donc, traversant plus ou moins discrtement cette exposition, cette thmatique de l'il et du voir, et de l'autorit du voir rserve l'homme,les pleurs tant rvls, la vrit de l'il tant rvle par les larmes de la femme.

    Donc, premier thme de l'exposition : montrer des aveugles. Et ce qu'on voit dans les aveugles, ce qui est immdiatement le plus manifeste, qu'il s'agisse d'aveugles ttonnants (je pense aux aveugles de Coypel en particulier) ou qu'il s'agisse d'aveugles guris par le Christ (on voit des gurisons d'aveugles), ce qu'on voit d'abord, ce sont les mains, ce sont des dessins de mains. Alors, j'ai essay d'analyser les positions des mains de la part des aveugles, mais aussi bien du Christ qui gurit par attouchement, c'est--dire en portant ses doigts sur les paupires des aveugles. Et donc, on voit une manuvre, une manipulation, des manires si vous voulez, autrement dit, tous des jeux de mains ou de btons, de mains appuyes sur un bton, le bton tant la prothse, la pointe qui permet la main de l'aveugle de s'orienter dans l'espace, de dessiner dans l'espace, donc, entre le bton, entre la main et le bton

    13 Cf. Femme au pied de la croix, de Daniele da Volterra, dans Jacques Derrida, Mmoires d'aveugle, op. cit., p. l27, 129.

    dessein,le dessin 00:45:25

    de l'aveugle, et puis le geste du dessinateur qui fait la mme chose avec un crayon au fusain, les analogies se pressaient. a, c'est la surfac la plus vidente d'une exposition des aveugles: on montre les aveugles, les aveugles sont reprsents dans leur histoire ou dans leur mythologie, prtexte pour raconter - mais a, je ne vais pas le faire ici - ces histoires qui sont toujours trs riches dans la Bible ou ailleurs, ou dans la mythologie grecque, les histoires qui chargent de -signification l'exprience de l'aveuglement comme chtiment, ou aussi bien comme privilge. C'est--dire que l'homme frapp d'aveuglement est ou bien le pcheur que Dieu ou que le Christ va sauver miraculeusement en lui rendant la vue, c'est--dire en ouvrant ses yeux une lumire qui n'est plus naturelle ou physique, ou sensible, mais qui est surnaturelle. Et la mtaphore de l'aveuglement joue toujours entre ces deux lumires : la lumire sensible et la lumire spirituelle ou surnaturelle. Quelquefois, c'est un simple chtiment qui appelle une rdemption, c'est--dire la gurison d'aveugle ; quelquefois, la privation de la vue, de la vue sensible, de la vue charnelle, signifie immdiatement l'accs une vue intrieure, la vue spirituelle, la rvlation de la vrit de la foi ; et trs souvent - a c'est, disons, l'quivalent, la correspondance de cette ambigut -, trs souvent (c'est le cas chez Borges, c'est le cas chez Milton), l'exprience de l'aveuglement est considre comme un privilge, comme une lection: l'aveugle est lu parce qu'il a la chance de la mmoire,il est livr la mmoire, et parce qu'il voit mieux que les voyants. Alors l, il y a - bon, je ne vais pas m'e.ngager l-dedans -, mais il y a tout un discours, tenu d'ailleurs

    31

  • par ces potes ou crivains mmes, sur la chance : la chance qu'a constitue pour eux cette privation de la vue chamelle qui ne les a privs de rien et qui leur a, au contraire, donn le privilge de voir mieux que d'autres. Ce qui nous met sur le chemin d'une sorte de surcrot de lumire ou de visibilit dans l'exprience mme de la ccit. Dans la nuit, dans la nuit mme, le plus de lumire apparat.

    Alors, sous ce thme gnral de la reprsentation, de l'aveugle en tant qu'il est reprsent,qu'il est montr,l, ttonnant ou guri par le Christ, etc., une autre couche, si vous voulez, de l'exprience graphique comme aveuglement pouvait s'annoncer. La dmonstration que je tentai ne concernait pas simplement la fascination, ne concernait pas directement la fascination que le dessinateur ressent devant le spectacle des aveugles, mais l'explication de cette fascination. savoir que si le dessinateur est fascin, ce n'est pas simplement parce que, comme tout le monde, l'aveuglement peut arriver: il peut tre priv de la vue par accident, il peut peu peu perdre la vue, devenir myope, devoir porter des lunettes, voir de moins en moins bien, etc. a, a peut arriver tout le monde, mais c'est suffisant pour fasciner ou obsder un dessinateur qui,quand il montre les yeux (quand Chardin se montre avec des lunettes), sait ce qu'il fait. Mais, plus secrtement,le dessinateur prouve que, quand il dessine, il est dj, d'une certaine manire, aveugle. Alors, qu'estce que a veut dire ? Mme quand il voit, mme quand sa vue est, comme on dit, (

  • taient exposs un peu partout, et j'tais naturellement trs envieux, trs jaloux. J'essayais non seulement de dessiner moi-mme mais d'imiter ses propres dessins naturellement, c'taient des dsastres, des catastrophes humiliantes. Et je sentais bien que, si j'tais incapable de dessiner, ce n'tait pas simplement une inaptitude ngative, c'tait une inhibition grave. Je crois que je souffre toujours d'une inhibition grave quant au geste qui consiste dessiner quelque chose et j'ai d compenser cette inhibition quant au dessin muet en me tournant vers les mots, vers le discours, c'est--dire ce qui vient suppler le dessin ou qui vient entourer ou assiger le dessin. Et, naturellement, cette histoire de frre dessinateur et de jalousie -comment dire ? - m'a servi de guide dans cette exposition o il y a beaucoup d'histoires de frres: l'histoire de la bndiction de Jacob par Isaac qui, vous connaissez l'histoire, il bnit ... Le vieil Isaac a choisir, [il] a bnir son fils an. Il est dj vieux et aveugle - l'histoire biblique est pleine de vieux aveugles, de grands-pres, d'aeuls aveugles (le mot joue dans le texte avec toutes sortes d'autres mots comme il, comme Dieu, yeux, histoire d'yeux , histoire de dieu(x), etc.)-, le vieil aeul qui est Isaac, ne voyant plus, doit bnir son fils an qui assurera en quelque sorte la postrit d'Isral. Et sa femme, Rebecca, qui a une prfrence pour Jacob, l'an tant sa -ce sont deux jumeaux, mais, comme toujours dans les jumelages, il y en a un qui nat avant l'autre, il y a un an-, l'an des deux jumeaux tant sa, c'est lui qui aurait d tre bni. Et la ruse de Rebecca consiste remplacer Sa par Jacob, puisque le vieux ne voyait pas, mettre une peau

    A dessein, le dessin 00:55:43

    de chameau ou de ... - oui, chameauli, je crois - sur la main de Jacob pour rappeler la main velue d'sa, et le vieil Isaac croit qu'il bnit Sau alors qu'il bnit Jacob. Mais la ruse de Rebecca n'est d'ailleurs pas une ruse - comment dire ? - condamnable, puisque c'est dj pour accomplir les prdictions de Dieu, les prvisions, la prvoyance, la providence de Dieu, qu'elle substitue le cadet l'an. Et c'est plein d'histoires de frres - je ne vais pas en raconter d'autres - dans -ces histoires d'aveugles-l. Donc, au titre d'histoire de frres, j'ai racont ma propre histoire de frres, savoir que mon inhibition au dessin n'tait pas trangre la jalousie blesse que j'prouvais pour le talent de dessinateur de mon frre.

    Donc, je voulais essayer de rendre compte, non pas pour justifier mon aveuglement, mais en tout cas de rendre compte de ce fait que, au moment mme o il dessinait, Je dessinateur tait aveugle non seulement parce qu'il ne pouvait pas la fois regarder le modle et dessiner; que, de toute faon, il dessinait de mmoire (mme si le modle est l, le dessin mme en tant qu'il est reproductif, reprsentatif, est fait de mmoire : il y a de trs beaux textes de Baudelaire sur le dessin et

    14 Jacques Derrida marque ici une hsitation. De fait, il est plutt question dans la Bible de la peau des chevreaux(Gense, 27, 16, dans La Bible, t. 1, tt. fr. douard Dhorme et aL, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade, 1956, p. 86).

    35

  • la mmoire, textes que je cite!!) ; que le dessin le plus reprsentatif n'est jamais li la perception, donc l'intuition, au regard qui voit prsentement la chose, mais tout de suite, une histoire de mmoire, tout de suite li au pass : premire raison. Deuxime raison: au moment o le trait s'avance, mme dans les dessins les plus reprsentatifs, le frayage du trait ne peut pas faire autre chose que s'avancer dans la nuit, c'est--dire qu'on ne voit pas le frayage lui-mme, le tracement du trait. Le tracement du trait n'est pas visible, il produit de la visibilit, mais en lui-mme il n'est pas visible. Donc, l'exprience du dessin en tant que tracement, activit de tracement, au fond, est trangement trangre la visibilit prsente. Et une fois le dessin dessin - parce qu'on pourrait dire, bon, le mouvement du tracement au fond suit un mouvement, une certaine motricit de la main guide par la mmoire et donc il n'est pas li au visible -, mais une fois le dessin dessin, on ne peut pas, pense-t-on, nier que le dessin soit, cette fois, visible et li la lucidit. Alors, c'est l que je reviendrais ce que j'ai dit tout l'heure tout en commenant, savoir que le trait pur - l, je ne parle ni de la couleur ni mme de l'paisseur du trait, de l'paisseur colore du trait, si mince soit-elle -,le trait lui-mme en tant que pure diffrenciation, ligne de partage, intervalle, le dessin lui-mme ne se voit pas. Il donne voir ce qu'il partage, ce qu'il spare, mais lui-mme en tant que ligne pure,

    15 De Baudelaire, Jacques Derrida cite le pome Les aveugles et un passage de L'Art mnmonique. Cf. Jacques Derrida, Mmoires d'aveugle, op. cit., p. Sl-53.

    A dessein, le dessin 00:59:50

    au fond, se soustrait la vue: le trait se soustrait la vue. Et donc, de ce point de vue-l, on peut dire que le dessin est une exprience singlire de l'aveuglement.

    L, cette thmatique est la fois moderne et trs traditionnelle. Elle est moderne parce qu'on en retrouve des indications, par exemple chez Merleau-Ponty dans Le Visible et l'invisiblel-2, o il montre; non pas propos du dessin mais de la visibilit en gnral, que le visible ne s'oppose pas l'invisible; que l'invisibilit n'est pas une ressource de visibilit, n'est pas du visible potentiel ; qu'il y a une invisibilit qui structure le champ de la visibilit. Alors, je cite des textes de Merleau-Ponty qui vont dans ce sens-l, je ne vais pas y insister ici. Thme traditionnel aussi parce qu'on peut remonter, par exemple, jusqu' Platon pour entendre dire qu'au fond la visibilit mme n'est pas visible, c'est--dire que la source de lumire qui rend les choses apparentes et qui permet donc au visible de paratre, la source de lumire en elle-mme, n'est pas visible. Ce qui fait que les choses sont visibles, donc la visibilit du visible elle-mme, n'est pas visible. La lumire n'est pas visible. Ce que je vois ici, ce sont, naturellement, des choses visibles,ce sont des choses lumineuses, mais la transparence, le diaphane - comme dit Aristote, n'est-ce pas, le

    16 Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et !"invisible suivi de Notes de travail, Claude Lefort( d.),Paris,Gallimard,coll. Bibliothque

    des ides>>,1964.Jacques Derrida commentera longuement ce

    texte dans Le Toucher, Jean-Luc Nancy, accompagn de travaux de lecture de Simon Hanta, Paris, Galile, coll. Incises,

    2000, particulirement p. 93,note t, p.165 et sq.et p.211-243.

  • diaphane: ce qui permet la visibilit de paratre ellemme -, lui-mme,le diaphane, n'est pas visible!
  • Jacques DERRIDA : J'ai dj parl une heure ?

    Franois MARTIN : Une heure dix peu prs.

    Jacques DERRIDA: J'ai dj parl une heure dix! Alors, je vais encore dire quelques mots, je vais encore dire quelques mots de l'autoportrait, et puis ensuite, bon ...

    Alors, ceux qui ont vu l'exposition ont vu qu'il y avait un certain nombre d'autoportraits. Je pense que ce sont les plus beaux dessins de l'exposition. Il y a une srie d'autoportraits de Fantin-Latour, une srie d'autoportraits de Chardin - l'Autoportrait aux bsicles, o on voit Chardin avec des lunettes -, et puis la seule peinture, alors, parce que c'tait une exposition de dessins, mais j'ai demand qu'il y et une exception, qui est le courbet, Autoportrait dit L'homme bless, o on le voit les yeux ferms, donc aveugle, ne voyant pas et bless, comme si sa vue mme tait blesse. Ces autoportraits ont t choisis, bon, comme tous les dessins, parce qu'ils taient beaux. Alors, la question que vous pourrez me poser ou vous poser et laquelle je n'ai pas de rponse comptente, c'est : Qu'est-ce qu'on appelle un beau dessin? )). C'est l qu'il y a eu des ngociations quelquefois difficiles avec les conservateurs parce que moi, j'avais retenu un grand nombre de dessins, plus d'une centaine, qui servaient en quelque sorte mon propos ou ma dmonstration, mais, on m'a reprsent, madame Viatte en particulier m'a reprsent, que la salle n'tait pas grande et qu'il n'tait pas raisonnable de les exposer tous parce que ... question d'espace, question de disposition, question de compatibilit aussi - on ne peut pas

    A dessein, le dessin 01: 07: 37

    exposer n'importe quoi ct de n'importe quoi -, et puis, surtout, parce que la qualit des dessins tait ingale. Moi, j'aurais voulu exposer beaucoup de dessins, fussent-ils beaux ou non, ds lors qu'ils servaient ma dmonstration. Et elle n'a voulu garder que les beaux dessins. Alors, en gros, j'tais capable, oui, de convenir avec elle de la qualit des dessins, mais je serais bien incapable de dire pourquoi, en quoi les beaux dessins taient plus beaux que les moins beaux essins. L, je me suis fi, en abdiquant, l'autorit des experts qui me disaient : Bon, a, c'est un beau dessin, a, c'est pas un beau dessin. Mais je dois dire que, l, je me sentais plus aveugle que j_amais. Moi, j'tais capable de voir quoi dans le dessin m'intressait - les traits, la situation, la structure, les thmes, etc.-, mais quant dire: Ceci ... . Il y avait des cas extrmes o je pouvais voir qu'un dessin tait plus beau qu'un autre, mais il y avait des cas o, vraiment, je n'tais pas sr de mon got et je me fiais l'il de l'expert. Donc, je crois, comme les experts, que les plus beaux dessins de cette exposition, les plus spectaculaires aussi, taient ces autoportraits de Fantin-Latour et de chardin. on n'a pas pu exposer tous les autoportraits de Fantin-Latour, parce qu'il y en a d'autres, certains sont aux tats-Unis - le contrat, n'est-ce pas,de l'exposition, c'tait que tout devait venir du Louvre, du Louvre ou d'Orsay, il y a des choses qui taient auparavant au Louvre qui ont ensuite t transfres Orsay-, et au Louvre, il y avait ces cinq autoportraits, mais il y en avait d'autres ailleurs,qui sont reproduits, je crois, dans le livre, mais qu'on n'a pas exposs.

    Alors, quelle tait - et l, je vais aller plus vite pour qu'on garde un peu de temps pour la discussion -,quelle

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  • tait mon hypothse, si vous voulez pour aller vite, ou mon propos quant l'autoportrait? D'abord, c'est qu'on peut percevoir, dans les yeux de Fantin-Latour, cherchant fixer ses yeux, n'est-ce pas, une sorte de terreur du Voir sans voir, comme s'il n'arrivait pas voir ce qu'il voyait, savoir ses propres yeux. Et quand on voit ses yeux - supposer qu'on voie ses yeux dans un miroir -, on ne voit rien. Quand on voit ses propres yeux, on voit du voyant en quelque sorte. Quand je vois des yeux, je vois mes yeux en train de me regarder dans le miroir, je vois mes yeux voyant, mais voyant du voyant, je ne vois pas du visible, donc je ne vois rien. Je ne vois pas quand je vois mes propres yeux, supposer que je les vois. Donc, impossibilit de se voir. Vous remarquez aussi que, quand on change un regard avec quelqu'un de voyant, avec un voyant, dans la mesure mme o on voit les yeux de l'autre vous voir et o se produit cette trange exprience des regards croiss, vertigineuse exprience des regards croiss, on voit l'autre voyant et, par consquent, on ne voit pas ses yeux .. On voit des yeux voyant et on change voyant-voyant ,comme on dit donnant-donnant, mais on ne voit pas les yeux de l'autre. Alors qu'au contraire, les yeux d'aveugles, quand ils sont ouverts, les yeux d'aveugles qui ne vous voient pas, l, on les voit : on les voit comme des objets, on peut les dcrire, etc., dans la mesure mme o ils sont morts et aveugles, on les voit, les yeux. .. En somme, seuls les yeux d'aveugles sont visibles. Mais les yeux de voyants ne sont pas visibles. Et cette exprience dans l'autoportrait, et notamment chez Fantin-Latour, de double aveuglement (il cherche voir ses yeuxvoyant(s) et, par consquent, il ne les voit pas; ou bien, pour les

    dessein, le dessin 01: 11: 37

    voir, il doit voir ses yeux comme yeux d'aveugle et, ce moment-l, se voir lui-mme aveugle), c'est cette exprience terrifiante ou angoisse dont on peut, je pense, pressentir les traits quand on regarde a.

    Mais a, c'est relativement secondaire par rapport ce que je voulais dmontrer, savoir qu'aucune analyse interne d'un dessin dit autoportrait" ne peut prouver qu'il s'agit d'un autoportrait. Quand on dit : ((Ceci est un autoportrait de Fantin-Latour, eh bien, c'est parce que monsieur Fantin-Latour a donn comme titre ces uvres Autoportrait. Mais, sans ce titre,c'est--dire sans ces mots-l, autrement dit,ces vnements de discours, sans ces choses qui sont hors du dessin, hors du tableau - qui sont en bordure, qui sont des parerya, si vous voulez, des hors-d'uvre, mais qui n'appartiennent pas au dedans mme de l'uvre -, sans ces hors-d'uvre, on ne pourrait pas dire : Ceci est un autoportrait.)) Pourquoi? Bien, parce que l'autoportrait, la dfinition de l'autoportrait, c'est qu'il ne se dtermine comme tel que par rfrence quelque chose qui est hors du portrait et, par consquent, par un acte de discours. Mais si vous analysez le dedans de l'uvre, une analyse interne de l'uvre, rien ne vous permet de dire que c'est un autoportrait. Rien ne permet de dire, par exemple, que c'est Fantin-Latour lui-mme : a peut tre le portrait de n'importe qui. Ou alors, Fantin-Latour tant mort, on ne peut pas comparer ou mme si on avait des photos -la photo est un lment extrieur au tableau -, a peut tre quelqu'un qui lui ressemble. Ou bien on ne peut pas dire qu'au moment o il dessine ce prtendu autoportrait, il est en train de se regarder dans un miroir; ou bien, alors il peut se regarder dans un miroir,

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  • rien ne permet de le dterminer par une analyse interne ; ou bien, il peut se regarder dans un miroir en train de dessiner ou non ; ou bien, il peut se regarder, il peut se dessiner en train de regarder autre chose: rien ne peut attester qu'il est en train de se regarder lui-mme dans un miroir et de dessiner ce qu'il voit dans un miroir. Toutes ces hypothses sont absolument ouvertes et aucune analyse intragraphique, si vous voulez, aucune analyse interne du dessin ne permet de le dterminer. Ce qui veut dire que le concept d'autoportrait dpend toujours d'un acte institutionnel et discursif, d'un acte par lequel quelqu'un donne le titre d'Autoportrait une uvre. Ce qui veut dire que le statut de l'autoportrait dpend toujours d'un acte de langage, d'un acte social, d'un acte conventionnel, d'un acte quasiment musographique. Et du coup, non seulement, enfin d'une part, aucun autoportrait n'est attest par lui-mme, ne peut porter lui-mme tmoignage qu'il est autoportrait, mais d'autre part ou inversement, n'importe quoi peut tre intitul Autoportrait. N'importe quoi, mme un dessin de ruine : je peux toujours dire: Voil, c'est un autoportrait. Je dessine quelque chose qui me concerne, qui m'est arriv, qui est une histoire d'un moment de ma vie, c'est un lment d'autoportrait. N'importe quoi peut tre appel autoportrait. C'est ce titre que j'ai introduit, d'ailleurs, dans l'exposition le motif de la ruine - il y a en fait une seule ruine, on a t oblig de choisir, il y avait de magnifiques dessins de ruines, et j'aurais voulu dvelopper tout un discours sur le dessin de ruine, mais, d'une part, on n'avait pas de place et, d'autre part, j'ai pens qu'un seul suffisait, un beau dessin de ruine suffisait.Mais, videmment,ce thme de la

    dessein, le dessin

    01:16: 04

    ruine traverse toute l'exposition savoir que ... alors l, bon, on y reviendra dans la discussion, ce n'est pas la peine de surcharger cette introduction ...

    En tout cas, la question de l'autoportrait tait centrale l'exposition. Parce que sill... [ ... ] L'autoportraitiste suppos ne peut pas se montrer ou se voir la place vers laquelle se dirige son regard, place qui est justement celle du spectateur, c'est--dire nous. Quand Fantin-Latour se montre, le regard absolument hagard et hallucin par ce qu'on suppose tre sa propre image dans le miroir, en fait, il regarde quelqu'un qui le regarde, ou il se voit, il se voit regard, il se voit regarder. Use voit regard () ou il se voit regarder (e. r.), il se voit regarder. Se voyant regarder, l'image dans le miroir, si vous voulez, est en fait la place du spectateur. Et c'est parce qu'il y a l'autre comme spectateur du dessin que: 1) le dessinateur est aveugle, mais [2)] qu'il est aveugle, aveugl par l'autre. C'est nous qui, occupant la place du miroir, rendons le miroir opaque en quelque sorte et l'empchons ou lui interdisons de rflchir sa propre image. C'est--dire que nous sommes la condition de sa rflexion, la condition de possibilit de sa rflexion et la condition d'impossibilit de sa rflexion. C'est nous qui aveuglons l'autoportraitiste, c'est nous qui crevons les yeux, pour ainsi dire, de l'autoportraitiste. Le dessinateur a les yeux crevs par l'autre, par celui auquel il montre ou auquel il se montre. Donc, c'tait, de ce point de vue-l, une exposition du dessinateur aveugle l'autre. C'tait une exposition de l'exposition,

    18 Changement de piste.

    45

  • c'est--dire de ce qui se passe en quelque sorte dans

    l'exposition. De ce point de vue-l, l'exposition dans son ensemble tait une exposition de l'exposition. Qu'est-ce que a veut dire qu'exposer un dessin? Qu'est-ce que a veut dire que s'exposer l'autre? Et quel rapport y a-t-il entre le dessin et le langage? Puisque, en disant tout l'heure que seul un titre, c'est--dire un vnement de discours, pouvait lgitimer en quelque sorte le dessin comme autoportrait, cela voulait dire que ... , cela ouvrait une rflexion, bon, que j'ai essay de dvelopper dans l'exposition et dans le volume qui l'accompagne, sur les rapports entre dire et voir, entre le mot et le dessin,mais aussi que, dans la mesure o le graphique du dessin se donne toujours dans une exprience de lecture, c'est--dire de dchiffrement impliquant Je langage, il implique l'aveuglement puisque le mot

  • L'opration dessinante n'a affaire ni de l'intelligible ni du sensible et c'est pourquoi elle est, d'une certaine manire, ave11gle. Cet aveuglement n'est pas une infirmit. Il faut ' voir au sens courant du terme poui dployer ces puissances d'aveuglement!.

    Jacques Derrida, Penser ne pas voir,Annali.

    Tout advient, tout devient visible, toute autorit se constitue sous

    le signe de cette ccit ( ... ). Tout dpendra donc d'une or

    ganisation conomique du champ d'aveuglement. Du hors champ dans le champ. Tout dprendra de ce qui regarde l'aveuglement de l'aveugle. Mais il fallait le savoir, on ne se passera pas de Juil.

    Jacques Derrida, Tourner lu mots.

    ce titre, A dessein, le dessin, choisi par Franois Martin pour son sminaire et comme titre de l'exposition qu'il organisait alors, au printemps 1991, ne pouvait que plaire Jacques Derrida. D'abord, en raison de son conomie et lgance potique, mais aussi par sa manire de tourner les mots, disant deux choses d'un seul

    1 Jacques Derrida, Penser ne pas voir, An114li (Milan, Bruno Mondadori Editori), 2005/1, p. 71. (C'est Jacques Derrida qui souligne.)

    2 Jacques Derrida, Lettres sur un aveugle. Punctum ccum, dans Tourner us mots. Au bord d'un film, avec Safaa Fathy, Paris, Galile et ARTE ditions, coll. >.

    3 Jacques Derrida, Mmoires d'aveugle. L'autoportrait et autres ruines, Paris, Runion des muses nationaux, coll. Parti pris, 1990, p. 9.

    4 Ibid., p. 9.

    53

  • Si le titre dessein, le dessin ne pouvait manquer de retenir l'attention de Derrida, c'est bien, en effet, parce que son propos s'y trouvait en quelque sorte saisi, dsignant le double dess( e)in qui l'attire dans la question du dessin, dont le trait graphique diffrentiel- tendu entre vision et mmoire (ou oubli), entre le visible et l'invisible, entre l'il et la main- est au plus prs de la trace derridienne. D'une part, Derrida souligne dans son commentaire les deux valeurs du mot, sa prvisibilit comme son imprvisibilit : dessin (figure graphique, reprsentation de la forme, contour de la ligne) et dessein (intention, ide, spculation, vise). D'autre part, il s'emploie soutirer, sinon librer le trait du dessin de tout dessein, de toute intention, de toute ide prconue, de toute forme ou contour prtendant le cerner ou le cadrer (on pense bien sr ici sa rflexion sur le parergon, notion magistralement analyse ds La Vrit en peinture, et qui, avec celle de subjectile, constitue l'un de ses apports les plus fconds au champ de l'esthtique). Dans le dessin, ce qui sduit donc d'emble Derrida, c'est 1' exprience inexprimente! qui y a lieu et qui y fait pour lui vnement de manire imprvisible :

    Qu'est -ce que le dessin peut avoir faire avec ce qui arrive? ou avec qui arrive? Qu'estce qui dans le dessin peut rendre compte de cette irruption imprvisible de (ce) qui arrive? Le dessinateur c'est quelqu'un [ ... ] qui voit venir, qui pr-dessine, qui travaille le trait, qui calcule,

    s Cf. Jacques Derrida, dessein, le dessin, dans le prsent ouvrage, p. lO.

    Derrida, l'improviste Etre MICHauo

    etc., mais le moment o a trace, le mouvement o le dessin invente, o il s'invente, c'est un moment o le dessinateur est aveugle en quelque sorte, o il ne voit pas, il ne voit pas venir, il est surpris par le trait mme qu'il fraie, par le frayage du trait, il est aveugle. C'est un grand voyant, voire un visionnaire qui, en tant qu'il dessine, si son dessin fait vnement, est aveugle!.

    Le dessinateur est ainsi pour Derrida un aveugle voyant, un voyant sensible l'invisibilit au cur de la visibilit :

    Pour transposer cela du ct du dessin, nous serions donc tents de dire que ce que le dessin montre comme visibilit, c'est une monstration de l'invisible. Les dessinateurs, les peintres ne donnent pas voir quelque chose, et les grands surtout; ils donnent voir la visibilit, ce qui est toute autre chose, qui est absolu

    ment irrductible au visible, qui reste invisible. Quand on a Je souffie coup devant un dessin ou devant une peinture, c'est qu'on ne voit rien; ce qu'on voit pour l'essentiel, ce n'est pas ce qu'on voit, c'est tout d'un coup la visibilit. Donc l'invisible!.

    Cet axiome, on le voit sans peine, est le coup d'envoi de la dconstruction phnomnologique mise en uvre tout au long de Mmoires d'aveugle (et partout ailleurs dans l'uvre de Derrida), l' exprience inexp-

    6 Jacques Derrida,Penser ne pas voir,Annali, loc. cit., p.ss. 7 Ibid., p.66.(C'est Jacques Derrida qui souligne.)

    55

  • cimente,. du dessin ne relevant pas seulement d'une incomptence (mme dclare, comme il ne manque pas de le faire d'entre de jeu au moment de prendre la parole) ni d'un J en ce que Derrida y crivait au sujet de l'art de manire trs
  • qui ne doivent pas tre rduits des anecdotes ou de simples '' circonstances empirico-biographiquesl2 >>): cet essai parut en 1990, peu avant Circonfession (1991), de sotte que l'criture des deux textes se croise en effet sur plusieurs points, comme le suggrent la note prigraphique de Circonfession, la reprise du rve des deux aveugles qui se trouve rcrit dans la priode 12 ( [ ... ) et en te racontant le rve de cette nuit, ces deux aveugles aux prises l'un avec l'autre, l'un des deux vieillards se dtournant pour s'en prendre moi, pour prendre partie et par surprise le pauvre passant que je suis ( ... }">>), l'vnement traumatique de la paralysie faciale, sans parler de la question des larmes (d'Augustin dans 11 Circonfession >>, des pleurantes la fin de Mmoires d'aveJl9le) qui auront une si grande porte dans les deux textes ([ ... ] je n'aime que les larmes, je n'aime et ne parle qu' travers elles [ ... )>>,dclare Derrida dans Circonfession,. o il cite le pome d'Andrew Marvell qui clt aussi Mmoires d'aveugle). Bref, ne serait-ce qu'en raison de ces quelques traits auxquels on pourrait encore ajouter le motif de la jalousie, des doubles, des frres jumeaux, du 11 prfr exclu et lu, motifs prsents

    10 Comme le fait par exemple tliane Escoubas dans Derrida et la vrit du dessin : une autre rvolution copernicienne?,

    Revue de Mtaphysique et de Morale (Paris, PUF), Derrida", n 53, 2007/1, p. 48.

    11 Jacques Derrida, Circonfession, dans Jacques DerrUl, avec Geoffrey Bennington, Paris, Seuil, coll. Les Contemporains , 199l,p.61.

    12 Ibid., p. 95.

    Derrida, l'improviste inETIE' MICHaUO

    dans les deux ouvrages au point qu'on pourrait dire que Mmoires d'aveugle et '' Circonfession>> sont des textes jumeaux qui se jalousent, se strabisentll>> l'un l'autre, Mmoires d'aveugle est bien autre chose qu'un simple catalogue d'exposition : c'est un livre qui dessine -projette, laisse se profiler, prendre tournure - plusieurs lignes de force de la rflexion de Derrida, et tout particulirement quant l'uvre d'art, la question de l'art et sa manire singulire de s'y exposer.

    Derrida le dclare sans ambages dans cette confrence (il y revient encore au moment de la discussion avec les participants du sminaire): les deux ordres du

  • On touche l l'aporie structurant tout le rapport de Derrida la chose de l'art : comme l'crit Jean-Luc Nancy dans "loquentes rayures", Derrida sait trop bien que l'art n'a de dsir ni de disposition, ni mme aucune aptitude envers quelque discours sur lui!!, notant que Non, il [Derrida) ne parlera pas de ou sur l'art, et non, il ne le fera pas parlerlt.>> Comment ds lors dcrire, nommer, lire un dessin? Pour faire droit la singularit irrductible de l'uvre sans lui porter atteinte, pour la toucher sans la toucher, Derrida rsistera toujours autant que faire se peut la tentation de la description, du nom et du rcit, prfrant se faire l'otage de la chose muette qui, dans l'uvre, l'appelle et l'interdit la fois, comme il l'crira des dessins de Mmoires d'aveugle ou, ailleurs, des lavis de Colette Debl ou des toiles d'Atlan, ressentant devant eux la dissymtrie radicale du rapport: Vous tes tout seul, plus seul que jamais. Le crateur ne vous prvient plus. Il ne vous donne pas le mot. En mme temps, faisant la loi, il vous ordonne de parler. vous vous sentez compris toutefois par ce que vous voyez au-del de ce que vous voyez, reu comme pas un, oui, compris, mais dj pris en otage!!. Mais Derrida ne laisse pas aussi d'tre fascin par ce qu'il nomme ailleurs l'esquisse d'une narrativit

    lS Jean-Luc Nancy, "loquentes rayures", dans Derrida et la question de l'art. Dconstructions de l'esthtique,Adnen Jdey (dir.),

    Nantes, ditions Ccile Defaut, 2011, p. 16. 16 Ibid., p. 17. 17 Jacques Derrida, De la couleur la lettre , dans Atlan grand

    format, Paris, Gallimard, 2001, p. 27.

    Derrida, l'improviste inetre MICHauo

    particulire!!>,, expression qui emprunte encore ici de manire suggestive au dessin. Tout comme le rapport au voir qui ne peut tre pens chez lui que depuis la nuit et l'aveuglement, le rapport au mot, au dire, ne peut lui aussi tre pens que depuis l'aveuglement (on ne voit pas les mots), selon une position esthtique qui est aussi thique o, dans chacun de ses face--face ou tte--tte>> avec l'uvre d'art, Derrida dit se sentir li, oblig par une Double prescription, donc, deux obligations, mais une seule et mme injonction, une seule, divisible et indivisible la fois: tais-toi et par leU.)) Tout commentaire se fera donc devant ce double interdit (on serait tent de parler de" double blind>>), un interdit qui n'est pas seulement d'interdiction, mais qui porte la promesse d'une parole o l'on n'oublie pas que >, dans Mille e tre, cinq, op. cit., n878.

    61

  • au-del d'eux, les outrepassent, mais qui, en mme temps, paradoxalement, prservent et rservent ainsi, en la maintenant intacte, la possibilit du rcit. Devant chaque uvre, Derrida analyse donc sa rsistance lire et interprter, traduire ce qui, dans l'uvre, reste irrductiblement idiomatique et peut-tre mutique,audel ou hors langage. Dans Mmoires d'aveugle, la forme mme de l'entretien met en uvre cette interruption ininterrompue, et il faut souligner cet gard les points

    de suspension qui ouvrent le texte et le suspendent sans le clore, car ils sont sans doute ici le signe le plus important dchiffrer de l'ellipse mise en espace par tout ce texte, qui prend alors lui-mme littralement la forme d'un clignement d'il ou d'un battement de paupire - ces blancs)) l'emportant en effet sur le discours mme qui est bord, ou dbord, par eux, comme le donne dj lire et (ne pas) voir la phrase de Diderot cite en exergue (et reprise par Derrida l'intrieur de son texte, vers la fin) : Partout o il n'y aura rien, lisez ... )). L'ellipse n'est plus seulement ici une figure rhtorique au sens restreint du terme, elle donne plutt la forme exacte de Mmoires d'aveugle, qu'on pourrait dcrire comme ce trait polymorphe, polyphonique dont le trac ou le tracement se fait partir d'un point ou d'un instant d'obscurit, l'instant d'un il qui se ferme en s'ouvrant, pour s'ouvrirD )).

    Il s'agit donc pour Derrida la fois de rpondre l'appel des mots tout en rsistant la tentation de nommer

    21 JeanLuc Nancy, "loquentes rayures" , dans Derrida et la question d41 l'art, op. cit., p.l7.

    Derrida, l'improviste ginetre MICHauo

    ou de dcrire. La loi de toute lecture s'noncerait pour lui comme suit : Jamais je ne verrai cela mme - que je vois en permanence, voil, n'est-ce pas, I'eidos de ce qu'il faut penser: le perdresauver la fois, en un seul nom qui est un verb. Mais s'il lui faut rsister l'attrait de l'interprtation et garder le plus possible ce trait en retrait ou en distraction, en attention flottante - d'o le recours une certaine narrativit, mais toujours sous le sceau de l'ellipse, de l'interruption ou de la rserve-, il n'en reste pas moins que la rflexion de Derrida demeure hante par ces questions: Comment sauver la pense dans la peinture? Mais comment sauver la pense sans la peinture? Par le mot, juste? On se demande si une peinture peut jamais se dpouiller des lettres, sinon du vocablell.

    Le point de vue>) de Derrida est donc bien, en effet, tout autre. Dans Le dessein du philosophe, un entretien paru dans Beaux Arts Magazine au moment de l'exposition, il formule clairement sa vise, qui consiste inviter les spectateurs de toutes sortes, y compris les experts, les professionnels, les thoriciens, se poser autrement la question du voir :

    Bien sr, mon geste est plutt philosophique. Ce que j'espre, c'est que la question du voir et du dire, de l'in visibilit au cur du visible, soit apprhende autre-

    22 Jacques Derrida,

  • ment, et que la visite (l'vnement qui consiste venir voir) soit un peu affecte par tout ce qui, dans cette exposition, parle et montre ce que voir peut vouloir dire. Et ce que dire donne voir. C'est une exposition de la vue la vue, dont le thme est l'exposition mm#.

    Le croisement chiasmatique auquel Derrida a recours ici - ce que voir peut vouloir dire, ce que dire donne voir n - est rvlateur de la ligne de partage qui spare de manire irrductible pour lui l'art et le discours qu'on peut - et ne peut pas - tenir son sujet.

    *

    Bien avant Mmoires d'aveugle, ds De la gram?Mtologie (1967) et> (1968), et plus encore dans La Voix et le phnomne (1967), Derrida avait interrog On pourrait par consquent dire que la lucidit particulire du geste de Derrida consiste perdre de vue ... la vue.

    Il importe en effet de remarquer combien son traitement de l'art du dessin se fera particulirement attentif cette distinction entre vue et vision, la configuration de l'appareil optique mme. Pourquoi cet intrt soutenu de la part de Derrida? Eh bien, parce que, selon ce point de vue (avec toute l'quivoque de

    26 liane Escou bas, Derrida et la vrit du dessin : une autre rvolution copernicienne?, Revue de Mtaphysique et de Morale, loc. cit., p. 48.

    27 Ibid.,p.49.

    65

  • cette expression en franais) qui est le sien, il n'y va pas

    seulement du fait que cet appareil optique structure et in-forme sinon pr-forme et d-forme l'avance toute ' exprience ou perception en dcoulant, mais aussi et surtout de ceci, qui ser::.t prcisment l'un des signes les plus irrductibles de l'invention de l'uvre, savoir sa capacit pouvoir justement toucher un peu autrement l'il, comme le laisse bien entrevoiJ' ce passage o Derrida rflchit sur la vido d'art, forme alors naissante (en 1989-1990):

    On ne voit jamais un nouvel art, on croit le voir ; mais un

    nouvel art>>, comme on dit un peu lgrement, se re

    connat ce qu'il ne se reconnat pas, on dirait qu'on ne peut pas le voir, puisqu'on manque non seulement d'un discours prt pour en parler, mais aussi de ce discours

    implicite qui organise l'exprience de cet art mme et travaille jusqu' notre appareil optique, notre vision

    la plus lmentaire. Et pourtant, s'il surgit, ce nouvel art>>, c'est que dans le terrain vague de l'implicite, quel

    que chose dj s'enveloppe - et se dveloppeil.

    Ouvrir une autre histoire de l'il>> o tout ne serait pas d'avance anticip, prvu et prvisible, tel est donc le vu de Derrida, qui ira toujours au-del de l'apprhension, de la prhension, de la perception aussi, pour

    28 Jacques Derrida, >.

    Ces questions le disent fortement: la critique de l' eidos mene par Derrida, le point de vue aboculaire qu'il oppose la pure phnomnalit tiennent aussi

    la question de l'vnement qui leur est lie. Et ce point de vue est galement minemment rvlateur de sa position philosophique et thique l'endroit de l'art, et tout particulirement au sujet de l'exprience du trait qui ne dsigne pas seulement du visible ou de l'espace ses yeux, mais bien, plus radicalement, se fait, se fraye comme trait ou espacement ll souligne-t-il, l'ouverture libre de l'espacement:!!>>, bref, comme une autre exprience de la diffrenceH>>, comme ille dit.

    29 Jacques Derrida, Lignes>>, dans MiUe e tre, cinq, op. cit., n"981.

    30 Jacques Derrida, Le dessein du philosophe >>, Beaux Arts

    Magazine, loc. cit., p. 91. 31 Jacques Derrida, " Penser n e pas voir>>,Annali, loc. cit., p. 52.

    32 Ibid., p. 71. (c'est Jacques Derrida qui souligne.) 33 Ibid., p. 59.

    34 Ibid., p. 71.

    67

  • Ce "point de vue est la condition mme du visible pour Derrida : plus qu'un simple aspect thorique, il constitue le fil rouge qui traverse incessamment toute sa mditation, j'oserais dire sa prire (au sens qu'Aristote donne ce mot quand il dit qu'elle n'est "ni vraie ni fausse!!">>), au sujet de cette nigme des yeux qui ne sont pas seulement faits pour voir et regarder, mais

    aussi pour pleurer et verser des larmes, comme le dit bien ce pome d'Andrew Marvell, Eyes and Tears, que Derrida aime citer.

    C'est donc l'criture de ce point de vue-l que Derrida accorde toute son attention dans son approche de la chose de l'art. Cet axiome, peut-tre le plus essentiel de tous ceux qui concernent les arts dits visuels, a prcisment trait la ncessit de tracer, de dessiner une autre ligne de partage entre la vue et l'aveuglement, la vision et la voyance, la visibilit et l'invisible. Derrida

    revient cette aporie structurant toute la question du voir dans plusieurs textes :

    C'est un trait formel que je voudrais souligner : ce qui rend

    visible les choses visibles n'est pas visible, autrement

    dit la visibilit, la possibilit essenti/le du vi.sible, n'est

    35 Jacques Derrida, Le survivant, le sursis, le sursaut, Lll Quinzaine littraire (Paris), n 882, 1.,. au 31 aot 2004, p.l6. Cf aussi Jacques Derrida, SmiMire Lll bt e et le souverain. Volume II (2002-2003), Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et Ginette

    Michaud (ds), Paris, Galile, coll. La philosophie en effet, 2010, p. 302 et p. 306.

    Derrida, l'improviste ginEtre MlCHauo

    pas visible. AXiome absolument indplaable: ce qui

    rend visible n'est pas visible; on retrouve cette struc

    ture chez Aristote quand on dit que la transparence,

    le diaphane qui rend les choses visibles, n'est pas lui-mme visibl.

    Cette critique de l'eidos met ainsi en garde contre une conception - une pr-conception - de la visibilit qui, depuis Platon et Aristote, pose celle-ci comme intelligibilit, lumire (lux et lumen), sensibilit. Ce refus de la pr-conceptualisation, de la perception, de la figure eidtique chez Derrida se marque encore dans sa manire d'envisager la question du regard (toujours un peu tors et louche, entre yeux vus et voyants, visibles et voyants) et qui l'amnera formuler des propositions apparemment paradoxales qui, loin d'tre impossibles, sont au contraire la condition mme du phantasme de la visibilit et de son croire voir>> (car comment distinguer en toute sret entre voir et croire voir>>? entre le phnomne et l'apparition spectrale? entre perception et hallucination?). Derrida ne cessera

    donc de relever ce paradoxe, savoir que la visibilit a intrinsquement voir avec l'invisible:

  • sment, l'invisibilit, ou une visibilit qui ne se pose pas dans l'objectivit ou dans la subjectivit!?. C'est l'vidence l'exprience du second type qui engage toute

    sa rflexion, notamment en ce qu'elle dplace toute prdtermination entre objet et sujet, entre quelqu'un ou quelque chose, qui ou quoi. Et c'est aussi ce qui le conduit privilgier, plus que la peinture et la couleur encore, l'exprience du dessin.

    r:exprience du regard pour Derrida consiste ds lors faire ce qu'on vite gnralement, parce qu'on y

    sent une menace, c'est--dire voir l'invisible, voir ce qui nous regarde. Par ailleurs, toute la rflexion de Derrida se soumet cette injonction qui lui intime de ne jamais oublier de voir ce travers quoi vous voyez, l'lment apparemment diaphane de la visibilit. 1--1 On risque toujours de ne pas voir le milieu travers lequel on prend en vue. Ici ce milieu qui risque de passer inaperu, d'tre simplement omis de la description; or c'est la signature ou la blessure, pour ne pas dire la cicatrice d'un vnement : un bris de vitrel!. Quand il commente l'exposition Mmoires d'aveugle, il insistera aussi sur cette figure qui consiste exposer l'exposition.

    La vise de Derrida, si l'on peut encore utiliser ce terme en ce qui concerne son geste philosophique, consistera ainsi toujours exposer la vue la vue, tenter d'ouvrir et de prserver une autre manire

    37 Ibid.,p.646S. 38 Jacques Derrida, dans Frdric Brenner, Diaspora. Terres natales

    de l'exil, volume Voix, Paris, ditions de la Martinire, 2003, p.l03.

    Derrida, l'improviste flEITe MICHaUD

    d'apprhender la question de la pr-vision et de la prvisibilit, de tout ce qui cherche amortir, prvenir, par anticipation, par pr-conceptualisation, par perception: pour voir venir ce qui vient!.t, bref, prvoir l'vnement. Or dans le dessin, c'est prcisment cette question de l'vnement, irruption imprvisible qui arrive au moment o a trace, au moment o le dessin est sans dessein, sans intentionnalit ni finalit, qui importe Derrida.

    Et cela vaut aussi, bien entendu, pour sa propre manire de se voir. Dans Tourner les mots, il donne une description vertigineuse au sujet de son propre aveuglement:

    Je me demande comment je peux me voir vu sans me voir, sans pouvoir me voir tel que je me vois vu. Et comment pouvoir rester invisible soi-mme en tant que voyant, tout en ayant le savoir absolu de cette limite, de cette bordure ou de ce cerne entourant le voir? Ou, si vous prfrez, de ce trou noir au centre du voir? Comment s'approprier le savoir absolu d'une tache aveugle (punc

    tum ccum12?

    39 Jacques Derrida, " Penser ne pas voir, Annali, loc. cit., p. 53. 40 Jacques Derrida, Lettres sur un aveugle. Punctum ccum ,

    dans Tourner les mots, op. cit., p. 8687.

    n

  • Il est d'ailleurs tout fait rvlateur que Derrida ouvre ces Lettres sur un aveugle par un long dveloppement portant sur l'image de l'aveugle de Tolde, une image trs fugitive dans le film D'ailleurs, Derrida (une apparition qui reste premire mme quand elle rapparat: Comme une vision furtive, une hallucination mme, elle dure une deux seconde#), dont il dit qu'elle est la mtonymie de tout le film. Lie l'imprvisibilit, l'inanticipable, cette image de l'aveugle surgit dans le film son insu (de l'aveugle lui-mme comme de Derrida), dans une Discontinuit au moins apparente >> qui rompt l'apparence de ce que la perception reoit>. Et de plus, cet aveugle qui lit avec les doigts, est tourn vers le seul dedans d'un secret. De son secret"..l. Comment ne pas reconnatre dans cet aveugle vou au secret, qui lit au toucher, en relief, dans un Amour du relief et donc des restes,les mmes ruines aimes et dsires> des Mmoires d'aveugle? En tout cas, il faut prendre la mesure de cet aveu furtif au sujet de celui qu'il nomme l'aveugle unique, mon aveugle, cette ccit qui est la mienne : On peut aussi rver: Tolde, cet inconnu tait peut-tre en train de lire Diderot. Ou de le rcrire. En secret. Comme moi. Non pas l'Acteur mais moi, entendez bien!i.

    41 Ibid., p. n. 42 Ibid.,p.SO. 43 Ibid., p. n. (C'est Jacques Derrida qui souligne.) 44 Ibid., p. SL (C'est Jacques Derrida qui souligne.) 45 Ibid.,p.SS.

    Derrida, l'improviste inEtre MICHaUO

    D'une autre manire, mais non sans affinits avec cet autoportrait l'aveugle de Derrida, les figures fminines de Sophie Volland et de Dibutade ( laquelle Derrida consacre un passage clairant dans sa confrence) pourraient galement tre vues comme d'autres autoportraits du philosophe!i. Dans Mmoires d'cweugle, Derrida cite en effet en pigraphe puis vers la fin du texte ce sublime billet de Diderot Sophie Volland, crivant donc dans le noir,dans la nuit, l'aveugle, sans voir ce qu'il crit ou ce que ces mots dessinent.

    J'cris sans voir. Je suis venu. Je voulais vous baiser la main (. . .)

    Voil la premire fois que j'cris dans les tnbres ( ... ) sans savoir si je forme des caractres. Partout o il n'y aura rien, lisez que je vous aime. Diderot, Lettre SOphie Volland, 10 juin 175.

    Derrida commente le passage en disant de Diderot qu'il ne fut pas seulement un penseur de la rnimesis hant par la ccit, il sut aussi crire, "dans les tn-

    46 On rappellera sa dfinition, qui donne l'autoportrait une extension indlimitable: Si ce qu'on appelle autoportrait dpend de ce fait qu'on l'appelle "autoportrait", un acte de nomination devrait me permettre, juste titre, d'appeler autoportrait n'importe quoi, non seulement n'importe quel dessin ("portrait" ou non) mais tout ce qui m'arrive et dont je peux m'affecter ou me laisser affecter. (Jacques Derrida,

    Mmoires d'aveugle, op. cit., p. 68. (C'est Jacques Derrida qui souligne.))

    47 Ibid., p. 9. (Les italiques sont dans le texte.)

    73

  • n est d'ailleurs tout fait rvlateur que Derrida ouvre ces Lettres sur un aveugle" par un long dveloppement portant sur l'image de l'aveugle de Tolde, une image trs fugitive dans le film D'ailleurs, Derrida (une apparition qui reste
  • bres" une lettre d'amour aux yeux bands, une lettre. "pou; la premire fois", dssine "sans voir"!!. crire et dessiner sont ainsi exemplairement lis la leon du ne-pas-voir, aux yeux bands de cette scne rotique. outre sophie Volland, il y a encore une autre amoureuse dans toute cette histoire du dessin : il s'agit, bien entendu, de Dibutade, et tout comme on sent une identification de Derrida Diderot (dans Mmoires d'aveugle et dans Tourner les mots encore),on pourrait aussi dire qu'il y a, dans l'analyse de cette Origine du dessin, autoportrait de Derrida en Dibutade (comme, ailleurs, de Derrida en cho). Dans la confrence, Derrida rappelle longuement cette version de la lgende, mettant en relief le fait que, tout comme Diderot avec Sophie Volland, ou lui-mme lorsqu'il crit sans voir - dans la nuit, son rve, ou au volant de sa voiture, le titre de l'exposition qui lui est dict -, Dibutade dessine elle aussi non pas pour voir mais pour ne pas voir en quelque sorte :

    Dibutade tait, dit la lgende, la fille d'un potier corinthien qui, au moment o son amant la quittait, o elle ne le voyait plus, en tout cas o il disparaissait sa vue, commenait la fois pour en garder la mmoire- et c'est l que tout commence, avec la mmoire - par dessiner sur un mur sa silhouette. Alors, elle ne le voyait plus. Elle voyait simplement l'ombre, ou elle se rappelait l'ombre de la silhouette de son amant et elle dessinait les contours de l'ombre sur le mur [ ... ], elle dessinait les contours de celui qu'elle ne voyait pas.

    48 Ibid., p. lOS.

    Derrida, l'improviste nffie MlCHaUD

    Donc, geste d'amour, origine du dessin dans l'amour, mais aussi geste pour capter, fixer, garder le trait ou la trace de l'invisible, de l'aim qu'on ne voit pas ou qu'on ne voit plus, qu'on se rappelle simplement partir de l'ombre. Et cette exprience du dessin comme contour de l'ombre, de l'ombre porte de l'autre, est souvent interprte, et intitule d'ailleurs, Origine du dessin: l'origine du dessin comme geste d'une femme qui trace le contour de l'invisible, de ce qu'elle aime et qui lui est invisible!!.

    Il y aurait beaucoup dire au sujet de cette figure allgorisant la naissance du dessin, commencer par le fait que, fille de potier, d'un certain art du toucher, plutt proximit de la sculpture donc, en tout cas de la matire tourne par ses mains (tact, caresse, palpation, etc.), Dibutade invente rien moins qu'un nouveau langage pour traduire son sentiment amoureux et ainsi garder auprs d'elle distance la trace simultanment apparaissante/disparaissante, l'absence rendue plus prsente que la prsence mme de son amoureux perdu de vue (on pensera au sonnet clbre de Shakespeare : ((C'est quand mes yeux sont dos qu'ils voient le mieux/ Car tout le jour ils ne voient rien qui vaille/ [ ... ]/ Tout jour m'est nuit tant que je ne te vois/ Toute nuit le jour le plus clair quand je te rve tr. fr. Yves Bonnefoy).

    Les yeux clos : oui, il y a bien dans Mmoires d'aveugle autoportrait de Derrida en Dibutade. L'auteur de De la grammatologie montre en tout cas dans cette Invention

    49 Jacques Derrida, dessein, le dessin, supra, p. 26-27.

    75

  • ou Origine du dessin (on utilise les deux expressions pour dsigner cette scne de naissance de l'image) que, dans cette dconstruction des origines, le trait du dessin tire sa ligne et figure - au-del de toute figilre - un enjeu capital pour penser la trace, sa trajectoire, son tracement comme son effacement. Loin d'tre parergonale ou pigraphique, la question de l'art serait ici tire au-dedans - c'est--dire au secret - du dess(e)in du philosophe. La conversion qu'opre Derrida des yeux voyant aux yeux pleurant dans Mmoires d'aveugle est non seulement importante du point de vue de la diffrence sexuelle mais galement, par cet appel la figure de Dibutade, parce qu'elle lie fortement la question du dessin - comme contour de l'invisible, ombre porte de l'autre, don intangible, don de ce qu'on n'a pas - la dfinition de l'amour mme.

    Derrida, l'improviste inEIT? MICHaUO

  • Table Remerciements 5

    Note ditoriale 6 Ginette Michaud

    dessein, le dessin 8 Jacques Derrida

    Derrida, l'improviste 50 Ginette Michaud

    Crdits 80

  • Jacques Derrida

    dessein, le dessin ISBN 97829544208-0-6 Dpt lgal mars 2013

    Francisco polis dtons en collaboration avec l'ESADHaR: cole suprieure d'art et design Le Havre - Rouen.

    Le prsent ouvrage a bnfici du soutien du Ministre de la Culture et de la Communication, de la Ville du Havre et de la Ville de Rouen.

    Postface Derrida, l'improviste" Ginette Michaud

    Conception graphique Jean-Michel G.ridan, avec Yann OWens

    Enregistrement de la confrence Bruno Aff aga rd

    Mixage sonore

    Benjamin Laville

    Relecture Ginette l\tichaud

    Franciscopotls tditions 11, rue Pierre Faure, 76600 Le Havre [email protected] http://www.franciscopolis.com

    Diffusion et distribution Les Presses du Rel 35, rue Colson, 21000 Dijon http:l/www.Jespressesdureel.com

    Impression Art & caractre, Lavaur