DERNIÈRE PARTIE

24
LEONOR ET LE PRENCE DERNIÈRE PARTIE I C'est ma dernière chance que je vais tenter pensais-je. Alors, le sang aux joues, je traverse en flèche la bibliothèque et m'élance à travers les allées obscures. Le troisième banc. Luis s'y trouve assis, merci Senhor! Souples et drues, les branches du poivrier retombent sur nous comme un rideau. Il saisit mes mains, les embrasse, murmure avec gratitude : — Merci d'avoir été en retard, c'était si beau d'attendre !... Haletante de ma course, j'appuie ma joue contre sa joue. Enlevant ses lunettes noires, il m'entoure de ses bras. Alors, les yeux fermés, j'enserre cette taille flexible, je mords cette bouche au dessin sinueux. La voix de Luis me semble venir de très loin : Je vous aime, Léonor, mais je vous en pris, soyez pure ! Ce ton de prêche ! La pureté, hante cet homme, de façon si véhémente qu'elle en devient péché mortel. Je m'entends dire, vulgaire : Je suis pure depuis trop longtemps. Recul de Luis. Je t'en prie, dis-je en riant doucement, reviens ! Résumé de la précédente livraison. Dans une île de l'Atlantique, Léonor, veuve depuis trois ans d'Alfonso, ayant envoyé sa lille Jacinta en Amérique, s'éprend de Luis-Capeto, bel homme blond dont on prétend qu'il est le descendant d'un souverain ayant régné sur le continent et qu'on a surnommé le Prince. Blessé dans un accident d'auto, ce Luis, natu- raliste et grand voyageur, a été soigné par Léonor. Bien qu'il semble très épris d'elle, il refuse de devenir son amant. Léonor, un soir, va le retrouver dans le parc, où elle lui a flxé un rendez-vous

Transcript of DERNIÈRE PARTIE

Page 1: DERNIÈRE PARTIE

LEONOR ET LE PRENCE

DERNIÈRE PARTIE

I

C'est ma dernière chance que je vais tenter pensais-je. Alors, le sang aux joues, je traverse en flèche la bibliothèque et m'élance à travers les allées obscures.

Le troisième banc. Luis s'y trouve assis, merci Senhor! Souples et drues, les branches du poivrier retombent sur nous comme un rideau.

Il saisit mes mains, les embrasse, murmure avec gratitude : — Merci d'avoir été en retard, c'était si beau d'attendre !... Haletante de ma course, j'appuie ma joue contre sa joue.

Enlevant ses lunettes noires, i l m'entoure de ses bras. Alors, les yeux fermés, j'enserre cette taille flexible, je mords cette bouche au dessin sinueux.

L a voix de Luis me semble venir de très loin : — Je vous aime, Léonor, mais je vous en pris, soyez pure ! Ce ton de prêche ! L a pureté, hante cet homme, de façon si

véhémente qu'elle en devient péché mortel. Je m'entends dire, vulgaire : — Je suis pure depuis trop longtemps. Recul de Luis. — Je t'en prie, dis-je en riant doucement, reviens !

Résumé de la précédente livraison. — Dans une î le de l'Atlantique, Léonor , veuve depuis trois ans d'Alfonso, ayant e n v o y é sa lille Jacinta en A m é r i q u e , s 'éprend de Luis-Capeto, bel homme blond dont on p r é t e n d qu'il est le descendant d'un souverain ayant régné sur le continent et qu'on a s u r n o m m é le Prince. B l e s s é dans un accident d'auto, ce Luis, natu­raliste et grand voyageur, a é t é s o i g n é par Léonor . Bien qu'il semble très épris d'elle, il refuse de devenir son amant. Léonor , un soir, va le retrouver dans le parc, o ù elle lui a flxé un rendez-vous

Page 2: DERNIÈRE PARTIE

202 L E O N O R E T L E P R I N C E

Et mes mains, avant de se nouer autour de sa nuque, caressent le rectangle de sparadrap qui marque la légère blessure du pre­mier soir.

— Ne touchez pas à mon cou, s'écrie-t-11, je ne peux sup­porter cela.

— Mais pourquoi ? I l vient d'appuyer ma tête sur son épaule : — Ne parlez pas, dormez. Ai-je l'âge et le temps de rêver, le front écrasé contre le ves­

ton d'un homme ? Demain Luis sera au loin. Les précieux ins­tants s'écoulent, creux. Je garde serrées contre ma robe mes mains qui voulaient oser. Je me sens coupable de je ne sais quel sacrilège. J'ai froid. J'ai envie de crier. Et je supplie, désespérée, comme une enfant qui se heurte à la volonté toute puissante d'une grande personne :

— Abandonne-toi... Une seconde seulement. T u te repren­dras ensuite, mais soyons l'un à l'autre une fois.

Alors Luis, sèchement : — Comment pouvez-vous parler ainsi ? Ce qui vaut, c'est

le mouvement intérieur non exprimé. Ce qui importe, c'est le désir dompté.

Geste vraiment inattendu après de telles paroles. I l se presse contre moi. Puis i l s'éloigne, balayant de ses cheveux à boucles rèches une branche de poivrier qui, un instant, danse devant nous.

Des chats en amour se sont mis à hurler près de la grotte où l'eau bouillonne. J'ai tellement froid maintenant !

— Je vous déteste ! dis-je. — C'est que vous êtes une barbare. Vous ne savez rien, vous

ne comprenez rien. — Je comprends la vie, répondis-je avec colère. — Oh ! fit-il, méprisant, vous parlez sans cesse de la vie... — Parce que je suis vivante, et que vous, vous êtes mort,

mort, mort ! Il ne s'insurgea pas. A u contraire, ce fut avec une sorte d'humi­

lité qu'il murmura : — Il y a des êtres qui ne sont pas doués pour la vie, Léonor. — Et pour la souffrance, vous êtes doué ? criai-je, exaspérée. — Je crains bien que non. — Je parle de la souffrance que vous infligez aux autres ? Pas de réponse. Je n'avais pas attendu ce silence pour écouter

Page 3: DERNIÈRE PARTIE

L E O N O R E T L E P R I N C E 203

en moi le déclic, hélas ! familier, qui annonce les très grands cha­grins. Plus haut j'avais espéré, plus bas, je retombais. Appauvrie revenait la solitude, car les rêves insensés qui durant quelques jours l'avaient peuplée s'étaient brusquement détachés de moi. I l n'y avait plus, assis sur le banc, que deux étrangers. L 'un était ange, l'autre démon tentateur... moi.

Des mots prononcés la veille par Béatriz, mon amie médecin, me revenaient à la mémoire, nettement : « — Ton Luis, avait-elle dit, je ne l'ai vu qu'une fois, mais j'ai compris : i l appartient à la race des idolâtres. I l te veut inaccessible. Si jamais tu lui cèdes, que ce soit à la manière d'une sainte qu'emporterait une lame de fond. Ne manque pas après, de l'accuser de t'avoir fait perdre ta part de ciel, de lui dire en pleurant : « Fallait-il que je t'aime pour en arriver là ! » Car ces hommes n'imaginent pas une seconde qu'une femme puisse être heureuse et fière de se donner.

Des images, aussi, bougeaient devant mes yeux. Luis assis devant moi sur la terrasse et rabattant sur mes genoux ma jupe trop courte. Luis évaluant l'échancrure de ma blouse avec tant de sévérité que, gênée, je demandai un foulard pour vite le nouer sur ma gorge.

Les chats continuaient de miauler aigu, mais non plus à côté de la grotte : autour des fumerolles qui élevaient leurs diaphanes, infernales vapeurs vers le ciel plein d'étoiles. Avec calme je citai à voix haute des vers d'un poète français :

Je regrette chacun des baisers que je donne Comme un noyer gaulé dit au vent ses douleurs

Et j'éclatai en sanglots.

Nous étions revenus dans la bibliothèque. Voulant me per­suader que j'avais pris froid, Luis drapait un plaid autour de mes jambes et me proposait du café. Entre ces murs où, d'une seconde à l'autre, une servante soudain réveillée pouvait entrer, Luis avait retrouvé son aisance. Pour dire vrai, i l semblait soulagé, comme quelqu'un venant d'échapper à un péril.

— Vous êtes mieux ? Vous vous sentez bien ? s'inquiétait-il. Il caressait ma joue et m'enveloppait de son regard magnétique. — Je voudrais tant vous être utile ! « Etre utile, mon enfant », me disait avec une même ardeur

froide Sœur Angela dans l'ombre du couvent où Alfonso m'avait

Page 4: DERNIÈRE PARTIE

204 L E O N O R E T L E P R I N C E

fait élever avant de m'épouser. Odeur d'encaustique, gammes égrenées, photographies d'évêques, ailes des cornettes...

— J'aimerais, continuait Luis, que vous exigiez un jour de moi quelque chose de très difficile.

— Oh ! non, vous n'aimeriez pas cela, vous seriez même hor­rifié si je vous prenais au mot.

Il répondit à mon sourire avec tant de charme que se réveilla en moi l'épuisante, la vaine exaltation. Et il était si beau que, contre toute sagesse, je repris confiance.

— Laissez-moi vous protéger, demanda-t-il. — Oh ! s'il vous plaît, protégez-moi. D'habitude, je m'occupe

des autres, je règle les notes de gaz, je vais voir le contrôleur des impôts et les inspecteurs des douanes, alors les gens me croient très forte, très organisée. Le Capitaine dit même : « Toi qui es une amazone... ». Et c'est faux, je suis faible, tout me blesse, des riens, un mot, un regard. Souvent je sens mon cœur entouré de glace, je voudrais réchauffer ce cœur et je crie tout bas : « Papa ! » sans savoir à quel père je demande assistance... Dites, pourriez-vous être ce père-là ?

Peut-être Luis répondrait-il oui ? Peut-être retarderait-il son départ ? Hélas, à nouveau inaccessible, il se détourna pour aller vers la fenêtre, face à la nuit :

— Aimez-moi, dit-il lentement, aimez-moi pour tout ce que je ne vous donnerai pas...

C'est toujours pareil.: les gens prennent des mines apitoyées et font semblant de vous tendre la main, mais si vous ajoutez foi à leurs paroles, ils sont pris de panique. Avant même que vous ayiez fini d'espérer en eux, ils se sont retranchés derrière leur égoïsme et la peur qu'ils ont, terrible, des responsabilités.

Une fois encore, la vague m'avait rejetée sur le rivage solitaire. La tête appuyée au dossier d'une bergère, je ne ressentais plus qu'une très grande fatigue. « Avare, pensais-je, il n'est qu'un avare : de sa vie, de son corps, de son cœur. Voici pourquoi il m'a reproché d'être trop gentille. »

Luis continuait de regarder le parc ou les étoiles... C'est alors qu'un bien étrange événement se produisit.

Il n'arrive jamais, n'est-ce pas, qu'on « voie » une âme ? Les âmes restent bien cachées dans les tabernacles des torses, dans les nuages, dans l'air que nous respirons. Moi, j'ai vu l'âme de Luis. J'en suis sûre. Un halo lumineux entoura soudain cette

Page 5: DERNIÈRE PARTIE

L E O N O R E T L E P R I N C E 205

nuque, gagna le front et devint auréole. Trois secondes, quatre peut-être... Puis les rayons s'éteignirent comme les lampes soufflées.

— Comme elles craquent, les boiseries ! Comme ils gémissent les chats !

Je ne pus rien murmurer d'autre. A cause du silence surnaturel qui venait de nous isoler, les bruits familiers de la nuit apparais­saient, presque insupportables.

Luis se retourna enfin. On eût dit d'un voyageur revenant après des années passées en wagon, en avion, en pirogue. Il avait cent ans. Il n'avait plus d'âge.

— Bonsoir Léonor, fit-il simplement. A demain. — A demain, répétai-je bouleversée, ajoutant machinalement

la formule de chez nous : « Si le Senhor veut bien ». Disant que son départ était pour midi à l'aérodrome mais

qu'il ne voulait déranger personne, il s'éloignait déjà. Je me sentais incapable de l'accompagner, en bonne hôtesse, jusqu'au bas de l'escalier menant aux chambres. Je le suivis des yeux tandis qu'il gravissait les marches. Comme chaque soir depuis son arrivée, il m'avait quittée sans un mot ni un geste d'affection, me laissant une sensation de froid, d'impossibilité. Mais, cette nuit-là tout tout m'apparaissait différent. « Louis a été choisi par les forces invisibles, me disais-je. Quelqu'un de très important, de très impérieux revit en lui et le rend prisonnier. Il a l'air d'un homme, mais il n'est qu'un support. Soumis à des exigences d'ailleurs, il ne saurait parler ou agir comme nous tous. Pardonnez-moi, Luis, d'avoir tant tardé à comprendre ! C'est l'Autre que j'ai aimé quand vous êtes passé sur le chemin de la procession : je l'ai aussitôt reconnu, et il m'a reconnue. Nous laisserez-vous un jour, Luis, à travers votre enveloppe d'emprunt, vous rejoindre ?

II

— Vous croyez, Luis, qu'on se reverra ? C'était quelques heures plus tard, devant les guichets et les

douaniers de l'aérovaches. Luis étendit le bras en un geste rapide comme pour dire : « Je le jure », ou bien « J'en mets ma main au feu ».

— Mais quand ? Et je ne pouvais m'opipêcher d'étreindre ses poignets. Qu'espé-

Page 6: DERNIÈRE PARTIE

206 LEONOR E T L E P R I N C E

rais-je encore ? Retient-on un être qui mange par plaisir des gaufrettes en flammes et se pare à l'improviste d'une auréole de saint ? La cigarière qui s'en allait, elle aussi, et qui trompait l'attente en jacassant avec des amies, appuyait sur moi un regard moqueur. Elle partageait certainement l'avis de Béatriz : « On n'agit pas de la sorte, voyons, avec les idolâtres ! »

— Donnez-moi une date, insistai-je. — Impossible. — Ah, dis-je, c'est bien vous ! Car s'il existe un tas de gens

pour promettre : « Tout de suite... Entendu », avec vous c'est toujours des : « Peut-être », des : « On verra ».

Il eut alors ce sourire mystérieux qui me fascinait : — Je vous appelerai, Léonor, quand le temps sera venu. — Dans quinze jours ? Dans deux ans ? — Peut-on savoir ? — Mais nous serons vieux ! Il se pencha vers moi et soudain il m'apparut très jeune. Jeune

comme un jeune homme. Comme l'Autre qui l'habitait : — Nous avons la vie devant nous, Léonor. Il me quitta sur ces paroles plus riches que toutes les promesses.

Mais la joie qui m'avait envahie se brisa sitôt l'avion envolé : je me rappelai brusquement que Luis, il l'avait avoué la nuit pré­cédente, n'était pas « doué pour la vie ».

III

« Luis,

Après votre départ, c'était beau. Vous étiez Thorizon où s'arrê­tait mon regard, le rêve sur lequel mes yeux se fermaient. Nos sou­venirs, je les appelais un à un, je les touchais avec des précautions extrêmes, les caressant comme Von fait de ces cailloux magiques qui apaisent la douleur... Mais six semaines ont passé. Depuis la « lettre de château » trop courtoise que vous nous avez adressée, je n'ai plus reçu de vos nouvelles. La nuit, j'ai commencé à faire des cauchemars : des boîtes se refermaient sur moi. Emmurée, je hurlais. Et puis je suis devenue jalouse. De tout. Des gens qui vous approchent, de vos oiseaux en cage et en liberté, de vos graphiques, de vos secrets. Serions-nous déjà en hiver, neigerait-il là où vous êtes£je serais jalouse de votre

Page 7: DERNIÈRE PARTIE

LEONOR ET L E PRINCE 207

neige. Manuel, un de nos amis, m'a apporté hier des photographies de la région où vous vivez sans moi; j'ai refusé de regarder ces images, car je ne veux rien savoir des lieux qui vous retiennent. Vos ciels, vos arbres, vos laboratoires, votre présence rayonnant pour d'autres et pas p0ur moi... Ne vous étonnez pas que je haïsse ce pays-là. »

Laissant tomber le crayon à bille à côté de ma lettre inachevée, je cours soulever, pour la dixième fois peut-être, le rideau de la vitre. Je ne comprends pas pourquoi le courrier de l'étranger, arrivé à midi, n'est pas encore distribué. Parmi toutes ces missives, l'une m'est destinée aujourd'hui, je le pressens, j'en suis sûre. J'imagine déjà le timbre, le cachet de la poste — Rosedène, c'est le nom du petit village lointain où Luis travaille —. Mais le facteur ne se décidant pas à apparaître, je continue, d'une main qui tremble, ma lettre à moi :

« Je vous en supplie, Luis, dites-moi de venir ! Vous me rendrez calme, pondérée, compréhensive, oui, je veux bien, mais vous permettez que je vous apprenne à souffrir : c'est tout ce qui manque à vos yeux, à votre séduction, à votre intelligence. Pardonnez mon impudeur et mon insistance, mais je ne peux me résoudre à rester en route, à ce que cette exaltation qui m'illumine, que cette chaîne qui me brûle, disparaissent au fond d'un... »

Je me suis levée d'un bond. Cette fois, je l'aperçois, le facteur. Il bavarde nonchalamment au milieu de la rue avec Irma la tein­turière... Me voici sur le seuil de la maison, à m'impatienter, à injurier à voix basse ce personnage falot dont je raillais naguère les oreilles décollées et la démarche raide. Les gens se transforment, le jour où l'on dépend d'eux. Je le sais trop : le notaire si affable devient sévère parmi les dossiers de son étude : « Comment avez-vous fait pour égarer ce papier, madame ? » Le chirurgien souriant qu'on invite à des pique-niques est un étranger quand il choisit un instrument de métal : « Une petite intervention de rien du tout ». Le prêtre qui aime tant le madère terrifie soudain au confessionnal. Et le facteur passe au rang des ennemis s'il déclare, comme à présent :

— Rien pour vous, madame. — Vous en êtes certain ? J'ai envie de lui arracher sa sacoche, tant je suis persuadée de

la présence, là, au fond, d'une enveloppe oubliée et pour moi décisive... Il grimace et, portant la main à sa casquette en un salut qu'il croit militaire :

Page 8: DERNIÈRE PARTIE

208 L E O N O R E T L E P R I N C E

— Je voulais vous faire une surprise : bien sûr qu'il y a une lettre. Quelle comédie. Et quelle lenteur, Senhor! — Donnez. Donnez, voyons. Hélas ! j'ai déjà reconnu l'écriture ronde, moelleuse — « l'écri­

ture en fourrure », comme je dis toujours — de Jacinta. Si aiguë est ma déception qu'aussitôt je m'accable de reproches. Mon colibri fidèle, mon coquelicot, mon lynx d'or... A Mère qui, prête à sortir, franchit le hall, je crie avec tendresse :

— Des nouvelles d'Amérique. — Lis vite, Us tout haut. — Laisse-moi parcourir d'abord... Elle est contente. Elle a

été invitée à une party. Le cousin Nuno lui a offert un parapluie. Elle se plaint de n'avoir pas assez de détails sur nous tous, sur la maison : elle est comme toi tu sais bien, elle adore les détails. Pour qu'elle soit satisfaite, je pense, i l faudrait lui adresser la liste com­plète de nos menus, lui dire que Trinidad s'est acheté une broche à la foire, que le plus gros de nos manguiers dépérit, enfin ce genre de choses... Tiens, i l y a un post-scriptum : « J'ai lu par hasard dans le New York Herald un article à propos de votre savant. I l a dû faire sensation dans l'île. Est-il vieux et ennuyeux ? Raconte... Ne l'as-tu pas terrorisé, maman ? »

Sous le regard pénétrant de Mère, j'ai rougi. Repliant la lettre de Jacinta, je murmure :

— Naturellement, i l a été terrorisé... Luis a attendu en vain de moi subtilités et demi-teintes. Parce que je n'ai su ni mentir, ni attendre, être habile enfin, je l'ai perdu. On a toujours tort de se montrer sous son vrai jour à l'homme que l'on aime... Enfin plus de leurres, désormais. Je sais que je ne reverrai pas Luis. Je me résigne.

A nouveau je souris. Quand on a mal, ça aide, de sourire : — A tout à l'fîèure, Mère. Et rassure-toi, je vais réapprendre

l'insouciance, la gaieté. Mes amies vont tout de suite m'y aider : Miss Ivy donne une réception cet après-midi.

— Que pensez-vous de mon œuvre, Léonor ? demande Miss Ivy en désignant un couple de poupées posé sur un des coussins de son divan ?

— Le mari et la femme, explique-t-elle d'une voix énergique. U n peu de toile à matelas, simplement, et de vieux bas pour le rembourrage.

Page 9: DERNIÈRE PARTIE

LEONOR ET L E PRINCE 209

Sans mot dire, je considère les flasques' figurines. Elles pour­raient évoquer des pratiques d'envoûtement : elles ne représentent que l'aveu, à la fois naïf et tragique, d'une solitude. Irlandaise de cinquante ans, portant talons plats et vestes sans recherche, Miss Ivy épouserait un vacher, nul n'en doute, pour le plaisir de s'entendre appeler : madame. Me souvenant d'une de ses requêtes, du temps d'Alfonso et à propos d'un bal que nous préparions — « Auriez-vous la bonté d'inviter pour moi, Léonor, un homme qui ne soit pas trop hypothéqué ?» — je lance :

— Mais enfin, Miss Ivy, pourquoi n'êtes-vous pas mariée ? Et je mords mes lèvres ; encore une de ces questions brutales,

si peu prisées par Luis ! Miss Ivy ne s'en formalise pas : — A cause de mon père, répond-elle. Un soupirant se présen­

tait-il, du temps ou j'étais jolie ? Nous déménagions. Ainsi, sous le prétexte d'aller toujours plus loin à la recherche d'un climat ensoleillé, avons-nous vécu à Marseille, puis à Alger, puis au Caire ; ici ou là, mon père n'hésitait pas, pour mieux préserver ma vertu, de faire élever de hauts murs autour du jardin et même d'acheter les maisons voisines. C'était à la fois terrifiant et envoûtant... Un an après que nous eûmes, je ne sais comment, échoué dans votre île, mon père mourut, mais, habituée à la servitude, je ne ressentis que timidité face à cette liberté soudaine. Et puis ma jeunesse était passée. N'empêche que chaque lundi, en regardant mes che­mises à laver je pense au vieux dicton de mon pays : « Triste est la lessive dans laquelle ne trempe pas une chemise d'homme ».

— Pourquoi ces regrets ? reproche Béatriz en retroussant de ses dix doigts en éventail les mèches de ses cheveux courts.

Béatriz est médecin. A elle, au moins, on dit : docteur, et non : mademoiselle. Elle singe les manières des féministes, revendique, s'indigne, glorifie Cambacérés et les premières suffragettes anglaises, lance l'anathème sur Napoléon, et cela depuis des années. Mais sa voix sèche, ses traits tendus, son agressivité, la façon même dont elle conduit sa voiture démasquent le désarroi qui l'habite.

— Vous avez donc gardé votre foi ? demande-t-elle, irritée, à Miss Ivy. Pour moi, à vingt ans, tout était terminé : l'homme avait cessé d'être ce que j'avais cru, ce que j'avais voulu, le demi-dieu, le faiseur de miracles... Après cette déception cruelle, je n'ai pu m'attacher qu'à des garçons faibles qui se laissaient dominer, que je pouvais transformer. Aujourd'hui encore, malgré moi, je

Page 10: DERNIÈRE PARTIE

210 LEONOR ET LE PRINCE

continue de prendre en aversion l'homme riche ou influent, célèbre ou en trop bonne santé, l'homme, enfin, qui n'a pas besoin de mon aide.

Elle jette ses souliers sous le divan aux poupées. Toute occasion lui est bonne pour se débarrasser de ses chaussures :

— Assez parlé de moi. Bonne nouvelle de ta fille, Léonor ? — Excellentes. Les Américains cependant la déconcertent un

peu : leur sens de l'organisation et du rendement, leur naturel, leur bonne foi...

— Une bonne foi assez désespérante. Le bonheur même que savent se créer les Américains est assez désespérant : le bonheur des inconscients, d'êtres très jeunes, sûrs d'eux et de leur étoile. Aucun doute ne les effleure, les soucis ne sauraient les atteindre. Peu d'Américains songent que des contingences étrangères à leur volonté et à leur civilisation pourraient un jour briser le rythme de leur existence tranquille ; s'ils pensent que grand, peuple démo­cratique épris de liberté, ils ont le devoir d'aider au maintien de la liberté et de la démocratie dans le monde, ils ne se rendent pas très bien compte de l'importance de leur rôle ni de la façon dont ils doivent le jouer. Je trouve que...

Béatriz, une fois de plus, s'est évadée dans les questions sociales, et les questions sociales, autant que la politique m'ennuient. Je n'y comprends rien. Ce n'est pas affaires de femmes. Mieux vaut s'égarer en des imaginations vaines plutôt que de discuter à la manière des hommes.

— J'espère que Jacinta s'est introduite à un club ? poursuit Béatriz avec sévérité.

— Je ne crois pas. — Il faut l'y inciter. Seules les associations féminines favori­

seront notre promotion, nous aideront à jouer un rôle dans la société.

C'est la disciple de Béatriz qui vient de s'adresser à moi : Fatima deux fois veuve après avoir été mariée à deux frères de Madrid. Revenue au pays, elle s'est instituée couturière. Elle nous habille toutes, fort mal et à des prix exorbitants, mais il est agréable de la voir évoluer avec des mines de grande dame ruinée parmi épingles, mètres souples et catalogues. Elle parle alors non plus de la « compréhension des grands problèmes ni de ses « certitudes intellectuelles » mais de jupes gaies et de silhouettes dynamiques ; elle sautille, appelle la femme de chambre, répond au téléphone,

Page 11: DERNIÈRE PARTIE

LEONOR ET L E PRINCE 211

quitte le fauteuil où elle s'était lovée pour aller toucher sans rai­son un œuf de verre ou un soldat en terre cuite...

En ce moment, la voici pérorant avec sa fougue coutumière : « — Avons-nous le droit d'être fatiguées ? Les hommes seraient trop heureux de dire : bien sûr, c'est une femme!... Or il s'agit d'apparaître plus fortes et de travailler plus rapidement qu'eux... »

Ana et Guida, deux sœurs de mon âge, restent isolées de ces conversations. Elles s'observent l'une l'autre, vibrantes de ran­cœurs secrètes et d'inavouables projets. Une telle passion dans la haine se saurait s'épanouir dans une capitale : à tant de muette violence sont nécessaires les rues et les jours vides d'une île.

Je les regarde, Miss Ivy, Béatriz, Fatima, Ana et Guida, ces femmes seules. De moi, elles savent tout, mon enfance, Alfonso et Luis même, bien que je ne leur aie soufflé mot de cet amour malheureux. Elles me connaissent trop. C'est émouvant, irritant

, surtout : je suis un peu leur prisonnière. Je voudrais tant connaître des gens tout neufs, à qui je saurais donner le change et qui me rendraient plus jeune ! Mais les inconnus fuient notre île et il serait téméraire de courir à leur recherche ailleurs. Un couple du continent est arrivé la semaine dernière, Allelujah me l'a dit : le verrai-je jamais ? Ici ceux qui sont mariés se reçoivent à bureaux fermés. Nous, les veuves ou les laissées pour compte, nous qui dirigeons tant bien que mal nos affaires et apparaissons vaguement inquiétantes, on nous tient à l'écart. Je les rencontre dans les magasins ou sur le sable noir d'une plage, les prospères épouses. Elles conversent entre elles, elles disent « Nous avons décidé de relever le pavillon du parc... Cristiano et moi, avons décidé d'aller au théâtre samedi... » Et à cause de ce « Nous » indécent, je deviens soudain envieuse. Elles ont de la chance, tout de même, ces femmes : un homme qui gagne de l'argent pour elles, qui remonte les pendules, ferme les volets, le soir. Hier, au retour du cinéma, un homme et une femme qui marchaient devant moi sur le trottoir se sont aarêtés devant une maison. Le mari a pris la clé dans sa poche, a ouvert la porte : ça m'a fait mal, parce qu'il y a trois ans que j'ouvre ma porte toute seule...

— Qu'est-ce que tu as, qu'est-ce qui ne va pas ? me demande soudain Béatriz en m'entraînant vers le couloir.

— Tout va, chère ! Je me disais à l'instant, pardonne-moi de ne pas partager ton avis, que l'homme est vraiment faiseur de miracles.

Page 12: DERNIÈRE PARTIE

212 LEONOR E T L E PRINCE

— Ah, tu penses encore à ce Luis... Si on dînait ce soir, toutes les deux, pour en parler une bonne fois ?

Senhor, elle veut me donner des conseils ! — Impossible, Béatriz, je dois rejoindre ma famille. Le capricieux ludion qui sans cesse monte et descend en

moi — « votre goût des extrêmes », me reprochait Luis — amorce une chute brutale :

— Je les retrouverai tous les trois sur la terrasse, dis-je, Affaissés, rendus à leur âge, à cause du crépuscule. Au cours de la journée, tu comprends, ils s'occupent, chacun à sa manière, mais dès le crépuscule... Ils n'attendent plus que l'heure de dormir, espérant de la nuit un miraculeux, impossible renouveau. Les chiens seront allongés auprès d'eux, épuisés aussi. Dis-moi, Béatriz, s'intéresse-t-on moins aux chiens qui vieillissent ? Moi, je les aime davantage. Toujours ce sentiment de responsabilité et d'im­puissance, cette hantise de me préparer des remords pour plus tard...

Béatriz presse mon épaule comme pour me protéger : — Toi, fait-elle, je ne sais ce qui t'arrive mais je sais que tu

es prête pour toutes les bêtises.

A chaque fois que je rentre chez moi, il m'apparaît extraordi­naire que Luis ne soit pas à mon côté, comme au premier soir. Quand je me penche pour embrasser Mère, je me retiens de dire à nouveau « Voici un voyageur ». Mais, dans ma maison, on veut oublier Luis. On ne prononce même plus son nom.

— Manuel est venu tout à l'heure, dit Mère. Une habitude qu'il a prise de venir nous rendre visite chaque soir.

Elle se balance dans sa « berceuse » dont l'osier grince. Trinidad a déjà allumé les deux lampes de la bibliothèque et leur éclat fait revivre les ors et les rouges éteints des reliures.

— Manuel a été fort déçu par ton absence. Où étais-tu ? — Chez Miss Ivy, je te l'avais dit. — Ah, oui ? Raconte... Visage attentif, elle s'est immobilisée dans sa « berceuse »,

attendant un récit détaillé. Il en est toujours de même après quelqu'une de mes brèves absences. Jacinta, elle aussi, m'écrit ce : « Raconte » qui m'est si doux. Quand Mère sera morte et Jacinta mariée, nul ne s'inquiétera plus de mes après-midis.

Page 13: DERNIÈRE PARTIE

L E O N O R E T L E P R I N C E 213

— Simple réunion de femmes seules. Tu connais toutes mes amies. Filipa est venue plus tard.

— Filipa ? — Mais tu sais bien, cette rousse très opulente avec une voix

menue, fruitée, une petite voix de croqueuse de pralines ? Tu ne vois pas ? Elle relève ses cheveux en chignon, elle porte à toute heure des gants blancs, elle a cinq enfants...

C'est ainsi qu'il faut expliquer les choses à Mère pour qu'elle soit contente. Je poursuis d'un ton léger :

— Bien que possédant un mari vigoureux et charmant, Filipa appartient déjà à notre clan : elle est presque veuve.

— Que veux-tu dire ? — Eh bien, cinq ou six voyantes ou tireuses de cartes lui ayant

prédit la mort prochaine de son époux, Filipa s'est déjà installée dans l'événement. Après avoir fait signer à la victime future une assurance-vie considérable, exigé des terrains, des fourrures, elle peut déclarer avec beaucoup de sérénité : « Quand Bernardo aura disparu... Après la mort de Bernardo, je... »

Le Capitaine qui lisait le journal se tourne alors vers moi et tonitrue :

— Tu parles de mort, Léonor ? Sais-tu que je viens de mettre en concurrence les trois maisons de Pompes Funèbres de la ville ? Oui, j'ai décidé de préparer et de payer mon enterrement à l'avance. Le premier de ces messieurs s'est déjà présenté et nous avons dis­cuté satin et capitons. Blanc ou noir, quelle couleur choisirais-tu, Léonor, pour l'intérieur d'un cercueil ?

— Blanc, Capitaine. J'ai répondu avec lassitude : mon oncle raconte toujours les

mêmes histoires. Je sais... il a fait graver sur notre tombeau de famille son nom accompagné de cette épitaphe : « J'étais bien, j'ai voulu être mieux, et maintenant je suis là »; il a rédigé sa notice nécrologique et annulé pour la onzième fois son testament. Depuis le départ de Luis, la description minutieuse de ses obsèques n'a-t-elle pas remplacé, à la table du dîner, le récit de ses naufrages ?

Ma tante m'interpelle à son tour. Serrant une bouillotte contre sa poitrine en dépit de la tiédeur, elle désigne une ébauche placée sur un chevalet :

— Mon travail d'aujourd'hui. Un bouquet de feuilles de chênes. C'est beau, n'est-ce pas ?

Page 14: DERNIÈRE PARTIE

214 L E O N O R E T L E P R I N C E

A quoi bon ajouter des félicitations ? Tante Ju ne les entendrait pas. Certains jours, elle s'enferme pompeusement dans « l'Art » comme le Capitaine dans son catafalque futur.

— Les feuilles de chêne, c'est moi qui les ai rapportées, précise Mère.

— Tu ne te lasseras donc jamais de ces promenades ? lui dis-je avec impatience. Tes .joues sont rouges. Le soleil, le vent, bien sûr. Attends, je vais te soigner.

Je m'élance, dans l'escalier avec la joie éphémère « d'être utile ». Mais je pense soudain que ces marches légères à mes pieds, sont lourdes à leurs pas, le soir : la main crispée sur la rampe, le souffle court... Les architectes devraient supprimer les escaliers de leurs plans, Tout le monde devient vieux, un jour.

— Voici une très bonne huile aux amandes douces, Mère : faite pour toi.

Agenouillée à présent devant ma nomade, je sens, tangible oh combien ! sous mes doigts, l'usure de ce visage. Les rides de ma mère, je les déteste — avec douleur. Et une tendresse où de la peur se mêle m'envahit : la surdité du Capitaine, il me semble que j'en suis moi-même frappée. C'est avec ma voix de plus tard que ma tante chantonne, en cet instant, une mélopée aux notes tremblantes. Leur âge, à tous les trois, c'est moi qui le porte. J'éprouve la timi­dité qui devrait être la leur : le pitoyable, pudique, secret recul de ceux qui osent à peine demander, honteux de n'offrir en échange que sourires fanés et fatigués.

Brusquement l'envie me prend de déchirer les photographies de ces trois êtres, prises autrefois et laissées éparses dans la mai­son. « — Voyez, dit-on, quelle fière allure il avait... Comme elle était mince... Comme elle était belle ! » Autant d'injures. Certes, en ces temps lointains leurs regards et leurs gestes étaient vifs. Pourquoi n'ont-ils plus le même âge que moi ? Pourquoi m'est-il imposé de leur mentir sans cesse ? Il faut les ménager, mainte­nant, tamiser chaque heure, donc vivre en porte-à-faux. Si Jacinta écrit qu'elle voudrait revenir chez nous, je dois assurer que Jacinta est enchantée par le pays qu'elle découvre. Le prix des ananas va baisser ? Plaisanterie. J'ai l'air soucieux ? Pas du tout! Je dois leur éviter toute émotion — subir celles qu'ils m'infligent en sou­riant gaiement et taire mes angoisses à moi.

— S i tu as le temps demain, Léonor, pourras-tu mettre à jour notre carnet d'adresses ?

Page 15: DERNIÈRE PARTIE

L E O N O R E T L E P R I N C E 215

M a tante vient de poser un calepin tout écorné sur le guéridon, à côté de la petite bouteille d'huile d'amandes. Machinalement je feuillette ces pages aux écritures diverses, aux encres délavées :

— Dans ce carnet, dis-je, les vivants et les morts ont fait longtemps bon ménage, mais je m'aperçois que les morts sont devenus foule et étouffent les vivants.

— Justement, i l faut y voir clair, coupe ma tante. — D'ailleurs, nous n'avons plus besoin de carnet d'adresses,

nous autres, murmure Mère. Nos vieux amis nous ont tous quittés. Et je me souviens. Us téléphonaient, les « vieux amis », pour

dire leurs lassitudes ou leurs infirmités, leurs accidents ou leurs maladies. Que de fois, de mes deux mains tendues en bouclier, ai-je repoussé les mauvaises nouvelles : « U n coccyx brisé ? Une pneumonie ? U n infarctus ? Il ne faut pas, je ne veux pas ! « Encore un, encore une, pensais-je alors, qui après des oreillers à redresser et des becquées sinistres, va déserter. E n effet, des volets se rabattaient bientôt sur une maison familière. Et je leur en voulais de toutes mes forces, à ceux qui mouraient. Apparaissaient les tentures semées de larmes d'argent, les cierges, et venait l'enter­rement : ma colère grandissait encore, car je ne sais rien de plus lugubre que des vieillards s'inclinant devant les cercueils d'autres vieillards.

— T u sais, insiste tante Ju, ne te donne pas trop de mal pour ce calepin. Barre simplement les noms qu'il faut.

On les croirait insensibles parfois, les vieux, mais ce n'est qu'une défense : se durcir, se barricader pour la sauvegarde de leurs jours fragiles. M o i , parce que je suis plus jeune, je n'oserai pas rayer ces noms encore tout chauds. Dans la marge du carnet, je tracerai seulement une petite croix...

— Madame ! Trinidad vient d'entrer, gracieuse avec ses yeux bridés, son

bonnet et son' tablier en dentelles : — Je voudrais parler à madame, me dit-elle, à propos de ma

cousine qui a besoin d'aide. M . Safire a également un conseil à demander à madame, peut-il venir après le dîner ?

— Non. Et comme tous me regardent, étonnés, je poursuis sans retenue : — Qui me vient en aide, à moi ? Je suis si forte, je dois tou­

jours décider et protéger, n'est-ce pas ? Alors que je me sentais, quelques minutes auparavant, calme.

Page 16: DERNIÈRE PARTIE

216 L E O N O R E T L E P R I N C E

douce, la révolte soudain m'a prise. J'ai envie de hurler : « Mais vous ne vous rendez pas compte que je suis presque vieille ? Déjà je dois porter des verres pour lire, j'ai passé ce que Béatriz appelle « le cap de lunettes », et je n'ai pas vécu : appelle-t-on vivre cette sérénité fabriquée, ces amitiés amères, cette routine, cette attente sans cesse déçue d'on ne sait quels changements ? Quant à l'amour... Alfonso m'avait choisie par caprice, Luis m'a échappé, Manuel a seulement besoin d'une présence — comme vous, comme nos chiens usés auxquels le vétérinaire fait des piqûres afin de les « prolonger »... »

Mais je me tais. Pudeur, crainte de blesser, lâcheté ? On n'avoue à personne ce que l'on pense vraiment. Une fois, il faudra bien que je crie tout, tout, tout. Tout ce qui m'asphyxie, tout ce qui m'étrangle. C'est pour moi-même cependant que je poursuis : « La vie va trop vite. Ne comptons plus par années, selon l'usage, mais par saisons. Alors, quel effroi : combien de fois ai-je vu fleurir les hortensias ? Mûrir les abricots ? Tomber les feuilles ? Brûler le premier feu de l'hiver ? Comme ils furent brefs, les hivers, et nombreux, les étés ! Bientôt j'aurai quarante ans : com­bien d'étés me sera-t-il permis de découvrir encore ? »

Le silence envahit la bibliothèque, la maison entière. Il en est ainsi chaque soir, mais aujourd'hui il pèse, oppresse, ce silence. Ma voix — la mienne ou celle de l'étrangère que je suis devenue ? — n'a éveillé chez eux nul écho. Je n'ose regarder les autres. Us ont dû comprendre que l'ordonnance jusqu'à présent immuable de notre vie était menacée. Ils savent même, j'en jurerais, que ma décision est prise : je vais les quitter.

IV

Je débarquai à cinq heures du matin dans un port inconnu. Un taxi me déposa au seuil d'une gare blême. Guichets fermés. Pas de porteurs.

Mon visage, je le sentais tout plissé par le froid. Le vent soufflait et, mal noué, mon foulard s'envola. Je restai figée au milieu de mes bagages : on s'encombre toujours d'objets inutiles en voyage, Allelujah le répétait et c'est bien vrai.

Un homme coiffé d'une casquette bleue s'approche, mi iro­nique, mi compatissant :

Page 17: DERNIÈRE PARTIE

L E O N O R E T L E P R I N C E 217

— A quelle heure, votre train ? demande-t-il. — Dans une éternité. S'emparant de la plus lourde de mes valises, il m'entraîne

alors sous des verrières, au long de quais sombres à odeur de tunnel :

— Attendez donc ici. Il y fait chaud, vous verrez. Salle d'attente ou asile de nuit ? Recroquevillés sur des ban­

quettes parmi des journaux en boules, des litres vides, des croû­tons et des mégots, des gens ronflent. Un lustre monumental à pendeloques de cristal éclaire, insolite, des bouches ouvertes et des chaussettes trouées. La misère... A Narcim, notre misère n'avait pas ce visage-là.

— Fermez la porte ! Redressée sur son lit de fortune, la vieille qui a crié détaille

maintenant avec envie mon manteau. Son regard s'appesantit soudain. Les diamants de ma bague... Furtivement j'enfile un gant, avant de repousser le vantail.

Mais déjà un voyageur est entré. Un matelot fatigué. Nuit de tempête ou de bordée ? Il n'a pas de béret. Il s'affale et s'endort, la tête entre les genoux.

— Fermez la porte. L'ordre, cette fois, a traversé, l'épaisseur dérisoire d'une cou­

verture de coton, et de l'être qui l'a lancé, je n'aperçois qu'une touffe de cheveux roux et des chevilles blafardes. Pour la seconde fois, j'obéis, marchant avec précaution dans la crainte que soudain ne se rassemblent sur moi toutes ces révoltes éparses. A l'instant où je vais tourner le loquet, je me trouve face à trois Parques. Belles, les paupières rouges, vêtues de noir, portant des mal­lettes qu'on devine bouclées à la hâte, elles restent debout à l'entrée de la pièce. Pas un mot échangé, mais parfois une de leurs mains vient étreindre une autre main. Leur a-t-on téléphoné cette nuit ? Qui vient de mourir ? Quelle province, quel village les attend ?

— Fermez la porte ! L'homme jeune et usé qui vient de hurler enserre, farouche,

les épaules d'une compagne assoupie. C'est à moi seule, me sem-ble-t-il, qu'il a parlé : « Fermez la porte, voulait dire, au journal neuf, aux balayeuses municipales, aux croissants du boulanger. Laissez-nous dormir encore et oublier. »

J'ai compris son langage et pour la troisième fois j'ai repoussé

Page 18: DERNIÈRE PARTIE

218 L E O N O R E T L E P R I N C E

la porte. Mais pour nous tous, la pause sera brève. Le troupeau des vagabonds quittera bientôt cette tiédeur pourrie pour des rues froides. Parce qu'il a perdu son béret, le matelot sera puni. Les trois Parques rouleront dans leur train de deuil. Et moi, il me faudra bien affronter dans une maison inconnue un Luis qui ne m'attend pas.

Le pays dont j'avais été jalouse, je le traversai, c'est du moins ce que je crus, tout entier. Je découvris dans les sifflements de vapeur et les cahots ces ciels haïssables et convoités.

En fait, je ne vis rien. La bûche en flammes arrachée du foyer à l'instant d'un départ par crainte d'un incendie continue, posée au dehors, sur le gravier, de se consumer. J'étais ainsi. Tumulte stérile, contradictions, invocations : Senhor, que mon absence soit légère à mes vieillards fragiles, que Jacinta ne sache rien de ma folie ou me comprenne. Que Luis m'accueille... Mais les Parques n'auraient-elles pas été envoyées par vous, Senhor ? Cette douleur que je ressens dans le dos, mon billet égaré au wagon-restaurant, le flacon brisé dans ma valise blanche, tout ce désordre enfin, seraient-ce des clignotants d'alarme placés sur ma route ?

Pdvières et prés, villes et villages traversés, maisons jalousées de ceux qui ne voyagent pas. Au ras des rails, des images, en un éclair, livrent la richesse des vies tranquilles. C'est le passage à niveau qui, avec sa barrière lentement abaissée, arrête un camion lourd de bidons de lait ; l'orée d'un bois déjà gagné par l'ombre, où un chasseur et un chien brun attendent la passée des bécasses ; la salle d'auberge qui doit sentir la pipe et la bière ; les volets qui avant de se refermer laissent vois les tresses blondes d'une petite fille à son piano.

Depuis ce matin, j'appartiens à un autre clan. En mer, durant les cinq jours de la traversée, c'était différent : j'étais encore chez moi, je portais mon nom avec fierté.

Unique passagère de ce cargo chargé d'ananas, j'avais entendu à chaque repas des hommes anonymes parler de navires jadis tor­pillés, du Japon et des Hébrides, de chimpanzés apprivoisés. « Nous filons seize nœuds, disaient-ils, on va pousser la machine et on arrivera plus tôt que prévu, vous êtes contente ?» Je me hasardais sur le pont supérieur : ciel et mer métalliques, pas un avion, pas un poisson. Et mon bateau, parce que nulle silhouette

Page 19: DERNIÈRE PARTIE

L E O N O R E T L E P R I N C E 219

ne s'y profilait, m'apparaissait comme un bateau fantôme. Bientôt cependant, j'appris à connaître cales et coursives et le navire s'apprivoisa avec son équipage. Le radio barbu, le premier, me dit : « Vous devez vous ennuyer, voici les livres de mes tiroirs, des policiers, des " Séries noires ", prenez tout. » Le cuisinier, c'est moi qui l'abordai devant ses fournaux : « Repos pour vous à midi, je ferai à votre place le poulet à la catalane. » Le commandant, lui, me prêta sa boîte à couture, fil blanc, fil noir, élastiques et boutons-pressions ; il prétendit, débonnaire, m'enseigner la tapisserie : « Ce coussin, me confiait-il, que je termine, avec des voiliers et des coquillages, je vais l'offrir à ma femme, mais ce qui me tourmente c'est que je vais manquer de laine bleue. » Quant au chef mécani­cien, qui savait si bien lire les lignes de la main, il affirma, ce qui ne manqua pas de m'inquiéter : « Pour vous, madame, tout est embrouillé, je ne peux, je vous assure, rien vous prédire »... Enfin il y eut Mario, un de ces matelots qui à longueur de jour ravivent la blancheur des bateaux, Mario, solitaire et sombre en dépit de sa jeunesse, et qui chantait. Sa rengaine je m'en souviendrai tou­jours. Il était question de montagnes hérissées, d'arbres gelés, de mains blessées, de pneus crevés, de mouchoir agités, et le refrain c'était :

Paradis, on te cherche Paradis si lointain, si muet Paradis, j'aime ta couleur bleuet Paradis, dis, tends-nous un peu la perche.

Alors que tout lui était permis encore, pourquoi le petit marin lançait-il vers le soleil ou les étoiles, cet appel, cette plainte qu'on eût dit nègres ?

J'étais, bien plus que Mario en quête de paradis... L'anti­chambre en avait été la gare de l'aube. Une autre gare froide me reçut au crépuscule. Grelottante sonnerie, lumières pauvres, quai vide. Descendre d'un train et ne trouver personne pour vous dire : « Quelle joie de te revoir ! As-tu fait bon voyage, donne-moi des valises », c'est très triste.

— Un autocar pour Rosedène ? Mais madame il y en a deux seulement, un le matin, un l'après midi. Vous ne pourrez donc partir que demain.

Le poinçonneur de tickets que je viens d'interroger repart

Page 20: DERNIÈRE PARTIE

220 L E O N O R E T L E P R I N C E

déjà vers sa cage vitrée. Les rails, les voyageurs, on s'en lasse à la fin, surtout l'hiver.

— Allez donc à l'hôtel en face, le Chêne Vert, ajoute-t-il cepen­dant avant de s'enfermer au chaud.

— Attendez ! Les taxis, ça n'existe pas ici ? — Un jour oui, un jour non. Voyons... Eh bien, vous avez

de la chance, pour une fois Françoise est là. Son geste désigne sur le terre-plein devant la petite gare, une

Pontiac jaune d'un très ancien modèle et où s'accorde une remorque à ridelles.

Je m'élance vers la conductrice : — Les Laboratoires de Rosedène, vous pourriez m'y emmener ? Engoncée dans une canadienne, un béret basque posé de tra­

vers sur ses cheveux trop courts, Françoise continue de fumer un cigarillo tout en me jaugeant :

— Les Laboratoires, dit-elle enfin d'une voix rocailleuse, c'est pas sur ma route. Ou alors, faudrait faire un détour, à cause des moutons.

— Faisons le détour. Et merci, merci beaucoup. Me voici lancée, puisque le destin le veut, dans une voie de

terre à sombres haies et à ornières. Difficile est le chemin, Luis, qui va vers vous... Dans la cour d'une ferme qui sent le fumier et le foin, nous faisons halte. Près d'une charrue souillée de boue sèche, six moutons entravés attendent en bêlant leur mort de demain.

— Pour le même boucher, naturellement, fait un paysan en poussant les bêtes vers la remorque.

Des enfants en tablier noir, coiffés de bonnets de laine, se poursuivent autour d'une mère en jetant des cris aigus d'hiron­delles. Douces lumières aux fenêtres. Un calendrier des Postes doit être cloué sur le mur près de la photographie d'une première communiante. On regardera la télévision, en dînant...

Pourquoi ai-je la sensation angoissante, tandis que nous roulons vers la demeure de Luis, que jamais je n'aurai de maison ? Tout le monde a une maison, même Françoise, ma conductrice. Sa demeure à elle, c'est une vieille Pontiac jaune ; elle doit dormir sur la banquette arrière, roulée dans cette couverture de soldat que je vois pliée près d'une bouteille thermos. Le salon de Françoise se compose d'un trèfle à quatre feuilles argenté, celui qui orne le tableau de bord avec une danseuse en miniature... Une jeune fille, peut-être, a offert ce trèfle ? Qu'est-ce qui a pu amener

Page 21: DERNIÈRE PARTIE

LEONOR ET L E PRINCE 221

Françoise à dédaigner — à imiter — les hommes ? En ces ins­tants, décisifs pour moi, voici je me reprends, incorrigible, a inventer des vies, à plaindre une inconnue pour des malheurs dont sans doute elle n'a jamais été frappée...

Elle ne m'adresse pas la parole, Françoise. Pourtant, elle devrait sentir mon désarroi et savoir que les paroles les plus banales apaisent parfois.

— M. . . . , fait-elle. Manquait plus que ça... La pluie. L'essuie-glace, avec lenteur, commence son va-et-vient sur le pare-brise. C'est à travers cette vitre où avec l'impitoyable rigueur des métro­nomes l'eau s'effaçait, réapparaissait, que soudain a surgi pour moi le Mot...

Mot si souvent prononcé, tracé sur des enveloppes, mot dou­loureux, merveilleux, impossible : Rosedène. A le voir écrit sur une pancarte routière fugacement éclairée par la lueur des phares, mes larmes ont jailli. J'essaie de découvrir et d'aimer ce bourg. Où se trouve l'église ? La mairie ? L'école ?

Je n'aperçois, dans l'obscurité, que l'éclat de marbre d'un monument aux morts.

— On ne s'arrête pas ? dis-je avec timidité. — Vous avez dit : les Laboratoires. Ils se trouvent ailleurs,

en pleine nature, loin des indiscrets, loin de tout. Nuance de mépris dans le ton. Enfin Françoise stoppe : . — Voilà, vous y êtes. Et, désignant un portail qu'enserrent de hauts murs : — Sonnez toujours, mais ça m'étonnerait qu'on ouvre. On

n'aime pas beaucoup les visites ici. Elle a posé avec une aisance de docker mes bagages sur le sol.

Hanches larges et pataugas. Vingt francs pour la course et le pour­boire en supplément, c'est cher. La machine fait demi-tour avec son chargement de moutons et disparaît rapidement. Qu'avais-je espéré ? Que Françoise attendrait avec moi sous la pluie, qu'elle m'aiderait ?

De cette virile inconnue, je n'ai su me faire une alliée.

Mes doigts errent maintenant dans du lierre froid, à la recherche d'une sonnette. Très loin, un chien aboie, une ifête à l'attache, quelque part, et qui clame, rauque, sa tristesse. Il doit bien exister une cloche : les portails ont toujours une cloche chez nous. De guerre lasse, j'appelle ;

Page 22: DERNIÈRE PARTIE

222 LÉONOR ET LE PRINCE

— Luis ! Alfonso m'avait appris, naguère, qu'on ne doit sous aucun

prétexte crier le nom des gens au bas de leur maison. Il eût été scandalisé de me voir courir comme je le fais, à droite, à gauche, espérant une brèche, supputant la hauteur de la muraille en vue d'une escalade... Les manières honnêtes qu'Alfonso croyaitm'avoir inculquées, les voici une fois encore balayées : après tant d'années, je suis redevenue la fille sauvage de Narcim, celle qui voulait forcer les événements et les êtres et qui, tête dressée, allait fièrement à contre-courant. C'est ce soir que j'atteindrai le bout de ma route, ce soir que je m'imposerai à Luis !

Une voiture apparaît, ralentit soudain et s'arrête, phares en veilleuse. A l'intérieur, quatre formes immobiles, en attente. Prise de panique, je me jette violemment contre une petite porte dissimulée sous le lierre et qui, à mon étonnement, cède : elle n'était pas fermée.

Un trousseau de clés tombe sur la terre mouillée.

Une seule fenêtre est éclairée au rez-de-chaussée. A travers la vitre, j'aperçois un garçon aux cheveux d'un blond de paille, penché sur un interlocuteur invisible :

— Montecao, affirme-t-il avec conviction. Formule absurde, magique peut-être, qu'il répète, répète...

Dans la campagne, continue de se lamenter le chien à l'attache. Je toque à un carreau à l'aide de ma bague. Le jeune homme tressaille, se lève. Un instant plus tard, une porte s'ouvre, vers laquelle je m'élance.

— Une femme !... s'exclame le garçon avec l'accent d'un pays que je ne connais pas.

Cherchant ses mots, il questionne, soupçonneux : — Femme, comment es-tu entrée ? — Très facilement. La petite grille n'était pas fermée. — Oui, le Patron toujours oublieux. Il doit vouloir dire : distrait. Du moins, je le souhaite. Mais

a-t-on le droit d'appeler Patron mon prince ? — Allez chercher Luis, dites que c'est Léonor, Léonor des

îles. Il secoue ses cheveux pâles : — Parti ce soir. — Senhor! quand revient-il ? Répondez donc,

Page 23: DERNIÈRE PARTIE

LEONOR ET LE PRINCE 223

Le jeune homme a un geste vague que je traduis par « Avec lui, sait-on jamais ? et déjà i l repousse la porte.

— U n instantj je vous prie. Il porte un pull tricoté noir à col roulé et un pantalon de velours

à côtes. Il est grand, i l est beau : vingt ans, peut-être ? A peine plus âgé que Jacinta, sûrement moins subtil. Je le bouscule brusquement, j'entre en conquérante dans un vestibule où se dressent sur des socles des hérons empaillés.

— Montecao. Après avoir haussé les épaules, le gardien de la maison est

retourné s'asseoir près de la fenêtre ; c'est à une corneille, perchée sur un tabouret qu'est destinée l'antienne, et je ne peux m'en étonner, sachant qu'à Rosedène on essaie de faire, parler les oiseaux. Si la corneille arrivait à prononcer ce « Montecao » la science s'enorgueillirait sans doute ; mais la corneille préfère, nar­quoise, roucouler à la manière des tourterelles et imiter le chant du coq...

Obstinément engagés dans leur bruyant dialogue de sourds, maître et élève m'ont oubliée ; que leur importe cette étrangère au manteau mouillé, qui attend, debout, on ne sait quel miracle ? Mon regard s'attache à la bibliothèque qui couvre l'un des murs de la grande salle de séjour. Etudes pour la rétention des poudres répulsives par le grain de maïs... Protection phonique des récoltes d'olives contre les étourneaux... Acoustique des réactions toxiques au signal de détresse. Récents ou anciens, titrés en français, en alle­mand, en russe, les livres voisinent en désordre sur les rayons avec des canards en porcelaine de Chine, des algues stérilisées, des dauphins dessinés, avec des pancartes minuscules portant le nom de Luis et qui ont dû marquer sa place sur les tables des congrès.

Les maisons sont souvent plus éloquentes que leurs proprié­taires et, par un détail, dévoilent ce que nous ignorions. Mais chez Luis, i l n'y aura pas de surprise. Les tentures gris-fer aux embrasses brunes, le plafonnier à la lumière dure ressemblent à l'homme que je poursuis : quand on est habité par l'esprit de pau­vreté, se soucie-t-on du mariage des couleurs et de la tendresse des lampes ? N i pendule ni électrophone, naturellement, pour celui qui hait « le temps des montres » et le « bruit harmonieux » des musiques. Nulle trace du cendrier d'argent offert par moi au voyageur le matin de son départ : c'est bien dans les manières de Luis de l'avoir perdu ou jeté... Les sièges, eux, me sur-

Page 24: DERNIÈRE PARTIE

224 LEONOR ET LE PRINCE

prennent, chaises laissant pendre leurs entrailles de crin, fauteuils aux velours mités, aux dossiers cassés, ces meubles très anciens crient à l'aide.

C'est pour répondre à un appel qui maintenant tremble, diffus, à travers toute la maison, que je m'élance sans permission dans des corridors, tournant à l'aveuglette des commutateurs. Et je les trouve, en effet, les commodes, les guéridons, les chiffonniers, rassemblés sans amour, courroucés de tant d'abandon, ils qué­mandent la main respectueuse qui avec cire, colle, bourre, paille et soies nouvelles, menus clous, galons et capitons, refermerait les vieilles blessures...

Je suis une cambrioleuse de secrets. Quelle honte, de se pro­mener dans une maison qui ne vous attend pas et dont le maître est absent. C'est comme de se trouver seule auprès d'un mort : on pourrait, si on l'osait, ouvrir tous les tiroirs, et il n'y aurait personne pour arrêter votre geste, pour crier "non ! " J'ai pénétré cependant dans une autre pièce, poussé un autre bouton électri­que... La chambre de Luis. Il ne peut en être autrement : ici, on ne sait quoi de froid, de triste et d'exaltant porte tout particuliè­rement sa marque. Un étroit Ut monacal, une cheminée au feu éteint, un étabU où des objets en cuivre rouge reposent parmi des marteaux... Soudain je la découvre, la reUque confusément cherchée, la robe dans son sarcophage de verre.

Ses soies, ses taffetas d'un gris éteint se cassent dans leurs plis et tomberaient sans doute en poussière si on les touchait. Le gilet s'ajuste sur un mannequin sans tête ; la jupe à trois pans s'orne de rubans et de petits bouquets. Un chapeau est placé au bas de la haute vitrine, un chapeau aux côtés relevés, à grand nœud bleu et blanc et surmonté d'un panache de plumes.

— Une robe de reine... Tonio l'Aveugle avait donc raison ! J'ai parlé à voix haute et mes paroles résonnent dans le silence,

redonnant vie à la glace piquetée sur le mur, aux cuivres rouges, aux taffetas et, aux falbalas. Effrayée tout à coup, je me- laisse tomber sur le Ut étroit du Capeto et je m'endors avec des images de prisons, d'évasions, serrant dans mes bras, comme je le fais toujours, l'oreiUer de ma soUtude.

CHRISTINE GARÎNIER.